L’argument de droit comparé dans les débats relatifs à la dualité de juridictions

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L’argument de droit comparé dans les débats relatifs à la dualité de juridictions « Il faut sans doute une étrange obstination », selon Didier TRUCHET, « pour revenir sur un thème cent fois traité et cent fois écarté : la réunion des juridictions judiciaire et administrative en un seul ordre de juridiction » 1 . La question du dualisme juridictionnel a pourtant été au centre d’un colloque à La Rochelle les 30 septembre et 1 er octobre 2005 2 , preuve en étant, s’il en était besoin, qu’en droit rien n’est jamais acquis et qu’en doctrine les solutions les mieux ancrées peuvent toujours être sujettes à controverses. Jean RIVERO a résumé en quelques mots les termes fondamentaux du débat sur le dualisme juridictionnel : « l’unité de juridiction, solution du droit anglo-saxon, a longtemps été la solution préconisée par les libéraux. La dualité, solution française, est souvent présentée aujourd’hui comme une protection plus efficace de la liberté contre le pouvoir » 3 . Parce qu’il touche à l’essence même de la 1 TRUCHET Didier, « Plaidoyer pour une cause perdue : la fin du dualisme juridictionnel », AJDA 2005, pp. 1767 s., spéc. p. 1767. 2 Plusieurs interventions de ce colloque ont été publiées à l’AJDA 2005, pp. 1760 s. 3 RIVERO Jean, Les libertés publiques, PUF, Paris, t. 1, Les droits de l’Homme, 6 e édition, 1991, p. 207. 1

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L’argument de droit comparé dans les débats

relatifs à la dualité de juridictions

« Il faut sans doute une étrange obstination », selon

Didier TRUCHET, « pour revenir sur un thème cent fois traité et

cent fois écarté : la réunion des juridictions judiciaire et

administrative en un seul ordre de juridiction »1. La question

du dualisme juridictionnel a pourtant été au centre d’un

colloque à La Rochelle les 30 septembre et 1er octobre 20052,

preuve en étant, s’il en était besoin, qu’en droit rien n’est

jamais acquis et qu’en doctrine les solutions les mieux ancrées

peuvent toujours être sujettes à controverses.

Jean RIVERO a résumé en quelques mots  les termes

fondamentaux du débat sur le dualisme juridictionnel :

« l’unité de juridiction, solution du droit anglo-saxon, a

longtemps été la solution préconisée par les libéraux. La

dualité, solution française, est souvent présentée aujourd’hui

comme une protection plus efficace de la liberté contre le

pouvoir »3. Parce qu’il touche à l’essence même de la

1 TRUCHET Didier, « Plaidoyer pour une cause perdue : la fin du

dualisme juridictionnel », AJDA 2005, pp. 1767 s., spéc. p. 1767.

2 Plusieurs interventions de ce colloque ont été publiées à l’AJDA

2005, pp. 1760 s.

3 RIVERO Jean, Les libertés publiques, PUF, Paris, t. 1, Les droits de

l’Homme, 6e édition, 1991, p. 207.

1

conception de la justice, et parce qu’il a trait à la

protection des libertés, ce débat a été abondamment entretenu

par la doctrine au cours des années. Nous ne l’aborderons

cependant ici que sous l’angle de l’argument de droit comparé.

Il faut avant tout déterminer ce que l’on dénommera

dualisme juridictionnel, malgré le classicisme apparent de la

question. Nous l’entendrons ici comme la coexistence de deux

ordres juridictionnels distincts, et non comme le morcellement

du contentieux administratif entre deux juridictions ou ordres

de juridiction. C’est en effet dans ce second sens que Roland

DRAGO a pu qualifier le système français de moniste en

constatant que « tous les litiges intéressant l’administration

sont portés devant la même juridiction »4, par opposition aux

systèmes dans lesquels contentieux de l’annulation et plein

contentieux sont confiés à des juridictions distinctes. Le

dualisme juridictionnel ne sera pas davantage entendu, dans le

cadre de la présente étude, comme l’existence de juridictions

spécialisées dans le contentieux administratif au sein d’un

ordre unique de juridictions, bien que ce cas puisse être

utilisé comme élément de comparaison avec le dualisme

juridictionnel stricto sensu. Nous ne traiterons ici ni du

dualisme procédural ni du dualisme substantiel, lesquels ne

suscitent guère de débats sur leur légitimité mais plutôt sur

leur ligne de démarcation, ce qui n’est pas pour étonner, car

la science du droit a bien souvent pour objet des problèmes de

frontières.

4 DRAGO Roland, « Actualité du principe de séparation en France et

dans les Etats de la C.E.E. », AJDA 1990, pp. 581 s., spéc. p. 582.

2

D’une certaine façon, tous les débats sur le dualisme sont

des débats sur le dualisme français, considéré comme

archétypique et inspirateur. En fait, c’est plutôt le système

français qui est utilisé comme standard dans les débats sur le

dualisme dans d’autres pays. Ainsi que le remarque Bernard

PACTEAU, « notre Conseil d’Etat est considéré – et pas

seulement chez lui – comme le parangon de la juridiction

administrative, son paradigme, presque son paroxysme. Il a été

inspiration et incarnation du dualisme, avec certes aussi cette

curiosité qu’en tant que juridiction administrative il est à la

fois modèle et cas singulier »5. Il ne sera donc pas étonnant

de trouver le modèle français au centre de tous les débats sur

le dualisme juridictionnel.

