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LUXURE CLÉRICALE, GOUVERNEMENT DE L’ÉGLISE ET ROYAUTÉ CAPÉTIENNE AU TEMPS DE LA « BIBLE DE SAINT LOUIS » APOSTILLES À L’ARTICLE DE FRANÇOIS BŒSPFLUG * par Julien THÉRY Hormis quelques spécialistes, bien peu jusqu’ici connaissaient la place importante, voire envahissante, du thème de la luxure cléricale dans les images de la « Bible de saint Louis ». On l’y trouve représentée dans un très grand nombre de médaillons peints au regard des textes de « moralisation », nous apprend François Bœspflug, dont l’article consacré à cette surprenante série de miniatures est précieux non seulement pour l’histoire de l’art, mais aussi pour celle de l’Église et de la royauté française 1 . Les présentes notes porteront, comme en marge, sur ce second aspect. Elles évoqueront certains éléments du contexte général dans lequel les extraordinaires manuscrits aujourd’hui conservés à Tolède ont été produits, puis offerts à la lecture, à la contemplation et à la méditation de quelques personnages de très haut rang à la cour de France ¢ à commencer, selon toute vraisemblance, par Blanche de Castille, leur probable commanditaire, et le jeune Louis IX, leur probable destinataire. Les chercheurs s’accordent pour situer la production des trois volumes entre la seconde moitié de la décennie 1220 et la première de la décennie suivante. Le troisième volume, celui du Nouveau Testament, a été réalisé en premier et pourrait avoir été offert au roi dès son couronnement en 1226 ; les deux autres, ou l’ensemble de l’ouvrage, pourraient aussi lui avoir été remis en cadeau à l’occasion de son mariage en 1234 2 . Comme pour les deux versions légèrement antérieures de la Bible moralisée conservées à Vienne ou celle produite à peu près au même moment et démembrée aujourd’hui entre Oxford, Paris et Londres, le public visé était assurément formé de laïcs 3 et situé au plus près de la personne royale. * Je remercie vivement Nicole Bériou et François Bœspflug pour leurs remarques. Mes remerciements vont aussi à mes parents ; ce texte leur est dédié. 1. François Bœspflug, «La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée à la lumière de la ‘‘Bible de saint Louis’’ (vers 1230) », dans la présente livraison de la Revue Mabillon, p. 135-163. 2. Robert Branner, Manuscript Painting in Paris During the Reign of Saint Louis. A Study of Style, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1977 (California Studies in the History of Art, 18), p. 64 ; John Lowden, The Making of the Bibles Moralisées, vol. i : The Manuscripts, University Park (Pa.), p. 130-132. 3. Sara Lipton, Images of Intolerance. The Representation of Jews and Judaism in the « Bible Moralisée », Berkeley, 1999, p. 4 et p. 148, n. 21 ; Klaus Reinhardt, « Les textes dans la Revue Mabillon, n.s., t. 25 (= t. 86), 2014, p. 165-194.

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LUXURE CLÉRICALE, GOUVERNEMENT DE L’ÉGLISE ETROYAUTÉ CAPÉTIENNE

AU TEMPS DE LA « BIBLE DE SAINT LOUIS »

APOSTILLES À L’ARTICLE DE FRANÇOIS BŒSPFLUG *

par

Julien THÉRY

Hormis quelques spécialistes, bien peu jusqu’ici connaissaient la placeimportante, voire envahissante, du thème de la luxure cléricale dans lesimages de la « Bible de saint Louis ». On l’y trouve représentée dans un trèsgrand nombre de médaillons peints au regard des textes de « moralisation »,nous apprend François Bœspflug, dont l’article consacré à cette surprenantesérie de miniatures est précieux non seulement pour l’histoire de l’art, maisaussi pour celle de l’Église et de la royauté française 1. Les présentes notesporteront, comme en marge, sur ce second aspect. Elles évoqueront certainséléments du contexte général dans lequel les extraordinaires manuscritsaujourd’hui conservés à Tolède ont été produits, puis offerts à la lecture, à lacontemplation et à la méditation de quelques personnages de très haut rangà la cour de France ¢ à commencer, selon toute vraisemblance, par Blanchede Castille, leur probable commanditaire, et le jeune Louis IX, leur probabledestinataire. Les chercheurs s’accordent pour situer la production destrois volumes entre la seconde moitié de la décennie 1220 et la première de ladécennie suivante. Le troisième volume, celui du Nouveau Testament, a étéréalisé en premier et pourrait avoir été offert au roi dès son couronnementen 1226 ; les deux autres, ou l’ensemble de l’ouvrage, pourraient aussi luiavoir été remis en cadeau à l’occasion de son mariage en 1234 2. Comme pourles deux versions légèrement antérieures de la Bible moralisée conservées àVienne ou celle produite à peu près au même moment et démembréeaujourd’hui entre Oxford, Paris et Londres, le public visé était assurémentformé de laïcs 3 et situé au plus près de la personne royale.

* Je remercie vivement Nicole Bériou et François Bœspflug pour leurs remarques. Mesremerciements vont aussi à mes parents ; ce texte leur est dédié.

1. François Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée à lalumière de la ‘‘Bible de saint Louis’’ (vers 1230) », dans la présente livraison de la RevueMabillon, p. 135-163.

2. Robert Branner, Manuscript Painting in Paris During the Reign of Saint Louis.A Study of Style, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1977 (California Studies in the History of Art,18), p. 64 ; John Lowden, The Making of the Bibles Moralisées, vol. i : The Manuscripts,University Park (Pa.), p. 130-132.

3. Sara Lipton, Images of Intolerance. The Representation of Jews and Judaism in the« Bible Moralisée », Berkeley, 1999, p. 4 et p. 148, n. 21 ; Klaus Reinhardt, « Les textes dans la

Revue Mabillon, n.s., t. 25 (= t. 86), 2014, p. 165-194.

Le langage des images médiévales est régi, on le sait, par des codes dont ledéchiffrement ne va jamais de soi 4. Les miniatures ici concernées, qui plus est,ne prennent leur signification qu’en relation avec le texte des « commentairesde moralisation » auquel elles sont toujours jointes ¢ ces « moralisations »étant elles-mêmes à chaque fois des explications, souvent introduites par lesmots Hoc significat, du sens à donner, pour le présent de la société chrétienne,à un extrait ou un résumé du texte biblique (ce dernier étant accouplé à unautre médaillon, dit « d’histoire »). Pas plus que les autres images de « morali-sation », celles qui mettent en scène la luxure cléricale ne peuvent donc êtreappréhendées, en toute rigueur, sans être associées aux commentaires « mora-lisants » qu’elles élucident, explicitent ou illustrent, mais aussi « unifient etmanipulent », comme l’a souligné Sara Lipton 5. Leurs liens avec les mé-daillons « d’histoire » et les textes bibliques afférents doivent aussi être consi-dérés. Pour corser la difficulté, le texte de commentaire ¢ dont les dimensionssont évidemment immenses¢, demeure mal connu, tant du point de vue de sesorientations morales et ecclésiologiques (marquées par une certaine hétérogé-néité) que de ses sources et de ses strates de composition. Ses liens avec la sco-lastique parisienne de la fin du xiie et des premières décennies du xiiie sièclesont certains, mais complexes. Il s’agit d’un travail de compilation de passagesissus de la Glose ordinaire et de diverses autres œuvres exégétiques dont tou-tes, aujourd’hui, ne sont pas identifiées ¢ travail de sélection et de simplifica-tion qui fut assurément effectué en équipe, peut-être sous la direction d’un ouplusieurs Mendiants 6. La composition du texte biblique, quant à elle, est plusfacile à cerner. Il s’agit pour l’essentiel, semble-t-il, d’une adaptation libre etabrégée de la Vulgate parisienne mise au point au début du xiiie siècle 7.

À vrai dire, pour espérer mieux saisir le sens donné aux représentations dela débauche des clercs, une longue série d’opérations serait nécessaire.Il faudrait réunir et comparer systématiquement les doubles couples (« his-toriques » et « moralisants ») médaillon-texte, tenter une typologie fondéenon seulement sur les formes de vice représentées, mais aussi sur les théma-tiques en cause dans les textes afférents, examiner également la répartitiondes images entre les livres (F. Bœspflug observe qu’elles paraissent plusnombreuses pour l’Ancien que pour le Nouveau Testament ; les livres de Jobet de Jérémie semblent plus concernés que les autres)... Une comparaisonprécise avec les deux bibles moralisées antérieures, où le thème semble moinsprégnant, serait aussi utile 8.

En montrant la voie pour une telle recherche, l’article de F. Bœspflugouvre de nouvelles perspectives sur la teneur idéologique des premières

Bible de Saint Louis », dans La Bible de Saint Louis. II. Volume de commentaires, Barcelone,2013, p. 269-334, à la p. 322.

4. Voir notamment Jérôme Baschet, L’iconographie médiévale, Paris, 2008 (Folio. Histoire,161).

5. S. Lipton, Images of Intolerance, op. cit., p. 13.6. K. Reinhardt, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 319-321.7. Ibid., p. 284-290.8. Concernant les évolutions entre les deux bibles moralisées de Vienne, d’une part, et,

d’autre part, celles de Tolède et d’Oxford-Paris-Londres, on a pu remarquer notamment la placebien plus importante prise par les références aux ordres mendiants dans le second groupe. Voirà ce sujet K. Reinhardt, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 319.

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bibles moralisées. Cette teneur est certes encore assez mal connue, mais onsait déjà qu’elle se caractérise par une forte opposition structurelle entre leprojet divin et les désordres du monde d’ici-bas, entre les forces de salut etcelles de perdition, dans une atmosphère obsidionale où dominent hantise dela corruption et obsession de l’ennemi. Comme l’a souligné James M. Hein-len, la grande image du Dieu architecte peinte en ouverture de chaqueexemplaire des bibles les place sous le signe d’un ordre providentiel brisé parla Chute, ordre dont les médaillons de « moralisation » rappellent ensuite enpermanence le dérèglement pour mieux enjoindre à la réforme ecclésiasti-que 9. Gerald B. Guest a insisté sur la dichotomie entre les bons et les mauvaisqui apparaît comme constitutive de la Création dès les images du livre de laGenèse et tout au long de l’ouvrage 10. Il a aussi remarqué l’omniprésence despersonnages négatifs, dont les turpitudes minent l’Église et la société chré-tienne. Parmi ces derniers, les juifs ¢ ils sont très nombreux, et S. Lipton amontré dans un beau livre que les médaillons de moralisation « constituentune polémique visuelle sans précédent » à leur encontre 11 ¢, les hérétiques ¢dont Alessia Trivellone a étudié les représentations dans sa thèse récente 12 ¢

et diverses autres figures de mécréants ou d’impies, au nombre desquelles ilfaut donc compter celle du clerc luxurieux.

Tout comme la place des juifs dans les bibles moralisées est à mettre enrelation avec le regain d’animosité à leur endroit de la part de l’Église et de laroyauté capétienne au début du xiiie siècle, tout comme celle des hérétiquesest liée à l’essor de la persécution et notamment à la croisade albigeoise (1209-1229), celle des hommes d’Église adonnés à la luxure est à replacer dans uneconjoncture, dans un climat religieux et politique particuliers. Il se trouveque la papauté, au moment où les riches manuscrits royaux étaient réalisés,prenait l’habitude de mener régulièrement des poursuites judiciaires contreles prélats au sujet de divers types de crimes qui leur étaient désormais

9. James M. Heinlen, The Ideology of Reform in the French Moralized Bible, PhD thesis,Northwestern University, Evanston (Ill.), 1991, p. 12-30. Sur ces frontispices, voir F. Bœspflug,« Le Créateur au compas. Deus geometra dans l’art d’Occident (ixe-xixe siècle) », dans Lamisura / Measuring = Micrologus, t. 19, 2011, p. 113-130.

10. Bible Moralisée. Codex Vindobonensis 2554. Vienna, Österreichische Nationalbiblio-thek. Commentary and Translation of Biblical Texts, éd. Gerald B. Guest, Londres, 1995.L’observation, qui concerne la Bible moralisée en langue vernaculaire conservée à Vienne, vautaussi bien pour les autres. Par exemple, au deuxième médaillon historique de la « Bible de saintLouis », qui représente la création de la lumière et des ténèbres avec un globe mi-parti entre blancet noir, correspond un médaillon de moralisation divisé entre une image de la cour céleste en hautet celle des damnés rôtissant dans la bouche ardente d’un monstre en bas ; au troisièmemédaillon historique, qui représente la création du firmament, des eaux et de la terre, corres-pond un médaillon de moralisation où figurent, à droite d’une femme couronnée représentantl’Église, deux personnages dévots, et, à sa gauche, deux personnages qui s’embrassent ¢ deuxhommes, semble-t-il ¢ dont le texte de commentaire fait comprendre qu’ils correspondent à « lamer qui entoure la terre », c’est-à-dire aux amaritudines mundi quibus firma Ecclesia assidueflagellatur (« les amertumes du monde par lesquelles la ferme Église est continuellementaccablée »). Voir aussi K. Reinhardt, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit.,p. 315-316, et Alessia Trivellone, L’hérétique imaginé. Hétérodoxie et iconographie dansl’Occident médiéval, de l’époque carolingienne à l’Inquisition, Turnhout, 2009 (Collection duCentre d’études médiévales de Nice, 10), p. 351-352.

11. S. Lipton, Images of Intolerance, op. cit., p. 1.12. A. Trivellone, L’hérétique imaginé, op. cit., p. 349-380.

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fréquemment imputés. Or parmi les griefs les plus courants figurait en bonneplace celui d’incontinencia, c’est-à-dire de manquements à la chasteté et,plus généralement, d’inconduite sexuelle. Le rapprochement entre ces accu-sations, que j’ai eu l’occasion d’étudier en détail, et la série de médaillonsprésentée par F. Bœspflug éclaire le sens singulier revêtu par la luxurecléricale et la place importante prise par ce thème dans l’ordre du gouverne-ment pastoral au xiiie siècle. Suivront quelques remarques sur le point de vuedes Capétiens et leur conception du gouvernement ecclésiastique. On serafinalement amené à rappeler comment la répression de supposées turpitudescléricales fut au cœur d’épisodes décisifs pour l’histoire des relations entrel’Église et l’État royal survenus au temps du petit-fils de saint Louis.

1. Les « excès des prélats », en images et en justice

Le parallélisme est frappant entre la mise en images des vices du clergé ¢ ycompris du haut clergé ¢ dans la Bible moralisée et la multiplication à lamême époque d’« affaires d’enquêtes » par lesquelles la papauté entendaitréprimer les « excès », « crimes » ou encore « énormités » des prélats de toutesles régions de la Chrétienté. La rhétorique des lettres pontificales émises lorsde ces procédures d’un nouveau genre insistait sur les périls spirituelsterribles que les chefs d’église délinquants et dépravés faisaient encourir autroupeau des fidèles, naturellement porté à les imiter. La lutte contre lesexcessus prelatorum, comme disait le droit canonique, fut considérée parInnocent III (1198-1216) et ses successeurs comme une exigence primor-diale du gouvernement ecclésiastique. Elle constitua un aspect fondamen-tal ¢ ignoré jusqu’ici de l’historiographie 13 ¢ de la « révolution pastorale » 14

qui caractérisa le xiiie siècle.Limitées à des cas isolés avant la fin du xiie siècle, les poursuites contre les

prélats devinrent fréquentes avec la mise au point par Innocent III dans unesérie de décrétales, puis l’institution par le même, au viiie canon du IVe con-cile du Latran (Qualiter et quando), d’une procédure d’enquête déclenchéesans qu’aucun accusateur ait à s’engager, sur simple constat que la fama,c’est-à-dire la « renommée », attribuait des méfaits à un individu 15. Le texte

13. Voir cependant la remarque d’Agostino Paravicini Bagliani, Il trono di Pietro. L’uni-versalità del papato da Alessandro III a Bonifacio VIII, Rome, 1996 (Studi superiori NIS.Argomenti di storia medievale), p. 129, concernant les usages du modus inquisitionis instituépar Innocent III.

