Les « religions orientales » dans le monde romain : un objet d’âpres débats au début du 20e...

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EUROCLIO est un projet scientifique et éditorial, un réseau d'institutions de recherche et de chercheurs, un forum d'idées. EUROCLIO, en tant que projet éditorial, comprend deux versants : le premier versant concerne les études et documents, le second versant les instruments de travail. L'un et l'autre visent à rendre accessibles les résultats de la recherche, mais également à ouvrir des pistes en matière d'histoire de la construction/intégration/unification européenne. La collection EUROCLIO répond à un double objectif: offrir des instruments de travail, de référence, à la recherche; offrir une tribune à celle-ci en ter- mes de publication des résultats. La collection comprend donc deux séries répondant à ces exigences : la série ÉTUDES ET DOCUMENTS et la série RÉFÉRENCES. Ces deux séries s'adressent aux bibliothèques générales et/ou des départements d'histoire des universités, aux enseignants et chercheurs, et dans certains cas, à des milieux professionnels bien spécifiques. La série ÉTUDES ET DOCUMENTS comprend des monographies, des re- cueils d'articles, des actes de colloque et des recueils de textes commentés à destination de l'enseignement. La série RÉFÉRENCES comprend des bibliographies, guides et autres instru- ments de travail, participant ainsi à la création d'une base de données con- stituant un «Répertoire permanent des sources et de la bibliographie relatives à la construction européenne>>. Sous la direction de Éric BussJÈRE, Université de Paris-Sorbonne (France), Michel DUMOULIN, Louvain-la-Neuve (Belgique), & Antonio VARSORI, Universita degli Studi di Padova (ltalia) / HOMMES ET RESEAUX : BELGIQUE, EUROPE ET OUTRE-MERS LIBER AMICORUM MICHEL DUMOULIN Vincent DUJARDIN & Pierre TILLY (dir.) avec la collaboration de Quentin Jouan Euroclio n° 50

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EUROCLIO est un projet scientifique et éditorial, un réseau d'institutions de recherche et de chercheurs, un forum d'idées. EUROCLIO, en tant que projet éditorial, comprend deux versants : le premier versant concerne les études et documents, le second versant les instruments de travail. L'un et l'autre visent à rendre accessibles les résultats de la recherche, mais également à ouvrir des pistes en matière d'histoire de la construction/intégration/unification européenne.

La collection EUROCLIO répond à un double objectif: offrir des instruments de travail, de référence, à la recherche; offrir une tribune à celle-ci en ter­mes de publication des résultats. La collection comprend donc deux séries répondant à ces exigences : la série ÉTUDES ET DOCUMENTS et la série RÉFÉRENCES. Ces deux séries s'adressent aux bibliothèques générales et/ou des départements d'histoire des universités, aux enseignants et chercheurs, et dans certains cas, à des milieux professionnels bien spécifiques.

La série ÉTUDES ET DOCUMENTS comprend des monographies, des re­cueils d'articles, des actes de colloque et des recueils de textes commentés à destination de l'enseignement.

La série RÉFÉRENCES comprend des bibliographies, guides et autres instru­ments de travail, participant ainsi à la création d'une base de données con­stituant un «Répertoire permanent des sources et de la bibliographie relatives à la construction européenne>>.

Sous la direction de

Éric BussJÈRE, Université de Paris-Sorbonne (France), Michel DUMOULIN, Louvain-la-Neuve (Belgique), & Antonio VARSORI, Universita degli Studi di Padova (ltalia)

/

HOMMES ET RESEAUX : BELGIQUE, EUROPE ET OUTRE-MERS

LIBER AMICORUM MICHEL DUMOULIN

Vincent DU JARDIN & Pierre TILLY (dir.)

avec la collaboration de Quentin Jouan

Euroclio n° 50

Les« Religions orientales» dans le monde romain

Un objet d'âpres débats au début du 20e siècle*

Françoise V AN HAEPEREN

Professeur, Université catholique de Louvain

« On peut dire que, si le christianisme eût été arrêté dans sa crois­sance par quelque maladie mortelle, le monde eût été mithriaste »1

. Cette phrase célèbre de Renan évoque la puissance attribuée au culte de Mithra, posé comme concurrent du christianisme, durant les premiers siècles de notre ère. Outre Mithra, on compte traditionnellement au rang des divinités orientales, adversaires de la religion chrétienne, la Mère des dieux, originaire de Phrygie ou !'Égyptienne Isis par ex. « Religions orientales » : j'ai délibérément entouré la formule de guillemets dans mon titre. D'une part, parce qu'il s'agit d'un concept moderne, qui appa­raît au 19e siècle et dont on n'a pas de traces dans les sources anciennes2