L’argument de droit comparé, quant à lui, s’entendra ici

de l’utilisation par la doctrine de l’exemple étranger à

l’appui ou à l’encontre du dualisme juridictionnel. A cet

égard, on ne peut qu’être étonné de la parcimonie avec laquelle

la doctrine française utilise ce type d’argumentaire à l’appui

de ses réflexions. Doit-on y voir l’expression d’un certain

nombrilisme de la part du pays fondateur du dualisme

juridictionnel ? La « conception française de la séparation des

pouvoirs »6 serait-elle, à proprement parler, incomparable ? Ou

5 PACTEAU Bernard, « Existence ou non d’une juridiction

administrative. La conception française du contentieux administratif », in

L’élaboration du droit. Le contrôle de l’administration, Colloque pour le IIe centenaire du

Conseil d’Etat, 13-14-15 décembre 1999, Revue administrative, numéro spécial n°

3, 2000, pp. 91 s., spéc. p. 93.

6 Expression employée par le Conseil constitutionnel dans la décision

86-224 DC du 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence, cons. 15 :

3

encore, s’agit-il de la marque d’une défiance à l’égard de

comparaisons qui, ainsi que le dit le proverbe, ne sont pas

forcément raison ? Pour Sérvulo CORREIRA, de l’Université de

Lisbonne, « dès lors que sont préservées les conditions

d’indépendance et d’impartialité du juge, il serait vain et

même nocif de vouloir ignorer le poids et la valeur propres aux

institutions juridictionnelles et aux corps de magistrats

formés par l’histoire, qui constituent un élément de l’identité

et du patrimoine culturel de chaque peuple »7. Quelque soit la

raison, force est de constater que l’argument de droit comparé

n’est jamais central dans la réflexion des auteurs.

Il sera intéressant de noter qu’un même exemple étranger

peut être utilisé tant à l’appui qu’à l’encontre du dualisme

juridictionnel. Quand il s’agit de légitimer le dualisme, la

doctrine s’emploie à démontrer que même dans les pays à

tradition moniste, il a été nécessaire d’instiller du dualisme,

ne serait-ce que par la création de juridictions spécialisées

dans le contentieux administratif. A l’inverse, la critique du

« conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs,

figure au nombre des "principes fondamentaux reconnus par les lois de la

République" celui selon lequel, à l'exception des matières réservées par

nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence

de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des

décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique,

par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les

collectivités territoriales de la République ou les organismes publics

placés sous leur autorité ou leur contrôle ».

7 CORREIRA Sérvulo, « Conclusions générales », in Monisme(s) ou dualisme(s)

en droit administratif ?, La Revue administrative, Numéro spécial n° 2, 2000, pp. 66 s.,

spéc. p. 72.

4

dualisme prend comme argument le fait que le dualisme

juridictionnel n’est jamais poussé dans les autres pays aussi

loin qu’en France. Considérant qu’aucun système n’est « pur »,

l’argument de droit comparé s’assimile souvent, pour reprendre

une expression populaire, à celui du verre à moitié plein ou à

moitié vide. C’est pourquoi, en ce qui concerne le principe

même du dualisme juridictionnel, l’argument de droit comparé

est globalement neutre, encore que plutôt favorable au

dualisme, ce que nous verrons dans un premier temps (I). En

revanche, quand il s’agit de mettre en perspective les

modalités du dualisme juridictionnel français, l’argument

comparé se met au service d’un raisonnement assez critique, que

nous examinerons dans un second temps (II).

I- L’argument de droit comparé plutôt favorable

au principe du dualisme juridictionnel

Il est rare que l’argument de droit comparé soit utilisé

comme contre-exemple, c’est-à-dire en mettant en exergue les

défauts ou les échecs des systèmes étrangers pour plaider en

défaveur de l’imitation de ces systèmes. L’argument de droit

comparé est en principe exemplaire, positif. Si une pratique

est isolée, elle est suspecte ; si elle est unanime, elle est

d’autant plus légitime. L’homogénéité juridique rassure, la

divergence interloque. C’est alors bien souvent l’Histoire qui

est invoquée pour expliquer cette dernière. Ainsi, selon Guy

BRAIBANT, c’est parce qu’en Angleterre l’Etat était moins lourd

5

et plus décentralisé qu’en France, et c’est parce que le régime

parlementaire offrait un contrepoids à l’administration, qu’une

institution comme le Conseil d’Etat français n’a pas semblé

nécessaire8.

La doctrine s’efforce plutôt d’identifier un modèle de

justice administrative le plus objectif, le plus détaché

possible de chaque tradition nationale, pour aboutir à un

constat censément neutre sur la pertinence (ou l’absence de

pertinence) du modèle dualiste, sur un plan strictement

juridique et technique. Mais en fait, il apparaît bien souvent

que le parti pris choisi influence l’analyse qui est faite de

l’examen des modèles étrangers. C’est en particulier le cas de

l’argument tiré de la nécessité technique d’un juge

administratif spécialisé (A), utilisé de manière tellement

téléologique par la doctrine qu’il ne peut être à lui seul

décisif, ce qui explique qu’il soit parfois complété par

l’argument tiré de l’inadaptation historique du juge judiciaire

au contentieux administratif (B).

A- La nécessité technique d’un juge administratif spécialisé,

argument à double tranchant

L’examen des modèles étrangers nous apprend, en premier

lieu, que le dualisme juridictionnel n’est pas lié au dualisme

juridique, ni en tant qu’il en serait une conséquence

automatique, ni en tant qu’il en serait une condition8 BRAIBANT Guy, « Perspectives », L’élaboration du droit. Le contrôle de

l’administration, Colloque pour le IIe centenaire du Conseil d’Etat, 13-14-15

décembre 1999, Revue administrative, numéro spécial n° 3, 2000, pp. 198 s.,

spéc. p. 199.

