BERNARDIN DE SAINT-PIERRE LECTEUR DE RÉCITS DE VOYAGES, OU LA CIRCULATION DE QUELQUES SAVOIRS SUR...

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DIX-HUITIèME SIèCLE, n° 43 (2011) BERNARDIN DE SAINT-PIERRE LECTEUR DE RÉCITS DE VOYAGES, OU LA CIRCULATION DE QUELQUES SAVOIRS SUR L’AFRIQUE DU 17 e SIÈCLE AU 18 e SIÈCLE « J’ai dit que nous avons plus d’esprit et de courage que les Asiatiques et les nègres, et j’ai dit là une grande erreur. » Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’île de France 1 Cet exergue illustre la mise en question que menèrent au 18 e siè- cle les intellectuels sur le savoir véhiculé par les relations de voya- ges qu’ils lisaient avec intérêt. Ces récits ont du 15 e au 18 e siècle nourri les connaissances anthropologiques et participé à l’image occidentale de l’Afrique. Ils ont toutefois construit une culture commune figée sur ces hommes qu’on ne commença réellement à connaître qu’à partir de la seconde moitié du siècle. Or, la distance qu’impliquait le temps, accompagnée d’une réflexion individuelle et collective, engage les philosophes – à lire l’extrait de Bernardin de Saint-Pierre – à se pencher sur les modalités d’un savoir encore fragile sur un continent qui n’en était qu’aux balbutiements de son exploration 2 . Aussi, dans les années 1768-1792, période d’écriture majeure de Bernardin de Saint-Pierre, à l’heure de l’apogée de la traite des esclaves et de l’émergence du combat contre l’esclavage, 1. Extrait inédit qui devait terminer la « Lettre 22 » du Voyage à l’île de France, éd. R. Chaudenson, Rose Hill, éd. de l’Océan Indien, 1986, p. 282. 2. Comme le précise M. Duchet : « Ce n’est qu’après 1763 que les regards se tournent vers l’Afrique », Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 1995 [1 re éd. 1971], p. 47. J.-C. Halpern explique que l’Afrique « représent[ait] à peine sept pour cent du total des récits de voyage au 18 e siècle », « Approches de l’Afrique au 18 e siècle : un savoir éclaté », L’Afrique du siècle des Lumières : savoirs et représentations, C. Gallouët, D. Diop, M. Bocquillon, G. La- houati (dir.), Oxford, Voltaire Foundation, 2009, p. 3.

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dix-huitième siècle, n° 43 (2011)

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE LECTEUR DE RÉCITS DE VOYAGES, OU LA CIRCULATION

DE QUELQUES SAVOIRS SUR L’AFRIQUE DU 17e SIÈCLE AU 18e SIÈCLE

« J’ai dit que nous avons plus d’esprit et de courage que les Asiatiques et les nègres, et j’ai dit là une grande erreur. »Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’île de France 1

Cet exergue illustre la mise en question que menèrent au 18e siè-cle les intellectuels sur le savoir véhiculé par les relations de voya-ges qu’ils lisaient avec intérêt. Ces récits ont du 15e au 18e siècle nourri les connaissances anthropologiques et participé à l’image occidentale de l’Afrique. Ils ont toutefois construit une culture commune figée sur ces hommes qu’on ne commença réellement à connaître qu’à partir de la seconde moitié du siècle. Or, la distance qu’impliquait le temps, accompagnée d’une réflexion individuelle et collective, engage les philosophes – à lire l’extrait de Bernardin de Saint-Pierre – à se pencher sur les modalités d’un savoir encore fragile sur un continent qui n’en était qu’aux balbutiements de son exploration 2. Aussi, dans les années 1768-1792, période d’écriture majeure de Bernardin de Saint-Pierre, à l’heure de l’apogée de la traite des esclaves et de l’émergence du combat contre l’esclavage,

1. Extrait inédit qui devait terminer la « Lettre 22 » du Voyage à l’île de France, éd. R. Chaudenson, Rose Hill, éd. de l’Océan Indien, 1986, p. 282.

2. Comme le précise M. Duchet : « Ce n’est qu’après 1763 que les regards se tournent vers l’Afrique », Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Paris, Albin Michel, 1995 [1re éd. 1971], p. 47. J.-C. Halpern explique que l’Afrique « représent[ait] à peine sept pour cent du total des récits de voyage au 18e siècle », « Approches de l’Afrique au 18e siècle : un savoir éclaté », l’Afrique du siècle des lumières : savoirs et représentations, C. Gallouët, D. Diop, M. Bocquillon, G. La-houati (dir.), Oxford, Voltaire Foundation, 2009, p. 3.

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les philosophes commencent à interroger le langage employé au sujet des Africains 3 et à faire preuve de conscience critique face à un lexique révélateur de préjugés dont la divulgation était due en grande partie à la réitération d’informations fallacieuses dans la littérature viatique.

Bernardin de Saint-Pierre est l’image de l’intellectuel du 18e siècle formé dans un collège de jésuites où les récits de voya-ges étaient au programme, et qu’un séjour de deux ans et demi à l’île de France, colonie dont la majorité des esclaves provenait de Madagascar et des côtes orientales de l’Afrique – Zanzibar, Mozam-bique –, allait conduire à évoquer dans quasiment tous ses écrits, et avant tout dans le Voyage à l’Île de France paru en 1773, celui qu’on nommait la plupart du temps Noir ou Nègre. En cette fin de siècle, l’écrivain était susceptible d’offrir une synthèse de ce qu’un intellectuel avait retenu de ces relations, appréhendées, adolescent, « avec une espèce de fureur 4 », et devenues dans son œuvre des arguments d’autorité. Il était susceptible aussi de mettre à l’épreuve le discours africaniste qu’elles contenaient. Or, si l’on connaît sa rhétorique indignée appelant à un meilleur traitement des esclaves dans la Lettre 12 du Voyage et son approche éthique évoluant vers un propos plus intellectualisé et politisé pour réclamer l’abolition de l’esclavage, on peut se demander quelle est la raison – ou les raisons – pour qu’un homme érudit, intelligent, sensible, ait adopté parfois le point de vue péjoratif qui était celui des récits de voyage depuis le 15e siècle et repris un système linguistique empreint de xénophobie. L’écrivain avait côtoyé des Africains pendant plus de deux ans, fait le tour de l’Île de France durant dix jours en compa-

3. Voir S. Daget, « Les mots esclave, nègre, Noir et les jugements de valeur sur la traite négrière dans la littérature abolitionniste française de 1770 à 1845 », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. LX, 221 (1973), p. 511-548 ; S. Delesalle et L. Valensi, « Le mot ‘‘nègre’’ dans les dictionnaires français d’Ancien Régime, Histoire et lexicographie », langue française, 15 (1972), p. 79-104 ; H. Cussac, « Genèse du discours sur l’Africain chez Bernardin de Saint-Pierre lecteur de récits de voyages : continuité et tentative de rupture autour des mots Nègre, Es-clave, Hottentot, Sauvage », Actes des journées d’études du GRREA 17/18, Pau, 2009/2010, à paraître.

