Des rives de la Seine à celles du Mississipi : la fabuleuse histoire de contra non valentem agere...

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R.I.D.C. 4-2011 DES RIVES DE LA SEINE À CELLES DU MISSISSIPI : LE FABULEUX DESTIN DE LA MAXIME CONTRA NON VALENTEM AGERE NON CURRIT PRAESCRIPTIO Benjamin West JANKE * et François-Xavier LICARI ** La relation entre la France et la Louisiane ne se limite pas au droit légiféré. Elle se manifeste aussi en ce qui concerne un important principe non écrit du droit de la prescription : contra non valentem agere non currit praescriptio. En ce domaine, la parenté juridique est étroite. En Louisiane, contra non valentem est le fruit de la doctrine et de la jurisprudence françaises. Nous mettrons aussi en lumière la similarité notable entre le destin de la maxime en France et en Louisiane. Dans ces deux pays, les tribunaux l’ont déclarée morte, mais malgré l’hostilité à laquelle elle a été confrontée, elle est devenue une pièce majeure du droit de la prescription. En dernier lieu, nous briserons le mythe bien enraciné selon lequel contra non valentem ne s’applique pas en droit louisianais de la prescription acquisitive, révélant ainsi une autre convergence de taille entre la France et la Louisiane. The relationship between Louisiana and France is not limited to written law. It also exists in one important extra-codal principle of prescription law: contra non valentem agere non currit praescriptio. In this regard, the juridical parenthood is tight. We will show that contra non valentem in Louisiana is the fruit of French doctrine and jurisprudence. Furthermore, we will bring to light the noticeable similarity of the maxim’s fate in France and Louisiana. Courts in both jurisdictions proclaimed it as dead, but despite the hostility it faced, contra non valentem evolved as a major * Avocat ; Baker, Donelson, Bearman, Caldwell & Berkowitz, PC (La Nouvelle-Orléans) ; J.D. & B.C.L. (Paul M. Hebert Law Center, Louisiana State University) ; B.S. & M.Ed. (Vanderbilt University). ** Dr. en droit (Université de Strasbourg) ; Dr. iur. (Université de la Sarre) ; Maître de conférences, Université Paul-Verlaine, Metz. Sauf indication contraire, les traductions sont celles des auteurs. Le texte original a été conservé lorsque cela a semblé approprié. La présente étude constitue la version française de l’article « Contra non valentem in France and Louisiana : Revealing the Parenthood, Breaking a Myth », 71 La. L. Rev. 504 (2011).

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DES RIVES DE LA SEINE À CELLES DU MISSISSIPI : LE FABULEUX DESTIN DE LA MAXIME CONTRA NON

VALENTEM AGERE NON CURRIT PRAESCRIPTIO

Benjamin West JANKE* et François-Xavier LICARI** La relation entre la France et la Louisiane ne se limite pas au droit légiféré. Elle se

manifeste aussi en ce qui concerne un important principe non écrit du droit de la prescription : contra non valentem agere non currit praescriptio. En ce domaine, la parenté juridique est étroite. En Louisiane, contra non valentem est le fruit de la doctrine et de la jurisprudence françaises. Nous mettrons aussi en lumière la similarité notable entre le destin de la maxime en France et en Louisiane. Dans ces deux pays, les tribunaux l’ont déclarée morte, mais malgré l’hostilité à laquelle elle a été confrontée, elle est devenue une pièce majeure du droit de la prescription. En dernier lieu, nous briserons le mythe bien enraciné selon lequel contra non valentem ne s’applique pas en droit louisianais de la prescription acquisitive, révélant ainsi une autre convergence de taille entre la France et la Louisiane.

The relationship between Louisiana and France is not limited to written law. It also exists in one important extra-codal principle of prescription law: contra non valentem agere non currit praescriptio. In this regard, the juridical parenthood is tight. We will show that contra non valentem in Louisiana is the fruit of French doctrine and jurisprudence. Furthermore, we will bring to light the noticeable similarity of the maxim’s fate in France and Louisiana. Courts in both jurisdictions proclaimed it as dead, but despite the hostility it faced, contra non valentem evolved as a major

* Avocat ; Baker, Donelson, Bearman, Caldwell & Berkowitz, PC (La Nouvelle-Orléans) ;

J.D. & B.C.L. (Paul M. Hebert Law Center, Louisiana State University) ; B.S. & M.Ed. (Vanderbilt University).

** Dr. en droit (Université de Strasbourg) ; Dr. iur. (Université de la Sarre) ; Maître de conférences, Université Paul-Verlaine, Metz.

Sauf indication contraire, les traductions sont celles des auteurs. Le texte original a été conservé lorsque cela a semblé approprié.

La présente étude constitue la version française de l’article « Contra non valentem in France and Louisiana : Revealing the Parenthood, Breaking a Myth », 71 La. L. Rev. 504 (2011).

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component of prescription law. Finally, we will dispel a deep-rooted myth that contra non valentem does not apply to the domain of acquisitive prescription and reveal another strong convergence between Louisiana and France.

« De là, chez toutes les nations policées, on voit toujours se former, à

côté du sanctuaire des lois, et sous la surveillance du législateur, un dépôt de maximes, de décisions et de doctrines qui s’épure journellement par la pratique et par le choc des débats judiciaires, qui s’accroît sans cesse de toutes les connaissances acquises, et qui a constamment été regardé comme le vrai supplément de la législation »1.

I. INTRODUCTION À première vue, le droit de la prescription se présente différemment

dans le Code civil de la Louisiane que dans le Code civil français. Néanmoins, ainsi que le notait en 1918 le Juge-en-Chef de la Cour suprême de Louisiane, Oliver Otis Provosty, les deux systèmes partagent un ancêtre commun : « L’arrangement, la distribution ou la classification de la matière relative à la prescription dans le Code Napoléon n’est pas la même que dans le nôtre. Les deux prescriptions, liberandi causa et acquirendi causa, y sont traitées ensemble et non séparément comme dans notre code. S’appuyant sur cela, le conseil du défendeur dans cette affaire conteste l’application des décisions et de la doctrine françaises. La réponse à cet argument est que les principes du droit de la prescription consacrés dans les deux codes sont absolument les mêmes. En ce domaine, les deux codes dérivent très largement sinon entièrement des […] traités de Pothier, De la propriété ; De la prescription ; Introduction aux Coutumes d’Orléans, dans sa partie traitant de la prescription ; du traité les Obligations. Le code français est plus concis que le nôtre, n’exprimant pas ces choses qui se déduisent comme des conséquences logiques, alors que le nôtre exprime ces conséquences. C’est la seule différence. Mais ce qui est ainsi exprimé dans notre code et ne se trouve pas dans le Code Napoléon, se retrouve, presque mot à mot, dans Pothier. Pothier dans son traité De la Propriété a un chapitre intitulé ‘Comment se perd le domaine de la propriété’ »2.

1 J.-E.-M. PORTALIS, « Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er

pluviôse An IX », in Le discours et le Code - Portalis, deux siècles après le Code Napoléon, 2004, p. XXV.

2 Harang v. Golden Ranch Land & Drainage Co., 79 So. 768, 778 (La. 1918) (Opinion dissidente du juge Provosty).

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Les commentaires du Juge Provosty sont aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient en 1918. C’est pourquoi, dans le domaine de la prescription, peut-être plus que dans tout autre, la comparaison des droits français et louisianais se révèle si fructueuse3.

Dans cette étude, nous montrerons que la relation entre la France et la Louisiane ne se limite pas au droit légiféré ; elle existe aussi en ce qui concerne un important principe non écrit du droit de la prescription, manifestation de l’équité : contra non valentem agere non currit praescriptio4. En ce domaine, la parenté juridique est étroite. Nous montrerons qu’en Louisiane, contra non valentem est le fruit de la doctrine et de la jurisprudence françaises. Nous mettrons aussi en lumière la similarité notable entre le destin de la maxime en France et en Louisiane. Dans ces deux pays, les tribunaux l’ont déclarée morte, mais malgré l’hostilité à laquelle elle a été confrontée, elle est devenue une pièce majeure de l’institution de la prescription. Finalement, nous briserons le mythe bien enraciné selon lequel contra non valentem ne s’applique pas en droit louisianais de la prescription acquisitive, révélant ainsi une autre convergence de taille entre la France et la Louisiane.

3 V. B. W. JANKE, « Revisiting Contra Non Valentem in Light of Hurricanes Katrina and Rita », 68 La. L. Rev. 498, 505 (2008) et « The Failure of Louisiana’s Bifurcated Prescription Regime », 54 Loy. L. Rev. 620 (2008) ; F.-X. LICARI, « Le nouveau droit français de la prescription extinctive à la lumière d’expériences étrangères récentes ou en gestation. (Louisiane, Allemagne, Israël) », 61 RIDC 739 (2009) ; B. W. JANKE & F.-X. LICARI, « The French Revision of Prescription: A Model for Louisiana? », 85 Tul. L. Rev. 1 (2010).

4 Telle est la formulation de la maxime en droit français moderne. Elle est parfois exprimée sous la forme suivante : « Agere non valenti non currit praescriptio », spécialement dans la doctrine de l’Ancien Régime (v. par ex. : F. I. DUNOD de CHARNAGE, Traités des prescriptions, de l’aliénation des biens d’Église et des dixmes, suivant les droits civils et canon, la jurisprudence du Royaume, et les usages du Comté de Bourgogne, Dijon, 1730, 270 ; B.-M. EMERIGON, Traité des assurances et des contrats à la grosse, vol. II, Marseille, 1783, 287, 289, 305) et dans la famille germanique : v. K. SPIRO, « Zur neueren Geschichte des Satzes “Agere non valenti non currit praescriptio” », in Festschrift für Hans Lewald, 1953, 585 ; mais partout où la maxime s’est établie, « contra non valentem agere non currit praescriptio » est la forme usuelle : par ex. en Belgique (J. DABIN, sur l’adage « Contra non valentem agere non currit praescriptio », 1969 Revue critique de jurisprudence belge, 93) ; en Italie (M. TESCARO, Decorrenza della prescrizione e autoresponsabilità - La rilevanza civilistica del principio contra non valentem agere non currit praescriptio, 2006) ; en Écosse (J. H. MILLAR & M. NAPIER, A Handbook of Prescription According to the Law of Scotland, 1893, reprint 2008, 100). En Louisiane, on peut rencontrer la forme précitée aussi bien que « Contra non valentem agere nulla currit praescriptio ». Certains arrêts récents utilisent la forme erronée « contra non valentum ». Il semble que cela soit un lapsus calami contagieux.

Pour une vue d’ensemble historico-comparative, v. R. DOMINGO OSLÉ, B. RODRIGUEZ ANTOLÌN, J. ORTIGA & N. ZAMBRANA, Principios de derecho global, 1000 reglas y aforísmos jurídicos comentados, Aranzadi, 2006, n° 70 [Agere non valenti non currit praescriptio] et n° 210 [contra non valentem agere non currit praescriptio] ; v. aussi : R. ZIMMERMANN, Comparative Foundations of a European Law of Set-Off and Prescription, Cambridge University Press, 2002, 129.

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II. CONTRA NON VALENTEM DANS LE DROIT DE LA LOUISIANE : UNE ESPAGNOLE EN HABITS FRANÇAIS OU VICE VERSA ? En droit louisianais, l’origine de la maxime semble énigmatique. En

appliquant pour la première fois contra non valentem en 1817 dans l’affaire Quierry’s Executor v. Faussier’s Executors5, la Cour suprême de Louisiane ne mentionna aucune autorité, comme si cette maxime avait toujours été un composant naturel du droit de la Louisiane6. Dans la même veine, les auteurs contemporains affirment rituellement l’origine romaine7 ou française8 de la maxime, mais n’apportent aucune preuve de ses racines ou de son origine historique9. Les tribunaux de Louisiane expriment quant à eux des opinions variées sur le sujet10. L’origine romaine ne fait pas de

5 4 Mart (o.s) 609 (La. 1817). 6 Ibid. 7 J. M. COSSICH, « Contra Non Valentem: The Family of the Late Leander Perez Cannot

Hide Behind the Passage of Time », 33 Loy. L. Rev. 1099, 1106 (1988) ; M. D. LATHAM, « Plaquemines Parish Commission Council v. Delta Development Co.: Contra Non Valentem Applied to Fiduciaries », 48 La. L. Rev. 967, 968 (1988) ; M. S. FIRESTONE, « Prescription – What You Don’t Know Can’t Hurt You. Louisiana Adheres to a Three Year Limit on the Discovery Rule », 58 Tul. L. Rev. 1547, 1551 (1984).

8 R. O. MATTHEWS, « Gover v. Bridges: Prescription-Applicability of Contra Non Valentem Doctrine to Medical Malpractice Actions », 61 Tul. L. Rev. 1541, n.1 (1987) ; P. D. GALLAUGHER, Jr., « Revision of the Civil Code Provisions on Liberative Prescription », 60 Tul. L. Rev. 379, 384 n.45 (1985).

9 D’un autre côté, les membres du Barreau de Louisiane ont tôt exploré les origines de la prescription en général. V. Davis’s Heirs v. Prevost’s Heirs, 12 Mart. (o.s.) 445, 447 (La. 1822) (écritures d’appel de Moreau Lislet).

10 Compeaux v. Plaisance Insp. & Ent., 639 So. 2d 434, 438 (La. App. 1 Cir. 1994) (« concept civiliste ») ; Trujillo v. Boone, 539 So. 2d 894, 896, n.1 (La. App. 4 Cir. 1989) (Opinion dissidente du Juge Barry) (« doctrine civiliste ») ; Crier v. Whitecloud, 496 So. 2d 305, 307, n.4 (La. 1986) (« doctrine civiliste ») ; American Cynamid Company v. Electrical Industries, Inc., 630 F.2d 1123, 1128 (« ancienne doctrine civiliste ») ; Shortess v. Touro Infirmary, 508 So. 2d 938, 943 (La. App. 4 Cir. 1987) (« doctrine équitable »). Pour des arrêts affirmant que la maxime a pour origine le common law, v. Nathan v. Carter, 372 So. 2d 560, 562 (La. 1979) ; Cartwright v. Chrysler Corp., 232 So. 2d 285, 287 (La. 1970) ; Reynolds Tobacco Company v. Hudson, 314, F. 2d 776, 786 (5th Cir. 1963). V. aussi : Corsey v. State Dept. of Corrections, 375 So. 2d 1319, 1321 (La. 1979) (où l’opinion majoritaire la décrit comme une « ancienne doctrine civiliste » alors que l’opinion dissidente y voit une doctrine issue du common law (Id. 1328, opinion dissidente du juge Marcus)). Dans un arrêt plus récent, cependant, le même juge écrivant pour la majorité s’est référé à la « doctrine civiliste de contra non valentem ». Rajnowski v. St. Patrick’s Hosp., 564 So. 2d 671, 674 (La. 1990). Last but not least, les litigants ont aussi leur opinion ! V. Sprinkle v. Farm Bureau Insurance Companies, 492 F.2d 469, 471 (5th Cir. 1977) (« Les parties conviennent que contra non valentem a été reconnu explicitement bien que de manière limitée en Louisiane, bien qu’originellement une doctrine de common law »). La confusion provient peut-être de l’attitude quelque peu cavalière adoptée par certaines juridictions de l’enfance du droit louisianais. V. Vernon V. PALMER, « The Many Guises of Equity in a Mixed Jurisdiction: A Functional View of Equity in Louisiana », 69 Tul. L. Rev. 7, 64 & n.233 (1994). Celle-ci est bien illustrée par l’affirmation du Juge Mathews, infra, note 40.

