Prise en charge familiale des personnes âgées. Soins, genre et pouvoir

34
1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir Naiina Hamrouni Introduction Comme la plupart des sociétés occidentales, la société québécoise a connu au cours des cinquante dernières années des changements sociologiques et démographiques très importants : une augmentation significative du niveau de vie ; une nucléarisation de la famille ; l'accès des femmes à l'éduca- tion supérieure et leur insertion massive au marché du travail ; l'accès à la contraception et la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse ; une chute drastique du taux de fécondité liée à tous ces phénomènes, ainsi qu'un développement extraordinaire des technologies médicales contri- buant à accroître de manière inédite l'espérance de vie des citoyehs. La conjugaison de ces transformations d'ampleur inégalée a donné lieu à cette situation difficile : alors que nos sociétés étaient confrontées à un phé- nomène de vieillissement de la population, les femmes, ayant désormais intégré le marché de l'emploi, ne représentaient plus comme autrefois ce bassin de main-d'œuvre gratuite qui assuraient les soins des parents âgés dans le confort du foyer familial. En d'autres termes, alors que la demande de soins informels ne cessait d'augmenter, les ressources traditionnelles pour la satisfaire n'allaient qu'en diminuant. Cette situation intenable a été qualifiée par certains experts de véritable « crise du care ». Dans la foulée de ces transformations et en vue d'apporter une réponse aux nouveaux défis qu'elles posaient, les décideurs publics ont jugé nécessaire de repenser le design institutionnel du réseau québécois de la santé et des services sociaux. C'est en 1995 le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec a entrepris le « virage ambulatoire », une orientation qui consistait essentiellement en l'introduction d'une nouvelle façon de dispenser des soins médicaux à domicile plutôt qu'en institution publique, tout en invitant les familles et les proches à jouer un rôle plus important en matière de santé. Le virage vers les soins prodigués à domicile est es- sentiellement caractérisé par une réduction du personnel et du nombre de LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 121

Transcript of Prise en charge familiale des personnes âgées. Soins, genre et pouvoir

1

Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir Naiina Hamrouni

Introduction Comme la plupart des sociétés occidentales, la société québécoise a connu au cours des cinquante dernières années des changements sociologiques et démographiques très importants : une augmentation significative du niveau de vie ; une nucléarisation de la famille ; l'accès des femmes à l'éduca-tion supérieure et leur insertion massive au marché du travail ; l'accès à la contraception et la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse ; une chute drastique du taux de fécondité liée à tous ces phénomènes, ainsi qu'un développement extraordinaire des technologies médicales contri-buant à accroître de manière inédite l'espérance de vie des citoyehs. La conjugaison de ces transformations d'ampleur inégalée a donné lieu à cette situation difficile : alors que nos sociétés étaient confrontées à un phé-nomène de vieillissement de la population, les femmes, ayant désormais intégré le marché de l'emploi, ne représentaient plus comme autrefois ce bassin de main-d'œuvre gratuite qui assuraient les soins des parents âgés dans le confort du foyer familial. En d'autres termes, alors que la demande de soins informels ne cessait d'augmenter, les ressources traditionnelles pour la satisfaire n'allaient qu'en diminuant. Cette situation intenable a été qualifiée par certains experts de véritable « crise du care ».

Dans la foulée de ces transformations et en vue d'apporter une réponse aux nouveaux défis qu'elles posaient, les décideurs publics ont jugé nécessaire de repenser le design institutionnel du réseau québécois de la santé et des services sociaux. C'est en 1995 le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec a entrepris le « virage ambulatoire », une orientation qui consistait essentiellement en l'introduction d'une nouvelle façon de dispenser des soins médicaux à domicile plutôt qu'en institution publique, tout en invitant les familles et les proches à jouer un rôle plus important en matière de santé. Le virage vers les soins prodigués à domicile est es-sentiellement caractérisé par une réduction du personnel et du nombre de

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 121

Il Prise en charge familiale des personnes,dgées. Care, genre et pouvoir 1

lits disponibles dans les hôpitaux, une réduction de la durée des séjours hospitaliers, une augmentation du nombre de chirurgies d'un jour et une fusion des établissements publics (hôpitaux et centres d'accueil). Si cette nouvelle façon de faire a été adoptée dans une optique de rationalisation économique du système de la santé, à l'heure où le vieillissement de la population menaçait de faire exploser les coûts en santé, elle voulait aussi s'inscrire dans la perspective d'une plus grande humanisation des soins à la personne. Le virage vers les soins prodigués à domicile et, plus généralement, la dé-sinstitutionnalisation, exercent toutefois une forte pression sur les familles et les proches des personnes âgées et malades, tant sur le plan social qu' éco-nomique. Et cette pression est particulièrement subie par des femmes : si des études estiment que plus de 75% des services offerts aux aînés en perte d'autonomie vivant à domicile sont donnés par des proches, il n'en demeure pas moins que 70 à 80% de ces « proches » sont en réalité des femmes1•

Depuis les quinze dernières années, de plus en plus de voix se sont éle-vées dans la population pour réclamer davantage de soutien de la part de l'État. En 2007, le Réseau des Aidants, une association visant à promou-voir les intérêts des proches aidants et à favoriser la revalorisation de leur rôle indispensable dans la société, a soumis au gouvernement du Québec un cahier de propositions faisant état de la situation des « aidants naturels » et couchant sur le papier leurs principales revendications. Parmi elles, une reconnaissance de leur contribution au système de la santé et une rétribu-tion analogue à celle versée aux familles d'accueil étaient mises en avant. À partir du moment où l'on entend développer des orientations politiques en matière de soins et d'assistance quotidienne aux personnes âgées vul-nérables qui seraient compatibles avec la liberté et 1' égalité des « aidants » et, plus particulièrement, des femmes, il est nécessaire d'engager le débat relativement à plusieurs questions de fond. Quels sont les effets pervers que peuvent avoir sur les femmes cette relégation par le politique des aides au sein de la famille, même si ces aides étaient rémunérées ? Les enjeux entourant le maintien à domicile des personnes vulnérables sont-ils davan-tage d'ordre privé ou d'ordre public ? L'assistance, fournie par des femmes dans une plus vaste proportion, est-elle une question de choix de vie qui de-vrait être assumé par elles seules ? Quelles sont les contraintes normatives, sociales et institutionnelles qui sur les femmes en matière de soins ? La société a-t-elle une responsabilité non seulement face aux plus vulné-rables, mais aussi face à celles qui en ont la charge informelle ? Quelle est la contribution active des aidantes à la société, s'il y en a une ? L'assistance informelle des aînés par des proches devrait-elle compter comme un travail à valeur économique et être rétribuée en conséquence ? Est-ce qu'une rému-nération des proches aidantes risquerait de compromettre les liens affectifs,

122 LEs FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SoRnR DU SEXISME Er DU CAPITALISME

1 Naïma Hamrouni Ill

l'amour ou l'amitié qui existent entre l'aidé et l'aidante, comme l'estiment certains économistes, ou permettrait-elle, au contraire, qu'un rapport plus égalitaire car contractualisé (de l'argent contre des soins) puisse s'installer entre eux ? Quels sont les arguments en faveur des mesures de reconnais-sance pécuniaire de l'apport des aidantes ? Ces mesures sont-elles com-patibles avec la poursuite de l'égalité des sexes et de la liberté réelle des femmes ? Quelles seraient les alternatives à un tel système ? Je ne prétends pas que toutes ces questions, qui appellent des réponses complexes, seront résolues dans le cadre lil;llité de cet article. Par ailleurs, on pourra remarquer que plusieurs de ces questions ont déjà été soulevées par des réseaux et associations féministes au Québec, suite à l'adoption du virage ambulatoire en 1995, mais sans être véritablement débattues sur la place publique, et encore moins résolues. À force d'être ignorées peut-être, les militantes féministes se sont essoufflées, leur attention s'est portée sur d'autres enjeux d'actualité (l'hypersexualisation des jeunes filles, le travail du sexe, la violence faite aux femmes) : la voie était libre pour que les décideurs publics aillent de l'avant. J'ai ce sentiment désagréable que la question des proches aidantes, comme celles plus générales de la division du travail entre les sexes et de la base matérielle des rapports sociaux de sexe, ne sont désormais plus jugées dignes d'intérêt par les féministes, no-tamment par les jeunes féministes: elles leur semblent dépassées, datées. On ne peut nier les effets de mode, et il serait foncièrement malhonnête de prétendre qu'il n'y en aurait aucun au sein du féminisme. Mais ce n'est pas parce que 1' on s'est détourné de certains problèmes sociaux pour se consacrer à la résolution d'autres enjeux qui seraient plus en vogue que ces problèmes se sont d'eux-mêi;nes résorbés. Le contraire est sans doute plus près de la vérité. Compte tenu de la portée féministe des enjeux qui entourent les soins à domicile et la réassignation massive des femmes aux soins informels non payés dans la fanJille,·notamment des femmes issues des couches les plus défavorisées de nos sociétés, je souhaite avant tout que cette contribution puisse ranimer le débat autour de ces enjeux, ou au moins, convaincre qu'il être remis à l'avant-plan de nos préoccupa-tions en tant que femmes, en tant que féministes. Dan ière partie, le bien-fondé des approches qui présentent les soin hes comme le libre choix des femmes sera mis en question. Dan ième partie, il sera proposé d'envisager les enjeux entourant la pr ge de la dépendance dans une perspective plus large envisa-geant le phénomène de division du travail suivant les lignes du genre, de la classe, de la race et del' appartenance nationale. Dans une troisième partie, les revendications de reconnaissance économique formulées par le Réseau des aidants au Québec et les arguments qui appuient ces requêtes seront présentés. La troisième partie consiste en une critique de la nature sim-

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORI'IR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 123

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

plement réformiste de ces mesures de rétribution réclamées par certaines associations, et qui ont pour effet de laisser perdurer la division genrée du travail et le mythe de la femme « aidante par nature ». Dans la quatrième partie, les graades lignes d'une approche du care en termes de pouvoir seront esquissées2• L'analyse proposée ici suggère de manière générale que les mesures de reconnaissance pécuniaire des aidantes sont, d'un point de vue féministe soucieux d'abolir le genre comme domination (c'est-à-dire les rapports genrés, racialisés et sociaux de pouvoir), une "fausse bonne idée" pour les femmes.

Un libre choix des femmes 1 Le virage ambulatoire a accordé aux aidantes une place prépondérante dans la prise en charge familiale des personnes vulnérables. Dans la mesure où une part démesurée de l'aide informelle est fournie par des femmes3, assu-mer la responsabilité de l'accompagnement d'un parent vulnérable com-porte des conséquences nettement plus marquées pour les femmes que pour les hommes, notamment en matière de santé physique et psychologique, d'autonomie financière, de progression au niveau del' emploi et du revenu, et en ce qui a trait à la retraite4• Dans une étude menée au Québec, sur l'ensemble des proches aidantes occupant un emploi rémunéré, plus de la moitié des femmes ont rapporté des effets négatifs sur leur vie profession-nelle (C.sf., 2004: 105). A force d'absentéisme au travail, et face à l'im-possibilité d'obtenir des avancements compte tenu de leurs responsabilités d'aidantes, plllsieurs femmes optent simplement pour l'abandon de leur emploi professionnel pour se consacrer à temps plein à leur tâche (C.s.f., 2004 : 105 ; CJ.c., 1998 : 8)5• Dans plusieurs cas, le rythme de vie diffi-cile que cette responsabilité impose, entraîne stress et épuisement6• Sur les plans physique et psychologique, elles présentent davantage de problèmes de santé que les personnes non aidantes. Des recherches ont permis d'ob-server que leur niveau de détresse est de 25% plus élevé que la moyenne (C.s.f., 2004: 105). Parler de manière neutre« d'assistance à domicile» et « d' aidant naturel », comme le font respectivement le Gouvernement du Québec et le Réseau des Aidants, relève en ce sens del' euphémisme, dans la mesure où l'expression désigne essentiellement l'accompagnement et les soins fournis par des femmes dans la famille. Je préfère à ce terme celui de« proèhe aidante »,au féminin. Ce choix mérite une courte digression. On doit comprendre que la redéfinition des aidants naturels comme « proches aidantes » participe de la critique de l'idéologie, une critique qui doit parfois prendre la forme d'une « critique de la sémantique politique » (Fraser et Gordon, 1994: 311. Traduction libre). Je m'inspire sur ce plan de la méthode de recherche employée par Nancy Fraser et Linda Gordon