4. Propos de son premier biographe L.-A. Martin, « Essai sur la vie et l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre », O. c., Paris, chez Méquignon-Marvis, 1818, t. 1, p. 23.

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gnie d’esclaves, et montré une perception neutre ou positive d’eux dans son journal de voyage. On peut donc être perplexe devant le fait qu’il lui arriva de réactualiser une dizaine d’années après la publication du Voyage le savoir circulant depuis deux siècles. Pourquoi celui qui énonce une observation critique remarquable au sujet du récit de voyage du jésuite Charlevoix sur la Nouvelle-France : « Ce qu’il y a d’étrange, c’est de voir l’embarras où est l’auteur de concilier ses préjugés d’Européen, avec ses observations de voyageur, ce qui produit des contradictions perpétuelles dans le cours de son ouvrage 5 », reproduit-il les mêmes erreurs de pensée et de discours ? Pourquoi ne se montre-t-il pas toujours capable de se distancier des informations et des idée reçues ?

Serait-ce que l’habitus culturel du lectorat en la matière exigeât une énonciation conformiste ? Serait-ce, malgré quelques doutes clairvoyants, que les textes des voyageurs précédents, sous l’auto-rité du réel, eussent droit à ses yeux à toute autorité de discours ? Serait-ce qu’il héritât d’un « anti-primitivisme solide 6 » ?

Pour répondre, observons, à partir de deux motifs majeurs : le corps et le tempérament de l’Africain, la réitération de savoirs mais aussi l’émergence d’une prise de distance à partir du dernier tiers du 18e siècle. Ces deux thématiques paraissent cruciales dans le sens où elles sont susceptibles de conduire les écrivains vers une rhétori-que raciale. En les affrontant, on peut comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’inconscient collectif culturel et linguistique.

La position ethnocentrique des voyageurs allant à la rencontre de l’Africain fit de ce dernier l’objet d’une représentation fantasmée car de cette confrontation, l’Européen se retrouvait face à d’inquiè-tes interrogations anthropologiques 7. De fait, la couleur, la forme

5. « Étude 7 », éd. citée, p. 221. 6. C. Marouby, utopie et primitivisme. essai sur l’imaginaire anthropologique

à l’âge classique, Paris, Seuil, 1990, p. 24. Même si C. Marouby analyse le sys-tème de défense d’ordre psychologique mis en place par les Occidentaux envers les « sauvages » d’Amérique, conduisant à un anti-primitivisme radical dès le Moyen Âge, il semble possible d’entendre la même réaction envers les Africains tout autant assimilés à des sauvages et parfois à des primitifs. Voir H. Cussac, art. cités n. 3 et 19.

7. Ces questionnements n’étaient pas nouveaux mais prirent dans la seconde moitié du 18e siècle une importance considérable.

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de certaines parties du corps africain – lèvres, nez, etc. – question-nent mais surtout, ne répondant pas aux critères du goût occi-dental 8, se trouvent immédiatement rejetées d’un point de vue esthétique jusqu’à motiver un discours péjoratif ou nier toute idée de constitution humaine. Comment peut-on, se demande François Leguat dans les années 1690 à propos des Hottentots, « donner le nom d’hommes à de pareils animaux » 9 ? ! Semblable interrogation impose un savoir faussé sur la constitution du corps africain alors même qu’il se donnait à entendre comme véridique, c’est-à-dire fondé – dans un premier temps – sur l’expérience.

Lisons ou relisons quelques passages de récits de voyages du 17e siècle connus de Bernardin de Saint-Pierre 10 afin de réfléchir à leur impact sur le lectorat contemporain et sur celui du siècle suivant. Pour Du Bois dans les années 1670, le Hottentot est « rougeâtre, petit de corps, des plus stupides, sales et infâmes [sic] qu’il y ait sous le ciel 11 » ; pour Pyrard au début du 17e siècle, les Cinghalais sont « noirs et assez mal formés 12 » ; les hommes des Maldives « sont tous velus par le corps, voire si épais qu’il ne se peut imaginer davantage 13 » ; les femmes « sont belles hormis qu’elles sont de couleur olivâtre 14 ». La restriction du jugement,

8. Voir F. P. A. Madonia : « L’écueil du goût : la laideur des Africains chez les métaphysiciens du Beau », l’Afrique du siècle des lumières, ouvr. cité, p. 157-166.

9. François Leguat, Voyages et aventures de François leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des indes orientales (1690-1698), éd. J.-M. Racault, Paris, Les Éditions de Paris, 1995, p. 213.

10. Voir la liste des relations auxquelles l’auteur fait référence dans les études de la nature, éd. C. Duflo, PU de Saint-Étienne, 2007, p. 32-35. L’écrivain prati-quait aussi, comme l’observe M. Duchet, la collection de Thévenot [1666-1672], plus ancienne que l’histoire des voyages de Prévost, ouvr. cité, p. 75. Dans son « Avant-propos » à empsaël et Zoraïde, il se réfère explicitement, entre autres à l’histoire de l’Afrique de Marmol [des années 1540, trad. en 1667], aux relations sur l’Afrique de Dapper [1668] et de Jean Mocquet [1617]. Néanmoins, comme beaucoup d’écrivains de cette époque, il ne cite pas toujours ses sources.

11. Du Bois, les Voyages faits par le sieur d. B. aux isles dauphine ou mada-gascar, et Bourbon ou mascarenne, és années 1669-70-71 et 72, Paris, Cl. Barbin, 1674, p. 210.

12. Voyage de Pyrard de laval aux indes orientales (1601-1611), tome i : de saint-malo à Goa ; les îles maldives et la côte du malabar, X. de Castro, Paris, Chandeigne, 1998 [éd. 1619], chap. 10, p. 127.

