"Etre orphelin au XVIIIe siècle : vie familiale et pérégrinations d’après quelques récits de...

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1 Etre orphelin au XVIIIe siècle : vie familiale et pérégrinations à partir de quelques récits de vie. Isabelle Robin UMR 8596/université Paris-Sorbonne La présence d’un récit d’enfance est un élément constitutif important de l’autobiographie selon Philippe Lejeune 1 . L’enfance, longtemps invisible ou à peine évoquée chez de nombreux mémorialistes anciens, s’impose de plus en plus dans les mémoires à la fin du XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle 2 ; de la simple mention d’une naissance et d’une place dans la lignée agrémentée, au mieux, d’un développement à propos de la famille et de remarques sur l’éducation, on passe à un récit plus circonstancié annonciateur d’un destin et surtout fondateur de la personne, comme l’a inauguré Jean Jacques Rousseau dans ses Confessions 3 . Ces détails sur l’enfance constituent désormais un début de récit de vie habituel. Ils ont leur rôle dans la naissance d’une personnalité et expliquent en partie les voies suivies à l’âge adulte. S’il grandit et grossit ce récit n’atteint toutefois pas souvent l’introspection et ne restitue pas le point de vue de l’enfant. On parle de l’enfance, de l’enfant, mais sans lui laisser vraiment la parole. Loin des sources statistiques, les écrits privés nous font rencontrer des orphelins. Ce sont des témoignages isolés, si peu nombreux que leurs particularités sautent aux yeux bien souvent. Chaque témoignage vaut d’abord pour lui-même, chacun rapporte un fragment de vie composé avec ses valeurs, sa propre 1 Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, 1971, p. 38. 2 Emmanuèle Lesne, La poétique des Mémoires (1650-1685), Paris, Honoré Champion, 1996, p. 395 et suivantes, consacre quelques pages éclairantes au récit d’enfance, et insiste sur les lieux communs et les récits interchangeables qui sont produits dans les Mémoires de la seconde moitié du XVIIe siècle. 3 Jean-François Perrin, « Le récit d’enfance du 17 e siècle à Rousseau », XVIIIe siècle, n°30, 1998, p. 211-220.

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Etre orphelin au XVIIIe siècle :

vie familiale et pérégrinations à partir de quelques récits de vie.

Isabelle Robin

UMR 8596/université Paris-Sorbonne

La présence d’un récit d’enfance est un élément constitutif important de

l’autobiographie selon Philippe Lejeune1. L’enfance, longtemps invisible ou à peine

évoquée chez de nombreux mémorialistes anciens, s’impose de plus en plus dans

les mémoires à la fin du XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle2 ; de la simple

mention d’une naissance et d’une place dans la lignée agrémentée, au mieux, d’un

développement à propos de la famille et de remarques sur l’éducation, on passe à

un récit plus circonstancié annonciateur d’un destin et surtout fondateur de la

personne, comme l’a inauguré Jean Jacques Rousseau dans ses Confessions3. Ces

détails sur l’enfance constituent désormais un début de récit de vie habituel. Ils ont

leur rôle dans la naissance d’une personnalité et expliquent en partie les voies

suivies à l’âge adulte. S’il grandit et grossit ce récit n’atteint toutefois pas souvent

l’introspection et ne restitue pas le point de vue de l’enfant. On parle de l’enfance,

de l’enfant, mais sans lui laisser vraiment la parole.

Loin des sources statistiques, les écrits privés nous font rencontrer des

orphelins. Ce sont des témoignages isolés, si peu nombreux que leurs particularités

sautent aux yeux bien souvent. Chaque témoignage vaut d’abord pour lui-même,

chacun rapporte un fragment de vie composé avec ses valeurs, sa propre

1 Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, 1971, p. 38.

2 Emmanuèle Lesne, La poétique des Mémoires (1650-1685), Paris, Honoré Champion, 1996, p. 395 et

suivantes, consacre quelques pages éclairantes au récit d’enfance, et insiste sur les lieux communs et les récits

interchangeables qui sont produits dans les Mémoires de la seconde moitié du XVIIe siècle. 3 Jean-François Perrin, « Le récit d’enfance du 17

e siècle à Rousseau », XVIIIe siècle, n°30, 1998, p. 211-220.

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reconstitution, son fantasme. On ne peut les comparer sans scrupules, ni même

généraliser, malgré la tentation qui est grande, mais, juxtaposés, ils dessinent les

contours de ce que peuvent vivre, ou attendre les hommes de ce temps4. Pour cela,

et parce qu’ils nous font accéder à l’intérieur des familles, ils sont irremplaçables.