14. Selon l’expression d’Étienne Delaruelle, « L’invention pastorale au Moyen Âge », dansL’invention pastorale, Paris, 1968 (Lumière des hommes), p. 59-89, à la p. 65.

15. Voir en particulier Antonia Fiori, « Quasi denunciante fama. Note sull’introduzione delprocesso, tra rito accusatorio e inquisitorio », dans Der Einfluss der Kanonistik auf dieeuropäische Rechtskultur, vol. iii : Straf- und Strafprozessrecht, dir. Matthias Schmoekel,Orazio Condorelli et Franck Roumy, Cologne, 2012 (Norm und Struktur. Studien zum sozialenWandel in Mittelalter und Früher Neuzeit), p. 351-367 ; Julien Théry, « Fama. L’opinionpublique comme preuve : aperçu sur la révolution médiévale de l’inquisitoire », dans La preuveen justice de l’Antiquité à nos jours, dir. Bruno Lemesle, Rennes, 2003 (Histoire), p. 119-147 ;Winfried Trusen, « Der Inquisitionsprozeß. Seine historischen Grundlagen und frühen For-men », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Kanonistische Abteilung, t. 74,1988, p. 171-215.

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de Qualiter et quando précisait bien qu’il pouvait être ainsi procédé nonseulement contre les subditi, les ouailles, mais aussi contre les prelati, leschefs d’église 16. Ces derniers n’étaient donc plus protégés, comme ilsl’avaient été fortement jusque là, par les règles du système accusatoiretraditionnel, lesquelles rendaient presque impossible la mise en cause desmembres de la hiérarchie, en-dehors de situations exceptionnelles 17. Desimples moines, des chanoines ou d’autres clercs pouvaient désormais espé-rer faire prendre en charge par le Siège apostolique des poursuites contre unsupérieur qu’ils estimaient coupable (ou auquel ils voulaient nuire) en faisantconnaître à la Curie son infamia (ou diffamatio), autrement dit en y allé-guant, sous forme d’« appel » ou de « dénonciation », l’existence d’une« renommée » de ses méfaits.

J’ai recensé, au cours de travaux pour l’habilitation à diriger des recher-ches, environ 500 affaires d’« excès » traitées par le Siège apostolique entrele pontificat d’Innocent III et celui de Benoît XII (1334-1342) 18. Environquatre procédures furent ouvertes en moyenne chaque année pendant lapériode située entre 1198 et 1314 (pour laquelle les dépouillements dans lesregistres de lettres pontificales ont été systématiques). Le phénomène concer-nait à parts à peu près égales les prélats séculiers et les réguliers. Pourdésigner les fautes en cause, les termes excessus, crimina, enormitates etenormia étaient employés dans les documents de façon interchangeable,comme des synonymes ou quasi-synonymes 19. Ces méfaits concernaientaussi bien le gouvernement temporel et spirituel des intéressés que leur viepersonnelle. La gamme des accusations était très vaste, mais trois apparais-saient constamment 20. La « dilapidation », c’est-à-dire la mauvaise gestion,l’aliénation ou l’appropriation à des fins personnelles ou familiales des biensd’Église, était reprochée dans plus de la moitié des cas. La simonie, constituée

16. X, 5, 1, 24 (Corpus juris canonici, éd. Aemilius Ludwig Richter et Emil Friedberg,2 vol., Leipzig, 1879-1881, réimpr. Graz, 1955-1959, vol. ii, col. 746) : Non solum quum subdi-tus, verum etiam quum prelatus excedit, si per clamorem et famam ad aures superiorispervenerit, non quidem a malevolis et maledicis, sed a providis et honestis, nec semel tantum,sed sepe, quod clamor innuit et diffamatio manifestat, debet coram ecclesie senioribus verita-tem diligentius perscrutari, ut, si rei poposcerit qualitas, canonica districtio culpam feriatdelinquentis.

17. Voir à ce sujet Ronald Knox, « Accusing Higher Up », Zeitschrift der Savigny-Stiftungfür Rechtsgeschichte. Kanonistische Abteilung, t. 77, 1991, p. 1-31.

18. Voir J. Théry, « ‘‘Excès’’ et ‘‘affaires d’enquête’’. Les procès ‘‘criminels’’ de la papautécontre les prélats (v. 1150-v. 1350) », dans La pathologie du pouvoir, dir. Patrick Gilli, Leyde,sous presse ; J. Théry, « Judicial Inquiry as an Instrument of Centralized Government », dansProceedings of the Fourteenth Congress of Medieval Canon Law (Toronto, 8-11 August2012), Cité du Vatican, 2015 ; Id., « Justice inquisitoire et construction de la souveraineté. Lemodèle ecclésial (xiie-xive s.) : normes, pratiques, diffusion », Annuaire de l’École des hautesétudes en sciences sociales. Comptes rendus des cours et conférences 2004-2005, Paris, 2006,p. 593-594.

19. Voir à ce sujet J. Théry, « Atrocitas/enormitas. Esquisse pour une histoire de la catégoriede ‘‘crime énorme’’ du Moyen Âge à l’époque moderne », Clio@Themis. Revue en ligned’histoire du droit, t. 4, 2011, http://www.cliothemis.com/Clio-Themis-numero-4.

20. Outre la bibliographie citée n. 18, voir J. Théry, « ‘‘Excès’’ des prélats et gouvernementde l’Église au temps de la monarchie pontificale (v. 1150-v. 1350). ‘‘Dilapidation’’, ‘‘simonie’’,‘‘incontinence’’, ‘‘dissolution’’ », Annuaire de l’École des hautes études en sciences sociales.Comptes rendus des cours et conférences 2010-2011, Paris, 2012, p. 621-623.

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par la vente des sacrements ou des bénéfices ecclésiastiques, l’était dans aumoins un tiers des cas. L’incontinencia carnis enfin, dite le plus souvent« incontinence » tout court, dans un cas sur quatre environ (le caractèresouvent elliptique des sources, il faut le souligner, ne permet que des calculstrès approximatifs).

Les turpitudes liées à la cupidité et à la luxure sont également omnipré-sentes dans le corpus d’images du clergé dévoyé que renferme la « Bible desaint Louis ». On y voit des hommes d’Église manier des biens précieux, sym-boles de richesse, et surtout de l’argent, souvent sous la forme de bourses biengonflées ou de pièces d’or 21. La simonie, en particulier, est souvent repré-sentée ; il était sans doute plus facile de la mettre en image que la dilapidation.Elle est montrée, par exemple, avec un évêque donnant une église, figurée parun petit bâtiment, à un clerc qui lui tend une bourse en échange 22. Pourdonner une idée de la façon non moins explicite et virulente dont le crime desimonie et la cupidité en général pouvaient être reprochés aux prélats dans leslettres d’enquête des papes, on se contentera de citer un mandement, à peineplus remarquable à cet égard que beaucoup d’autres, émis en 1216 parHonorius III contre Pietro de Pistitio, évêque d’Anglona (en Basilicate) :

« [Pietro] n’est pas entré par la porte [Jean, x, 1-2], mais, entrant furtivement à lamanière d’un voleur, soutenu par la force du bras séculier, il a désiré ardemment letrésor (scriniarium) du Seigneur par ambition et l’a obtenu par argent. Une fois entré,il n’a pas exercé l’office d’un pasteur, mais celui d’un pilleur. Tendant la main vers lesprésents (munera), il a promu aux ordres sacrés, de toute part et sans discernement,des illettrés, des bigames et des hommes porteurs de la macule de naissance illégitime.Prompt à recevoir les rémunérations et lent au bien, il a conféré à certains laïcs tous lesordres mineurs et sacrés, sans observer les intervalles de temps de rigueur, en un seulet même jour. Est pour lui réputé le plus digne celui qui promet le plus d’argent et quiverse le plus vite la somme promise. Et, pour que rien ne manque chez lui à la vénalitédes sacrements, quiconque dans son diocèse ne supporte plus son épouse, s’il offre del’argent, repart avec une sentence de divorce à sa convenance, sans examen préalableet sans qu’aucun empêchement ne soit prouvé. Se haussant, en outre, au-dessus delui-même, il a usurpé obstinément l’office de son supérieur : il a en effet, de sa propreautorité ou plutôt témérité extravagante, absout présomptueusement, ou plutôtenserré des liens de sa damnation, ceux qui sont tombés sous le coup de l’excommu-nication late sententie pour avoir violemment levé la main sur les clercs. En outre, ildonne les églises, les dignités et les honneurs à celui qui a apporté l’oblation en argentla plus substantielle. Rien qui soit à titre gratuit n’a de place auprès de lui ; il seconsacre tout entier aux transactions de vente. Il permet même aux prêtres qui offrentdes présents d’habiter librement avec des femmes de petite vertu (muliercule) ; etpour lui tout ce qui est impie devient licite dès lors que revêtu d’or » 23.

21. F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit.,fig. 4 et 5.

22. iii, 84 c (exemple signalé par F. Bœspflug) ; voir aussi, par exemple, iii, 142 b (un évêquedonne une église à un clerc en échange d’une bourse gonflée sur la gauche ; deux clercséchangent une bourse sur la droite et un démon se tient à côté d’eux).

23. Reg. Vat. 9, ep. 56, fol. 14v (analyse dans Regesta Honorii papae III, éd. Pietro Pres-sutti, 2 vol., Rome, 1888-1895, no 98) : Nam non intravit per hostium, sed habens furtivummore furis ingressum, fultus potentia brachii secularis, scriniarium Domini concupivit perambitum et per pecuniam est adeptus ; ingressus autem non pastoris exercuit officium sedpredonis ; manum enim extendens ad munera, inlitteratos, bigamos et maculam originissustinentes ad sacros ordines passim et sine delectu promovit ; festinus etiam ad premia et

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Concernant les péchés de chair, le parallèle entre les images de la « Bible desaint Louis » et les accusations avancées dans la pratique judiciaire contem-poraine peut être poussé assez avant. Les différents types de faute mis enscène dans les médaillons de « moralisation » apparaissent tous, plus oumoins fréquemment, parmi les « excès » qui étaient effectivement reprochésaux prélats.

2. « Incontinence de la chair »

Si l’on s’en tient aux 45 cas de lapsus carnis que j’ai pu relever dansles affaires survenues du pontificat d’Innocent III à celui de Grégoire IX(1198-1241) ¢ affaires qui sont au nombre de 200 environ ¢, treize seulementn’engagent que l’accusation d’« incontinence » sans autre précision ou lasimple « fornication » 24. Aux clercs représentés dans la Bible moralisée engalante posture avec des femmes mariées ¢ F. Bœspflug souligne qu’elles sont

lentus ad bonum, quibusdam laicis debitis temporum interstitiis non servatis uno eodemquedie omnes ordines minores et sacros contulit pecunia mediante, isque apud eum digniorreputatur qui plus promittit pecunie ac qui solvit citius expromissam ; et ut nulla desit insacramentis venalitas apud illum, quicumque in sua diocesi fastidivit amplius uxoris, sipecuniam offert, sententiam divorcii nulla disceptatione premissa seu impedimento probatopro voto reportat. Extollens quoque se supra se superioris officium pertinaciter usurpavit ; eosenim qui in canonem late sententie inciderant pro injectione manuum in clericos violenta idemepiscopus auctoritate propria immo temeritate fatua presumptuosus absolvit vel potius vinculissue dampnationis involuit ; sed et ecclesias, dignitates et honores ei dat qui oblationempecunie actulit pinguiorem, nec gratuitus titulus locum invenit apud ipsum, qui totum se circacontractum venditionis exercet ; sacerdotes etiam munera offerentes libere permittit cummulierculis habitare, sicque fit apud eum omne nephas licitum si fuerit deauratum.

24. Il est probable cependant que dans certains de ces 13 cas, les accusations aient inclus desmodalités plus graves de l’incontinence (par exemple le concubinat ou la procréation) sans qu’ilen reste trace ou, du moins, sans qu’il en soit fait mention dans les sources que j’ai pu consulter.Les 13 cas sont ceux de l’évêque de Lausanne Roger de Vico Pisano (en 1198 : Die RegisterInnocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr [1198/1199], éd. Othmar Hageneder et Anton Haidacher,Graz-Vienne-Cologne, 1964, no 170, p. 239-243) ; de Simon, abbé de Saint-Pierre de Conches (lamême année : ibid., no 301, p. 427-429) ; de Pierre Grimaldi, évêque de Vence (en 1199 : DieRegister Innocenz’ III. 2. Pontifikatsjahr [1199/1200], éd. O. Hageneder, Werner Maleczeket al., Rome-Vienne, 1979, no 18, p. 57-58) ; de Robert, abbé de Thorney en Angleterre (en1202 : Die Register Innocenz’ III., 5. Pontifikatsjahr [1202/1203], éd. O. Hageneder, Chris-topher Egger et al., Rome-Vienne, 1994, no 55, p. 108-111) ; de « P. », abbé de San Stefano alCorno, au diocèse de Lodi (en 1208 : Die Register Innocenz’ III. 11. Pontifikatsjahr[1208/1209], éd. O. Hageneder, Andrea Sommerlechner et al., Rome-Vienne, no 187, p. 305-306) ; de Juan, évêque de Pampelune (en 1209 : Patrologie latine, dir. Jean-Paul Migne,221 vol., Paris, 1844-1855 [désormais PL], vol. 216, col. 186-188) ; de Diego Garcia, évêque deCuenca en Castille (en 1217 : Luciano Serrano, D. Mauricio, obispo de Burgos y fundador de sucatedral, Madrid, 1922, rééd. Valladolid, 2001, p. 54, n. 3) ; de Brice, évêque de Moray, enÉcosse (en 1219 : Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. César-Auguste Horoy, 4 vol.,Paris, 1879-1882, vol. iii, no 116, col. 112-113) ; de Raniero, évêque de Fiesole, en Toscane (lamême année : ibid., no 253, col. 261-262) ; de Heinrich von Müllnark, archevêque de Cologne(Epistolae saeculi XIII e regestis pontificum romanorum. I [1216-1241], éd. Carl Rodenberget Georg Heinrich Pertz, Berlin, 1883, no 459, p. 369-370 ; voir aussi infra, à la n. 52) ;d’Aymeric, abbé des chanoines augustins de Lesterps, au diocèse de Limoges (en 1234 : Lesregistres de Grégoire IX, éd. Lucien Auvray, Louis Carolus-Barré et Suzanne Clémencet,4 vol., Paris, 1896-1955, no 2119) ; de l’évêque d’Umbriatico, en Calabre (en 1235 : ibid.,no 2685) ; enfin du maître et des frères de l’Hôpital Saint-Jean à Jérusalem (en 1238 : ibid.,no 4156).

apostilles à l’article de françois bœspflug 171

identifiables à leur touret 25 ¢ correspondent huit cas d’abbés et évêquesaccusés d’adultère 26. Sept prélats sont accusés de concubinage souvent dit« public » 27 ; deux d’entre eux ¢ l’abbé « J. » des bénédictins de Saint-Jacques de Liège et l’évêque de Vintimille Niccolò Lercari ¢ auraient mêmeeu l’insolence de prétendre jouir à cette fin d’une dispense pontificale 28.Quatre auraient été mariés 29. Deux ¢ le cistercien Robert, évêque d’Olmütz,et Alberto di Camino, évêque de Ceneda, en Vénétie ¢ auraient défloré desvierges 30. La fréquentation des prostituées, dont F. Bœspflug note qu’ellessont représentées dans les miniatures « tout de blanc vêtues, tenant un miroir,cheveux dénoués », est parfois mentionnée dans les mandements d’enquête :en 1237, Pietro, évêque de Salpe, dans les Pouilles, se vit accuser d’enrecevoir, tout comme le maître et les frères de l’Hôpital Saint-Jean de Jéru-salem l’année suivante 31. Quant à Rénier, abbé de Saint-Saulve à Montreuil-sur-Mer, dans le diocèse d’Amiens, on lui reprocha en 1235 de vivre publi-quement avec une meretrix dont il avait fini par prononcer frauduleusementle divorce, tout en menaçant de mort l’époux légitime, pour se marierlui-même avec elle 32...