13. ibid., p. 132-133.14. ibid., p. 128. Nous mettons en italiques.

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dans un premier temps positif, à partir de l’adverbe « hormis » est flagrante. Ces emplois sont récurrents dans les relations au point de devenir une rhétorique à part entière de ces ouvrages, révélatrice de l’incapacité des voyageurs à retenir des Africains une perception aimable. « Hormis », « quoique », « bien que », « malgré que » modalisent en permanence un premier avis qui s’avérerait élogieux. Bernardin de Saint-Pierre n’échappe pas à ce qui est devenu un habitus linguistique : Samson, personnage noir des Fragments de l’Amazone, a un « visage, quoique balafré » qui laisse « entrevoir un bon naturel 15 ». Lorsque la représentation du corps africain n’est pas modalisée, elle est présentée le plus souvent en creux par le recours à la négativité 16. Ainsi Du Tertre se montre affable en trouvant les « sauvages des îles d’Amérique » d’une part « bien proportionnés, gras, puissants, forts et robustes, si dispos et si sains [sic] », d’autre part « ni velus ni contrefaits 17 ». La double négation souligne que d’autres hommes rencontrés ne correspondent pas à son idée de la beauté, ce qui suffit à en faire un portrait défa-vorable et à induire chez le lecteur des savoirs présupposés. Ce même système discursif se retrouve un siècle plus tard. C’est aussi la négation, accompagnée de comparaisons explicites, qu’emploie Bernardin de Saint-Pierre pour mettre en relief la question de l’in-telligence et de l’aptitude au travail : ainsi les Africains « n’ont pas eu encore l’industrie de », « ils n’ont perfectionné aucune », « ils n’exercent aucun », « ils n’avaient même pas », « ils n’ont jamais eu l’esprit de 18 ». La philosophie du progrès pourrait-elle expliquer un tel jugement ? Ou, sous l’auctoritas des relations précédentes, les constats de paresse et de s tupidité se répétant dans tous les discours au point de devenir des topoï du genre, le lecteur passionné devenu écrivain serait-il incapable de s’en détacher ? Certes, le penchant de Bernardin de Saint-Pierre pour de tels propos n’est pas celui de

15. Bernardin de Saint-Pierre, Fragments de l’Amazone, O. c., 1818, éd. citée, t. 7, p. 318.

16. Voir C. Marouby, ouvr. cité, p. 113 sqq. 17. Jean-Baptiste du Tertre, dit Père du Tertre, histoire générale des isles de

s. christophe, de la Gvadelovpe, de la martiniqve et avtres dans l’Amérique. Où l’on verra l’établissement des colonies Françoises, dans ces isles ; leurs guerres ciuiles et etrangeres, et tout ce qui se passe dans les voyages et retours des indes, A Paris, chez J. Langlois, Imprimeur Ordinaire du Roy, 1654, 5e partie, chap. 1, p. 398.

18. « Étude 7 », éd. citée, p. 196, note b.

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ses prédécesseurs, et il est vrai que les jugements de valeur associés aux termes « Noir », « Africain », « Nègre » sont majoritairement fondés sur une rhétorique sensible 19. Mais si pour lui, l’Africain est rarement laid, il est, dans certains écrits à tonalité plus subjective que la Lettre 12, peu intelligent.

Bien avant lui, nombre de relations de voyages avaient asso-cié bêtise et laideur, mais plus encore monstruosité. Cette grada-tion, habituelle dans ces ouvrages, souligne un aspect vil faisant resurgir les peurs de la culture médiévale. Melet en 1670 au sujet des Hottentots n’hésite pas à l’affirmer : ce sont des « monstres épouvantables 20 ». Auparavant, Thomas Herbert avait montré dans quatre pages que les Africains du Cap « n’ont rien d’humain que la figure » et que la plupart de ces « hommes ne le sont qu’à demi 21 ». Pour Ruelle vingt ans plus tard, ce sont toujours les êtres « les plus abominables de la nature 22 ». Ces propos s’érigent en norme dans nombre de récits, établissant un « régime de véridiction 23 ». Les savoirs sur l’Africain ainsi légitimés, une longue voie est ouverte vers leur redondance. De fait se tisse un réseau de représentations

19. Voir H. Cussac, « Corps noir, corps nègre, corps esclave chez Bernardin de Saint-Pierre. Contribution d’un intellectuel des Lumières à l’histoire de l’escla-vage et de son abolition », Villes portuaires du commerce triangulaire à l’abolition de l’esclavage, Actes des journées d’études du Havre, 9-10 mai 2008, éd. E. Saunier, cahiers de l’histoire et des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en normandie, CIRTAI, Le Havre, 1, 2009, p. 167-197.

20. « La relation de Melet du Voyage de La Haye aux Indes orientales », A. Sau-vaget éd., dans deux textes inédits sur l’Océan indien au 17e siècle, éd. J.-C. Hébert, etudes océan indien, INALCO, n° 25-26, 1998, p. 125.

21. Herbert Thomas, Relation du voyage de Perse et des indes Orientales, traduite de l’anglais, de Thomas herbert, avec les révolutions arrivées au Royaume de siam l’an mil six cent quarante sept [traduites du flamand de Jérémie Van Vlier], Paris, chez J. du Puis, 1663, p. 20-24.

22. « La relation du voyage à Madagascar de Ruelle (1665-1668) », dans deux textes inédits…, éd. citée, p. 36.

23. Pour Foucault, un discours s’inscrivant dans un espace de savoir déterminé est structuré par « un régime de véridiction » défini comme « l’ensemble des règles qui permettent à propos d’un discours donné de fixer les énoncés qui pourront y être caractérisés comme vrais ou faux », naissance de la biopolitique. cours au collège de France (1978-1979), éd. M. Senellart, Paris, 2004, leçon du 17 janvier 1979, p. 37. Voir l’Afrique du siècle des lumières, ouvr. cité, où les auteurs s’ins-pirent – après M. Duchet – des outils d’analyse du philosophe, pertinents pour éclairer la constitution du discours sur l’Afrique en doxa.

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marginalisant l’Africain, l’opposant au commun des hommes, l’ex-cluant de la sphère de la raison.

