« Les genres doctrinaux », dans La doctrine en droit administratif, Association française pour la...

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1 Les genres doctrinaux Nader HAKIM Maître de conférences à l’Université Montesquieu Bordeaux IV On peut lire sous la plume de Philippe Jestaz et Christophe Jamin que « les genres doctrinaux sont bien connus et n’appellent qu’un bref commentaire »1. Cette remarque, qui précède un exposé relatif aux principaux genres doctrinaux français, peut être interprétée au moins de deux manières. La première consiste à estimer que la question des genres doctrinaux est mineure et qu’il ne s’agit que de formes littéraires insignifiantes. La seconde est de voir ces genres doctrinaux comme une manifestation du phénomène doctrinal lui-même. Or, il semble que loin de négliger les genres doctrinaux, les auteurs précités adoptent la seconde interprétation en préférant toutefois privilégier l’étude de l’essentiel, c’est-à-dire le phénomène doctrinal lui-même, la littérature juridique n’étant somme toute que la matérialisation du travail de la doctrine juridique. Dans une démarche relativement similaire, il est possible cependant d’inverser en quelque sorte le modus operandi et de s’arrêter plus longuement sur ces genres, justement parce qu’ils représentent ou incarnent la doctrine. Ils deviennent ainsi l’objet d’une analyse particulière susceptible de mener à quelques conclusions relatives à la doctrine elle-même. Sans vouloir relever le défi lancé par Jean-Jacques Bienvenu en 1985 selon lequel : « On mesure sans mal l’intérêt qu’il y aurait à analyser les procédés de construction, de structuration et de normalisation employés par les auteurs pour produire le discours de la doctrine »2, démarche qui impliquerait un analyse globalisante, notamment sous l’angle de la rhétorique, il semble toutefois possible de tenter une incursion aux pays des genres littéraires de la doctrine juridique française contemporaine3. Lorsque l’on songe aujourd’hui aux genres, la problématique des gender studies4 peut venir à l’esprit. Ce n’est toutefois pas sous cet angle que le sujet sera traité bien qu’il ne soit bien évidemment pas question d’exclure a priori l’apport des sciences sociales ni d’ailleurs celui des théoriciens de la littérature. La problématique des genres, telle qu’elle s’exprime plus particulièrement en sciences sociales, est ainsi susceptible de nous inviter à envisager la production littéraire des juristes dans ses aspects sexués. L’idée en la matière est alors de prendre en compte les éventuelles divergences formelles et substantielles liées à l’identité sexuelle de l’auteur, chose il est vrai rendue 1 La doctrine, Dalloz, 2004, coll. « Méthodes du droit », p. 184. 2 Remarques sur quelques tendances de la doctrine contemporaine en droit administratif : Droits. Rev. fr. théorie juridique 1985, n° 1, p. 153. Cet auteur écrit également : « Aussi les présentes considérations doivent-elles s’ouvrir sur le souhait de la constitution d’une rhétorique élargie qui permette d’ordonner les différents genres de la littérature juridique » (op. cit. et loc. cit.). 3 Notons que l’institut Dogma – Institut pour l’étude des disciplines dogmatiques et l’histoire générale des formes – organise une série de journées consacrées aux « genres littéraires des juristes et nature du droit d’Accurse à Gény » à partir de septembre 2009. 4 Pour une application au droit de telles références, cf. notamment D. Kennedy, Sexy dressing. Violences sexuelles et érotisation de la domination, trad. M. Xifaras, Flammarion, 2008, coll. « Champs essais », not. p. 43 et s.

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Les genres doctrinaux

Nader HAKIM Maître de conférences à l’Université Montesquieu Bordeaux IV

On peut lire sous la plume de Philippe Jestaz et Christophe Jamin que « les genres

doctrinaux sont bien connus et n’appellent qu’un bref commentaire »1. Cette remarque, qui précède un exposé relatif aux principaux genres doctrinaux français, peut être interprétée au moins de deux manières. La première consiste à estimer que la question des genres doctrinaux est mineure et qu’il ne s’agit que de formes littéraires insignifiantes. La seconde est de voir ces genres doctrinaux comme une manifestation du phénomène doctrinal lui-même. Or, il semble que loin de négliger les genres doctrinaux, les auteurs précités adoptent la seconde interprétation en préférant toutefois privilégier l’étude de l’essentiel, c’est-à-dire le phénomène doctrinal lui-même, la littérature juridique n’étant somme toute que la matérialisation du travail de la doctrine juridique. Dans une démarche relativement similaire, il est possible cependant d’inverser en quelque sorte le modus operandi et de s’arrêter plus longuement sur ces genres, justement parce qu’ils représentent ou incarnent la doctrine. Ils deviennent ainsi l’objet d’une analyse particulière susceptible de mener à quelques conclusions relatives à la doctrine elle-même.

Sans vouloir relever le défi lancé par Jean-Jacques Bienvenu en 1985 selon lequel : « On mesure sans mal l’intérêt qu’il y aurait à analyser les procédés de construction, de structuration et de normalisation employés par les auteurs pour produire le discours de la doctrine »2, démarche qui impliquerait un analyse globalisante, notamment sous l’angle de la rhétorique, il semble toutefois possible de tenter une incursion aux pays des genres littéraires de la doctrine juridique française contemporaine3.

Lorsque l’on songe aujourd’hui aux genres, la problématique des gender studies4 peut venir à l’esprit. Ce n’est toutefois pas sous cet angle que le sujet sera traité bien qu’il ne soit bien évidemment pas question d’exclure a priori l’apport des sciences sociales ni d’ailleurs celui des théoriciens de la littérature. La problématique des genres, telle qu’elle s’exprime plus particulièrement en sciences sociales, est ainsi susceptible de nous inviter à envisager la production littéraire des juristes dans ses aspects sexués. L’idée en la matière est alors de prendre en compte les éventuelles divergences formelles et substantielles liées à l’identité sexuelle de l’auteur, chose il est vrai rendue

1 La doctrine, Dalloz, 2004, coll. « Méthodes du droit », p. 184. 2 Remarques sur quelques tendances de la doctrine contemporaine en droit administratif : Droits. Rev. fr. théorie juridique 1985, n° 1, p. 153. Cet auteur écrit également : « Aussi les présentes considérations doivent-elles s’ouvrir sur le souhait de la constitution d’une rhétorique élargie qui permette d’ordonner les différents genres de la littérature juridique » (op. cit. et loc. cit.). 3 Notons que l’institut Dogma – Institut pour l’étude des disciplines dogmatiques et l’histoire générale des formes – organise une série de journées consacrées aux « genres littéraires des juristes et nature du droit d’Accurse à Gény » à partir de septembre 2009. 4 Pour une application au droit de telles références, cf. notamment D. Kennedy, Sexy dressing. Violences sexuelles et érotisation de la domination, trad. M. Xifaras, Flammarion, 2008, coll. « Champs essais », not. p. 43 et s.

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très délicate, mais peut-être d’autant plus intéressante, en raison du primat historique du genre masculin, et ce, au moins jusqu’à la seconde guerre mondiale.

L’ambition est ici toute autre puisqu’il ne sera question que des genres des œuvres doctrinales compris comme formes littéraires spécifiques. Ce sont ainsi les différents types d’écrits doctrinaux qui retiendront notre attention, à l’exclusion des genres particuliers que sont les cours magistraux, les conférences ou les leçons d’agrégation, et des genres partiellement nouveaux liés aux supports électroniques et à l’Internet5.

Le point de départ de ces investigations peut être trouvé chez les théoriciens de la littérature. Ces derniers nous fournissent une définition claire du genre littéraire. Il s’agit avant tout d’une notion permettant d’établir des catégories d’œuvres et le genre est donc un groupe d’objets présentant des caractères communs. Le genre est alors destiné à fonder une classification reposant sur le respect de formes. La qualité générique d’une œuvre permet de la classer dans tel ou tel genre et de la sorte, l’œuvre est, quelles que soient ses particularités ou, a priori, sa valeur, intégrée dans un ensemble reconnaissable et identifiable.

Cette qualité générique conditionne par voie de conséquence la réalisation même des œuvres concernées, le genre déterminant, au moins en partie, la construction par l’auteur et la réaction du lecteur chez lequel on a suscité une attente6. L’auteur qui écrit un manuel ou une note d’arrêt élabore donc son œuvre en fonction tant de la « recette » que des contraintes du genre et de l’attente en question. Sa fréquentation des facultés de droit, sa formation de juriste et donc sa culture lui ont appris ce qu’est ou ce que doit être tel ou tel genre doctrinal. Il en va de même du lecteur qui a le plus souvent reçu une formation identique, partage avec l’auteur une culture similaire et fait très souvent lui-même partie de la doctrine. Cette dernière est en effet la première lectrice de ses propres œuvres, le public des genres doctrinaux pouvant être divisé en trois catégories principales : la doctrine elle-même, les étudiants et les praticiens, le « grand public » n’étant pas le destinataire traditionnel et naturel de cette littérature singulière.

Se pose alors la question de la qualité doctrinale de ces formes particulières de production littéraire. A priori, un genre est doctrinal à partir du moment où il contient des œuvres produites par la doctrine. La question de la définition des genres doctrinaux renvoie donc directement à celle de la doctrine7. Il s’agit, en l’occurrence, d’une seule et même question appréhendée un peu différemment car, si la doctrine est composée d’auteurs et d’œuvres, s’intéresser aux œuvres, c’est s’intéresser aux auteurs et inversement. L’étude des formes littéraires offre dès lors un point de vue déterminant pour la connaissance de la doctrine comme le souligne d’ailleurs l’historien du Common law John H. Baker en écrivant : « The literature produced by a profession is often the clearest guide to the state of its intellectual development »8. Dans une même perspective, il est possible d’ajouter que les genres doctrinaux ne renvoient pas seulement aux œuvres, mais également aux fonctions de la doctrine, car les classifications génériques permettent de répertorier, de hiérarchiser et donc de signifier le travail de production de la doctrine.

Pour circonscrire la présente étude, deux éléments sont susceptibles d’éclairer la matière en rendant compte à la fois d’une problématique essentiellement taxinomique, et des variations historiques du répertoire doctrinal.