Au vu de l’affirmation du Juge-en-Chef Tindal (de Caroline du Nord) dans le cas Huber v. Steiner (1835) 2 Bing.N.C. 202, 215, il est plus que douteux que la maxime provienne du common

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doute11, mais la façon dont les tribunaux louisianais appliquent la vénérable maxime n’a pas grand-chose à voir avec la façon dont les Romains la concevaient.

Conformément à leur tradition juridique, les Romains ne connaissaient aucun principe général, mais plutôt une combinaison de lois spéciales et d’édits prétoriens12. La manière dont les cours louisianaises appliquent contra non valentem est le produit d’une systématisation de l’œuvre des glossateurs13 et d’une pratique multiséculaire en provenance de la France, ainsi que nous le suggérons plus loin, et non une pure application directe des sources romaines14. Un examen des premières décisions rendues permet d’amorcer une élucidation des origines de la maxime en Louisiane.

La première prise de position d’une juridiction louisianaise sur les origines historiques de contra non valentem se trouve sous la plume du Juge Mathews dans Morgan v. Robinson, qui affirme son origine espagnole et jusnaturaliste15. Néanmoins, il nous semble que c’est le droit français plutôt que le droit espagnol qui a été fortement déterminant dans la réception et la formation de la maxime en Louisiane. Deux éléments de preuve émergent : les sources du droit dans les premiers temps de la Louisiane française et quelques arrêts notables rendus au début du dix-neuvième siècle par des juges de Louisiane, très versés en droit français16.

law : « In the case before us, both were absent: it would be enough, however, to say that the debtor was absent, to call in aid the maxim of the French, no less than of civil law, ‘contra non valentem agere, non currit praescriptio’ ». V. aussi J. B. THAYER, M. SCHOCH & G. IRELAND, « The Effect of A State of War upon Statutes of Limitation or Prescription », 17 Tul. L. Rev. 416, 439 (1942-1943) : « The British doctrine is that once the statute of limitations has begun to run, nothing avails to stop it; neither the existence of war nor any cause whatsoever », (les références ont été supprimées).

11 D. NICHOLS, « Contra Non Valentem », 56 La. L. Rev. 337 (1995). 12 H. GONDARD, « De la suspension de la prescription et de la règle contra non valentem

praescriptio », 1904, 11 ; K. SPIRO, « Zur neueren Geschichte des Satzes Agere non valenti non currit praescriptio », in Festschrift für Hans Lewald, 1953, 585, 587.

13 J.-H.-M. CLÉMENT, De la règle contra non valentem agere non currit praescriptio en matière civile 30-48 (1902).

14 Cf. Hendrick v. ABC Insurance Company, 787 So. 2d 283, 289 (La. 2001) « ancient civilian doctrine, contra non valentem heralds from Roman law and has been passed down to us through our civilian roots. French jurisprudence, like ours, recognizes contra non valentem » (les références aux sources françaises ont été supprimées).

15 12 Mart. (o.s.) 76 (La. 1822) : « [He] relies principally on the maxim, « contra non valentem agere, non currit prescriptio »

as adopted and recognized by the Spanish law, and being an axiom, or first principle of natural law and justice, and therefore applicable to every system of jurisprudence, wherein the contrary is not expressly established by legislative power. In this view of the subject we agree with the counsel of the plaintiff, and, notwithstanding the express terms of limitation in our code, it is thought, that they ought not to be interpreted as to conflict with this universal maxim of justice ».

16 Nous ne nions pas que contra non valentem ait aussi des origines espagnoles. Bien que Morgan v. Robinson, 12 Mart. (o.s.) 76 (La. 1822) ne mentionne aucune autorité, il y a des dispositions de Las Siete Partidas qui sont clairement inspirées de l’ancienne maxime. V. par ex.,

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En ce qui concerne les sources du droit, il convient de garder à l’esprit que la Louisiane française, à l’instar de la province du Bas-Canada17, fut soumise un temps à la coutume de Paris18. L’autorité de cette coutume savante ne fut pas limitée aux cinquante ans que dura la colonie ; en effet, celle-ci perdura alors même que le droit espagnol l’avait officiellement remplacée et plus tard encore lorsque naquirent les premières codifications du droit de la Louisiane19. Or, contra non valentem était connu de la juridiction du Parlement de Paris dès le quatorzième siècle lorsque la coutume de Paris n’avait pas encore été fixée par écrit20, et continua à prospérer après que celle-ci fut codifiée21. Nous pouvons raisonnablement avancer que contra non valentem voyagea vers le Nouveau Monde et constitua une part de la pratique du Conseil Supérieur de Louisiane, ou au moins une doctrine bien connue de ses membres22. Si tel n’avait pas été le cas, on se demande comment la maxime aurait pu fleurir si aisément au sein de la Cour supérieure du territoire d’Orléans et de son successeur, la Cour suprême de Louisiane23. On n’expliquerait pas non plus qu’à l’instar de leurs prédécesseurs français, les pères du Code civil de la Louisiane de 182524

Part. III, Tit. XXIX, Lois VIII (les mineurs de vingt-cinq ans, les enfants sous le contrôle de leur père et la femme mariée ne perdent pas leur propriété par l’écoulement du temps) et XXVIII (quelles personnes ne perdent pas leur propriété par l’écoulement du temps, en raison de leur absence). De plus, un commentaire de Part. III, Tit. XXIX, Loi XXVII (comment une personne qui détient un bien en gage peut perdre les droits qu’elle a sur lui par l’écoulement du temps) se réfère expressis verbis à la maxime et à l’œuvre des glossateurs. V. commentaire (2) sous Lex XXVII in Las Siete Partidas del Rey D. Alfonso El Sabio, Partida Tercera, glossadas por el senior D. Gregorio Lopez, del Consejo Real de las Indias, 398 (1767). L’existence de la maxime en droit espagnol peut expliquer sa transfusion en Californie : Ord and Wife v. De la Guerra, 18 Cal. 67, 1861 WL 772 (Cal.) citant Orso v. Orso, 11 La. 61, 1837 WL 729 (La. 1837).

17 W. B. MUNRO, « The Genesis of Roman Law in America », 22 Harv. L. Rev. 579, 579 n.1 (1909).

18 J. JOHNSON, « La Coutume de Paris: Louisiana’s First Law », 30 La. Hist. 145 (1989) ; Vernon V. PALMER, « Historical Notes on the First Codes and Institutions in French Louisiana », in Essays in Honor of Saul Litvinoff, 233, 245 (2008).

19 Vernon V. PALMER, ibid., 248. 20 O. MARTIN, Histoire de la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, II, 79 (1926). 21 Ibid., 87 : « Au fond, dans toutes ces hypothèses, la prescription était suspendue parce que

l’intéressé se trouvait dans l’impossibilité juridique ou morale d’agir pour l’interrompre. Aussi nos commentateurs n’hésitaient pas à admettre l’adage romain [i.e. contra non valentem] et à en déduire des solutions qui n’avaient pas été expressément formulées par la coutume; ils admettaient ainsi la suspension de la prescription en temps de guerre ou de troubles, car l’impossibilité d’agir en était résultée, ou en cas d’absence, dans l’intérêt de l’État, ou pour quelque cause juste ». (Les notes ont été supprimées).

22 Quant au contenu de la bibliothèque des membres du Conseil Supérieur, v. Vernon V. PALMER, supra note 18, 24.

23 V. infra note 26. Pour une présentation de la Cour par un de ses anciens juges, v. Mack E. BARHAM, « La Cour Suprême de Louisiane », 30 RIDC 121 (1978).

24 Sur les codes civils successifs que la Louisiane a connus, v. en guise d’introduction, J. DAINOW, « Le droit de la Louisiane », 6 RIDC 19 (1954) et « Codification et révision du droit privé en Louisiane », 8 RIDC 376 (1956) ; A. N. YIANNOPOULOS, « The Civil Codes of

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regardèrent avec défaveur cette liberté judiciaire au point de vouloir la brider25.

Une analyse de la jurisprudence louisianaise semble confirmer notre opinion sur l’origine française de la maxime. Le premier indice est l’identité de l’auteur de l’arrêt fondateur26 Quierry’s Executor27, première décision à avoir appliqué nominativement contra non valentem. Le Juge François-Xavier Martin28, qui écrivit cette opinion en 1817, avait traduit quelques années plus tôt, en 1802, le traité de Pothier « Des obligations selon les règles tant du for de la conscience, que du for extérieur»29. Or, Contra non valentem fait l’objet de développements significatifs dans l’ouvrage de Pothier30, lequel exerça indubitablement une influence majeure sur la formation intellectuelle du Juge Martin31. D’autres arrêts offrent des

Louisiana », 1 Civil Law Comm. (2008) 1 ; Vernon V. PALMER, « Concernant le 200e anniversaire du Code Napoléon : son importance historique et contemporaine dans la codification du droit en Louisiane », in Le Code civil 1804-2004 - Livre du bicentenaire (2004), 575, 577-579.

25 Comp. art. 3487 du Code civil de la Louisiane (1825) (« Prescription runs against all persons, unless they are included in some exception established by law »), avec l’art. 2251 du Code civil français (1804).

26 En fait, on peut voir un précédent plus ancien dans un arrêt rendu par la Cour supérieure du territoire d’Orléans en matière de procédure civile, mais sans référence expresse à la maxime. V. Emerson v. Lozano, 1 Mart. (o.s.) 265 (La. 1811) (le Juge François-Xavier Martin présidant la session). Mais dans Flint v. Cuny, 6 La. 67 (1833), le Juge Martin s’appuie expressis verbis sur contra non valentem dans une question concernant la procédure d’appel dans le cadre du Code de procédure (Code of Practice, 1825).

27 4 Mart. (o.s.) 609 (La. 1817). 28 François-Xavier Martin (1762-1846) est un personnage emblématique du droit louisianais.

Né à Marseille, parti en Martinique pour faire du commerce, il se rendit ensuite en Caroline du Nord. À la fois enseignant, imprimeur, historien, juriste, il fut admis au barreau de Caroline du Nord en 1789. Procureur général de la Louisiane de 1813 à 1815, il fut ensuite juge à la Cour suprême de Louisiane pendant plus de trente ans. Il la présida de 1836 à 1846. Juriste hors pair, il fut appelé « the father of Louisiana Jurisprudence ». Il laissa sur le droit de la Louisiane une empreinte durable et contribua à l’enracinement du civil law dans cet État. V. P. BUTLER, « François Xavier Martin : Historian and Jurist », 18 Green Bag 261 (1906) ; M. CHIORAZZI, « François-Xavier Martin : Printer, Lawyer, Jurist », 80 Law Libr. J. 63 (1980) ; W. M. BILLINGS, « The Supreme Court of Louisiana and Its Chief Justices », 89 Law Libr. J. 449, 455-458 (1997). V. aussi le discours de BULLARD cité infra, note 31.

29 R.-J. POTHIER, A Treatise on Obligations Considered from a Moral and Legal View (trad. de François-Xavier Martin sur l’édition de 1768, Newbern, Martin & Odgen, 1802). Le contenu de la bibliothèque de juristes éminents, juges et avocats de la Louisiane d’avant la guerre de Sécession est un indicateur des fondations du droit de la Louisiane. V. M. H. HOEFLICH & L. de la VERGNE, « Gustavus Schmidt: His Life and His Library », 1 Roman Legal Tradition 112, 117 (2002) ; F. M. JUMONVILLE, « « Formerly the Property of a Lawyer » – Books That Shaped Louisiana Law », 24 Tul. Eur. & Civ. L.F. 161 (2009) ; R. F. KARACHUK, « A Workman’s Tools: The Law Library of Henry Adams Bullard », 42 Am. J. Legal Hist. 160 (1998).

30 POTHIER, II, supra note préc., n° 640 et s. 31 V. H. A. BULLARD, A Discourse on the Life and Character of the Hon. François Xavier

Martin: Late Senior Judge of the Supreme Court, of The State of Louisiana, Pronounced at the Request of the Bar of New-Orleans (1847), 9 (« He thus became thoroughly acquainted with that great work, the master-piece of its author – and so completely master of the subject, that it appeared

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indications supplémentaires sur l’origine de la maxime ; bien qu’ils n’aient pas affirmé expressis verbis l’origine française de la solution adoptée, c’est à la lumière de la jurisprudence française qu’ils ont interprété ce principe général du droit ou certaines dispositions spéciales en exprimant l’idée32.

Le premier cas illustrant les racines françaises de la maxime est Benite v. Alva33, où le Juge Porter34 explique la suspension de la prescription durant le mariage35 aux termes des articles 3490 et 3491 du Code civil de 1825 à la lumière de l’article 2256 du Code Napoléon. De plus, dans maintes décisions, la Cour suprême de Louisiane s’est appuyée sur Troplong pour déterminer le champ d’application précis de contra non valentem36 ou pour en défendre la valeur fondamentale37. Enfin, pour développer le quatrième cas d’application de contra non valentem (c’est-à-dire la discovery rule à la louisianaise38) dans l’arrêt de principe Corsey v. State Department of Corrections, le Juge Albert Tate invoqua à nouveau l’autorité du droit français39. Ainsi, avec tout le respect qui est dû au Juge Mathews, nous

to have become a part of a texture of his own mind – and to the last he exhibited a great familiarity with principles, which it unfolds with equal simplicity and precision »).

32 Dans Broh v. Jenkins, 9 Mart. (o.s.) 526, 1821 WL 1370, *6 (La. 1821), un cas concernant la prescription acquisitive d’un esclave, Edward Livingston, en tant qu’avocat du demandeur, plaida l’application de contra non valentem pour suspendre la possession adverse de l’acheteur de l’esclave. Il s’appuya seulement sur l’autorité de Pothier et le cita en français. V. infra, note 163.

33 2 La. 366 (1831). 34 Pour d’autres arrêts où le Juge Porter applique la maxime à des cas d’empêchements

juridiques ou factuels, v. par ex., Landry v. L’Eglise, 3 La. 219, 221 (1832) et Ayraud v. Babin’s Heirs, 7 Mart. (n.s.) 471, 481 (La. 1829).

35 Benite, 2 La., 367 (« The article in our code which preserves the wife’s rights during marriage, when the action she might bring to maintain them would cast a reflection on, or affect the interests of her husband, is taken from the French jurisprudence: and the delicacy which suggested it does not seem to have been equally fostered and rewarded in Spain ») ; v. aussi Hernandez v. Montgomery, 2 Mart. (n.s.) 422, 432 (La. 1824) (Le Juge Porter citant Pothier sur contra non valentem).

36 V. par ex. : Rabel v. Pourciau, 20 La. Ann. 131 (1868) ; Boyle v. Mann, 4 La. Ann. 170 (1849). V. infra notes 93-96 et le texte correspondant (discussion du cas Rabel).