Pour rapprocher autant que faire se peut leurs expériences, on a choisi des auteurs

hors de la noblesse. Les adultes, auteurs de ces récits cités ci-dessous, sont nés dans

des familles paysannes, ouvrières, ou bourgeoises pour quelques uns, et sont

devenus orphelins de père ou de mère durant leur enfance. La tradition de l’écriture

privée est plutôt aristocratique, encore au XVIIIe siècle. Cependant, certains

individus, aux parcours un peu exceptionnels, qui les éloignent géographiquement

et socialement de leur milieu d’origine à l’âge adulte, s’y risquent. Leur appréciation

sur l'importance de l'épisode varie considérablement. On ne peut manquer de noter

l’absence d’attention d’un certain Bocquillon. Tout occupé à justifier ses opinions

politiques, cet ingénieur des Ponts et Chaussées, ne juge pas opportun de raconter

quoi que ce soit sur le moment où il est devenu orphelin et sur les conséquences

engendrées par cet événement5. L’orientation professionnelle ou politique de

certains récits de vie élimine d’emblée tout ce qui se rapporte à la famille ou à la

formation du caractère. Pour autant, les orphelins ne connaissent pas dans leur vie

familiale le sort de tous. Comment rendent-ils compte de leur état ? Quelle

importance lui accordent-t-ils dans leur autobiographie ? Dans leur vie?

1. L’enfant et la mort

Les récits d’enfance rejoignent les enseignements de la démographie

historique en nous montrant des enfants devenus orphelins. Dans la confrontation

4 Le petit corpus rassemblé ici ne prétend pas arriver au point de saturation défini par les sociologues comme le

moment où le nombre des récits de vits est tel que le chercheur ne peut plus rien attendre que la répétition de ce

qu’il sait déjà en poursuivant sa quête. Daniel Bertaux, « L’approche biographique : sa validité méthodologique,

ses potentialités », Cahiers internationaux de sociologie, 1980, vol. LXIX, p.205-206. 5Augustin Pierre Fidel Armand Bocquillon, Ma profession de foi avec des réflexions des plus intéressantes,

Besançon, 1842, 22 p.

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entre les sources, les écrits privés rendant compte chacun d’un exemple ne peuvent

qu’apporter ponctuellement des faits à titre de complément des sources sérielles des

registres paroissiaux. Les enfants orphelins sont nombreux dans la société pré-

industrielle. Toutefois ils ont rarement perdu leurs deux parents, ce n’est le cas que

de 10% des enfants parmi eux. Quant au risque de devenir orphelin, il tend à

augmenter avec l’âge. En Normandie du XVIIIe siècle, à cinq ans, il est de 100

pour 1000, à dix ans, de 186, et à quinze ans de 2746. Mais dans les âges les plus

jeunes, le risque de voir disparaître sa mère plutôt que son père est sensiblement

supérieur en raison de la surmortalité féminine à l’âge adulte.

L’irruption de la mort ne laisse pas toujours de traces particulières dans le

récit. Jacques Lablée, fils d’un marchand de vin de Beaugency, rapporte l’accident

qui causa la mort de sa mère. « Elle fit un faux pas, tomba, se blessa, se mit au lit et

mourut »7. Pour ce fils, aîné de trois garçons, mais âgé d’environ cinq ans à l’époque

des faits, aucune image ne subsiste de cet épisode tragique, ni de ses suites. Dans

cette famille durement touchée par la mort, comme beaucoup d’autres, le témoin

était peut être trop jeune pour en garder un souvenir bien vivant et éprouver le

besoin d’en dire plus. Etienne-François Girard, pour sa part, dresse laconiquement

le constat suivant : « Mes parents eurent huit enfants. Je suis le dernier. Ma mère

avait 48 ans lorsqu’elle me mit au monde. Elle mourut peu de temps après. Mon

père, inconsolable, la suivit bientôt. Nous n’étions plus alors que cinq enfants,

quatre garçons et une fille.» La sécheresse apparente de ces lignes tranche avec le

chagrin paternel et avec sa propre douleur ressentie et transcrite dans ses mémoires

à la mort de sa sœur aînée quelques années plus tard8. Nombre d’enfants orphelins,

qui n’ont pas connu leur mère trop tôt disparue, vivent dans des familles où l’on ne

semble pas non plus entretenir la mémoire de la défunte, à la différence de ce qui se

passe chez certains.

6 Ces probabilités ont été calculées à partir de la base de données Vernon et les villages alentours au XVIIIe

siècle du centre R. Mousnier développée par J.P. Bardet. L’échantillon retenu comprend 26 025 enfants issus

des premières unions entre 1700 et 1829. 7 Jacques Lablée (né vers 1750), Mémoires d’un homme de lettres, ouvrage anecdotique faisant suite aux

mémoires sur la Révolution française, 2e édition, paris, 1825, p. 1.

8 Les cahiers du colonel Etienne-François Girard, (né en 1766), publiés par P. Desachy, Paris, Plon, 1951, p. 2.

4

Jean Nicolas Barba, aussi orphelin de mère, mais à douze ans, écrit : « A

trente ans, quand on parlait d’elle, je la pleurais encore »9. La perte plus tardive

semble irréparable et a laissé un souvenir plus prégnant. Chez François Sugier,

originaire d’une famille de charpentier auvergnate, la scène d’adieux fait partie de

son récit. Cinq enfants entourent le lit de la mourante. Elle leur fait ses adieux, les

embrasse tout à tour. François analyse parfaitement ce vrai-faux souvenir : « j’étais

encore bien jeune quand le ciel me la prit, et pourtant, soit que le souvenir de sa

mort se soit gravé ce jour-là dans ma mémoire, soit qu’il s’y soit imprimé par les

récits qu’on m’en a faits, il me semble encore assister à cette scène de désolation »10.

