« Le Théâtre et ses publics ou la société socialiste en représentation(s) à Oradea (Roumanie)...

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1 Paru dans Nadège Ragaru, Antonela Capelle-Pogăcean (dir.), Vie quotidienne et pouvoir sous le communisme. Consommer à l’Est, Paris, Karthala, coll. Recherches internationales, 2010, pp.351-392. Le théâtre et ses publics ou la société socialiste en représentation(s) à Oradea (Roumanie) Antonela Capelle-Pogǎcean* Le 23 décembre 1986, la troupe roumaine du Théâtre d’Etat d’Oradea, ville située à l’ouest de la Roumanie, près de la frontière avec la Hongrie, proposait une production en première nationale. Home and Beauty, la comédie en deux parties de W. Somerset Maugham était présentée sous le titre Moda cǎsǎtoriilor [La mode des mariages]. Le cahier de salle rappelait le contexte d’élaboration de la pièce, telle que remémoré par l’auteur anglais : « J’ai écris cette pièce dans un sanatorium, durant le dernier hiver de la guerre [1917 n.n.], alors que souffrant de tuberculose, j’étais soigné en Ecosse /…/. Par les fenêtres ouvertes, la nuit froide envahissait la chambre protégée du vent ; les mains couvertes de gants de laine pour tenir le stylo sans souffrir du froid, j’avais là une occasion admirable pour écrire une farce. /…/ Certains critiques l’ont jugée cruelle et sans cœur. Je n’ai pas eu cette impression. J’étais dans une excellente disposition au moment où je l’écrivais et j’avais l’intention d’amuser aussi les autres » 1 . Si l’on se fie au nombre des représentations, il apparaît que la farce de W.S. Maugham aurait eu un certain succès, malgré les critiques plus mitigées à l’égard d’une mise en scène trop « intellectuelle » 2 . Les spectateurs se rendirent au théâtre à l’italienne du centre-ville, beau encore, eussent ses dorures et son velours accusé les outrages du temps. La « grotte aux merveilles 3 n’échappait pas au délitement du communisme tardif et les rigueurs de la saison hivernale se prolongeaient au milieu des années 1980 jusque dans la salle mal chauffée. Manteaux sur les épaules, les amateurs de théâtre pouvaient assister à la satire acide de la société londonienne de la fin de la Grande guerre, tout en découvrant un « manuel de conversation à l’anglaise » 4 . La « suspension de l’incrédulité » réclamée par le théâtre n’était certes pas complète. Mais elle ne l’est de toute façon jamais 5 . Veuve frivole d’un militaire disparu, Victoria s’était remariée après le délai convenable à un officier revenu des tranchées qui se trouvait être le meilleur ami du feu son époux. Or le disparu réapparaît. Et la complicité ressurgit entre les deux officiers, guère héroïsés ici, animés par le même désir de s’éloigner de la chère Victoria. Impuissante à choisir entre les deux, celle-ci jette quant à elle son dévolu sur un troisième homme, un parlementaire. Le charme des officiers est rompu, l’avenir est aux politiciens, suffisamment influents pour obtenir un accès généreux à des biens rationnés en temps de guerre. Cette même farce cynique qui explorait les écarts entre normes et pratiques ainsi que les * L’auteur souhaite remercier Elisabeta Pop, secrétaire littéraire du Théâtre d’Etat d’Or adea entre 1965 et 1995, pour son soutien amical, généreux et passionné durant cette recherche. 1 W.S. Maugham cité dans le cahier de salle Moda cǎsǎtoriilor [La Mode des mariages], Théâtre d’Etat Oradea, saison 1986-1987, p.2. 2 Elle fut jouée 41 fois, étant la pièce la plus représentée de la saison par la troupe roumaine. Mais les grands succès de public dépassaient les 50 représentations. Elisabeta Pop, « Repertoriul Secţiei române a Teatrului de Stat Oradea între anii 1955-2001 » [Le Répertoire de la section roumaine du Théâtre d’Etat Oradea entre 1955 et 2001], in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la Oradea. Perspectivǎ monograficǎ, Oradea : Biblioteca Revistei Familia, 2001, p. 333-406, p. 386 ; Mircea Morariu, « Teatrul din Oradea între anii 1985-2001 » [Le Théâtre de Oradea entre 1985-2001] in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la Oradea , op.cit., p. 175-210, p. 180. 3 George Banu, Le rouge et or. Une poétique du théâtre à l'italienne, Paris : Flammarion, 1989, p.49-57. 4 La formule appartient au traducteur roumain de la pièce. Cf. Andrei Banta ş, « Cîteva gînduri despre teatrul lui W.S.Maugham » [Quelques réflexions sur le théâtre de W.S.Maugham], Moda cǎsǎtoriilor…, op.cit., p.11-12, p.12. 5 Jack Goody, « Représentations et contradictions cognitives » in id., La Peur des représentations. L’ambivalence à l’égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité , Trad. Pierre Emmanuel Dauzat, Paris : La Découverte, 2003, p. 13-47, p.38.