37 V. par ex. : Martin v. Jennings, 10 La. Ann. 553 (1855). Dans ce cas, le juge Spofford affirmait que :

« The objection that this rule [i.e., « contra non valentem agere non currit praescriptio »] is not to be found in the statute books, does not impair its authority, for it is interwoven with our jurisprudence from the earliest times. It is impossible to compress every principle of law into a code. Le législateur n’a pas entendu rapetisser la mission du jurisconsulte à un horizon si borné ».

Id., 553 (citant R.-T. TROPLONG, De la prescription, II, n° 701 (3e éd. 1838)) ; v. aussi, par ex., Aegis Ins. Co. v. Delta Fire & Cas. Co., 99 So. 2d 767, 775 (La. 1958) (citant Boyle, 4 La. Ann. 170) ; Hyman v. Hibernia Bank & Trust Co., 71 So. 598 (La. 1916) ; Rabel, 20 La. Ann. at 157 ; Remy v. Municipality n° 2, 11 La. Ann. 148 (1856) ; Boyle, 4 La. Ann. at 171 ; Succession of Dubreuil, 12 Rob. 507, 509 (La. 1846).

38 V. LICARI supra note 3, 752, 756 et infra 21. 39 Corsey v. State, 375 So. 2d 1319, 1321 (La. 1979) : « French jurisprudence (despite an

identical provision in the French Civil Code) likewise recognizes this exception. The exception is founded on the ancient civilian doctrine of Contra non valentem agere nulla currit praescriptio, predating and within the penumbras of modern civilian codes, and it has been recognized from

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pouvons affirmer que la version louisianaise de contra non valentem est une Française en habits français40.

III. LE DESTIN DE CONTRA NON VALENTEM EN FRANCE ET

EN LOUISIANE : UNE BRÈVE ÉTUDE EN PARALLÈLE

La règle contra non valentem témoigne d’une destinée remarquablement similaire en France et en Louisiane. Dans les deux pays, les législateurs, la doctrine et même les tribunaux l’ont sévèrement critiquée comme un instrument d’équité incompatible avec la tradition civiliste. Cependant, après une brève éclipse, celle-ci triompha finalement, parce que les juges comprirent qu’elle était indispensable. En France, contra non valentem atteignit son apogée lorsque la réforme du droit de la prescription extinctive de 2008 entraîna sa codification. En Louisiane, la vénérable maxime ne rendit jamais les armes et devint une pièce centrale du droit de la prescription libératoire, spécialement dans le domaine de la responsabilité délictuelle41.

A. – La fortune de contra non valentem en France : d’une mort annoncée au sacre de la codification

La destinée de contra non valentem est exemplaire de la vitalité des

vieilles maximes d’équité dans le droit français contemporain42. Ce cas de suspension de la prescription est le fruit de la systématisation par Bartole43 des différents moyens utilisés par le droit romain, suspensio et restitutio44, pour remédier à l’injustice causée par la prescription extinctive ou

Louisiana’s earliest jurisprudence ». (Les références ont été supprimées). V. aussi A. TATE, Jr., « The “New” Judicial Solution: Occasions for and Limits to Creativity », 54 Tul. L. Rev. 877, 911 (1980) : « This rationalization by the Louisiana Court was, perhaps, made easier by the French courts’ acceptance of the contra non valentem exception to the identical prescriptive article of the French Civil Code ».

40 Il est vrai que la question des origines avait moins d’importance pour le Juge Mathews que pour nous. Celui-ci déclara non sans quelque désinvolture qu’il « était tout à fait superflu, les solutions étant les mêmes dans les deux systèmes de droit [i.e. droit civil et common law], de se demander si elles avaient été établies par un édit du préteur romain, ou d’un empereur, ou définies par un éminent juriste anglais » : Orleans Navigation Co. v. City of New Orleans, 2 Mart. (o.s.), 214, 227 (1812).

41 V. F. L. MARAIST et T. C. GALLIGAN, Jr., Louisiana Tort Law, 222 et s. (1990). 42 V. L. BOYER, « Sur quelques adages – Notes d’histoire et de jurisprudence », 156

Bibliothèque de l’École des Chartes 13 (1998). 43 Il existe un large consensus parmi les auteurs pour attribuer la paternité de la maxime à

Bartole. V. par ex. BOYER, supra note 42, 67 ; JANKE, Revisiting Contra Non Valentem, supra note 3, 505-506.

44 J.-P. LÉVY & A. CASTALDO, « Histoire du Droit Civil », n° 420 (2002).

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acquisitive pour ceux qui avaient été empêchés d’agir. C’est certainement l’une des plus anciennes maximes latines et l’une des plus fréquemment invoquées dans la vie quotidienne du droit français45.

Encouragées par les canonistes, qui voyaient dans la prescription un improborum subsidium (une aide pour les malhonnêtes)46, les juridictions françaises interprétèrent la notion d’ « impossibilité d’agir » de manière si lâche que toute certitude s’évanouit en ce domaine47. Cette attitude vis-à-vis de l’équité est l’une des raisons de la propagation de l’adage « Dieu nous garde de l’équité des Parlements »48. C’est cet abus, ainsi que d’autres, qui conduisit la France révolutionnaire et napoléonienne à adopter un certain nombre de mesures politiques et institutionnelles pour contenir le pouvoir des tribunaux nouvellement installés49. L’édiction de l’article 2251 du Code civil, dont le but était de définir étroitement les cas de suspension, peut être regardée comme l’une d’elles50. Et, en effet, des commentateurs réputés du Code civil annoncèrent la mort de contra non valentem51.

45 De toutes les maximes qui ont perduré dans la tradition juridique française, contra non

valentem fait partie des rares que les tribunaux expriment encore systématiquement en latin. V. par ex., Cass. com., 23 fév. 1970, Bull. civ. IV, n° 69.

46 J. CARBONNIER, « La règle contra non valentem agere non currit praescriptio », 77 Revue Critique de Législation et de Jurisprudence 155, 157 (1937) ; v. aussi H. S. MAINE, L’Ancien Droit considéré dans ses rapports avec l’histoire de la société primitive et avec les idées modernes 269-270 (traduit sur la quatrième édition anglaise par J. G. COURCELLE SENEUIL, 1874).

47 Pour un tableau détaillé de la jurisprudence des différents Parlements du Royaume de France, v. CLÉMENT, supra note 13, 49-128.

48 G. BOYER, « La notion d’équité et son rôle dans la jurisprudence des Parlements », in Mélanges offerts à J. Maury, II, 257 (1960) ; Vernon V. PALMER, « “May God Protect Us From the Equity of Parlements”: Comparative Reflections on English and French Equity Power », 73 Tul. L. Rev. 1287 (1999).

49 V. P. RÉMY, « La part faite au juge », in 107 Pouvoirs 22, 22-30 (2003) ; M. WELLS, « French and American Judicial Opinions », 19 Yale J. Int’l L. 81, 104-106 (1994).

50 C. civ. art. 2251 (1804). Un auteur note que la France n’était pas la seule à vouloir éradiquer les instruments d’équité (contra non valentem, l’exceptio doli generalis, la bonne foi). Cette tendance était notable dans les codification prussienne (1794) et autrichienne (1811). V. F. RANIERI, « Bonne foi et exercice du droit dans la tradition du civil law », 50 RIDC 1055, 1061-1062 (1998).

51 V. par ex. : V.-L.-N. MARCADÉ, Commentaire théorique et pratique de la prescription 151-152 (Cotillon ed., 1854) (commentaire de l’art. 2251). Cette hostilité vis-à-vis de la maxime dura jusqu’au début du vingtième siècle malgré sa constante consécration par la jurisprudence. V. G. BAUDRY-LACANTINERIE & A. TISSIER, Traité théorique et pratique de droit civil, 28, n° 366 et s. (3e éd. 1905) ; L. GUILLOUARD, Traité de la prescription, I, n° 153 et s. (2e éd. 1901) ; H. GONDARD, De la suspension de la prescription et de la règle « contra non valentem praescriptio », 52 et s. & passim (1904). Pour un panorama complet des opinions belges et françaises, v. J. DABIN, « Sur l’adage Contra non valentem non currit praescriptio », 1969 Revue Critique de Jurisprudence Belge 93, 95 n 7. Un autre auteur éminent se résigna, mais invita néanmoins à la prudence. Cf. M. PLANIOL, Traité élémentaire de Droit Civil, I, n° 1488 (2e éd. 1901) : « On a objecté, non sans quelque raison, que cette dernière cause de suspension [c’est-à-dire l’ignorance de son droit par le créancier] tend à détruire presque entièrement la règle qui la fait courir en principe contre toutes personnes, car ce ne sont pas ceux qui connaissent leur droit qui le

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La tentative de brider le pouvoir judiciaire dans ce domaine fut un échec. À peine plus d’une décennie après l’entrée en vigueur de l’article 2251 du Code civil des Français, on pouvait noter des arrêts maniant l’équitable outil tant abhorré, mais sans le nommer52. Quelques décennies plus tard encore, contra non valentem commença à prospérer sous sa véritable appellation53.

Le temps de la dissimulation avait passé et l’article 2251 fut habilement interprété54. Malgré la réticence de la doctrine, qui par fidélité à la probable ratio legis de l’article 2251 du Code civil refusait d’accepter la résurrection de contra non valentem, la maxime recouvra tout son empire. Elle fleurit non seulement sur le terrain de la prescription extinctive55 et acquisitive56, mais aussi en droit pénal57. Aujourd’hui, la légitimité de contra non valentem n’est plus disputée58, si bien que l’on peut y voir un principe général du droit privé59.

laissent prescrire, mais bien ceux qui l’ignorent. Pour éviter ce reproche, les magistrats font donc sagement de se montrer réservés dans l’appréciation des faits qu’ils admettent comme juste cause d’ignorance ». Il est intéressant de noter que cette réticence n’était pas partagée par un auteur important du dix-neuvième siècle : Claude Bufnoir reconnaissait l’importance de la maxime (C. BUFNOIR, Propriété et contrat 401, 408, LGDJ 2005, (1924), malgré une réticence exprimée auparavant, ibid., 398).

52 V. par ex. : Cour royale de Paris, 15 fév. 1816, et pourvoi rejeté par Cass. req., 5 août 1817, S. 1817, I, 858 (communication impossible entre Lisbonne et Hambourg en 1808 à cause des guerres napoléoniennes).

53 V. par ex. : Cass. crim., 8 juill. 1858, D. 1858, I, 431 (prescription de l’action publique) ; CA Montpellier, 10 janv. 1878, S. 1878, II, 313, 315 (prescription acquisitive).

54 C. impériale Agen, 23 fév. 1858, D. 1858, 2, 139 : « Attendu que le Code Napoléon, dans les art. 2251 et s., au titre de la prescription, s’occupe particulièrement des impossibilités d’agir provenant de l’état ou de la qualité des individus et se contente de définir quelques cas d’impossibilité dérivant de causes étrangères à la personne, comme, par exemple, dans l’art. 2257, mais qu’il n’a pu essayer d’en donner une énumération complète, car le nombre en est considérable ; qu’il tire seulement diverses conséquences de la règle contra non valentem sans écrire nulle part cette règle elle-même, principe cependant de toutes les dispositions du code sur la suspension de la prescription ; d’où il suit qu’en ce qui concerne les impossibilités prises de la personne il n’est pas nécessaire pour les admettre comme cause, de la suspension, qu’elles soient expressément déclarées telles par une loi ; que sous ce rapport, l’art. 2257 préc. n’est pas limitatif […] ».

55 F. TERRÉ et al., Droit Civil: Les obligations, n° 1497 (9e éd. 2005). 56 F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit Civil : Les biens, n° 474 (7e éd. 2006). V. aussi, infra, sous

IV, A. 57 H. MORNARD, « De l’adage “contra non valentem agere non currit praescriptio” »,

9 RGD 516 (1885) ; H. MORNARD, « De l’adage “contra non valentem agere non currit praescriptio” », 10 RGD 37 (1886). Pour une application de la maxime en procédure pénale (suspension de la prescription de l’action publique), v. par ex., Cass. crim., 23 déc. 1999, Bull. crim., n° 312 ; pour une application en droit pénal (suspension de la prescription de la peine), v. par ex., Cass. crim., 2 juin 1964, Bull. crim., n° 189.

58 T. GRETERE, L’adage contra non valentem agere non currit praescriptio, thèse, Paris I (Panthéon-Sorbonne), 1981 ; A. COLLIN, Pour une conception renouvelée de la prescription, 492 et s. (2010).

59 J.-P. GRIDEL, « La Cour de cassation française et les principes généraux du droit », D. 2002, 228, n° 2.

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De nombreuses raisons expliquent pourquoi les pères du Code civil ne sont pas parvenus à éradiquer l’antique maxime. En premier lieu, les cas codifiés de suspension étaient seulement de nature personnelle. Il n’y avait pas de place pour des causes extérieures à la personne du créancier ou du propriétaire, une position qui était logiquement et pratiquement intenable, ainsi que Troplong le soutenait vigoureusement60. En deuxième lieu, contra non valentem, comme la plupart des autres maximes, instille une dose de flexibilité nécessaire et d’équité correctrice61 dans un système de droit codifié62. Or, un système juridique ne peut pas perdurer sans flexibilité et c’est certainement ce qui explique l’universalité de la règle63. En troisième lieu, les juges de l’ère napoléonienne et de la Restauration interprétaient le Code civil à la lumière de l’Ancien Droit, considérant à juste titre que celui-ci n’avait pas créé un tout nouveau système juridique, mais plutôt avait développé l’ancien en l’améliorant et en le modernisant64. En quatrième lieu, il est bien connu que les juges français parvinrent à desserrer graduellement le « corset » que le pouvoir politique leur avait taillé et qu’ils recouvrèrent prudemment, mais résolument, leur liberté d’interprétation et de création

60 TROPLONG, II, supra note 37, n° 701. La thèse de l’auteur a été consacrée par l’arrêt cité à

la note 54. 61 Sur la nature équitable de cette maxime, v. P. MORVAN, Le principe de droit privé, n° 168

(1999). V. aussi la déclaration exceptionnelle de la Cour de cassation : « principe du droit commun et de toute équité suivant lequel la prescription ne court pas contre celui qui est empêché d’agir ». Cass crim., 19 oct. 1842, Bull. crim., n° 287 (c’est nous qui soulignons).

62 Sur la résurgence de l’équité, ouverte ou cachée, prétorienne ou incorporée dans la loi, v. R. DAVID, « La doctrine, la raison, l’équité », 11 RRJ 109, 134 (1986) ; L. JULLIOT de la MORANDIERE, « The Draft of a New French Civil Code: The Role of The Judge », 69 Harv. L. Rev. 1264, 1272 (1956) ; P. KAYSER, « L’équité modératrice et créatrice de règles juridiques en droit privé français », 24 RRJ 13 (1999). V. aussi, R. A. NEWMAN, « La nature de l’équité en « droit civil » », 16 RIDC 289 (1964).