6

nécessaire. Ainsi, Jean-Pierre QUÉNEUDEC remarque que « même

dans les pays où la distinction droit public – droit privé

revêt une importance indéniable, on rencontre également des

systèmes dans lesquels est pratiquée une stricte unité de

juridiction, comme au Danemark ou en Norvège. C’est la solution

qui prévaut aussi dans les grands Etats d’Amérique du sud :

Argentine, Brésil, Pérou, Venezuela »9. Inversement, Jean-Marie

AUBY a pu remarquer que la dualité juridique ne résulte pas

uniquement de l’existence d’une situation de dualité

juridictionnelle : « dans les pays qui pratiquent l’unité de

juridiction, la jurisprudence a souvent été amenée à appliquer

à l’Etat et aux personnes publiques des règles tout à fait

différentes de celles valant pour les personnes privées »10,

notamment en Belgique et dans les pays de droit anglo-saxon. En

conséquence, la nécessité d’un dualisme juridique n’est pas au

nombre des motifs de nature à justifier le dualisme

juridictionnel.

La doctrine favorable au dualisme a en revanche beau jeu

de faire remarquer le succès, dans la plupart des systèmes

juridiques, d’une solution basée sur le dualisme. Ainsi, Jean

RIVERO remarqua que « la plupart des pays de l’Europe

continentale se sont ralliés à la solution dualiste, et (…) les

grands juges britanniques, en se montrant attentifs à la

9 QUÉNEUDEC Jean-Pierre, « Les systèmes juridictionnels, approche

comparée », in Le contrôle juridictionnel de l’administration – Bilan critique, CERAP, Paris,

Economica, 1991, pp. 15 s., spéc. pp. 16-17.

10 AUBY Jean-Marie, « Dualité juridictionnelle et dualisme

juridique », in Le contrôle juridictionnel de l’administration – Bilan critique, CERAP, Paris,

Economica, 1991, pp. 103 s., spéc. pp. 106-107.

7

jurisprudence de notre Conseil d’Etat, ont, implicitement,

reconnu les apports positifs du dualisme »11. Guy

BRAIBANT constate dans le même sens que « de très nombreux

pays, peut-être la majorité, ont dès maintenant un système dans

lequel les affaires privées ne sont pas jugées par les mêmes

juridictions que les affaires administratives »12. Pour Bernard

STIRN, « regarder au-delà des frontières montre que,

contrairement à une croyance encore largement répandue, la

dualité des ordres de juridiction est loin d’être une

originalité française »13. Daniel LABETOULLE avance, quant à

lui, des chiffres contre la soi-disant « exception

française » : « quatre-vingts Etats environ disposent, sous une

forme ou une autre, d’une juridiction administrative »14.

Pourquoi une telle diffusion du modèle dualiste ?

Pourrait-il s’agir de la contamination intellectuelle d’un

modèle « rayonnant » ? Pour Jean-Marie WOEHRLING, la raison en

est autre : « la distinction entre deux branches, l’une

11 RIVERO Jean, « Dualité de juridictions et protection des

libertés », La dualité de juridiction en France et à l’étranger,

Bicentenaire de la loi des 16-24 août 1790, RFDA n° 5, 1990, pp. 48 s.,

spéc. p. 52.

12 BRAIBANT Guy, « Perspectives », L’élaboration du droit. Le contrôle de

l’administration, Colloque pour le IIe centenaire du Conseil d’Etat, 13-14-15

décembre 1999, Revue administrative, numéro spécial n° 3, 2000, pp. 198 s.,

spéc. p. 200.

13 STIRN Bernard, « Quelques réflexions sur le dualisme

juridictionnel », Justices n° 3, 1996, pp. 41 s., spéc. p. 45.

14 LABETOULLE Daniel, « L’avenir du dualisme juridictionnel. Point de

vue d’un juge administratif », AJDA, 2005, pp. 1770 s., spéc. p. 1770.

8

administrative, l’autre judiciaire (…) au sein du service

public de la Justice ne traduit plus aujourd’hui qu’un

aménagement technique et non, comme dans le passé, une option

politique ou une différence de nature. Or, l’opportunité de ce

choix technique tend à s’imposer, en dehors de toute

considération doctrinale, dans un nombre croissant de pays »15.

Cette opportunité technique résulte, selon Jean-Claude

ESCARRAS, de ce qu’« un juge spécialisé seul peut faire

coexister dans un même système de droit le respect de

l’individu et l’intérêt supérieur de la collectivité »16.

Daniel LABETOULLE va dans le même sens en remarquant que « la

raison [du choix dualiste] est simple et, avant tout,

technique : le contrôle juridictionnel de l’administration

présente des particularités par rapport à celui des activités

privées. Contrairement à ce que pensait Dicey, l’égalité

juridique entre l’administration et les personnes privées est

un mythe. (…) Parce que l’Etat a (et doit avoir) plus de

pouvoirs qu’une personne privée, il doit être contrôlé d’une

façon adaptée à ses pouvoirs »17.

Yves GAUDEMET remarque ainsi que « de nombreux systèmes

étrangers – et parfois les plus éloignés a priori du système

15 WOEHRLING Jean-Marie, « Réflexions sur une crise : la juridiction

administrative à la croisée des chemins », in Services publics et libertés – Mélanges

offerts au Professeur Robert-Édouard CHARLIER, éd. De l’Université et de

l’enseignement moderne, 1981, pp. 341 s., spéc. p. 351.

16 ESCARRAS Jean-Claude, Les expériences belge et italienne d’unité de juridiction,

Thèse, Paris, LGDJ, 1972, spéc. p. 398.