124 LES FAUSStlS BONNES IDÉE.S POUR LES FEMMES. SORI'!R DU SEXISME ET DU CAPITALISME

1 Nai"ma Hamrouni ID

(1994), qui montrent parfaitement bien dans leur généalogie de la notion de « dépendance » que certains « termes auxquels on a recours à des fins descriptives, dans le but explicite de décrire une réalité sociale, sont aussi, en même temps, des forces actives qui contribuent à la construction de cette réalité sociale» (Fraser et Gordon, 1994: 310. Tr.aduction libre). Les usages souvent spontanés, non réfléchis, de certains mots-clés et expres-sions courantes, servent en effet à faire valoir certaines interprétations de la vie sociale comme étant dignes de foi, à disqualifier d'autres interprétations possibles de cette même réalité et à occulter le système qui les a créées. Ce processus se fait généralement à l'avantage du groupe dominant et au désavantage des groupes subordonnés. Ce phénomène se produit lorsque le Réseau des Aidants parle des« aidants naturels» (2007). L'expression est controversée dans la mesure où la vaste majorité des aidants sont en réalité des femmes et que l'idée d'être aidante «par nature» renvoie à une concep-tion essentialiste de la femme (postulant une aptitude naturelle et une voca-tion sociale d'aidante ancrée dans une nature féminjne essentielle ou une biologie de la reproduction propre au sexe féminin) qui a historiquement justifié son confinement à la sphère domestique, sa limitation aux tâches de soins aux proches, et qui a conséquemment entraîné son exclusion de la sphère de la vie publique, politique et économique. En ce sens, l'expres-sion « d' aidant naturel » participe du maintien des disparités de pouvoir : elle contribue à renforcer le pouvoir des plus puissants tout en le masquant et elle fait apparaître l'impuissance des groupes subordonnés comme rele-vant de l'ordre naturel des choses ou découlant des choix coûteux qu'ils ont posés. Le terme« soignant» privilégié par Condition féminine Canada (1998) ne paraît toutefois pas non plus le plus approprié, dans la mesure où il peut être confondu avec les actes médicaux posés par les professionnels de la santé. Ce terme masque l'aspect de soutien psychologique ainsi que 1' assistance dans des activités routinières et quotidiennes et la réalisation des tâches domestiques, des aspects qui constituent, selon les recherches, la plus grande partie de la tâche qui incombe aux aidants7 • L'expression «proche aidant» devait donc être substituée à celles d' « aidant naturel» et de« soignant». Mais avec cette expression, nous sommes toujours dans l'euphémisme pour désigner les soins majoritairement dispensés par des femmes. Lorsque 85% des proches aidants sont des femmes, il y a lieu de se demander si on ne doit pas féminiser l'expression. Certes, opter pour la féminisation comporte le risque que la description d'un fait soit interprétée comme la mise en avant d'une norme (le même dilemme surgit avec les expressions de "femme de ménage" ou de "mère au foyer"). Néanmoins, en ne la féminisant pas, on risque de gommer la réalité des femmes qui sont reléguées à ces rôles. Je prends donc le pari de féminiser l'expression et de parler des« proches aidantes »dans cet article. Ce choix doit être compris

LEs FAUSSFS BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORI'IR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 125

Il Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

comme étant motivé par la seule volonté de ne pas invisibiliser le genre du care et, en ne le gommant pas, d'en suggérer la critique. Jusqu'à tout récemment, à l'intérieur des cercles intellectuels conserva-teurs, libéral.ix et économiques dominants, la question de l'assistance four-nie dans le cadre familial n'était pas considérée à titre d'enjeu politique et économique. Les penseurs conservateurs rêvaient d'une reprise par les femmes de leurs rôles traditionnels de donneuses de soin et de maîtresses de maison, rôles pour lesquels elles seraient, suivant leur conception, natu-rellement plus douées que les hommes8• Les penseurs économiques néo-classiques dont Gary Becker, qui défricha tout un pan de la recherche en économie de la famille à partir du milieu des années soixante, insistaient sur l'idée que les femmes n'avaient pas qu'une préférence pour le care, mais qu'elles avaient un véritable « avantage comparatif» à se spécialiser dans les devoirs domestiques et de soins9• Dans une lignée similaire, sui-vant l'école de la pensée politique libérale de la première génération, nous devions aussi voir dans la forte proportion de femmes aidantes l'effet d'un libre choix, posé en conformité avec leurs préférences, leurs conceptions de la vie bonne, leurs valeurs familiales, voire leurs tendances naturelle-ment plus altruistes ou leur sens inné de l'abnégation10• Le care relevait de la vie privée. Et en tant qu' enjeu d'ordre privé, il se situait hors de la portée de la justice. Les analyses et les répliques féministes produites au fil des ans sur la ques-tion du care ont contribué à éroder les fondements de ces interprétations aussi réductrices que sexistes dans leur fondement (Anderson, 1999 ; Fineman, 2004; Folbre, 2001 ; Kittay, 1999). Assimiler l'aide informelle à un loisir, une préférence féminine, c'était ne pas prendre au sérieux la voix des aidantes et les plaintes formulent. Les recherches ont depuis mis en lumière les contradictions inhérentes au travail de prise en charge familiafo, ses aspects à la fois gratifiants et frustrants, son carac-tère valorisant, mais répétitif, éprouvant et souvent pénible à assumer. Et il suffit de parcourir d'un coup d'œil les forums de discussion réservés aux aidantes pour constater combien de témoignages prennent la forme de longues plaintes relatives à la responsabilité d'assistance d'une personne aimée, âgée et malade dont l'état de santé ne va jamais qu'en se détériorant davantage. Les interprétations conservatrices, libérales et néoclassiques du care apparaissent en effet comme autant de prétextes excusant ou, du moins, justifiant l'ignorance des disparités, suivant les lignes de genre, de classe et de race, qui se creusent entre celles qui se chargent du care dans nos sociétés et ceux qui, en le déléguant à d'autres, s'en exemptent. Différents facteurs expliquant la persistance des inégalités de genre en matière de care ont été identifiés par les chercheures en sciences sociales.

126 LEs FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME ET DU CAPITAIJSME •

1 Naïma Hamrouni 1

Panni ces facteurs, citons la socialisation dans des rôles de genre (Belotti, 197 4) ; la persistance des formes de discrimination désormais moins directes que systémiques envers les femmes sur le marché de 1' emploi (Valian, 1998) ; les arrangements politiques et institutionnels en matière de famille et de vieillesse (les congés parentaux, les congés de compassion et les temps partiels) qui, loin d'être neutres, jouent systématiquement en la défaveur des femmes, facilitant pour elles surtout l'articulation entre un emploi moins rémunéré sur le marché et les tâches non rémunérées dans la famille (Bergmann, 1998 ; Junter-Loiseau, 1999) ; l'idéologie de genre qui applique une pénalité salariale au care, en supposant que l'ouvrage est en partie compensé par la reconnaissance et l'affection témoignée en retour, renforçant du même coup l'iniquité salariale (England, Budig et Folbre, 1999) ; la persistance de la répartition inégalitaire des tâches do-mestiques et des responsabilités familiales entre conjoints de sexe opposé dans la famille (Méda, 2008 ; Okin, 2008). Les inégalités sur le marché de l'emploi et dans la famille sont souvent traitées comme deux phénomènes indépendants dans les recherches menées en sociologie, et les différentes approches visant à expliquer la persistance de ces inégalités dans nos socié-tés post-droits civils sont le plus souvent vues comme appartenant à des écoles de pensée en concurrence (Cohen, 2004: 240). Comme le suggèrent toutefois Méda (2008) et Okin (2008 : 318), il est plus profitable pour la pensée féministe de concevoir ces inégalités comme des phénomènes qui se renforcent et s'aggravent l'un l'autre de manière si.ructurelle de telle façon que les femmes soient tenues à l'écart des positions sociales de pou-voir dans l'univers de la vie publique et maintenues dans des rôles de soins accaparants qui renforcent leur dépendance dans la famille. Tous ces fac-teurs contraignent la liberté d'action des femmes et réduisent l'horizon des opportunités qui s'offrent à elles. Ils constituent autant de barreaux d'une même cage qui fonctionnent structurellement de manière à renfermer les femmes dans la réalité sans issue des soins 11 • Parce que tout conspire à les orienter vers des professions de soins ou des fonctions subalternes moins bien rémunérées que les emplois traditionnellement masculins sur le mar-ché, elles auront un incitatif supplémentaire pour s'en retirer afin de se charger des responsabilités familiales, le choix rationnel commandant que le membre du couple percevant un salaire moindre se sacrifie. Inversement, l'assignation aux soins non payés et accaparants dans la famille, et l'orga-nisation du marché de l'emploi qui rend difficile la véritable conciliation emploi-famille, les entraîne à renoncer aux promotions et aux emplois im-pliquant de hautes responsabilités, détenant plus de pouvoir décisionnel, mais exigeant une dévotion extrême en termes de temps incompatible avec les responsabilités de care. Ce phénomène structurel renvoie à ce que des féministes ont appelé la « double exploitation » des femmes : sous-payées

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SotmR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 127

1 Prise en charge familiale des personnès âgées. Gare, genre et pouvoir 1

sur le marché de 1' emploi ; impayées dans la famille, et vice versa. En ce sens, lorsque des penseurs politiques ou économiques parlent d'un« libre choix» posé par les aidantes, il est requis que nous nous le représentions sur 1' arrière-fond des processus qui renforcent structurellement les inéga-lités de genre. Non seulement ces différentes contraintes sociales, familiales, institution-nelles et politiques orientent-elles les femmes vers la prise en charge fami-liale, mais la nature même de la relation établie entre l'aidant et la personne vulnérable dont il a la charge contribue à sceller pour de bon leur enga-gement à titre d'aidante. Selon la penseure du care Eva Feder Kittay, le modèle volontariste privilégié par les penseurs politiques et économiques contractualistes, suivant lequel les obligations mqrales entre deux per-sonnes sont contractées librement et où chaque partie est libre d'honorer ou de rompre son engagement, ne tient plus lorsqu'il s'agit d'analyser les responsabilités qui existent entre l'aidante et l'aidé (Kittay, 1999 : 63). En opposition à ce qui est supposé à l'intérieur du modèle volontariste, Kittay suggère que certaines obligations s'imposent parfois aux sujets au sein de relations spéciales (relations amoureuses, familiales ou amicales), obligations morales auxquelles les proches ne peuvent se soustraire et qui peuvent ne pas avoir été volontairement contractées (Kittay, 1999 : 53). Selon elle, les proches aidantes répondent à un besoin d'assistance mani-festé par un membre de la famille souffrant d'une vulnérabilité particu-lière, et c'est en vertu du lien intime qui est établi auparavant entre la personne vulnérable en tant que sujet particulier et l'aidante en tant qu'elle est la personne de son entourage qui est à ce moment la mieux placée pour satisfaire ces besoins, que cette dernière a, selon Kittay, l'obligation mo-rale de soutenir son·proche et de veiller à la satisfaction de ses besoins. Cette obligation lui revient personnellement et elle n'a pas, en ce sens, été contractée volontairement et explicitement. Dans deux articles abondam-ment documentés, signés respectivement par Emily K. Abel (1990: 68) et Agneta Stark (2005 : 10), les auteures soulignent que, contrairement à la prise en charge et 1' éducation des enfants qui fait 1' objet d'un choix (ou du moins est-il permis de le croire à notre époque où les technologies reproductives et les moyens de contraception rendent au moins formel-lement possible une telle liberté de choix), l'obligation de prendre soin d'un proche âgé survient le plus souvent de manière précipitée et inatten-due, suite à une maladie associée au vieillissement, mais qui aurait aussi pu ne jamais survenir. La situation de vulnérabilité de la personne aidée, vulnérabilité vis-à-vis de son donneur de soin, ainsi que la relation d'atta-chement qui s'est tissée au fil du temps entre l'aidé et l'aidante, rendent la « sortie » de la relation et le renoncement à l'obligation de « prendre soin » qui se présente soit moralement condamnable, soit émotionnellement très

128 LES FAUSSES BONNES IDÉES FOUR LES FEMMES. SORflR DU SEXISME El' DU CAPITALISME

If: Naïma Hamrouni Il

difficile pour les deux personnes impliquées dans la relation. C'est la vul-nérabilité particulière des personnes concernées et le caractère moralement condamnable de la fuite qui explique généralement pourquoi le personnel soignant des établissements de santé (les infirmières, par exemple) ne se permet pas de, ou n'est pas autorisé à, faire la grève et qu'il ne jouit ainsi que d'un pouvoir de négociation relativement plus limité. L'option de se retirer de la relation et de ne plus soigner, s'engager, se préoccuper ou se soucier (not to care) n'est généralement pas une« alternative opération-nelle», particulièrement lorsque le bien-être d'une personne est enjeu, de surcroît si un attachement émotionnel nous unit spécialement à cette per-sonne (Himmelweit, 1995: 9). La portée de la liberté de la proche aidante est donc réduite par l'obligation morale qui la lie à l'aidé et à laquelle elle ne peut pas simplement se dérober. Les aidantes deviennent avec le temps, comme l'évoque l'éloquente métaphore employée par Nancy Folbre, «les prisonnières de l'amour» (Folbre, 2001 : 38-41). C'est en ce sens que doit être comprise l'idée soutenue par des philosophes politiques féministes (Kittay, 1999 : 99 ; Anderson, 1999 : 298) et des économistes féministes (Jochimsen, 2003 : 235 ; Himmelweit, 1995 : 9 ; Folbre, 1997) suivant laquelle le care n'est pas un« choix» au sens contractualiste traditionnel du terme. Non seulement une dépendance de premier ordre lie l'aidé à l'aidante et vice versa, dépendance qui rend l'éventualité d'une rupture ou d'une fuite moralement problématique et l'obligation de donner des soins moralement impérieuse, mais en raison de la nature non économique de son ouvrage, la proche aidante qui œuvre pour ainsi dire bénévolement voit s' accen-tuer sa dépendance vis-à-vis d'une tierce personne qui tiendrait le rôle de pourvoyeuse. Cette dépendance de l'aidante vis-à-vis du pourvoyeur est « secondaire» : parce qu'un être humain dépend d'elle, elle dépend d'un autre (Kittay, 1999: 46-47). Dans une telle situation de dépendance, lorsque les moyens de subsistance hors du concubinage ou du mariage deviennent inconcevables, la possibilité de la séparation ou du divorce devient pratiquement inexistante12 • Et lorsque la capacité réelle de se sous-traire à une relation est menacée, comme c'est souvent le cas au sein de mariages construits selon un modèle patriarcal (marqué par des disparités de pouvoir qui se traduisent par une division sexuée des rôles d' aidants et de pourvoyeurs13), le pouvoir décisionnel et de négociation est affaibli, la capacité d'exprimer ses insatisfactions amoindrie, et la femme est plus sus-ceptible de souffrir d'abus psychologiques, physiques ou sexuels (Kittay, 1999: 41; Okin,2008: chap. 6). Si la personne âgée vulnérable fait l'expé-rience d'une dépendance de premier ordre vis-à-vis de son aidante dont les actions ou les inactions peuvent avoir des conséquences déterminantes sur sa santé et son bien-être, l' aidante est à son tour placée dans une situation

BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME ET DU

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

de« dépendance secondaire» où elle-même dépend d'un pourvoyeur si elle veut être en mesure de demeurer au foyer pour assister la personne dont elle a la charge14• En somme, l'asymétrie des pouvoirs qui caractérise fondamentalement la relation qui existe entre la proche aidante qui dis-pense les soins et le bénéficiaire qui les reçoit d'une part, et entre la proche aidante et un conjoint pourvoyeur d'autre part, restreint sa liberté de pour-suivre ses propres intérêts et accentue sa vulnérabilité face à l'exploitation et à l'oppression. Dans un contexte inégalitaire où les femmes sont toujours défavorisées sur le marché de l'emploi et se voient attribuer, en raison de nombreuses contraintes énumérées plus haut, une part plus importante des responsabi-lités familiales et domestiques, la mise en place de la politique des soins à domicile aura eu pour effet d'augmenter la proportion de femmes qui assument cette fonction non payée dans la famille. Et en raison de la nature du lien entre l' aidante et la personne vulnérable, et de la dépendance secon-daire que cette relation entraîne, une fois l'engagement envers cette der-nière pris, il est improbable qu'un renoncement de la part de l'aidante sur-vienne ultérieurement. La situation est, en un sens éminemment concrète et à peu de chose près, sans issue.

Le care à l'intersection du ·genre, de la classe, de la race et de l'appartenance nationale Reléguer à des employées domestiques l'ouvrage de care qui leur serait autrement attribué se présente à plusieurs femmes blanches occidentales appartenant de par leur alliance de classe et d'appartenance nationale aux franges de la population plus privilégiées, comme l'une des issues les plus accessibles et généralement adniises -même si excessivement problé-matique au plan de l'éthique féministe. Les analyses données des enjeux entourant le care ont trop souvent fait fi de cette réalité qu'est la division du travail entre les femmes et des rapports sociaux et raciaux de domination qui la rendent possible. Cette omission signale ce que la féministe et poète radicale Adrienne Rich a qualifié de «solipsisme blanc »15 , qui consiste à avoir hissé au rang d'universel l' expé,. rience des femmes blanches aisées et éduquées (celles qui, étant libérées de certains aspects du care, ont le loisir de théoriser sur lui, de faire de la théorie féministe16). Le groupe ''femme'' alors représenté par cette ''élite'' et dépeint comme homogène a cet effet d'exclure d'entrée de jeu la voix des femmes dont l'expérience quotidienne de l'oppression ne correspond ,Pas à celle des femmes blanches privilégiées et gomme aussitôt les rapports de domination qui existent entre les femmes. Or, si toutes les femmes, en vertu du hasard de leur appartenance de genre, sont concernées par le care

130 LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SoimR DU SEXISME ET DU CAPITAIJSME

1 Naïma Hamrouni Il

d'une manière ou d'une autre;« toutes n'effectuent pas les mêmes tâches ni ne bénéficient des mêmes ,rétributions "matérielles ou symboliques en contrepartie», comme le remarque Elsa Dorlin (Dorlin, 2005: 89). Cette réalité est doublement invisibilisée lorsqu'on considère le care comme un tout, c'est-à-dire en ne tenant pas compte de son caractère multidimen-sionnel et des distinctions importantes qui ont été tracées entre les aspects émotionnels, moraux et strictement techniques qui sont impliqués. Le croi-sement de ces deux regards laisse émerger une réalité autrement masquée : les femmes alliées aux classes supérieures s'exonèrent, en les reléguant aux femmes les plus défavorisées au plan socioéconomique, aux femmes noires et aux· migrantes, des responsabilités de care les plus techniques et physiquement éprouvantes (le ménage, le lavage, la cuisine, le bain au malade, l'accompagnement aux toilettes, les soins d'hygiène corporelle, etc.), de sorte que suffisamment de temps soit libéré pour qu'elles puissent se consacrer aux activités du care qui impliquent les aspects relationnels, émotionnels, psychologiques et moraux les plus agréables et valorisants (écoute attentive, discussion, soutien psychologique et moral, accompa-gnement aux rendez-vous, etc.). A voir à leur disposition des « aides domes-tiques » fournies par l'État fait d'ailleurs partie des requêtes des aidantes 17 •

De surcroît, dans le contexte mondialisé contemporain, marqué par des inégalités de richesses criantes entre les pays et une hypermobilité de la main-d'œuvre féminine à l'échelle mondiale, les États du Sud fournissent aux citoyens des États du Nord18 des donneuses de soins migrantes au ra-bais19. La nature même de l'emploi de la travailleuse du care étrangère à la charge d'un employeur dans le cadre domestique (emploi caractérisé par un isolement, des conditions précaires, une faible rémunération, de longues heures de travail, des sorties limitées et facilement contrôlables), facilite la perpétration d'abus de la part des employeurs. Cette vulnérabilité est aug-mentée si elles vivent dans des conditions d'illégalité20• Parce que le care est un enjeu genré, mais qui s'articule aussi à une division des pouvoirs suivant les lignes de la classe, de la race et de l'appartenance nationale, les enjeux qui l'entourent ne peuvent plus être pensés dans le cadre limité des rapports de genre à l'intérieur de la famille, ou des rapports de classes à l'intérieur des frontières de l'État-nation. Ils ne peuvent pas non plus être pensés comme étant une affaire strictement personnelle ou une affaire de décisions de couple qui n'affecterait que ses seuls membres. Ils doivent être analysés en tant qu'ils s'inscrivent dans le ccntexte global de la mon-dialisation néolibérale qui produit et reproduit de nouvelles formes d'iné-galités non plus seulement entre les hommes et les femmes, mais entre les femmes elles-mêmes. La réflexion féministe contemporaine qui ferait fi des formes de domination amplifiées et particularisées à l'intersection de la classe, de la race ou .del' origine nationale aurait en ce sens à répondre de

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SOKrIR DU SEXISME Er DU CAPITALISME 131

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

la désolidarisation à laquelle elle mène ultimement. L'enjeu du care n'est pas que familial, social ou national : il est global. Et les stratégies poli-tiques auxquelles nous devons réfléchir pour y répondre ainsi que l'éthique féministe à laquelle nous devons nous obliger doivent être à la hauteur de l'ampleur de cette crise. ·

Les requêtes de reconnaissance de la contribution des aidantes et des arguments qui les appuient Une stratégie qui se présente aux femmes aidantes parallèlement à celle de la relégation consiste à revendiquer une rétribution pour elles-mêmes en échange de leur ouvrage. Grâce à l'engagement de la porte-parole des proches aidants du Québec, l'artiste et aidante Chloé Ste-Marie, un cahier de propositions rédigé par le Réseau des aidants a été déposé aux instances gouvernementales provinciale et fédérale (Réseau des aidants, 2007). Trois requêtes ont été mises en évidence : « un soutien financier prenant la forme d'une rétribution équivalente pour les aidants à celle que reçoivent les familles d'accueil ; une mesure fiscale visant à compenser le bénévolat effectué pour aider les aidants ou une reconnaissance fiscale du temps de ce type de bénévolat ; une campagne de valorisation du soutien à domicile et du bénévolat effectué dans ce cadre» (Réseau des aidants, 2007: 8). La question qui se pose est la suivante : la stratégie de la rétribution est-elle compatible avec l'égalité réelle des femmes ? Si, jusqu'à tout récemment, à l'intérieur de certains cercles intellectuels. non féministes, la question de l'assistance fournie dans le cadre familial était traitée comme une affaire privée devant être assumée par les aidantes seules, la plupart des penseurs politiques y voient à l'heure actuelle un véritable enjeu de nature sociale. Cette prise de conscience est au moins partiellement attribuable aux arguments élaborés par des philosophes politiques égalitaristes et des économistes féministes au cours des années quatre-vingt-dix et deux mille en faveur de la prise en compte de l'impor-tance de l'ouvrage historiquement confié aux femmes, de l'éducation des enfants aux soins des personnes âgées malades. L'argument essentiel en la faveur de la reconnaissance économique des aidantes se retrouve entre autres dans les travaux d'Elizabeth Anderson (1999), Nancy Guberman (2003), Nancy Folbre (1994; 1997) et Angelika Krebs (1998). Il consiste à mettre en évidence les répercussions publiques positives, l'apport à la fois social et économique (et non seulement privé) que représente l'engage-ment des aidantes auprès d'un proche vulnérable. Suivant cette approche, le travail des aidantes a u11e valeur économique et les aidantes soulagent le système public de la santé de coûts faramineux tout en lui permettant de réaliser une épargne significative. Basé sur la méthode du coüt de rem-

132 LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMFS. SORTIR DU SEXISME El' DU CAPITALISME

rouni m

placement en économie (c'est-à-dire le' salaire ·qui serait versé à un em-ployé du réseau public de la santé pouiune:tâche similaire), la valeur de la contribution des aidantes informelles,auQuébec seulement, serait estimée à plus de cent trente millions d'heures travaillées, pour un total de plus de cinq milliards de dollars canadiens. par année21 • Sous cette approche, leur ouvrage est ainsi vu comme indispensable : si, du jour au lendemain, les aidantes se déclaraient en grève, la société serait forcée de confier ces tâches à des travailleurs salariés (Krebs, 1999: 189)22•

Cet argument, mis en avant par des philosophes politiques et des écono-mistes féministes, comporte certainement un potentiel critique fécond. Il met en évidence les biais masculins dans la constitution des connaissances en science de l'économie, biais notamment présents dans la détermination et la légitimation des critères d'identification des activités qui comptent comme du travail ou pas. Il donne à comprendre que les critères modernes de définition du travail ont été déterminés en l'absence des femmes de manière à ce que soit d'emblée disqualifiée et exclue de cette catégorie leur contribution. Leur approche vient brouiller les frontières entre le travail productif et improductif, le privé et le public, le familial et l'économique, les hommes et les femmes, et déconstruire le mythe de la contradiction entre l'amour et l'argent. Nous pourrions d'ailleurs penser que l'expression choisie par nombre d'auteures pour référer au care («travail d'amour» (Guberman, 2003 : 191), «travail de l'amour» (Krebs, 1999), «ouvrage de l'amour » (Kittay, 1999)) vise précisément à surmonter cette contradic-tion idéologique. Par là, le care est dé-sentimentalisé: il n'est plus seule-ment qu'une forme d'attachement, de sollicitude ou d'amour n'exigeant rien en retour, mais aussi une activité, une œuvre, un travail. En tant que tel, il n'est plus, en principe, justifié qu'il soit une prérogative féminine et on peut légitimement réclamer son partage égalitaire. Si ces arguments paraissent à première vue tranchants, il convient toutefois de les examiner de plus près avant de s'en laisser convaincre.