63 Pour l’existence en droit talmudique d’un mécanisme similaire à « contra non valentem » au sein de la h’azaka (présomption réfragable de propriété jouant en faveur de celui qui a occupé un bien immeuble pendant trois ans), v. J. A. KLARFELD, « Chazakah : Judaic Law’s Non-Adverse Possession », 52 Clev. St. L. Rev. 623 (2004-2005) ; A. COHEN, An Introduction to Jewish Civil Law, 121-122 (1990) ; E. QUINT, A Restatement of Rabbinic Law, vol. V, 33-37 (1994). En common law américain, la discovery rule a progressivement étendu son empire, que ce soit en matière personnelle (S. V. O’NEAL, « Accrual of Statutes of Limitations : California’s Discovery Exceptions Swallow the Rule », 68 Cal. L. Rev. 106 (1980)) ou réelle (P. A. FRANZESE, « ‘Georgia on My Mind’ – Reflections on Kieffe v. Snyder », 19 Seton Hall L. Rev. (1989) ; S. A. BIBAS, « The Case Against Statutes of Limitations for Stolen Art », 103 Yale L. J. 2347 (1994)). Enfin, contra non valentem a fait son entrée dans le droit de la Conv. EDH : CEDH, ch. 2e sect., 7 juill. 2010, Stagno c. Belgique, RDC 2010, p. 201, note J.-P. MARGUÉNAUD.

64 Sur cette tendance à l’interprétation du Code civil dans la continuité et sur le recours systématique aux autorités de l’Ancien Droit dans les premières décennies de l’existence du Code civil, v. M.-F. RENOUX-ZAGAMÉ, « Additionnel ou innovatif ? Débats et solutions des premières décennies de la mise en œuvre du Code civil », 41 Droits : Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques 19, 29 (2005).

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perdue65. Enfin, il convient de noter contra non valentem avait la faveur des jurisconsultes les plus influents de cette période, tels que Merlin de Douai66, Troplong67 et Aubry et Rau68.

Néanmoins, nous pouvons observer que la résurrection de la maxime n’a pas engendré les problèmes redoutés par les auteurs du Code, car les tribunaux la regardèrent toujours comme une exception et l’appliquèrent très prudemment, ainsi qu’en attestent les conditions de sa mise en œuvre. Tout d’abord, l’impossibilité d’agir doit être absolue, ou, en d’autres termes, la source de cette impossibilité doit être comparable à un cas de force majeure69. Ensuite, si l’impossibilité résulte de la faute du créancier, le tribunal refusera de considérer que la prescription a été suspendue70. L’exigence de force majeure a souvent été exprimée par la Cour de cassation, mais un examen attentif des affaires dans lesquelles la maxime a été appliquée révèle une certaine oscillation des formulations : parfois l’impossibilité requise est qualifiée d’absolue, et parfois simplement relative, incarnée dans le standard du raisonnable71.

65 D. SALAS, v° Juge (Aujourd’hui), in Dictionnaire de la culture juridique (2003) ;

O. MORÉTEAU, « Codes as Straight-Jackets, Safeguards and Alibis: The Experience of the French Civil Code », 20 N.C. J. Int’l L. & Com. Reg. 273, 281 (1995).

66 P.-A. MERLIN de DOUAI, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, XII, 757, v° Prescription, sec. I, § VII, art. II, question X.

67 TROPLONG, II, supra note 37, n° 701 ; v. aussi CARBONNIER, supra note 46, 160 n.1 ; D. HOUTCIEFF, « “Sic transit gloria mundi.” Regards jubilaires sur l’œuvre de Raymond-Théodore Troplong », 28 RRJ, 2277, 2306, n° 44 (2003).

68 L’argument repose sur l’analogia iuris. V. C. AUBRY & C. RAU, Cours de droit civil français d’après l’ouvrage allemand de C.-S. Zachariae, I, 186 (2e éd., 1842) (citant la première édition du commentaire de Troplong). Dans la troisième édition, ces auteurs limitent les effets de la maxime aux empêchements juridiques, dans la continuité des glossateurs : C. AUBRY & C. RAU, Cours de droit civil français d’après l’ouvrage allemand de C.-S. Zachariae, II, 307, 308 n° 34 (3e éd., 1865).

69 TROPLONG, supra note 37, n° 700-701. Au début, la Cour de cassation ne mentionnait pas la vénérable maxime, mais la déguisait sous les oripeaux plus consensuels de la force majeure : v. supra note 52. Lorsque vint le temps de la résurrection officielle de contra non valentem, la proximité entre les deux règles fut ouvertement exprimée par la Cour de cassation. V. par ex. : Cass. 1ère civ., 28 juin 1870, S. 1871, I, 137 ; Cass. 2e civ., 10 fév., 1966, Bull. civ. II, n° 197 ; D. 1967, II, 315, note J. PREVAULT.

70 Cass. 1ère civ., 25 juil. 1935, S. 1936, I, 366, 367 : « Mais attendu que l’ignorance ainsi alléguée ne constituait pas un cas de force majeure mettant la demanderesse d’en l’impossibilité d’agir ; […] la dame Brousse qui, ayant abandonné le domicile conjugal en février 1914, s’était désintéressée de son foyer jusqu’au 4 févr. 1929, sans fournir aucune explication plausible de son attitude ; qu’ainsi c’est cet éloignement volontaire qui avait été la cause réelle de son ignorance … ». V. aussi Cass. req., 27 janv. 1941, S. 1941, I, 7.

71 V. infra notes 80-81. L’autonomie et la flexibilité de la notion dans le cadre de contra non valentem avait été soulignée par Jean Carbonnier, supra note 46, 181. De plus, la force majeure elle-même, dans son domaine d’origine, est assurément une notion flexible sinon insaisissable. V. M. FABRE-MAGNAN, Les obligations, n° 270 (2004).

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La doctrine française classe les cas d’application de contra non valentem en deux catégories : les obstacles juridiques ou factuels72. Cependant, Jean Carbonnier a démontré que la première catégorie est illusoire, car les cas qu’elle regroupe peuvent être expliqués par des concepts juridiques plus précis que la « vague » maxime qui est l’objet de notre étude73. En conséquence, nous concentrerons notre attention sur les obstacles de fait.

Le premier type d’empêchement factuel relève du « droit des catastrophes » : la guerre, l’épidémie, l’ouragan, la grève, etc. Mais la seule existence d’une maladie ou d’une épidémie ne suffit pas pour invoquer efficacement la maxime : l’impossibilité d’agir doit être absolue, par exemple, parce que les tribunaux étaient fermés ou inaccessibles74. Cela requiert une appréciation au cas par cas qui relève de l’appréciation souveraine des juges du fond75. L’adoption par la Cour de cassation d’une stricte conception de l’impossibilité-force majeure, que nous approuvons, est en accord avec le grand juriste orléanais, Robert-Joseph Pothier76, dont les enseignements sur la prescription ont toujours été regardés comme un commentaire anticipé du Code Napoléon et dont la pertinence demeure en France comme en Louisiane77.

Le second cas d’application de contra non valentem est l’ignorance de faits essentiels permettant au créancier d’exercer son droit. Le premier arrêt significatif dans lequel la Cour de cassation a affirmé cette doctrine peut être vu comme la première étape du développement de la discovery rule en France. Il a été clairement jugé que la prescription était suspendue chaque fois que le créancier ne pouvait raisonnablement connaître les faits donnant naissance à son droit78. Cependant, la Cour de cassation sembla effrayée de sa propre audace, si bien que, quelques années plus tard, elle exclut

72 V. par ex. : TERRÉ et al., supra note 55, n° 1497. 73 CARBONNIER, supra note 46, 165-69. 74 Pour le cas d’une grève des services postaux, v. CA Nancy, 10 juill. 1909, S.1910, II, 103.

Pour l’analyse d’autres arrêts, v. JANKE, Revisiting Contra Non Valentem, supra note 3, 505. 75 Cass. req., 5 août 1817, S. 1818, I, 858. 76 POTHIER, Traité des obligations […], II, n° 649 (1764) : « Lorsqu’une personne est

absente dans un pays très éloigné, par exemple aux Grandes Indes, quoique la personne qui était chargée de sa procuration dans sa patrie soit morte et qu’il n’y ait personne qui veille à ses affaires, le temps de la prescription ne laisse pas de courir contre elle ; elle n’est pas pour cela dans le cas de la règle ‘contra non valentem etc.’ ; car quelqu’éloignée qu’elle soit, il ne lui est pas impossible de s’informer des nouvelles de son pays et d’envoyer une procuration à une autre personne à la place de celle qui est morte ».

77 V. par ex. Plaquemines Parish Comm’n Council v. Delta Dev. Co., 502 So. 2d 1034, 1055 n° 50 (La. 1987) (citant Pothier sur les Obligations pour soutenir les origines romaines de contra non valentem).

78 Cass. 1ère civ., 27 mai 1857, D. 1857, I, 290 : la prescription est suspendue « toutes les fois que le créancier peut, raisonnablement et aux yeux de la loi, ignorer l’existence du fait qui donne lieu à son droit et à son intérêt, et par suite, ouverture à son action ». (C’est nous qui soulignons)

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radicalement l’ignorance des faits comme motif de suspension79. Mais, ensuite, elle opéra un revirement de jurisprudence pour juger que l’ignorance du créancier pouvait provoquer l’application de la maxime seulement si l’ignorance revêtait les caractéristiques de la force majeure. Néanmoins, par la suite, la doctrine de la Cour de cassation perdit sa fermeté originelle et subit une bifurcation conceptuelle : quelques décisions requirent l’impossibilité absolue80 cependant que d’autres requirent le caractère raisonnable de la non-découverte des faits essentiels81. Aucune de ces deux tendances ne l’emporta jamais. Ceci est une autre illustration de l’élasticité de la maxime.

Quoi qu’il en soit, au cours des deux siècles passés, la discovery rule à la française fut l’application la plus souvent sollicitée de contra non valentem. Pour contenir son potentiel destructeur, les tribunaux décident avec une constance justifiée que la pure ignorance du droit ne peut suspendre le cours de la prescription, offrant ici une suite logique d’une autre maxime ancienne et fameuse : nemo censetur ignorare legem82.

Le troisième groupe de cas concerne les hypothèses où l’impossibilité d’agir du créancier ou du verus dominus est due à la faute ou à la fraude du débiteur ou du possesseur83. Ce dernier n’est alors pas autorisé à se prévaloir

79 Cass. req., 11 juin,1918, S. 1922, I, 217, n. crit. E. NAQUET. 80 Cass. 1ère civ., 7 oct. 1992, n° 89-13461 ; Cass. soc., 3 janv. 1974, Bull. civ. V, n° 8 ; Cass.

1ère civ., 25 juin, 1935, S.1936, I, 366. Pour d’autres arrêts requérant une « impossibilité absolue » d’agir, v. Cass. 2e civ., 12 juill. 2007, Bull. civ. II, n° 208 ; Cass. 3e civ., 22 nov. 2006, Bull. civ. III, n° 228.

81 Cass. 2e civ., 22 mars 2005, Bull. civ. II, n° 75 ; Cass. com., 13 avril 1999, Bull. civ. IV, n° 89 ; Cass. com., 4 janv. 1994, n° 92-10249 (« ignorance légitime et raisonnable ») ; Cass. com., 7 avr. 1967, Bull. civ. III, n° 125 (« pouvait raisonnablement ignorer le fait qui donne naissance à son action ») ; Cass. req., 27 janv. 1941, S.1941, I, 7 (« juste raison d’ignorer la naissance de son droit »).

82 Cass. 2e civ., 12 juill. 2007, Bull. civ. II, n° 208 ; Cass. 1ère civ., 11 déc. 1990, Bull. civ. I, n° 284. Pour d’autres décisions jugeant que l’ignorance du Droit n’est pas une cause de suspension, v. Cass. 2e civ., 6 mars 2008, Bull. civ. II, n° 59 ; Cass. soc., 5 nov. 1992, n° 90-20634 ; Cass. soc., 27 nov. 1980, Bull. civ. V, n° 866 ; cf. Cass. 2e civ., 12 mars 2009, n° 08-11210 ; Cass. 1ère civ., 27 juin 2006, Bull. civ. I, n° 328 ; Cass. soc., 26 avr. 1984, Bull. civ. V, n° 159 (« niveau culturel »). La même solution prévaut en Louisiane : « mere [i]gnorance of one’s rights does not toll the running of prescription ». Shushan, Meyer, Jackson, McPherson & Herzog v. Machella, 483 So. 2d 1156, 1158 (La. App. 5 Cir. 1986) ; v. aussi Smith v. Tyson, 192 So. 61, 63 (La. 1939) ; Wilcox v. Henderson, 11 La. Ann. 190 (La. 1856) ; Groom v. Energy Corp. of Am., 650 So. 2d 324, 326 (La. App. 5 Cir. 1995) ; Harsh v. Calogero, 615 So. 2d 420, 423 (La. App. 4 Cir. 1993) (se reférant expressément à l’article 5 du Code civil de Louisiane, qui dispose que « Nul ne peut se prévaloir de son ignorance du droit » ; Knighten v. Knighten, 447 So. 2d 534, 542 (La. App. 2 Cir. 1984) ; Jackson v. Zito, 314 So. 2d 401, 407 (La. App. 1 Cir. 1975).

83 V. par ex., Cass. 1ère civ., 28 oct. 1991, Bull. civ. I, n° 282 ; v. J. KULLMANN, « Fautes et sanctions liées à la prescription », in Les désordres de la prescription 97, 105 (P. COURBE éd., 2000).

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d’une prescription qui a déjà couru. Cette dernière catégorie a plus de connexions avec la fraude84 ou l’abus de droit qu’avec la force majeure85.

La volonté des juridictions françaises de limiter le pouvoir subversif de contra non valentem peut aussi être décelée dans la nature de ses conséquences. Depuis le début de cet article, nous qualifions la maxime de « cause de suspension », mais c’est seulement simplicitatis causa. En observant plus attentivement le régime de ce principe, il apparaît que son effet technique véritable n’est pas de suspendre la prescription, mais de neutraliser une prescription déjà acquise, prenant ainsi pour modèle la restitutio in integrum du droit romain86. En premier lieu, contra non valentem ne peut être invoqué avec succès si l’impossibilité d’agir s’est manifestée dans les premières années du cours de la prescription. Les tribunaux refusent de venir en aide au demandeur s’il a bénéficié après la cessation de l’empêchement d’un laps de temps suffisant pour poursuivre le défendeur. C’est pourquoi la maxime est plus fréquemment appliquée aux courtes prescriptions87. Ensuite, celle-ci n’est pas disponible pour le créancier négligent, c’est-à-dire, pour celui qui n’a pas agi promptement après la disparition de l’empêchement88. Cela montre que l’adage ne suspend pas le cours de la prescription ; s’il en était ainsi, le créancier pourrait jouir d’un nouveau laps de temps, égal à la durée de l’empêchement passé, sans avoir l’obligation d’être diligent89.

On trouve à nouveau une convergence intéressante entre le droit français et les premières décisions louisianaises. Ainsi en est-il des affaires où le demandeur plaidait la suspension de la prescription à cause d’empêchements dus à la guerre de Sécession. Dans ces arrêts, bien qu’il y eût une période de plusieurs années (à l’exception de quelques mois) pendant lesquelles les juridictions furent fermées, les tribunaux de Louisiane considérèrent que l’abstention du demandeur d’intenter une action pendant

84 V. BOYER, supra note 42, 33. 85 V. cependant J. CARBONNIER, « Notes sur la prescription extinctive », 50 RTDciv., 170

(1952). Selon Filippo Ranieri, la véritable ratio decidendi de telles décisions est de contrôler l’abus du droit d’invoquer la prescription. Le recours à l’antique maxime était un moyen de réintroduire subrepticement la « bona fides » en droit français. V. F. RANIERI, Europäisches Obligationenrecht, Ein Handbuch mit Texten und Materialien 1866-1869 (3e éd., 2009).