17 LABETOULLE Daniel, « L’avenir du dualisme juridictionnel. Point de

vue d’un juge administratif », précit., spéc. pp. 1770-1771.

9

français – ont fait l’expérience de l’utilité, voire de la

nécessité de se doter d’une instance spécifique qui, avec

l’indépendance nécessaire, tranche les oppositions de principe

entre administrés et administration »18. Pour Marceau LONG,

« remettre en cause [la dualité de juridiction] paraîtrait (…)

aller à rebours d’une évolution commune aux plus grandes

démocraties, qui veut faire des juges des « professionnels »,

des spécialistes des questions qui leur sont soumises »19.

En outre, plusieurs auteurs, notamment Guy BRAIBANT20 et

Bernard STIRN21, remarquent que même là où le monisme demeure,

il n’existe pas à l’état pur. Tous les systèmes monistes ont en

effet été atténués, soit par la création de « quasi-

juridictions administratives » (Grande-Bretagne) ; soit par la

création de chambres spécialisées des juridictions ordinaires

(Chine, Maroc, Côte d’Ivoire, Espagne, Suisse, Venezuela,

Indonésie) ; soit encore par la création de cours spécialisées

dans l’ordre judiciaire (Indonésie encore, Pologne, Australie,

Etats-Unis). L’exception française en matière de dualité

18 GAUDEMET Yves, « L’avenir de la juridiction administrative », Gaz.

Pal., 27 septembre 1979, Doctrine pp. 511 s., spéc. p. 516.

19 LONG Marceau, « L’état actuel de la dualité de juridictions », La

dualité de juridiction en France et à l’étranger, Bicentenaire de la loi

des 16-24 août 1790, RFDA n° 5, 1990, pp. 3 s., spéc. p. 6.

20 BRAIBANT Guy, « Monisme(s) ou dualisme(s) », in Monisme(s) ou

dualisme(s) en droit administratif ? Journées d’études internationales de Cap Sounion

pour le IIe centenaire du Conseil d’Etat, 11 et 12 septembre 1999, Revue

administrative, numéro spécial n° 2, 2000, pp. 4 s.

21 STIRN Bernard, « Quelques réflexions sur le dualisme

juridictionnel », Justices n° 3, 1996, pp. 41 s., spéc. pp. 45 s.

10

juridictionnelle tiendrait dès lors soit du « mythe »22 soit de

l’exagération.

Le cas des « Tribunals » administratifs anglais, créés en

dépit de la méfiance traditionnelle de la Grande-Bretagne à

l’égard du dualisme, est à ce titre le plus exemplaire. Les

doléances des administrés sont confiées à ces « Tribunals »,

créés en tant que de besoin par le législateur, conformément à

ce pragmatisme si typiquement anglo-saxon, sans conception

théorique. Les « Tribunals » n’ont d’ailleurs pas exclusivement

compétence en matière administrative : existent également des

« Tribunals » économiques, fiscaux, sociaux, immobiliers ou

encore en charge de la garantie des libertés. Leur compétence

est liée à la matière et non au caractère public ou privé du

litige. Ils sont dotés d’une compétence d’attribution,

dépendent étroitement de l’administration, et sont coiffés par

un « Council on Tribunals » créé par le « Tribunals and

Inquiries Act » de 1958. Ils relèvent souvent, en appel, du

ministre concerné par le litige. A l’intérieur des juridictions

de droit commun, il existe en outre des juges spécialisés (les

juges de la « Crown Office List ») pour traiter du contentieux

administratif selon une procédure distincte, l’« application

for judicial review », très inspirée du recours en excès de

pouvoir français. Les décisions des Tribunals, comme celles des

ministres, peuvent faire l’objet d’un recours en annulation par

le biais de cette procédure.

Observant ce système, Yves GAUDEMET se demande : « quelle

démonstration plus convaincante pourrait-on imaginer de

22 Ibid., spéc. p. 46.

11

l’utilité d’une instance spécifique assurant, pour les

questions de principe, le contrôle de l’administration en

tenant compte des particularités de ce justiciable unique en

son genre ? »23. Lord WOOLF, Master of the Rolls de 1996 à 2000, a

d’ailleurs admis que la doctrine anglaise « [ne considère] plus

comme impensable d’avoir une institution comparable au Conseil

d’Etat français »24.

Mais pour autant, pourrait-on répondre, cette nécessaire

spécialisation du juge n’implique pas forcément un dualisme

juridictionnel, puisque précisément les systèmes monistes ont

pris le tournant de la spécialisation sans diviser leur ordre

juridictionnel. Le particularisme français n’est donc pas une

simple légende selon Didier TRUCHET qui remarque que, « alors

que des dizaines de pays (même de common law !) se sont dotés,

souvent à l’imitation de la France, de juridictions

spécialement instituées pour juger l’administration, aucun

(sauf de très rares exceptions : la Grèce et la Colombie à ma

connaissance) n’a adopté une vision du dualisme aussi radicale

que la sienne »25. Denis TALLON a pu exprimer en termes fort

clairs le problème : « le modèle français de contentieux

23 GAUDEMET Yves, « L’avenir de la juridiction administrative », Gaz.

Pal., 27 septembre 1979, Doctrine pp. 511 s., spéc. p. 516.

24 « (…) we no longer regard it as unthinkable that we should have an

institution comparable to the Conseil d’État », Lord WOOLF, « An English

Perspective », in L’élaboration du droit, le contrôle de l’administration, Colloque pour le

IIe centenaire du Conseil d’État, Revue administrative, Numéro spécial n° 3,

2000, pp. 106 s., spéc. p. 107 (traduction personnelle).