Il reste peu de traces de la confrontation de ces enfants avec la mort. Nombre

d’entre eux ont pourtant certainement approché leur parent agonisant, à l’instar du

petit François Sugier. Non seulement cela pose la question du souvenir, des plus

anciens souvenirs, mais cela indique peut-être ce que ces auteurs ont voulu taire ou

oublier. Avec un père ou une mère disparu(e), la cellule familiale déstabilisée

cherche un nouvel équilibre en renforçant le rôle des aînés ou bien en remplaçant le

défunt.

2. En famille

Le rôle des aînés

Quand Marmontel père meurt, juste après les thèses de son aîné, le jeune

homme fait alors une déclaration aux siens : « Ma mère, mes frères, mes soeurs,

nous éprouvons, leur dis-je, la plus grande des afflictions, ne nous y laissons point

abattre. Mes enfants, vous perdez un père ; vous en retrouvez un, je vous en

servirai ; je le suis, je veux l’être ; j’en embrasse tous les devoirs ; et vous n’êtes plus

orphelins. » Cette décision l’oblige à trouver au plus vite un état pour subvenir aux

besoins de sa nombreuse famille. Les formules « mes enfants » ou « nos enfants »

9 Jean Nicolas Barba (né en 1769), Souvenirs, Paris, 1845, p. 2.

10 François Sugier, L’enfant de la cabane, graves et plaisants récits de son pèlerinage dans la vie, Paris, 1867,

p.31-34.

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reviennent ensuite régulièrement sous sa plume.11 Le fils aîné s’attribue donc de

façon volontaire de nouvelles et lourdes responsabilités ; il a vocation à remplacer

le père aux côtés de sa mère. Dans la famille Girard, le fils aîné, âgé de 29 ans, est

également devenu le protecteur et le responsable de ses frères et sœurs, dont le plus

jeune -l’auteur- n’avait que 4 ans alors. Lors d’un conseil de famille élargi, présidé

par un cousin, qui avait été auparavant nommé tuteur des mineurs, la parenté a

décidé que toute la fratrie devait vivre en communauté dans la maison paternelle de

Chateaudun. Ils ont ainsi vécu tous ensemble de 1770 à 1777, partageant tant bien

que mal le travail et les soins domestiques entre eux. Toutefois, la charge était

particulièrement lourde pour le grand « qui devint triste et pensif »12.

En dehors des aînés, pas toujours assez âgés pour assumer leurs petits frères

et sœurs, les orphelins trouvent des substituts parentaux dans leur entourage. Le

jeune Jacques Lablée est ainsi accueilli très chaleureusement par la famille de la

gouvernante de la maison de son père. Il a vécu heureux avec eux, un peu à l’écart

de la bourgeoisie de la ville, à laquelle il appartenait par ses racines. Il voyait assez

peu son père, un homme déjà âgé –il avait plus de 60 ans au moment de son

mariage- mais doux et grave, qui craignait que les cris des enfants ne perturbent son

intérieur. Malgré tout, ceux-ci le regardaient avec vénération, mais à distance13.

François Sugier a trouvé, pendant toute son enfance, affection et secours auprès de

sa tante maternelle, Marguerite, venue s’installer chez son beau-frère après le décès

de la mère de famille14. S’il tait tout de ses relations avec son père, toujours vivant, il

encense la bienveillance et le dévouement de sa tante devenue sa « mère en

second ». Le modèle de la tante substitut maternel fait partie de ces figures

fréquemment rencontrées dans les récits. Souvent elles acquièrent un statut de

sainte femme se sacrifiant pour leurs neveux et nièces orphelins, qui de leur côté

11

Jean -François Marmontel (né en 1723), Mémoires adaptées à l’usage de la jeunesse, Paris, 1850, p. 50-57. 12

Les cahiers du colonel Etienne-François Girard, op.cit., p. 2-3. 13

Jacques Lablée, op. cit., p. 1-4. 14

François Sugier, op. cit.

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viennent combler un vide affectif pour ces femmes restées célibataires ou devenues

veuves15.

Dans la famille recomposée

Le remariage du veuf ou de la veuve intervient dans un grand nombre de cas.

Les contes et bon nombre de fictions romanesques ou théâtrales du temps

véhiculent une image particulièrement noire de la famille recomposée en présentant

des marâtres et des parâtres, c’est-à-dire des parents dénaturés. Le vécu des

orphelins est plus nuancé, faisant entrer la variété et la complexité de la vie16. Les

relations de Jacques-Louis Ménetra avec sa belle-mère dénoncent la simplification

de cette tradition. Dans un premier temps de l’histoire de ma vie, il explique qu’il sait

bien qu’il n’était pas le bienvenu, qu’elle cherchait à l’écarter, mais lui, de son côté,

était au fond ravi de vivre avec sa bonne grand-mère, véritable mère de

substitution, qu’il appelle volontiers « ma mère »17. On apprend par ailleurs, que sa

belle-mère lui ouvrait la porte la nuit quand son père, en colère, le jetait dehors, et

qu’elle a été bonne avec lui dans son enfance. Son décès est pour lui l’occasion

d’une courte oraison funèbre où il reconnaît sincèrement ses mérites18. Plus

enthousiaste, Jacques Nicolas Bouilly commence ses Récapitulations par un hommage

appuyé à son beau-père dès les premières lignes : « Privé de mon père, avant d’avoir

reçu le jour, j’en avais retrouvé la tendresse et les soins dans le second mari de ma

mère. »19 Cet homme, fort justement prénommé Vincent-de-Paul, s’est montré bon

et attentif. Il a fait son éducation, il est devenu son guide et son bienfaiteur, c’est

pourquoi il voit en lui son père adoptif20.