D'autre part, parce que cette expression correspond au titre d'un ou­vrage qui a très largement contribué à la diffusion de ce concept, Les religions orientales dans le paganisme romain, de Franz Cumont, historien belge des religions (1868-1947), à la réputation mondiale3

• Ce petit livre, qui reprend les conférences données par Cumont en 1905 au Collège de France, s'adresse à un large public. Il connaît dès sa parution !;ln 1906 un grand succès : plusieurs fois réédité, il fait aussi rapidement l'objet de nombreuses traductions et provoque un vif intérêt, tant auprès

C'est avec plaisir et reconnaissance que je dédie ces pages à Michel Dumoulin, ancien directeur de l'Institut historique belge de Rome, qui a toujours compris que l'histoire de !'antiquité était aussi de l'histoire contemporaine. Renan, E., Marc-Aurèle et la fin du monde antique, Paris, Calmann Lévy, 1882, p. 579 (Histoire des origines du christianisme, 7). Voir Bonnet, C., «Les religions orientales au laboratoire de l'hellénisme. 2. Franz Cumont», inArchiv für Religionsgeschichte, vol. 8, Berlin, 2006, p. 181-205. Pour une biographie de Fr. Cumont, voir Bonnet, C., La correspondance scientifique de Franz Cumont conservée à l 'Academia Belgica de Rome, Bruxelles-Rome, Institut historique belge de Rome, 1997, p. 1-67.

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du public cultivé que des spécialistes. Il suscite louanges mais aussi critiques virulentes, qui s'expriment notamment dans les très nombreux comptes rendus qui lui sont consacrés.

Schématiquement, les idées maîtresses de ce livre sont les suivantes : les religions orientales ont répandu dans le monde romain des concep­tions religieuses plus élevées que celles du paganisme romain, décadent depuis Auguste au moins. En effet, ces religions parlaient davantage aux sens, à l'intelligence et à la conscience. En diffusant ces conceptions nouvelles, liées principalement à la quête du salut et à la purification morale, les religions orientales ont préparé le «triomphe de l'Église». C'est donc une vision évolutionniste de l'histoire des religions que propose Cumont : la religion romaine, encore empreinte de primitivisme, évolue sous l'Empire grâce à l'influence des religions orientales qui facilitent le succès du christianisme, en diffusant des conceptions plus nobles de la religion.

Les «religions orientales», qu'il s'agisse du concept ou du livre de Cumont, ont, depuis près d'un quart de siècle, suscité de nouveaux débats, sous l'impulsion des facteurs suivants: la transformation radicale des études sur la religion romaine depuis les années 1980 ; les re­cherches dont Cumont et son œuvre font l'objet depuis les années 1990.

D'une part, le renouveau qui marque les études sur la religion ro­maine depuis les années 1980 a eu des conséquences profondes sur la manière d'envisager les «religions orientales». La religion publique romaine n'est plus aujourd'hui considérée comme une religion froide et prosaïque, incapable de parler au cœur des hommes et décadente dès Auguste. Désormais, elle est traitée comme un phénomène inscrit au . cœur de la cité, qui vise comme but premier le bien-être terrestre des citoyens : les dieux, partenaires de la cité, lui garantissent la réussite s'ils reçoivent les honneurs qui leur sont dus. L'évolution religieuse sous l'Empire n'est plus soumise à une interprétation linéaire, voire téléologique, dans laquelle les «cultes orientaux» représentent l'étape entre le polythéisme gréco-romain et le christianisme. Les cultes de l'Empire que l'on qualifiait d' « orientaux » ou « à mystères » sont davantage étudiés au sein des systèmes religieux, civiques ou commu-.' nautaires dans lesquels ils sont pratiqués4

• Ils apparaissent ainsi beau­coup plus proches de la religion traditionnelle que du christianisme et le concept de « religions orientales » forgé au 19e siècle semble désormais

4 Voir par ex. Beard, M., North, J. et Price, S., Religions of Rome, Cambridge, Cam­bridge University Press, 1998, p. 246-247 et sq. ; Belayche, N., « "Deae Suriae Sa· crum". La romanité des cultes "orientaux"», in Revue historique, vol. 615, Paris! 2000, p. 565-592; Scheid, J., «Religions in Contact», in Johnston, S.I. (ed.), Reli' gions of the Ancient World. A Guide, Cambridge (Mass.)/Londres, Harvard Universi· ty Press, 2004, p. 112-126.