86 La première expression de cette solution vient de Troplong. V. JANKE, Revisiting Contra Non Valentem, supra note 3, 509-510. Pour une formulation plus doctrinale, v. C.-S. ZACHARIAE et al., Cours de droit civil français, II, 308 (3e éd. 1865).

87 M. BUY, « Prescriptions de courte durée et suspension de la prescription », JCP 1977, I, 2833.

88 Cass. com., 11 janv. 1994, Bull. civ. IV, n° 22 ; Cass. 1ère civ., 25 janv. 1821, S. 1821, I, 371.

89 Il convient de noter qu’une récente décision de la Cour de cassation semble traiter contra non valentem comme une véritable cause de suspension. V. Cass. 1ère civ., 1er juill. 2009, n° 08-13518, Defrénois 2009, p. 2336, note E. SAVAUX ; D. 2009, p. 2660, note G. RAOUL-CORMEIL ; v. aussi Cass. 1ère civ., 4 févr. 1986, JCP 1987, II, 20818, note L. BOYER.

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que les juridictions étaient en fonction constituait un retard injustifié qui leur fermait le bénéfice de la maxime90. Ces décisions furent critiquées comme introduisant la « déchéance » (laches91), doctrine en provenance du common law, dans un système de civil law92. De manière plus intéressante encore, dans l’affaire Rabel v. Pourciau, le demandeur critiqua dans sa demande de réexamen (petition for rehearing) la fidélité des juridictions louisianaises à la doctrine de Troplong, laquelle, à son avis, était contraire à la jurisprudence constante de la Cour suprême de Louisiane93. Cette dernière, selon le demandeur, avait toujours suivi la doctrine de Merlin de Douai, qui considérait contra non valentem comme une véritable technique de suspension et non comme un simple moyen de relever le créancier ou le propriétaire des suites de la prescription accomplie94. Mais la Cour refusa le réexamen de l’affaire et demeura fidèle à la position de Troplong95. Finalement, la Cour fit un pas supplémentaire en rejetant totalement contra non valentem, suivant loyalement cette fois l’opinion de Coin-Delisle, dont le légalisme extrême n’avait jamais été accueilli par les tribunaux français96.

Depuis le jour de la restauration définitive de contra non valentem par l’arrêt Succession of Farmer97, il semble que son effet soit de suspendre le cours de la prescription et que les juges déduisent du temps écoulé le délai pendant lequel le demandeur a été empêché. Au contraire, ainsi que nous

90 V. Zacharie v. Sproule & Co., 22 La. Ann. 325 (1870) ; Jackson v. Yoist, 21 La. Ann. 108

(1869) ; Mechs. & Traders’ Bank v. Sanders, 21 La. Ann. 106 (1869) ; Lemon v. West, 20 La. Ann. 427 (1868) ; Norwood v. Mills, 20 La. Ann. 422 (1868) ; Barriere v. Stein, 20 La. Ann. 397 (1868) ; Durbin v. Spiller, 20 La. Ann. 219 (1868) ; Rabel v. Pourciau, 20 La. Ann. 131 (1868).

91 Sur la notion et ses équivalents fonctionnels dans le civil law, v. A. VAQUER, Verwirkung v. Laches, 21 Tul. Eur. & Civ. L.F. 53 (2006)

92 B. SNELLINGS, « The Application of the Doctrine of Laches in Louisiana », 12 Tul. L. Rev. 279, 285-286 (1938).

93 Rabel, 20 La. Ann., 133. 94 Ibid. Dans sa demande en réexamen (petition for a rehearing), le demandeur déclara : « It is assumed by the Court, as established, and the fact cannot be disputed, that during the

time that prescription is supposed to have been running, that there were two years and two months of time, during which no suit could have been instituted against the defendant. The question, therefore is, Did this impossibility to sue suspend prescription? If it did, has not plaintiff the right to deduct this time from the first five years? Troplong concedes that, according to the doctrine of Merlin, the creditor would have such a right, for that seems to have been the mode of computation where prescription was suspended. Troplong says, Prescription No. 728: « Nous proposerons même une autre limitation dont ne parle pas Merlin », and then he states the doctrine, that if war and pestilence occur in the intermediate time, and not near the termination of prescription, it ought not to be regarded. But the question arises, How have our Courts regarded this question? Have they followed Troplong or Merlin? We think it can be established that they have followed Merlin, and have held that where there was occasion to apply the doctrine of Contra non valentem agere non currit prœscriptio, they have held prescription to be suspended and have made the deduction accordingly ».

95 Ibid., 137. 96 V. Smith v. Stewart, 21 La. Ann. 67, 78 (1869). 97 32 La. Ann. 1037, 1041 (1880).

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l’avons vu précédemment, la Cour de cassation semble maintenir que si le demandeur avait la possibilité d’agir dans les derniers jours du délai de prescription, il n’est pas autorisé à invoquer la maxime98. C’est toujours un mécanisme de restitution contre les effets d’une prescription accomplie (restitutio) et non de suspension99.

Le droit français de la prescription extinctive a été substantiellement révisé par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme du droit de la prescription en matière extinctive100. Une des conséquences de cette réforme sera probablement une nouvelle convergence des droits français et louisianais en ce qui concerne la nature de contra non valentem. Mais avant d’exposer ce dernier point, il nous faut expliquer brièvement les métamorphoses subies par la règle contra non valentem à la suite de la réforme de 2008101.

Cette métamorphose couvre maints aspects. En premier lieu, contra non valentem n’est plus un vénérable principe général du droit non écrit, mais une règle codifiée102. En second lieu, cette codification est ubiquitaire. À

98 V. supra notes 88-89 et les développements correspondants. 99 Mais v. note 89 et les développements correspondants. 100 Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, JORF

du 18 juin 2008, p. 9856 ; S. AMRANI-MEKKI, « Liberté, simplicité, efficacité, la nouvelle devise de la prescription ? À propos de la loi du 17 juin 2008 », JCP 2008, éd. G., I,160 ; B. FAUVARQUE-COSSON et J. FRANÇOIS, « Commentaire de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile », D. 2008, p. 2512 ; C. BRENNER et H. LECUYER, « La réforme de la prescription », JCP 2009, éd. N, 1118 ; Ph. MALAURIE, « La réforme de la prescription civile », Rép. Defrénois 2008, n° 18, p. 2029 ; D. DUPUIS et G.-L. HARANG, « La réforme de la prescription par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 : plus court mais pas plus simple », Cah. Dr. entr. 2008/11, n° 6, Dossier 59 ; A.-M. LEROYER, « Commentaire », RTD civ. 2008, p. 563 ; G. CANSELIER, « L’effet extinctif de la prescription libératoire à la lumière de la réforme de la prescription civile », RRJ 2008, p. 1945 ; Ph. MALAURIE, « La réforme de la prescription civile », JCP 2009, éd. G., I, 134 ; J. KAYSER, « La loi portant réforme de la prescription en matière civile et les modes alternatifs de résolution des conflits », JCP 2008, éd. E., 1938 ; F. ANCEL, « La loi n° 2008-561du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile », Gaz. Pal., 12 juill. 2008, n° 194, p. 2 ; V. ZALEWSKI, « Réforme de la prescription civile : impact sur le droit immobilier », Rép. Defrénois 2008, p. 2461 ; M. BANDRAC, « La nouvelle nature juridique de la prescription extinctive en matière civile », RDC 2008, p. 1413 ; V. LASSERRE-KIESOW, « Commentaire de la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile », ibid., p. 14490 ; F.-X. LICARI, « Aspects fondamentaux du nouveau droit de la prescription : réflexions théoriques et pratiques sur les choix opérés par la loi du 17 juin 2008 », RLDA 2009/42, p. 84 ; A. ASTEGIANO-LA RIZZA, « L’assurance et la réforme de la prescription en matière civile », RGDA 2008, p. 833 ; M. BURGARD, « Les implications de la loi du 17 juin 2008 sur la prescription des actions en responsabilité des constructeurs », LPA 10 avr. 2009, n° 72, p. 6 ; X. LAGARDE, « Réforme de la prescription en matière civile : entre simplifications et incertitudes », Gaz. Pal. 11 avr. 2009, n° 101, p. 2.

101 V. JANKE & LICARI, supra note 3. 102 Contra non valentem est codifié dans de nombreux autres codes du monde. Pour une

présentation de contra non valentem et de sa codification dans quelques pays arabes, tels que l’Égypte (art. 382 C. civ.), la Syrie (art. 279 C. civ.), le Koweit (art. 446 C. civ.), et la Jordanie (art. 457 C. civ.), v. S. JAHEL, « Les principes généraux du droit dans les systèmes Arabo-

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première vue, la règle est maintenant consacrée par l’article 2234, lequel reproduit presque verbatim la formule frappée par la Cour de cassation : « La prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure »103. Les autres consécrations de contra non valentem se trouvent dans les nouveaux articles 2224104 et 2227105 du Code civil qui établissent la discovery rule à la française, ou, en d’autres termes, la connaissance des faits essentiels comme facteur du point de départ de la prescription.

Inutile de dire que la codification de contra non valentem emporte de notables conséquences. En premier lieu, la règle de la découverte (discovery rule), n’est plus une exception, mais un principe. Lorsque l’ignorance est une excuse suspendant le vol du temps (ou permettant de relever le créancier des conséquences de la prescription), il n’y a pas de doute que le fardeau de la preuve pèse sur les épaules du créancier. Mais lorsque la connaissance de faits primordiaux est une condition sine qua non du commencement de la prescription, il semble raisonnable de considérer que la charge de la preuve repose sur les épaules du débiteur.

La deuxième conséquence de cette codification pourrait être un éclatement des conditions d’application de la règle. La règle de la découverte codifiée dans les articles 2224 et 2227 du Code civil a le raisonnable comme élément constitutif, mais la codification des autres aspects de la maxime met en œuvre un critère plus strict, c’est-à-dire l’impossibilité absolue106. Ici, il convient de garder à l’esprit que la jurisprudence française a toujours appréhendé la force majeure avec pragmatisme lorsqu’elle l’a appliquée à contra non valentem107. Le « test » du raisonnable devrait prévaloir.

Une troisième conséquence de la consécration législative de la maxime pourrait être une tendance plus marquée des créanciers à plaider contra non valentem. Cette crainte fut exprimée par Jean Carbonnier il y a plus de soixante ans lorsqu’il discuta de l’opportunité de codifier la maxime108 ; elle

musulmans au regard de la technique juridique contemporaine », 55 RIDC 105, 119 (2003). On retrouve aussi contra non valentem en essence dans une disposition du Code civil de Louisiane sur les conflits de lois : v. art. 3549(B)(1) & le commentaire (f) (1994 & Supp. 2011, West Publishing) ; v. aussi S. HERMAN, « Can We Import Better Law in Personal Injury Cases? », 9 n° 28 (2002), http://www.gravierhouse.com/engine/sdocs/getdoc.aspx?name=choice_of_ law&dl=1.

103 C. civ. art. 2234, nouv. 104 C. civ. art. 2224, nouv. 105 C. civ. art. 2227, nouv. 106 V. supra note 69. 107 V. supra notes 80-81. 108 CARBONNIER, supra note 46, 193-194.

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est partagée par quelques commentateurs de la réforme, qui déplorent qu’une simple faveur pour le créancier se soit transformée en un droit109.

Enfin, le législateur français a changé la nature profonde de cette ancienne maxime. Depuis la réforme de 2008, contra non valentem revêt indubitablement la nature d’une cause de suspension et non plus seulement celle d’un motif pour relever le créancier ou le verus dominus des conséquences de la prescription110. En effet, le nouvel article 2234 figure dans la Section 2 (« Des causes du report du point de départ ou de suspension de la prescription ») à côté de causes traditionnelles de suspension telles que le mariage ou la minorité. Nous pouvons prédire dans ce domaine une convergence durable du droit français et du droit louisianais.

B. – Contra non valentem en Louisiane : la fabuleuse vitalité d’une antique maxime

Le but de l’article 2251 du Code civil français était d’établir un

numerus clausus des cas de suspension et d’éliminer contra non valentem111. La volonté du législateur français voyagea jusqu’en Louisiane et le Code civil de la Louisiane de 1825 accueillit un article 3487 qui reprenait verbatim112 l’article 2251 du Code Napoléon : « La prescription court contre toutes personnes, à moins qu’elles ne soient dans quelque exception établie par la loi »113. La lettre de l’article 3487 fut maintenue dans l’article 3521 du Code de 1870114 et fut légèrement modifiée par une réforme de 1980 : « La prescription court contre toute personne, à moins qu’elle ne soit établie par quelque exception établie par la législation »115. On le voit, la volonté du législateur louisianais d’exclure contra non valentem est profondément enracinée.

Malgré de nombreuses tentatives du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire de rendre contra non valentem hors la loi, la maxime est devenue une pièce maîtresse du droit de la prescription ; son histoire est celle d’une grande aptitude à surmonter l’adversité.

109 C. BRENNER & H. LÉCUYER, « La réforme de la prescription », JCP 2009, éd. N, 1118,

n° 61. 110 Ibid. 111 A. D. FAVROT, « The Scope of the Maxim Contra Non Valentem in Louisiana », 12 Tul.

L. Rev. 244, 244 n° 2 (1938) (citant V. MARCADÉ, Explication du Code civil XII, De la prescription 216, n° 186 (7e éd. 1874)).

112 PALMER, supra note 10, 66 ; FAVROT, supra note préc., 245. 113 Art. 3487 C. civ. Louisiane (1825). 114 Ibid., art. 3521 (1870). 115 Ibid., art. 3467 (2011).

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La maxime est apparue en 1817 dans l’arrêt Quierry’s Executor v. Faussier’s Executor116, huit ans avant que l’article 3487 du Code civil de 1825 vienne tenter de mettre un terme à son existence. Dans cet arrêt, la Cour suprême de Louisiane appliqua contra non valentem à une situation où les tribunaux furent fermés en anticipation d’une invasion britannique, conséquence de la bataille de la Nouvelle-Orléans117. Avec le temps, la maxime continua son chemin dans la jurisprudence louisianaise.

En 1856, dans l’arrêt Reynolds v. Batson118, la Cour suprême de Louisiane résuma sa doctrine concernant les trois cas d’application de contra non valentem à la prescription liberandi causa : (1) « Lorsqu’il existait une cause qui a empêché les tribunaux ou ses auxiliaires d’agir ou de prendre connaissance de l’action du demandeur ; un groupe de cas reconnu par le droit romain comme permettant l’allocation de l’utile tempus119 » ; (2) « lorsqu’il y avait une condition ou une question associée au contrat ou en rapport avec la procédure qui a empêché le créancier de poursuivre ou d’agir »120 et (3) « lorsque le débiteur lui-même a agi efficacement pour empêcher le créancier de tirer avantage de son droit »121. Plus de cent ans après, dans l’arrêt fondateur Corsey v. State, le Juge Tate reconnut une quatrième catégorie d’application de contra non valentem – la discovery rule – « lorsque le droit n’est pas connu ou ne peut être raisonnablement connu du demandeur, même lorsque son ignorance n’a pas été causée par le défendeur »122.