Le premier point pouvant être retenu est bien sûr la typologie des genres elle-même ou, pour reprendre une théorie littéraire liée au formalisme, le « système historique des genres » qui repose sur la considération des relations qu’entretiennent l’ensemble des

5 Il en va de même des articles de presse dont on peut discuter la qualité doctrinale. Cf. par ex., F. Terré, Le juriste et le politique. Trente ans de journalisme au Figaro, Dalloz, 2003 et, du même auteur, La doctrine de la doctrine : Études offertes au Doyen Ph. Simler, Litec-Dalloz, 2006, p. 71. 6 En matière de littérature, M. Macé écrit à ce propos : « À ce geste taxinomique qui est leur destination ordinaire s’ajoutent bien d’autres pratiques des genres (…) Ils servent à écrire, à lire, à interpréter, à évaluer, à penser, à agir ou à prendre sa place, à vivre même, tout au moins à prolonger l’œuvre dans le monde de l’expérience. » (Le genre littéraire, Textes choisis et présentés par Marielle Macé, Flammarion, 2004, p. 14). 7 Le parallèle avec la littérature est éclairant : « Depuis Aristote déjà, la question de savoir ce qu’est un genre littéraire est censée être identique à la question de savoir ce qu’est la littérature » (J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Seuil, 1989, p. 8). 8 An introduction to English Legal History, Oxford university press, 4e éd. 2007, p. 176.

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genres littéraires à une époque donnée9. Les genres ne sauraient en effet être des catégories naturelles car ils supposent des conventions qui peuvent ne pas être explicites et pleinement raisonnées, mais qui ne sauraient être absentes. L’historicité des genres est une évidence qui mérite toutefois non seulement d’être soulignée mais également utilisée pour tenter de mieux comprendre les pratiques doctrinales en vigueur10. Est-il besoin de rappeler que l’histoire de la doctrine juridique est largement conditionnée par l’évolution de la forme des textes produits qui répondent ainsi aux traditions discursives propres à une époque donnée ou, autrement dit, que, par exemple, l’un des premiers traités de droit connu11, celui de Quintus Mucius Scaevola, datant de 95 avant notre ère, ne peux être assimilé, voire même comparé, au Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit ou encore au Traité théorique et pratique de droit civil de Gabriel Baudry-Lacantinerie ?

Il peut alors être utile d’envisager comment la doctrine classe sa production littéraire et, par là, poser les jalons d’une réflexion sur les critères sur lesquels la doctrine elle-même se fonde pour hiérarchiser sa production et donc sa contribution à la connaissance et, éventuellement, à l’édification du système juridique. La doctrine en droit administratif semble en l’occurrence participer pleinement aux évolutions de la doctrine juridique dans son ensemble, sans qu’il soit possible de postuler une quelconque spécificité culturelle allant au-delà de pratiques liées aux particularités de la discipline.

Il est ensuite possible de suivre l’évolution générale d’un genre particulier : la note d’arrêt. En effet, la note ou le commentaire marque indubitablement la littérature juridique contemporaine sans cesser d’interroger tant la production littéraire doctrinale que la nature du travail doctrinal. Puisque ne l’on ne cesse, au moins depuis le XIXe siècle, d’appeler à la connaissance de la pratique juridictionnelle et que, dans un même temps, on remet en question la proximité de la doctrine avec une pratique susceptible à la fois de corrompre et d’éloigner des véritables ambitions intellectuelles, ce genre particulier est susceptible de révéler toute l’importance des représentations que se font les membres de la doctrine de leur travail et du rôle du discours dont ils sont les producteurs.

L’autorité des genres précède ainsi l’institution d’un genre singulier.

I. – L’autorité des genres

Parler d’autorité des genres peut sembler surprenant alors que Philippe Malinvaud, par exemple, écrit : « La doctrine se livre à divers genres littéraires, qui sont publiés par des éditeurs spécialisés, que chacun peut classer comme il l’entend »12. Le lecteur curieux peut toutefois tenter de distinguer les critères utilisés par la doctrine, après avoir passé en revue certaines de ces classifications.

A. – Des classifications libres et imprécises

Les ouvrages généraux que sont les traités et autres manuels répertorient souvent les genres doctrinaux en de multiples catégories variables et peu cloisonnées. Tout en se gardant d’un inventaire à la Prévert, il est possible de retenir quelques exemples qui semblent représentatifs. 9 En la matière, cf. notamment M. Macé, op. cit., p. 86-87. – G. Genette peut notamment écrire : « L’histoire de la théorie des genres est toute marquée de ces schémas fascinants qui informent et déforment la réalité souvent hétéroclite du champ littéraire et prétendent découvrir un « système » naturel là où ils construisent une symétrie factice à grand renfort de fausses fenêtres » (Introduction à l’architexte, in Fiction et diction, Points essais, 2004, p. 47). – Cf. également Tynianov, Formalisme et histoire littéraire, trad. C. Depretto-Gentry, L’Âge d’homme, 1991, spéc. p. 237-238. 10 À propos des traités, cf. notamment J.-L. Halpérin, Histoire du droit privé français depuis 1804, PUF, 2001, coll. « Quadrige », n° 123, p. 184-186. – Ch. Atias, Épistémologie juridique, Dalloz, 2002, n° 135, p. 83. 11 Sur ce point, cf. J. Gaudemet, Tentatives de systématisation du droit à Rome : Arch. phil. dr. 1986, t. 31, Le système juridique, p. 15 ; Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Montchrestien, 4e éd. 2006, p. 271 et O. Behrends, Les « veteres » et la nouvelle jurisprudence à la fin de la République : Rev. hist. dr. fr. et étranger 1977, not. p. 14 et s. 12 Introduction à l’étude du droit, Litec, 12e éd. 2008, n° 211, p. 173.

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Alors qu’il définit la doctrine comme « l’ensemble des ouvrages juridiques, la littérature du droit », Jean Carbonnier, dans son célèbre manuel de droit civil, note que « les genres littéraires du droit civil n’ont pas toujours été les mêmes »13 et distingue le XIXe siècle du siècle suivant. Lorsqu’il envisage un plus loin la littérature du XXe siècle, il présente la production doctrinale selon un plan quadripartite14. Il s’agit tout d’abord des « ouvrages d’enseignement » parmi lesquels il cite « ceux qui, n’étant plus réédités, peuvent être dits classiques sans témérité », en l’occurrence le Traité élémentaire de droit civil de Planiol, le Cours élémentaire de droit civil de Colin et Capitant, le Cours de droit civil positif français de Josserand, et, enfin, le « supplément au Traité de Baudry-Lacantinerie » de Bonnecase15. Remarquons qu’il n’est ainsi question que d’œuvres de format relativement réduit puisque toutes comportent trois volumes. Carbonnier place ensuite ce qu’il nomme les « grands traités », dont il ne cite d’ailleurs que deux exemples, Planiol et Ripert d’une part et de Beudant et Lerebours-Pigeonnière d’autre part, chacun des deux étant composé de quatorze volumes. En troisième lieu viennent les « répertoires » et, enfin, en quatrième position, les « revues ».

André de Laubadère, Jean-Claude Venezia et Yves Gaudemet distinguent, quant à eux, huit catégories d’œuvres doctrinales16. Il s’agit d’abord des « traités et manuels », parmi lesquels on trouve trois sous-catégories : les ouvrages anciens, les ouvrages mis à jour et les manuels de référence. Figurent ensuite les ouvrages de portée générale ou « ouvrages fondamentaux », parmi lesquels sont classés l’œuvre de Gaston Jèze et celle de Charles Eisenmann. Ils sont suivis par la jurisprudence, catégorie très élastique qui regroupe à la fois le Recueil Lebon et les grands arrêts, mais également les manuels ou traités de contentieux administratif. Les collections arrivent ensuite avec, plus loin, les recueils d’études (les mélanges), les recueils de jurisprudence et de textes, les « revues » accompagnées des « périodiques » et, enfin, les répertoires et les encyclopédies.

Pour l’instant, ce ne sont là que des classements commodes dont l’ambition est essentiellement pédagogique. D’autres auteurs sont plus systématiques, tel François Terré, par exemple, qui propose de distinguer parmi les manifestations de la doctrine les ouvrages d’ordre scolaire, les ouvrages de pratique et enfin les ouvrages « de doctrine proprement dits » dont le point de vue est « scientifique »17. Toutefois, si chez cet auteur le critère de distinction est plus explicite, le propos demeure succinct. Citons enfin la classification proposée par Jean-Luc Aubert selon lequel les travaux de la doctrine se divisent entre « des ouvrages généraux », « consacrés, en un ou plusieurs volumes, à une branche du droit déterminée » comprenant plusieurs genres dont les répertoires, les traités, les manuels et précis ou les cours, « des ouvrages spécialisés », thèses ou monographies, et enfin « des écrits ponctuels », articles, chroniques, notes ou observations18.

Ce bref et incomplet tour d’horizon appelle d’ores et déjà deux remarques. Il semble d’abord donner raison à ceux qui ne voient dans la doctrine que des individus libres classant librement la production doctrinale. Sans vouloir entrer dans le débat relatif à l’entité doctrinale19, la liberté de la doctrine paraît impliquer une liberté d’écriture presque totale, sauf à considérer les éventuelles limitations apportées par la nécessité de trouver un éditeur. Puisque la doctrine est faite d’idées et de chair, puisque les genres ne sont qu’une question de formes, de simples modalités de l’expression des opinions doctrinales, les idées étant plus importantes que la forme ou les moyens d’expression, la question n’a peut-être pas beaucoup d’importance. A contrario, il apparaît que si la doctrine forme une entité ou du moins si elle obéit à des règles, implicites ou explicites,

13 Droit civil. Introduction, les personnes, PUF, 18e éd. mise à jour, 1990, p. 260 et n° 150, p. 260. 14 Ibid., n° 152, p. 266-267. 15 Carbonnier renvoie alors le lecteur aux bibliographies spécialisées pour « les ouvrages actuellement dans le commerce » (op. cit. et loc. cit.). 16 Traité de droit administratif, LGDJ, 11e éd. 1990, t. 1, p. 22-25. 17 Introduction générale au droit, Dalloz, 5e éd. 2000, n° 237, p. 263. 18 Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil avec annexe documentaire, Armand Colin, 9e éd. 2002, p. 184-185. 19 Pour le point de départ de cette controverse, cf. Ph. Jestaz et Ch. Jamin, L’entité doctrinale française : D. 1997, chron. 167. – L. Aynès, P.-Y. Gautier et F. Terré, Antithèse de l’entité (à propos d’une opinion sur la doctrine) : D. 1997, chron. 229.

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il doit en être de même des genres doctrinaux. De plus, il faut remarquer que la sobriété et parfois le caractère quelque peu approximatif de ces classifications peut surprendre, surtout de la part de juristes amateurs de taxinomies et de rigueur sémantique. La doctrine juridique française, dont on peut sérieusement relever les qualités de clarté et de cohérence, est ainsi prise en défaut lorsqu’il s’agit de présenter ses propres œuvres, sauf à estimer qu’il s’agit là d’une simple conséquence de la première remarque, en ce que l’individualité et la liberté doctrinale impliquent l’absence de contraintes et donc de toute classification présentant le risque d’une quelconque normativité.