Les descriptions sur la culture corporelle de ces « sauvages » ren-forcent le rejet 24. Comme ses contemporains, Du Tertre ne peut admettre certains usages : « parfois ils se bariolent tout le corps de raies noires, de sorte qu’ils sont autant laids et horribles, qu’ils ima-ginent être beaux 25 ». Les appréciations se répètent donc d’ouvrage en ouvrage, construisant un homme imaginaire dans un pays tout aussi imaginaire. Quand François Cauche se trouve à Madagascar en 1651, il tient le peuple pour « basané, malfaisant, sans barbe, les cheveux unis, et pendants 26 » ; quand il est dans une petite île près du Cap, il juge « les Cafres habitants de ce lieu », « ces barbares », « affreux de visage 27 ». Les habitants du Golfe de Guinée aurait-ils davantage de chance à la fin du 17e siècle ? Selon Bosman, « ils sont pour la plupart grands, robustes et bien faits de corps 28 ». La restriction suit aussitôt au sujet de leur odeur insupportable 29. Ainsi, un lecteur mentalement préparé adoptera la même pensée qu’un auteur qui séduira d’autant plus qu’il répondra à une attente anthropologique. La fin du 18e siècle ne verra guère les jugements esthétiques évoluer, même s’il est patent que nombre de philoso-phes, amis des Noirs, lutteront contre l’esclavage. Sans être aussi prolixe que les voyageurs du 17e siècle, Bernardin de Saint-Pierre, dans le Livre 6 des harmonies de la nature, réitère le récit doxolo-gique : « Les noirs d’Afrique, avec leur menton cotonné, ont des nez épatés, des yeux dont le blanc, ainsi que celui de leurs dents,

24. Voir C. Gallouët, « Monstrueux, noble, triomphant : les modalités du corps africain dans la tradition narrative », les discours du corps au 18e siècle : littérature-Philosophie-histoire-sciences, éd. H. Cussac, Québec, PU Laval, 2009, p. 235-248.

25. Ouvr. cité, p. 433. 26. François Cauche, Relations véritables et curieuses de l’isle de madagascar, et

dv Brésil. Avec l’histoire de la derniere Guerre faite au Bresil, entre les Portugais & les hollandois. trois relations d’égypte, et une du Royaume de Perse, A Paris, chez Augvstin Covrbe, 1651, p. 45.

27. ibid., p. 113.28. Willem Bosman, Voyage de Guinée, contenant une description nouvelle et

très-exacte de cette côte où l’on trouve et où l’on trafique l’or, les dents d’éléphant et les esclaves, Utrech, A. Schouten, 1705, 20e Lettre, p. 434.

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contraste durement avec la noirceur de leur visage, dont ils aug-mentent sans cesse la rudesse par des balafres qu’ils se font 30 ». Sa subjectivité lui fait perdre le « langage du cœur », qu’il tint bien souvent, pour adopter le dégoût du corps africain déjà prononcé dans maintes relations. Pour lui, ces marques corporelles donnent aux Africains « un air violent et hardi 31 », même si la couleur noire de la peau ne le dérange pas dans la mesure où elle entre dans un système d’harmonies naturelles : « C’est donc par des convenances de climat que la nature a rendu noirs les peuples de la zone tor-ride, comme elle a blanchi ceux des zones glaciaires 32. » L’écrivain avait en effet prévu d’ajouter à la Lettre 12 de la seconde édition du Voyage de longues remarques sur « la cause de la noirceur des noirs », et proposait l’observation suivante : « les nègres ont les doigts, les pieds, les jambes et, en général, tous les os plus allongés, autre effet de la chaleur, effet qu’on remarque dans la plupart des blancs nés dans les pays chauds 33 ». Même si le regard sur le corps relève davantage d’une visée anthropologique, la rationalité des Lumières se voit parfois mise à mal par le manque de recul dont il lui arrive de faire preuve, comme chez ses contemporains les plus proches d’une pensée positive des peuples d’Afrique avant 1800. Quand Bernardin de Saint-Pierre décrit « les noirs destinés à la culture des terres » que l’on va chercher à Madagascar et les com-pare aux « nègres de Guinée », il observe que la nation à laquelle appartiennent les premiers « n’a ni le nez si écrasé, ni la [sic] teinte si noire 34 » que celle des seconds. L’intérêt de nature anthropologi-que ne glisse-t-il pas, au moyen de la négation, vers un jugement esthétique subjectif et dépréciatif ? L’écrivain, pourtant représentatif

30. Bernardin de Saint-Pierre, harmonies de la nature, œuvres posthumes, éd. L.-A. Martin, Paris, chez Ledentu, 1818, t. 2, L. 6, 1840, p. 296.

31. L’écrivain reprend ici le point de vue de la physiognomonie ethnologique qui voit une analogie certaine entre climats et mœurs, climats et caractères des hommes. Les réflexions de Buffon influencent aussi le disciple.

32. « Étude 7 », éd. citée, p. 177. L’auteur dit encore dans l’étude 10 : « il n’y a pas une seule nuance de couleur employée en vain dans l’univers » et « toutes ces harmonies sont faites pour l’homme », éd. citée, p. 271 et p. 299.

33. Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’île de France, éd. R. Chaudenson, éd. citée, p. 397.

34. Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Île de France, Oc, 1818, éd. citée, t. I, « Lettre XII. Sur les Noirs. 29 mai 1769 », p. 55.

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de ceux qui ont lutté pour l’abolition de l’esclavage, n’adopte pas d’autre énonciation que celle inscrite dans le mental des auteurs et des lecteurs de son temps 35. Son écriture devient protocolaire, avec pour conséquence une représentation négative d’hommes jugés à l’aune de la culture occidentale.