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inopérant, même si cette constatation ne plaît pas à tout le monde. D'autres pistes de recherches doivent être et sont explorées5

D'autre part, les recherches sur Cumont et son œuvre, qui se déve­loppent depuis les années 1990, notamment sous l'impulsion de C. Bonnet, ont amené à considérer ses travaux non plus seulement comme des références toujours utiles aux antiquisants mais comme des témoins de l'histoire intellectuelle et culturelle de la fm du 19e et de la première moitié du 20e siècle - l' œuvre du maître, comme plusieurs l'appelaient, a peu à peu basculé dans l'historiographie6

• C'est à ce titre qu'elle fait l'objet d'une entreprise internationale de réédition7 et c'est dans ce cadre que j'ai été amenée à m'intéresser aux Religions orien­tales de Cumont.

Quelles sources utiliser pour étudier la réception de cet ouvrage ? Les grands espoirs fondés sur la très riche correspondance passive de Cumont, conservée à l' Academia Belgica à Rome8

, n'ont malheureuse­ment pas été rencontrés. Cumont a vraisemblablement préservé ailleurs les lettres qui lui ont été envoyées à ce propos (on en connaît l'existence par sa correspondance active et les notes manuscrites qu'il a prises dans son exemplaire des Religions orientales).

Les archives du savant ont indiqué une autre voie : l'auteur a conser­vé une petite dizaine de comptes rendus de son livre dans une enve­loppe. Ceux-ci montrent déjà que ce petit livre a provoqué des réactions fort contrastées. Forte de cette constatation, je me suis mise à la re-

Voir par ex. Bonnet, C., Rüpke, J. et Scarpi, P. (eds.), Religions orientales, culti misterici, Mysterien : Nouvelles perspectives - nuove perspettive - neue Perspek­tiven, Stuttgart, Steiner, 2006 (Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beitriige, 16); Bonnet, C., Pirenne-Delforge, V. et Praet, D. (eds.), Les religions orientales dans le monde grec et romain: cent ans après Cumont (1906-2006). Bilan historique et his­toriographique, Colloque de Rome, 16-18 novembre 2006, Bruxelles-Rome, Institut historique belge de Rome, 2009 (Institut historique belge de Rome. Études de philo­logie, d'archéologie et d'histoire anciennes, 45). Voir par ex. Rousselle, A., «La transmission décalée. Nouveaux objets ou nouveaux concepts?», in Annales Économie, Sociétés, Civilisation, 44° année (1), Paris, 1989, p. 161-171 (p. 163), qui pouvait encore écrire en 1989: «nos bibliographies de religions orientales n'ont pas encore fait basculer Cumont dans l'historiographie»; Pailler, J.-M., « Les religions orientales, troisième époque », in Pallas, vol. 35, Toulouse, 1989, p. 95-113; et les nombreux travaux de C. Bonnet en la matière, parmi lesquels Le « grand atelier de la science ». Franz Cumont et l 'Altertums­wissenschaft. Héritages et émancipations. Des études universitaires à la fin de la Première Guerre mondiale (1888-1923), 2 vols., Bruxelles-Rome, Institut historique belge de Rome, 2005.

Bonnet, C. et Van Haeperen, F. (dir.), Franz CUMONT. Les religions orientales dans le paganisme romain, Turin, Aragno, 2006. La banque de données contenant les 12 000 lettres environ est consultable à l'adresse suivante : http://www.academiabelgica.it/acadbel/askFC.php.

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cherche d'autres recensions; la moisson, très fructueuse, s'est éle_vée à ... 107 comptes rendus9 (qu'il s'agisse de recensions,_ de notices brèves, de mentions plus ou moins détaillées dans des chroruques, etc.).

Sur la base notamment de ces comptes rendus, je me concentrerai ici sur un aspect de la réception de l'ouvrage, qui a suscité ~e. vives ~éa~­tions, aussi bien parmi le « public cultivé » que dans les. milieux sc~e°:ti­fiques : les questions liées aux transitions entre pag~~isme e_t christia­nisme et plus particulièrement, les rapports entre rehg10ns orientales et christianisme 10

Abordant au début du 20e siècle la question des liens entre religions orientales et christianisme, Cumont touche des thèmes sensibles. Il en est bien conscient, comme en témoigne cet extrait d'une lettre à son maître Diels, quelques jours avant la parution de son ouvrage : « ~e ,ne sais si l'orthodoxie traditionaliste approuvera complètement mes idees subversives sur ce sujet délicat »11