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1

Paru dans Nadège Ragaru, Antonela Capelle-Pogăcean (dir.), Vie quotidienne et pouvoir sous le

communisme. Consommer à l’Est, Paris, Karthala, coll. Recherches internationales, 2010,

pp.351-392.

Le théâtre et ses publics ou la société socialiste en représentation(s) à Oradea (Roumanie)

Antonela Capelle-Pogǎcean*

Le 23 décembre 1986, la troupe roumaine du Théâtre d’Etat d’Oradea, ville située à l’ouest

de la Roumanie, près de la frontière avec la Hongrie, proposait une production en première nationale.

Home and Beauty, la comédie en deux parties de W. Somerset Maugham était présentée sous le titre

Moda cǎsǎtoriilor [La mode des mariages]. Le cahier de salle rappelait le contexte d’élaboration de la

pièce, telle que remémoré par l’auteur anglais : « J’ai écris cette pièce dans un sanatorium, durant le

dernier hiver de la guerre [1917 n.n.], alors que souffrant de tuberculose, j’étais soigné en Ecosse

/…/. Par les fenêtres ouvertes, la nuit froide envahissait la chambre protégée du vent ; les mains

couvertes de gants de laine pour tenir le stylo sans souffrir du froid, j’avais là une occasion admirable

pour écrire une farce. /…/ Certains critiques l’ont jugée cruelle et sans cœur. Je n’ai pas eu cette

impression. J’étais dans une excellente disposition au moment où je l’écrivais et j’avais l’intention

d’amuser aussi les autres »1.

Si l’on se fie au nombre des représentations, il apparaît que la farce de W.S. Maugham

aurait eu un certain succès, malgré les critiques plus mitigées à l’égard d’une mise en scène trop

« intellectuelle »2. Les spectateurs se rendirent au théâtre à l’italienne du centre-ville, beau encore,

eussent ses dorures et son velours accusé les outrages du temps. La « grotte aux merveilles3

n’échappait pas au délitement du communisme tardif et les rigueurs de la saison hivernale se

prolongeaient au milieu des années 1980 jusque dans la salle mal chauffée. Manteaux sur les épaules,

les amateurs de théâtre pouvaient assister à la satire acide de la société londonienne de la fin de la

Grande guerre, tout en découvrant un « manuel de conversation à l’anglaise »4. La « suspension de

l’incrédulité » réclamée par le théâtre n’était certes pas complète. Mais elle ne l’est de toute façon

jamais5. Veuve frivole d’un militaire disparu, Victoria s’était remariée après le délai convenable à un

officier revenu des tranchées qui se trouvait être le meilleur ami du feu son époux. Or le disparu

réapparaît. Et la complicité ressurgit entre les deux officiers, guère héroïsés ici, animés par le même

désir de s’éloigner de la chère Victoria. Impuissante à choisir entre les deux, celle-ci jette quant à elle

son dévolu sur un troisième homme, un parlementaire. Le charme des officiers est rompu, l’avenir est

aux politiciens, suffisamment influents pour obtenir un accès généreux à des biens rationnés en temps

de guerre. Cette même farce cynique qui explorait les écarts entre normes et pratiques ainsi que les