Contre la rétribution Ce n'est pas un hasard si les diverses mesures de compensation ou de rétri-bution du care (que ce soit sous la forme d'allocation familiale, de congés payés, de crédits d'impôt remboursables, etc.) sont ramenées dans le dis-cours politique à notre époque où il s'agit de réinterpréter toute dépense de l'État social en matière d'éducation, de santé et de services sociaux en termes de retour sur l'investissement. Les nombreuses et lourdes réformes de l'État social engagées depuis le début des années quatre-vingt à l'inté-rieur du nouveau « paradigme de la politique sociale comme investisse-ment» (Cantillon et Van Lancker, 2011) sont d'ailleurs fondées sur cette

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SOIUIR DU SEXISME Er DU CAPITALISME 133

1 Prise en charg(! familiale des persorlnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

idée d'un retour sur l'investissement. Sous cette perspective, si la protec-tion sociale peut désormais s'étendre à celles qui prennent soin des enfants et les éduquent par exemple, c'est parce que leur travail représente non plus une pure perte, un investissement freinant la croissance et ne comptant pour rien23 , mais qu'il a été réinterprété comme un travail indispensable à la reproduction et à l'entretien de la main-d' œuvre, un investissement dans le capital humain duquel on peut en retour espérer des gains importants. C'est d'ailleurs deven1;1 l'un des« métiers de femme» que le« métier de mère», comme l'évoque l'analyse d'Irène Jonas24• Si les aidantes, comme les mères, fournissent une contribution productive à la société, elles doivent recevoir leur part du surplus de la coopération sociale en échange. Mais là est bien tout le problème : la comparaison entre les mères et les aidantes ne tient pas. Si nous suivions cette logique de l'investissement dans le capital

. humain, il deviendrait rapidement difficile de mettre en évidence la valeur de l'accompagnement des personnes âgées dépendantes, qui ne représen-tent plus une force de travail vigoureuse au service du capital. L'argument de la productivité ou de l'utilité sociale de l'assistance aux personnes âgées peut en ce sens éventuellement se retourner contre celles qui l'invoquent. C'est là que la référence à la distinction entre les soins de longue durée pour les personnes· âgées en fin de vie et les soins curatifs ou de réhabilitation devient aussi désarmante : là où les soins curatifs visent à l'amélioration de la condition de santé du travailleur qui pourra par la suite réintégrer la force de travail et relancer sa consommation, les soins de longue durée ne visent qu'à assister et soulager des personnes âgées en perte d'autonomie dont l'état de santé général n'ira qu'en se détériorant toujours davantage. Ces personnes beaucoup plus vulnérables et qui, sur le strict plan économique, représentent plus de coûts que de gains potentiels, seraient inévitablement laissées pour compte sous un tel paradigme. En ce sens, c'est bien plutôt la primauté accordée à la productivité dans nos sociétés qui devrait être questionnée. Malgré leurs efforts pour développer un modèle économique alternatif arti-culé autour de la reconnaissance de la valeur du care, il apparaît que les tenants de l'argument de la valeur économique du soutien aux aidantes se sont, au moins en partie, pliées aux diktats de la théorie économique domi-nante qui ne tient pour valable que le seul travail réalisé dans une visée de croissance économique, une théorie dont les prémisses sont de plus en plus contestées précisément pour la place centrale, et démesurée, qui est accordée à la production et à la croissance dans un contexte où les ravages résultant de la pression humaine exercée sur l'environnement et la vie en général (celles des humains comme des animaux non humains) attirent de

,plus en plus l'attention publique. Les arguments en faveur de la rétribution des aidants issus de la philosophie féministe libérale et del' économie fémi-

134 LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SOIITIR DU SEXISME Er DU CAPITALISME

a Hamrouni Ill

niste, deux courants qui se présentaient au départ comme des critiques des paradigmes dominants articulés autour de la théorie du choix rationnel, ne remettent jamais véritablement en question le paradigme capitaliste. Faute de développer un langage conceptuel qui leur est véritablement propre, les philosophes politiques et économistes féministes citées plus haut échouent dans le développement d'une approche des enjeux entourant la prise en charge des personnes vulnérables qui agirait comme un contrepoids face au pouvoir dominant du paradigme de la production. En conséquence, elles font valoir un argument en la faveur de la rétribution des aidantes qui, s'il pouvait être valable en ce qui concerne les enfants « produits » par les femmes, échouerait néanmoins, selon leurs propres critères, à faire valoir l'importance cruciale de l'assistance offerte aux personnes âgées. Un second aspect de la position adoptée par les défenseures politiques et les économistes féministes qui soutiennent la rétribution des aidantes pose problème. Leur argument suppose que la reconnaissance de l'utilité écono-mique de cette contribution et sa rémunération suffiraient à rehausser le sta-tut des aidantes. C'est toutefois supposer que la dévalorisation del' ouvrage des femmes va de pair avec sa non-reconnaissance comme travail productif et son absence de rémunération, et non avec son empreinte féminine, avec le fait qu'il est accompli par des femmes dans un contexte de disparités de pouvoir de manière à les maintenir dans des rôles de services. Est-ce que la reconnaisse sociale est réellement rattachée à la productivité du travail ou au salaire qui est perçu par le travailleur? En d'autres termes,

que le care redéfini à titre de travail productif réclamant une paie en retour serait automatiquement revalorisé socialement? L'analyse que j'ai menée ailleurs au sujet de la genèse de la dichotomie travail productif/tra-vail non productif, depuis son usage au XVIIIe siècle d'abord chez les phy-siocrates puis chez Adam Smith, a permis de révéler que le travail de care des femmes n'avait pas été historiquement méprisé et sous-évalué parce que qualifié et jugé improductif (Hamrouni, 2011). En effet, la dichotomie travail productif/travail non productif n'a jamais été genrée : le travail des médecins, des avocats, des gens de lettres et des gens de lois, des artistes comme des militaires, essentiellement accaparé par des hommes était aussi considéré improductif à l'époque où ces catégories étaient encore en usage. Or, certaines de ces professions (pourtant considérées comme improductives) faisaient partie des occupations les plus estimées sociale-ment, les mieux rétribuées et elles étaient à cette époque l'apanage d'une certaine élite masculine. Le travail improductif des hommes était estimé ; le travail improductif des femmes était dénigré. Cela laisse penser que si le travail de care fut historiquement tenu dans le mépris, c'est non pas en raison de son improductivité ou de son manque d'utilité sociale. C'est bien plutôt parce qu'il fut associé aux femmes, à la féminité, à tout ce qui dans

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SOR!'IR DU SEXISME Er DU CAPITALISME 135

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Gare, genre et pouvoir 1

la tradition culturelle occidentale s'y rattache et doit être impérativement repoussé, refoulé, jusque dans la sphère privée : les émotions et le corps, surtout lorsqu'il s'agit d'un corps fragile, vulnérable, vieillissant, malade, tordu, avachi, mourant. Ainsi, nous ne devrions sans doute pas, en tant que féministes, chercher à faire valoir la productivité du care, puisque sa reconnaissance sociale ne dépend ultimement pas de sa productivité. Nous devrions nous atteler à défaire la domination, c'est-à-dire à démasquer puis démanteler les processus structurels à travers lesquels des contraintes ins-titutionnelles contribuent à tenir les femmes dans des positions de services de soins, à l'écart de la participation active à la définition du monde dans lequel elles ont jusqu'ici été projetées par défaut sans leur accord préa-lable, à la définition de ses règles de fonctionnement et des valeurs qui s'y incarnent. D'autres arguments favorables à une rétribution des aidantes peuvent certes être formulés, mais ils ne résistent pas longtemps à l'examen. Certains sug-gèrent, par exemple, qu'en réduisant la pauvreté des femmes aidantes, la rémunération réduirait du même coup leur vulnérabilité et préviendrait les risques associés à la dépendance vis-à-vis d'un conjoint qui peuvent en découler. La rétribution, si elle était assez généreuse, serait la seule chose qui puisse donner à ces femmes la capacité réelle, et non plus seulement formelle, de divorcer. Cet argument, pour être convaincant, doit néanmoins supposer que le salaire accordé aux femmes serait suffisamment élevé pour que l'équilibre de pouvoir puisse être rétabli entre l' aidante et le pour-voyeur, ce qui est loin d'être probable. Même en faisant l'hypothèse qu'il soit suffisamment généreux, ce serait ignorer trois faits. D'abord, les désé-quilibres de pouvoir ne se fondent pas que sur le seul plan matériel du salaire, mais aussi gur le plan culturel et le plan du statut. Ensuite, la nature même de l'engagement moral de l'aidante face à la personne aimée vulné-rable (voir section 1) restreint sa capacité à se soustraire à cet engagement et à renoncer à « prendre soin », et cette capacité ne serait pas augmen-tée significativement par une paie. Enfin, l'isolement qui caractérise la vie quotidienne des aidantes (le manque de contact avec l'extérieur, la difficul-té à tisser et entretenir des relations hors de la sphère domestique, la nature accaparante de l'assistance, l'espace physique restreint à l'intérieur duquel sa tâche la confine qui se résume souvent au va et vient entre la maison et l'hôpital), réduit sa capacité à participer à d'autres activités qui relèvent des sphères de la vie politique, économique et sociale, et cela, même si elle percevait un salaire. Le« malaise sans nom» souffert par les femmes au foyer que dénonçait avec tant de verve et d'éloquence l'écrivaine et fémi-

iste libérale Betty Friedan dans La, femme mystifiée (1964) au début des nnées soixante aurait-il été soulagé si elles avaient été payées pour rester emmes au foyer ?

136 1Es FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME Er DU CAPITALlSME

1 Naïma Hamrouni Ill

On peut relever un autre argument en faveur de la rétribution des aidantes, plus convaincant à première vue, peut•être parce qu'il concerne moins le bien-être des aidantes elles-mêmes què celui des personnes âgées assistées. Le paiement des proches aidantes faciliterait, selon certaines sociologues du travail (Guberman, 2003: 193, par exemple), l'établissement d'un rap-port plus égalitaire entre la donneuse et le récipiendaire de soins, la relation étant, par le paiement, transformée en transaction marchande contractua-lisée (une paie contre des services à rendre). La rétribution pourrait ainsi avoir cet effet plus que bénéfique de diminuer les risques d'abus à l'égard des personnes âgées qui se retrouvent autrement dans une situation de to-tale dépendance vis-à-vis de leur aidante (Guberman, 2003 : 193). En effet, à partir du moment où l' aidante est rémunérée en échange de la réalisation d'une tâche précise, l'organisme qui octroie le paiement devra s'assurer que le travail sera accompli conformément aux termes fixés par le contrat et quel' aidé aura reçu les soins requis dans des conditions adéquates. Mais c'est là prétendre qu'une totale dé-privatisation de la famille sera non seu-lement possible, mais désirable. C'est supposer que l'intrusion dans la vie privée des aidantes et des personnes qu'elles ont à charge fasse l'objet d'un consentement des deux parties, afin que soient examinés, vérifiés, scru-tés les soins prodigués, l'attention et l'affection témoignées. C'est surtout faire comme si la confiance entre deux proches pouvait se fonder sur un rapport économique - et ignorer que l'introduction d'un tel rapport mar-chand contractualisé risque bien plutôt d'éveiller les soupçons et d'effriter la confiance mutuelle plutôt que de la restaurer. Enfin, la dernière faiblesse de cette proposition de contractualisation de ce rapport aidante-aidé via le paiement de la première par le second est qu'elle présuppose la liberté de choix de part et d'autre: on entre librement dans un contrat et on dispose des ressources pour le rompre lorsque l'une des deux parties ne respecte pas les termes fixés. Le contrat protège en ce sens les deux parties engagées d'abus éventuels. Or,commeje l'ai déjà soutenu dans la première partie de cet article, c'est précisément le manque de liberté de choix qui fait défaut à la relation aidante-aidé. On ne peut logiquement offrir comme solution à un problème une proposition dont le postulat de départ est que ce problème n'existe pas. Les conditions dans lesquelles se déploie le care dans nos sociétés ne sont le plus souvent ni libres ni heureuses, les femmes étant généralement en-traînées vers la responsabilité d'aidante par absence d'alternatives viables, en raison d'une série de contraintes, notamment institutionnelles et poli-tiques. Il est difficile d'imaginer que la sollicitude, la bienveillance désin-téressée, l'amour tout simplement, motivent avant tout la réalisation d'une tâche qui n'est pas librement choisie. Si l'on souhaite améliorer la qualité des soins informels prodigués et diminuer les risques d'abus à l'endroit

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORI'IR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 137

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Gare, genre et pouvoir 11

des personnes âgées vulnérables, nous avons plus de chance d'atteindre cet objectif si nous repensons les conditions sociales dans lesquelles l'activité de soins informels se déroule de manière à les rendre justes.