Deux lettres adressées à Cumont par sa cousine C. Le Covec fournis­sent un premier éclairage sur la réception des Religions orientales dru;is les milieux catholiques. Ayant assisté aux leçons données par son_ cousm au Collège de France, celle-ci souhaite désormais publier un article sur son livre:

Mon article terminé consciencieusement, je le portai, fin mai, à la «Revue Hebdomadaire» où je pensais qu'il serait bien accueilli: Mr Landet: s~n directeur ancien secrétaire à l'ambassade du Vatican, est un homme d1stm­gué, d'm'telligence ouverte et d'esprit large avec q~i je suis en assez _bons termes. Il lut tout de suite et quel ne fut pas mon etonnement quand il ~e répondit que cet article « touchait à des questions ~op brûlantes et trop d1~­cutées pour qu'il ne soit pas imprudent de les publier dans une revue mode" rée comme la sienne ».

C. Le Covec manifeste ensuite à Cumont son intention de soumettre son article au Correspondant, « quelques lecteurs de cette austère, revue» lui «en ayant témoigné le désir »12

• Si elle poursuivit dans son idée, elle dut, là aussi, essuyer un refus.

Pour une liste complète et une analyse détaillée de ceux-ci, voir Van Haeperen, Fr.; « La réception des Religions orientales de F. Cumont : l'apport des comptes rendus» in Anabases, vol. 6, Toulouse, 2007, p. 159-185. Le lecteur y trouvera des référenc précises sur les questions traitées ci-dessous. . .

10 Sur les autres idées de l'auteur qui firent l'objet de discussions, parmi lesquell l'importance de l'Orient ou le caractère de la r~ligion romaine trad~tionnelle, v V an Haeperen, F ., « La réception des Religions onentales [ ... ] », op. c1t.

11 Bonnet, C., Le« grand atelier de la science»[. . .], op. cit., p. 75. 12 Lettre du 16 août 1907.

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Cette revue catholique publie par contre, en 1910, un article du père Lagrange, fondateur de l'école biblique de Jérusalem et de la Revue biblique, dans lequel l'auteur s'emploie, longuement, à réfuter les hypo­thèses de Cumont relatives aux rapports entre christianisme et religions orientales13

• Lagrange, soupçonné de modernisme par les autorités ecclésiastiques, ne tient pas ici un langage suspect, au contraire. Après avoir réfuté toute existence de ressemblance réelle entre christianisme et religions orientales, toute possibilité d'influence directe de ces religions sur le christianisme, il attaque alors - presque à la manière d'un Père de l'Église - l'immoralité des religions orientales et de leurs prêtres; si les croyances païennes ont évolué vers un progrès au 4e siècle, ce n'est pas sous l'influence des religions orientales mais bien plutôt grâce au chris­tianisme qui constituait déjà un modèle: contrairement à ce que dit Cumont, ces religions ne « se meuvent » pas « dans la même sphère intellectuelle et morale ». Lagrange pose ainsi une irréductible diffé­rence entre le christianisme et les religions orientales et païennes ; en filigrane de son article apparaît très nettement la conviction d'une supé­riorité intrinsèque du christianisme sur les religions païennes.

Les Religions orientales de Cumont sentent donc fortement le souffre, dans ces années où Pie X condamne dans son encyclique Pas­cendi (1908) les modernistes,« ces ennemis du dedans» qui préconisent une approche scientifique et critique des textes sacrés et de l'histoire de l'Église. Or, en Belgique, le ministre responsable de l'enseignement supérieur, le baron Descamps, est un catholique. Quand se pose la question de l'attribution de la chaire d'histoire romaine à l'université de Gand, Cumont semble, au titulaire du cours, comme à la Faculté, le can­didat idéal. Le ministre catholique, responsable des nominations de professeurs dans les universités d'État, se retranche pourtant derrière des broutilles procédurières pour ne pas proposer sa nomination au roi (qui signait en dernière instance). Cumont, qui appartient au monde libéral, donne sa démission en février 1910. L'affaire fait grand bruit: elle est discutée lors d'une interpellation parlementaire, et on en trouve de très nombreux échos dans la presse nationale et internationale mais aussi

·dans la correspondance de Cumont, passive et active. Les sympathisants de Cumont et les opposants du ministre dénoncent l'ingérence de ce dernier dans les affaires internes de l'Université. Ils voient en outre dans .sa décision une forme de sanction à l'encontre des idées professées par

Lagrange, M.J., « Les religions orientales et les origines du christianisme. À propos de livres récents», in Le Correspondant 25/7/1910, p. 209-241. Sur cet article, voir Bonnet, C., « Franz Cumont et les risques du métier d'historien des religions », in Hieros, vol. 5, 2000, p. 12-29 ; Gilbert, M., « M.-J. Lagrange et F. Cumont. L'His­toire des religions et la Bible», in Les études classiques, vol. 69, Namur, 2001, p. 3-22.