La perspective est un peu différente si l’on se tourne vers le classement effectué par Philippe Jestaz et Christophe Jamin dans leur ouvrage précité consacré à la doctrine. Ces auteurs distinguent cinq genres doctrinaux. En premier lieu vient la figure archétypale du traité qui cumule des perspectives pédagogique, théorique et pratique. Il s’agit d’une œuvre de construction et de systématisation propre à la littérature juridique. Arrive ensuite le commentaire de jurisprudence, genre dans lequel on peut distinguer la note d’arrêt, « commentaire libre et détaillé mais néanmoins construit »20, la courte chronique faisant œuvre de synthèse, les observations plus brèves en général et, enfin, les conclusions des commissaires du Gouvernement. Pour ces auteurs, le troisième genre doctrinal est le commentaire de loi, type littéraire aujourd’hui en déclin. En quatrième position viennent les monographies qui regroupent deux sous-catégories que sont, d’une part, les articles ou les chroniques qui, avec de fortes variations et une très grande variété, « sont la base même du phénomène doctrinal, si les traités en occupent le sommet »21 et, d’autre part, les thèses, « ouvrages les plus savants, ceux qui font avancer la pensée de façon spectaculaire »22. Enfin, le cinquième genre est constitué par les essais, définis comme des ouvrages de réflexions sur le droit positif.

Est ainsi proposée une analyse des genres doctrinaux qui permet à la fois de clarifier l’évolution actuelle de ces types littéraires et d’apprécier leur importance dans la constitution de la doctrine juridique. La voie est alors ouverte à l’observateur ne faisant pas lui-même partie de la doctrine pour tenter de rechercher les critères sous-jacents de ces classifications qui, rappelons-le, sont élaborées par ceux-là même qui sont tout à la fois les auteurs des œuvres et les auteurs des classifications et des genres eux-mêmes, donc, dans un même mouvement, écrivains et critiques littéraires.

B. – Les critères des classifications

Les classifications susmentionnées nous amènent à rechercher les critères sur lesquels la doctrine se fonde pour distinguer les genres et ainsi hiérarchiser la littérature doctrinale. Sans prétendre à la moindre exhaustivité, on peut ici dégager au moins dix critères.

Vient tout d’abord le critère purement formel, voire matériel. Il s’agit de distinguer les ouvrages d’une part et les textes incorporés à un ouvrage ou insérés dans un périodique d’autre part. Il est ainsi aisé d’identifier les genres doctrinaux selon la forme du texte, livre ou article, mais également œuvre individuelle ou ouvrage collectif. Ce critère semble toutefois relativement peu déterminant pour comprendre les genres doctrinaux, notamment parce que les œuvres collectives sont de plus en plus nombreuses, qu’elles soient écrites à plusieurs mains ou composées d’un ensemble d’œuvres individuelles clairement identifiables. Si l’écriture d’un livre, quelle que soit sa forme, implique un investissement et un engagement qui restent peu comparables, sauf exception, aux articles, notes ou autres textes non autonomes, il n’est guère possible de tirer de telles classifications autre chose qu’une description limitée à la forme des textes et donc impropre à rendre compte de leur nature.

Le second critère peut paraître surprenant : c’est le volume des textes. La doctrine distingue en effet fréquemment les œuvres selon leur format. Il existe ainsi des genres composés de gros ouvrages et, d’autres, de petits. On pense immédiatement à la

20 La doctrine, op. cit., p. 185. 21 Op. cit. et loc. cit. 22 Ibid., p. 186. Cf. également en ce sens, J. Carbonnier, Droit civil…, op. cit., n° 150, p. 261-262.

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différence entre un traité et un précis. Ce critère, qui apparaît comme essentiel sous la plume du doyen Carbonnier, est intéressant à plus d’un titre puisque plusieurs tendances se dessinent en la matière. Il y a tout d’abord une évolution vers la réduction du volume des ouvrages d’enseignement. Œuvres de longue haleine, voire de toute une vie dans le cas par exemple de Charles Demolombe, les traités sont devenus plus condensés. Les trois volumes du Planiol sont contemporains des vingt-neuf volumes du Baudry-Lacantinerie et précèdent de peu les trois puis cinq volumes du traité de Duguit, alors qu’aujourd’hui les traités en un seul volume ne sont pas rares. De plus, la fin du XIXe siècle et le début du siècle suivant, notamment les années 1920, ont été propices au développement de nouvelles collections d’œuvres d’enseignement comme les manuels élémentaires publiés chez Arthur Rousseau23 ou les précis Dalloz24, présentés par cet éditeur comme des livres élémentaires destinés aux étudiants, de « vrais et bons manuels » qu’il ne faut surtout pas confondre avec les simples mémentos. Cette tendance ne dissimule-t-elle pas cependant une double question, qui est à la fois celle de la contrainte éditoriale et celle des destinataires du genre en question ? S’il faudra ultérieurement revenir sur les destinataires, il n’en demeure pas moins qu’en matière de volume, le praticien exige une information détaillée et précise qu’à l’inverse l’étudiant craint et fuit. Aussi, répertoires ou traités destinés notamment aux praticiens25 se distinguent-ils de plus en plus de la floraison des précis et mémentos universitaires. Le volume global des œuvres destinées aux praticiens tend ainsi à augmenter nettement, encourageant d’ailleurs la dématérialisation des supports26. Dans un même temps, il ne saurait être question d’éluder ici la question du coût économique d’une littérature immergée dans un calcul « coût/profit »27 impliquant un rapport étroit entre le volume et le prix de vente, même si l’on observe que les frais liés à l’impression et au papier ont été nettement restreints dans la dernière décennie. Ajoutons enfin que le format détermine également la liberté de l’auteur en ce que ce dernier subit immanquablement de plus fortes contraintes éditoriales et génériques lorsqu’il écrit un mémento d’une centaine de pages sur un vaste sujet alors que l’auteur d’un traité a traditionnellement les coudées franches ou, du moins, dispose d’un espace minimal dans lequel il est susceptible de délier sa pensée et d’affirmer ainsi la nature de son travail où la synthèse et la théorie prennent le pas sur la description du droit positif.

Le troisième critère identifiable est celui de l’objet qui permet de séparer les monographies que l’on peut définir comme les « étude[s] complète[s] et détaillée[s] qui se propose[nt] d’épuiser un sujet précis et relativement restreint »28, et les ouvrages de synthèses que sont notamment les traités ou les manuels. À n’en pas douter, il s’agit d’un mode classificatoire aisément mobilisable. De nombreux ouvrages l’utilisent ainsi pour présenter une bibliographie divisée en « ouvrages généraux » et « ouvrages spécialisés », auxquels sont ajoutés parfois les études des périodiques. Il n’en demeure pas moins que l’observateur reste insatisfait puisqu’il faudrait s’entendre sur cette spécialisation qui tend à devenir de plus en plus étroite, rendant le critère largement illusoire. De plus et surtout, la catégorie des monographies demeure trop vaste, regroupant à la fois les thèses et les notes d’arrêts, les articles de fond et les comptes 23 Le format de ces manuels est assez similaire aux précis Dalloz mais la collection est antérieure puisqu’elle se développe dans les années 1890-1900. Cf. par ex. le Manuel élémentaire de droit romain de R. Foignet (9e éd. 1928), lequel publie également des manuels de droit civil, de procédure civile, de droit administratif et d’économie politique. Ajoutons que ces publications sont contemporaines d’un mouvement plus vaste d’édition d’ouvrages de petits formats comme, notamment, les collections de Félix Alcan (par ex. la bibliothèque d’histoire contemporaine). 24 Notons que ces précis sont souvent l’œuvre de « spécialistes » du genre comme Amédée Bonde, docteur en droit, qui publie en 1925 à la fois un Précis d’histoire du droit français et un Précis de droit constitutionnel, ou Paul Cuche, professeur grenoblois, qui est l’auteur des Précis de législation industrielle, de procédure civile et commerciale, de droit criminel, de voies d’exécution et de procédure de distribution. 25 Le doyen Carbonnier cite les « grands traités » en quatorze volumes qui sont destinés aux praticiens et les oppose aux traités condensés en trois volumes destinés aux étudiants (Droit civil…, op. cit., n° 152, p. 266-267). 26 La question de la dématérialisation est ainsi déterminée non seulement par les nouvelles possibilités éditoriales, mais également par la recherche d’une limitation des coûts de fabrication et les difficultés du stockage tant pour les professionnels du droit que pour les bibliothèques universitaires et autres salles de lecture. 27 J. Béguin note ainsi que l’éditeur reste un commerçant ou une entreprise commerciale, quel que soit le « supplément d’âme » propre à l’édition (L’éditeur juridique, intermédiaire entre auteurs et lecteurs : Études offertes au Doyen Ph. Simler, Litec-Dalloz, 2006, p. 10). 28 Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Le Robert, 1984, V°Monographie.

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rendus. La commodité de cette distinction ne saurait ainsi convaincre de sa viabilité, surtout au sein d’une littérature juridique accordant une importance toute particulière et très singulière aux publications des colloques29 et des mélanges30.

Le critère suivant est celui de l’essence ou de la fonction de l’œuvre. On peut de la sorte opérer une dichotomie entre les genres didactique, théorique et pratique. Cet argument classificatoire permet ainsi non seulement de séparer les types d’œuvres selon une nature aisément compréhensible par l’ensemble de la communauté scientifique au-delà du cercle somme toute restreint des juristes, mais également de clairement identifier la démarche de l’auteur. Il est alors possible d’opérer un clivage conceptuellement explicite entre des travaux scientifiques, pédagogiques ou de vulgarisation, et enfin professionnels. La science trouve alors naturellement refuge dans les thèses, les essais et les articles de fond que l’on peut lire dans les revues, les actes de colloques ou les mélanges. Ce critérium permet également de penser le genre doctrinal en fonction de sa proximité plus ou moins grande avec la pratique et, donc, avec le droit positif. Plus la distance est grande avec ce dernier et plus les travaux deviennent théoriques, scientifiques, au risque de perdre leur légitimité juridique, comme le soulignent Philippe Jestaz et Christophe Jamin31. Cependant, quelle que soit la rigueur de cette distinction, elle reste peu opératoire dans la mesure où la littérature est profondément marquée par l’ambition de nombreuses œuvres d’être à la fois scientifiques, didactiques et pratiques. Le cas du traité est emblématique de cette volonté peut-être spécifique aux juristes français32 de vouloir faire œuvre de science en bâtissant des systèmes globalisants tout en émettant des opinions et des propositions tendant à se confondre avec le droit en vigueur, et ce dans le cadre d’exposés du droit destinés à la formation tant des étudiants que des praticiens. Enfin, s’il est vrai que les répertoires restent destinés aux praticiens et que les thèses sont écrites et formatées dans une perspective académique et donc principalement scientifique, comment classer la grande majorité des articles de revues, les chroniques ou bien encore les notes d’arrêts dont les finalités sont multiples ?