25 TRUCHET Didier, « Plaidoyer pour une cause perdue : la fin du

dualisme juridictionnel », AJDA 2005, pp. 1767 s., spéc. p. 1767.

12

administratif réservé à des juridictions administratives

séparées ne se retrouve pas ailleurs qu’en France. Est-ce qu’il

y a un pays au monde qui ait une juridiction administrative

aussi large, aussi forte, aussi structurée ? Si le modèle

français est le meilleur, pourquoi tous les pays ne se sont-ils

pas empressés de le copier ? »26

L’argument comparatiste technique, aussi séduisant soit-il

n’est donc pas déterminant, puisqu’il peut être utilisé aussi

bien en faveur qu’en défaveur d’une solution dualiste : tous

les pays connaissent certes, en effet, une forme de dualisme,

mais nulle part aussi stricte qu’en France. C’est pourquoi la

doctrine favorable au dualisme renforce sa démonstration

avec l’argument de l’inadaptation structurelle du juge

judiciaire au contentieux administratif.

B- L’inadaptation historique du juge judiciaire au contentieux

administratif, argument favorable au dualisme

La question est ici la suivante : sans l’émergence de la

juridiction administrative, la juridiction judiciaire aurait-

elle eu l’audace de méconnaître la loi des 16 et 24 août ? Pour

Jean RIVERO, « ce qui conduit à en douter, c’est l’exemple de

la Belgique. Elle avait pensé, en 1830, lors de son

26 Intervention orale de Denis TALLON lors du colloque CERAP sur le

contrôle juridictionnel de l’administration, qui s’est déroulé au Sénat les

11 et 12 mai 1990. Cf. Le contrôle juridictionnel de l’administration – Bilan critique, CERAP,

Paris, Economica, 1991, spéc. pp. 215-216.

13

indépendance, rallier la cause libérale en adoptant le principe

de l’unité de juridiction. Mais, fidèles à l’héritage français

de 1790 et de l’an III, les juges belges ne se sont pas crus

autorisés à sanctionner par l’annulation les actes de

l’administration, et c’est seulement en 1920 que, se jugeant

menacés dans leur autorité par le projet de création d’un

Conseil d’Etat, ils se sont décidés à connaître de la

réparation des dommages causés par l’action administrative.

Mais il a fallu attendre 1945, et cette création, pour que

s’instaure en Belgique le contentieux d’annulation »27.

En Belgique et en Italie, pendant la période durant

laquelle ces pays ont fait l’expérience de l’unité de

juridiction, le juge a en effet adopté une approche très

restrictive de la notion de droits subjectifs, notion dont

dépendait sa compétence, laissant donc une marge de manœuvre

très importante à l’administration28. Plusieurs auteurs en ont

déduit l’inadéquation structurelle du juge judiciaire à régler

les affaires de l’administration. Federico CAMMEO considéra

ainsi que « l’expérience italienne et belge démontre à

l’évidence l’exactitude de l’observation suivante : la

juridiction judiciaire est un mauvais juge des questions

administratives (…) ; se réglant sur les critères du droit

privé, elle oscille entre deux inclinaisons : sacrifier sans

27 RIVERO Jean, « Dualité de juridictions et protection des

libertés », La dualité de juridiction en France et à l’étranger,

Bicentenaire de la loi des 16-24 août 1790, RFDA n° 5, 1990, pp. 48 s.,

spéc. p. 49.

28 Cf. sur ce point : ESCARRAS Jean-Claude, Les expériences belge et italienne

d’unité de juridiction, Thèse, Paris, LGDJ, 1972.

14

limite l’intérêt public à l’intérêt privé, ou immoler sans

frein ni compensation l’intérêt privé à l’intérêt public »29.

Francis-Paul BÉNOIT considérait en 1964, de manière voisine,

que « la faiblesse du système juridique de l’Angleterre et des

Etats-Unis, pour ce qui a trait aux rapports des particuliers

et de l’Administration, provient précisément de ce que dans ces

pays on se refuse à admettre comme principe l’originalité des

problèmes administratifs. (…) Comment le juge judiciaire

pourrait-il sanctionner une Administration dont les règles

d’action lui sont inconnues ? La férule administrative est

finalement très lourde dans ces pays »30. Il est vrai cependant

que ce raisonnement se base davantage sur l’absence d’un droit

proprement administratif que sur l’unité de juridiction. Plus

loin, il estima en revanche tout à fait clairement que « si le

juge judiciaire est dominé avant tout par le sentiment de son

insuffisante connaissance des problèmes à résoudre, il aura

alors tendance à se réfugier dans la prudence et sera enclin à

ne censurer que bien rarement l’Administration. La

jurisprudence belge en fournit un exemple incontestable »31.

Le cas belge fait ici office, dans une certaine mesure, de

« droit-fiction » pour la France, l’on n’ose pas dire de

repoussoir, en lui montrant ce qui serait advenu si elle avait

29 CAMMEO Federico, Commentario alle leggi sulla giustizia administrativa, Milan,

1910, p. 325, traduction Jean-Claude ESCARRAS in Les expériences belge et italienne

d’unité de juridiction, précit., spéc. p. 39.

30 BÉNOIT Francis-Paul, Juridiction judiciaire et juridiction administrative, JCP G

1964, I, 1838, spéc. point 37.

31 Ibid., spéc. point 43.

15

renoncé au principe de séparation des autorités administratives

et judiciaires. Cet exemple démontre, selon la doctrine, la

réticence des juges judiciaires à connaître du contentieux

administratif, même lorsque l’obstacle légal a été levé.

L’exemple belge atteste dès lors, a contrario, de la nécessité

d’un juge administratif pour protéger le citoyen contre

l’administration.