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le maître en matière de culte mithriaque et de religions orientales14• Pour

beaucoup les thèses développées par Cumont sur les religions orientales et leurs liens avec le christianisme ne sont pas étrangères à la décision du ministre catholique. Cumont apparaissait manifestement, aux yeux d'une partie du monde catholique, comme « un moderniste dange­reux »'5, développant des idées subversives: elles lui coûtèrent son poste de professeur ; malgré plusieurs manifestations de soutien envers le professeur gantois, tant en Belgique qu'à l'étranger, la démission de Cumont est finalement acceptée en mai 1911.

Outre les réactions que provoque ce livre dans un «large public», les premières éditions des Religions orientales et leurs traduction~ connaissent un grand retentissement scientifique entre 1907 et 1918, s1 l'on en juge au nombre de comptes rendus qui leur sont consacrés: 62, toutes éditions et traductions confondues ! 16 Ces recensions paraissent dans des revues allemandes, américaines, françaises, italiennes, belges et britanniques pour la plupart - leurs champs d'études étant soit relative­ment général (histoire ; littérature ; « actualités ») soit plus spécifique et relevant alors principalement des civilisations anciennes (histoire, littérature, archéologie) et de la théologie mais aussi, dans une moindre mesure, de la philosophie, l'anthropologie, la sociologie, la psychologie.

La majorité de ces comptes rendus, parfois même quand ils contien­nent des critiques17

, sont favorables, voire élogieux (notamment en ce qui concerne le style de l'auteur). Au sein des recensions critiqu (moins :fréquentes que les autres), une partie des thèmes développés Cumont attirent fortement l'attention: les rapports du paganisme particulièrement des religions orientales - avec le christianisme. Dans contexte culturel du modernisme, les réactions à ces idées sont divers. et vont parfois dans des sens diamétralement opposés. Selon Cml:1o les ressemblances entre religions orientales et christianisme ne doive pas être expliquées par des emprunts qu'aurait faits ce dernier a: premières mais par une communauté d'origine. Ce point de vue

14 «L'affaire de Gand» a été traitée par C. Bonnet, 1997 et 2000. Nous centrons l'attention sur le rôle qu'y jouèrent les Religions orientales et renvoyons à ces ticles pour les références précises.

15 LettreàPirennedu21septembre1910. 16 Pour les références et une analyse détaillée, Van Haeperen, F., «La réception

Religions orientales [ ... ] », op. cit. 17 Voir par ex. E. Rémy (in Revue d'histoire ecclésiastique, 1908, p. 62-69): «

que soit leur importance (scil. des réserves émises), elles n'emp~che~t pas livre de M. Cumont ne soit un livre de grande valeur. En le pubhant, 11 a re véritable service » ; Allo, E.B., in Revue des sciences philosophiques et théolo vol. 2, Paris, 1908, p. 595 ; Geffcken, J., in Deutsche Literatur Zeitung. Wi schrift für Kritik der internationalen Wissenschaft, vol. 36, Berlin, 1915, c. 1223.

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partagé par quelques recenseurs allemands, écrivant dans des revues catholiques : ils félicitent l'auteur de sa prudence18

; d'autres savants allemands .au contraire - écrivant notamment dans des revues protes­tantes - lm reprochent, en cette même matière, sa frilosité 19• Plusieurs recenseurs francophones, catholiques, tout en reconnaissant la « probi­té» de l'auteur, veillent quant à eux à spécifier que les prétendues r~ssemblances. e~tre christianisme et religions orientales n'en sont pas reellement ou ms1stent sur les profondes différences qui les séparenf0•

L'affirmation cumontienne selon laquelle les religions orientales ont préparé le terrain (ou plutôt les âmes) au triomphe du christianisme fait aussi l'objet de critiques plus ou moins âpres de la part des recenseurs ca~oliques. Le plus virulent est sans nul doute le père Lagrange, qui écnt dans une revue destinée à un large public, nous l'avons vu21 • Dans les revues scientifiques, les propos catholiques - y compris de Lagrange - sont plus nuancés mais visent, bien évidemment, à réduire l'influence o~entale22,. ~n privilégiant plutôt celle des conceptions philosophiques neo-platomc1ennes.