Il est alors possible de se tourner vers un cinquième critère, intimement lié au précédent, qui est celui des destinataires des genres doctrinaux. Il semble en effet opportun et utile de classer les genres selon leurs lecteurs et leurs éventuels succès éditoriaux. Dans le cadre limité des présentes observations, il ne sera pas possible de se pencher sur la question du succès de librairie de tel ou tel genre, mais il reste toutefois permis de faire deux remarques quant aux « usagers » des genres doctrinaux. La première est liée à la relativité et à l’absence d’étanchéité des genres doctrinaux du point de vue des « utilisateurs ». Il faut en effet souligner non seulement le peu de lisibilité des genres pour celui qui ne sait pas d’avance où chercher l’information, c’est-à-dire celui qui n’est pas d’ores et déjà un juriste rompu au décryptage de la littérature juridique, de nombreux genres n’étant pas clairement destinés à tel ou tel public, mais également le fait que le lectorat des genres évolue dans le temps. Les étudiants du XIXe siècle lisaient peu les grands Cours de droit, ces grands traités que l’histoire de la pensée juridique retient pourtant au premier chef, alors que d’autres catégories d’ouvrages aujourd’hui délaissés leur étaient très familiers33. Les praticiens semblent en réalité avoir été les destinataires privilégiés de ces mêmes traités comme des revues juridiques de l’époque34. À l’heure actuelle, en revanche, il semble que le temps de lecture des uns comme des autres ait diminué considérablement, laissant ainsi à la

29 Ph. Jestaz note que les actes de colloque « prolifèrent et c’est un bien » (Déclin de la doctrine ? : Droits 1994, n° 20, Doctrine et recherche en droit, p. 87). 30 Cf. notamment X. Dupré de Boulois, Bibliographie des Mélanges – Droit français, éd. La Mémoire du Droit, 2001. 31 La doctrine, op. cit., p. 186. 32 Sur ce point, cf. notamment J.-L. Halpérin, Histoire du droit…, op. cit., nos 29 et s., p. 56 et s. et n° 123, p. 184-186. – Ph. Jestaz et Ch. Jamin, La doctrine, op. cit., p. 184 et, pour une explication de la relative absence des traités en Common law anglaise et américaine, ibid., p. 265 et s. et J.-H. Baker, op. cit., p. 186-192. 33 Pour un exemple en la matière, cf. notre compte rendu de F. Mourlon, Répétitions écrites sur le Code civil, contenant l’exposé des principes généraux, leurs motifs et la solution des questions théoriques, A. Marescq et E. Dujardin, 1846-1852, 3 vol. in-8 ; RTD civ. 2007, n° 3, p. 654-657. 34 En ce sens, cf. également Ch. Atias, Premières réflexions sur la doctrine française de droit privé (1900-1930) : RRJ 1981-2, n° 10, p. 190 et 200.

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doctrine le titre de lectrice privilégiée de ses propres œuvres. Force est de constater dès lors que ce critère ne parvient pas plus que le précédent à fonder une classification claire des genres doctrinaux, sauf à ne considérer que les catégories d’œuvres les plus évidentes tels que les micro-manuels de révision ou les répertoires, bien qu’il faille encore s’entendre sur les apports doctrinaux que peuvent constituer ces derniers.

Un sixième critère peut être identifié dans le rapport au temps de l’écrit doctrinal. La périodicité peut en effet constituer un motif sérieux de classification des œuvres. La chronique, par exemple, s’inscrit dans une temporalité qui diffère de l’œuvre de longue haleine que constitue la thèse ou, à nouveau, le traité qui revient sans cesse comme genre incontournable. Informations rapides, chroniques et autres résumés législatifs et jurisprudentiels occupent ainsi une place grandissante dans la production éditoriale même s’il faut faire remonter l’origine de ce mouvement au cœur du XIXe siècle35. La question de la péremption des œuvres se pose alors et cet argument peut être un élément décisif de classification faisant la part entre la littérature de l’instant et la littérature de la durée, comme d’ailleurs entre la littérature à jour et celle qui est périmée, quitte à effectuer un tri selon la postérité des œuvres. N’est-ce pas ici encore une source de confusion alors que la multiplication des éditions successives, des mises à jour et des nouvelles collections permettant aux éditeurs de faire les devantures des librairies tend à faire des manuels des œuvres éminemment périssables, tandis que certaines chroniques ont l’ambition de constituer un corpus doctrinal allant bien au-delà de la mise au point et du suivi de l’actualité. Cela ne peut d’ailleurs que conduire à se pencher sur l’épineuse question du « temps de penser de la doctrine »36, alors que le temps de la réflexion est en quelque sorte mis en balance avec la nécessité de trouver rapidement une information constamment renouvelée et condensée, ce qui fait bien évidemment l’affaire des praticiens ou des étudiants…

Le septième critère peut être trouvé dans le titre des œuvres. En la matière, les typologies sont traditionnelles et semblent explicites. Sans pour autant être déceptifs, il faut toutefois relever que ces titres, ces étiquettes utiles, telles que cours, précis, traité ou même thèse ne permettent pas réellement de connaître à l’avance le type d’œuvre concerné. Ainsi, un cours peut en réalité être un véritable traité dans un cas ou un simple polycopié sommaire dans un autre, et un traité peut être la simple réédition d’un manuel que l’éditeur aura voulu rendre plus attrayant ou plus prestigieux37. Le critère n’en devient que plus incertain tandis que l’appellation « article » recouvre les réalités les plus diverses et variées allant de quelques lignes de circonstance à la synthèse magistrale. Règne donc en la matière une notable liberté qui fait des titres un simple élément d’un ensemble plus vaste.

Il est alors possible de s’intéresser à un huitième critère qui est celui de l’ambition de l’auteur et/ou de l’éditeur, associée à d’autres éléments que les littéraires appellent « l’architextualité »38, ou bien encore, plus largement, l’ensemble des moyens mobilisés en marge de l’écriture proprement dite. Le marketing éditorial destiné à faire vendre le « produit », le choix de la collection et éventuellement de l’éditeur par l’auteur, lorsque ce luxe est possible, le recours à un préfacier prestigieux ou la promotion « scientifique » qui entoure la publication, table ronde voire colloque, sont des éléments qui ne peuvent être négligés pour classer les écrits doctrinaux. L’édition juridique joue ici encore un rôle essentiel puisqu’elle contribue largement à déterminer des genres doctrinaux, ne serait-ce qu’en définissant sans cesse les collections et les formats dans un but commercial, faisant ainsi le lien entre les auteurs et les « clients-consommateurs »39. De plus, ce critère permet, par exemple, de mieux comprendre

35 Nous y reviendrons infra. 36 Cf. M. Gobert, Le temps de penser de la doctrine : Droits 1994, n° 20, Doctrine et recherche en droit, p. 97-106. 37 Il suffit de penser aux grands Cours du XIXe siècle ou à L. Josserand et son Cours de droit civil positif français ou encore au Précis de Droit administratif d’Hauriou. Sur ce point, cf. également P. Jestaz et Ch. Jamin, La doctrine, op. cit., p. 185. 38 Cf. G. Genette, Introduction à l’architexte », op. cit., notamment p. 80-81. 39 Jacques Béguin peut ainsi écrire que l’éditeur est « un intermédiaire intellectuel » qui travaille à l’intention des lecteurs à l’aide des auteurs. Il analyse les besoins et adapte « ses produits » tout en entretenant « avec les auteurs les meilleures relations ». Il ajoute de plus : « Les différents produits d’une maison d’édition qui a des

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l’importance des mélanges comme genre ou catégorie particulière d’ouvrages étroitement dépendante de multiples facteurs parmi lesquels il est possible d’isoler le renom du destinataire, le nombre et la qualité des contributeurs ou bien encore l’éditeur, au point qu’il est difficilement possible de parler de mélanges pour certains ouvrages dont le but est pourtant de rendre hommage à un maître.

Un neuvième critère peut être appliqué aux genres selon qu’ils répondent ou non à de strictes exigences académiques. La thèse ressemble en effet de ce point de vue assez peu à l’essai. Elle doit répondre à des impératifs génériques importants qui conditionnent la poursuite d’une éventuelle carrière, même s’il est possible de penser qu’une thèse doit à sa façon être un essai et que l’inverse est également vrai. Sans jouer sur les mots et sans négliger l’évolution que connaissent les œuvres obligatoires du cursus universitaire, notamment la différence fondamentale existant entre les thèses avant et après la Seconde Guerre mondiale, il apparaît que la stéréotypie ne peut être que déterminante dans ce dernier type d’exercice, renforçant ainsi la normativité du genre concerné. Cette dernière est d’ailleurs, semble-t-il, renforcée par la massification de l’enseignement supérieur conduisant inévitablement à la duplication, non pas bien sûr des contenus, mais sans doute des procédés et la répétition d’un certain formalisme. Ce point de vue conduit d’ailleurs à s’interroger sur les conditions formelles ou, autrement dit, les définitions des genres en question. Or, à l’exception peut-être de la note d’arrêt sur laquelle nous reviendrons, de telles définitions n’existent pas ou, plus précisément, la doctrine n’est pas suffisamment unanime pour dégager de telles normes.

Reste enfin à aborder un dixième et dernier critère : la qualité. Au premier abord, il ne saurait s’agir d’un élément déterminant du système générique puisque, par exemple, un manuel peut être bon ou mauvais sans que cela modifie son genre. Il faut cependant noter que les classifications doctrinales recourent à cet argument en distinguant les catégories d’« ouvrages fondamentaux », les « classiques » ou les « grands traités ». Les taxinomies proposées passent ainsi sans ambages de la forme au fond de la littérature doctrinale et nous conduisent à nous interroger sur le rapport du genre à la qualité. Celle-ci s’entend bien sûr comme jugement de valeur relatif aux divers genres eux-mêmes. Certains d’entre eux sont plus ou moins appréciés et leur place dans la hiérarchie varie tant historiquement qu’en fonction des disciplines, voire même des options personnelles des membres de la doctrine. Il semble également que cette qualité puisse être comprise non seulement comme celle du genre, mais également comme celle de l’œuvre et de l’auteur.