On lui saura gré en revanche de ne pas faire siens les dires des auteurs du 17e siècle sur l’hygiène corporelle. Ceux-ci rabaissaient encore davantage les Africains en se référant à l’univers animal 36. Un Ruelle trouve les Malgaches « les plus sales hommes du monde [qui] mangent plus salement que les chiens, les loups et les bêtes les plus immondes 37 ». Un Pyrard estime que l’Africain puait par-fois davantage que l’Indien de Goa, et introduit, par le biais de la comparaison, de nouveaux moyens de classification entre les peu-ples 38. Qu’il s’agisse des Hottentots, des Guinéens, ou d’Africains d’autres régions d’Afrique déportés aux Antilles, d’un côté ou de l’autre des océans, puanteur, malpropreté et manque de retenue corporelle caractérisent le corps de ces hommes dans les relations de voyage du 17e siècle, construisant un imaginaire d’homme uni-versel malgré les variations observées selon les différentes ethnies. Seul Flacourt se permet une remarque du point de vue du compor-tement corporel mettant au même niveau les Européens habitant dans la Grande Île et les Malgaches : « Les habitants du pays tant blancs que noirs sont très malpropres en mangeant 39. » En fait, même si, sur certains points, Bernardin de Saint-Pierre requiert le système d’oppositions binaires systématiquement mis en place dans

35. Voir D. Diop, « L’intertextualité dans la « Lettre XII. Sur les Noirs » du Voyage à l’île de France (1773) de Bernardin de Saint-Pierre » dans Bernardin de saint-Pierre et l’Océan indien, J.-M . Racault, C. Meure et A. Gigan (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 87-102. Et H. Cussac, « « À l’origine du discours sur l’esclavage et la colonisation chez Bernardin de Saint-Pierre », ibid., p. 51-59.

36. Les relations font rapidement le lien entre monstruosité et animalité. Voir pour ex. les informations données par Ch. Didier Gondola sur la construction ethnologique imaginaire d’Africains à queue que l’on nomma « Niam-Niams », Africanisme, la crise d’une illusion, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 89-92.

37. Ouvr. cité, p. 36.38. Ouvr. cité, t. 2, p. 99.39. Ouvr. cité, chap. 35, p. 196.

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des récits de voyages 40 : corps africain/corps européen/corps indien, etc., il ne se soucie pas de l’hygiène. Mais il lui arrivera d’être aussi peu tendre que les voyageurs du siècle précédent, avant de réviser son jugement, exprimant l’idée que les comparaisons constantes se font à partir d’une seule autorité productrice de discours : celle de l’Européen, dans le but, conscient ou non, de dénigrer l’Africain.

L’un des points révélateur du propos africaniste vient en effet de la Lettre 23 du Voyage à l’Île de France, où l’écrivain se veut scien-tifique, et effectue des remarques – en accord avec Pline auquel il se réfère – sur la qualité du sang, plus épais chez les animaux les plus forts et plus subtil chez les plus sages. Il étend la comparaison à l’homme : ayant remarqué que le sang du Noir caille rapidement, la conséquence en est « qu’[il] attribuerait volontiers à cette cause la supériorité des blancs sur les noirs 41 ». L’imaginaire anthropolo-gique et scientifique de l’époque permet tout débordement dès lors que l’Occidental éprouve la nécessité de se confronter au miroir de l’Autre pour construire sa propre supériorité. D’autant plus qu’ici la dominance ne s’exprime plus dans une dimension culturelle, mais raciale. Finalement, que l’Africain se voit rejeté au 17e siècle ou valorisé parfois au 18e siècle lorsque l’Occident promeut l’idée mythique du « bon sauvage », sa corporalité reste un objet de fan-tasme. Néanmoins, il faut reconnaître à Bernardin de Saint-Pierre des observations plus neutres échappant au langage commun et le fait qu’il abonde rarement dans le sens de certains préjugés des relations. Il a toutefois du mal à renier ceux qui entrent dans cette topique du corps et du tempérament africains. Le texte qui en effet exprime le plus de préjugés de sa part est celui des études de la nature, publié en 1784, onze ans après l’édition du Voyage à l’île de France. Des caractérisations péjoratives dans cet écrit scientifi-que ont fait parfois dire de l’écrivain qu’il était raciste sans avoir toujours à l’esprit les contextes culturel et politique de l’époque. L’écrivain reprend ainsi l’idée selon laquelle le Noir est « lâche », « sans prévoyance », « sans police » ; qu’il fait preuve d’« orgueil », d’« insouciance » et d’« incontinence ». Ces prédicats, qui se ren-

40. Voir P.-J. Salazar, « Rhétorique de la race : imaginer l’autre au 18e siècle », French studies in southern Africa, 24,1995, p. 84-95.

41. Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’ile de France, O. c., éd. citée, t. 1, « Lettre 23. Esclaves, Hottentots, Hollandais », p. 95.

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contrent à chaque fois dans une seule occurrence, étaient déjà ceux de la littérature viatique bien connue de l’auteur. Cauche par exem-ple trouve aux habitants proches du Cap « presque point d’usage de raison 42 ». Pour Pyrard dans les années 1610, les hommes et les femmes noirs des Maldives et des îles du Cap Vert sont « lascifs et débordés », « vicieux », « impudiques 43 », qualificatifs que reprend presque tels quels Du Bois soixante ans plus tard sur le même peu-ple. Parfois, bien sûr, apparaissent des jugements positifs. Sur le plan intellectuel, Pyrard juge le peuple des Maldives et du Cap Vert « spirituel, avisé, fin et discret 44 » ; mais s’ensuit une rhétorique restrictive qui porte sur sa sexualité débridée.

Ici et là, on rencontre quand même quelques énoncés sur une région, ou une île, où les habitants ne manquent pas de courage. Mais dans toute la littérature viatique du 17e siècle, le basané, le noir, le sauvage, est dit « extrêmement paresseux » ou « fort fai-néant 45 ». Si les Africains travaillent, c’est en raison d’un « divertis-sement nécessaire 46 » ou « lorsqu’ils y sont »47 » ! Flacourt regrette que Madagascar, « pays très fécond et qui produit extrêmement 48 », ne soit pas exploité ; Pyrard, que les insulaires des Maldives soient incapables de s’enrichir tellement ils sont « paresseux au travail et négligents 49 ». Pire même : « la paresse des Nègres contribue beaucoup à cette cherté [du blé] 50 ». « Tous ces pauvres idiots de Nègres 51 », renchérit Flacourt au sujet des Madécasses, « n’ont ambition d’avoir autre chose que ce qu’est nécessaire à leur usage et bienséance 52 ». Que ces peuples se contentent de peu et ne tra-vaillent qu’en fonction de leurs besoins est une découverte qui

42. Ouvr. cité, p. 113.43. Ouvr. cité, p. 127.44. Ouvr. cité, chap. 13, p. 201.45. Voir D. Diop, « La mise à l’épreuve d’un régime de véridiction sur ‘‘la pa-

resse et la négligence des nègres’’ dans le Voyage au sénégal (1757) d’Adanson », dans l’Afrique au siècle des lumières, ouvr. cité, p. 15-29.