Care, genre et pouvoir Lorsqu'elle s'est intéressée de plus près à l'état du débat féministe au milieu des années qm1tre-vingt-dix, la philosophe politique Nancy Fraser (1995) a fait un travail de clarification conceptuelle et de mise en pers-pective remarquable. Suivant son interprétation, les femmes constituent un exemple paradigmatique de ce qu'elle appelle une« collectivité biva-lente», c'est-à-dire une collectivité qui est susceptible de faire l'expérience simultanée d'injustices distributives et d'injustices de reconnaissance, deux types d'injustices se renforçant l'une l'autre. Le redressement de ces injustices appelle toutefois deux remèdes qui sont, en apparence du moins, contradictoires. Le redressement des injustices distributives appelle l'abolition du genre comme catégorie structurant l'économie politique, alors que la correction des injustices de reconnaissance semble impliquer l'affirmation positive d'une différence de genre, la reconnaissance d'une valeur à la spécificité des femmes et une reconnaissance de leur apport singulier à la vie sociale face aux représentations culturelles dénigrantes et dévalorisantes. En d'autres termes, la lutte pour la justice distributive tend à abolir le genre alors que la lutte pour la reconnaissance tend à l'affirmer. Les féministes, préoccupées à la fois par les injustices distributives et de reconnaissance, sont ainsi confrontées à ce qu'elle appelle à juste titre le « dilemme reconnaissance - redistribution »25 • Cette analyse pénétrante permet le conflit entre les partisans de la rétribution des aidantes et ses opposants : ne pas rétribuer les aidantes contribuerait à tenir dans le mépris ce type d'ouvrage et celles qui s'y consacrent (seulement tant que le care est rattaché au genre), mais les rétribuer aurait pour effet pervers de cristalliser, plutôt que de contrer, la division genrée du travail. En ce sens, la reconnaissance pécuniaire des aidantes, qui aurait pu se présenter au départ comme une mesure progressiste visant la promotion de l' éga-lité des sexes apparaît comme un cadeau empoisonné (Bergmann, 1998 ; Méda, 1997)26• Certes, ce risque n'est pas ignoré par les féministes qui se sont ouvertement prononcées en la faveur d'une rétribution aux aidantes (Guberman, 2003 : 196-197 ; Krebs, 1999 : 190 ; Folbre, 2003 : 225). C'est la raison pour laquelle elles présentent la plupart du temps cette reconnais-sance économique comme inséparable de la demande d'une distribution du travail de soins entre les sexes plus égalitaire. Néanmoins, ajouter aux nombreuses contraintes qui pèsent déjà sur les femmes (voir section 1) l'incitatif économique de la rétribution en échange du service d'assistance

138 LEs FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SoRl'IR DU SEXISME Er DU CAPITALISME

Naiina Hamrouni I

et de soins dans la famille suffira bien souvent à les rattacher à la vocation sociale qui leur a été attribuée traditionnellement. La protection sociale est encorè pensée d'après une version adoucie du mo- , dèle pourtant périmé du salaire familial perçu par le chef de famille (jamily wage). Ce modèle est caractéristique de la famille patriarcale moderne, où la femme de la maison est disposée à assumer la plus grande part du care et où l'on attend du chef de famille qu'il travaille sur le marché afin de sub-venir aux besoins de ses membres. Plutôt que de renverser la division gen-rée du travail et de simplifier, pour les femmes, l'accès aux rôles sociaux qu'elles sont désormais en droit d'obtenir, la rétribution aurait pour effet de renforcer cette division, en facilitant, pour le membre de la famille qui perçoit le salaire le moins élevé (la femme le plus souvent), l'articulation entre l'occupation d'une fonction subalterne sous-payée sur le marché et la prise en charge à domicile des responsabilités de soins, quelles qu'elles soient. En ce sens, la critique des mesures de compensation ou de rémuné-ration des aidantes peut s'inscrire dans la lignée des critiques des politiques dites de conciliation travail-famille27 •

Le paiement versé aux aidantes ne suffirait pas qu'à réconcilier les femmes à cette obligation sociale ; il les ferait taire. Étant « payées » pour donner des soins, elles n'auraient bientôt plus de raisons de réagir, de se rassem-bler, et de revendiquer une transformation réelle de la société afin de ne plus être systématiquement réassignées aux tâches de service dans la fa-mille. Leurs éventuelles plaintes seront devenues vaines puisque la justice sera jugée rétablie dès la première allocation versée. L'une des ruses de la domination est qu'elle impose à ses victimes des stratégies de survie (la première étant de demander d'être payées pour se satisfaire du statu quo) qui, en motivant leur consentement, reconduisent leur propre domination. Comme si dans une situation de toute façon désespérée, l'instinct de survie prescrivait d'au moins essayer d'en tirer le meilleur parti économique ; comme si l'espoir avait cédé à la résignation; comme si rien n'était plus possible, que d'être au moins rétribuées pour remplir la fonction que, de toute éternité, le genre, comme système de division du pouvoir, leur avait assigné- sans que ne soient interrogés le.genre, cette assignation première inique, et les criantes inégalités de pouvoir qui l'ont rendue possible et opérante en premier lieu ; surtout, et étrangement, comme si la possibilité de partager avec les hommes ces soins à donner n'existait pas. Le salaire en échange de l'aide aux proches est problématique non seulement parce qu'il approuve la division injuste du travail entre les hommes et les femmes, mais parce qu'il l'empêche même d'être interprétée et critiquée comme telle, c'est-à-dire comme une injustice.

• LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME El' DU CAPITALISME 139

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

Loin de dissocier care et genre, la stratégie de la rétribution des aidantes risque fort de sceller cette alliance historique forgée dans des conditions de domination. Sous la plume des plus ardentes défenseures de l'élargisse-ment de la protection sociale aux mères et aidantes, ces mesures sont jus-tifiées en vertu de ce qui est estimé être leur différence biologique irréduc-tible : certaines des tâches confiées aux femmes ne pourraient simplement pas être partagées à égalité avec les hommes (la maternité, l'accouche-ment, l'allaitement) et doivent en conséquence être financièrement com-pensées pour les coûts qu'elles entraînent. Angelika Krebs, par exemple, redéploie cette logique dans l'article qu'elle consacre à la question (1998). Néanmoins, elle propose aussi de verser une rémunération aux femmes -et à elles seules- qui fournissent ce qu'elle appelle le« travail de l'amour» (work of love), ce dernier n'incluant pas que l'allaitement, mais« tout ce que les femmes font pour les autres à la maison, à partir des occupations telles que préparer les repas, nettoyer la maison, changer les couches des bébés »,jusqu'aux occupations de soins aux enfants, aux handicapés et aux personnes âgées (Krebs, 1998 : 189. Traduction libre). Or, suivant cette logique de la différence (dont la tendance naturaliste devrait être mise en cause, mais c'est une autre question), rien ne peut justifier que l'aide infor-melle ne soit pas partagée à égalité avec les hommes. Le fait qu'un utérus soit logé ou pas dans le corps de l'aidante est tout à fait impertinent à la fourniture de services de soins aux personnes âgées. Et la proposition de ne rétribuer que les femmes qui sont aidantes laisse le lecteur sur la fâcheuse impression que cette rétribution leur est donc due parce que la responsabi-lité des soins aux plus vulnérables leur revient exclusivement à elles. Elle laisse sur la fâcheuse impression que le« travail de l'amour» est toujours une prérogative fén$ine-et que cela n'a pas à être questionné. La posi.,. tion de Krebs relève de ce que la théoricienne du genre Linda Nicholson (1994) qualifie de« fondationnalisme biologique», une position théorique suivant laquelle le genre est la traduction de différences biologiques innées, l'interprétation culturelle et sociale de différences de corps naturelles. Or, le repli sur 1' argument de la contrainte biologiquement ancrée al' effet per-vers de fournir des munitions supplémentaires aux principaux adversaires des féministes. Si, à la limite, cette analyse pouvait être utile pour interpré-ter l'assignation des femmes à l'allaitement obligatoire (quoiqu'une telle analyse n'est absolument pas recommandée), elle reste vouée à l'échec lorsqu'il s'agit d'expliquer pourquoi les femmes sont assignées non seu-lement aux soins de leur progéniture, mais aussi aux soins des personnes âgées qui ne sont pâs que leurs propres parents, mais aussi, dans une très forte proportion, les parents de leurs conjoints. À l'inverse de ce qu'a pro-posé Krebs, n'aurions-nous pas pu songer à verser une rétribution exclusive aux hommes qui prennent en charge cette responsabilité ? Cette rétribution

140 LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORI'IR DU SEXISME El' DU CAPITAIJSME

1 Nai"ma Hamrouni Il

masculine pourrait avoir sur les hottlinesd'effet d'un incitatif pour qu'ils partagent à égalité les tâches traditionnellement assignées aux femmes, en plus de déconstruire le mythe de lafèmme aidante par nature. Les femmes ont traditionnellement"été assignées aux soins, encore davan-tage depuis la modernité, doublement marqùée par la montée fulgurante ducapitalisme industriel et la naissance corrélative de la « famille sentimen-tale » opposée à la sphère marchande, vécue comme un « refuge dans un monde impitoyable» et au sein de laquelle la femme véritable, grâce au don de sollicitude qu'on lui reconnaît, est malgré elle investie de la mission de tenir mari et enfants à l'abri des impératifs de la société marchande im-personnelle et de la dureté des rapports qui s'y jouent. La différence entre la politique qui n'offre aucun soutien économique aux aidantes et celle qui offre un soutien (souvent très faible) est que dans le premier cas, la femme fournit de l'assistance sans récompense alors que dans le dernier cas, on la compense pour qu'elle l'assume. La première situation est peut-être à pre-mière vue, et sous certains aspects, moins pire que la dernière. Mais dans les deux cas, les femmes soignent toujours, et dans le dernier cas, on leur a, par le paiement, retiré la légitimité de revendiquer le contraire. La position occupée par les femmes dans l'organisation du travail ne dé-coule pas plus d'une différence féminine naturelle que d'une différence culturellement inculquée. Elle découle du genre, où le genre ne doit plus être entendu comme le reflet du sexe biologique, ni comme l'équivalent d'une différence, mais compris dans un sens critique, comme« disparités de pouvoir». Comme le revendique, entre autres, Catharine MacKinnon dans Towards a Feminist Theory of the State (1989), le genre doit être compris comme un système social de division du pouvoir. Sous la pers-pective que je mets en avant ici, ce système de division du pouvoir assigne les femmes au care, c'est-à-dire à ces activités qui ont pour but l'entretien, la préservation, la protection et la reproduction de ce qui est déjà-là : les services de soins, mais aussi les services domestiques, de reproduction et sexuels, qui peuvent comporter une dimension émotionnelle de sollicitude, morale d'engagement, et pratique ou instrumentale d'ouvrage ( labeur)28 •

Le rapport au care (qu'on y soit assigné ou qu'on en soit libéré, par le hasard d'une appartenance de genre, de race ou de classe) doit ainsi être compris comme un vecteur fondamental du pouvoir. Il est ce qui condamne celles qui y sont confinées à l'invisibilité du statut de second ordre, à l'ex-ploitation dans l'ombre ; il est ce qui rend possible pour certains, qui en sont libérés parce qu'ils disposent déjà du pouvoir, l'accès à des places limitées d'individus indépendants. L'indépendance à laquelle ils accèdent n'est à la vérité jamais qu'illusoire: la vulnérabilité qui affecte nos existences n'est pas exceptionnelle et tous ont fondamentalement, vitalement, besoin du care d'autrui. De surcroît, personne ne peut prétendre réalistement se sous-

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SOIUIR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 141

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

traire aux rapports infinis d'interdépendance qui rendent possible la vie en société. Mais ceux qui, parmi les plus puissants, se dispensent de la respon-sabilité de fournir le care à autrui alors qu'ils bénéficient eux-mêmes du care des autres ont aussi le pouvoir de nier plus que d'autres cette interdé-pendance fondamentale et la fragilité de leur sort qui la rend nécessaire. En ce sens, leur indépendance n'est pas seulement qu'une illusion: elle est un statut social. Et le care fourni par les femmes est la condition de possibilité matérielle de leur accès à ce statut social, qui se traduit par une existence d'indépendance, aussi illusoire soit-elle. L'argument présenté par Angelika Krebs en faveur de la rétribution des aidantes (1998) est plus complexe et radical que le portrait qui en a été fait jusqu'ici laisse penser. Elle soutient que le« travail de l'amour» des femmes satisfait à chacun des critères de la définition normative du travail donnée par l'économiste Friedrich Kambartel. Il s'agit donc de démon-trer qu'en rendant gradeusement leurs services (de soins, domestiques, sexuels) aux enfants, aux hommes, aux personnes âgées dépendantes, les femmes sont exploitées. Cette exploitation se traduit par un processus de transfert systématique et non réciproque des résultats du travail d'un pre-mier groupe (des femmes) à un second groupe (enfants, aînés et hommes), transfert à travers lequel le statut des subordonnées est reconfirmé alors . que le statut des plus privilégiés est rehaussé, et leur pouvoir décisionnel et les richesses disponibles, augmentés. Suivant son point de vue, ce n'est qu'en accueillant favorablement la proposition d'une reconnaissance éco-nomique de leur ouvrage qu'un terme définitif sera mis à cette exploitation. L'analyse est juste, mais la conclusion fort douteuse. Mettre un terme à 1' exploitation ne demande pas que les travailleuses exploitées se contentent de percevoir un meilleur salaire (quoique ce fût pour certains apôtres du socialisme une première étape nécessaire). Mettre un terme à l'exploitation des femmes exige le renversement des conditions de production/reproduc-tion, l'abolition du genre. À l'heure du virage ambulatoire, la situation à laquelle font face des mil-liers de femmes, qu'elles y répondent par l'engagement ou la fuite, n'est ni un phénomène naturel, ni l'effet anodin du hasard. Elle est le résultat de choix politiques qui s'inscrivent dans une double logique de désinstitutio-nalisation (caractérisée par une réinsertion sociale des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale, des personnes malades et âgées) et de restructuration de la protection sociale (caractérisée notamment par la mise en place de dispositifs favorisant la re-marchandisation de certains types

l, dont tout ce qui relève aujourd'hui des services de proximité)29•

ble logique joue à l'avantage des hommes et en la défaveur des Or, le virage ambulatoire figure trop souvent à titre de prémisse