15

Ce développement reprend les conclusions de Marion Trévisi dans sa thèse Oncles et tantes en France au

XVIIIe siècle: au cœur de la parenté, quelle présence, quels rôles ?, Paris IV, 2003, chapitre 9. 16

Pour un autre point de vue dans la famille voir Sylvie Perrier, « La marâtre dans la France d’Ancien Régime :

intégration ou marginalité ? », communication au colloque de la Société de démographie historique en janvier

2005, à paraître. 17

Jacques-Louis Ménetra compagnon vitrier au XVIIIe siècle (né en 1738), Journal de ma vie, édité par Daniel

Roche, Paris, Albin Michel, 1998 (première édition 1982), p. 30. 18

Idem, p. 37-38. 19

Jacques Nicolas Bouilly, Mes récapitulations, tome 1, Paris, 1836-1837, p. 1. 20

Idem, p. 35.

7

D'autres rendent compte des difficultés de leur vie dans une famille

recomposée à laquelle ils ont tenté d’échapper. Orphelin de mère à neuf ans,

Joachim Joseph Delmarche a voulu vivre avec son père et sa nouvelle femme : « Je

pensais retrouver la mère que j'avais perdu, mais quel fut mon étonnement d'y

trouver une mégère et une marâtre !... (c’est le nom que je puis donner à celle qui

tenait la place de ma mère...) Elle débuta par une grimace qui, tout jeune que j'étais,

me fit reculer dix pas en arrière. Je m’aperçus alors que je m'étais trompé, qu’il était

temps de revenir de mon erreur en retournant dans la maison de mes bons aïeuls

que je venais de quitter. »21 Echaudé par cette rencontre, le jeune Delmarche ne

témoigne plus ensuite d'aucune nouvelle tentative de retour sous le toit paternel.

Des récits rapportent des situations proches mais poussées à l’extrême où le parâtre

ou la marâtre, mal accepté, finit par rendre la vie des enfants du premier lit

impossible. Trois histoires proches de celles des contes en attestent. Valentin

Jamerey en dit très peu sur ces années avec son beau-père22. Mais il apparaît que les

enfants entretiennent, et surtout Valentin, les pires relations avec l’homme choisi

par leur mère après huit ans de veuvage. Le père de Jean Roch Coignet a été marié

trois fois ; Jean Roch est issu de la deuxième union23. En 1784, à huit ans, il eut le

« malheur de perdre cette mère chérie ». Son père, en troisièmes noces, épousa sa

servante qui lui donna sept nouveaux enfants. Cette belle-mère se révéla

immédiatement être une marâtre pour ses quatre beaux-enfants qui sont affamés et

battus continuellement ; une plainte auprès de leur père aggrava encore leur

situation. Françoise Perrot, enfin, apporte un autre regard sur des circonstances

assez proches24. Son père n’était pas riche, mais bon ouvrier. Grâce à la dot de sa

première épouse, Jeanne Loiselot, il avait quelques terres et des bêtes. Alors que

l'auteur avait trois ans, sa mère mourut de saisissement quand on lui annonça 21

Joachim Joseph Delmarche (né en 1786), Les soirées du grenadier français de la Grande Armée, Rocroy,

1849, p. 9. 22

Valentin Jamerey-Duval (né en 1695), Mémoires. Enfance et éducation d'un paysan au XVIIIe siècle, présenté

par Jean-Marie Goulemot, Paris, 1981. 23

Capitaine Jean-Roch Coignet (né en 1776), Les cahiers du Capitaines Coignet, (1789-1815), Paris, 1883,

XXXIX-494 p. ; p. 1. Son père a eu en tout treize enfants : deux, puis quatre puis sept. 24

Melle Françoise Perrot, dite Pauline (née avant 1789), Histoire de l'enfance de la petite paysanne et de la

barraque de son père racontée par elle-même ou Reconnaissance à Dieu qui a servi de père à l'orpheline

abandonnée, 2 tomes, Besançon, 1863.

8

l’assassinat du seigneur local. Françoise explique au cours de son récit les raisons du

remariage de son père : « resté veuf avec quatre petits enfants, dont le plus jeune

n'avait que quelques semaines, mon père se décida à contracter un second mariage.