L’appartenance d’une œuvre à tel ou tel genre ne nous paraît pas déterminée par les seuls critères formels et la figure centrale de l’auteur joue en la matière un rôle essentiel. Il semble en effet que ce dernier doive être préalablement admis à concourir aux différents genres doctrinaux et, pour cela, qu’il appartienne à la doctrine juridique, chose a priori la plus aisée puisqu’il suffit pour cela d’écrire, de formuler des opinions. Cependant, nous achoppons d’ores et déjà sur une difficulté majeure car pour écrire, pour formuler des opinions, encore faut-il pouvoir le faire et trouver un lieu d’expression. Si cela ne pose aucune difficulté à en croire les tenants de la pleine liberté doctrinale, il n’en demeure pas moins que ce « permis de discourir » est nécessaire et doit être acquis pour trouver un éditeur ou un comité de rédaction acceptant le texte produit. Or, chacun sait que si la tâche est aisée dans certains genres, d’autres sont bien moins accessibles à ceux qui sont dépourvus de l’autorité que confèrent… les publications doctrinales, sans compter les effets de spécialisations qui, sauf exception, limitent ce « permis » à certaines disciplines. S’il ne s’agit là que de choses très normales et non pas peut-être d’un élitisme néfaste ou occulte, il reste qu’il existe bel et bien des droits d’entrée pour participer à la littérature doctrinale et l’accès aux genres est indubitablement conditionnée par la qualité de l’auteur tout autant que par la qualité de l’œuvre elle-même. Il est certes possible de penser qu’un bon texte de quelque genre

décennies d’existence ont chacun leur histoire. L’éditeur, lui, doit les considérer comme formant une gamme, c’est-à-dire comme complémentaires les uns des autres. C’est indispensable pour réaliser des économies d’échelle et optimiser les ressources humaines. C’est nécessaire pour fidéliser le client-consommateur. Et c’est également très utile pour organiser la circulation de l’information juridique à traiter au sein de l’entreprise » (op. cit., p. 7).

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que ce soit trouvera toujours un éditeur et un public, mais peut-on toutefois nier que le choix de publier tel article ou tel ouvrage n’est pas directement fonction du nom du signataire du texte ? Le développement des comités de lecture travaillant sur des textes anonymes suffit-il à faire croire le contraire ? Il faut alors admettre que la production de tel auteur peut appartenir à tel genre doctrinal à la triple condition de la qualité doctrinale réelle, supposée ou possible de l’auteur, de l’acceptation du texte par un éditeur ou une instance de rédaction et de la correspondance du document à tel ou tel genre traditionnel.

Ne faut-il pas alors estimer que les genres doctrinaux sont soumis à une double grille de lecture qui conditionne leur classification et leur importance ? La première d’entre elles est assez formelle puisqu’une œuvre peut être intégrée au système générique dès lors qu’elle correspond globalement aux conditions élémentaires du genre auquel elle prétend. On suppose alors que les conventions ont été respectées et que l’auteur fait partie de la doctrine juridique. Il y a donc une autorité des genres doctrinaux en ce que des normes minimales doivent être respectées. Cette autorité des genres dans la littérature juridique ne peut alors être niée, notamment en ce qu’elle s’impose aux jeunes auteurs ou plus généralement à ceux qui n’ont pas encore un « nom d’auteur ». La seconde est, quant à elle, plus complexe puisqu’elle met en jeu la qualité de l’œuvre et celle de l’auteur, à la fois au stade de la publication et lors de la réception du texte par la doctrine. On passe ainsi très sensiblement de l’autorité des genres à l’autorité de l’œuvre et donc à celle de l’auteur. C’est alors l’autorité de l’auteur telle qu’elle est acceptée par ses lecteurs, la communauté des juristes, dans le cadre d’un champ de compétence plus ou moins large dépendant à la fois de la renommée de l’auteur et de son investissement dans le champ susmentionné, qui joue pleinement, reléguant le genre doctrinal à un rôle mineur peu contraignant.

Par exemple, la qualification des conclusions des commissaires du Gouvernement de genre doctrinal dépend en réalité de l’admission par la doctrine des commissaires du Gouvernement en son sein40. Cela signifie que tout genre, tout texte peut être doctrinal s’il est reçu en tant que tel par la doctrine41. La difficulté est alors de savoir si la communauté interprétative42 va lui donner ce statut, ce rang de texte inclus dans un genre doctrinal, et comment elle va l’interpréter. Pour prendre un autre exemple, quels sont les critères qui permettent de savoir si un essai sur le droit est un essai doctrinal correspondant au genre en question ? Il semble difficile de nier que tout dépend étroitement de la qualité du texte et, surtout, de celle de son auteur. La considération de l’auteur l’emporte ainsi sur le respect des rares conventions contraignantes qui peuvent être trouvées en la matière.

Au-delà des apparences, ce ne sont donc pas les conventions génériques qui déterminent la qualité doctrinale d’un texte, mais l’œuvre et l’auteur qui permettent d’identifier un genre doctrinal. Le statut de l’auteur comme les qualités de l’œuvre conditionnent ainsi le statut du texte produit et donc in fine sa qualité générique. Autrement dit, à la question objective du genre doctrinal, la doctrine finit par répondre en se fondant certes sur des critères formels et conventionnels, voire purement éditoriaux, mais également en intégrant pleinement l’autorité de l’auteur43. N’est-il d’ailleurs pas assez naturel que la doctrine, par essence autorité44, mêle sans cesse les 40 Cf. notamment M. Deguergue, Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit de la responsabilité administrative, LGDJ, 1994 et Les commissaires du Gouvernement et la doctrine : Droits 1994, n° 20, Doctrine et recherche en droit, p. 125-132. 41 Pour une comparaison, cf. S. Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Les prairies ordinaires, 2007. 42 On peut définir celle-ci comme « un ensemble d’individus, qui ont intériorisé des normes, des attentes, des visées, des méthodes, des réflexes, des "recettes de cuisine" » (Y. Citton, Puissance des communautés interprétatives, in S. Fish, Quand lire c’est faire…, op. cit., p. 20). 43 Une illustration nous est donnée par le compte rendu de Léon Aucoc concernant le tome 2 du Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux de Laferrière. Aucoc conclut son analyse en écrivant : « On voit par l’analyse que nous venons de faire l’importance et la valeur de l’ouvrage de M. Laferrière. Si nous avons cru devoir insister sur quelques réserves, c’est précisément à cause de l’autorité que doit avoir ce livre, non seulement à raison de la position considérable de l’auteur, mais à raison du savoir étendu dont il a fait preuve. » (Rev. crit. législ. et jurispr. 1888, nouvelle série, t. XVII, p. 701). 44 Nous nous permettons de renvoyer ici à notre thèse et à la bibliographie qu’elle contient (L’autorité de la doctrine civiliste française au XIX

e siècle, LGDJ, 2002, t. 381, coll. « Bibl. dr. privé », préf. M. Vidal, 481 p.).

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qualités de l’œuvre, du signataire de celle-ci et du genre dans lequel elle s’intègre, pour en revenir finalement toujours à la question de l’auteur ?

Il est ainsi possible de ne pas pleinement souscrire à l’analyse selon laquelle « la doctrine juridique ne se définit pas ratione personae comme un corps, une entité ou une communauté, mais avant tout ratione materiae par la notion d’écrit doctrinal »45. La doctrine semble en réalité indissolublement constituée à la fois ratione personae et ratione materiae, sa définition renvoyant par une double métonymie à la fois aux œuvres et aux auteurs. Les genres doctrinaux ne peuvent dès lors manquer de participer à cette confusion permanente liée à la complexité du phénomène doctrinal lui-même.

Un genre particulier est alors susceptible d’éclairer le fonctionnement de ce système générique propre à la doctrine juridique.

II. – L’institution d’un genre : la note d’arrêt

Le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu définit la note d’arrêt comme le « genre littéraire juridique consistant dans le commentaire d’une décision de justice (en général récente) publié à la suite de celle-ci »46. Il s’agit, en l’occurrence, d’un genre dont les conventions semblent très explicites et dont l’importance au moins quantitative dans la littérature juridique est indiscutable au XXe siècle. La doctrine peut-elle d’ailleurs ignorer la part prise par la jurisprudence dans la production du droit en général, et du droit administratif en particulier ? Cette vie contentieuse, que Charles Demolombe dès le milieu du XIXe siècle qualifie de « viva vox juris civilis »47, doit assurément faire l’objet d’études précises, systématiques, voire critiques. L’objectif est que la vie sociale n’échappe pas à une doctrine qui prendrait ainsi le risque de s’enfermer dans une tour d’ivoire non seulement sclérosante mais également dangereuse, au point de perdre toute possibilité de prétendre à la moindre scientificité.

Pour autant, la place de ce genre dans la littérature juridique est-elle si nettement établie ? Plus précisément, il n’est pas dénué d’intérêt de tenter de retracer la genèse d’un type d’écrit doctrinal qui assume très tôt des fonctions importantes qui ne manquent pas d’interroger le rôle de la doctrine elle-même.

A. – Des espèces à la note : la genèse d’un genre

Sans être à proprement parler une nouveauté absolue en raison de l’ancienneté de l’arrestographie48, la note d’arrêt prend toutefois sa physionomie particulière au XIXe siècle. Ce genre naît alors en réponse aux transformations profondes du système juridique, et par conséquent, de la doctrine elle-même dont le rôle ne peut qu’être affecté par la révolution codificatrice, le rôle omnipotent de la loi et l’avènement de la jurisprudence au sens contemporain du terme49. Ainsi, alors même que le développement du légalisme semble a priori orienter les juristes vers l’étude exclusive du droit codifié, ces derniers n’en affirment pas moins très rapidement leur intérêt pour l’activité juridictionnelle.