De pl1:1s, indiquent certains - catholiques toujours -, à supposer qu'elles aient éventuellement préparé le « triomphe du christianisme » les religions orientales constituaient d'abord un obstacle important à s~ diffusion23

.. , .Plusieurs, re~enseurs, principalement catholiques24, n'ont pas manqué

d evoquer 1 attitude « empath1que » de Cumont - « sa bienveillance

Voir C.W., in Historisches Jahrbuch, vol. 31, Fribourg, 1910, p. 839-840 ; Adam, K., in Theologische Revue, vol. 15-16, Münster, 1917, c. 351-352.

Bouss7t, W., in Theologische Rundschau, vol. 15, Tübingen, 1912, p. 256-271, qui s'exprime en outre contre le traducteur qui exagère la position de Cumont, sans en montrer les nuances; Wendland, P., in Theologische Literaturzeitung, vol. 53, 1910, c. 552-554; Fries, C., in Orientalistische Literaturzeitung, vol. 9, Münster, 1909, c. 411-412.

A~lard, P., in ~evue des Questions historiques, vol. 82, Paris, 1907, p. 303-304; Remy, E., op. c1t., p. 62-69 ; Lagrange, M.-J., in Revue biblique, vol. 17, Jérusalem, 1908, p. 309-311 ; id., 1910, p. 209-241. Cf.supra.

Allard, P., op. cit., p. 303-304; Lagrange, 1908, p. 309-311; n.s., in American Ecclesiastical Review, 1911, p. 630-632.

·Lagrange, M. J., op. cit., 1908, p. 309-311; id., 1910, p. 209-241 ·Rémy E. O'P. cit. p. 62-69. , , , ,

Mais _voir aussi . des recenseurs écrivant dans des revues non spécifiquement 'catholiques: n.s. mAmerican Journal ofTheology, Chicago, 1913, p. 480-481: «in general !t ~ay be sai? that Cumont writes with a tolerance and proportion not gener­ally exh1b1ted by the mterpreters of the mystery-religions »; Granger, F., in Classical Review, vol. 25, 1911, p. 54-55.

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excessive à l'égard des religions orientales »25 - et les risques qu'elle

représente : Il est en somme, très sympathique à ces influences exotiques( ... ). Il y voit une préparation au christianisme, ce qui est vrai dans un certain sens, mais il se montre trop disposé à rapprocher les bords du grand abîme qui séparait tout ce chaos panthéiste de la religion de l'Esprif

6•

Le ton est fort différent dans les comptes rendus anglo-saxons, sou­vent très élogieux: les lecteurs y sont invités à ne pas s'effrayer devant les rapports entre religions orientales et christianisme, mis en lumière par Cumont27 ; l'ouvrage, qui traite de questions fondamentales en rapport avec le présent et les civilisations contemporaines, leur pennet­tra d'élargir et d'approfondir leur propre conception de la religion

28•

Fondamentalement, on ne trouve guère dans ces comptes rendus de remise en cause globale de la méthode ou des résultats atteints par Cumonf9• De manière générale, Cumont semble n'avoir guère tenu compte des quelques, rares, critiques portant sur le fond de son ouvrage, Il intègre par contre dans les éditions et traductions successives des références bibliographiques qui lui sont communiquées, des correction8 formelles, etc.30

L'ouvrage de Cumont est réédité en 1929, avec des notes mises.à! jour, l'ajout d'illustrations et un appendice sur les mystères de Bacchus; le livre est immédiatement traduit en allemand. Ces nouvelles édition :françaises et allemandes rencontrent, une fois encore, un franc succès

31• ·

25 Rémy, E., op. cit. 26 Allo, E. B., op. cit., p. 595. 27 Oranger, F., op. cit., p. 54-55. 28 Moore, C.H., in Classical Weekly, vol. 5, 1911, p. 102-103; Showerman, Gr., :

Classical Philology, vol. 3, Chicago, 1908, p. 465-467. 29 Un savant pourtant prendra nettement ses distances par rapport à la démarche et

conclusions tirées par l'auteur des Religions orientales: J. Toutain dans son vol sur les cultes orientaux dans les provinces occidentales de l'Empire (Les c païens dans l'Empire romain. Première partie. Les provinces latines. Tome II. cultes orientaux, Paris, Leroux, 1911). Mais ses réserves ne recevront que d'écho. Van Haeperen, F., «La réception des Religions orientales [ ... ] », op. p. 165-166.