46. Du Tertre, op. cit., 5e partie, p. 421. 47. Bosman, ouvr. cité, 8e Lettre, p. 124.48. Ouvr. cité, chap. 35, p. 197.49. Ouvr. cité, chap. 10, p. 139. 50. Ouvr. cité, p. 310. 51. Ouvr. cité, chap. 7, p. 135. 52. ibid., chap. 23, p. 172.

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dérange les voyageurs car elle interroge leur goût du superflu et leur ambition. Ce n’est pas pour autant qu’ils cesseront de trai-ter les Africains d’incompétents et d’ignorants, se confortant dans l’idée d’une supériorité qui flatte le lecteur européen. On ne peut ici recenser tous les énoncés péjoratifs de tous les récits de voyage dont ont eu connaissance les hommes des Lumières. Toutefois on observe davantage une certaine continuité de représentations qu’une rupture véritable, même si du point de vue quantitatif, ces jugements de valeur sont plus rares chez les abolitionnistes et dans les relations du 18e siècle – excepté chez les membres du club Mas-siac – par rapport à celles du 17e siècle. Même si, d’un texte du 18e siècle à un autre, ils sont mis en question par des réflexions plus réalistes, conduisant à des sentiments favorables, voire élogieux 53.

Aussi Bernardin de Saint-Pierre, adoptant le point de vue de la culture dominante, n’évite pas d’émettre quelques-uns de ces préjugés. Si l’on ne relève qu’une seule occurrence de l’expres-sion « stupide Afrique », on observe trois ou quatre fois le terme « industrie », sous sa forme substantivée ou adjectivale – « indus-trieux » – accompagné d’une négation, euphémisme pour dire soit la paresse soit le manque d’intelligence, ou d’adresse, des Africains. L’énoncé est récurrent - même si parfois l’auteur est capable de dire l’inverse - : on le rencontre aussi bien dans les études, dans la note de l’« Étude 7 54 », que dans les suites des vœux d’un solitaire en 1790 : « […] ce n’est pas assez de peupler nos îles de noirs libres et heureux, il faut y introduire des cultivateurs blancs, qui sont plus industrieux […] 55 ». Si le propos a pour but à la fois de lutter contre l’esclavage et d’imaginer une autre forme de colonisation, il exprime toujours le présupposé – bien que la forme de l’énoncé l’atténue – d’une infériorité des Africains. Bernardin de Saint-Pierre l’avait déjà exprimé en 1784 : « il faut l’avouer, si quelques peu-plades de l’Afrique nous surpassent en qualités morales, en géné-ral les Nègres sont très inférieurs aux autres nations par celles de

53. Voir pour approfondissement « Corps noir, corps nègre […] », art. cité, note 19.

54. « Étude 7 », note (b), éd. citée, p. 196.55. suite des vœux d’un solitaire, O. c., éd. L.-A. Martin, chez Lefèvre, Firmin

Didot Frères, 1836, p. 728.

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l’esprit 56 ». Si de telles idées n’offraient pas, à ses yeux, le prétexte pour exploiter les Africains, il n’en était pas de même de la part des négriers et des colons. Il était nécessaire de mener sur le chemin de la vertu et de la vérité occidentales ces « animaux sales », « puants », « paresseux », « sans religion », mais « robustes ». La Genèse, on le sait, était la référence majeure pour tâcher de justifier l’esclavage africain. Bernardin de Saint-Pierre s’y réfère explicitement en s’ap-puyant sur Bosman 57. Ce n’est pas pour autant qu’il soutienne l’esclavage, même s’il conclut ainsi sa note : « je ne connais point de livre où il y ait des monuments plus certains de l’histoire des nations et de celle de la nature, que la Genèse ». On connaît la doc-trine téléologique de l’auteur qui est de voir le bien-fondé de la Pro-vidence en toute chose. Ce point de vue finaliste le conduit parfois à l’énoncé de contradictions, bien conscient qu’aucun argument ne peut défendre l’esclavage. En 1790, il appellera d’ailleurs l’Église à ne plus « bénir les vaisseaux qui vont à la traite [des] infortunés 58 ». Malgré cela et la belle Lettre 12 « sur les Noirs », il se permet de généraliser abusivement à partir d’un comportement singulier. En effet, dans un manuscrit édité par Robert Chaudenson dans son édition du Voyage – texte faisant partie des additions que Bernardin de Saint-Pierre avait prévues pour une nouvelle édition du Voyage en 1790, donc en même temps que la rédaction de ses autres textes contre l’esclavage – s’appuyant sur les mensonges et les vols de son petit esclave de sept ans, il exprime l’idée de la nature « vicieuse » des Noirs, ce qui lui permet de justifier d’une certaine façon le sort abominable des Africains : « N’est-il pas juste que la nation la plus perverse soit la plus malheureuse 59 ? » On ne peut omettre que ce type d’argument entre pour lui dans son projet de théodicée, ni qu’il avait écrit en 1784 : « […] la bénédiction de Dieu, qui par notre religion, s’étend sur eux comme sur nous, les rétablit dans toute la liberté de la loi naturelle. Le texte de l’Évangile, qui nous ordonne de regarder tous les hommes comme nos frères, parle pour eux comme pour nos compatriotes 60 ».

56. « Étude 7 », note (b), éd. citée, p. 196.57. ibid., p. 195.58. Vœux pour le clergé, dans les Vœux d’un solitaire, O. c., éd. citée, t. 9, p. 78. 59. Voyage à l’isle de France, éd. R. Chaudenson, éd. citée, p. 406.60. « Étude 7 », éd. citée, p. 196.