Sans doute, cette argumentation ne vaut que dans un

certain contexte historique, celui d’une certaine défiance

envers l’immixtion du juge judiciaire dans les affaires

publiques, et l’on ne saurait admettre l’incapacité per se du

juge judiciaire à connaître du contentieux administratif. Mais

précisément, ce poids de l’Histoire ne saurait être balayé d’un

revers de main au nom de principes plus ou moins théoriques ;

et la doctrine se montre bien souvent réticente à remettre en

question des traditions solidement établies : ainsi, pour

Marceau LONG, « serait-ce en un tel moment [celui de la

maturité de la juridiction administrative], qu’il faudrait

refondre des structures solides, qui ont le temps pour elles ?

Nos amis de Grande-Bretagne n’ont jamais songé à s’écarter de

la « Common Law », à modifier leurs institutions

juridictionnelles, même dans ceux de leurs aspects qu’ils

savent qu’ils ne sont pas exemplaires, à unifier droit et

procédure d’Angleterre et d’Ecosse !... Ils ont par contre su

concilier leurs traditions avec l’émergence d’un contentieux

administratif spécifique, dont le règlement fait souvent appel

aux mêmes techniques que celles mises en œuvre par le juge

16

administratif français »32. Dès lors, et paradoxalement, le

monisme peut être utilisé pour justifier le maintien du

dualisme juridictionnel, au nom du respect des traditions

juridiques nationales : une application symétrique de cet

argument au cas français aboutit en effet à la nécessité

d’adapter le modèle dualiste sans l’abandonner.

C’est au final une argumentation de cette sorte, somme

toute assez consensuelle, qui permet de conclure à la

compatibilité de chacun des deux modèles – moniste et dualiste

– avec les exigences modernes d’un Etat de droit et d’une

justice efficace, même si une certaine préférence pour des

formules plutôt dualistes apparaît de façon plus ou moins

marquée. Mais l’argument de droit comparé peut se faire plus

précis et remettre en question les modalités du dualisme

juridictionnel tel que le connaît la France.

II- L’argument de droit comparé au service de

la critique des modalités du dualisme

juridictionnel

L’argument de droit comparé est parfois employé par la

doctrine quand il s’agit de critiquer les modalités du dualisme

juridictionnel « à la française ». On se souviendra ainsi

32 LONG Marceau, « L’état actuel de la dualité de juridictions », La

dualité de juridiction en France et à l’étranger, Bicentenaire de la loi

des 16-24 août 1790, RFDA n° 5, 1990, pp. 3 s., spéc. pp. 5-6.

17

qu’avant la réforme de 199533, une partie de la doctrine a pu

utiliser l’exemple étranger afin de stigmatiser

l’impossibilité, pour le juge administratif français, de

prononcer des injonctions à l’encontre de l’administration34.

L’argument de droit comparé est de nos jours utilisé

relativement à plusieurs spécificités susceptibles de

discréditer plus ou moins fortement la justice administrative

aux yeux des administrés. Jean-Marc POISSON a résumé la

question en ces termes : « la plupart des pays reconnaissent

l’utilité d’une juridiction spécialisée pour connaître du

contentieux administratif. Reste qu’il est rare de trouver un

système dualiste dans lequel le juge administratif est aussi

proche de l’administration, dans lequel le droit public est

aussi envahissant, dans lequel la puissance publique est aussi

fréquemment soumise à des règles spécifiques et distinctes du

droit commun, dans lequel l’administration a bénéficié pendant

si longtemps d’avantages procéduraux aussi importants, et

enfin, dans lequel le partage se révèle aussi complexe »35.

Nous nous pencherons plus particulièrement sur deux « tares »

qui semblent nuire à la confiance du justiciable dans la

33 Loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l'organisation des

juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative, J.O n° 34

du 9 février 1995 p. 2175.

34 Cf. par ex. ESCARRAS Jean-Claude, Les expériences belge et italienne d’unité de

juridiction, Thèse, Paris, LGDJ, 1972, spéc. p. 406 ; MODERNE Franck,

« « Étrangère au pouvoir du juge, l’injonction, pourquoi le serait-

elle ? » », RFDA, 1990, pp. 112 s., spéc. pp.126-127.

35 POISSON Jean-Marc, Les droits de l’homme et les libertés fondamentales à l’épreuve de

la dualité de juridictions, Thèse, L’Harmattan, 2003, p. 431

18

justice administrative, la complexité de la répartition entre

ordres juridictionnels (A) et la dualité fonctionnelle du juge

administratif (B), dans la mesure où leur traitement illustre

deux façons bien distinctes d’aborder l’argument de droit

comparé en doctrine.

A- La complexité de la répartition entre ordres juridictionnels, ou le

comparatiste en quête de solutions

La critique relative à la répartition complexe de

compétences n’est pas une critique du dualisme en soi, dans la

mesure où ce type de difficultés se pose aussi bien concernant

des juridictions administratives spécialisées intégrées à

l’ordre judiciaire. A propos des tribunaux administratifs

spécialisés intégrés dans les ordres judiciaires belge et

italien, Jean-Claude ESCARRAS a ainsi pu affirmer : « si la

situation du justiciable français aux prises avec la complexité

des règles de répartition des compétences est peu enviable, le

sort réservé aux justiciables belges et italiens n’est pas

meilleur. Au contraire »36. Il conviendra donc de garder à

l’esprit que le débat sur la répartition entre ordres

juridictionnels n’est pas une critique du dualisme per se mais

des modalités du dualisme tel qu’il est conçu en France.