25. Voir F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art.cit., fig. 6 et 7.

26. Toute activité charnelle de la part d’un prélat pouvait certes être qualifiée d’adulterium,puisque les liens entre un chef spirituel et son église étaient pensés en termes d’épousailles. Maisl’emploi du mot dans les mandements d’enquête impliquait en général une circonstanceaggravante liée à l’état matrimonial de la partenaire. Les huit cas concernent Ugo, abbé de SanBenedetto di Siponto dans les Pouilles (en 1199 : Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr,éd. cit., no 529, p. 764-765) ; Roberto, évêque de Lucques (en 1203 : Die Register Innocenz’ III.,5. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 139, p. 275-278) ; Niccolò, évêque de Squillace, en Calabre (en1219 : Regesta Honorii papae, éd. cit., no 1623) ; Robert, évêque d’Olmütz (la même année :Epistolae saeculi XIII. I, éd. cit., no 54, p. 40-41) ; Richard de Marsh, évêque de Durham enAngleterre (en 1220 : Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. iv, no 144,col. 441-442) ; Alberto di Camino, évêque de Ceneda, en Vénétie (en 1235 : Les registres deGrégoire IX, éd. cit., no 2617) ; Rénier, abbé de Saint-Saulve à Montreuil-sur-mer, au diocèsed’Amiens (la même année : ibid., no 2883) ; Martin, évêque d’Evora, au Portugal (en 1237 :ibid., no 3964).

27. « R. », évêque de Melfi (en 1212 : PL 216, col. 625-627) ; Amic, évêque d’Orange (en1234 : Joseph-Hyacinthe Albanès, Gallia christiana novissima, éd. Ulysse Chevalier, 7 vol.,Montbéliard-Valence, 1895-1920, vol. vi, no 162) ; Rénier, abbé de Saint-Saulve (voir n. pré-céd.) ; Niccolò Lercari, évêque de Vintimille (en 1236 : Les registres de Grégoire IX, éd. cit.,no 3410) ; Pietro, évêque de Salpe dans les Pouilles (en 1237 : ibid., no 3596) ; Martin, évêqued’Evora (voir supra, n. précéd.) ; « J. », abbé de Saint-Jacques de Liège (en 1239 : ibid., no 4920).

28. Ibid. : Non tam monachus quam demoniacus dici possit, cum detinere presumat publiceconcubinam, ex qua duas filias procreavit ; et, asserens secum super hoc auctoritate apostolicadispensatum, abjecta prorsus modestia monachali et incontinentie publice lassatis abenis,bona dicti monasterii dilapidare presumit ; ibid., no 3410 : Absolvit etiam manuum injectoresSede apostolica inconsulta et contra eam laxat lubricum lingue sue, publice mentiendo quodnon precellit summus pontifex in concessione indulgentie simplicem sacerdotem, quodqueconcubinam detinet ex nostra indulgentia speciali.

29. Daniel, évêque de Prague (en 1202 : Die Register Innocenz’ III., 5. Pontifikatsjahr,éd. cit., no 28, p. 52-55) ; Basile, archevêque-élu de Rossano, en Calabre (en 1218 : Acta Hono-rii III et Gregorii IX, éd. Aloysius L. Tàutu, Cité du Vatican, 1950, no 31, p. 55-56) ; « M. »,prévôt de la cathédrale de Vácz, en Hongrie (en 1222 : Honorii III romani pontificis operaomnia, éd. cit., vol. iv, no 300, col. 249-250) ; Rénier, abbé de Saint-Saulve (voir supra, n. 26) .

30. Références données supra, n. 26.31. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., nos 3596, 4156.32. Ibid., no 2883.

j. théry172

Les images d’êvêque, de prêtre ou de moine péchant avec une moniale ouune femme consacrée 33 peuvent être mises en relation avec certaines desaccusations d’« inceste » parfois avancées contre les chefs d’église devant lajustice pontificale. Ces accusations, en effet, ne se référaient pas toujours aucommerce charnel entre un prélat et une femme qui lui était apparentée parle sang ou par l’alliance ¢même si l’on peut supposer, faute de précision dansles sources, que tel fut le cas lors des procédures contre Henri, évêque deCoire (Chur, en Suisse), en 1199, contre Roberto, évêque-élu de Lucques,en 1203, contre Bernard, archevêque d’Auch, en 1213, et contre « M. »,prévôt de Vácz (Hongrie), en 1223, et même si la chose est certaine dans le casde Kalán, évêque de Pècs (Hongrie), auquel des relations coupables avec unenièce furent reprochées en 1204 34. Il pouvait aussi s’agir d’inceste « spiri-tuel », commis par deux personnes unies à l’Église en raison de leur ordina-tion ou de leurs vœux religieux. Le cistercien Robert, évêque d’Olmütz,aurait ainsi débauché deux sœurs clunisiennes, selon un mandement émisen 1217 35. Andrea, archevêque d’Acerenza, dans les Pouilles, aurait faitvenir d’Orient des moniales destinées à ses plaisirs et les aurait installées encommunauté à Brindisi, si l’on en croit les insinuations formulées dans unelettre d’enquête de 1231 36... L’archevêque de Besançon, Amédée de Drame-lay, et Garsias, évêque de Huesca, auraient même combiné les deux typesd’inceste, l’un avec une parente abbesse de Remiremont, d’après une lettred’Innocent III (1211), et l’autre, d’après une lettre de Grégoire IX (1235),avec une parente abbesse du monastère des bénédictines de Santa Cruzen Aragon 37.

Le vice de sodomie, enfin, fut lui aussi imputé à des membres de lahiérarchie devant la justice du Siège apostolique, mais beaucoup plus rare-ment que les autres péchés de chair. F. Bœspflug note qu’il est souvent mis enimage dans la « Bible de saint Louis » 38. Au milieu du xiiie siècle, le canonisteHostiensis pouvait encore écrire dans sa Summa aurea que les clercs s’en

33. Voir F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée »,art. cit., fig. 11 et 17.

34. Pour l’évêque de Coire, voir Corpus juris canonici, éd. cit., vol. ii, col. 296-297 ; pourl’évêque-élu de Lucques, voir supra, n. 26 ; pour l’archevêque d’Auch, voir PL 216, col. 789-790 ; pour le prévôt de Vácz, voir supra, n. 29 ; pour l’évêque de Pècs, voir Die RegisterInnocenz’ III., 6. Pontifikatsjahr [1203/1204], éd. O. Hageneder, A. Sommerlechner et al.,Rome-Vienne, 1995, no 194, p. 330-331.

35. Voir supra, n. 26.36. Acta Honorii III et Gregorii IX, éd. cit., no 168, p. 234 : quasdam etiam moniales, quas

adduxit de partibus Orientis in monasteriis sue diocesis collocandas, sicut fama, immoinfamia publica detestanda testatur, inhoneste pertranctans, eis apud Brundusii civitatemtranslatis, necessaria subministrat. Pour comprendre quels faits étaient à l’origine de cesaccusations, voir Francesco Panarelli, « Le origini del monastero femminile di Santa Maria laNova tra storia e storiografia », dans Da Accon a Matera. Santa Maria la Nova, un monasterofemminile tra dimensione mediterranea e identità urbana (XIII-XIV secolo), dir. Id,Münster,2012, p. 1-57, notamment p. 44, et Cristina Andenna, « Da moniales novarum penitentium asorores ordinis Sancte Marie de Valle Viridi. Una forma di vita religiosa femminile tra Orientee Occidente », ibid., p. 59-130, notamment aux p. 79-81.

37. PL 216, col. 479 ; Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2783.38. F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit.,

fig. 14, et n. 52 pour les références d’une série d’autres images du même type.

apostilles à l’article de françois bœspflug 173

rendaient coupables « communément » 39. J’ai relevé seulement quatre caspour les trois premiers pontificats du xiiie siècle : ceux de « J. », prévôt deschanoines augustins d’Eversan au diocèse de Thérouanne (1224), de l’archi-diacre de Laon Itier de Malo Nido (1233), de l’évêque-élu de LimogesDurand (1238) et de Filippo di Matera, évêque de Martirano, en Calabre(même année) 40. Cinq autres cas seulement, à ma connaissance, survinrentensuite avant 1314 41. Dans le contexte de montée de l’intolérance à l’égarddu « péché contre nature », cette accusation était sans doute en train dedevenir trop grave, trop socialement déstabilisante, pour être maniée faci-lement ¢ un peu comme celle d’hérésie, quasi absente des procédures contreles prélats 42.

La description des « excès » donnée dans les lettres pontificales était soitreprise des articuli présentés à la Curie par ceux qui avaient voulu y faireconnaître les méfaits de leurs supérieurs, soit directement formulée par desmembres du personnel curial, lorsque la papauté était elle-même à l’originedes poursuites. Les accusations faisaient l’objet d’enquêtes par témoignagesordonnées dans les mandements. On retrouve donc la luxure cléricale évo-quée dans plusieurs des rares procès-verbaux issus de ces auditions qui soientparvenus jusqu’à nous. Ainsi dans les dépositions recueillies contre l’abbé deLézat Peire de Dalbs en 1253-1255, contre l’abbé de Fossanova, Pietroda Monte San Giovanni, en 1284, ou contre l’archevêque d’Aix Robertde Mauvoisin en 1318 43. Le rapprochement est saisissant entre l’image d’un

39. Summa aurea, V, 2 (éd. Venise, [J. Vitali], 1574, col. 1684) : Communiter delinquuntclerici incontinentia que contra naturam est laborantes, propter quam tres civitates, scilicetSodoma, Gomorra atque Segor, quae & pluribus aliis nominibus est vocata, & duae proptervicinitatem ipsarum, scilicet Adama & Seboym, & sic quinque incendio consumptae sunt.

40. Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. iv, no 159, col. 570-571 ; Lesregistres de Grégoire IX, éd. cit., nos 1042, 4030, 4377.

41. Lors des procédures contre Peire de Dalbs, abbé de Lézat, sous Innocent IV (John H.Mundy, « Des hommes et des femmes. Le procès de Pierre de Dalbs, abbé de Lézat », Médiéva-les, t. 12, 1987, p. 85-99), contre les évêques de Ratisbonne Albert von Pietengau (Epistolaesaeculi XIII. III [1250-1268.], éd. Carl Rodenberg et Georg Heinrich Pertz, Berlin, 1894,no 479, p. 443-444) et de Rodez Vézian ¢ J. Théry, « L’Église, les Capétiens et le Languedoc autemps d’Alphonse de Poitiers. Autour des enquêtes pontificales sur les crimes imputés à Vézian(OFM), évêque de Rodez (1261-1267) », Annales du Midi, t. 282, 2013, p. 217-238, aux p. 237-238 ¢ sous Alexandre IV, contre le chanoine et maître parisien Pierre Rossel sous Urbain IV ¢Les registres d’Urbain IV (1261-1264), éd. Jean Guiraud et Suzanne Clémencet, 4 t. en 5 vol.,Paris, 1899-1958, no 1000 ¢, enfin contre l’évêque de L’Aquila Bartolomeo dei Conti di Mono-pelli sous Clément V (Regestum Clementis papae V, 9 t. en 8 vol., Rome, 1885-1892, no 6925).On peut ajouter le procès des templiers (1307-1314), certes mené, en définitive, par l’Église, maislancé par le roi de France.

42. Une suspicion d’hérésie fut avancée contre les frères de l’Hôpital Saint-Jean à Jérusalemen 1238 (Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 4156). L’abbé de Vallombreuse Valentino, misen cause entre autres pour hérésie, fut déposé vers 1298 par Boniface VIII, sans qu’il soittoutefois statué sur cette accusation (Les registres de Boniface VIII, éd. Georges Digard,Maurice Faucon, Antoine Thomas et al., Paris, 1907-1939, no 2546).

43. Voir J. H. Mundy, « Des hommes et des femmes », art. cit. ; Clemente Ciammaruconi,« La inquisitio dell’abate Pietro da Monte San Giovanni e la comunità monastica di Fossanovaalla fine del xiii secolo », dans Il monachesimo cistercense nella Marittima medievale. Storia earte. Atti del convegno (abbazie di Fossanova e Valvisciolo, 24-25 sett. 1999), Casamari, 2002(Bibliotheca Casaemariensis, 5), p. 11-90 (édition aux p. 61-90) ; Joseph Shatzmiller, Justice etinjustice au début du XIVe siècle. L’enquête sur l’archevêque d’Aix et sa renonciation en 1318,Rome, 1999 (édition aux p. 167-296).

j. théry174

ecclésiastique mitré surpris au lit avec une femme, relevée par F. Bœspflug autome II de la « Bible de saint Louis » 44, et ce récit fait en 1308 devant desenquêteurs pontificaux par le marchand d’Albi Raimon Baudier pour tenterd’accréditer des accusations contre l’évêque du lieu Bernard de Castanet :

« Il dit que l’épouse d’Arnau Peire habitait et vivait avec la sœur et les nièces duditévêque et que lui-même qui parle, une fois, apporta en cadeau un certain oiseau, quel’on appelle ferran [‘‘épervier’’], au susdit évêque de la part de son père ; et, alors qu’ilétait dans le palais dudit évêque, ne rencontrant pas Estève Rouch, qui gardait lachambre dudit évêque, en montant les escaliers par lesquels on accède à cettechambre, il monta tout droit jusqu’en haut et, lorsqu’il entra dans la chambre, iltrouva ledit évêque avec ladite épouse d’Arnau Peire, seul à seule [X, 2, 23, 12], et cemême évêque était très en sueur et descendait du lit. Il vit aussi que cette mêmefemme réajustait ses vêtements, comme en les tapant ; et il lui sembla, à lui-même quiparle, qu’il y avait sur le lit de cette chambre deux emplacements où ces deux-làavaient été allongés ; et, comme lui-même qui parle remettait ledit oiseau auditévêque en cadeau, le même évêque lui dit précipitamment, comme s’il était troublé :‘‘Va t’en, va t’en, par la mauvaise fortune, et pose cet oiseau ici’’. Il vit aussi que laditefemme en était devenue très rouge et honteuse. Et lui-même qui parle entendit direque ledit évêque avait chassé ledit Estève Rouch de sa maison quelques jours plus tardet que ce dernier ne revint pas au service de ce même évêque avant deux ans » 45.