116 4 Mart. (o.s.) 609, (La. 1817). 117 JANKE, Revisiting Contra Non Valentem, supra note 3, 498. 118 11 La. Ann. 729, 729 (1856). 119 Ibid., 730 (citant le Digeste de Justinien, lex. 1, lib. 44, t. 3 ; ibid. §§ 7-9, lex. 1, lib. 49,

t. 4 ; Smith v. Taylor, 10 Rob. 133 (La. 1845) ; Ayraud v. Babin’s Heirs, 7 Mart. (n.s.) 471 (La. 1829) ; Quierry, 4 Mart. (o.s.) 609).

120 Ibid., citant Flint v. Cuny, 6 La. 67 (1833) ; Landry v. L’Eglise, 3 La. 219 (1832). 121 Ibid., citant Martin v. Jennings, 10 La. Ann. 553 (1855) ; Boyle v. Mann, 4 La. Ann. 170

(1849). Certains ont noté que contra non valentem ne devrait pas être confiné à des catégories prédéterminées, mais être appliqué à chaque fois que des circonstances exceptionnelles le requièrent. V. E. S. HACKENBERG, « Puttering About in a Small Land: Louisiana Revised Statutes 9:5628 and Judicial Responses to the Plight of the Medical Malpractice Victim », 50 La. L. Rev. 815, 830 (1990). Cette vue est conforme à la jurisprudence : les quatre cas d’ouverture précités ne sont pas exhaustifs et il est donc toujours loisible à un juge d’étendre le champ de la maxime, par exemple au moyen d’un raisonnement par analogie. Cf. Bouterie v. Crane, 616 So.2d 657 (La. 1993).

122 375 So. 2d 1319, 1322 (La. 1979), citant Cartwright v. Chrysler Corp., 232 So. 2d 285 (La. 1970) ; Sumerall v. St. Paul Fire & Marine Ins. Co., 366 So. 2d 213 (La. App. 2 Cir. 1978). Un auteur suggéra, des années avant la reconnaissance de la « quatrième catégorie » d’application de contra non valentem dans le cas Corsey, que les tribunaux de Louisiane ne devraient pas étendre le champ de la maxime au point d’inclure la « discovery rule » :

« Generally speaking, these [three] categories are inclusive of every situation where the maxim is applied today with the exception of the case where the creditor is ignorant of the facts giving rise to his right of action. It is submitted that the sounder rule would be to exclude the latter exception, as the prescriptive periods usually allow ample time for a reasonably diligent creditor, in the absence of extraordinary circumstances, to obtain knowledge of his right of action and to

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Mais dans l’intervalle, contra non valentem subit un revers dans une série d’arrêts postérieurs à la Guerre de Sécession123. D’aucuns avancent que de nombreux plaideurs auraient utilisé la guerre civile pour excuser leur propre négligence et que bien que certains d’entre eux aient été réellement empêchés d’accéder aux tribunaux du fait de leur fermeture, ou pour tout autre empêchement, les tribunaux louisianais ont préféré rejeter toute exception basée sur la règle contra non valentem, sans égard pour les mérites de celle-ci124. D’autres suggèrent qu’en refusant d’appliquer la maxime, les tribunaux « se sont épargnés de trancher une grande question politique issue de la guerre civile », à savoir celle de la légalité des actes entrepris par des agents d’un gouvernement rebelle125.

Finalement, la défaveur croissante pour contra non valentem conduisit la Cour suprême de Louisiane à déclarer sa mort en 1869, dans l’arrêt Smith v. Stewart126, invoquant en ce sens l’article 3487 du Code civil127 et lavant ses mains d’un éventuel résultat injuste ; dura lex, sed lex128. Mais les mêmes cinq juges qui siégèrent dans l’affaire Smith appliquèrent la maxime sans la nommer, à peine deux ans après, dans l’arrêt Tutorship of Hewitt129. La Cour suprême de Louisiane rétablit nommément la maxime en 1880 dans l’arrêt Succession of Farmer130, et plus nettement encore dans l’arrêt McKnight v. Calhoun131.

Les tribunaux de Louisiane continuèrent à appliquer sans faillir la maxime contra non valentem, même si certains la considéraient comme une

prosecute it. The social benefits of the law of prescription are well known, and the general rule should admit of as few exceptions as are compatible with equity and justice. While the rule contra non valentem seems to be established in the jurisprudence of Louisiana in at least the three classes of cases mentioned above, the courts should be scrupulous not to extend its limits ».

FAVROT, supra note 111, 254. Cette quatrième catégorie est aujourd’hui regardée comme bienvenue car le droit de la Louisiane connaît des délais de prescription très brefs (un an en matière délictuelle), si bien que sans elle le droit ne pourrait prendre en compte la découverte tardive de certaines créances de réparations (dues à certaines maladies comme l’asbestose, par ex.) : v. GALLAUGHER, supra note 8, 388-90. V. aussi LICARI, supra note 3, 756-767.

123 V. supra note 90 et les développements correspondants. 124 V. FAVROT, supra note 111, 250 n° 37. 125 V. PALMER, supra note 10, 67 n° 250 ; v. aussi JANKE, Revisiting Contra Non Valentem,

supra note 3, 503-504. 126 21 La. Ann. 67 (1869). 127 Ibid., 79 (« So we think. ‘Prescription runs against all persons, unless they are included in

some exception established by law’ » (citant l’art. 3487 du Code civil de la Louisiane (1825)). 128 V. PALMER, supra note 10, 66 n° 244. 129 23 La. Ann. 682 (1871) (jugeant que la prescription n’avait pas couru pendant la tutelle et

avait été suspendue pendant une période de quatre ans après sa cessation). 130 32 La. Ann. 1037 (1880). 131 36 La. Ann. 408 (1884).

B. W. JANKE & F.-X. LICARI : LA MAXIME CONTRA NON VALENTEM 831

doctrine tombée en disgrâce132. Elle subit un ultime assaut en 1983, au cours du processus de réforme du titre du Code civil sur la prescription. Alors qu’il y eut une proposition de consacrer législativement contra non valentem133, le Parlement prit le chemin opposé en adoptant l’article 3467 du Code civil134. Désormais, au lieu d’accepter « quelque exception établie par le droit »135, ce qui pouvait théoriquement inclure une approbation jurisprudentielle de contra non valentem, le Code prévoit que la prescription « court contre toutes personnes à moins qu’elles ne soient dans quelque exception établie par la législation »136, qui implique que les exceptions ont maintenant un champ plus limité et n’incluent pas les règles jurisprudentielles d’équité. Néanmoins, le très controversé commentaire (d) de l’article 3467 indique : « Malgré le langage clair de l’article 3521 du Code civil de 1870, les tribunaux ont, dans des circonstances exceptionnelles, recouru à la maxime contra non valentem agere non currit praescriptio… Cette jurisprudence continue à être pertinente »137. Les tribunaux de Louisiane continuent en effet à appliquer la maxime138.

Eu égard aux assauts répétés et toujours plus nourris contre la maxime139, sa résistance est remarquable. Contra non valentem n’est pas

132 V. NICHOLS, supra note 11, 340 n° 16 (citant Israel v. Smith, 302 So. 2d 392, 393 (La.

App. 3 Cir. 1974) (« On the contrary our study indicates that the doctrine of [c]ontra non [valentem] has been given very limited application in Louisiana »).

133 Un premier projet d’article 3467 consacrait législativement contra non valentem, encore qu’un examen attentif du texte montre que la proposition n’envisageait que de reconnaître la troisième catégorie de la maxime formulée par le cas Reynolds : « La prescription libératoire est exceptionnellement suspendue lorsque l’introduction d’une demande en justice est empêchée par la fraude du créancier ou est rendue impossible par des circonstances exceptionnelles entièrement hors de la maîtrise du créancier, et lorsque le commencement de la prescription aurait pour résultat une évidente injustice ». V. Louisiana State Law Institute, Revision of the Louisiana Civil Code of 1870, Book III, Title XXIV (New), Doc. n° 1-29-2, art. 3467 (Council Meeting, Feb. 19, 1982). Le choix de l’Institut de droit de la Louisiane (sur cette organisme, v. A. TUNC, « Le Louisiana State Law Institute », 5 RIDC 718 (1953) et « L’œuvre doctrinale de l’Institut de droit de la Louisiane », 24 RIDC 101 (1972)) d’insérer simplement un « commentaire (d) » a été critiqué, car les commentaires n’ont pas de valeur juridique. V. S. SYMEONIDES, « One Hundred Footnotes to the New Law of Possession and Acquisitive Prescription », 44 La. L. Rev. 69, 139 n° 109 (1983) ; v. aussi Vernon V. PALMER, « The Death of a Code – The Birth of a Digest », 63 Tul. L. Rev. 221, 260–61 (1988).

134 V. GALLAUGHER, supra note 8, 387 : « In revising the Code, the legislature rejected a proposal to give statutory recognition to the doctrine of contra non valentem. Instead, the legislature chose to reemphasize the rule that prescription runs on a claim for personal injuries from the day of the injury rather than the time the plaintiff receives adequate notice. This could signal legislative disapproval of contra non valentem, suggesting that the courts should reappraise the scope of the doctrine ».

135 V. art. 3521 du Code civil de la Louisiane (1870). 136 V. art. 3467 du Code civil de la Louisiane (2011). 137 Ibid., commentaire (d). 138 V. par ex. : Corsey v. State, 375 So. 2d 1319, 1321-22 (La. 1979). Corsey est le cas le plus

fréquemment cité par les tribunaux de Louisiane appliquant contra non valentem : v. par ex. : Teague v. St. Paul Fire & Marine Ins. Co., 974 So. 2d 1266, 1274 (La. 2008).

139 V. supra notes 113-115 et les développements correspondants.

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seulement un outil équitable qui manque de base légale. C’est une doctrine qui a été expressément condamnée par le législateur140 et reconnue comme se trouvant « en contradiction directe avec les articles du Code civil »141. En conséquence, pour mettre en œuvre la maxime, le juge se trouve dans la position difficile d’appliquer le droit et de l’écarter en même temps142. L’utilité de celle-ci est cependant aisément compréhensible : il s’agit d’instiller de la flexibilité dans une institution (la prescription) rigide par nature. Bien que le juge soit tenté de choisir la facilité en rejetant la maxime sous couvert de l’autorité de la loi143, les vérités éternelles de la loi naturelle144 et de l’équité offrent une solide justification pour son emploi. Et lorsque les juridictions de Louisiane reconnaissent leur pouvoir limité de mettre en œuvre la maxime dans les cas exceptionnels, elles s’appuient sur l’autorité de la jurisprudence constante145.

Vu l’enracinement de la maxime, certains commentateurs ont soutenu qu’elle mérite d’être codifiée146 ; la réforme française de 2008 ne peut que les conforter147.

IV. LA MAXIME CONTRA NON VALENTEM S’APPLIQUE-T-ELLE À LA PRESCRIPTION ACQUISITIVE ?

En France, lorsque les tribunaux ressuscitèrent la maxime, ils

l’appliquèrent indistinctement à la prescription extinctive et à la prescription

140 V. supra notes 133 et 136 et les développements correspondants. 141 La Plaque Corp. v. Chevron U.S.A. Inc., 638 So. 2d 354, 356 (La. App. 1 Cir. 1994) ;

v. aussi Perrodin v. Clement, 254 So. 2d 704, 708 (La. App. 3 Cir. 1971) (citant Hyman v. Hibernia Bank & Trust Co., 71 So. 598, 600 (La. 1916)) : « It would seem that a literal interpretation of the language of the Code precludes a consideration of the doctrine ‘contra non valentem’ in this state ».

142 Le juge ne devrait pas être mis dans la position délicate d’agir à la fois comme iudex et praetor. Le législateur pourrait alléger le fardeau du juge en codifiant contra non valentem. V. NICHOLS, supra note 11, 362.

143 Art. 3467 C. civ. Louisiane (2011). 144 V. Rabel v. Pourciau, 20 La. Ann. 131, 131 (1868) : « This Court has always considered

the maxim, Contra non valentem agere non currit praescriptio, an axiom or first principle of natural law, and notwithstanding the terms of limitation in prescription, contained in the old, as well as the new, Code, [has] interpreted these terms in such a manner as to harmonize with this maxim of universal justice ».

145 Perrodin, 254 So. 2d at 708 : « Be this as it may, the Supreme Court has many times recognized the underlying justice of the doctrine and has applied it on many occasions ». V. La Plaque, 638 So. 2d, 356 notant que puisque contra non valentem « est en contradiction directe avec le Code civil », il « devrait être interprété strictement ») ; il est permis de s’interroger sur la réalité de cette « interprétation stricte ».

146 V. J. M. COSSICH, « The Suspension and Commencement of the Running of Liberative Prescription », 34 Loy. L. Rev. 341, 369-370 (1988) ; NICHOLS, supra note 11, 359-362.

147 V. supra., III, 18-20.

B. W. JANKE & F.-X. LICARI : LA MAXIME CONTRA NON VALENTEM 833

acquisitive, conformément à la tradition148. Bien que les cas dans lesquels la maxime s’applique soient rares et bien moins fréquents que dans le domaine de la prescription libératoire, son utilité ne fait pas de doute. D’aucuns mettent cependant en garde contre l’application de contra non valentem agere à l’usucapion149 et nous partageons ces inquiétudes.

Il convient tout d’abord de s’intéresser à la nature et à la fonction de la prescription acquisitive. Les tribunaux de Louisiane ne manquent pas de les rappeler et l’on note encore une fois une symbiose avec les enseignements du droit français. Le « but de la prescription acquisitive est d’assurer la certitude et la stabilité du titre d’une personne innocente dans le cadre de ventes effectuées dans des conditions normales »150. Plus largement (c’est-à-dire en considérant aussi bien l’acquisition de bonne foi que de mauvaise foi), la prescription acquisitive cherche à maintenir « le statu quo …afin de promouvoir la paix et la stabilité et d’éviter le recours à la justice personnelle lorsque naissent des différends relatifs à la propriété ou à la possession »151. Comme en matière de prescription libératoire, son « objectif fondamental est d’octroyer au défendeur une sécurité économique et psychologique lorsque aucune demande n’a été faite en temps opportun et de le protéger contre les demandes rassises ainsi que de la perte ou de la non-préservation des preuves pertinentes »152.

Les rédacteurs du Code civil considéraient qu’ « il y a de nombreux points de contact entre les deux prescriptions »153, le non des moindres

148 LEVY & CASTALDO, supra note 44. Il convient de se remémorer que, contrairement au

Code civil de la Louisiane, le Code civil français ne sépara la prescription acquisitive et la prescription extinctive en deux titres qu’à partir de la réforme de 2008.

149 Il est notable qu’un important auteur du milieu du vingtième siècle critiquait la résurrection de contra non valentem dans le champ de la prescription acquisitive. D’après Louis Josserand, « [E]lle [i.e., la cour de cassation] continue à faire prévaloir l’intérêt particulier d’un propriétaire à l’encontre de l’intérêt général qui veut que la propriété soit prouvée et consolidée par la prescription ». L. JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, I, n° 1594 (1938).