à la discussion sur la fourniture du care aux personnes âgées, plutôt que

142 LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME Er DU CAPITALlSME

a Hamrouni Il

d'être inis en cause. L'ouvrage récent, et par ailleurs fort instructif, signé par la philosophe et aidante informelle Jennifer Parks sur la question de la prise en charge de la dépendance s'inscrit précisément dans cette tendance qui consiste à tenir la désinstitutionnalisation pour acquis tout en magni-fiant les aspects positifs. Les soins prodigués dans le confort du chez-soi, aux yeux de l'auteure, constituent un mode de prestation« profondément ancré », qui est « inévitable », « ne peut être éliminé » en plus d'être « conforme à la volonté des personnes âgées » qui le préfèrent aux soins reçus en institutions (Parks, 2003: 3). Si les ainés préfèrent effectivement un mode de prestation de soins à domicile, il est moins certain toutefois, contrairement à ce que suggère implicitement Parks, que ces soins soient de meilleure qualité lorsque prodigués par des proches. L'augmentation toujours croissante des cas reportés de violence, d'abus et de négligence envers les aînés jette la lumière sur la face cachée des soins fournis par des proches dans le cadre familial (nous pouvons toutefois penser que ces abus ne sont pas plus fréquents aujourd'hui qu'avant, mais qu'une fois les tabous entourant la violence envers les aînés tombés', les dénonciations et les plaintes ont pu s'exprimer plus librement et les victimes, trouver du soutien. Aussi l'augmentation de la proportion de personnes âgées ayant augmentée ces dernières décennies peut-elle sans doute en partie expli-quer cette hausse )30• De plus, que les aînés préfèrent être accompagnés à la maison n'implique pas que cet accompagnement soit fait par des proches. Des recherches suggèrent en effet qu'une proportion importante de per-sonnes âgées ne veulent tout simplement pas être prises en charge par leurs propres enfants (Stark, 20qs: 29). Dans un document de l'OCDE, il est d'ailleurs suggéré que, compte tenu de cette volonté exprimée par les per-sonnes âgées, la considération d'alternatives aux soins prodigués par des proches, telle que l'option d'être accompagné par des étrangers, devrait au moins se voir accorder une importance égale (Lundsgaard, 2005 : 4). Qu'en est-il, de plus, des aînés ayant besoin d'assistance, mais n'ayant pas d'enfants ? De ceux dont les enfants sont dispersés aux quatre coins du globe ? De ceux qui ne sont pas en bons termes avec eux ? Le carac-tère familialiste de l'orientation vers les soins à domicile suppose l'exis-tence de familles idéalisées, unies et prêtes à assumer cette responsabilité de la façon la plus candide qui soit, à l'heure où les réseaux familiaux dans nos sociétés occidentales libéralisées sont pourtant plus éclatés que jamais. N'aurait-il pas été envisageable de répondre à la volonté des aînés et d'encourager leur prise en charge à domicile tout en revendiquant que celle-ci soit assurée non pas par des membres de la famille, mais par des professionnelles de la santé ?31 Pourquoi ne pas élaborer une réorganisa-tion des soins, à échelle plus humaine, en mettant sur place des coopéra-tives de prise en charge de quartier fondées sur un partage égalitaire et non hiérarchique des rôles ? Pourquoi ne pas mettre en œuvre un « devoir de

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORI'IR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 143

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, pouvoir 1

care obligatoire» pour tout citoyen apte qui franchit le cap des dix-huit ans, service qui se substituerait au service militaire obligatoire qui a été suspendu, comme le suggère la proposition fort séduisante par son audace d'Ingrid Robeyns (2011) ? Je ne veux pas soutenir que toutes ces alterna-tives soient également bonnes. Je veux néanmoins souligner que plusieurs alternatives à la politique des soins à domicile fournis par des femmes sup-posées être « naturellement aidantes » pourraient être envisagées.

Conclusion La désinstitutionnalisation doit figurer parmi les événements marquants du mouvement de backlash antiféministe32• Comme la politicologue Mona Harrington le remarque très justement dans son ouvrage Care and Equality (1999), le problème majeur auquel nous faisons face à l'heure actuelle est que, dans la foulée du mouvement de libération de la femme au cours des années soixante-dix et de leur intégration massive à la force de travail sur le marché de l'emploi, nous n'avons pas su mettre en place une organi-sation des soins qui, en étant respectueuse de l'égalité et de la liberté des femmes, viendrait !le substituer à l'ancien régime injuste qui consistait jusque là à faire des femmes des soignantes et des domestiques à temps plein travaillant gratuitement au service des membres de la famille. Face à la désertion des femmes (les plus privilégiées) de la sphère domestique, l'État a répondu par la désinstitutionalisation. Pourquoi l'augmentation du taux d'activité des femmes, qui était par aille'urs un objectif affiché des po-litiques des États-providence contemporains, n'a-t-elle pas encouragé une radicale réorganisation du marché du travail et de la famille ? Alors que les femmes peinent toujours à atteindre l'égalité de statut dans l'ensemble des sphères de la vie, le démantèlement des structures d'accueil pour les personnes âgées dans un contexte de vieillissement de la population, combiné à de nombreuses contraintes structurelles sociales, culturelles et normatives qui pèsent sur les femmes33 , contribue à les réassigner à cette fonction sociale - celle que le genre, comme système de division sociale du pouvoir, leur a attribué. Ainsi avons-nous laissé se créer, parallèlement à l'État-providence formel un« État-providence invisible »34 grâce auquel une aide informelle est fournie par les femmes à toutes les personnes vul-nérables. Le refus affirmé de la « femme mystifiée » au début des années soixante allait subir une riposte douce, lente, mais sournoise : la création de l'aidante naturelle. L'institutionnalisation du genre compris comme disparités de pouvoir fonctionne de telle sorte que non seulement le statut subalterne de celles qui se trouvent au plus bas de la hiérarchisation de statut soit maintenu, mais qu'il soit maintenu au travers même des "stratégies de résistance';

144 LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME El' DU CAPlTALISME

1 Naïma Hamrouni 1

qu'elles seront amenées à mettre en œuvre pour se soulager des impacts de cette injustice. Parce que la dominatipn est institutionnalisée et le coupable absent, les injustices dont les femmes font l'expérience en viennent à être considérées par elles-mêmes comme l'effet d'un phénomène naturel, par exemple, comme n'étant que la conséquence imprévisible de la maladie d'un parent âgé, et non comme le résultat concret d'une domination struc-turelle institutionnalisée. L'analyse proposée ici autorise un revirement de perspective qui vient inverser ce qui a communément été identifié comme la cause de l'injustice et ce qui a été jugé être son effet. Les femmes ne sont pas dans un premier temps des aidantes par nature qui réclameraient dans un deuxième temps un soutien financier pour mener à bien ce projet de care qu'elles seraient parvenues à embrasser libreroent. C'est bien plutôt parce qu'elles évoluent déjà dans un contexte où la domination est institu-tionnalisée qu'elles seront amenées à devenir aidantes. Sous des conditions de non-domination, les aidantes n'auraient jamais eu à réclamer de soutien à l'État pour pouvoir accomplir les tâches de soins dévalorisées qu'il leur avait au préalable assignées, car dans une société juste, les aidantes n'au-raient jamais existé. Et si le Réseau des aidants doit poursuivre sa lutte au Québec -puisqu'il le doit, assurément- cette lutte doit se fixer une seule fin: que les aidantes s'abolissent elles-mêmes en tant que genre. En ce sens, ce qui est vécu par les aidantes commé un dilemme (soit don-ner des soins et voir sa situation socioéconomique se dégrader, soit donner des soins et être en échange compensées), n'en est pas un. La lutte des aidantes au Québec s'est jusqu'ici limitée à des tentatives, plus ou moins fructueuses, d'amortissement des conséquences économiques qu'a impli-qué le virage vers les soins à domicile pour les femmes. Mais ce faisant, elle a autorisé la société à racheter par l'argent leur assignation sociale aux soins, leur échec à se libérer du care. Et les femmes, par conséquent, restent à leur place, c'est-à-dire la seconde. Dans le contexte occidental contemporain marqué par une montée généralisée de la droite conserva-trice qui s'exprime notamment par l'adoption de politiques d'austérité dans plusieurs pays et une privatisation progressive de secteurs clés, dont ceux de la santé et des services sociaux, entraînant dans le!Jr foulée une informa-lisation grandissante du secteur du care, la question des proches aidantes mérite plus que jamais l'attention soutenue, et vigilante, des féministes.

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 145

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

Notes: 1 Conseil du statut de la femme 2004 : 104 ; Condition féminine Canada 1998 : 7.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux estime que 75% de l'aide dont une personne a besoin est fournie par les proches-aidants (Québec, 2003 : 3).

2 Dans le cadre de cette contribution, je privilégie la notion de care pour désigner l'ouvrage des proches aidantes. Selon l'école de pensée à laquelle elles se rattachent, les féministes ont désigné cet ouvrage en parlant de travail ménager (Dalla Costa et James, 1973), de« care » (Laugier et Paperman 2005), de« sollicitude» (Lanoix, 2008 ; Kymlicka, 2003), de « production sexuelle-affective» (Ferguson et Folbre, 1981), de travail de « préservation du monde et du lien social » (Young, 2005), de «travail d'amour» (Guberman, 2003 ; Krebs, 1998), ouvrage de l'amour» (Kittay, 1999) ou de« travail de reproduction» (O'Brien, 1987). Chacune de ces notions comporte néanmoins le désavantage de réduire care à l'un ou l'autre de ses aspects, qu'il soit moral, émotionnel ou technique. A l'instar des traductrices et des auteures francophones des dernières années, j'emploie sans la traduire la notion de« care »qui veut évoquer à la fois la dimension de pratique des soins, qu'ils soient fournis dans un cadre formel ou institutionnel, la dimension morale de l'engagement à en assumer la responsabilité, et la dimension émotionnelle d'une attention particulière, d'un souci, d'une préoccupation, d'une sollicitude à l'égard d'autrui. Pour plus de détails sur cette compréhension du care, on peut lire Fisher et Tronto (1991 : 40) et Tronto (2009: 14). En ce qui concerne lajustjfication de l'emploi de la notion de« care »en français, voirLaugier etPaperman (2005: 10) et Molinier, Laugier et Paperman (2009). lci,j' emploie de surcroît la notion de care dans un sens éminemment politique, comme vecteur du pouvoir. J'y reviens dans la dernière partie de l'article.

3 Au Canada, 80% rles aidants étaient des femmes au début des années 2000 (Conseil du statut de la femme 2004: 104; Condition féminine Canada 1998: 7; MSSS, 2003 : 3). La proportion était approximativement la même aux États-Unis (Folbre, 2001: 37) et dans la plupart des pays de l'Europe de l'Ouest (Stark, 2005: 17).

4 Conseil du statut de la femme, 2004: 104. 5 Conseil du statut de la femme, 2004: 105 ; Condition féminine Canada, 1998 : 8. 6 Guberman,2003: 187;ASSSM,1999: 37; Condition féminine Canada, 1998: ix,39. 7 Pour de plus amples précisions sur les tâches accomplies par les aidantes, on peut

consulter V anier (2004). 8 L'ouvrage par excellence représentant cette tendance est L 'dme désarmée d' Allan

Bloom, bestseller du début des années quatre-vingt. L'auteur ne veut pas seulement réaffirmer que les femmes sont naturellement faites pour rester à la maison, donner des soins par amour et couvrir les hommes et les enfants de toute leur maternelle sollicitude. Il s'agit en effet surtout d'une critique des mouvements féministes qui, à coup de revendications, seraient coupables de l'érosion de la famille nucléaire moderne et nous auraient plongés dans un déni de la nature aux conséquences catas-trophiques. L'âme désarmée peut à juste titre être classé au sein du mouvement in-tellectuel de backlash antiféministe. Pour une critique féministe élaborée de Bloom, voir Okin (2008 : 84-98) et Nussbaum (1987). Il est aussi la cible d'une critique rapide dans Folbre (1997: 28).

9 Pour une critique féministe de la pensée économique classique et néoclassique, voir également Pujol (1992).

10 C'est également la position à laquelle conduirait l'approche de l'égalité devant 1la fortune du philosophe Erik Rakowski. Suivant cette approche articulée autour

146 LEs FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME ET DU CAPITAUSME

1 Naïma Hamrouni Il

du principe phare de la responSâbilit1MJ1<fü':iduelle pour les coûts de ses propres choix, une société et caractérisée par le pluralisme des visions morales doit appliquer, -de neutralité par rapport à la pluralité des conceptions du bien et des doctrines-morales entretenues par les citoyens et ne doit pas, en conséquence, compenser-les actions et les engagements qui en ré-sulte owski, 1991 : 107). Dans cette optique, la condition de vie des proches aidan i pourrait être désavantageuse à certains égards, serait directement attri-buable à leur propre décision de s'imposer certains sacrifices, dont celui de vivre avec un revenu moindre, mais afin de vivre en cohérence avec leurs valeurs per-sonnelles et leur conception particulière du bien et de la vie bonne. Le choix d'être proche aidante, bien qu'il n'ait pas à être jugé, n'a toutefois pas à être exercé « au détriment de ceux qui ne partagent pas cette même croyance » suivant laquelle prendre en charge des proches fragilisés par la maladie, les limitations du handicap ou la vieillesse, constitue un « devoir moral » (moral duty) incombant à la famille (Rakowski, 1991 : 153. Traduction libre). Ainsi, la justice ne réclame pas qu'on les compense. Des philosophes politiques égalitaristes et sensibles aux questions de genre ont formulé des critiques convaincantes de cette approche. À ce sujet, on peut lire l'excellent article d'Elizabeth Anderson (1999).