L’argument de droit comparé est parfois employé en renfort

du dualisme : Sérvulo CORREIA a ainsi relevé que « la pratique

de nombreux systèmes dualistes montre que le pourcentage de

36 ESCARRAS Jean-Claude, Les expériences belge et italienne d’unité de juridiction,

précit., p. 404.

19

conflits est très faible »37. Ce type d’emploi de l’exemple des

pays étrangers est cependant rare : l’argument de droit comparé

est le plus souvent utilisé pour isoler le problème et pour

tenter d’y apporter des remèdes. Ainsi, selon Jean-Marc

POISSON, « les pays qui pratiquent la dualité de juridictions

connaissent, à l’instar de la France, des difficultés relatives

à la répartition des compétences. Les inconvénients sont,

toutefois, relativement moindres »38. L’auteur déduit alors, de

l’observation du droit comparé, une série de raisons pouvant

expliquer ce mal français.

L’Allemagne, par exemple, pratique non pas un dualisme

mais un pluralisme juridictionnel puisqu’il existe cinq types

de juridictions, dont trois relatives au contentieux privé (la

juridiction ordinaire, la juridiction du travail, la

juridiction de la sécurité sociale) et deux relatives au

contentieux public (la juridiction administrative, la

juridiction financière). Les problèmes de compétence y sont

pourtant plus rares qu’en France. Selon l’auteur39, deux

raisons permettent d’expliquer cet état de fait. La première

est la restriction du champ de compétence de la juridiction

administrative qui, en Allemagne, n’est compétente que pour

l’annulation des actes individuels, à l’exception des recours

37 CORREIRA Sérvulo, « Conclusions générales », in Monisme(s) ou

dualisme(s) en droit administratif ?, La Revue administrative, Numéro spécial n° 2, 2000,

pp. 66 s., spéc. p. 70.

38 POISSON Jean-Marc, Les droits de l’homme et les libertés fondamentales à l’épreuve de

la dualité de juridictions, précit., p. 427.

39 Ibid., pp. 432 s.

20

concernant les actes administratifs réglementaires et des

actions visant à engager la responsabilité de l’Etat ou d’une

autorité publique. La zone de chevauchement de compétences est

dès lors étroite, et les incertitudes quant à l’ordre

juridictionnel compétent en sont d’autant réduites. La seconde

raison expliquant le faible nombre des problèmes de compétences

en Allemagne serait l’« utilisation intensive du principe

d’autorité de chose jugée »40. En effet, le juge saisi statue

sur sa compétence, et sa décision s’impose à toutes les

autres ; en outre, si le juge ordinaire se déclare incompétent,

les autres juridictions ne peuvent se déclarer incompétentes ;

enfin, si une juridiction s’estime incompétente, le demandeur

peut lui demander de renvoyer directement l’affaire à l’ordre

de juridiction compétent41.

L’auteur est également amené à réfléchir sur le critère de

répartition entre ordres juridictionnels : « la solution la

plus évidente, en apparence du moins, consisterait à trouver

une clause générale de compétence. La plupart des pays

étrangers, qui connaissent une justice dualiste, distinguent le

contentieux objectif du contentieux subjectif pour déterminer

la juridiction compétente. Le plein contentieux relève ainsi le

plus souvent du juge judiciaire, et le recours en excès de

pouvoir du juge administratif »42. C’est le cas notamment en

40 Selon l’expression de Christian AUTEXIER in « La dualité du droit

applicable à l’administration et la pluralité de juridictions en matière

administrative en Allemagne », RFDA, 1990, p. 863.

41 Ibid.

21

Belgique, au Luxembourg, au Pays-Bas et en Italie43, ce qui

n’empêche d’ailleurs pas que des controverses doctrinales et

des hésitations jurisprudentielles surviennent sur la

délimitation entre « droits subjectifs » et simples

« intérêts »44.

Au final, l’argument de droit comparé peut s’insérer de

façon assez harmonieuse dans le débat à présent classique de la

répartition de compétence entre ordres juridictionnels, en

apportant des éléments de solution provenant de l’étranger.

Toute autre est la démarche du comparatiste face à la menace

d’une sanction européenne du dualisme fonctionnel.

B- La dualité fonctionnelle du juge administratif, ou le comparatiste

face à la crainte d’une sanction

Bernard STIRN a constaté que la dualité fonctionnelle du

juge administratif n’était pas une originalité française

puisque « plusieurs pays ont un Conseil d’Etat qui exerce à la

fois des fonctions consultatives et, en matière administrative,

des activités juridictionnelles. Tel est le cas, avec des

caractéristiques très voisines de celles de la France, en

42 POISSON Jean-Marc, Les droits de l’homme et les libertés fondamentales à l’épreuve de

la dualité de juridictions, précit., p. 438

43 Ibid., pp. 435-436.

44 Cf. sur ces controverses : ESCARRAS Jean-Claude, Les expériences belge et

italienne d’unité de juridiction, précit., spéc. pp. 327 s.

22

Belgique, en Grèce, en Italie, au Luxembourg et, en dehors de

la Communauté européenne, en Turquie »45. « On trouve un

Conseil d’Etat, avec une double activité consultative et

contentieuse », ajoute-t-il plus loin, « au Liban, au Sénégal,

en Colombie, en Thaïlande »46. Jean MASSOT47 a ajouté à cette

liste le Pays-Bas, l’Egypte, la Hongrie, la Pologne, la

Roumanie et « la plupart des pays d’Afrique francophone ». En

outre, ajoute-t-il, « dans de nombreux pays scandinaves ou

germaniques qui ont une juridiction administrative spécialisée,

le gouvernement peut la consulter »48. Ces inventaires, comme

on peut s’en douter, ont pour objet premier de démontrer la

légitimité du modèle français : la preuve, si l’on peut dire,

par l’imitation.