De plus un train de labourage pesait sur ses épaules ; il ne pouvait donc guère se

dispenser de se remarier. »25 La situation est des plus banales pour cet homme,

mais, il choisit une personne sans fortune, prétendument couverte de mérites. Elle

était de plus étrangère au village ce qu'on ne manqua pas de lui reprocher. Pour les

enfants, ce n’était là qu'un moindre mal. Non seulement elle n’avait ni ordre ni

propreté, mais encore elle les maltraitait. Françoise raconte qu'un jour, cherchant à

calmer et réchauffer le petit dernier, elle fut battue injuriée et enfermée dans une

salle basse. Elle affirme dans ses mémoires que le bébé mourut de mauvais

traitements. La fillette, étant l’aînée, devint une petite « cendrillon » durement mise

à l’épreuve des tâches domestiques :

« Je courais au devant des volontés de ma belle-mère, sans me laisser

commander l'ouvrage que j'avais à faire. Je remplissais les seaux d'eau, je

récurais le bassin, les marmites, je lavais les drapeaux des enfants, je balayais.

Lorsque je demandais, en tremblant, à ma belle-mère si telle chose était bien

faite, je me trouvais trop heureuse quand elle ne me répondait pas des injures

ou qu'elle ne me rouait pas de coup de sabot. Je n'osais pas me placer près

du feu quand il faisait froid : le berceau, la belle mère et ses enfants étaient

autour, mon frère aîné et moi derrière eux, debout, prêts à leur donner ce

dont ils avaient besoin. Lorsqu'elle avait à nous donner du pain ou toute

autre chose, elle ne le donnait pas honnêtement de la main, mais elle le jetait

comme à un chien, et si, faute d'adresse ou de promptitude, je ne prenais pas

au vol ce qui m'étais destiné et le laissais tomber par terre, une insulte

m'arrivait avec ce commandement : Ramasse, toi. »26

Accumulant les récits des coups et des injures, elle oppose sans cesse sa

belle-mère à sa « vraie et bonne mère ». Le récit larmoyant et misérabiliste fait par

25

Idem, tome I, p. 8 et p. 55 26

Idem, tome I, p. 201-202.

9

Françoise Perrot ne doit pas cacher les réalités d’une situation insupportable. Les

remariages trop rapides ou mal avisés conduisent parfois à de telles situations dans

lesquelles les nouvelles épousées sont belles, mais peu attentives au bien-être des

membres de la famille. En lisant ces mémoires, on remarque aussi que le remariage

a annihilé toute la volonté ou la capacité de résistance des pères et mères de ces

orphelins. Valentin Jamerey écrit que sa mère n’avait trouvé qu’un « maître

impérieux » et non un mari. Les reproches faits aux nouveaux conjoints ne

changent rien à la situation. Françoise et Jean Roch essaient d’ailleurs en partie de

dédouaner leur père. Françoise le dit de façon flagrante quand elle raconte combien

son père les aimait : « Mon pauvre père pleurait amèrement en me relevant et en

voyant les meurtrissures dont j'étais couverte ; il se frappait la poitrine. Que je suis

donc malheureux! Allez, lui dit-il, allez-vous-en chez votre mère, dans votre village ;

laissez-moi avec mes enfants, et que je ne vous revoie plus ! » 27, lançait-il à sa

nouvelle épouse. Malgré ses menaces, il ne renvoya jamais celle-ci. D’autres

malheurs l’accablaient et il finit par être emprisonné pour dettes. Jean Roch

Coignet, qui laisse pointer son admiration pour son père dans son premier portrait

de lui, montre aussi un homme incapable de protéger ses enfants face à sa jeune

femme. Un sentiment d'isolement et peut-être d'abandon a pu saisir les orphelins ;

sans autre aide dans leur entourage, le reste de la parenté ne manifestant aucune

solidarité, le départ est devenu la seule issue.

3. En fuite

Les fugueurs

Le vagabondage des adolescents est un trait de moeurs. La tentation de la

fuite chez les plus jeunes est grande et les occasions nombreuses. La pauvreté, les

mauvaises fréquentations, la mort des parents ou leur départ, l'enfermement à

l'hôpital, enfin la mise en apprentissage loin de la famille provoquent des départs.

27

Idem, tome I, p. 69.

10

Les archives hospitalières livrent sans aucune difficulté des exemples nombreux de

ces jeunes gens en rupture de ban, parmi lesquels on retrouve au premier rang les

abandonnés et les orphelins. Ainsi parmi les enfants placés en métier par l'hôpital

de la Charité de Lyon, les évasions solitaires ou groupées sont fréquentes. Elles

peuvent représenter jusqu’à un quart dans le cas d’un petit groupe d’enfants

abandonnés28. Les orphelins légitimes secourus par l’assistance se conduisent de la

même façon et fuient s'ils le peuvent leur maître ou l'hôpital. En ce cas, ils

deviennent des vagabonds qui finissent à l'armée et pour beaucoup demeurent des

errants professionnels sur les routes et dans les rues. Ils sont insaisissables car

toujours en mouvement, en voyage, instables par définition. Ils échappent ainsi à

tous les contrôles familiaux et sociaux qui fournissent des repères si utiles à

l'historien. De plus, il est difficile de les saisir en tant qu'orphelins au sein de la

masse des vagabonds, mendiants et autres miséreux, où ils sont néanmoins très

nombreux29. Les trois récits de Valentin, Françoise et Jean-Roch nous montrent des

orphelins en cavale et abandonnés à eux-mêmes qui font un difficile apprentissage

de l’autonomie et de l’errance.