L’histoire des relations qu’entretiennent la doctrine et la jurisprudence, et plus particulièrement celle de la place de la seconde dans les travaux de la première50,

45 P. Morvan, La notion de doctrine (à propos du livre de MM. Jestaz et Jamin) : D. 2005, chron. p. 2424. 46 4e éd. mise à jour, PUF, coll. « Quadrige », V°Note. 47 Cours de Code Napoléon, A. Durand et L. Hachette, 4e éd. 1869, t. 1, p. V. 48 Sur cette question, cf. Ch. Chêne, L’arrestographie, science fort douteuse, Recueil de mémoires et travaux publiés par la Société d’histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, t. 13, 1985, p. 179-187 et S. Dauchy et V. Demars-Sion (ss dir.), Les recueils d’arrêts et dictionnaires de jurisprudence (XVI

e-XVIIIe siècles),

La mémoire du droit, 2005. 49 Sur cette évolution sémantique, cf. notre étude L’autorité de la doctrine civiliste…, op. cit., not. p. 227 et s. 50 En la matière, cf. le travail précurseur de E. Meynial, Les recueils d’arrêts et les arrêtistes, in Le Code civil, 1804-1904. Livre du centenaire, rééd. avec une présentation de J.-L. Halpérin, Dalloz, 2004, p. 175-204. La matière a été renouvelée notamment par Ch. Jamin, Relire Labbé et ses lecteurs : Arch. phil. dr. 1992, t. 37, p. 247-267 ; La rupture de l’École et du Palais dans le mouvement des idées : Mél. Ch. Mouly, Litec, 1998, p. 69-83. – Ch. Jamin et Ph. Jestaz, La doctrine, op. cit., not. p. 101-109, 128-129 et J.-L. Halpérin, Histoire du droit privé…, op. cit., n° 28, p. 54-56 et, du même auteur, La place de la jurisprudence dans les revues juridiques en

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permet de comprendre l’avènement d’un genre qui semble d’abord échapper à la doctrine professorale. Les premières notes sont en effet l’œuvre d’avocats, tels Désiré Dalloz, Jean-Baptiste Sirey et de Devilleneuve ou encore Carette. Puisque les arrêts sont accessibles et puisqu’ils contiennent une motivation qui faisait défaut antérieurement à la Révolution, ils sont non seulement publiables mais cette publication va très rapidement être accompagnée de résumés et bientôt d’un texte complémentaire. Il s’agit d’abord de consultations d’avocats puis, à partir des années 1820 et surtout 1840, de véritables notes infrapaginales apparaissent et constituent les toutes premières notes d’arrêts51. Leurs auteurs souhaitent ainsi dégager l’esprit des décisions, et intégrer le ou les arrêts concernés dans l’ensemble de la matière juridique. S’il ne s’agit encore que d’esquisses et d’essais, les fondations n’en sont pas moins posées et le genre peut être considéré comme dessiné. C’est donc dès leur origine que les notes trouvent naturellement leur place au sein des recueils de jurisprudence qui sont le fruit de l’initiative de praticiens soucieux de faire connaître la jurisprudence et, par là, de contribuer au progrès de la science juridique dans son ensemble. Ainsi, alors même que les praticiens doivent être considérés comme des membres de la doctrine, ils contribuent à la naissance du mythe du divorce de l’École et du Palais puisque les universitaires semblent absents de cette première page de l’histoire des commentaires de jurisprudence52.

Quoi qu’il en soit, la genèse des notes d’arrêts n’est pas achevée et la doctrine universitaire, d’ailleurs largement elle-même praticienne jusqu’au milieu du siècle, va très tôt se joindre à l’intérêt de la pratique pour l’activité juridictionnelle. Dès 1819 dans le cadre de la Thémis, puis plus largement dans les années 1850 qui constituent un tournant remarquable en la matière, des revues vont naître dont l’une des ambitions est justement d’étudier la jurisprudence et de permettre l’alliance de la théorie et de la pratique. Apparaissent ainsi les « commentaires doctrinaux de jurisprudence » ou « examens doctrinaux de jurisprudence » qui concurrencent les premières notes d’arrêts des recueils. En 1851, dans un texte introductif au nouveau périodique qu’il contribue à fonder, Marcadé écrit que : « La Revue critique de la jurisprudence vient donc se placer à côté des recueils d’arrêts, pour marcher avec eux, pour vivre aussi et pour lutter dans le monde des faits ; pour examiner, au point de vue doctrinal, les décisions judiciaires ; pour recueillir enfin, et façonner déjà, en quelque sorte, les matériaux avec lesquels la science du droit édifie ces grandes œuvres »53. Ainsi, « chaque livraison de la Revue contiendra : 1e l’appréciation doctrinale des principaux arrêts rapportés dans les précédentes livraisons de chacun des trois recueils ; 2e des articles sur les points les plus importants de la jurisprudence comparée à la doctrine »54.

Déjà ces « examens », ancêtres directs des chroniques57, trouvent leurs détracteurs, notamment en la personne d’Édouard Laferrière qui finit toutefois par admettre leur utilité et définit le genre comme « une dissertation sur un grave sujet de controverse qui a tenu le barreau attentif ou qui partage les Cours impériales et la Cour suprême »58. Le but est alors de rechercher les principes contenus au sein des décisions analysées, aussi bien d’ailleurs en matière administrative que judiciaire59. L’avocat Jousselin peut ainsi

France au XIX

e siècle, in Juristische Zeitscriften in Europa, ss dir. M. Stolleis et T. Simon, Frankfurt am Main, 2006, p. 369-383. 51 Cf. par ex. S. 44. I. 6. 52 Il ne va de même des répertoires qui sont principalement le fait des praticiens. 53 But et objet de la revue : Rev. crit. jurispr. civ. 1851, t. 1, p. 1. 54 Ibid., p. 2. 57 Pour un exemple éclairant, cf. Brémont, Examen doctrinal, jurisprudence administrative : Rev. crit. législ. et jurispr. 1888, nouvelle série, t. XVII, p. 65-97 et 561-597. 58 Cité par E. Meynial, op. cit., p. 200, note 1. Ce ralliement de Laferrière n’est guère surprenant car sa formule est bien connue : « Telle est la méthode qui nous paraît s’imposer, pour expliquer les principes du contentieux administratif et leur application aux diverses branches de l’administration. Je dis à dessein "les principes", car c’est à tort que la jurisprudence administrative est quelquefois présentée, faute d’études assez approfondies, comme un assemblage de décisions particulières dont on ne saurait dégager les doctrines générales » (Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1er, 1887, p. XIII). Sur cet auteur incontournable, cf. P. Gonod, Édouard Laferrière, un juriste au service de la République, LGDJ, 1997. 59 Cela semble partiellement contredire l’analyse de Jean Rivero selon lequel la relation de la doctrine avec la jurisprudence en droit administratif est incomparable à celle existant en droit privé puisque, selon sa formule

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affirmer dans la même revue : « Reconnaissons que [la jurisprudence administrative ne] cède en rien à la jurisprudence judiciaire ; que dans la première comme dans la seconde, il y a autre chose que des textes isolés et des décisions d’espèces ; que dans l’une comme dans l’autre, il y a des principes, des règles et des théories »60.

Dans une perspective similaire, Faustin Hélie estime en 1853 dans la toute nouvelle

Revue critique de législation et de jurisprudence62 que le dessein de cette publication « est d’embrasser la jurisprudence dans son ensemble, d’examiner attentivement sa marche dans chacune des branches de la législation, de soumettre ses décisions notables à une discussion qui en fasse apprécier la solidité. Elle prétend soumettre au frein d’une salutaire critique les arrêts qui lui sembleront s’égarer, comparer leur doctrine à la doctrine légale, signaler les erreurs et ramener enfin sous le joug des principes une jurisprudence qui, emportée par le fait, les méconnaît trop souvent »63.

Ces études ne sont toutefois pas à proprement parler des notes d’arrêts, non seulement parce que les décisions ne sont pas reproduites, mais surtout car la méthode n’est pas tout à fait la même. En effet, la synthèse de multiples décisions et la confrontation des « opinions » jurisprudentielles et doctrinales priment l’analyse méticuleuse d’une décision particulière64. La « doctrine d’opinion », selon l’expression de Marcadé, est ainsi placée sur un pied d’égalité, voire parfois dans une position de supériorité, face aux décisions juridictionnelles, et c’est bien à la doctrine que revient finalement le premier rôle en ce qu’elle systématise des décisions judiciaires dont il ne s’agit jamais de faire l’exégèse pure et simple.

Ces « examens doctrinaux » confirment cependant le mouvement par lequel les juristes considèrent les décisions juridictionnelles à la fois comme un complément indispensable du droit issu de l’activité législative et réglementaire, et comme un support textuel digne d’être commenté en lui-même et, parfois, par lui-même. C’est ainsi que l’essor des chroniques dans les revues favorise et stimule le développement parallèle des notes d’arrêts au sein des recueils de décisions.

Une étape décisive est franchie au milieu du siècle, au moment même du tournant éditorial des revues précitées65. Alors que les premières notes publiées sont anonymes et permettent de voir toute l’importance de ce « peuple du droit » dont parle Ledru-Rollin66 en 1837, la doctrine professorale s’impose progressivement et donne à ce type littéraire sa physionomie en signant les commentaires joints aux décisions. L’indication du nom de l’auteur réalise ainsi la note d’arrêt en ce que l’exégèse de la décision ou de l’arrêt, c’est-à-dire l’œuvre d’interprétation textuelle associée à la recherche de

célèbre, la doctrine administrative est née « sur les genoux de la jurisprudence » (Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif, in Pages de doctrine, LGDJ, 1980, p. 68). Signalons toutefois que nous nous situons historiquement en amont et que notre propos se limite à l’apparition des « examens doctrinaux ». 60 De la jurisprudence administrative : Rev. crit. jurispr. civ., 1851, t. 1, p. 117. Cet auteur écrit également : « Ce qui constitue essentiellement le droit administratif, ce sont ces grands principes dont nous avons parlé : soit le principe de la séparation des autorités, soit telle autre règle puisée dans la nature, dans le caractère et dans l’objet des matières administratives. Ces règles ne sont pas toujours expressément écrites : elles sont l’affaire du raisonnement ; là est la grave, la vraie difficulté du droit administratif, science éminemment généralisatrice, qui ne s’est formée, qui n’existe et ne se comprend, que par la généralisation. C’est donc à ces points de vue qu’il faut étudier la jurisprudence. Il ne s’agit pas de connaître une décision isolée ; cette décision isolée n’apprend rien, elle ne met pas en état de résoudre une autre question, même analogue. Il faut comparer un très grand nombre de décisions rendues sur la même matière, interroger les ressemblances qui les rapprochent, les nuances qui les séparent, et de tout cela, mûri par la réflexion, faire son propre bien, sa propre substance » (ibid., p. 113). 62 Cette nouvelle revue est née en 1853 de la fusion de la Revue critique de la jurisprudence avec la Revue de législation et jurisprudence de Wolowski. Pour une comparaison avec les autres revues de l’époque, cf. spécialement J.-L. Halpérin, La place de la jurisprudence…, op. cit., p. 369-383. 63 F. Hélie, Préface in Rev. crit. législ. et jurispr. 1853, t. 1, p. VI-VII. 64 Notons que cela n’exclut pas l’apparition de genres mixtes permettant aux auteurs d’associer commentaires d’arrêt et chroniques. Cf. par ex. J. Carbonnier : D. 1951, chron. 119. 65 Les deux genres, chroniques et notes, ont d’ailleurs souvent les mêmes auteurs comme Paul Pont, Victor-Napoléon Marcadé, Charles Demolombe, Aimé Rodière et bien sûr Joseph-Émile Labbé. Si ces auteurs sont privatistes, il en va globalement de même en droit administratif. 66 À plus d’un siècle et demi de distance, Christian Atias évoque quant à lui la « piétaille », les « juristes sans gloire » ou les « juristes ordinaires » dont l’action sur le droit est trop négligée (Debout les ouvriers du droit ! Autorité et poids de la doctrine : Mél. offerts à J.-L. Aubert. Propos sur les obligations et quelques autres thèmes fondamentaux du droit, Dalloz, 2005, p. 361-371).