11 La métaphore très éloquente de la cage pour illustrer le fonctionnement structurel de l'oppression est développée dans l'ouvrage qui fü beaucoup de bruit à sa sortie, et qui mérite d'être lu et relu, The Politics of Reality, de la féministe séparatiste Marilyn Frye. Le premier chapitre sur l'oppression et son fonctionnement structurel mérite une attention plus particulière (Frye, 1983: 1-16).

12 Je réfère le lecteur intéressé à poursuivre cette réflexion à consulter le chapitre six de l'ouvrage phare et abondamment cité de Susan Moller Okin Justice, genre et famille, dont la traduction française nous est enfin parvenue en 2008, presque vingt ans après la publication originale. Okin s'appuie à la fois sur les travaux sur la vul-nérabilité du philosophe moral Robert E. Goodin et sur ceux del' économiste Albert Hirshmann qui s'est penché sur la capacité/incapacité à s'extraire d'une relation et de jouir de sa pleine liberté d'expression lorsque cette relation est caractérisée par un déséquilibre des pouvoirs, notamment au plan économique.

13 L'expression est d'Okin (2008). 14 On peut en déduire que la présumée « dépendance » des femmes n'a jamais été

fondamentale, naturelle, due à leur faiblesse féminine, contrairement à ce qu'ont traditionnellement prétendu les antiféministes. Cette dépendance a toujours été dérivée de leur assignation à la fonction d'aidante (des enfants, des malades, des aînés) non payée dans la famille (Kittay, 1999: 10). En ce sens, cette dépendance est conditionnée par les rapports sociaux de sexe et n'existe pas en dehors de ces rapports. Il convient de préciser que le type de dépendance secondaire à laquelle fait référence Kittay se produit exclusivement dans les situations où l'aidante a à sa charge un enfant ou un parent et doit compter sur le revenu du conjoint pour sub-venir aux besoins de la famille. Elle ne s'applique généralement pas aux situations où l'aidante s'occuperait de son conjoint, ni au cas où elle serait à la tête d'une famille monoparentale. Dans de telles circonstances, ce n'est pas la dépendance économique vis-à-vis d'un pourvoyeur qui est en cause, mais bien la précarité éco-nomique et, possiblement, la dépendance vis-à-vis d'un soutien offert par l'État social, le patriarcat d'États' étant progressivement substitué au patriarcat privé dans les États-providence contemporains (Brown, 1981 ; Morin, 2009).

15 À ce sujet, on pourra savourer un échantillon des contributions sélectionnées parmi les plus importantes de cette éminente penseure dans un recueil publié en français La contrainte à l'hétérosexualité et autres essais (Rich, 2010).

LEs FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORI'IR DU SEXISME Er DU CAPITALISME 147

1 Prise en charge familiale des personnes dgées. Gare, genre et pouvoir 1

16 À ce sujet, on peut lire l'important article de Lugones et Spelman (1983) qui lança, avec les contributions de penseures du Black feminism (on peut entre autres penser à Angela Davis et bell hooks), la réflexion féministe sur la suprématie blanche et la nécessité d'adopter une approche favorisant l'intersectionnalité.

17 Reconnaissant l'importance du rôle que jouent les proches aidantes dans le main-tien à domicile, le goc:vemement du Québec a déjà franchi un pas significatif vers la satisfaction de certaines de leurs requêtes. Sans être exhaustifs, les services des-tinés aux aidantes comprennent l'aide domestique et les soins d'hygiène, ainsi que le répit ou le baluchonnage (MSSS, 2003). Le« baluchonnage »est un service de répit et d'accompagnement offert aux proches aidantes. On leur accorde plusieurs fois par année de courts séjours dans un centre de répit, lors desquels elles seront remplacées par des aides à domicile. Ce service s'adresse avant tout aux aidantes qui accompagnent une personne souffrant de la maladie d' Alzheimer.

18 Comme le revendique Saskia Sassen (2010 : 27), nous devons employer et com-prendre les termes « Sud » et « Nord » moins dans le sens où ils désigneraient une région géographique naturelle du globe, que dans le sens où ils renvoient à deux ensembles politiques en tant qu'ils sont imbriqués dans des rapports asymétriques de pouvoir.

19 Ce problème des plus complexes ne sera qu'effleuré et présenté dans le cadre limité de cette contribution. Il va néanmoins de soi que les féministes qui s'intéressent au care, comme éthique, politique et économie, ne peuvent plus l'ignorer. Sur cette question, j'invite le lecteur à consulter les contributions percutantes à l'ouvrage de Barbara Ehrenreich et Arlie Hochschild (2003), les travaux extraordinaires de Saskia Sassen (Sassen, 2010; 2002; 2001), la contribution aussi brillante que cin-glante d'Elsa Dorlin (2005), et les travaux rassemblés dans le collectif Le sexe de la mondialisation (Falquet, Hirata, Kergoat et. al., 2010).

20 La vulnérabilité n'est pas qu'accentuée par le statut irrégulier des travailleuses. Les travaux menés par la chercheure au CÉRIUM Eugénie Depatie-Pelletier suggèrent que l'exploitation des travailleurs et travailleuses domestiques au Canada est en quelque sorte entérinée par la loi. Voir à ce sujet la critique formulée au sujet de la récente réforme du ministère de !'Immigration et des Communautés culturelles (Depatie-Pelletier,

21 Danis et LeBrun, 2006 : 24. Il est à noter que cette méthode a toutefois été contestée en raison des estimations trop élevées qu'elle tendait à présenter. D'autres mé-thodes d'estimation existent: la méthode du« remplaçant général», qui se fonde sur le cotlt d'un travailleur domestique qui serait payé pour accomplir ces tâches ; la méthode du « cotlt d'opportunité »,problématique pour les mêmes raisons que la première, qui se fonde sur le salaire que la personne qui est devenue proche aidante gagnerait si elle était restée sur le marché du travail.

22 Cet argument a été couché sur le papier par la féministe et activiste néo-malthu-sienne Nelly Roussel dans L'éternelle sacrifiée (1979), publiée à l'origine en 1906, où elle en appelait à une« grève des utérus». Il frappe encore davantage l'imagi-naire lorsque, à travers les écrits des économistes féministes, les enfants sont pré-sentés comme des« biens publics» (public goods), et les femmes comme celles qui reproduisent, entretiennent, alimentent et soignent la génération future, considérée à titre de capital humain (par exemple, voir Folbre, 2001: 111-113).

23 C'était le cas sous le paradigme de la théorie économique dominante. À ce sujet, on peut consulter la préface et le premier chapitre de l'ouvrage de Folbre (1997). Cette approche différente de l'économie est d'ailleurs perçue par les économistes féministes comme une grande réussite, sinon un important progrès.

148 LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SoimR DU SEXISME Er DU CAPITAUSME

1 Naïma Hamrouni 1

24 Les mères, critique Jonas aveè urlë:éloquence mordante, dans nos sociétés ultraper-formantes, sont appelées à concevoirTéducation de leurs propres enfants comme une« entreprise complexe d'éài'!(:àtion'intensive qui a pour but la formation d'indi-vidus bien élevés, bien équilibrés, bien équipés pour la compétition sur un marché du travail de plus en plus exigeant» (Jonas et Séhiti, 2008 : 41).

25 Cette tension qui subsiste entre les deux projets émancipateurs portés par les fémi-nistes mettrait en lumière le caractère contreproductif de la tendance « affirmative » de la lutte pour la reconnaissance et indiquerait la nécessité d'adopter une politique culturelle « transformative » qui viserait la déconstruction, plutôt que l'affirma-tion, des identités de genre en tant qu'elles sont éonstruites selon une opposition hiérarchique posant la supériorité du pôle masculin et l'infériorité du pôle féminin (Fraser, 1995). En ce qui concerne le cas des proches aidantes, cela laisse supposer que nous devrions plutôt œuvrer à déconstruire l'association culturelle entre les femmes et le care, la sollicitude, l'altruisme par exemple, plutôt que d'affirmer la valeur positive du care en tant qu'il est fourni par des femmes. Je ne m'intéresserai pas ici à cette proposition, mais surtout à la conceptualisation du débat que propose Fraser. Pour cette raison, je ne pourrai rendre pleinement justice à la complexité de sa position.

26 Dominique Méda avance aussi des arguments d'une ,autre nature qui s'inscrivent dans la lignée des philosophes du travail critiques, tel qu'André Gorz (2004). Suivant cette approche, il existerait certains types d'activités (le care, la capacité sexuelle et la capacité reproductrice des femmes par exemple) qui doivent être dis-tinguées du « travail » et qui ont une valeur intrinsèque telle que leur paiement, même par l'État, en reconnaissant leur valeur d'échange, viendrait inéluctablement les dégrader, les avilir. Suivant cette lecture, la rémunération risquerait de convertir une relation spéciale en rapport instrumental et de rompre les liens de solidarité au sein d'une communauté ou les relations affectives entre les membres d'une famille. L'amour et le don sont vus comme les opposés del' argent et de la transaction mar-chande (McCloskey, 1996: 138; Gorz, 2004: 217-218). La demande d'argent est vue comme la plus grande offense qui puisse être faite à l'amour. Les philosophes du travail Méda et Gorz ne sont pas les seuls à s'y opposer pour cette raison. Sur ce point, la pensée d'économistes, de théoriciens critiques, d'antilibéraux comme de libéraux converge étrangement. Et cela devrait être suffisant pour rebuter les féministes, du moins, pour susciter un questionnement. Si la rétribution doit être critiquée, c'est non pas parce qu'elle avilirait les rapports humains, mais parce qu'elle reconduirait la domination. La véritable question n'est donc pas tant de savoir pourquoi l'amour a-t-il historiquement été opposé à l'argent, que celle de savoir à quelles fins les femmes ont-elles été associées à l'amour, au don de soi, à l'altruisme, au care. En d'autres termes, à qui une telle alliance bénéficie-t-elle? La réplique féministe suggère généralement qu'amour et argent ne s'opposent pas et que l'opposition est idéologiquement entretenue de manière à maintenir le statu quo de la domination. Sur ce sujet fascinant, on peut lire Folbre et Nelson (2000) et Nelson et England (2002). La revue féministe américaine Hypatia a consacré un numéro spécial à cette question en 2002.

27 L'emploi même de la notion de « conciliation » peut être à juste titre contesté, comme le fait remarquer Annie Junter-Loiseau (1999). Des travaux récents sur la conciliation emploi-famille rassemblé dans le collectif dirigé par Diane-Gabrielle Tremblay (2005) mettent en évidence les tensions permanentes entre les différents temps de vie pour les femmes (non seulement les responsabilités familiales et les obligations professionnelles, mais aussi les temps de la vie personnelle et ceux ré-servés à la participation citoyenne et à l'engagement social). Autrement dit, derrière

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SOR!'IR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 149

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Gare, genre et pouvoir 1

le terme de« conciliation» se cache en réalité l'idée d'articuler, pour les femmes surtout, le rôle de professionnelle ou d'ouvrière salariée, et le rôle de mère. La vie des hommes n'est jamais que peu affectée par ces politiques. Fréquemment, elle s'en trouve même améliorée: leur femme se prévalant des mesures offertes pour assumer seules les responsabilités familiales et tâches domestiques, ils en sont du même coup libérés. Cette critique paraît fort valable en ce qui a trait à la prise en charge des personnes âgées dépendantes.

28 Il a été spécifié plus haut que toutes les femmes ne sont pas assignées aux mêmes volets du care. De manière générale, les volets émotionnels et éthiques les plus gra-tifiants et visibles sont pris en charge par les femmes privilégiées de par la classe, l'appartenance nationale ou la « race », et les volets les plus techniques, instrumen-taux et accomplis dans l'ombre sont réservés à celles que les aidantes emploieront.

29 Pour une discussion approfondie de cette réorientation politique, voir les travaux importants de Jane Jenson (2001) et de Béa Cantillon et Wim Van Lancker (2011).

30 Des recherches suggèrent que le stress subi par les aidants dans le contexte des soins à domicile est susceptible d'accentuer le risque de négligence ou d'abus en-vers les aînés, qu'ils soient physiques, psychologiques, financiers, sexuels. Voir entre autres Lee (2009) et Bristowe et Collins ( 1988).

31 Cette option de favoriser des soins à domicile réalisés par des professionnelles qua-lifiées et semi-qualifiées suivant les critères actuels (fort contestables) de la quali-fication comporterait aussi des limites. Dans la mesure où l'assistance à domicile serait simplement réalisée par des professionnelles sans que ne soit aboli le genre, elle serait sans doute toujours disproportionnellement féminine et sous-payée. Cette option ne serait jamais que le meilleur du pire, dans la mesure où les ghettos d'em-plois féminins moins bien payés seraient renfloués par cette stratégie. Elle doit donc être envisagée avec prudence, et nuance.