Valentin Jamerey prend la fuite seul et sans envisager de retour en arrière

possible. Ainsi, il refuse de dire son nom à un meunier charitable, et décide de

changer de nom pour se faire appeler Duval. Il souhaite au départ se rendre à Paris,

mais pendant son errance qui dure plusieurs années, il voyage en Bourgogne, en

région parisienne et enfin en Lorraine. Il fait un séjour à l’hôpital, mais se place

aussi comme berger ou domestique chez divers maîtres. C’est alors qu’il apprend à

lire puis à écrire. Sa rencontre avec le duc de Lorraine, en 1717, vient bouleverser

son existence. Il quitte alors la vie bucolique pour rejoindre la cour de Lorraine et

voyager en Europe. Dans la famille Coignet, on sait qu’aucun des quatre enfants du

second lit n’est resté à la maison. Jean et son frère aîné ont quitté le domicile

28

Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres. L’exemple de la généralité de Lyon. 1534-1789, Paris, Les

Belles Lettres, 1971, p. 123-128. 29

La littérature consacrée aux mendiants et gueux leur donne même une grande importance dans les bandes de

miséreux voire une fonction essentielle pour la mendicité, Bronislav Geremek, Les fils de Caïn, l’image des

pauvres dans la littérature européenne du XVe au XVIIIe siècle, Paris, 1980 , p. 214.

11

paternel en cachette et les deux plus jeunes ont été abandonnés en forêt par leur

marâtre30. Les deux fuyards ne se sont pas trop éloignés de leur point de départ et,

selon Jean, se sont arrêtés après seulement une heure de marche. On ne sait ce qu’a

fait son aîné alors, mais Jean a été engagé pour garder les moutons dans un village

des environs. Il y est resté une année, puis est devenu transporteur de bois pendant

trois ans à Menou. Il a alors franchi une frontière régionale passant de la

Bourgogne au Morvan. De retour dans son village, où personne ne le reconnaît

plus, il passe pour étranger puisqu'il est « morvandiau ». Se sentant du goût pour la

vie militaire, il est enchanté de partir, en l'an VII, à l'armée où il fait carrière. La

jeune Françoise et Richard, son frère cadet, se sont sauvés deux fois, la première

fois pendant une absence de leur père. La deuxième fois, alors qu’ils avaient été

retrouvés par leur cruelle belle-mère, ils se sont enfuis de nouveau sur le chemin du

retour à la maison. Livrés à eux-mêmes, ils ont rencontrés de bonnes âmes. Un

voisin, puis des bergers, un meunier, et même un de leurs oncles compatissant les

ont secourus successivement. Décidés à ne pas demander l'aumône, les enfants ont

cherché une place en allant de maison en maison pour trouver une place31. Leur

fuite n’avait rien de définitif pour eux car, au bout d’un certain temps, ils ont décidé

de repartir vers leur village de Guyonvelle pour s'assurer de la libération de leur

père. Celui-ci est toujours emprisonné, ils connaissent de nouveau des errements.

Le garçon est recueilli, pour la deuxième fois, par un curé. Quant à la fillette, elle

décide de rejoindre son père et de ne plus le quitter. A Besançon, où il s’est rendu

pour son procès, elle est reçue par charité dans une famille aisée de la ville. Elle

prépare alors sa communion et fréquente la classe d’un couvent. En sortant, elle

apprend à travailler en linge avec une ouvrière.

30

C’est ce que déclare Coignet lui-même. Il l’a appris de voisins bien après les événements. 31

« Jamais je n'ai oublié l'entretien que nous eûmes en passant dans ce bois, où, n'étant ni vus ni entendus de

personne, nous décidâmes comment il faudrait faire. Je ne veux pas, me dit Richard d'un ton résolu, demander

l'aumône, mon papa ni ma mère ne l'ont pas demandée. Ceux qui se portent bien et qui demandent l'aumône ne

sont que des fainéants, et moi je ne veux pas le faire. -Ni moi non plus, lui répondis-je. Je sens, ajouta-t-il en

s'arrêtant, qu'il m'est impossible de m'y résoudre. Nous demanderons de l'ouvrage à tous ceux que nous

verrons... » F. Perrot, op. cit., p. 235.

12

Nos trois orphelins et leurs frères se retrouvent sur les routes, sans but fixé

au départ, sinon qu'ils cherchent à s'éloigner au plus vite de leur domicile. On note

tout de même qu'il leur suffit de quelques heures de marche pour échapper aux

recherches. Aucun d'entre eux ne va très loin dans un premier temps. Ensuite, tous

essaient de trouver un engagement chez des particuliers pour survivre. La présence

de ces enfants, ils ont alors entre neuf (Françoise) et treize ans (Valentin)32, ne

semble pas incongrue aux gens qu'ils rencontrent et qui les prennent à leur service

ou leur proposent une aide circonstancielle. D'une façon générale, la circulation des

hommes et des enfants sur les chemins n'intrigue pas outre mesure, tout un chacun

voyage ainsi, à pied, et sans beaucoup de ressources ou de bagages. On leur pose

d'ailleurs peu de questions et les deux garçons, qui se gardent bien de raconter leur

histoire, réussissent leur évasion grâce à leur discrétion. Au contraire, le récit

circonstancié de leurs malheurs tout au long du chemin vaut à Françoise et son

frère d’être rattrapés par leur belle-mère une première fois.