* L’auteur souhaite remercier Elisabeta Pop, secrétaire littéraire du Théâtre d’Etat d’Oradea entre 1965 et 1995,

pour son soutien amical, généreux et passionné durant cette recherche. 1 W.S. Maugham cité dans le cahier de salle Moda cǎsǎtoriilor [La Mode des mariages], Théâtre d’Etat Oradea,

saison 1986-1987, p.2. 2 Elle fut jouée 41 fois, étant la pièce la plus représentée de la saison par la troupe roumaine. Mais les grands

succès de public dépassaient les 50 représentations. Elisabeta Pop, « Repertoriul Secţiei române a Teatrului de

Stat Oradea între anii 1955-2001 » [Le Répertoire de la section roumaine du Théâtre d’Etat Oradea entre 1955 et

2001], in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la Oradea. Perspectivǎ monograficǎ, Oradea : Biblioteca

Revistei Familia, 2001, p. 333-406, p. 386 ; Mircea Morariu, « Teatrul din Oradea între anii 1985-2001 » [Le

Théâtre de Oradea entre 1985-2001] in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la Oradea …, op.cit., p. 175-210,

p. 180. 3 George Banu, Le rouge et or. Une poétique du théâtre à l'italienne, Paris : Flammarion, 1989, p.49-57.

4 La formule appartient au traducteur roumain de la pièce. Cf. Andrei Bantaş, « Cîteva gînduri despre teatrul lui

W.S.Maugham » [Quelques réflexions sur le théâtre de W.S.Maugham], Moda cǎsǎtoriilor…, op.cit., p.11-12,

p.12. 5 Jack Goody, « Représentations et contradictions cognitives » in id., La Peur des représentations.

L’ambivalence à l’égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité, Trad. Pierre

Emmanuel Dauzat, Paris : La Découverte, 2003, p. 13-47, p.38.

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reconfigurations des relations hommes-femmes à la fin de la Grande guerre, était proposée la saison

suivante, peu avant la coupure estivale (le 25 juillet 1988), par la troupe hongroise du théâtre d’Oradea

[Nagyvárad en hongrois], sous le titre « J’adore me marier » [Imádok férjhezmenni]. Home and Beauty

devenait dans cette nouvelle lecture une comédie musicale, genre apprécié par le public hongrois

d’une ville que l’on appelait jadis la « citadelle de l’opérette »6.

L’inclusion au répertoire de ce texte éloigné de l’imaginaire nationaliste et puritain de la

mobilisation révolutionnaire, imaginaire présent en suroffre dans l’espace public roumain de l’époque,

ne servait pas « un programme d’éducation matrimoniale par le théâtre »7 pour reprendre les propos

ironiques d’un critique. Elle participait, au moins en partie, du nouveau régime de production théâtrale

cristallisé après 1984. Les théâtres (à l’instar de l’ensemble des établissements culturels) étaient

désormais confrontés à une réduction substantielle des subventions publiques et invités à l’acrobatie

de l’« auto-financement », alors même que les spectateurs se faisaient plus rares. Dans le cahier de

salle du spectacle hongrois avec Home and Beauty, la remarque d’un journaliste local en dialogue avec

le metteur en scène témoignait des glissements intervenus dans les définitions du théâtre :

« Finalement, la représentation théâtrale elle-même – excusez-moi pour cette formulation un peu

vulgaire – est une marchandise, n’est-ce pas ? »8. Pourtant, le répertoire devait toujours répondre aux

« besoins réels du peuple » et contribuer à la formation de l’homme socialiste.