3° Ce modus operandi de Cumont est également perceptible à travers les notes qu'il dans son exemplaire de 1907. Bonnet, C. et Van Haeperen, F. (dir.), Franz C [. .. ],op. cit., p. 370-371.

31 Geuthner prévoyait de tirer le livre à 2 000 exemplaires (lettre à Cumont 417/1927).

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De nombreuses recensions leur sont une nouvelle fois consacrées32

en_ A~lemagne, en France, en Belgique, en Grande-Bretagne et en Itali~ pnnc1palement, tant dans des périodiques relativement généralistes que dans d~s revues spécialisées. La majorité des comptes rendus sont toutefois très largement descriptifs. Et tous, même les recenseurs cri­tiques, célèbrent les mérites de l'œuvre et de l'auteur33

• La richesse des notes et de la bibliographie, l'intérêt des illustrations et de leur légende sont maintes fois soulignés, tout comme le style attrayant de l'auteur.

Le thème des rapports entre religions orientales et christianisme ne pr~?ccupe désormai~ plus guère que les catholiques :francophones. Les cr~tiques portent toujours surtout sur la question de savoir si les religions onentales ont préparé le terrain au christianisme. Si certains éludent la question ou refusent absolument cette possibilité, deux jésuites par contre: Denoël et de Jerphanion, admettent désormais explicitement, y c?mpns. dans des revues destinées à un «large,» public, que les reli­gions orientales ont pu préparer le triomphe de l'Eglise34

:

Q~and il serait prouvé( ... ) que« l'esprit religieux et mystique de l'Orient», s',imposant peu ~ pe~ à la, so_ciété ~ntière, «a préparé tous les peuples à se reumr dans le sem dune Eghse umverselle »( ... ),l'action de la Providence est-elle supprimée par là ? On nous parle de l'aboutissement d'une évolu­tion ; on ne dit rien de la Cause première qui la dirige et, en réalité, l'opère. Elle n'est ni affirmée, ni rejetée. Question métaphysique que l'historien ré­serve[ ... ]. Ainsi le géologue, en nous montrant dans l'état actuel de la terre l'aboutissement d'une longue suite de transformations, n'attaque ni ne dé~ fend le dogme de la création. Il est neutre35

Mais, tout en acceptant cette possibilité, ils insistent également for­Jer_nent sur les différences qui séparaient le christianisme des religions onentales et païennes tardives36

En outre, ajoutent ces savants, les religions orientales constituaient }ln obstacle au développement du christianisme : son triomphe est donc 'abord dû au Christ, vraie «Lumière qui vient d'Orient »37

• La nature

Pour le~ :éféren~es et une analyse détaillée, voir Van Haeperen, F., «La réception des Rehg10ns onentales [ ... ]»,op. cit. Nock évoque une « superb historical perspective » (in Journal of Hellenic Studies, vol. 50, 193~, p. 169-170), Alphandéry un «ouvrage magistral» (in Byzantion, vo~. ?• Louv_am, 1931, p. 841-844), Denoël, un« livre de chevet pour l'historien des rehg1ons » (m Nouvelle revue théologique, vol. 58, Bruxelles, 1931, p. 262-266).

Denoël, op. cit. ; de Jerphanion, G., in Études, vol. 203, 1930, p. 18.

de Jerphanion, G., op. cit. de Jerphanion, G., op. cit. ; Denoël, op. cit. de Jerphanion, G., op. cit.

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Hommes et réseaux : Belgique, Europe et Outre-Mers

transcendante du christianisme, intrinsèquement différente des religions païennes, est ainsi réaffirmée avec force.

Notons que ces recenseurs catholiques ont tous évoq1:1é ~a «. pr~b~t~ » de Cumont, sa «grande lucidité d'esprit», son «souci d o?j~Ctl~ite » dans son traitement des questions relatives aux rapports christ~amsme­religions orientales. Une fois seulement - et c'est là une différence importante par rapport à la « première g~nération » ~e comp~es re~dus :-­est mentionnée rapidement sa « sympathie » pour Mithra, qui « lm ferait forcer la note »38

Mais ces quelques critiques représentent, quantitativement, une part minime au sein des chœurs de louanges qui chantent l'œ~vre d1:1 maître. Celle-ci constitue déjà un « classique », une référence qui suscite nette­ment moins de débats, moins de passions que préc~demm~nt. Une certaine évolution est perceptible au niveau de la recept10n ~e 1 ouvr~ge par les catholiques : moins âpres dans leurs c~it~ques, ~ertams n~ rejet­tent plus absolument la possibilité que les relig10ns onentales aient pu préparer le terrain au christianisme.