Retour au pays

L’épisode du retour au village figure dans les trois récits, quoiqu’il n’ait pas

donné lieu à un traitement similaire par les auteurs. Valentin, Françoise et Jean sont

restés absents plusieurs années avant de faire une réapparition dans leur village.

Personne ne les reconnaît au premier abord. Ils ont grandi et souvent on les croit

morts. Si la fille se nomme immédiatement, les deux garçons affectent dans un

premier temps d’être des étrangers pour mieux se découvrir ensuite. Pour Valentin,

ce retour est un simple constat de son indifférence pour ses parents, son village, car

plus rien ne le rattache à ces gens qu’il quitte sans aucun regret33. Pour Jean

Coignet, le travail de deuil est plus ambigu et difficile34. Il pleure d’amertume, mais

ne cherche pas à se faire reconnaître tout de suite ni par son père ni par sa demi-

soeur à l'auberge de qui il déjeune. Il se place même chez cette dernière incognito

32

Coignet perd sa mère à huit ans, on ne sait combien de temps après il a décidé de partir sur les routes. 33

V. Jamerey-Duval, op.cit, p. 290-306. 34

J. Coignet, op. cit., p. 6-22.

13

comme garçon à tout faire. Quand il décide de la quitter pour une place chez deux

marchands de chevaux, il lui révèle son identité et dénonce son ingratitude : « Tu

ne sais donc pas que ton domestique est ton frère. -Par exemple ! -C'est comme

cela. Tu es une mauvaise soeur. Tu nous a laissés partir moi et mon frère, et mon

petit frère et ma petite soeur, mauvaise soeur que tu es. Te rappelles-tu que tu as

coûté trois cents francs à ma mère pour apprendre le métier de lingère chez Mme

Morin ? Tu n'as pas de coeur. Ma mère qui t'aimais comme nous, et nous avoir

laissé partir ! »35. Cette sortie provoque l’émotion générale, Jean, sa demi-soeur et

les témoins de la scène pleurent. Le jeune homme n'épargne pas non plus son père,

accouru au bruit de la scène, qu’il accuse publiquement. Sa vengeance accomplie, il

quitte définitivement l'endroit avec les deux marchands sous les cris et les adieux du

village. A l’inverse, la jeune Françoise à Guyonvelle est pleine de nostalgie et de

regrets dès son arrivée36 ; elle se rend par deux fois près de la fontaine où elle jouait

enfant pour pleurer sur son sort37.

Le souvenir et le récit

Quitter leur famille a infléchi la vie des trois auteurs. Comme Jean et

Valentin, Françoise fait du décès survenu dans sa famille le point de départ de son

récit : « Ce fut là le commencement de tous nos malheurs. Je me rappelle à peine

l'enterrement de ma bonne mère. »38 La suite de leur existence a dépendu, ils en

sont bien conscients de cet épisode tragique et de leur fuite de la maison familiale.

L’enfance, les actions des orphelins font partie intégrante du récit, et deviennent

une clef pour la compréhension de la vie, mais chacun n’y consacre pas la même

attention, ni même autant de pages.

Valentin, Jean et Françoise nous offrent trois récits échelonnés sur le siècle.

Françoise et Jean écrivent dans la première moitié du XIXe siècle, Valentin au

milieu du XVIIIe siècle. Plus le temps avance, plus le récit de l'enfance est empreint

35

Idem., p. 20-21. 36

F. Perrot, op. cit., tome II, p. 102-145. 37

Idem, tome II, p. 104-107 puis p. 116 et suiv. 38

Idem, tome I, p. 5.

14

de sentimentalisme et s'allonge au point que Françoise Perrot, devenue adulte, s'y

attarde même sur deux volumes. Elle multiplie les anecdotes larmoyantes sur le

temps précédant son départ, alors que Jamerey décrit sa situation en peu de lignes :

« J’éprouvay sous ce joug tyrannique toutes les noirceurs que les poëtes ont

attribués aux marâtres les plus dénaturées. Ma qualité d’enfant du premier lit a

manqué cent fois de me coûter la vie. Il est vray que les traitements inhumains

qu’on me faisoient souffrir m’otoient tout sujet de la regretter. C’est un vray miracle

que je n’aye pas succombé sous la violence de cette persécution et que ces effets ne

m’ayent pas rendu contrefait tant de corps que de l’esprit. Si j’avois à depeindrer

l’enfer, je n’aurois qu’à représenter les débats, la haine, le trouble, la confusion et les

imprécations qui regnoient dans cette déplorable famille. Je résolus de m’en

éloigner. »39 Il n’en dévoile pas plus et pourtant, il rend compte de circonstances

identiques à celles qui ont mené Françoise à s’échapper. Peu enclin aux

épanchements et aux récits inutiles pour comprendre son parcours, il ne manifeste

aucun attachement particulier pour sa mère, alors que Françoise ne cesse de clamer

son amour pour son père. Ses mémoires ne cachent pas ses origines, au contraire,

elles veulent montrer le chemin parcouru depuis Arthonnay. Cependant, Jamerey-

Duval en rend compte avec beaucoup de distanciation. Il narre ses aventures et se

tait par exemple à propos de ce qu’il advient à ces frères et sœurs.