Raimon Baudier était un farouche opposant au gouvernement intransi-geant de Bernard de Castanet, lequel avait fait arrêter plusieurs de sesparents, amis et associés en affaires pour crime d’hérésie 46. Cette histoired’irruption à un moment compromettant dans la chambre épiscopale étaitsoigneusement adaptée aux catégories cognitives de l’attestation judiciairequi étaient en vigueur en droit canonique. Le récit était manifestement conçupour susciter la plus grande suspicion possible à l’encontre de l’évêque touten évitant de donner un témoignage absolument direct, qui aurait étésusceptible d’exposer son auteur à une lourde peine en cas de démenti ou

44. F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit.,fig. 18.

45. Archivio segreto vaticano [désormais ASV], Collectoriae 404, fol. 57 : Dixit quod uxordicti Petri Arnaldi [sic pour Arnaldi Petri] morata fuit et conversata cum sorore et neptibusdicti episcopi et quod ipse qui loquitur semel portavit encencium cujusdam avis que vocaturferran predicto episcopo ex parte patris ipsius qui loquitur et, dum fuisset in palatio dictiepiscopi, in ascensu scalarum per quas ascenditur ad cameram dicti episcopi ipse non inveniensStephanum Rubei, qui custodiebat cameram ipsius episcopi, ascendit recta via superius adcameram dicti episcopi et cum intrasset cameram invenit dictum episcopum cum dicta uxoreArnaldi Petri solum cum sola ; et ipse episcopus sudabat fortiter et descendebat de lecto. Viditetiam ipsam mulierem parantem sibi ipsi vestes et quasi eas concuciendo et fuit etiam ipsi quiloquitur visum quod in lecto illius camere essent duo loca ubi ipsi duo jacuissent ; et, cum ipsequi loquitur encenniasset ipsi episcopo dictam avem, idem episcopus quasi velociter loquendoet motus dixit : « Recede, recede, in mala fortuna, et ponas hic avem ! » Vidit etiam quod dictamulier fuit effecta valde rubea et verecunda. Audivit etiam dici ipse qui loquitur quod dictusepiscopus expulit infra paucos dies dictum Stephanum Rubei de domo sua et quod non rediit adipsius episcopi servicium de duobus.

46. Jean, le frère de Raimon Baudier, avait notamment été condamné à la prison perpétuelleà l’issue des procès d’Inquisition de 1299-1300, conduits par Bernard de Castanet. En attendantla publication de ma thèse de doctorat consacrée à l’enquête contre l’évêque d’Albi, voir lesprésentations parues dans la Revue Mabillon, n. s., t. 15 (= t. 76), 2004, p. 277-279, et dansHeresis, t. 40, 2004, p. 192-197, ainsi que J. Théry, « Les Albigeois et la procédure inquisitoire »,Heresis, t. 33, 2000, p. 7-48.

apostilles à l’article de françois bœspflug 175

d’incrédulité et de mauvaise disposition des juges. Tous les éléments tendantà prouver les faits d’incontinence étaient réunis, jusqu’à des détails comme letrouble montré par les deux coupables, les vêtements froissés ou mal ajustésde la femme adultère et les deux creux encore visibles dans le lit. L’expres-sion « seul à seule » (solus cum sola), issue d’un canon des Décrétales quidéfinissait les conditions de la « présomption violente » admise pour prouver« l’union charnelle », était même utilisée 47. Mais Raimon Baudier n’avaitgarde de tirer lui-même les conclusions, qu’il laissait à la responsabilité desreprésentants de la justice pontificale. Ce type de technique testimoniale futmis en œuvre au cours de la même enquête, avec plus ou moins d’habileté,par de nombreux autres déposants hostiles à Bernard de Castanet, et donnalieu à d’autres tableaux comparables à certains médaillons de la « Bible desaint Louis ». Ainsi le récit fait par un savetier dénommé Grimaud Eymeratpour suggérer la responsabilité de l’évêque dans l’assassinat d’une jeune filleretrouvée décapitée :

« Il a dit qu’il a entendu dire par un seul homme, qui s’appelait, à ce qu’il croit, JoanBroquier, d’Albi, dans la rue Saint-Julien, en présence de nombreux autres (dont il adit qu’il ne se souvenait pas [des noms]), que cette jeune fille dont il est parlé dansl’article fut prise sur le chantier [du palais] dudit évêque et qu’on lui avait fait uncorsage dans la maison dudit évêque après qu’elle y avait été retenue pendant 8 ou14 jours ; et elle avait ensuite été libérée ; et elle avait raconté à son père et à sa mèreque pendant les jours susdits où elle avait été retenue dans la maison dudit évêque, unfamilier dudit évêque l’avait conduite à travers plusieurs chambres et salles jusqu’aulit d’un vieil homme au teint pâle qui avait une grande tonsure, et elle avait couchéavec ce vieil homme. Ledit Joan disait aussi qu’il était parvenu à l’évêque que cettejeune fille avait raconté ces choses à ses parents et qu’à cause de cela, elle fut à nouveauconduite dans la maison dudit évêque, et qu’ensuite on ne la vit plus. Il a dit qu’il nesavait rien d’autre au sujet dudit article » 48.

47. X, 2, 23, 12 (Alexandre III) : Solum cum sola, nudum cum nuda, in eodem lectojacentem, ea, ut credebant, intentione, ut eam cognosceret carnaliter, viderunt (Corpus juriscanonici, éd. cit., vol. ii, col. 355-356). L’expression est issue d’une lettre de saint Jérôme AdNepotianum presbyterum, au sujet du comportement requis des prêtres (Ep. 52, 5) : Solus cumsola secreto et absque arbitre non sedeas. L’article d’accusation auquel répondait ici RaimonBaudier, rédigé par deux chanoines de la cathédrale d’Albi qui avaient dénoncé les crimes deBernard de Castanet à la Curie, contenait déjà l’expression. Plusieurs dépositions enregistréesdans les actes de l’enquête la reprennent, sans qu’on puisse savoir dans quelle mesure les témoinsl’ont employée spontanément. Ces derniers ont pu simplement la répéter à la suite de la lecturede l’article qui leur était faite, ou seulement répondre par l’affirmative à des questions desenquêteurs qui la mentionnaient. Ces nuances importantes nous échappent. La mise en formenotariale des dépositions a pour effet de prêter aux témoins des discours qu’ils n’ont pasnécessairement tenus dans les mêmes termes.

48. ASV, Collectoriae 404, fol. 84 : ... dixit quod audivit dici ab uno solo homine qui,ut credit, vocabatur Johannes Broquerii, de Albia, in carreria Sancti Juliani, multis presen-tibus (de quibus dixit se non recordari), quod illa puella de qua in articulo dicitur fuitde operibus dicti episcopi accepta et illi puelle fuerat factum unum gardacortium in domodicti episcopi postquam ibi tenuissent eam per VIII vel XIIII dies et dicta puella posteafuit remissa, que narravit patri et matri suis quod illis diebus predictis quibus fuerat retenta indomo dicti episcopi quidam familiaris dicti episcopi duxerat ipsam per diversas cameras etdiversoria ad lectum cujusdam antiqui hominis et discolorati et habentis magnam coronam etibi jacuerat cum illo antiquo homine. Dicebat etiam dictus Johannes quod ad dictum episco-pum pervenit quod illa puella narraverat predicta parentibus suis et ideo postea iterato dictapuella fuit rehabita in domo dicti episcopi nec postea fuit visa. De contentis in articulo dixit senichil aliud scire.

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Que de telles scènes de la luxure cléricale aient eu des actualisationspicturales dans les manuscrits royaux de la Bible moralisée peu avant d’appa-raître dans les dépositions de témoins issus du monde de l’artisanat et ducommerce donne matière à réflexion sur l’unité sociale de certaines représen-tations mentales et sur leurs modalités de circulation.

3. Luxure, unité de la faute et subversion de l’Église

Non seulement l’« incontinence de la chair » est omniprésente parmi lesturpitudes du clergé aussi bien dans la « Bible de saint Louis » que dans lesactes issus de la répression des excessus prelatorum, mais elle est systémati-quement associée, dans l’une comme dans les autres, à la cupidité sous sesdiverses formes.

Parmi les médaillons de « moralisation » reproduits dans l’article deF. Bœspflug, l’un montre ainsi un clerc qui tient une bourse tout en enlaçantune femme 49 ; un autre met en scène deux couples, l’un composé d’un moineet d’une femme mariée, l’autre d’un clerc et d’une jeune fille, à côté d’unhomme qui brandit une bourse 50 ; dans un autre encore 51, un évêque donnede l’argent à une femme qui lui caresse le visage et lui prend la main pour laposer sur son sein ; F. Bœspflug signale que l’on peut aussi voir dans levolume des Évangiles un clerc offrant à une dame un luxueux manteau àrevers d’hermine (iii, 72 c)...

De même, les accusations de dilapidation ou de simonie contre les mem-bres du haut clergé étaient très souvent accompagnées ¢ de façonpresqu’obligée, comme par une nécessité souterraine ¢ de reproches concer-nant leur inconduite charnelle. Le titre « D’un prélat diffamé et accuséd’incontinence et de dilapidation », donné à un poème anonyme écrit ensoutien à l’archevêque de Cologne Heinrich von Müllnark vers 1233, décri-vait ainsi une situation typique du xiiie siècle 52. La rhétorique des mande-ments émis par le Siège apostolique reliait en permanence le lapsus carnisaux « excès » liés à l’esprit de lucre. Le passage d’un champ à l’autre résultaiten général de la simple juxtaposition des accusations, souvent agrémentéed’un effet de style : « Souillé par la lèpre de simonie, abandonné au vice dedilapidation, entaché par la débauche d’incontinence et adonné à d’autrescrimes », disait par exemple de Diego Garcia, évêque de Cuenca (en Castille),un mandement d’Honorius III 53. Mais quelques liens logiques explicitesménageaient aussi les allers-et-retours de la chair à l’argent ¢ liens dont onpeut penser qu’ils allaient de soi au point d’être toujours plus ou moinsprésupposés.

49. F.Bœspflug,« LadénonciationdesclercsluxurieuxdanslaBiblemoralisée »,art.cit.,fig.4.50. Ibid., fig. 6.51. Ibid., fig. 15.52. De quodam presule diffamato et accusato super incontinencia et dilapidacione, éd.

Eduard Winkelmann, « Vier Gedichte des dreizehnten Jahrunderts », Monatsschrift für dieGeschichte Westdeutschlands, t. 4, 1878, p. 336-344, aux p. 340-341. Voir Michael Matscha,Heinrich I. von Müllnark, Erzbischof von Köln (1225-1238), Siegburg, 1992.

53. L. Serrano, D. Mauricio, obispo de Burgos, op. cit., p. 54, n. 3 : Simonie lepra respersus,vitio dilapidationis effusus, incontinentie libidine inquinatus ac aliis facinoribus irretitus.

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D’abord, le prélat luxurieux devait nécessairement acheter la complai-sance et le silence de ses serviteurs ou complices. L’évêque de FiesoleRaniero, « parce qu’il ne pouvait satisfaire à ses plaisirs sans lourdes dépen-ses, puisqu’il devait beaucoup donner, de façon honteuse, non seulement àceux qui connaissaient ses secrets, mais aussi à beaucoup d’autres, pour qu’ilsne révèlent pas son ignominie », avait « presque totalement gaspillé les biensde son église » ¢ si l’on en croit une lettre d’Honorius III 54. L’archevêqued’Acerenza Andrea, « parce qu’il ne pouvait se livrer à ses plaisirs sans fairedes dépenses de tous côtés, ne serait-ce que pour satisfaire ceux qui en avaientconnaissance, dilapidait les biens d’Église et les utilisait à des fins illicites » ¢d’après un mandement de Grégoire IX 55... Surtout, l’incontinence impli-quait le détournement des ressources ecclésiastiques et l’âpreté au gain engénéral parce qu’elle allait de pair avec la nécessité d’entretenir des concubi-nes et les « témoins de la débauche » 56, c’est-à-dire les enfants issus desunions illicites. Treize des 45 prélats accusés de luxure entre 1198 et 1241 sevirent ainsi reprocher d’avoir procréé 57 ¢ mention spéciale pouvant aller àGarsias, l’évêque de Huesca dont on a déjà évoqué le double inceste avecl’abbesse de Santa Cruz : selon une lettre de 1235, il se serait « laissé égarerpar les appâts de la chair et la concupiscence des yeux au point d’avoir eu,comme une bête stupide (ut brutum pecus), plus de sept fils et filles, qu’ila comblés de richesses prises au patrimoine du Crucifié » 58. Selon un

54. Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. iii, no 253, col. 261-262 : Et quianon potest sine gravibus sumptibus suis voluptatibus satisfacere, utpote qui non solum secre-torum suorum consciis, verum etiam aliis, ne ignominiam revelent ipsius, multa cogiturdamnabiliter elargiri, bona ecclesise Fesulane pene penitus dissipavit, nec contentus resmobiles, quibus incubabat consumere, res etiam immobiles prodiga manu distraxit, et quasdamdonavit sub venditionis specie simulate, aliis nihilomimis infeudatis in irreparabile ipsiusecclesise detrimentum, contra juramentum proprium temere veniendo, ita quod, sicut creditur,vix vel nunquam post decessum ipsius episcopi erit, qui velit sibi succedere, in tantum erit ipsiusecclesie non solum forma, sed substantia annulata.

55. Acta Honorii III et Gregorii IX, éd. cit., no 168, p. 234 : Et quia nequit sine sumptibuspassim voluptatibus indulgere, cum saltem consciis satisfieri sit necesse, ecclesie bona dilapi-dat, ipsa in usus illicitos convertendo.

56. Selon l’expression d’une lettre d’Innocent III au sujet de la progéniture de l’évêque deMelfi « R. » (testis libidinis : PL 216, col. 777).

57. Outre les cinq pour lesquels les références sont données dans les notes qui suivent, ils’agit de Daniel, évêque de Prague (référence supra, n. 29), Waldemar, évêque de Schleswig(en 1208 : Die Register Innocenz’ III. 10. Pontifikatsjahr [1207/1208], éd. Rainer Murauer,A. Sommerlechner et al., Vienne, 2007, no 209), Hugh Wells, évêque-élu de Lincoln (PL 216,col. 63-64), « R. », évêque de Melfi (1212 : PL 216, col. 625-627), « M. », Prévôt de Vácz(référence supra, n. 29), Raoul, prieur et évêque-élu de Norwich, en Angleterre (1237 :Les registres de Grégoire IX, éd. cit., nos 3758-3759), Harduino, évêque de Cefalù, en Sicile(1239 : ibid., no 4795), et « J. », abbé de Saint-Jacques de Liège (même année : ibid., no 4920).

58. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2783 : Et usque adeo post illecebras carnis etoculorum concupiscentias abiit quod septenarium filiorum et filiarum numerum, ut brutumpecus, excessit, quos ditavit de patrimonio Crucifixi. N. Bériou a récemment étudié l’usage desexpressions « patrimoine du Christ » ou « du Crucifié », utilisées aux xiie et xiiie siècle, à la suitede Bernard de Clairvaux et de Pierre le Chantre en particulier, pour désigner les biens d’Égliseconfiés aux prélats (N. Bériou, « La prédication d’Étienne Langton. Un état de la questionquarante ans après la thèse de Phyllis Roberts », dans Étienne Langton. Prédicateur, bibliste,théologien [actes du colloque international, couvent Saint-Jacques, Paris, 13-15 septembre2006], dir. Louis-Jacques Bataillon, N. Bériou, Gilbert Dahan et al., Turnhout, 2010 [Biblio-thèque d’histoire culturelle du Moyen-Âge, 9], p. 397-425, aux p. 416-419).

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mandement daté de 1225, l’abbé de Sainte-Colombe de Sens avait « dilapidéhors de toute mesure (enormiter) et épuisé les biens du monastère pourmarier ses filles » 59. Le texte ne dit pas si ces dernières, pour leurs épou-sailles, furent vêtues de soie aux frais de leur père comme cela aurait étéle cas de la fille de l’abbé de Vézelay Gilbert, selon des on-dit repris dansune lettre de 1207 60. Rénier, l’abbé de Saint-Saulve à Montreuil-sur-Mer,« épuisant les biens du monastère pour ses concubines et ses enfants, enlevaità ses moines le nécessaire » et avait « distrait une grande quantité de blé enéchange d’une grosse somme d’argent », d’après un mandement émisen 1235 61. L’évêque de Vintimille Niccolò Lercari, poursuivi entre 1236 et1244, aurait taxé les églises de son diocèse et pratiqué l’usure au détrimentdes clercs pour entretenir ses bâtards et leurs mères 62. Quant à Bernardde Castanet, selon un témoin entendu par les commissaires pontificaux lorsde l’enquête d’Albi en 1308, il faisait nourrir les enfants d’une certainefemme par son trésorier 63...

Les mandements d’enquête, en outre, procédaient presque toujours paraccumulation d’accusations de toute nature, lesquelles s’entraînaient lesunes les autres, comme automatiquement. Vers la fin du xiiie siècle, un Livrepratique sur la coutume de Reims pouvait ainsi proposer aux moinesdeux lettres-types d’appel contre leur abbé, à envoyer à l’archevêque ou auSiège apostolique, dont l’une reprochait au supérieur la dilapidation desbiens du monastère, une vie enormiter dissoluta « et d’autres choses àproposer et déclarer en temps voulu », tandis que l’autre avançait pêle-mêleles griefs de dilapidation, négligence, insuffisance, indignité, simonie, par-jure, excommunication multiple, irrégularité, incontinence, ivrognerie,

59. Noël Valois, Guillaume d’Auvergne, Évêque de Paris (1228-1249). Sa vie et sesouvrages, Paris, 1880, p. 355 : Nam dictus abbas perjurio aliisque irretitus criminibus profiliabus propriis maritandis bona ejusdem monasterii dilapidans enormiter et consummans.

60. Die Register Innocenz’ III. 10. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 89 : Fuit quoque propo-situm contra eum quod esset incontinens et filium ac filiam de bonis Ecclesie maritarat,quod videbatur post susceptum habitum genuisse, cum quod octennis intrasset monas-terium ejus confessione liqueret. Dicebatur etiam quod interfuit nuptiis et vestierit puellamsericis indumentis et quod sederit in convivio nuptiarum, quod simoniacum habuissetingressum...

61. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2883 : Bona dicti monasterii in filiorum etconcubinarum suarum consumens abusu, monachis suis necessaria subtrahit et bladi nonmodicam quantitatem pro magna pecunie summa distraxit.

62. Ibid., no 3410 : Clericos et ecclesias civitatis Vigintimilensis et dicte diocesis gravatimportabilibus exactionibus et collectis, ex quibus spurios suos alit et personas alias inhones-tas, cum quibus infami comercio maculatur ; nec sic modum sue cupiditati ponens, usuras aclericis suis, quarum crimen utriusque Testamenti pagina detestatur, extorquet, ac dispensatcum concubinariis et filiis eorumdem. Sur cette affaire, voir J. Théry, « Non pas ‘‘voie de vie’’,mais ‘‘cause de mort par ses enormia’’. L’enquête pontificale contre Niccolò Lercari, évêque deVintimille, et sa déposition, 1236-1244 », dans Honos alit artes. Studi per il settantesimocompleanno di Mario Ascheri, dir. Paola Maffei et Gian Maria Varanini, 4 vol., Florence, 2014,vol. i, p. 427-438.

63. ASV, Collectoriae 404, fol. 66 : Item dixit se vidisse pluries liberos dicte Divine venientesad palatium dicti episcopi cum quodam cabassio ; et dabantur eis per clavarium dicti episcopipanis et vinum et coquina. Notons en outre qu’impureté de l’argent et souillure de la chairétaient aussi associées dans l’accusation, faite à l’évêque d’Anglona, Pietro de Pistitio (voirsupra, n. 23), et à l’archevêque d’Acerenza, Andrea (référence supra, n. 36), d’avoir vendu auxprêtres des dispenses censées leur permettre de vivre avec des concubines.

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forgerie, reniement de sceau personnel « et de très nombreux autres vices etcrimes connus de Dieu » 64...

Ces énumérations systématiques sont à comprendre en relation avecl’idée sous-jacente d’une interdépendance structurelle des vices ¢ une idéeprofondément ancrée dans la culture chrétienne après avoir été relayée, enparticulier, par Jean Cassien et par Grégoire le Grand. Ce dernier, dans lesMoralia in Job, présentait les péchés comme « attachés par un lien deparenté très étroit, dès lors qu’il dérivent l’un de l’autre » 65. On retrouve biendans les lettres d’enquête contre les prélats la « multiplicité des péchés » qui,dans la littérature théologico-morale du Moyen Âge, « s’articule et se déploieen une sorte de catalogue toujours ouvert et potentiellement sans fin », pourreprendre les termes de Carla Casagrande et Silvana Vecchio 66. Il résultait dece « système », comme l’observent les deux historiennes, une conception« foncièrement unitaire » de la faute. Cette conception s’actualisait aussi dansles mandements pontificaux avec la notion générale de « dissolution », sou-vent mobilisée. Les faits d’incontinence étaient par excellente la marque de la« vie dissolue » d’un prélat, mais toute sorte d’autres comportements illicitespouvaient aussi en être des témoignages : jeu 67, blasphèmes 68, absencegénérale de la gravitas debita dans le vêtement, les paroles et les gestes 69,mauvaises fréquentations 70, manquements aux règles communautaires 71,

64. Liber practicus de consuetudine Remensi, éd. Pierre Varin, dans Archives législativesde la ville de Reims, Paris, 1840, p. 35-344, aux p. 107-109 (les deux lettres-formulaires, issuesde la pratique, sont datées des environs de 1283 et 1290).

65. Grégoire le Grand, Moralia in Job, éd. Marc Adriaen, 3 vol., Turnhout, 1979-1985(Corpus christianorum. Series latina, 143), xxxi, 45, 89, p. 1611, cité par Carla Casagrande,Silvana Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Âge, trad. fr. Pierre-EmmanuelDauzat, Paris, 2003 (Collection historique), p. 277.

66. Ibid., p. 280.67. Vice reproché par exemple à Bernard, archevêque d’Auch, en 1213 (PL 216, col. 408-

409), et à l’évêque d’Umbriatico en 1235 (Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2685).68. Cas de Simone, abbé des bénédictins de Sant’Antimo en Toscane (1280 : Les registres de

Nicolas IV, éd. Ernest Langlois, Paris, 1886-1893, no 327), et de Robert de Mauvoisin, arche-vêque d’Aix-en-Provence (1317 : J. Shatzmiller, Justice et injustice au début du XVIe siècle,op. cit, p. 74-81 ; sur les accusations contre ce dernier, voir aussi Jean-Patrice Boudet etJ. Théry, « Le procès de Jean XXII contre l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin [1317-1318]. Astrologie, arts prohibés et politique », dans Jean XXII et le Midi = Cahiers deFanjeaux, t. 45, 2012, p. 159-235).

69. Elle est reprochée à l’évêque de Genève Aimon de Grandson sous Honorius III etGrégoire IX (Marie-Claude Junod, « L’enquête contre Aymon de Grandson, évêque deGenève », dans M.-C. Junod, Monique Droin-Bridel et Olivier Labarthe, Polémiques religieu-ses. Études et textes, Genève, 1979 [Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire etd’archéologie de Genève, 48], p. 1-182, notamment aux p. 106, 116, 120, 124, 134 ¢ article 12 desaccusations).

70. Ainsi l’archevêque de Bordeaux Hélie de Malemort, accusé de fréquenter des routiers(Die Register Innocenz’ III., 6. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 215, p. 366-368), ou l’évêque deVintimille Niccolò Lercari, accusé d’entretenir des persone inhoneste (1236 : Les registres deGrégoire IX, éd. cit., no 3410).

71. L’abbé des augustins de Lesterps, en 1198, et Rénier, abbé des bénédictins de Saint-Saulve, en 1235, se virent ainsi reprocher de ne pas coucher au dortoir ni manger au réfectoireavec leur communauté (Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 291, p. 410-412 ; Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 2883).

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style de vie séculier ou chevaleresque signalé par la pratique de la chasse 72 etmême la participation aux tournois 73... Chacun de ces vices induisait laprésomption d’une mala conversatio, d’une mauvaise vie générale ¢ elle-même associée, surtout depuis Innocent III, à l’incapacité de prévenir ladissolutio qui menaçait toute communauté, donc associée au mauvais gou-vernement 74. Selon la même logique, l’oiseau de proie tenu par un évêque,dans le médaillon de la « Bible de saint Louis » reproduit en figure 5 del’article de F. Bœspflug, avait une valeur à la fois métaphorique et métony-mique. Il renvoyait en effet à la pratique illicite de la chasse, sans doute, maisaussi à la rapacité et, plus généralement encore, au goût des « richesses et despompes du siècle » dénoncé dans le texte de moralisation afférent 75 ¢ ce queconfirme la présence, sur la gauche de la même image, de pièces d’or poséessur un échiquier 76.

Pourquoi, cependant, la luxure était-elle au premier rang tant parmi lesturpitudes cléricales peintes dans la « Bible de saint Louis » que parmi lesaccusations de mauvaise vie personnelle avancées en justice contre les digni-taires ecclésiastiques ? La victoire contre le mariage des prêtres était certesacquise depuis le milieu du xiie siècle. Le concubinage demeurait toutefoisfréquent, du moins dans certaines régions ; l’incontinence cléricale, plusgénéralement, était vouée à un perpétuel renouvellement 77 ; la législationcanonique prévoyait une répression sévère de l’un comme de l’autre, àl’instar du canon 14 du IVe concile du Latran, Ut clericorum mores 78. Plu-sieurs éléments expliquent la forte spécificité du péché de chair, s’agissantdes hommes d’Église et en particulier des prélats.

La tradition ascétique ¢ dont l’idéal de perfection valait, nécessairement,pour les chefs d’église ¢ plaçait la fornication « en tête de l’enchaînementcausal » entre les péchés, pour reprendre les termes de Michel Foucault dans

72. Cas de l’archevêque d’York Geoffroy Plantagenêt (dès le pontificat de Célestin III, en1193 : PL 206, col. 1037-1039), d’Aimon de Grandson, évêque de Genève (M.-C. Junod,« L’enquête contre Aymon de Grandson », art. cit., notamment aux p. 95, 105, 109, 115, 136 ¢article 5), et de Robert de Mauvoisin, archevêque d’Aix-en-Provence, sous Jean XXII (J. Shatz-miller, Justice et injustice au début du XIVe siècle, op. cit., p. 65-69).

73. Dans le cas de l’abbé de Lesterps poursuivi en 1198, entre autres, pour s’être fait le chefd’une bande d’hommes d’armes (Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 291,p. 410-412).

74. Voir à ce sujet une lettre d’Innocent III à l’abbé du Mont Cassin, véritable petit traité dugouvernement abbatial (et plus largement ecclésiastique) comme lutte contre la « dissolution » :Die Register Innocenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 386, p. 582-584.

75. Biblia de San Luis. Catedral Primada de Toledo. I. Textos, dir. R. Gonzálvez Ruiz,J.-P. Aniel, F. Boespflug et al., Barcelone, 2002, p. 175 : Vulpes significant avaros et tempora-libus latentes, volucres eos qui se diviciis et pompis seculi jactant et dilatant, horum consortiarefuget Dominus qui venit paupertatem et humilitatem predicare.

76. Rapace ¢ cette fois-ci porté par un moine ¢ et pièces d’or sur un échiquier sont égalementréunis au médaillon i, 15 b, signalé par F. Bœspflug. Ils accompagnent une « moralisation » surles « vaines pensées et désirs » de ceux qui se sont retirés au cloître mais tournent à nouveau leursregards vers le monde, comme la femme de Loth s’est retournée vers Sodome (épisode de laGenèse qui fait l’objet du texte et du médaillon « d’histoire » afférents).

77. Voir par exemple James A. Brundage, Law, Sex and Christian Society in MedievalEurope, Chicago, 1987, p. 401-404 ; Jacques Rossiaud, Amours vénales. La prostitution enOccident (XIIe-XVIe siècle), Paris, 2010 (Collection historique), p. 78-80.

78. X, 3, 1, 13 (Corpus juris canonici, éd. cit., vol. ii, col. 452).

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son analyse des prescriptions de Cassien 79. L’Épître aux Galates, déjà, avaitfait de la fornication la première des « œuvres de chair » qui empêchaient de« suivre la voie de l’esprit » et interdisaient le « Royaume de Dieu ». Le mêmetexte paulinien déclinait ensuite les opera carnis en une longue liste ¢ àlaquelle les accumulations d’« excès » reprochés aux prélats dans les lettrespontificales des xiiie-xive siècles, d’une certaine façon, font écho : « Or lesœuvres de chair sont manifestes. Ce sont fornication, impureté, impudicité,luxure, idolâtrie, sortilèges, haines, querelles, jalousies, colères, disputes, dis-sensions, scissions, envies, homicides, ivrogneries, ripailles et choses sembla-bles » 80. La chair manifestait ainsi son règne, antagoniste de celui de l’esprit,sous les formes multiples d’une grande variété de vices ; elle ne se réduisaitnullement aux choses du sexe, même si la fornication en était l’expression par-faite, pour ainsi dire, et emblématique. La logique peccamineuse était donc, làencore, unitaire. Structurellement reliées, solidaires, l’incontinence et lesautres « œuvres de chair » renvoyaient nécessairement les unes aux autres, defaçon souterraine ou explicite. La chair, prise comme un tout, pouvait renvoyerà chacune de ses parties ¢ et inversement. Lorsque des mandements d’Hono-rius III et de Grégoire IX reprochaient à l’évêque de Fiesole Raniero (1219) età l’archevêque de Cologne Heinrich von Müllnark (1231) d’avoir « soumis laraison à la sensualité et l’esprit à la chair » ¢ réminiscence, sans doute, de l’Épî-tre aux Galates ¢, lorsque le même Raniero était accusé en même temps des’adonner « aux désirs charnels qui combattent l’âme », selon des termesempruntés à la Première Épître de Pierre 81, des faits d’« incontinence »étaient certes en cause selon toute vraisemblance. Mais d’autres « excès », quoiqu’il en soit, pouvaient être concernés. Et la carnalitas, en tous les cas,dépassait la ou les « œuvres » particulières qui la trahissaient.