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cohérence de la décision avec l’ensemble des décisions semblables et l’ensemble des normes applicables en la matière, est à la fois rattachable à un auteur et à son autorité.

Le moment est ainsi venu pour la doctrine professorale d’occuper le champ éditorial et de s’associer de la sorte aux entreprises éditoriales des praticiens67. Certes, cette doctrine des facultés de droit n’a pas le monopole des notes, mais la personnification de l’analyse permet de dépasser le compte rendu ou le résumé, d’individualiser l’analyse, et ouvre la porte à la pleine confrontation de la théorie et de la pratique, de l’interprétation doctrinale et du texte jurisprudentiel. La physionomie générale du genre est ainsi forgée lorsque est acquis le fait que le commentaire doit être joint à la décision, et que l’un et l’autre finissent par former un ensemble parfois indissociable. Aussi reconnaît-on et référence-t-on les notes par la triple mention du recueil assurant la publication, de la date de la décision et du nom du commentateur.

Un auteur en particulier incarne cette évolution et marque la canonisation du genre. Il s’agit bien sûr de Joseph-Émile Labbé qui, après un bref passage au barreau de Paris, devient professeur de droit romain. Si cette dernière qualité peut surprendre, elle participe néanmoins d’une démarche qui conduit l’auteur à s’intéresser à l’étude de la jurisprudence jusqu’à en faire l’une de ses spécialités. À partir de ses premières notes au Journal du Palais68 en 1859, Labbé n’a de cesse de porter le genre à sa maturité et de lui donner ses lettres de noblesse. Faisant preuve d’un grand éclectisme, allant du droit maritime au droit international privé, en passant notamment par les assurances, le droit des sociétés, la protection du nom ou la responsabilité, il publie au Journal du Palais et au recueil Sirey des notes sur la plupart des questions tant classiques que nouvelles posées devant les juridictions françaises. Entre 1859 et 1895, il façonne en quelque sorte le genre en alliant le respect scrupuleux du pouvoir juridictionnel des magistrats et le rôle du commentateur. Pour lui, ce dernier a pour tâche de rechercher les principes, et Labbé écrit notamment : « Qu’il nous suffise d’avoir esquissé une théorie doctrinale, rationnelle, il nous semble, dans laquelle trouve place chacun des faits relevés par les magistrats, et dans laquelle trouve sa justification la solution admise sur le fondement de ces faits ». Il ajoute plus loin : « Nous estimons (…) que toute loi écrite est confiée aux juristes et aux juges pour être interprétée, développée selon la raison. On objecte que le texte finira par être oublié, effacé, sous la doctrine, sous la jurisprudence. Cela est vrai. Le droit romain a dû à cette sage méthode son caractère progressif, sa perfection relative. Imitons-le »69.

La note devient ainsi une quête associant la recherche tant des raisons de fait que du raisonnement juridique conduisant à la solution proposée par les magistrats, et une perspective doctrinale critique permettant de passer ladite solution au crible d’une rationalité proprement doctrinale.

S’il ne faut pas porter au crédit du seul Labbé une telle évolution, d’autres auteurs ayant assurément œuvré en ce sens, il n’en demeure pas moins que le genre trouve sous sa plume ses traits caractéristiques ou peut-être son standard le plus élevé, comme, un peu plus tard, à partir de 1892, il trouve, avec Maurice Hauriou71, puis avec Gaston

67 Sur la part de la doctrine professorale, outre les travaux précités de J.-L. Halpérin, de Ph. Jestaz et Ch. Jamin, cf. notre étude, La contribution de l’université à l’élaboration de la doctrine civiliste au XIX

e siècle, in Les facultés de Droit inspiratrices du Droit, Les travaux de l’IFR Mutation des Normes Juridiques, Toulouse, 2005, n° 3, p. 15-33. 68 On trouve dans ce volume du Journal du Palais des notes qui ont pour auteurs à la fois des avocats comme de Devilleneuve (p. 10-13), des magistrats comme Grand (p. 29-31, 120-122, 313-315, 627-630, 662-663, 797-799 926-929 et 989-991) ou Paul Pont (p. 449-457, 1089-1092) et trois professeurs, Gabriel Demante (p. 1083-1084), Aimé Rodière (p. 27, 357-359, 387-388, 484-485, 553-556, 745-746, 1099-1100 et 1193-1194) et, bien sûr, Labbé qui écrit pas moins de onze commentaires (p. 130-132, 251-252, 342-344, 477-479, 529-531, 545-551, 653-655, 776-780, 852-854, 979-980 et 1103-1104). Le premier texte de Labbé est précédé de la mention suivante : « M. J.-E. Labbé, professeur agrégé à la Faculté de droit de Paris, nous communique, sur cette question, les observations suivantes, que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs avec d’autant plus d’empressement que l’opinion à laquelle croit devoir s’arrêter le savant jurisconsulte se rapproche beaucoup de celle que nous avons nous même adoptée dans le Répertoire général du Journal du Palais ». Les notes sont en revanche un peu moins nombreuses dans le recueil Dalloz, avec tout de même quelques longues observations signées (Hautefeuille, Brésillion ou Martin, cf. DP 59.1.90, 97 ou 281). 69 Sirey 1893, 1, 65. 71 Hauriou lui-même écrit dans sa préface à la publication de ses notes d’arrêts : « Je ne puis sans émotion me reporter par la pensée à l’année 1892 où ma note sur l’arrêt Cadot du 13 décembre 1889 allait décider à la fois de mon avenir comme arrêtiste et de mon orientation comme théoricien du droit administratif » (Notes d’arrêts sur

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Jèze un peu moins de dix ans plus tard, toute son importance et sa valeur. Ces auteurs incarnent alors un genre qui trouve sous leurs plumes toute sa maturité et son utilité, sans qu’il faille pour autant les tenir pour les inventeurs des notes d’arrêts72.

Œuvre de la doctrine, spécialement de la doctrine universitaire, la note devient au tournant du siècle un genre académique dont il reste à esquisser les fonctions, pour mieux en saisir la portée dans la littérature doctrinale.

B. – De la note à la doctrine : les fonctions d’un genre

Selon Edmond Meynial, historien du droit mais également civiliste et annotateur d’arrêts, le rôle d’une note est de tirer tout l’enseignement de la jurisprudence « en y amalgamant, pour lui donner la consistance nécessaire, une parcelle de cet esprit doctrinal sans lequel elle resterait éparse ». Il poursuit : « La note d’arrêt constitue dans la littérature juridique contemporaine le genre le plus souple qui existe, susceptible de devenir ou plus dogmatique ou plus pratique suivant son rédacteur, tout en conservant un intérêt capital pour les deux catégories de lecteurs » (il évoque ici les praticiens et les membres de la doctrine). Pour lui, la note permet ainsi de « présenter le droit vivant » tout en offrant au juriste l’occasion de consulter « son propre sens de l’équité », de participer à la recherche de la « bonne solution », et de « donner libre et utile carrière aux aspirations constructives ou exégétiques du juriste qui l’entraîneront à ordonner et à organiser toutes les décisions d’espèce en un appareil assez résistant pour que l’arbitraire ou le privilège ne puissent rien contre lui ». Il peut alors conclure que « peu de genres conviennent mieux à la souplesse et à la finesse de bon sens du tempérament français »73.

Ce tableau un peu idyllique révèle toutefois largement les trois principales fonctions assignées par la doctrine à ce genre.

La première d’entre elles est bien sûr une fonction cognitive. Puisque la jurisprudence contemporaine est devenue une source au moins réelle du droit, puisqu’elle est quoi qu’il en soit un lieu privilégié de réalisation des textes normatifs et des situations juridiques, la note permet, au-delà de la « fragmentation obligée propre au genre »74, de saisir la vie du droit. Que ce soit en droit privé ou en droit administratif, le commentaire de décision joue un rôle d’information qui légitime au premier chef son existence.

Comme le soulignent Meynial et avant lui bon nombre d’auteurs du XIXe siècle, cette œuvre de connaissance permet très explicitement de signifier l’alliance de l’École et du Palais, de la théorie et de la pratique. La note offre ainsi aux juristes universitaires le moyen le plus évident de sauvegarder leur lien ontologique avec les praticiens, surtout lorsque ce lien tend à s’affaiblir à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Symbole de cette alliance, elle rend par ailleurs possible l’application d’une méthode scientifique qui fait de la doctrine un corps non pas de théoriciens travaillant sur des textes « morts », mais de véritables scientifiques accédant à la « vie du droit » par l’étude d’une jurisprudence considérée comme une « loi réelle et positive »75. Application d’une méthode scientifique et donc source de légitimité, ce genre autorise la doctrine à accéder aux faits, à la réalité. La note permet ainsi à la fois de paraître en prise avec le réel et donc de faire œuvre de science, et de conserver l’auditoire privilégié que constituent les praticiens.

décisions du Conseil d’État et du Tribunal des conflits publiées au recueil Sirey de 1892 à 1928 (1929), La mémoire du droit, 2000, t. 1, p. VII). 72 La doctrine universitaire tend à antidater cette invention à la fin du XIX

e siècle comme pour mieux souligner son propre rôle en la matière. Cf. par ex. J. Carbonnier, Droit civil…, op. cit., n° 150, p. 261-262. Alors qu’il rend hommage à R. Savatier, Carbonnier tend même à accorder à ce dernier la paternité des « véritables » notes d’arrêts (Note sur les notes d’arrêts. Chronique pour le cinquantième anniversaire de l’entrée du Doyen René Savatier au Dalloz : D., chron. XXX, p. 137-139). 73 E. Meynial, op. cit., p. 196-197. 74 J.-J. Bienvenu, op. cit., p. 157. 75 Cf. notamment A. Esmein, La jurisprudence et la doctrine : RTD civ. 1902, p. 12. Sur cette question, outre les références indiquées précédemment, cf. Ph. Jestaz et Ch. Jamin, Doctrine et jurisprudence : cent ans après : RTD civ. 2002, p. 1-9.

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La deuxième fonction de la note d’arrêt est quant à elle analytique, puisque la doctrine a très tôt entendu bâtir un véritable système à partir des matériaux épars issus de l’activité juridictionnelle. Comme le note Jèze en 1914 à la Revue du droit public et de la science politique : « Le rôle du théoricien est, avant tout, quel que soit son avis personnel, de dégager ces règles, de les classer, de leur donner une forme claire et précise. Il doit aussi expliquer leurs origines, montrer leur développement historique sous la pression des faits sociaux, économiques ou politiques. Toute théorie juridique qui n'a pas pour point de départ l'observation minutieuse, attentive des faits, des arrêts, et qui n'en est pas la synthèse exacte et adéquate est dénuée de valeur »76.