L’hétérogénéité socialiste au prisme d’un théâtre de province

Le projet de normalisation idéologique des conduites avait été réaffirmé en Roumanie à

plusieurs reprises à partir de 1971. Les « thèses de juillet » présentées par le secrétaire général Nicolae

Ceauşescu au Comité exécutif du Parti communiste roumain (PCR), soit les dix-sept propositions

destinées à améliorer « l'activité idéologique et d'éducation marxiste et léniniste » avaient proclamé, le

6 juillet 1971, la nécessité d’éliminer « les manquements, les déficiences et les insuffisances » qui

entravaient « le progrès de notre société »9. Considérées dans l’historiographie du communisme

roumain comme sonnant le glas d’une « libéralisation bien tempérée »10

(1964-1971), ces propositions

furent placées à l’origine d’une « mini-révolution culturelle », d’une « restalinisation de la vie

culturelle », ou furent interprétées comme une composante du « néo-stalinisme sans terreur » ou du

« (néo)stalinisme national »11

. Par delà les typologies mobilisées et la valeur heuristique de certaines

de ces catégorisations, les différents travaux consacrés aux dernières décennies communistes

s’accordent pour souligner le renforcement du contrôle idéologique12

, les mobilisations permanentes

6 István Kelemen, Várad színészete [Le Théâtre à Oradea], Oradea : Charta, 1997, p. 179.

7 Mircea Morariu, « Teatrul din Oradea … », art.cit., p. 180.

8 « A kérdésekre válaszol Nicoleta Toia » [Nicoleta Toia répond aux questions], cahier de salle Imádok

férjhezmenni [J’adore me marier], Théâtre d’Etat Oradea, saison 1987-1988, sans page. 9 Nicolae Ceauşescu, “Propuneri de măsuri pentru îmbunătăţirea activităţii politico-ideologice, de educare

marxist-leninistă a membrilor de partid, a tuturor oamenilor muncii” [Mesures proposées pour l’amélioration de

l’activité politico-idéologique, d’éducation marxiste-léniniste des membres du Parti, de tous les travailleurs], le 6

juillet 1971, http://ro.wikisource.org/wiki/Tezele_din_iulie [consultée le 3 novembre 2009]. 10

Zoe Petre, « Une libéralisation bien tempérée » in Catherine Durandin, Zoe Petre, La Roumanie post-1989,

Paris : L’Harmattan, 2008, p. 65-69, p. 65. 11

Florin Constantiniu, « O monarhie comunistă : România sub Ceauşescu » [Une monarchie communiste : la

Roumanie sous Ceauşescu], in id. O istorie sinceră a poporului român (ediţia a IVa revăzută şi adăugită),

Bucarest : Univers enciclopedic, 2008, p. 402-510 ; Cristina Petrescu, Dragoş Petrescu, « Restalinizarea vieţii

culturale româneşti. Tezele din iulie 1971 » [La restalinisation de la vie culturelle roumaine. Les Thèses de juillet

1971], Arhiva Cotidianului, 10 (53), octobre 1996, p.1-3 ; Dennis Deletant, « România sub regimul comunist

(decembrie 1947-decembrie 1989) [La Roumanie sous le régime communiste (décembre 1947-décembre 1989)]

in Mihai Bărbulescu, Dennis Deletant, Keith Hitchins, Serban Papacostea, Istoria României, Bucarest : Editura

enciclopedică, 1998, p. 539-576 ; Vladimir Tismăneanu, Stalinism for all Seasons. A Political History of

Romanian Communism, Berkeley: University of California Press, 2003. 12

Gail Kligman, The Politics of Duplicity: Controlling Reproduction in Ceausescu's Romania, Berkeley :

University of California Press, 1998.

3

notamment au nom de la nation socialiste13

, l’étendue du culte de la personnalité, développé en

parallèle avec l’aggravation spectaculaire de la crise économique dans les années 198014

.