A mi-chemin, Coignet narre sa vie familiale et quelques unes de ses aventures

de domestique, fait en passant le portrait de son père, amateur de chasse et de

femmes. Son récit, qui s’étale sur une vingtaine de pages, est attentif à la description

de son enfance d’orphelin. Sa famille existe véritablement, alors que dans les

mémoires de Valentin la parenté de l’orphelin est réduite à l’état de silhouettes

entraperçues, tout occupé qu’est l’auteur à parler de lui. Jean fait également état de

ses émotions, et en particulier lors de sa visite dans son village. Il arrive « le coeur

bien gros », et a plusieurs occasions de s’émouvoir et de pleurer sur son sort ou

celui de ses petits frère et soeur. Il s’efforce même de restituer ses débats d’enfant :

39

V. Jamerey-Duval, op.cit., p. 113.

15

« Je rentrai dans ma grange pour pleurer à mon aise, ne sachant pas ce que je devais

faire, si je rentrerais à la maison accabler mon père de reproches et tomber sur cette

furie de belle-mère qui était la cause de notre malheur. Je délibère dans ma petite

tête de ne pas faire de scandale, je prends ma bêche et vais au jardin travailler »40.

Adulte, il témoigne de son histoire personnelle avec sincérité dans un récit

circonstancié de ses actions en phrases très courtes et descriptives dans lequel sa

voix d’adulte n’interfère pas vraiment.

En revanche, la présence de Françoise Perrot et Valentin Jamerey adultes est

évidente dans leurs récits. Le style même adopté par Valentin atteste clairement de

l’homme érudit qu’il est devenu et contraste volontairement avec l’enfance rustre et

miséreuse qu’il évoque. Quant à Françoise Perrot, cet effort de distanciation lui est

impossible. Au contraire on sent qu’elle continue à vivre cette enfance. Sa nostalgie

la submerge régulièrement dans son récit et en écrivant. Son livre se termine sur

une dernière ( ?) visite à la fontaine de Guyonvelle qui montre son attachement

sentimental à ces lieux de son enfance et combien elle vit tournée vers ce temps.

Les deux hommes ont plus aisément coupé leurs liens avec leurs origines, leur

famille, leur village qui disparaissent de la suite du récit. Leur vie adulte a été bien

plus curieuse et mouvementée que celle de Françoise Perrot, couturière à domicile

dans des familles aisées. Pour elle, le récit de son enfance constitue entièrement ses

mémoires alors que Coignet et Duval évoquent des parcours personnels plus longs.

Leur enfance n’est que le point de départ d’un récit plus riche et plus complexe qui

est celui d’une ascension sociale reconnue et revendiquée.

Conclusion

L’enfance peut parfois dans les écrits personnels apparaître comme un temps

sans événements particuliers et sur lequel les auteurs s’accordent pour avoir peu à

dire. Pour les orphelins, cette période est marquée par la perte d’un des parents ou

40

J.R. Coignet, op. cit., p. 14.

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des deux, par des changements que l’on suppose importants dans leur vie familiale

et pour leur devenir. Si la confrontation avec la mort a laissé peu de traces chez les

auteurs étudiés, la plupart rend compte de mutations dans la famille. Les rôles sont

en partie redistribués après la disparition du père ou de la mère, les grands frères et

sœurs peuvent gagner de nouvelles responsabilités, le veuf ou la veuve révéler ses

faiblesses. Le décès des parents modifie l’entourage familial de l’enfant qui trouve

dans les femmes de sa famille des substituts maternels, grand-mère, tante ou

domestique, ou bien qui doit établir de nouveaux liens avec une belle-mère, qui

n’est pas toujours une marâtre quoiqu’on en dise dans les contes. Toutefois, les vies

de certains petits orphelins nous rapprochent de ce récit modèle. Les trois

témoignages de Françoise, Valentin et Jean, devenus enfants errants, racontent des

histoires similaires. La fuite d’un foyer rendu détestable par un beau-père ou une

belle-mère les entraîne dans des péripéties dignes d’une narration selon eux. Il est

vrai que d’autres plus malchanceux ou plus misérables n’ont jamais eu le loisir

d’écrire quoi que ce soit. Mais, nos trois orphelins offrent de précieux témoignages

sur un pan de réalité difficilement accessible sans leur récit à la première personne.

Etre orphelin a constitué pour eux un apprentissage particulier de l’autonomie. En

fuite, ils ont du justement survivre, gagner leur vie et tenter de prendre de la

distance avec leurs attaches familiales, ce qui n’est pas si aisé pour la jeune

Françoise Perrot. L’écriture enfin est venue parachever ce travail pour Valentin

Jamerey et Jean Roch Coignet puisqu’elle a permis de rendre compte d’un temps

révolu et d’un parcours bien différent de celui promis au jeune orphelin pauvre

qu’ils avaient été.