150 Bd. of Comm’rs v. Elmer, 268 So. 2d, 274, 283 (La. App. 4 Cir. 1972) ; V. aussi C. N. GARVEY, « Acquisitive Prescription – The 1982 Revision of the Louisiana Civil Code », 58 Tul. L. Rev. 618, 619 (1983).

151 Todd v. State, 474 So. 2d 430, 432 (La. 1985) : « The concept of possession, established by our Civil Code, is designed as a first step in protecting ownership, whether acquired by acquisitive prescription, title, or otherwise. The series of real actions set forth in our Code of Civil Procedure has been carefully structured to establish an orderly procedure by which questions concerning possession, and subsequently ownership, can be determined. Thereunder, the status quo is maintained in order to promote peace and stability and to avoid resort to self-help when disputes arise as to ownership and possession of property ».

152 Giroir v. S. La. Med. Ctr., 475 So. 2d, 1040, 1045 (La. 1985). 153 V. G. BAUDRY-LACANTINERIE & A. TISSIER, Traité théorique et pratique de droit

civil, Prescription, 3e éd. (1905) n° 34. Jean Domat observait : « Toutes ces sortes de prescription qui font acquérir ou perdre des

droits sont fondées sur cette présomption que celui qui jouit d’un droit doit en avoir quelque juste titre, sans quoi on ne l’aurait pas laissé jouir si longtemps, que celui qui cesse d’exercer un droit en a

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d’entre eux étant la conséquence précise et tranchante qui suit l’écoulement du temps. À ce moment fatidique, la qualité des parties change instantanément (sous réserve toutefois que le débiteur ou le possesseur invoque le bénéfice de la prescription). Dans le cadre de la prescription extinctive, le droit du débiteur (le droit d’être libéré de toute action du créancier) se voit consacré. Dans le domaine de l’usucapion, le possesseur devient propriétaire.

Contra non valentem opère comme une mesure protectrice des intérêts du créancier. Pourquoi la maxime ne pourrait-elle pas agir pour protéger les intérêts du propriétaire contre le possesseur ?

Cependant, dans le domaine de la prescription acquisitive on doit considérer que le besoin de sécurité et de stabilité est souvent plus large, car un droit de propriété dure par nature plus d’une génération et est susceptible d’affecter la situation juridique de tiers.

Notre propos est de déterminer dans quelle mesure contra non valentem s’applique à la prescription acquisitive en droit français. Ensuite, nous essaierons d’abattre une croyance bien enracinée en droit louisianais : que contra non valentem ne s’appliquerait pas en ce domaine. Le droit français fournit bien entendu des arguments contraires ; mais une analyse attentive de la jurisprudence louisianaise va aussi en ce sens.

A. – La jurisprudence française Une systématisation de la jurisprudence française révèle trois

hypothèses d’application de contra non valentem en droit de la prescription acquisitive. Le premier cas concerne les « impossibilités légales absolues », où une personne ne peut usucaper parce que la loi empêche le vrai propriétaire d’agir dans les temps.

Cette hypothèse peut être illustrée par une affaire dans laquelle un père consentit une donation-partage en 1844 favorisant une de ses filles de manière disproportionnée154. Trois ans plus tard, la fille avantagée vendit le bien reçu à un tiers. Lorsque le père mourut en 1867, ses héritiers attaquèrent le partage pour lésion et demandèrent à ce que le partage soit recommencé conformément à la loi155. L’action en rescision aboutit et annula en conséquence la vente consentie par la fille. L’acheteur agit en revendication de la propriété du terrain, arguant que si le contrat de vente était bien nul, il avait acquis la propriété du terrain sur le fondement de la été dépouillé par quelque juste cause, que celui qui est demeuré si longtemps sans exiger sa dette en a été payé ou a reconnu qu’il ne lui était rien dû » : Ibid., n° 27.

154 CA Montpellier, 10 janv. 1878, S. 1878, II, 313, 314. 155 Ibid., 315.

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prescription décennale. Il obtint gain de cause en première instance, mais la décision fut réformée en appel. La Cour d’appel jugea que la prescription n’avait pu courir en faveur de l’acheteur : les héritiers étaient non valens agere, puisqu’ils ne pouvaient agir en nullité du partage qu’une fois leur père décédé156.

La deuxième catégorie englobe des cas qui empêchent le propriétaire de s’opposer à la possession adverse (généralement des cas de force majeure : guerre, invasion, inondation, etc.). Son application est rare157.

La troisième application est encore plus rare. Elle concerne l’ignorance absolue du droit de propriété par son titulaire : l’effet acquisitif de la possession est neutralisé parce que le propriétaire n’était pas au courant d’une condition nécessaire pour préserver son droit de propriété contre le possesseur. Cette situation doit être distinguée soigneusement de la situation où le propriétaire ignore l’existence d’une possession adverse parce que celle-ci n’est pas visible. Dans ce cas, la possession est dite clandestine : elle est en conséquence privée d’effet si bien que la prescription ne saurait commencer158.

156 La Cour jugea : « La prescription n’a pu courir contre les appelants du vivant des ascendants du donateur,

puisqu’il est de principe que l’action en rescision ou en nullité contre un partage de présuccession ne s’ouvre pour les copartageants qu’après le décès du donateur ; que tant qu’il vit, ils sont sans qualité, sans titre et sans droit pour l’exercer. Or, comment le tiers détenteur d’un bien qui y a figuré pourrait-il prescrire contre eux, alors qu’ils sont eux-mêmes dans l’impuissance d’agir (contra non valentem agere non currit praescriptio) ; - Attendu que la prescription décennale invoquée n’est donc pas admissible ».

Ibid., note J.-E. LABBÉ ; v. aussi : CA Paris, 16 mars 1949, JCP 1949, éd. G., II, 4960, n. E. BECQUÉ : « Considérant, au regard de la prescription trentenaire, qu’elle ne saurait être opposée à celui qui se trouve dans l’impossibilité de faire valoir ses droits d’une manière quelconque ; - Qu’il en est ainsi vis-à-vis de l’héritier réservataire pour lequel la prescription ne peut courir que du jour de l’ouverture de la succession de son auteur, puisque jusqu’à cette date, il se trouvait sans qualité pour accomplir des actes même seulement conservatoires et que ce n’est que depuis ce jour qu’il a pu faire valoir ses droits ; - Considérant par suite qu’à l’égard de l’intimé, héritier réservataire de son père, la prescription n’a commencé à courir qu’à la date du décès de ce dernier ».

Ce cas applique contra non valentem sans le nommer. Pour une application plus récente de la notion d’empêchement juridique (procédural) absolu, v. Cass. 3e civ., 13 fév. 1979, Bull. civ. III, n° 37. Toutefois, une procédure en cours n’est pas nécessairement un empêchement absolu. Tout dépend de ses effets : v. Cass. 1ère civ., 20 janv. 1880, D. 1880, I, 65, 67.

157 Cass. 1ère civ., 18 fév. 1835, S. 1835, I, 72, jugeant que l’État français ne peut pas prescrire contre un émigré dont la propriété avait été séquestrée en vertu d’une loi adoptée pendant la révolution française ; v. en détail, J. B. THAYER et al., « The Effect of a State of War upon Statutes of Limitation or Prescription », 17 Tul. L. Rev. 416, 420-422 (1943).

158 En France comme en Louisiane, il est bien établi que le commencement de la prescription acquisitive requiert une possession qui contrarie si évidemment les droits du verus dominus que celui-ci ne peut ignorer que le possesseur entend faire valoir un droit de propriété. Dans le cas contraire, la possession est viciée car clandestine. V. par ex., Delacroix Corp. v. Perez, 794 So. 2d 862, 868-69 & n.1 (La. App. 4 Cir. 2000) ; Cass. 1ère civ., 7 juill. 1965, Bull. civ. I, n° 459 ; TERRÉ & SIMLER, supra note 56, n° 166 ; M. H. RISEMAN, « Elementary Considerations in the

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On peut relever un arrêt discutant de cette application de contra non valentem, mais refusant de l’appliquer in casu159. Dans cette affaire savoureuse, les habitants de la ville de Moirans invoquèrent leur méconnaissance des termes exacts d’une charte seigneuriale de 1313 qui leur avait accordé de prendre du bois dans une forêt appartenant à la commune. Cinq cents ans après, la ville soutint que la servitude avait été modifiée par prescription acquisitive. La ville arguait que les habitants devaient payer une taxe (laquelle ne figurait pas dans la charte) et que la quantité de bois prise par les habitants différait de celle prévue dans la charte. Les habitants soutinrent que la prescription ne pouvait leur être opposée, car ils n’avaient pu agir, la charte étant rédigée en latin, ce qui les avait empêchés de connaître l’étendue exacte de leurs droits et obligations. La Cour d’appel de Besançon refusa d’appliquer contra non valentem, car la charte seigneuriale avait été traduite en français et se trouvait entre les mains d’un des habitants, si bien que l’ignorance invoquée ne pouvait être raisonnable. La Cour ajouta que si l’ignorance pouvait être reconnue dans le domaine de la prescription acquisitive, encore fallait-il que celle-ci fût absolue, de la nature de la force majeure et qu’un tel cas serait certainement rare160.

Il est douteux qu’un tel cas puisse voir le jour. Nous exprimons notre réticence vis-à-vis de l’excuse d’ignorance dans le cadre de la prescription acquisitive, même sous la condition de l’application d’un critère strict161. Après tout, la prescription acquisitive requiert une inaction, qui est souvent le fruit de l’ignorance. Si les tribunaux acceptaient un tel argument, ce serait

Commencement of Prescription on Immovable Property », 12 Tul. L. Rev. 608, 611 & n.14 (1938). Parfois, la jurisprudence méconnaît cette règle fondamentale. V. Cass. 3e civ., 27 mars 2002, n° 00-16643 ; v. infra l’arrêt de la Cour de cassation cité à la note 160.

159 CA Besançon, 20 mai 1891, D. 1894, I, 181. 160 La Cour d’appel de Besançon exprima la « discovery rule » à la française avec élégance et

précaution : « Attendu que, dès que la jurisprudence a admis, par interprétation de l’article 2251, que la

prescription ne court point contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement quelconque résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure (Civ. req. 28 juill. 1870, 1870 Dalloz Périodique, 1, 309), il est bien difficile de ne pas reconnaître par voie de conséquence, que l’ignorance absolue de son droit, assimilable à la force majeure, pourra, dans certaines hypothèses, être classée parmi les impossibilités d’agir suspensives de la prescription; mais qu’il faudra cependant avoir soin de distinguer entre le cas le plus fréquent où l’ignorance sera le résultat de la négligence, de l’incurie, d’une faute, en un mot, à laquelle la loi ne peut attacher aucune faveur, et le cas plus rare ou un obstacle invincible ou bien des circonstances tout à fait exceptionnelles auront empêché l’intéressé, malgré ses diligences, de connaître le titre d’où dérive son droit ».

A fortiori, il ne peut exister d’ignorance équivalente à la force majeure lorsque le propriétaire vit sur le terrain et peut ainsi voir aisément les actes de possession : Cass. 3e civ., 27 mars 2002, n° 00-16643.

161 À cet égard, il semble que la réforme de 2008 n’ait pas fait preuve de la même prudence. V. art. 2227 C. civ. nouv.

B. W. JANKE & F.-X. LICARI : LA MAXIME CONTRA NON VALENTEM 837

ouvrir la boîte de Pandore et courir le risque d’ébranler les fondations de la prescription acquisitive.

B. – La jurisprudence louisianaise Est-ce qu’en Louisiane aussi contra non valentem s’applique à la

prescription acquisitive ? La question sonne étrangement à des oreilles civilistes. Historiquement, la maxime s’est d’abord développée au sein la prescription acquisitive, aussi bien en droit français qu’en droit romain162. On peut s’attendre légitimement à la même solution dans le droit de la Louisiane.

Dans l’affaire Broh v. Jenkins, le fameux juriste Edward Livingston argumenta de manière convaincante en faveur de la maxime devant la Cour suprême de Louisiane en vue de neutraliser la prescription acquisitive d’un esclave vendu par un non-propriétaire en Caroline du Sud, au motif que l’acheteur avait possédé l’esclave dans un territoire en dehors de la juridiction de la Louisiane. Au soutien de son argumentation, Livingston invoqua Pothier163.

Néanmoins, la Cour suprême de Louisiane exprima son hostilité à l’application de la maxime à la prescription acquisitive. Ce fut dans un des arrêts de principe en matière de droit de la prescription, Reynolds v.

162 L. SOLIDORO MARUOTTI, « La perdita dell’azione civile per decorso del tempo nel

diritto romano. Profili generali », 2010(3) Teoria e Storia del Diritto Privato 170-71. 163 Broh v. Jenkins, 9 Mart. (o.s.) 526 (La. 1821). Edward Livingston soutint : « [N]o suit could be brought, until the slave or the holder came within the jurisdiction of our

courts ; and, therefore, it would seem both unjust and against the spirit of the law, to give effect to a prescription which the true proprietor could not have avoided, by bringing his action. Poth. Ob. n. 678, gives us the reasons on which the prescription (of action) is founded, which he says, are two ; 1. Presumption of payment ; 2. As a penalty for negligence, in not prosecuting a right. The first of those reasons cannot apply in the case of a prescription, founded on possession ; it must then be for the second reason, and for the obvious one, of the interest which every community has of protecting long possessions, that the prescription of this kind, here pleaded, was established. But the negligence, for which the party is to be punished, must surely be one which respects our own laws ; so heavy a penalty would never be imposed to make our citizens vigilant with respect to the laws of other countries ; but there can be no negligence imputed to a man, who has no opportunity of applying to the laws of his own country, and thus Pothier teaches us expressly, n. 679. Il résulte de ce qui vient d’être dit, que le temps de la prescription ne peut commencer à courir que du jour que le créancier a pu intenter sa demande ; car on ne peut pas dire qu’il a tardé à l’intenter tant qu’il ne pouvoit pas l’intenter ; de là, cette maxime générale sur cette matière : contra non valentem agere, nulla currit prescriptio ».

D’autres juristes de la même époque ont milité pour l’application de contra non valentem dans le domaine de l’usucapion. V. Davis v. Prevost, 12 Mart. (o.s.) 445, 466-74 (La. 1822) (écritures en appel de Bullard).

REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 4-2011 838

Batson164, une affaire où le scenario était le même : la possession adverse d’un esclave.

Le Juge-en-Chef Merrick donne deux raisons pour exclure la maxime du domaine de l’usucapion. Tout d’abord, « la suspension de la prescription dans le but d’accorder un utile tempus a généralement était considérée par les civilistes comme devant intervenir pour les seules courtes prescriptions. Les prescriptions longues et celles par lesquelles la propriété était acquise … ont toujours été computées de manière continue ». Ensuite, le Juge-en-Chef Merrick ne « pense pas qu’un arrêt puisse être trouvé dans nos recueils, où la maxime « contra non valentem agere non currit prescriptio » [sic] ait été appliquée pour relever un demandeur lorsque la prescription avait été plaidée acquirendi causa. Elle a été appliquée aux prescriptions liberandi causa dans trois groupes de cas … ».