Cependant cette évolution ne suivit pas partout la même cadence, pas plus qu’elle ne connut

une progression linéaire, montrant des intensités et des formes variables selon les périodes, les lieux et

les milieux envisagés15

. Les vies sociales du théâtre, se déployant sur scène et dans la salle, en amont

comme en aval de la représentation, observées en outre dans une ville de frontière qui connaît au XXe

siècle de multiples césures liées aux redéfinitions des appartenances étatiques (hongroise et roumaine)

et des systèmes politiques, témoignent de cette « hétérogénéité de la société à l’égard de la normativité

de l’Etat »16

, fût-il socialiste et autoritaire. Certes, cette hétérogénéité peut apparaître agrandie aux

marges géographiques, d’autant qu’elle est par ailleurs examinée à partir d’un lieu, le théâtre, qui

n’occupe plus sur la carte des loisirs démocratisés la place centrale qui fut sienne au début du XXe

siècle17

. Loin de saisir le tout, le regard décalé vise, bien plus modestement, à fournir quelques

éléments de compréhension de la gouvernementalité éducationniste de l’Etat socialiste, insérée dans le

jeu des échelles spatiales et temporelles18

.

Lieu étatisé du loisir collectivisé et politisé, le théâtre fut un champ tissé de relations

asymétriques, traversé de pouvoirs plus ou moins « liliputiens », pour reprendre la traduction proposée

par Paul Veyne aux micro-pouvoirs foucaldiens19

, lequel ne se laisse point enfermé dans les catégories

dichotomiques de l’obéissance inculquée ou de la subversion cultivée, de la culture « officielle » et de

la culture « dissidente »20

. Des agents aussi divers que des responsables politiques, des bureaucrates de

la culture, des dramaturges et des critiques de théâtre, des directeurs, des secrétaires littéraires, des

metteurs en scène, des acteurs – artistes d’Etat21

et artistes tout court – des organisateurs de spectacle

et des spectateurs, mobilisant des sources différentes de légitimité, y engagent des conflits

d’interprétation. Qu’est-ce donc le théâtre et que doit-il être ? Même inséré dans un système de

contraintes politiques spécifiques, ce domaine peut relever simultanément de plusieurs registres – art

et art national, éducation, propagande, divertissement, marchandise, etc. – permettant dès lors une

démultiplication des motivations du côté de ceux qui s’y engagent en tant que spectateurs et une

différenciation des formes, plus ou moins cérémonielles, de leur participation.

13

Catherine Durandin, Histoire des Roumains, Paris : Fayard, 1995, surtout p. 431-491 ; Katherine Verdery,

National Ideology Under Socialism: Identity and Cultural Politics in Ceausescu's Romania, Berkeley and Los

Angeles: University of California Press, 1991. 14

Pavel Câmpeanu, Ceauşescu, anii numărătorii inverse [Ceauşescu, les années du compte à rebours], Iaşi :

Polirom, 2002 ; Adrian Cioroianu, Pe umerii lui Marx. O introducere în istoria comunismului românesc [Sur les

épaules de Marx. Une introduction au communisme roumain], Bucarest : Curtea Veche, 2005, surtout p. 392-

492. 15

Liviu Chelcea, Puiu Lăţea, România profundă în comunism [La Roumanie profonde pendant le communisme],

Bucarest : Nemira, 2000 ; Adrian Neculau (dir.), La vie quotidienne en Roumanie sous le communisme, Paris :

L’Harmattan, 2008. 16

Jean-François Bayart, «Préface à la nouvelle édition», in Jean-François Bayart, Achille Mbembe, Comi

Toulabor (dir.), Le politique par le bas en Afrique noire, 2e édition revue et augmentée, Paris : Karthala, 2008,

p.15. 17

Christophe Charle, Théâtres en capitales. Naissance de la société de spectacle à Paris, Berlin, Londres et

Vienne (1860-1914), Paris : Albin Michel, 2008. A titre d’indice, rappelons que le plan du Comité de culture et

d’éducation socialiste du département de Bihor prévoyait pour 1971, à l’échelle du département, 5 200 000

spectateurs de cinéma et 479 000 spectateurs pour le théâtre et les deux orchestres, philharmonique et

folklorique. Source : Archives du Théâtre d’Etat d’Oradea. 18

Jacques Revel (dir.), Jeux d´échelles. La micro-analyse à l´expérience, Paris : Les Editions de l’EHESS, 1996. 19