Comme l’écrit Jean Rivero, qui partage sur ce point le sentiment d’une large partie de la doctrine aussi bien privatiste que publiciste, le rôle de la doctrine est ainsi de systématiser les solutions particulières en les coordonnant, en les éclairant et enfin en les transformant en une matière intelligible78.

Cette fonction analytique ne permet toutefois pas seulement de faire œuvre de science. D’une façon peut-être moins consciente, elle fournit à la doctrine la possibilité de prendre part à la création du droit jurisprudentiel. Maurice Hauriou note ainsi : « Au début du XIXe siècle, les juristes étaient entièrement tournés vers la loi dont ils s’attachaient à faire le commentaire. C’est maintenant les décisions de la jurisprudence qu’ils commentent dans des notes d’arrêts. Ce changement de front n’est pas dû seulement à ce que la masse de la jurisprudence s’est augmentée avec le temps ; il est dû aussi et surtout à ce que les pouvoirs créateurs de la jurisprudence se sont accrus et à ce que les juristes, ayant plus d’action sur la jurisprudence que sur la législation, ont senti que de ce côté ils participeraient davantage au pouvoir créateur du droit »79.

La note est en effet un texte attaché à un autre texte. Elle est une glose qui prend

toute sa valeur dans sa source qu’est le texte commenté. À l’instar de l’exégète du Corpus iuris civilis au cœur du Moyen Âge ou de l’interprète du Code civil au XIXe siècle, l’annotateur joint sa voix à celle de sa source et s’accapare une parcelle de son autorité. N’est-ce pas alors une captation de l’autorité croissante du juge à laquelle se livre la doctrine en rédigeant les notes ? Véritable glossateur, l’auteur fidèle voit son analyse faire corps avec la décision et il peut dès lors avoir le sentiment, fondé ou non, que son opinion participe à la réalisation de la jurisprudence.

Enfin, la note remplit une fonction critique. Il s’agit là sans doute de son rôle à la fois le plus nécessaire et le plus problématique. Si Esmein81, notamment, insiste naturellement sur ce rôle du commentaire qui permet de parachever sa dimension doctrinale, il n’en demeure pas moins qu’il pose avec une acuité particulière la question du rapport entre la solution fournie par la juridiction et le droit tel que la doctrine le conçoit. Alors que Jean Rivero a pu écrire que « lorsque Hauriou commente un arrêt dont les conclusions portent la signature d’un Romieu ou d’un Teissier, qu’il renvoie purement et simplement à ces conclusions, se réservant seulement quelqu’une de ces échappées, en marge de l’arrêt, ou son génie donnait sa mesure : l’œuvre doctrinale étant faite, à quoi bon la reprendre ? »82, Jèze lui-même, amateur de jurisprudence s’il en est, peut affirmer : « Est-ce à dire que le théoricien n'ait autre chose à faire qu'à recueillir des faits, des arrêts, à les classer, à les expliquer ? Je ne le crois pas. C'est une partie essentielle, capitale de sa besogne. Ce n'est pas la seule. Il reste à faire la synthèse critique. J'entends par là qu'il appartient au théoricien non seulement de montrer, sous l'apparente diversité des solutions de détail, les principes dont ils ne sont, en réalité, que

76 Cité par A. le Divillec, Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger (1894-1914), à paraître dans Les revues juridiques au XIX

e siècle, ss dir. F. Audren et N. Hakim, La mémoire du droit. 78 Apologie pour les faiseurs de système, in Pages de doctrine, op. cit., p. 3. 79 Police juridique et fond du droit. À propos du livre d’Al Sanhoury : Les restrictions contractuelles à la liberté du travail dans la jurisprudence anglaise et à propos des travaux de l’Institut de droit comparé de Lyon : RTD civ. 1926, p. 309. 81 La jurisprudence…, op. cit., p. 15. Pour quelques remarques similaires de la part de magistrats, cf. par exemple G. Canivet, La Cour de cassation et la doctrine : Mél. offerts à J.-L. Aubert. Propos sur les obligations et quelques autres thèmes fondamentaux du droit, Dalloz, 2005, p. 376 et J. Lemontey, De la doctrine à la loi par la jurisprudence, ibid., p. 485. 82 Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif, in Pages de doctrine, op. cit., p. 67.

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des applications, mais encore de rechercher dans quelle mesure tel ou tel principe pratiqué (...) est en conformité avec les autres principes juridiques »83.

Très tôt, la doctrine a perçu le danger de ces notes permettant certes une proximité nécessaire et rassurante, mais risquant de mettre à mal la distance que requiert la perspective critique. Gény affirme ainsi : « Je sais bien que l’activité des jurisconsultes, qui pensent et écrivent, s’est de plus en plus appliquée à la critique des décisions judiciaires, de ce que nous appelons, en un sens un peu technique, la jurisprudence. Je suis loin, quant à moi, de me plaindre de cette forme, bien moderne et surtout française, de la littérature juridique (…) Toutefois, s’il est pratiqué jusqu’à l’abus, et d’une façon décousue et fragmentaire, comme cela devient de plus en plus l’usage, ce travail offre le danger de faire trop dominer les éléments de fait sur le droit lui-même ; il conduit à perdre de vue l’unité des théories juridiques ; il retarde, s’il n’éloigne pas à jamais, leur synthèse complète et définitive, but suprême de la science. D’autre part, la considération exclusive des autorités tend, nécessairement et presque fatalement, à la pure et simple classification des précédents. On arrive à négliger la critique élevée et désintéressée, pour laisser le pas à la conciliation et à l’agencement méthodique des solutions particulières. On incline vers le répertoire, mine de renseignements fort précieuse, mais non pas œuvre scientifique »85. Aussi certains auteurs et non des moindres, tel Duguit, semblent-ils préférer la voie du traité à celle de la note, notamment afin de privilégier cet éloignement analytique86.

Quoi qu’il en soit, cette perspective critique ou plus précisément le regret de

l’absence de posture critique est devenu l’un des reproches que l’on a pu faire au genre. De nombreux auteurs relèvent ainsi le déclin des notes d’arrêts. Pour Jean-Jacques Bienvenu, par exemple, les notes d’aujourd’hui sont écrites « selon les normes minimales de la rhétorique juridique conservant inexploités toutes les possibilités de développements qu’inclut la forme. Progressivement [la note] se réduit à la généalogie jurisprudentielle de la décision, dont elle marque l’aboutissement ou signale les déviations, refusant la prise en considération d’une autre rationalité que celle qui gouverne le secteur juridiquement délimité par le litige dénoué »89. Aussi peut-il écrire en 1985 qu’elle est le « degré zéro de l’écriture juridique »90. Philippe Jestaz ajoute en 1994 : « Boursouflées de prétextes divers, souvent enceintes d’un article inabouti, voire – disent les mauvaises langues – d’un dossier en cours ou de quelque espérance praticienne, combien d’entre elles parcellisent au lieu de ramasser. (…) Osons le dire : il y a encore des saisons, mais il n’y a plus de grands arrêtistes »91.

Si de multiples causes sont isolées pour expliquer cette évolution, comme le manque de temps de penser, la démocratisation du genre ou la fascination exercée par les commissaires du Gouvernement en particulier et le pouvoir des magistrats en général, n’est-ce pas la crise de la doctrine qui est ainsi mise en exergue ? La concomitance de ce constat avec le sentiment de déclin de la doctrine ne peut d’ailleurs résulter d’un quelconque hasard. Les analyses de ce déclin95 font ainsi clairement apparaître que les genres incarnent une doctrine qui juge sa production à l’aune de son statut tant dans la société que dans le système juridique. La note d’arrêt, symbole de la proximité de la doctrine avec le débat judiciaire, révèle dès lors toutes les contradictions et les désirs

83 Cité par A. le Divillec, op. cit. et loc. cit. 85 Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, LGDJ, 2e éd. 1919, n° 2, p. 4. – Cf. également le constat de Charmont et Chause qui écrivent qu’à la fin du XIX

e siècle « la doctrine applique cette méthode d’observation à l’étude de la jurisprudence : on s’attache à la comprendre, à l’expliquer, plutôt qu’à la discuter » (Les interprètes du Code civil, in Le Code civil, 1804-1904…, op. cit., p. 139). 86 Sur cet auteur, cf. en dernier lieu F. Melleray, Léon Duguit. L’État détrôné, in Le renouveau de la doctrine française. Les grands auteurs de la pensée juridique au tournant du XX

e siècle, Études réunies par N. Hakim et F. Melleray, Dalloz, 2009, coll. « Méthodes du droit », p. 215-262. 89 Op. cit., p. 157. 90 Ibid., p. 156. 91 Déclin de la doctrine ?, op. cit., p. 87-88. 95 J.D. Bredin, Remarques sur la doctrine : Mél. offerts à P. Hébraud, Toulouse, 1981, p. 115-118. – Cf. également Ph. Jestaz, Déclin de la doctrine ?, op. cit., p. 91. – Ch. Jamin, La doctrine : explication de texte, in Libres propos sur les sources du droit : Mél. en l’honneur de Ph. Jestaz, Dalloz, 2006, p. 226-227. – O. Beaud, Dictionnaire de la culture juridique, ss dir. D. Alland et S. Rials, PUF, 2003, V°Doctrine.

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des auteurs. La production doctrinale de commentaires de jurisprudence connaît ainsi une inflation notable et le nombre d’annotateurs croît de façon très significative, jusqu’à rendre le genre peut-être moins uniforme et tout cas moins prestigieux. La note d’arrêt, qu’elle soit ou non en crise, cristallise alors les débats relatifs à la doctrine elle-même et celle-ci se contemple dans le miroir de sa production.

* Au terme de cette brève enquête, il est possible de retenir que les genres doctrinaux

ne répondent à aucun plan préconçu. Le système générique des juristes français est ainsi bien peu systématique, et reflète à la fois la lente évolution du droit continental et les particularités issues de l’histoire française contemporaine. Les genres répondent de la sorte aux besoins conjugués du système juridique et de ses sources, de la pratique juridique et de la doctrine elle-même, sans oublier les incontournables préoccupations commerciales des éditeurs sans lesquels bien peu d’œuvres verraient le jour. S’ils présentent un caractère souvent peu lisible, voire obscur pour tout néophyte, s’ils posent ainsi immanquablement un problème de bibliométrie à l’heure des évaluations uniformisatrices, les genres doctrinaux présentent à la fois l’intérêt de constituer des normes qui guident, consciemment ou inconsciemment, l’auteur comme son lecteur, et un excellent révélateur de l’état de la doctrine juridique.