32 La sociologue féministe Francine Descarries (2005 : 147) distingue, comme qua-trième procédé de l'antiféminisme ordinaire, un« féminisme de façade» (expres-sion qu'elle écrit devoir à Mme Véronique Martineau). Le féminisme de façade se manifeste par une réticence à féminiser les expressions du langage ordinaire et une tendance à mettre à l'écart, comme s'ils étaient d'importance secondaire, les revendications et points de vue féministes lorsqu'il s'agit d'enjeux traditionnelle-ment traités par la Gauche comme des enjeux de justice sociale (d'inégalités de classe). Ce quatrième procédé pourrait refléter en partie la tendance antiféministe de certains lobbys gauchistes qui, obnubilés par la question de la «justice sociale» et appuyant (voire imaginant eux-mêmes) les propositions de reconnaissance pécu-niaire des aidants (alors considérés comme un gràupe ayant une classe, mais point de genre), ignorent le caractère profondément genré de l'enjeu et demeurent inca-pables de prévoir que la rétribution risque en même temps de confiner les femmes aux tâches de soins et de soulager du même coup les hommes du poids de cette res-ponsabilité. Peut-être aussi ne l'ignorent-ils pas et l'envisagent-ils avec satisfaction.

33 Pour un rappel de ces contraintes, se reporter à la section 1. 34 Waemess, Karl, et Stain Ringer, 1987, « Women in the welfare state: The case

of formai and informai old-age care », in (Erikson, R. et. al.) The scandinavian model : Weljare states and weljare research, New York : Sharpe, cité in Jenson, 2001: 48.

150 LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME Er DU CAPITALISME

1 Naïma Hamrouni fi

Bibliographie ABEL K., E., Family care of the frail elderly. In ABEL, E. K. et NELSON M. K. (éds),

Circ/es of care: Work and identity in women's lives, Albany, State University of New-York Press, p. 65-91, i990. '

ANDERSON, E., What is the point of equality, Ethics, vol. 109, n° 2, p. 287-337, 1999. BECKER, G., Human capital, effort, and the sexual division of labor, Journal of labor

economics, vol. 3, n° 1 (partie 2), p. S33-S58, 1985. BELOTII, E. G., Du côté des petites filles, Paris, Édition des femmes, 1974. BERGMANN, B., Watch out for family friendly policies, Dollars and Sense, vol. 215,

p. 2, 1998. BERGMANN, B., Becker's theory of the family : Preposterous conclusions, Feminist

Economies, vol. l, n° 1, p. 141-150, 1995. BLOOM, A., L'O.me désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale, Paris, Julliard,

1987. BRISTOWE, E., et COLLINS, J ., Family mediated abuse of non-institutionalized frail elder-

ly men and women living in British Columbia, Journal of eider abuse and neglect, vol. l,n°l,p.45-64,1989.

BROWN, C., Mothers, fathers and children: From private to public patriarchy, Woman and revolution, London, Pluto Press, 1981.

CANTILLON, B., et VAN LANCKER, W., Le paradoxe de l'État d'investissement social: pourquoi la pauvreté n'a-t-elle pas baissé?, Reflets et perspectives de la vie écono-mique, vol. 4, p. 55-73, 2011.

COHEN,P. N., The genderdivision oflabor, Gender & society, vol. 18,n° 2,p. 239-252, 2004.

CONDITION FÉMININE CANADA (éd.), Qui donnera les soins ? Les incidences du virage ambulatoire et des mesures d'économie sociale sur les femmes du Québec, 1998.

CONSEIL DU STATUT DE LA FEMME (éd), Avis : Vers un nouveau contrat social pour l 'éga-lité entre les hommes et les femmes, Québec, 2004.

DALLA CosTA, M., et JAMES, S., Le Pouvoir des Femmes et la Subversion Sociale, Genève, Librairie Adversaire, 1973.

DANIS, G., et LE BRUN, H., Santé et Services Sociaux : Des Aidants Naturels ... ou Surnaturels?, Nouvelles SCQ, p. 24, 2006.

DEPATIE-PELLETIER, E., Federal reform and the silence of abused migrant workers in Canada, Focal Point, 2011.

DESCARRIES, F., L'antifémùüsme ordinaire, Recherches féministes, vol. 18, n° 2, p. 137-151, 2005.

DoRLIN, E., Dark care. De la servitude à la sollicitude, Le souci des autres, Paris, Éditions de ! 'École des Hautes Études en Sciences Sociales, p. 87-97, 2005.

EHRENREICH, B. et HocHsCHILD, A. (dir.), Global woman: nannies, maids, and sex wor-kers in the new economy, New York, Metropolitan Books, 2003.

ENGLAND, P., BuoIG, M., et. al., Wages ofvirtue: The relative pay of care work, Social problems, vol. 49,n° 4,p.455-473,2002.

FALQUET,J.,HrRATA,H.,KERGOAT,D. etal.,Le sexe de la mondialisation. Genre, classe, race et nouvelle division du travail, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2010.

FERGUSON,A., et FoLBRE N ., The unhappy marriage of patriarchy and capitalism, Women and Revolution (L. Sargent), Boston, South End Press, p. 313-338, 1981.

FINEMAN, M. A., The autonomy myth: A theory ofdependency, New-York, The New-York Press, 2004.

LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SoRrIR DU SEXISME ET DU CAPITALISME 151

1 Prise en charge familiale des personnes dgées. Care, genre et pouvoir 1

FoLBRE, N ., et NELSON, J. A., For love or money -or both ? , Journal of economic pers-pectives, vol. 14, n° 4, p.123-140, 2000.

FoLBRE, N., The Invisible Heart: Economies and Family Values, New York, The New Press, 2001.

FoLBRE, N ., De la différence des sexes en économie politique (trad. E. Ochs), Paris, Des femmes, 1997.

FRASER, N ., From redistribution to recognition ? Dilemmas of justice in a 'post-socialist age' ,New Left Review, p. 68- 93, 1995.

FRASER, N ., & GORDON, L,, A genealogy of dependency : Tracing a keyword of the U .S. welfare state, Signs, vol. 19, n° 2, p. 309-336, 1994.

FRIEDAN, B., La Femme Mystifiée, Paris, Gonthier, 1964. PRYE, M., The politics ofreality: essays infeminist theory, New-York, Crossing Press,

1983. GoP.z, A., Métamorphoses du travail : critique de la raison économique, Paris,

Gallimard, 2004. GUBERMAN, N., La rémunération des soins aux proches : Enjeux pour les femmes,

Nouvelles pratiques sociales, vol. 16, n° 1, p. 186-206, 2003. HAMRoUNI, N ., La non reconnaissance du travail des femmes : Smith n'est pas coupable,

Revue de philosophie économique, vol. 12, n° 1, p. 53-89, 2011. liARruNGTON, M., Care and equality : Inventing a new family politics, New-York, Alfred

A. Knopf, 1999. HlMMELWEIT, S:, The discovery of« unpaid work » : The social consequences of the

expansion of« work », Feminist Economies, vol. l, n° 2, p. 1-20, 1995. JoCH1MsEN, M., Integrating vulnerability : On the impact of caring on economic theori-

zing, Toward afeminist philosophy of economics, London, Routledge, p. 231-265, 2003.

JONAS, I. et SÉHILI, D., Les nouvelles images d'Epinal : émancipation ou aliénation fémi-nines ? , Nouvelles Questions Féministes, vol. 27, p. 39-52, 2008.

JuNTER-LoISEAU, A., La notion de conciliation professionnelle et familiale, Les cahiers du genre,n° 24,p. 73-98, 1999.

KmAY,E. F.,Love's lâbor,New-York,Routledge, 1999. KREBs, A., Love at work, Acta analytica, vol.13, n° 20, p. 185-194, 1998. KYMLICKA, W., Les théories de la justice : Une introduction, Paris, La Découverte/

Poche, 2003. LANoIX, M., Sollicitude, dépendance et lien social, Les ateliers de l'éthique, vol. 3, n° 2,

p. 56-71, 2008. LAUGIER, S., et P APERMAN, P., Présentation, Le souci des autres. Ethique et politique du

care, Paris, ÉHESS, p. 9-22, 2005. LEE, M., A path analysis on eider abuse by family caregivers : Applying the ABCX

Model,Journal offamily violence, vol. 24,n° 1, p; 1-9, 2009. LUGONES, M., et SELMAN, E., Have we got a theory for you: Feminist theory, cultural

imperialism and the demand for the 'woman's voice', Hypatia: A journal of femi-nist philosophy, vol. 1, p. 573-581, 1983.

LUNDSGAARD, J.,Ageing, Welfare serviced and municipalities in Finland, OCDE, 2005. McCLOSKEY, D. N., Love and money: A comment on the markets debate, Feminist

economics, vol.2,n°2,p.137-141,1996. MEoA, D., Le temps des femmes, Paris, Champs-Flammarion, 2008.

152 1Es FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SoJmR DU SEXISME ET DU CAPITAilSME

1 Naïma Hamrouni 1

MINISTÈRE DE LA SANTÉ Er DES SERVICES SqCIAux(MSSS), Chez soi: Le premier choix. La politique de soutien à domicile, Québec, 2003.

MoLINIER, P., LAUGIER, S., et PAPERMAN, P., Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, Sensibilité, Responsabilité, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2009.

MORIN, s'., Autorité parentale et patriarcat d'État au Canada, Revue générale de droit, vol. 39, n° 1, p.127-201, 2009.

MoZERE, L., La mondialisation comme arène de «trouvailles accumulées ? In Le sexe de la mondialisation. Genre, classe, race et nouvelle division du travail, Paris, Les Presses de Sciences Po,p.151-184,2010.

NELSON A., J., et ENGLAND, P., Feminist philosophies of love and work, Hypatia : A journal offeminist philosophy, vol. 17, n° 2,p.1-18, 2002.

N1cHoLSON, L., Interpreting Gender, Signs, vol. 20, n° l, p. 79-105, 1994. NussBAUM, M., Undemocratic vistas, The New York Review of Books, vol. 34, n° 7,

1987. O'BRIEN, M., La dialectique de la reproduction, Montréal, Remue-ménage, 1987. OKIN MoLLER, S., Justice, genre et famille (trad. Thiaw Po-Une), Pâris, Flammarion,

2008. PARKS, J., No Place Like Home ? Feminist Ethics and Home Health Care, Bloomington,

Idiana University Press, 2003. PumL, M., Into the margin. In BARKER, D. et KUIPER, B. (éds), Toward afeminist philo-

sophy of economics, London, Routledge, p. 1-16, 2003. PuJOL, M., Feminism and antifeminism in early economic thought, Brookefield (Vt.),

Edward Elgard, 1992. RAKowsKI, B.,Equal Justice, Oxford, Clarendon Press, 1991. RÉSEAU DES ArDANTs, Des mesures concrètes pour améliorer la condition des aidants et

de leurs proches : Cahier de propositions, 2007. RrcH, A., La contrainte à l'hétérosexualité et autres essais, Genève-Lausanne,

Mamamélis-Nouvelles questions féministes, 2010. RoBEYNS, I., A universal duty care. In GossERIES, A. et VANDERBORGHT, Y., Arguing

about justice. Essays for Philippe Van Parijs, Louvain-la-Neuve, Presses universi-taires de Louvain, p. 283-290, 2011.

SAssEN, S., Mondialisation et géographie globale du travail. In FALQUET, J. et. al, Le sexe de la mondialisation, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, p. 27-41, 2010.

SASsEN, S., Women's burden : Counter-geographies of globalization and the femini-zation of survival, Nordic Journal of International Law, vol. 71, p. 255-274, 2002

SASSEN, S., The excesses of globalisation and the feminization of survival, Parallax, vol. 7,n° l,p.100-110,2001.

SPARR, P., Mortgaging women's lives : Feminist critiques of structural adjustment, London (NJ.), Atlantic Highlands, 1994.

STARK, A., Warm hands in cold age: On the need of a new world order of care, Feminist Economies, vol. 11, n° 2, p. 7-36, 2005.

STARK, A., FoLBRE, N., et. al., Gender and aging : cross-national contrasts, Feminist economics, vol. 11, n° 2, p.163-197, 2005.

TREMBLAY, D.-G. (dir.), De la conciliation emploi-famille à une politique des temps sociaux!, Québec, Presses de l'Université du Québec, (Coll. Economie politique), 2005 .

• LES FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORr!R DU SEXISME Er DU CAPITALISME 153

1 Prise en charge familiale des personnes âgées. Care, genre et pouvoir 1

TRoNTo, J., Un monde vulnérable: pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009.

TRONTO, J., et FISHER, B., Toward a feminist theory of caring. In ABEL, E. K. et NELSON, M. K., Circles of care: Work and identity in women 's lives, Albany, State University of New-York Press, p. 35-62, 1990.

VALIAN, V., Why so slow? The advancement ofwomen, Cambridge, The MIT Press, 1998.

V ANIER, C., Agence de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux - Montérégie. Projet régional de soutien aux aidants naturels, Longueuil, 2004.

YouNG, I. M., Onfemale body experience: Throwing like a girl and other essays, Oxford, Oxford University Press, 2005.

154 LEs FAUSSES BONNES IDÉES POUR LES FEMMES. SORTIR DU SEXISME ET DU CAPITALISME