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Bernardin de Saint-Pierre n’est pas exempt de contradictions, comme tous les abolitionnistes de son temps. Le cheminement vers des mentalités plus justes et plus morales n’est pas linéaire. Il s’agit davantage aujourd’hui de penser en terme de complexité que de contradiction les propos émis dans un contexte particulier qui pourrait nous échapper. Les savoirs reçus sur l’Afrique se trans-forment peu, mais les variabilités qu’ils connaissent, d’un auteur à l’autre ou chez un même auteur, prouvent qu’ils sont parfois interrogés, ou que les écrivains, sans toujours s’en rendre compte peut-être, sont capables à la fois d’abonder dans le sens de leurs lectures antérieures et des idées communes, et de faire preuve de la distance nécessaire. Bernardin de Saint-Pierre va finir par exprimer la conscience critique et l’objectivité indispensables, soulignant le manque de relativité des opinions et le caractère factice des récits de voyages : « Nous nous flattons, d’après quelques anecdotes recueillies au hasard par les voyageurs, d’avoir mis en évidence l’his-toire des nations étrangères. Mais c’est comme s’ils composaient la nôtre d’après les contes d’un matelot, ou les récits artificieux d’un courtisan au milieu des méfiances de la guerre ou des corruptions du commerce 61. » De ce moment, il ne négligera pas – comme le montre la citation en exergue – de se remettre lui-même en cause. Mais en attendant le dernier tiers du 18e siècle, tous les moyens auront été bons pour mettre les Africains sur le chemin de la civilisation dominante ; sur celui, du point de vue de Du Tertre observant que l’Africain se trouve « dans une grande simplicité et naïveté naturelle [sic] 62 », des « belles lumières » qu’apportent les « lois « nécessaires pour éclairer la raison, et la faire marcher sans erreur dans les droits sentiers de la vérité 63 ». Les voyageurs du 17e siècle, que lisait Bernardin de Saint-Pierre, restaient aveugles à tout ce qui était signe de culture étrangère.

Pourtant, ils s’interrogeaient parfois. Ainsi de Leguat, constatant que les Hottentots se parent de coiffures, de bijoux, de décorations : « Chose étrange que ces vilains salots [sic] qui vivent comme des

61. « Étude 1 », éd. citée, p. 89. 62. Ouvr. cité, 5e partie, p. 412.63. ibid., p. 397.

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cochons soient pourtant capables de penser à des ajustements 64. » Il n’est pas le seul à faire preuve, malgré l’injure contenue dans le discours, d’un éclair de conscience critique le mettant sur la voie de l’existence possible d’une culture singulière. Mais dans la seconde moitié du 17e siècle, peu s’en montrent aptes. Consciemment ou non, l’image que ces hommes renvoient de la nature humaine est insupportable à la représentation qu’ont d’elle les Européens qui se sentent menacés. Corporalité et mœurs animales, insuffisances morales, religieuses et politiques identifient désormais le « Nègre ». « La pensée africaine », pour détourner un titre de Claude Lévi-Strauss, était inintelligible aux Occidentaux qui ne voulaient pas l’entendre, ce qu’elle leur renvoyait étant inacceptable à leur com-préhension métaphysique du monde humain. Cette perception servait aussi la prospérité économique de l’Occident. De fait, la représentation imaginaire de l’Africain dont il semblait nécessaire de maîtriser la nature, permit de le réifier et de le transformer en « bête de somme 65 », comme dira Bernardin de Saint-Pierre qui abandonnera en partie sa perception « ethnocentrée » pour s’ouvrir à l’altérité. C’est seulement dans la deuxième moitié du 18e siè-cle – malgré les velléités de certains précurseurs – que se produit dans l’imaginaire commun une mutation des savoirs à laquelle par-ticipera l’auteur.

Certes, des écrivains voyageurs et philosophes comme Montai-gne, Fontenelle, Bayle ou Grevenbroek 66 avaient dénoncé le carac-tère en partie fallacieux des relations de voyage et tenté de modi-fier le savoir sur les peuples d’Afrique 67. Les portraits sont en effet parfois flatteurs. Du Bois et Melet trouvent les hommes du Cap

64. Ouvr. cité, p. 207.65. « Étude 2 », éd. citée, p. 97. 66. Voir D. Lanni, « L’Afrique australe au prisme de l’Europe savante : le Cafre

et le Hottentot dans les travaux des historiens, des géographes et des membres de l’Académie des Belles-Lettres et Inscriptions », www.africultures.com, 20 sep-tembre 2004.

67. S’appuyant sur ses huit années passées au Cap, ce dernier écrit au sujet des Hottentots : « Je m’étonne que la rumeur ait pu être si forte […], que les menson-ges au sujet de nos Africains aient atteint vos oreilles. […] J’ai été emporté par des préjugés de jeunesse quand je chantais jadis : quoiqu’hommes ils méritent à peine le nom d’homme » [1695], Repris à A. Curran, art. cité, p. 3.

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Vert bien faits corporellement 68, et Pyrard observe que les Malga-ches « sont hauts, droits et dispos, gens d’esprit et bien avisés 69 ». Bernardin de Saint-Pierre reviendra lui aussi sur les rares fois où il avait qualifié les Africains de « stupides » et « peu industrieux ». Il accusera d’ailleurs l’esclavage d’être la cause d’une possible stupidité et, dès la première Lettre du Voyage, affirmera : « De la liberté naît l’industrie. » Mais c’est sans doute dans la Première Étude de 1784 qu’il rend son plus bel hommage – il y en aura d’autres – à l’intel-ligence de peuples étrangers. Malgré eux parfois, les voyageurs non seulement reconnaissent des qualités à l’Africain, mais en plus le représentent comme modèle – Bosman ne fait-il pas l’éloge de la médecine des Guinéens 70 ? – Voilà qui est nouveau, et qui plus est, fait du « Nègre » un homme supérieur à l’Européen en raison de ses compétences. Imperceptiblement commence une transformation des représentations. Parfois même les Occidentaux sont accusés au profit des Africains. C’est le cas lorsqu’il est question de leur trahi-son envers les colonisateurs. François Martin cherche à rendre un jugement équitable aussi bien aux uns qu’aux autres71 ; Robert écri-vain du Roi, dans les années 1670-1680, va plus loin en pointant la responsabilité des colonisateurs à Madagascar 72 ; Melet à la même période se montre lucide, observant que ce type de comportement n’est qu’une forme de résistance légitime : « Ce n’est pas que quel-ques-uns les font passer [les Madécasses] pour fourbes à l’endroit des Français, les accusant qu’ils les trahissent quand ils en trouvent l’occasion, mais si cela est ainsi, cela pourrait bien provenir de l’ex-trême peine qu’ils ont à être dominés par une nation étrangère 73. »

68. P. 6 pour Du Bois ; p. 112 pour Melet, éd. citées. 69. Ouvr. cité, chap. 3, p. 63.70. Ouvr. cité, 13e Lettre, p. 223-224.71. François Martin, mémoires de François martin fondateur de Pondichéry

(1665-1696), publiés par A. martineau avec une introduction de henri Froide-vaux, Paris, Société d’Éditions Géographiques, maritimes et coloniales, 1931, t. 1, p. 157.