Depuis la grande réforme « grégorienne » lancée au milieu du xie siècle,l’impureté sexuelle du clergé avait en outre une dimension spécialementsubversive. Elle menaçait, en définitive, l’existence même de l’Église. Le

79. Michel Foucault, « Le combat de la chasteté », Communications, t. 35, 1981, p. 15-25(repris dans Id., Dits et écrits, vol. iv, Paris, 1994 [Bibliothèque des sciences humaines], p. 295-308), aux p. 15-16. La tradition issue de Grégoire le Grand, qui ne s’adressait pas à une élite dela perfection mais au plus grand nombre, plaçait plutôt la superbe à la racine des péchés etabandonnait la dichotomie, structurelle chez Cassien, entre péchés de chair et péchés de l’esprit(voir C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, op. cit., p. 19-24, 277-278).

80. Ga, v, 16-21 : Dico autem : Spiritu ambulate, et desideria carnis non perficietis. Caroenim concupiscit adversus spiritum, spiritus autem adversus carnem : hec enim sibi invicemadversantur, ut non quecumque vultis, illa faciatis. Quod si Spiritu ducimini, non estis sublege. Manifesta sunt autem opera carnis, que sunt fornicatio, immundítia, impudicitia,luxuria, idolorum servitus, venefícia, inimicitie, contentiones, emulationes, ire, rixe, dissen-siones, secte, invidie, homicidia, ebrietates, comessationes, et his similia, que predico vobis,sicut predixi : quoniam qui talia agunt, regnum Dei non consequentur.

81. Honorii III romani pontificis opera omnia, éd. cit., vol. iii, no 253, col. 61-262 (lettredatée de 1219) : Nam, quod sine dolore plurimo referre non possumus et rubore, Fesulanusepiscopus, rationem sensualitati et spiritum carni dicitur usque adeo subjecisse, quodcontempta pontificis gravitate, carnalibus desideriis, que militant adversus animam [1 P, ii,11] se involvens... ; Epistolae saeculi XIII. I, éd. cit., no 459, p. 369-370 : Tu, proprium minis-terium inhonorans, te dignitate reddis indignum, dum carni spiritum et rationem sensualitatisubiciens, noxiis vanitatibus ventilaris et enecas filios quos susceperas educandos, ut taceamusturpitudines criminosas que pudori, relatui et auditui sunt horrori, licet eas fama, immoinfamia publica, non desinat divulgare...

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partage radicalisé entre clercs et laïcs, tout comme l’autonomie de l’institu-tion ecclésiale, ses pouvoirs et sa légitimité à détenir des biens, étaient fondéssur le monopole de la compétence sacramentelle imparti au clergé. Or cettecompétence, si elle était garantie en dernier recours par la seule ordination,indépendamment des qualités personnelles du ministre, était aussi marquée,plus fortement que jamais, par la chasteté 82. L’absence de cette marque depureté pouvait conduire les ouailles jusqu’à douter de l’existence de ce quiaurait dû être marqué. Autrement dit l’angoisse de la souillure, en particulierl’inquiétude quant à la valeur des sacrements reçus d’un prêtre maculé par lepéché de chair, minaient le prestige du prêtre lui-même, celui de l’Église, etpotentiellement jusqu’à la croyance en l’efficacité de l’ordination 83 ¢ doncjusqu’au fondement de l’institution. Le rejet des sacrements effectués par unministre indigne ¢ comme s’ils n’étaient pas nécessairement valides pareux-mêmes, ex opere operato, dès lors que ce ministre avait été ordonné parl’Église ¢ était d’ailleurs au principe des hérésies.

La pratique de l’amour charnel par un pasteur, qui plus est, remettaitfatalement en cause le lien supérieur de paternité spirituelle qui faisait sonenfant de chaque individu du troupeau à lui confié. Comme le soulignentC. Casagrande et S. Vecchio, toute réduction de la distance entre engendre-ment spirituel et engendrement charnel nuisait à l’autorité pastorale 84 ¢ passeulement, donc, lorsque les manifestations de l’inconduite d’un prélatétaient symboliquement aussi désastreuses que l’accouchement de la concu-bine de l’évêque de Melfi, survenu le jour où ce dernier recevait la consécra-tion, si l’on en croit deux lettres pontificales datées de 1212 et 1213 85...

F. Bœspflug le montre dans une analyse lumineuse : une bonne partie de laproblématique de la luxure cléricale dans la « Bible de saint Louis » ¢ maisaussi, peut-on ajouter, dans les accusations effectivement avancées contre lesprélats ¢ se trouve condensée dans le dispositif formé par un médaillon de« moralisation » du volume des Évangiles 86 et les deux textes qui l’accompa-gnent. Le texte « d’histoire », tiré de Jean, xiii, 21-26, raconte la prédictionpar Jésus aux apôtres, lors de la Cène, de la trahison de l’un d’entre eux,suivie de leur hésitation avant la révélation de l’identité du traître. L’imagemontre, à gauche, un groupe de six laïcs manifestant sa réprobation face àune double scène : au centre, une jeune femme est agenouillée devantl’autel ; un peu à droite, derrière l’autel ou à côté, elle est debout dans lesbras du prêtre. Ce dernier représente donc, selon les termes du texte de

82. Voir notamment Giuseppe Fornasari, Celibato sacerdotale e « autocoscienza eccle-siale ». Per la storia della « nicolaita haeresis » nell’Occidente medievale, Trieste, 1981(Pubblicazione della Facoltà di magistero dell’Università di Trieste. 3 serie, 7) ; les essais réunisdans Medieval Purity and Piety. Essays on Medieval Clerical Celibacy and Religious Reform,dir. Michael Frassetto, New York-Londres, 1998 (Garland Reference Library of the Humani-ties, 2006 / Garland Medieval Casebooks, 19) ; Helen L. Parish, Clerical Celibacy in the West(c. 1100-1700), Farnham (Surrey), 2010 (Catholic Christendom, 1300-1700).

83. Voir par exemple C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux, op. cit.,p. 257-263.

84. Ibid., p. 262-263.85. PL 216, col. 625-627 et 777-778.86. F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit.,

fig. 11.

apostilles à l’article de françois bœspflug 183

« moralisation », « les mauvais prêtres qui accèdent à l’autel en état de péchémortel », lesquels sont « signifiés par Judas » 87. Le trouble des apôtres, lui,« signifie le scandale que créent dans l’Église les mauvais ministres », repré-senté dans le médaillon par les six laïcs désapprobateurs.

Le scandale, précisément, était un leitmotiv des lettres d’enquête contreles prélats. Celles-ci reprenaient souvent les termes du canon Qualiter etquando selon lesquels une inquisitio devait être lancée lorsque la clameurdes « excès » ne pouvait être dissimulée sine scandalo 88. Autre leitmotiv deslettres, on l’a signalé au début, le thème du mauvais exemple et des dangersmortels qu’il faisait encourir aux fidèles était étroitement lié à celui duscandale. On en trouve un bon témoignage avec le texte de « moralisation »sur Ézéchiel, xi, 1-3, afférent à un médaillon qui montre un évêque et unefemme enlacés 89 : « Ceci signifie que les prélats charnels se plaignent de lapeine qu’ils endurent dans l’Église ; et le Seigneur, à l’inverse, se plaint d’eux,car ils corrompent ceux qui leur sont soumis par le scandale du mauvaisexemple » 90. Si la luxure du prêtre était assimilable à la trahison de Judas,pour en revenir à l’image afférente à la « moralisation » de Jean, xiii, 21-16,c’était parce que l’exemple corrupteur et le « scandale des mauvais minis-tres » ¢ dont les emblèmes étaient la souillure charnelle de l’autel et lafornication d’un père spirituel avec une ouaille ¢ conduisaient à leur perteceux que ces mêmes ministres avaient reçu pour mission, à l’inverse, deguider vers le salut. « Si le prêtre, qui a reçu l’onction, vient à pécher, il rendle peuple coupable » [Lévitique, iv, 3], rappelait ainsi Innocent III en 1198dans le préambule d’un mandement contre l’évêque de Lausanne Rogerde Vico Pisano 91. « Tu fais périr les fils dont tu avais reçu la charge pour leséduquer », reprochait Grégoire IX à l’archevêque de Cologne Heinrichvon Müllnark dans une lettre datée de 1231 92. Pour ses ouailles, « dont ilaurait dû être la voie de vie », l’évêque de Vintimille Niccolò Lercari s’étaitfait à l’inverse « cause de mort en raison des énormités qu’il commettait »,écrivait Innocent IV treize ans plus tard 93. On pourrait multiplier les

87. Le texte est donné ibid., n. 38.88. X, 5, 1, 24 : Sed cum super excessibus suis quisquam fuerit infamatus, ut in tantum jam

clamor adscenderit, quod diutius sine scandalo dissimulari non possit, nec sine periculotolerari, absque dubitationis scrupulo ad inquirendum et puniendum ejus excessus, non ex odiifomite, sed ex caritatis procedatur affectu (Corpus juris canonici, éd. cit., vol. ii, col. 746). Surla tradition théologique et les fonctions juridiques du scandale, voir Arnaud Fossier, « Proptervitandum scandalum. Histoire d’une catégorie juridique », Mélanges de l’École française deRome. Moyen Âge, t. 121/2, 2009, p. 317-348.

89. F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit.,fig. 16.

90. Biblia de San Luis. Catedral Primada de Toledo. I. Textos, op. cit., p. 151 : Hoc signi-ficat quod prelati carnales conqueruntur de pena quam sustinent in ecclesia et Dominus econtraconqueritur de illis quia scandalo mali exempli subditos corrumpunt.

91. Verum, cum de ipsis [episcopis] ea nostris auribus referuntur que in infamiam pontifi-calis dignitatis redundant, dolemus admodum et turbamur, quia, juxta divine legis senten-tiam, « si sacerdos, qui est unctus, peccaverit, facit delinquere populum » (Die Register Inno-cenz’ III. 1. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 170, p. 240).

92. Enecas filios quos susceperas educandos (texte cité plus longuement supra n. 81).93. Ferdinando Ughelli, Italia sacra, 9 t. en 8 vol., Rome, B. Tanum, 1644-1662, t. iv,

col. 432 : Subditis quibus esse debuerat via vite factus erat per illa que committebat enormiacausa mortis.

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exemples. Les prélats scandaleux, qui plus est, ne trahissaient pas seulementleurs devoirs envers les ouailles et envers Dieu. Ils trahissaient aussil’institution ecclésiale, qui leur avait conféré leurs pouvoirs et dont ilssapaient les assises auprès des laïcs.

Que la luxure cléricale ait désigné bien plus, bien autre chose que les actesen quoi elle consistait, l’image d’un homme d’Église lutinant une femmemariée, dans le médaillon reproduit en figure 7 de l’article de F. Bœspflug,le révèle clairement, dès lors qu’on la considère en rapport avec le texte demoralisation afférent. Ce dernier évoque en effet le « défaut de connaissancede Dieu » sans évoquer d’actualisation. C’est donc bien cette situation géné-rale d’oubli ou d’ignorance des desseins divins que l’image signifie enmontrant le couple scandaleux. Le péché de chair signifiait aussi la déso-béissance au Seigneur, comme le suggère son association fréquente avecl’idolâtrie, signalée par F. Bœspflug, dans les médaillons de la « Bible desaint Louis ». Depuis Grégoire le Grand et ses Moralia in Job, en effet,le passage du Premier Livre de Samuel selon lequel « se révolter vaut lepéché de divination et refuser d’obéir revient au crime d’idolâtrie » 94

était souvent invoqué pour condamner ceux qui n’obtempéraient pasaux ordres de leur supérieur ecclésiastique. Inobedientia, que ydolatriecomparatur, disait ainsi un mandement de Grégoire IX en déplorant ladéfaillance de commissaires pontificaux envoyés enquêter contre unprévôt simoniaque 95.

On comprend, dans cette perspective, que la sodomie ait représenté lecomble, la quintessence de l’incontinence ¢ dont elle n’était d’ailleurs pasencore complètement séparée dans le canon Ut clericorum mores du IVe con-cile du Latran, puisqu’elle y était présentée comme l’un des « vices dedébauche », fût-il le plus répréhensible 96. Le péché de Sodome, tel qu’il étaitdécrit dans la Genèse, c’était en effet la rébellion contre Dieu. Celle-ci s’étaitmanifestée non seulement par la luxure, que les habitants de la ville prati-quaient sous toutes ses formes, mais aussi par leur manquement aux règles del’hospitalité lors de la visite des anges envoyés par le Seigneur 97. Le crime deSodome n’en vint à être réduit et assimilé à la débauche entre hommes que

94. 1 Sam, xv, 23 : Quoniam quasi peccatum ariolandi est repugnare et quasi scelusidolatriae nolle adquiescere.

95. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 3221 (il s’agissait du prévôt de Reepsholt, enSaxe). Voir aussi une lettre d’Innocent VI contre l’évêque de Wurtzbourg et ses chanoines en1358 (Johann Peter Kirsch, « Ein Prozess gegen Bischof und Domkapitel von Würzburg an derpäpstlichen Kurie im 14. Jahrhunderts », Römische Quartalschrift für christliche Altertums-kunde und für Kirchengeschichte, t. 21, 1907, p. 67-96, à la p. 82).

96. X, 3, 1, 13 (Corpus juris canonici, éd. cit., vol. ii, col. 452) : Ut clericorum mores et actusin melius reformentur, continenter et caste vivere studeant universi, presertim in sacris ordini-bus constituti, ab omni libidinis vitio precaventes, maxime illo propter quod ira Dei venit decelo in filios diffidentie, quatenus in conspectu Dei omnipotentis puro corde ac mundo corporevaleant ministrare.