Néanmoins, dans le cadre européen, la dualité

fonctionnelle a connu un débat spécifique lié aux exigences

d’impartialité du juge imposées par la Convention européenne

des droits de l’homme en son article 6-1. La problématique,

maintenant classique, est connue : le particulier bénéficie-t-

il d’un procès impartial si certains de ses juges ont

participé, à titre consultatif, à l’élaboration de l’acte en

cause ? L’argument de droit comparé rejoint ici le droit

45 STIRN Bernard, « Quelques réflexions sur le dualisme

juridictionnel », Justices n° 3, 1996, pp. 41 s., spéc. p. 45.

46 Ibid. p. 46.

47 MASSOT Jean, « La fonction consultative du Conseil d’Etat »,

Colloque pour le IIe centenaire du Conseil d’Etat, 13-14-15 décembre 1999,

Revue administrative, numéro spécial n° 3, 2000, pp. 21 s., spéc. p. 21.

48 Ibid.

23

européen des droits de l’homme, et l’on se souvient des

problèmes qu’ont connus des Conseils d’Etat étrangers proches

du modèle français devant la Cour de Strasbourg, notamment le

Conseil d’Etat luxembourgeois, stigmatisé par la Cour dans les

arrêts Procola49 et Kleyn50. La doctrine se voit dès lors

contrainte à un exercice de comparatisme à marche forcée,

guidée soit par la nécessité de déterminer si le Conseil d’Etat

français se trouve dans une situation suffisamment analogue à

celle de son homologue luxembourgeois pour que la France

encoure une condamnation par le juge de Strasbourg, soit par le

désir d’examiner les solutions adoptées à l’étranger pour

résoudre le problème.

La première question reçoit une réponse assez évidente :

comme l’a souligné Jean-Claude BONICHOT dans ses conclusions

sur l’arrêt Syndicat des avocats de France, « bien sûr l’on voit se

profiler, derrière [l’arrêt Procola], la question du Conseil

d’Etat français lui-même »51. Il est en effet certain que la

Cour, dans l’arrêt Procola, tient dans sa ligne de mire

l’ensemble des juridictions administratives dotées de fonctions

consultatives, et a fortiori le Conseil d’Etat français,

inspirateur de tous les autres. Une lecture maximaliste de la

solution pourrait donc impliquer la condamnation de toute forme

de dualisme fonctionnel : ainsi que le résume le juge Margarita

TSATSA-NIKOLOVSKA dans son opinion dissidente sous l’arrêt

49 Cour EDH, 28 septembre 1995, Procola c. Luxembourg, Série A n° 326.

50 Cour EDH, 6 mai 2003, Kleyn e. a. c. Luxembourg, Rec. 2003-VI.

51 BONICHOT Jean-Claude, Conclusions sur CE, Sect., 5 avril 1996,

Syndicat des avocats de France, RFDA, 1996, pp. 1195 s., spéc. p. 1199.

24

Kleyn, « une autre solution, encore meilleure, pour supprimer

toute possibilité de doute, consisterait évidemment à

incorporer la procédure contentieuse dans le système judiciaire

ordinaire avec création soit d’une chambre administrative au

niveau de la Cour de cassation, soit d’une autorité

juridictionnelle administrative distincte pour connaître des

recours en dernière instance ».

Relativement au second problème, celui des solutions

adoptées à l’étranger, Jean-Louis AUTIN et Frédéric SUDRE ont

estimé que la France, pour éviter de se retrouver dans une

situation analogue à celle ayant conduit à la condamnation du

Luxembourg dans l’affaire Procola, devrait prendre une

initiative forte qui « pourrait rejoindre la solution envisagée

par le Conseil d’Etat luxembourgeois et déjà consacrée en droit

belge et se résumer de manière lapidaire dans l’interdiction

pour un membre de la juridiction administrative de statuer au

contentieux sur une affaire dont il aurait eu connaissance

préalable dans une instance consultative à quelque titre que ce

soit »52.

On notera cependant que ces auteurs ajoutent que

« contrairement à ce que l’on imagine une telle solution n’est

pas si éloignée de notre conception traditionnelle, puisqu’elle

renouerait en fait – s’agissant du Conseil d’Etat – avec la

vieille loi du 24 mai 1872 instaurant la justice déléguée dont

52 AUTIN Jean-Louis et SUDRE Frédéric, « La dualité fonctionnelle du

Conseil d’Etat en question devant la Cour européenne des droits de l’homme

– À propos de l’arrêt Procola c/ Luxembourg du 28 septembre 1995 », RFDA, 1996,

pp. 777 s., spéc. p. 793.

25

l’article 20 prévoyait déjà que « les membres du Conseil ne

pourront participer au jugement des recours dirigés contre les

décisions qui ont été préparées par les sections auxquelles ils

appartiennent, s’ils ont pris part à la délibération » »53. Il

est possible de voir dans cette précision la survivance d’une

certaine réticence à l’importation pure et simple de solutions

venues de l’étranger…

De l’ensemble des considérations précédentes, il résulte

assez clairement, nous semble-t-il, que l’argument de droit

comparé est somme toute, et ce depuis longtemps, un bon moyen

de dissimuler ses propres positions sous une apparence de

neutralité scientifique, mais qu’en fait, l’exemple étranger

est le plus souvent utilisé de façon téléologique. Sans doute

n’y a-t-il pas lieu de s’en offusquer outre mesure : pourquoi,

en effet, devrait-on importer des solutions étrangères en

dehors des cas où la nécessité l’impose ? L’on peut néanmoins

regretter une certaine instrumentalisation du droit comparé…

53 Ibid.

26