72. Robert, l’Ecrivain du Roy, la croisière du mercure. le cap de Bonne-espé-rance, madagascar, Pondichéry vus par un navigateur français (1713-1714), par le commandant Binet, correspondant du ministère de l’instruction publique, à nan-tes, Paris, Bulletin du ministère de l’instruction publique, 1931, t. 16, p. 153-194.

73. Ouvr. cité, p. 138. Melet ne précise pas ceux qu’ils visent lorsqu’il écrit « quelques-uns ».

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Ces propos n’allaient pas pénétrer la conscience européenne et ren-verser les préjugés avant au moins un siècle. Bernardin de Saint-Pierre, lui, retiendra le topos de la trahison en l’inversant, afin de mieux souligner les discours stéréotypés. À la fin de sa pièce de théâtre, Empsaël, son protagoniste noir, exprime la même méfiance que celle que des Blancs envers les Noirs : « Si nous ne les tenions enchaînés le jour et renfermés la nuit, ils nous égorgeraient en trahison. Perfides Européens 74. »

La réhabilitation de l’Africain va donc se faire grâce à une pos-ture non seulement bienveillante, mais rationnelle. Bernardin de Saint-Pierre, à la manière de Montesquieu, invite l’Européen à convenir de l’intelligence et de la logique de ses usages : « […] nous agirions comme ces peuples si nous étions dans leur pays 75 ». Lier l’intérêt de l’ailleurs et les usages de l’Autre, c’est aussi tenter de réunir l’inconciliable : nature et culture, dans le seul lieu possi-ble : « l’île d’Eden », telle que l’imagina Henri Duquesne 76. C’est ce que va tenter de réaliser l’écrivain avec Paul et Virginie. Précisons qu’un de ses auteurs préférés, Flacourt, indiquait que le bonheur résidait peut-être dans un mode de vie complètement contraire à ce que pouvait penser un Occidental : « Ainsi cette nation s’entre-soulage et s’entre-assiste [sic] par diverses sortes d’Arts et Métiers, et [ils] vivent aussi contents et plus encore qu’en aucun autre pays, n’ayant point en estime les métiers que nous avons en Europe. Ils n’ont aucun usage de chapeaux, de souliers et de nulles choses dont nous nous servons 77. » En 1661, le Français découvre donc que la différence de culture n’est pas synonyme d’absence de civilisation. Bernardin de Saint-Pierre a conscience de ce qu’a de bénéfique la culture de l’Autre. Il l’avait appris dans l’histoire des Antilles de Du Tertre78. Bien avant ces années 1780, envisager l’Autre en terme de loi naturelle c’est s’ouvrir à sa culture. Superlatifs et négations vont

74. Bernardin de Saint-Pierre, empsaël et Zoraïde, ou les Blancs esclaves des noirs à maroc [années 1789 ; éd. posthume], R. Little éd., Univ. of Exeter Press, 1995, acte 5, p. 139.

75. ibid., p. 181. 76. Henri Dusquene, Recueil de quelques mémoires servant d’instruction pour

l’établissement de l’île d’eden, Amsterdam, H. Desbordes, 1689. 77. Flacourt, ouvr. cité, chap. 23, p. 174. 78. Voir Du Tertre, ouvr. cité, t. 2, p. 397.

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progressivement être attribués positivement à celui que l’on pen-sait inférieur, et dessiner en creux une interrogation sur les valeurs occidentales.

La contextualisation des discours explique pertinemment la cir-culation de savoirs erronés sur l’Africain. Encore faut-il différencier et hiérarchiser des contextes complexes. Ceux – économique et poli-tique – qui mettent en relief une société se divisant sur la question de l’abolition de l’esclavage au moment où la traite déporte des mil-lions d’Africains, mais qui ne remettent qu’exceptionnellement en cause la colonisation, expliquent – sans les justifier – les préjugés tels que ceux sur la paresse des Africains, permettant aux Européens de coloniser les terres. La religion catholique tout autant que la protes-tante bénéficiant des informations divulguées sur le présupposé de mécréance, et jugeant les comportements à l’aune de sa propre vérité, a induit l’idée de péché et de luxure dans lesquels se seraient trou-vés les Africains, et de fait favorisé l’esclavage supposé les conduire sur le chemin de Dieu. Les propos contradictoires émis à ce sujet par Bernardin de Saint-Pierre soulignent la perplexité qui était sou-vent celle des Lumières et la difficulté du problème. Le contexte éducatif et psychologique a été toutefois le facteur sous-jacent aux autres. Éduqué dans son rapport à l’Autre par les discours abjects qui emplissaient nombre de récits de voyage ; éduqué à l’idée de progrès devant conduire à la perfection humaine ; éduqué par la religion mais aussi par la science construisant la supériorité de la couleur blanche ; éduqué au seul concept occidental de civilisation ; enfin, désireux de satisfaire l’attente des lecteurs, et nourri de la littérature viatique antérieure, l’Occidental n’a jamais réussi à s’abstraire complètement de quelque mépris envers l’Africain.

Bernardin de Saint-Pierre, quant à lui, est le porte-parole de son époque, autant quand il émet des préjugés faisant preuve d’une forme de résistance séculaire à l’égard des Africains, que lorsqu’il accède à la grande réflexion anthropologique de la seconde moitié du siècle. L’imprégnation sur son esprit de propos lus ou enten-dus a bien sûr joué un rôle majeur du point de vue des opinions négatives qu’il réitère. L’écrivain pouvait, pourtant, faire preuve d’une méthode expérimentale chère aux Lumières ; il émet, il est vrai, davantage de jugements favorables et lutte parfois, comme

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dans le Voyage, pour rendre aux Africains leur dignité d’homme. Mais ses lectures comme certains de ses objectifs d’écriture n’ont pas favorisé chez lui une perception ontologique des Africains, et à l’opposé, les ont fait entrer dans une épistémè séculaire. On lui doit toutefois son engagement face au sort et aux mauvais traitements des esclaves, puis celui pour l’abolition de l’esclavage, accompagné d’une édifiante pièce de théâtre. Mais s’il parvient à les considérer en droit à l’égal de lui, s’il participe à un changement des mentali-tés, il n’en reste pas moins qu’il n’est pas toujours capable de penser les peuples d’Afrique en tant que civilisations et participe encore à la perpétuation de savoirs construits dont l’Occident est encore tributaire aujourd’hui.

Hélène CussacUniversité de Toulouse-PLH-ELH