97. Voir notamment Xavier Thévenot, Homosexualités masculines et morale chrétienne,Paris, 1985 (Recherches morales, 9) ; Mark Jordan, L’invention de la sodomie dans la théolo-gie médiévale [1e éd. 1997], trad. fr. Guy Le Gaufey, Paris, 2007 (Les grands classiques del’érotologie moderne) ; Edward Noort et Eibert Tigchelaar, Sodom’s Sin. Genesis 18-19 andits Interpretations, Leyde, 2004 (Themes in Biblical Narrative, 7).

apostilles à l’article de françois bœspflug 185

tardivement et progressivement, à partir du xie siècle 98. L’union charnelleentre personnes de même sexe fit dès lors figure de désobéissance à Dieu parexcellence, comme si elle impliquait et rééditait une rupture de l’Allianceavec le Créateur semblable à celle dont les habitants de Sodome s’étaientrendus coupables. D’où la fréquente association de la sodomie au crimed’hérésie 99. On la désignait souvent ¢ ainsi dans les trois lettres pontificalesrelevées pour la période 1198-1241 qui l’imputaient à des prélats 100 ¢, avecune périphrase tirée des Épîtres aux Colossiens (3, 6) et aux Éphésiens(5, 6) : c’était le vice « à cause duquel la colère de Dieu avait frappé les fils dediffidencia » 101. La diffidencia, terme difficilement traduisible, désignaitun mixte d’incroyance et de rébellion. Ainsi s’explique le fait, remarqué parF. Bœspflug, que l’un des deux partenaires des couples homosexuels mon-trés dans les images de la « Bible de saint Louis » soit souvent un juif ¢c’est-à-dire un représentant du peuple qui avait refusé la Nouvelle Alliance.Un médaillon « d’histoire » qui représente deux couples masculins en tendreposture 102 au regard d’un extrait du Livre de Jérémie est d’ailleurs accom-pagné d’un texte de « moralisation » sur « les juifs qui virent le Christ sur lacroix et ne voulurent pas croire en lui » 103. Le médaillon de « moralisation »montre effectivement des personnages aux chapeaux pointus, tournés vers lecrucifié, qui lui manifestent leur mépris.

Comme les habitants de Sodome, comme les idolâtres, comme Judas,comme les membres du peuple déicide, l’homme d’Église luxurieux était endéfinitive une figure du rejet de Dieu.

98. Voir en particulier John Boswell, Christianisme, tolérance sociale et homosexualité.Les homosexuels en Europe occidentale des débuts de l’ère chrétienne au XIVe siècle [1e éd.1980], trad. fr. Alain Tachet, Paris, 1985 (Bibliothèque des histoires) ; Damien Boquet, « Pourune généalogie de l’homosexualité masculine. Le rameau de l’amitié chrétienne (Antiquitétardive et Moyen Âge) », dans Le choix de l’homosexualité. Recherches inédites sur la questiongay et lesbienne [textes issus des journées d’études des 19-20 octobre 2004], dir. Bruno Perreau,Paris, 2007, p. 57-74 ; D. Boquet, « Sentiment amoureux et homosexualité au xiie siècle. Entredilemme et malédiction », dans Vivre dans la différence hier et aujourd’hui [actes du colloque deNîmes, 24-25 novembre 2006], dir. Gabriel Audisio et François Pugnière, Avignon, 2007(Institut européen Séguier, 3), p. 37-50.

99. Sur cette association de longue durée, voir par exemple Vern L. Bullough, « Postscript.Heresy, Witchcraft and Sexuality », dans Sexual Practices and the Medieval Church,dir. V. L. Bullough et J. A. Brundage, Buffalo (N.Y.), 1982, p. 207-210 ; Helmut Puff, Sodomyin Reformation Germany and Switzerland (1400-1600), Chicago, 2003, notamment aux p. 17-19, 23-24 ; ou Louis Crompton, Homosexuality and Civilization, Cambridge (Mass.), 2003, quimentionne, p. 202, l’expression d’« hérésie avec son corps » utilisée dans un acte judiciaire pourqualifier le crime d’un homme brûlé pour sodomie à Tudèle en 1346.

100. Cas du prévôt d’Eversan, de l’archidiacre de Laon et de l’évêque de Martirano :références citées supra, n. 40. Dans le quatrième cas relevé, celui de l’évêque-élu de LimogesDurand, la source n’est pas une lettre pontificale, mais une liste d’articles présentée par desadversaires et copiée à la suite d’une telle lettre. Ce texte parle de lapsus carnis inimicus nature.

101. Un canon du troisième concile du Latran (1179), qui reprenait une décrétale d’Alexan-dre III, contribua beaucoup à la diffusion de l’expression (canon inséré en 1234 dans le Liberextra : X, 5, 31, 4 ; Corpus juris canonici, éd. cit., vol. ii, col. 836). On la retrouve aussi dans lecanon Ut clericorum mores du IVe concile du Latran (voir supra, n. 96).

102. F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit.,fig. 14.

103. Biblia de San Luis. Catedral Primada de Toledo. I. Textos, op. cit., p. 145 : Pueri inligno corruerunt [Lm, v, 13] cum Judei in cruce viderunt et in eum credere noluerunt.

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4. Le roi de France, la Bible moralisée et le gouvernement de l’Église :un retournement (v. 1230-v. 1310)

Que les ecclésiastiques concepteurs de la « Bible de saint Louis », en phaseavec l’Église de leur temps, aient fait représenter la trahison des desseinsdivins, entre autres, par la luxure cléricale est une chose ; que Blanchede Castille, le jeune Louis IX et leur entourage aient eu sous les yeux tantd’images où des membres du clergé apparaissaient sous un jour si déplorableen est une autre. Depuis la réforme du xie siècle, l’Église tenait plus quejamais pour une nécessité première le maintien aux yeux des laïcs du prestigesupérieur et intangible du prêtre : le plus humble d’entre tous, selon le motde Grégoire VII, devait encore faire l’objet de plus de considération que leplus puissant des empereurs, parce qu’il représentait le Christ 104. Si lacrainte de miner l’autorité ecclésiastique n’a pas dissuadé de mettre en scènele dévoiement de ministres de Dieu dans les médaillons scandaleux, c’est sansdoute parce que le public visé était restreint à la famille royale capétienne età son entourage.

Il y a là le témoignage, me semble-t-il, d’un moment de symbiose quasiparfaite entre l’Église et la royauté très-chrétienne. Louis VIII venait de sefaire le bras armé de la théocratie romaine en prenant en charge la croisadealbigeoise. Certaines images de la « Bible de saint Louis » glorifiaientd’ailleurs cette guerre salutaire du Capétien contre les hérétiques du Midi 105.Au traité de Meaux-Paris (1229), la régente Blanche de Castille avait faitporter « l’affaire albigeoise » à sa conclusion en plein accord avec le pape. Nonseulement dans le Midi, aux termes de l’ordonnance royale Cupientes, maisaussi ailleurs en France, les prélats pouvaient escompter le soutien desofficiers du roi pour amener à résipiscence par la force les laïcs frappés desanctions spirituelles en raison de leur désobéissance, même lorsque cettedernière concernait des questions purement temporelles. Le jeune Louis IXétait élevé par sa mère dans la plus grande dévotion à Dieu et ses représen-tants. Bref, la communion entre les deux pouvoirs devait sembler telle qu’iln’apparaissait pas préjudiciable de montrer à la régente, au roi et à leursproches des images de travers cléricaux qui, parce que leur signification étaitprécisément codée et circonscrite, devaient être destinées essentiellement àun public interne à l’Église ¢ et l’on peut donc dire que ce public interneincluait, en quelque sorte, les Capétiens. Comme l’a souligné Klaus Rein-hardt, la « Bible de saint Louis » n’est en rien assimilable à un miroir au

104. François d’Assise ne disait pas autre chose dans son testament, un siècle et demi plustard, en parlant des « pauvres prêtres » (François d’Assise. Écrits, vie, témoignages, vol. i, dir.Jacques Dalarun, Paris, 2010 [Sources franciscaines], p. 309) : « Et je ne veux pas considérer eneux le péché, car je discerne en eux le Fils de Dieu et ils sont mes seigneurs ». Je remercieN. Bériou de m’avoir signalé ce passage.

105. Voir à ce sujet Christoph T. Maier, « The Bible moralisée and the Crusades », dans Theexperience of Crusading. Western Approaches, dir. Marcus G. Bull et Norman Housley,Cambridge-New York, 2003, p. 209-222, et surtout Marianne C. Gaposchkin, « Kingship andCrusade in the First Four Moralized Bibles », dans The Capetian Century (1214-1314), dir.William C. Jordan, Hagar Barak et Jenna Phillips, à paraître. Je remercie M. C. Gaposchkin,qui m’a permis de lire son texte avant publication.

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prince ; la conception de la sagesse qui s’y exprime est, selon ses termes,purement « ecclésiale et cléricale », car toute la compréhension de la vieterrestre y dérive d’une interprétation des Écritures réservée aux hommesd’Église. Le rôle fondamental de l’autorité ecclésiastique pour guider legouvernement de la société chrétienne par les princes est bien mis en scènedans la grande enluminure finale 106. Celle-ci, en pleine page, montre nonseulement les commanditaires de l’ouvrage, Blanche de Castille et le roi,siégeant sur leurs trônes, mais aussi, en-dessous d’eux, un clerc qui donne sesinstructions à un artisan au travail sur le manuscrit. La scolastique parisiennede la fin du xiie et du début du xiiie siècle, dont on s’accorde à reconnaîtrel’influence sur la Bible moralisée, prônait effectivement la soumission de lapolitique royale aux orientations définies par les clercs, seuls interprètes de laloi divine 107.

Dans la pratique, cependant, l’expansionnisme inhérent aussi bien à l’Étatroyal qu’à la juridiction ecclésiastique, l’un et l’autre en pleine croissance,allait nourrir des tensions de plus en plus nombreuses entre les deux pou-voirs. Dès les années 1227-1234, par exemple, une longue querelle ouverte àla suite de l’excommunication d’un bailli royal par l’archevêque de Rouenavait donné lieu à une succession d’interdits, lancés sur des terres du domaineet même sur les chapelles du roi, et de mises sous séquestre de terres d’Église,en réponse, par le Capétien. En 1235, des barons s’étaient regroupés pourémettre une virulente plainte collective contre les abus systématiques desprélats au détriment de leurs droits seigneuriaux. La même année, l’arche-vêque de Reims ayant dénié à Louis IX le droit de juger le litige qui l’opposaità la commune constituée dans sa cité, le roi s’était refusé à faire appliquerl’excommunication lancée sur les rebelles rémois ; il en avait résulté uninterdit jeté sur toute la province ecclésiastique 108. Le développement del’antagonisme entre clercs et laïcs, lié aux résistances de ces derniers faceaux prétentions théocratiques, explique bien ce que F. Bœspflug décritcomme une « cléricalisation » de la Bible moralisée. Dans les médaillonsdu troisième volume de la « Bible de saint Louis », nous dit-il, ce sont desassemblées de laïcs qui représentent l’Église 109. Dans les deux autresvolumes et dans la version « Oxford-Paris-Londres », probablement réalisésune dizaine d’années après, l’Église est plutôt personnifiée sous la formed’une femme, ou représentée par des membres du clergé.

Même dans le co-gouvernement par l’Église et le Capétien du Midi toulou-sain, tel qu’il s’instaura à l’issue de la croisade albigeoise (et surtout après la

106. F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée », art. cit.,fig. 1.

107. K. Reinhardt, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 321-323.108. Sur tout ceci, voir en particulier Gerard J. Campbell, « The Protest of Saint Louis »,

Traditio, t. 15, 1959, p. 404-418 ; Id., « The Attitude of the Monarchy Towards the Use ofEcclesiastical Censures in the Reign of Saint Louis », Speculum, t. 35, 1960, p. 535-555 ;Yves-Marie Congar, « L’Église et l’État sous le règne de saint Louis », dans Septième centenairede la mort de saint Louis. Actes des colloques de Royaumont et de Paris (21-27 mai 1970),dir. L. Carolus-Barré, Paris, 1976, p. 257-271, repris dans Y.-M. Congar, Droit ancien etstructures ecclésiales, Londres, 1982 (Collected Studies Series, 159).

109. Voir F. Bœspflug, « La dénonciation des clercs luxurieux dans la Bible moralisée »,art. cit., fig. 11.

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dépossession complète de la maison de Saint-Gilles en 1249), l’associationn’alla pas sans frictions. Éradication de l’hérésie et implantation du pouvoirroyal allaient certes de pair. Pour imposer l’obéissance aux sociétés locales, lesinquisiteurs de la « dépravation hérétique », tout comme les évêques et lesabbés, pouvaient compter sur le soutien actif des officiers du roi et de sonfrère Alphonse de Poitiers, l’héritier du comté de Toulouse. Mais les heurtsn’étaient pas rares. Les prélats s’efforçaient de défendre et d’étendre leursjuridictions, y compris à coup de sentences d’excommunication et d’interdit.L’administration capétienne, quant à elle, tendait à s’immiscer dans lesaffaires ecclésiastiques lorsque ses intérêts étaient en jeu, en prétendant agirau nom de la foi et du salut des fidèles.

Vers 1260, Alphonse de Poitiers reçut ainsi les plaintes du seigneur Guide Séverac contre l’évêque de Rodez Vézian, selon lesquelles ce dernierconvertissait trop facilement en amendes les peines normalement infligées auxhérétiques ¢ ce qui représentait un manque à gagner pour le comte, auquelrevenait une partie des biens confisqués aux condamnés 110. Selon les doléan-ces de Gui, l’impunité des hérétiques les rendait « pires qu’avant » et les fidèlesétaient incités, par la faute de l’évêque, à imiter leur mauvais exemple. Le textedénonçait aussi, avec une rhétorique quasi ecclésiastique, les conséquencesspirituelles désastreuses de l’abus des sanctions canoniques dont Vézian étaitprétendument coupable et les dommages pastoraux causés par son mauvaisgouvernement du clergé ¢ comme si le comte Capétien avait représenté l’auto-rité supérieure en ces matières... Or l’année suivante, le pape Alexandre IVouvrit une procédure d’enquête contre le même Vézian sous prétexte qu’uneanonyme fama l’accusait « de nombreuses choses funestes, énormes et trèshorribles à entendre ». Après des années de conflit avec l’administrationd’Alphonse ¢ dès 1253, le sénéchal avait désigné Vézian au comte comme« une personne fortement opposée à vous et à votre juridiction par les actions etles paroles » ¢, l’évêque de Rodez finissait donc par être mis en cause devant lajustice pontificale pour une série d’« excès ». On le disait coupable de « dépra-vation simoniaque ». On l’accusait aussi de se livrer « au vice qu’il n’est pas per-mis de nommer en raison de son horrible abomination », autrement dit à lasodomie... et on le croyait, disait la lettre d’Alexandre IV, « autrement adonnéà de nombreux crimes qui offensent Dieu et scandalisent les hommes ».

Ces accusations émanaient à l’évidence d’Alphonse de Poitiers et deLouis IX. Outre l’envenimement des conflits juridictionnels entre l’évêque etl’administration capétienne, une expédition militaire menée par Véziancontre l’abbé de Conques, au mépris de la récente interdiction royale desguerres privées, avait sans doute contribué à susciter l’attaque 111. Faute depouvoir s’en prendre directement, sous peine de violer ostensiblement les« libertés ecclésiastiques », à un évêque dont le comportement était devenuinsupportable, le roi et son frère avaient investi les formes détournées ducontentieux avec les prélats qui prévalaient dans l’Église depuis l’institutiondu modus inquisitionis par Innocent III. Les griefs avancés font bien sûr

110. Sur ce qui suit, voir J. Théry, « L’Église, les Capétiens et le Languedoc au tempsd’Alphonse de Poitiers », art. cit.