En premier lieu, vu de France comme de Louisiane, il est permis d’être surpris qu’un Juge-en-Chef ait pu citer au soutien de son opinion un jurisconsulte allemand écrivant sur le droit romain moderne, Friedrich Karl von Savigny (1779-1861). La référence à Savigny s’explique probablement par l’énorme prestige de l’auteur165 aux États-Unis ainsi que par l’influence du droit romain au cours des premières décennies d’existence du droit de la Louisiane166. Néanmoins, l’ouvrage sur lequel le Juge-en-Chef Merrick s’appuie, Das Recht der Besitz (1803), dans lequel Savigny expose sa théorie de la possession, avait été sévèrement critiqué par un éminent juriste de l’époque167. Mais c’est surtout pour des raisons pratiques que nous considérons le recours à l’autorité de Savigny comme erroné : certes, les cas dans lesquels les tribunaux suspendent de longs délais de prescription sont plus rares puisque la nécessité d’une suspension diminue avec le passage du

164 11 La. Ann. 729 (1856). 165 V. par ex. : M. H. HOEFLICH, « Savigny and His Anglo-American Disciples », 37 Am. J.

Comp. L. 17 (1989) ; R. A. POSNER, « Savigny, Holmes, and the Law and Economics of Possession », 86 Va. L. Rev. 535 (2000). Pour une comparaison des positions de Savigny et de O. W. HOLMES, Jr., v. ibid., 535-551.

166 V. S. HERMAN, « The Contribution of Roman Law to the Jurisprudence of Antebellum Louisiana », 56 La. L. Rev. 257 (1995). Quoi qu’il en soit, on se serait attendu à la citation d’une source française ou espagnole.

167 Le Juge-en-Chef Merrick avait probablement lu le compte-rendu de la traduction française de ce fameux traité, écrit par Gustavus Schmidt quelques années plus tôt. V. G. SCHMIDT, Traité de la possession, d’après les principes du droit romain, par Mr. Fr. Ch. De Savigny, Conseiller intime de justice, Professeur ordinaire à la Faculté de Droit de l’Université, et membre de l’Académie des Sciences de Berlin [A Treatise of Possession According to the Roman Law, by F.C. Savigny, Counsellor of State, Professor of Law at the University of Berlin], La. L.J., mai 1841, 47. Dans la conclusion de sa recension, Schmidt affirme que « his work is of little practical value in the United States ». Ibid., 64. Un autre compte-rendu, originellement écrit en français par Leopold August Warnkönig, un collègue et ami de Savigny, avait été publié trois ans auparavant. V. L. A. WARNKÖNIG, « Analysis of Savigny’s Treatise on the Law of Possession », 19 Am. Jurist & L. Mag. 13 (1838).

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temps. Néanmoins, la rareté des applications n’est pas un motif suffisant pour écarter la maxime.

La deuxième raison invoquée par le Juge-en-Chef Merrick est encore moins convaincante. Le fait que les tribunaux de Louisiane n’eurent jamais l’occasion d’appliquer la maxime à la prescription acquisitive ne permettait certainement pas de déduire qu’elle lui était inapplicable en principe. Le silence n’est pas un dictum et encore moins du droit168. Il est regrettable que le Juge-en-Chef ait mis à l’écart la maxime trop rapidement sur la base d’un raisonnement fragile.

Quoi qu’il en soit, les juristes confrontés à cette question suivraient-ils le « précédent » du Juge Merrick169 ? Certainement pas, dans la mesure où certaines décisions récentes reconnaissent expressément l’applicabilité de contra non valentem à la prescription acquisitive. Dans au moins deux cas, les juridictions saisies n’ont pas rejeté l’application de contra valentem par principe, mais seulement, in casu, pour des raisons factuelles170. Mais si l’on considère les arrêts dans lesquels les tribunaux de Louisiane ont qualifié de personnelles des actions qui étaient en vérité réelles171, et ont appliqué la prescription libératoire au lieu d’appliquer la prescription acquisitive, on découvre alors de nombreux cas dans lesquels contra non valentem a été appliqué à la prescription acquisitive172.

Par exemple, l’affaire McGuire v. Monroe Scrap Material Co.173 présente un cas d’appropriation illicite de biens meubles dans lequel le demandeur a invoqué contra non valentem agere parce qu’il avait longtemps

168 Et même si tel était le cas, les tribunaux de Louisiane n’adhèrent pas à la règle du stare

decisis, mais à la notion civiliste de jurisprudence constante. V. M. E. BARHAM, « La méthodologie du droit civil de l’État de Louisiane », 27 RIDC 797 (1975), 806-807 ; J. L. DENNIS, « Interpretation and Application of the Civil Code and the Evaluation of Judicial Precedent », 54 La. L. Rev. 1 (1993) ; M. GARVEY ALGERO, « The Sources of Law and the Value of Precedent: A Comparative and Empirical Study of a Civil Law State in a Common Law Nation », 65 La. L. Rev. 775, 792 (2005) ; J. E. DUNAHOE, « « Jurisprudence Désorientée » : The Louisiana Supreme Court’s Theory of Jurisprudential Valuation, Doerr v. Mobil Oil and Louisiana Electorate of Gays and Lesbians v. State », 64 La. L. Rev. 679 (2004). Pour une opinion contraire et ancienne, v. C. G. DAVIDSON, « Stare Decisis in Louisiana », 7 Tul. L. Rev. 100, 116 (1932).

169 FAVROT, supra note 111, 246. 170 V. par ex. : Jordan v. Richards, 38 So. 206, 207-208 (La. 1905) ; Adger v. Oliver, 66 So.

2d 625, 628 (La. App. 2 Cir. 1953) : « We are further impressed with the considered conclusion that the maxim above quoted, which is strongly relied upon by counsel, is without any application whatsoever under the facts of the instant case ».

171 V. Songbyrd, Inc. v. Bearsville Records, Inc., 104 F.3d, 773, 778 (5th Cir. 1997) : « [A] number of older Louisiana decisions applied either one-year or ten-year periods of liberative prescription on the erroneous assumption that the revindicatory action is personal in nature, either delictual or quasi-contractual » (les références ont été supprimées).

172 V. J. E. GODFREY, Jr., « Civil Law Property – Prescription – Prescriptive Period Applicable to Actions Based on Article 667 », 26 La. L. Rev. 409, 412 (1965) : « The Louisiana courts have recognized that actions which appear to be delictual in nature may not be ».

173 180 So. 413 (La. 1938).

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ignoré l’identité du voleur174. Bien que le litige ait été tranché sur le fondement des règles de la responsabilité délictuelle, le cas posait la question de la prescription acquisitive175. Le demandeur fut admis à recouvrer la propriété de ses biens176. La Cour accepta d’appliquer contra non valentem, mais si elle avait refusé, le défendeur aurait nécessairement acquis la propriété des biens par le passage du temps177.

Les meilleures illustrations de l’application de la maxime à la prescription acquisitive de biens immeubles178 comme de bien meubles179 se trouvent dans deux arrêts rendus par des juridictions fédérales.

Dans la première espèce, Cross v. Lucius180, les demandeurs formulaient une action sur la base du § 1983 de la loi sur les droits civiques (Civil Rights Act) contre des propriétaires d’un terrain au motif que ceux-ci les auraient illégalement privés de la propriété de celui-ci181. Les demandeurs dont les ancêtres noirs avaient autrefois occupé le terrain, soutenaient que l’ancêtre des actuels propriétaires avait fabriqué un faux faisant de lui l’acheteur du terrain et des ancêtres des demandeurs, les vendeurs. Les défendeurs avaient occupé le terrain environ cinquante ans avant que les demandeurs n’intentent une quelconque action. L’action se déroulait sur le terrain délictuel, mais le remède recherché impliquait la reconnaissance de droits réels. La Cour du cinquième circuit nota justement que le mécanisme approprié pour recouvrer la propriété du terrain, bien que non évoqué dans les écritures des parties, était une action pétitoire, sur la base de l’article 3651 du Code civil de Louisiane182. L’analyse de la Cour est éclairante. Les demandeurs invoquèrent contra non valentem en ces termes : « La règle ancienne selon laquelle ‘les lois en matière de prescription ne courent pas contre ceux qui sont empêchés d’agir’ devrait s’appliquer et donc suspendre le cours des lois »183. La cour récapitula : « Le cœur de l’argumentation est que les Noirs du nord de la Louisiane se sont trouvés dans l’impossibilité d’agir en justice contre les Blancs au cours des cinquante dernières années à cause des préjugés raciaux, prétendument enracinés dans la société de la Louisiane du Nord, lesquels les ont empêchés d’obtenir soutien financier et représentation en justice ». La Cour exprima son désaccord avec les demandeurs quant à

174 Ibid. 175 Ibid., 415-416. 176 Ibid., 416. 177 V. aussi Aegis Ins. Co. v. Delta Fire & Cas. Co., 99 So. 2d 767 (La. App. 1 Cir. 1958)

(appliquant contra non valentem et le raisonnement développé dans le cas McGuire). 178 Cross v. Lucius, 713 F.2d 153 (5th Cir. 1983). 179 Keim v. La. Historical Ass’n Confederate War Museum, 48 F.3d 362 (8th Cir. 1995). 180 713 F.2d 153. 181 Ibid, 155. 182 Ibid., 155-156. 183 Ibid., 157.

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l’application de contra non valentem dans ce cas : « Ici,… on ne trouve aucune allégation selon laquelle les défendeurs ou même leur ancêtre ont empêché les demandeurs d’exercer une action ou les ont maintenus dans l’ignorance de leur droit, ni même qu’il existait un obstacle légal à une telle action. Il semblerait que les demandeurs n’aient même pas essayé de contacter un avocat jusqu’à ce qu’ils obtiennent les services de leur conseil actuel. Nous concluons que les tribunaux de Louisiane n’appliqueraient pas la règle contra non valentem dans un tel cas… Même s’il fallait accorder du crédit aux allégations des demandeurs selon lesquelles ils n’avaient pu obtenir une représentation en justice au début de ce siècle parce qu’aucun avocat n’aurait représenté une personne noire dans une action intentée contre une personne blanche, les demandeurs ont reconnu durant la phase orale de la procédure que la situation s’était améliorée à partir des années soixante, peut-être comme résultat de l’essor des procès relatifs aux droits civiques pendant cette période. Les demandeurs ont tardé vingt années supplémentaires avant d’intenter la présente action »184.

Dans le second cas, Keim v. Louisiana Historical Association Confederate War Museum185, la Cour d’appel fédérale du huitième circuit eut la rare occasion d’appliquer le droit louisianais. Le conflit portait sur la propriété d’un drapeau de l’armée des Confédérés186. Le drapeau avait été volé puis revendu à un tiers. Le musée en revendiquait la propriété tandis que l’acheteur soutenait en être le légitime propriétaire187. La Cour d’appel confirma le jugement de première instance qui avait considéré que l’acheteur avait acquis la propriété du drapeau en vertu de l’article 3491 du Code civil de la Louisiane, puisque le vendeur du drapeau avait « été en possession du drapeau de manière ininterrompue pendant au moins seize ans, et donc bien au-delà des dix ans requis par la loi sur la prescription acquisitive »188. La cour déclina l’application de contra non valentem, non par principe, mais parce que le musée connaissait la disparition du drapeau189. La cour expliqua que selon elle, la maxime s’applique « lorsque

184 Ibid., 158 ; v. aussi Cent. Pines Land Co. v. United States, 274 F.3d 881 (5th Cir. 2001)

(concernant une servitude minérale [i.e. gazière et pétrolière]). 185 48 F.3d 362 (8th Cir. 1995). 186 Ibid., 363. 187 Ibid., 364. 188 Ibid., 365. 189 Ibid., (citant Henson v. St. Paul Fire & Marine Ins. Co., 354 So. 2d 612, 615 (La. App. 1

Cir. 1977), aff’d, 363 So. 2d 711 (La. 1978) ; Aegis Ins. Co. v. Delta Fire & Cas. Co., 99 So. 2d 767, 786 (La. App. 1 Cir. 1958).

La cour expliqua : « Nor does the Museum qualify under the doctrine of contra non valentem agere nulla currit

prescriptio [sic]. (« No prescription runs against a person unable to bring an action »). Under this doctrine, the prescription period may be tolled where the plaintiff is unaware of his injuries or their cause because of some deception on the part of the defendant. Here, however, the Museum had

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le demandeur n’est pas conscient du préjudice qu’il a subi ou ne connaît pas sa cause en raison d’un comportement frauduleux du défendeur »190. Même si l’analyse de la maxime par la Cour n’est que partiellement correcte, il est permis de se demander si elle aurait été encline à appliquer la maxime dans le cas où le musée aurait ignoré la disparition du fanion191.

Bien que les occasions d’appliquer contra non valentem à la prescription acquisitive soient peu fréquentes, la limitation de son champ à la prescription extinctive est un mythe juridique louisianais.

Les juridictions de France et de Louisiane ont construit avec le temps un solide édifice jurisprudentiel au soutien de cette maxime, mais elles ont toujours été conscientes de la portée de leur pouvoir de modeler un droit contraire au code. Les hésitations des tribunaux de Louisiane à appliquer contra non valentem dans le royaume de la prescription acquisitive sont compréhensibles, mais il n’y a aucune raison qu’ils s’en privent lorsque cela est approprié.

V. CONCLUSION

La règle contra non valentem s’est développée en Louisiane à partir de la tradition juridique française. Après son voyage en Louisiane, la maxime a continué à connaître un destin remarquablement similaire en France et en Louisiane pendant deux cents ans. Ici comme là-bas, le législateur a voulu la réduire au silence, les tribunaux l’ont appliquée ou non et la doctrine l’a adoptée avec précaution. Maintenant que le législateur français l’a codifiée, il semble opportun que la Louisiane fasse de même afin que les tribunaux de Louisiane n’en soient plus réduits à appliquer une règle d’équité « contraire à la loi » et qui est au mieux soutenue par la jurisprudence et un commentaire douteux d’un article du code192. La prescription est par nature rigide et c’est pour cette raison que contra non valentem est indispensable. La rudesse de ses conséquences n’est supportable que si le droit offre un remède équitable pour ceux qui sont non valens agere.

sufficient notice of the flag’s whereabouts and, therefore, its potential cause of action, more than ten years prior to the filing of this action, but instead chose not to pursue its claim ».

190 Ibid. 191 À nouveau, ce cas soulève la question de ce qu’il convient de qualifier d’ « ignorance

absolue ». 192 Il existe dans les codes de la Louisiane des traces de contra non valentem, des codifications

partielles. V. par ex. l’article 755 du Code civil de la Louisiane (2011) (« Si le propriétaire du fonds dominant est empêché de faire usage de la servitude par un obstacle qu’il ne peut ni prévenir ni supprimer, la prescription par non-usage est suspendue pour cette raison pour une période maximale de dix années ») ; cf. La. Rev. Stat. Ann. § 31:59 (2000) (« Si le titulaire d’une servitude minérale est empêché d’en faire usage par un obstacle qu’il ne peut ni prévenir ni supprimer, la prescription par non-usage ne court pas aussi longtemps que l’obstacle demeure »). V. aussi supra note 102 (conflit de lois).