Quant aux ouvrages, qui p~a~ssent ~ans l'en~e-deux-guerres, sur des thématiques voisines des relig10ns onentales, ils ne mettent pas en cause les conclusions de Cumont39

• Dans la préface à Lz:x. perpe~ua, ouvrage posthume du savant belge, paru. e~ 1949, l~s Rel!g_wns orzen: tales dans le paganisme romain sont qualifiees de « livre celebre - aus4~i important, sans doute, que la Cité antique de Fust~l de ~ou~anges » : Cette réputation ne se ternira pas dans les décennies. qui suivent et il faudra attendre la fm des années 1980 pour que ce livre bascule, pro­gressivement, dans l'historiographie.

Si les nouvelles questions dont les religions orientales ont fait ~'objet ont donc pennis de démontrer que ce concept était une catégone peu pertinente, elles ont aussi contribué à !.'é~er~ence d'autres. types de recherches. Les religions orientales, qu il s agisse de la not10n ou_ du livre de Cumont, peuvent désorm_ais être considérées co~e des objets d'études, témoin d'un contexte mtellectuel et culturel. c est d:m8 c~. cadre qu'il a été concevable d'envisager la réception de ce liyre; a travers une source encore peu utilisée, les comptes rendus, dont l'mter est loin d'être négligeable.

38 Ibid., p. 19. 39 Bonnet, C. et Van Haeperen, F. (dir.), Franz c_uMONT [. . .], op. ci~., P· LIX-L

Van Haeperen, F., «La réception des Religions orientales[ ... ]», op. c1t., p. 178-17 · 4° Cumont, Fr., Lux perpetua, Paris, Geuthner, 1949, p. XX.

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L 'avventura è il mio mestiere

Les safaris africains d' Attilio Gatti ou Hollywood en brousse

Patricia V AN SCHUYLENBERGH

Université catholique de Louvain/Musée royal d'Afrique centrale

Longtemps négligé par son aspect formel peu convaincant, cinéma­tographiquement parlant, le film de voyage suscite, depuis ces dernières années, un intérêt transdisciplinaire renouvelé1 et constitue un sujet de recherche fascinant pour les Visual, Cultural et Imperia! Studies. Grâce à ses propres modes de fonctionnement (expérimentation cinématogra­phique, performance en live sur le terrain) et à l'intersection du genre ethnographique, du film amateur et du film de fiction dont il utilise les codes et les procédés et les décloisonne de manière parfois fort peu conformiste, celui-ci propose une écriture narrative se dégageant des autres sources historiques traditionnelles. En plus de renseigner sur les destinations et les thèmes privilégiés, il fournit, en outre, d'amples informations sur la pratique des voyages modernes qui utilisent trans­ports et technologies de pointe. Ses objectifs variables et parfois habile­.ment mêlés (attrait commercial et publicitaire, recherche esthétique, .souci didactique, considérations géopolitiques), permettent d'aborder la

Ruoff, J. (ed.), Virtual Voyages. Cinema and travel, Durham/Londres, Duke Univer­sity Press, 2006; Ruoff, J. (ed.), Travelogues and Travel Films, Special issue of Vis­ual Anthropology, vol. 15(1), Philadelphie, 2002; Bloom, P.J., French Colonial Documentary. Mythologies of Humanitarianism, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2008; Cosandey, R. et Albera, F. (eds.), Cinéma sans fron­tières/Images Across Borders, Lausanne, Payot, 1995; Griffiths, A., Wondrous Dif­ference :Cinema, Anthropology, and Turn-ofthe-Century Visual Culture, New York, Columbia University Press, 2002 ; Kriby, L., Parai/el Tracks : The Railroad and Si­lent Cinema, Durham, Duke University Press, 1997; Ruby, J., Picturing Culture: Explorations of Film and Anthropology, Chicago, Chicago University Press, 2000 ; Jordan, P.-L., Cinéma Cinema Kino. Premier contact-Premier regard, Images en manœuvres éditions/Musées de Marseille, 1992; plus ancien mais devenu classique, Leprohon, P., L'exotisme et le cinéma: Les« chasseurs d'images» à la conquête du monde, Paris, Éd. J. Susse, 1945.

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