111. Je remercie Gaël Chenard pour ses remarques à ce sujet.

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songer aux étonnants médaillons de la « Bible de saint Louis ». Le choixd’accusations si graves, tout particulièrement de la sodomie, était une façonde signifier au pape l’extrême mécontentement du roi et de le contraindre àprocéder. Mais les modalités habituelles des « affaires d’enquête » permirentà Alexandre IV et à ses successeurs de temporiser, d’apaiser la colère royaleen mettant l’évêque en difficulté sans pour autant le désavouer. La cause futd’abord confiée à Gui Foucois, archevêque de Narbonne et ancien conseillerde Louis IX, un homme parfaitement qualifié pour une médiation entre lesintérêts capétiens et ceux de l’Église. Les procédures se prolongèrent ensuitependant des années, y compris après l’accession au trône de Pierre du mêmeGui Foucois sous le nom de Clément IV. Elles donnèrent satisfaction par-tielle au roi et à son frère en contraignant Vézian à quitter longtemps sondiocèse pour se défendre à la Curie. Mais aucune sentence finale défavorableà l’évêque n’intervint jamais.

Lors de cette affaire ruthénoise, l’action du roi avait ainsi mis à profit leshabitudes de dénonciation des mauvais prélats et respecté le traitementtraditionnel de ces cas, réservé à la justice pontificale. D’autres évolutions, aufil du siècle, déterminèrent non seulement une propension croissante desCapétiens à se tenir pour garants de l’ordre chrétien aux côtés de l’Église,mais aussi finalement leur prétention à garantir, au-dessus d’elle si néces-saire, le bon gouvernement ecclésiastique. La suprématie cléricale présuppo-sée dans la « Bible de saint Louis » allait ainsi être remise en cause ¢ et, plusprécisément, l’autorité suprême d’une figure qui était singulièrementabsente de l’ouvrage 112, celle du pape.

Le développement extraordinaire d’une piété royale centrée sur le Christ,affirmée par Louis IX non sans ostentation avec l’achat, le transfert etl’installation des reliques de la Passion dans la Sainte-Chapelle ¢ donc aucœur géographique et symbolique du pouvoir capétien ¢, contribua à insi-nuer une concurrence, malgré beaucoup de révérence, dans les relationsdu Capétien avec les papes 113. Ces derniers, en effet, étaient les uniques« vicaires du Christ ». Sous Philippe III (1270-1285) et, bien plus encore,sous Philippe le Bel (1285-1314), l’essor du pouvoir royal exacerba lesconflits avec la juridiction ecclésiastique. Dans le même temps, les Capétiensrevendiquèrent de plus en plus nettement une dignité religieuse particulièredu fait de leur engagement spécial dans les combats contre tous les « ennemis

112. Comme le note K. Reinhardt, « Les textes dans la Bible de Saint Louis », art. cit., p. 317.113. Concurrence dont j’ai entrepris récemment l’étude approfondie avec deux communica-

tions à paraître : « The French Monarchy and Heresy, from Philip Augustus through Philipthe Fair », au colloque « The Capetian Century, 1214-1314 » (Princeton, 28-29 mars 2014),organisation William C. Jordan et Helmut Reimitz, et « La piété de saint Louis centrée sur leChrist et ses relations avec les papes, vicaires du Christ : révérence, concurrence », au colloque« Saint Louis, roi de guerre, roi de paix » (Amiens, 11-12 septembre 2014), organisation XavierHélary et Pascal Montaubin. Voir les éléments livrés à ce sujet par Alexis Charansonnet etFranco Morenzoni, « Prêcher sur les reliques de la Passion sous saint Louis », dans La Sainte-Chapelle de Paris. Royaume de France ou Jérusalem céleste ? [actes du colloque (Paris, Collègede France, 2001)], dir. Christine Hediger, Brepols, 2007 (Culture et société médiévales, 10),p. 61-99 ; M. C. Gaposchkin, The Making of Saint Louis. Kingship, Sanctity and Crusade inthe Later Middle Ages, Ithaca (N.Y.), 2008 ; Chiara Mercuri, Saint Louis et la couronned’épines. Histoire d’une relique à la Sainte-Chapelle [1e éd. 2004], trad. fr. PhilippeRouillard, Paris, 2011.

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de Dieu ». Parmi ces derniers, il y avait ceux dont les méfaits étaient mis enscène dans la Bible moralisée, en particulier les hérétiques, mais aussi lesadversaires temporels du Siège apostolique, à savoir les Hohenstaufen, vaincuspar la « croisade » de Charles d’Anjou (1266-1268), et les Aragonais, viséspar celle de Philippe III (1285). Lorsque les conseillers de Philippe le Belvoulurent défier un pape imbu de théocratie, Boniface VIII, qui prétendaitexercer sa « plénitude de puissance » sur les temporels d’Église dans leroyaume, ils commencèrent par accuser un prélat qui était son protégé, l’évê-que de Pamiers Bernard Saisset, de crimes de lèse-majesté, puis d’hérésie 114.Ces accusations justifiaient par une nécessité exceptionnelle, pour le salut duroyaume et de la foi, une intervention royale en violation du for ecclésias-tique. Lorsque Boniface réagit en menaçant Philippe le Bel d’excommuni-cation et de déposition, c’est lui-même qui fut accusé de démonolâtrie, desodomie et d’hérésie 115. Lorsqu’enfin on voulut contraindre son successeurClément V à reconnaître la suprématie du roi de France en matière dedéfense de la foi ¢ devenue évidente avec sa récente action salvatrice contreun vicaire du Christ défaillant ¢, les conseillers du Capétien firent découvriret réprimer par leur maître de nouvelles « énormités » perpétrées par desecclésiastiques : l’hérésie des templiers, accusés de sodomie, d’idolâtrie etd’offenses au Christ 116. Plus que jamais, ce qu’il y avait d’obsidional et demanichéen dans l’atmosphère de la « Bible de saint Louis » était d’actua-lité 117. Mais le petit-fils du destinataire de l’ouvrage avait détourné au profitde la royauté, plus que jamais sacrée, le combat contre les adversaires de la loidivine 118. À commencer par le combat contre les mauvais clercs.

Conclusion

Il y a bien homologie, dans une large mesure, entre les représentations dela luxure cléricale dans la Bible moralisée et les accusations d’incontinence oud’autres péchés de chair dans les procès contre les prélats au xiiie et auxive siècles.

114. Jeffrey H. Denton, « Bernard Saisset and the Franco-Papal Rift of December 1301 »,Revue d’histoire ecclésiastique, t. 102/2, 2007, p. 399-427 ; J. Théry, « Allo scoppio delconflitto tra Filippo il Bello di Francia e Bonifacio VIII. L’affare Saisset (1301) : primi spunti peruna rilettura », dans I poteri universali e la fondazione dello Studium Urbis. Il ponteficeBonifacio VIII dalla Unam sanctam allo schiaffo di Anagni. Atti del convegno di studi(Roma-Anagni, 9-10 maggio 2003), dir. Giovanni Minnucci, Rome, 2008 (Archivio per lastoria del diritto medioevale e moderno. Miscellanee, 1), p. 21-68 ; J. Théry, « Le pionnier de lathéocratie royale. Guillaume de Nogaret et les conflits de Philippe le Bel avec la papauté », dansGuillaume de Nogaret. Un Languedocien au service de la monarchie capétienne. Actes ducolloque (Nîmes, 20 janvier 2012), dir. Bernard Moreau, Nîmes, 2012 (Patrimoine desrégions), p. 101-128.

115. Jean Coste, Boniface VIII en procès. Articles d’accusation et dépositions des témoins(1303-1311), Rome, 1995 (Pubblicazioni della Fondazione Camillo Caetani, 5).

116. J. Théry, « Une hérésie d’État. Philippe le Bel, le procès des ‘‘perfides templiers’’ et lapontificalisation de la royauté française », dans Les templiers dans l’Aube, Troyes, 2013, p. 175-214.

117. Voir, de façon générale, Robert I. Moore, La persécution. Sa formation en Europe(Xe-XIIIe siècle), trad. fr. Catherine Malamoud, Paris, 1991 (Histoire, 12).

118. J. Théry, « Philippe le Bel, pape en son royaume », L’histoire, t. 289, 2004, p. 14-17.

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À la présence insistante des clercs luxurieux dans les miniatures desmanuscrits royaux, étonnante à nos yeux, correspond la fréquence des impu-tations d’« excès » scandaleux à des hommes d’Église, d’autant plus remar-quable si l’on songe que les prélats mis en cause devant le Siège apostoliqueétaient loin d’être les seuls concernés. Les juridictions ecclésiastiques infé-rieures avaient elles aussi souvent à connaître de lapsus carnis reprochés à desclercs de tous rangs.

Pas plus dans le cas des accusations en justice que dans celui desmédaillons « moralisants », la luxure n’est à prendre au pied de la lettre sansprécaution. Une grande majorité des procédures se terminaient sans sentencede condamnation ni dommage majeur pour les prélats mis en cause, même sielles les avaient mis en difficulté en les contraignant à dépenser et à voyagerpour se défendre, parfois aussi en occasionnant leur suspense. Il était assezrare, du moins lorsqu’un séculier était en cause, qu’une déposition soitfinalement prononcée ¢ comme celles infligées par Innocent III à l’abbé deVézelay Gilbert, qui avait si richement habillé sa fille pour son mariage 119, ouà l’évêque de Melfi, dont la concubine avait accouché à un moment malen-contreux 120. Les accusés étaient souvent admis, en définitive, à se disculperpar une purgation canonique : ainsi l’évêque de Prague Daniel (auquel onavait reproché d’être marié et père de famille) en 1202 121, l’évêque-élu deLucques Robert (accusé d’adultère et d’inceste) l’année suivante 122, ouencore celui de Lincoln Hugh Wells (soupçonné d’incontinence) en 1209 123.Bien souvent aussi, les poursuites étaient abandonnées sans qu’aucuneformalité les ait clôturées ¢ à moins que le pape émît une lettre pour déclarerla bonne fama ou « bonne opinion » retrouvée du prélat, comme le fitHonorius III en faveur de Diego Garcia, l’évêque de Cuenca (pourtant soup-çonné quatre ans plus tôt, comme on l’a vu, d’être « souillé par la lèpre desimonie, abandonné au vice de dilapidation, entaché par la débauche d’incon-tinence et adonné à d’autres crimes ») 124. Dans bien des cas aussi, lesprocédures se terminaient à la confusion des dénonciateurs, auxquels il étaitimposé « silence perpétuel » au vu du manque de preuve ou de leur partialitéavérée. Les chanoines de Limoges qui avaient accusé de simonie et de sodo-mie, entre autres, l’évêque-élu Durand en 1238 furent ainsi déboutés 125. Laplupart des prélats contre lesquels avaient été avancées des accusationsd’inconduite charnelle et/ou d’autre nature finissaient donc par reprendrele gouvernement de leurs ouailles. Ainsi Vézian, l’évêque de Rodez, que seulela mort priva de son siège en 1274.

Même pour les enquêtes qui furent poussées très avant, il est en généralbien difficile d’évaluer à quel point les accusations de « vie dissolue » étaient

119. Die Register Innocenz’ III. 10. Pontifikatsjahr, éd. cit., nos 89, 90.120. PL 216, col. 777-778.121. Die Register Innocenz’ III. 5. Pontifikatsjahr, éd. cit., no 28, p. 52-55.122. Die Register Innocenz’ III. 6. Pontifikatsjahr, éd. cit., nos 59, 62 et 122, p. 82-84, 85-86

et 207-209.123. PL 216, col. 101.124. Regesta Honorii papae III, éd. cit., nos 924, 3864. Bernard de Castanet, lui aussi, béné-

ficia finalement d’une restitution de bonne fama de la part du pape. Mais il fut ensuite transféréd’autorité au siège du Puy (voir J. Théry, « Les Albigeois et la procédure inquisitoire », art. cit.).

125. Les registres de Grégoire IX, éd. cit., no 4038.

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justifiées. Le cas de l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin, qui semble bienavoir eu au moins une concubine et élevé une descendance, pour autant queles dépositions recueillies contre lui permettent d’en juger, est exceptionnel.Quelle que soit leur réalité, ses « excès » en matière de chair ne furentd’ailleurs pas la cause du lancement des poursuites par Jean XXII, dont lesmotivations étaient essentiellement politiques 126. La plupart des affairesavaient des fonctions plus gouvernementales que judiciaires à proprementparler. Elles permettaient d’exercer le contrôle de la papauté sur l’idonéitédes évêques-élus, d’imposer sa médiation dans des conflits entre prélats etparties locales, ou encore de rappeler à l’ordre les chefs d’église dont lecomportement politique n’était pas conforme aux attentes romaines. Lespapes agissaient aussi dans certains cas avec pour intention d’obtenir duprélat mis en cause une résignation « spontanée » de son siège. Grégoire IX,par exemple, obtint rapidement celle de Garsias, l’évêque de Huesca quis’était vu reprocher, entre autres, des amours incestueuses avec l’abbesse deSanta Cruz et une progéniture fort nombreuse 127. Les accusations étaientdonc souvent instrumentales. Celles qui concernaient des désordres charnelsl’étaient plus souvent encore que les autres, pour des raisons que l’on a mieuxsaisies en analysant, à la suite de F. Bœspflug, certaines des miniaturesprésentées dans son article. En justice comme en image, la luxure cléricalerevêtait un sens général et totalisant : elle sursignifiait la souillure, la déso-béissance et la subversion.

La prégnance du thème, enfin, n’impliquait certainement nulle détériora-tion de l’image générale du clergé, pas plus aux yeux de ceux qui conçurentou regardèrent les médaillons de la « Bible de saint Louis » qu’auprès desprotagonistes des affaires d’« excès ». Peut-on, dès lors, parler d’anticlérica-lisme ? En tous les cas, les images comme les accusations de luxure témoi-gnent d’une forme de crudité, voire de candeur, que les siècles modernesn’ont sans doute pas connue dans la description des travers cléricaux accep-table au sein de l’Église. Le Moyen Âge, on en trouve là une preuve de plus,n’était pas bégueule.

Julien Théry

Centre d’études médiévales EA 4583Montpellier

126. Le pape était également soucieux de réprimer le recours à l’astrologie et à d’autres artsprohibés, dont Mauvoisin était friand. Voir J.-P. Boudet et J. Théry, « Le procès de Jean XXIIcontre l’archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin », art. cit.

127. Résignation obtenue moins d’un an après le lancement de l’enquête (voir Hierarchiacatholica Medii Aevi, vol. i : Ab anno 1198 usque ad annum 1431 perducta, éd. Conrad Eubel,Patrick Gauchat, Remigius Ritzler et al., Münster, 1913, p. 378).

apostilles à l’article de françois bœspflug 193

17. MM. Jacques Lafleur, Michel Rocard, Pierre Bretegnier, Jean Montpezat.

18. Mairie de Paris, Mme Martine Ulmann et M. Maurice Ponga.

17. Jacques Lafleur, Michel Rocard, Pierre Bretegnier and Jean Montpezat,

High Commissioner in New Caledonia (1986).

18. Paris Town Hall, Martine Ulmann and Maurice Ponga.