Paul Veyne, Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris : Albin Michel 2008, p. 142. 20

Pour une critique de ces catégories voir Alexei Yurchak, Everything Was Forever,Until It Was No More,

Princeton : Princeton University Press, 2005; Jan Plamper, “Cultural production, Cultural consumption. Post-

Stalin Hybrids”, Kritika : Explorations in Russian and Eurasion History, 6 (4), Fall 2005, p.755-762. Pour des

approches plus nuancées de la relation entre art/littérature et pouvoir, appliquées à la Roumanie, voir Magda

Cârneci, Art et pouvoir en Roumanie 1945-1989, Paris : L’Harmattan, 2007; Lucia Dragomir, L'Union des

Ecrivains. Une institution littéraire transnationale à l'Est : l'exemple roumain, Paris : Belin, 2007. 21

Miklós Haraszti, Artistes d’Etat. De la censure en pays socialiste, Paris : Fayard, 1985.

4

Dans une ville de province de quelque 200 000 habitants, le théâtre nourrit des sociabilités

ritualisées. Si le spectre social touché est en rétrécissement dans les dernières décennies communistes,

dans la salle baroque se croisent néanmoins des « Hongrois » et des « Roumains », des représentants

des bourgeoises d’antan et des groupes urbains produits par la mobilité socialiste, des bohêmes et des

puritains, des élèves des collèges et des lycées et des jeunes conscrits en uniformes, sortis pour

quelques heures de leurs casernes, dans une co-présence non-dépourvue de hiérarchies implicites ou

explicites, de concurrences à la primauté, voire de tensions surgies d’altérité, que la représentation

peut provisoirement faire taire. Les vies sociales du théâtre s’inscrivent dans des espaces-temps

multiples. Elles invitent à insérer les pratiques socialistes dans une durée plus longue et à examiner

l’enchâssement du temps moyen des constructions stato-nationales rivales et du temps de l’ordre

socialiste.

Les répertoires historiques du théâtre dans une ville de frontière

Si en 1988, un journaliste pouvait, avec la prudence rhétorique nécessaire, qualifier le théâtre

de « marchandise », en 1907, quelques années après l’inauguration le 15 octobre 1900 du nouveau

bâtiment du théâtre, une publication locale adoptait un ton beaucoup plus affirmatif : « aussi triste que

ce soit, il faut convenir que le théâtre est une affaire à Nagyvárad »22

. A l’époque, la ville était

hongroise et se trouvait dans la partie orientale de la composante hongroise de l’Autriche-Hongrie.

Elle comptait quelque 50 000 habitants, locuteurs de hongrois à 90% (contre 44% en 1977) (voir

Tableau 1) et semblait grandir et accomplir sa mue bourgeoise aux rythmes de l’opérette. Prompts à

manier l’opposition de l’art et du commerce, d’aucuns y jugeaient les pratiques du théâtre

excessivement commerciales.

Tableau 1 : La population d’Oradea (Nagyvárad, Grosswardein) selon l’appartenance

linguistique et nationalitaire

Année Total Roumains (%) Hongrois (%) Juifs/Yiddish (%) Allemands (%)

1880 (l) 31 324 6,5 86,9 - 3,7

1900 (l) 50 177 6,6 89,2 - 2,8

1910 (l) 64 169 5,6 91,0 - 2,2

1920 (n) 68 081 12,4 59,8 26,3 0,9

1930 (l) 82 687 25,3 66,6 5,0 1,4

1930 (n) 82 687 27,1 51,6 17,9 1,1

1941 (l) 92 942 5,2 92,0 1,4 0,9

1941 (n) 92 942 5,2 91,9 1,7 0,7

1948 (l) 82 282 32,8 63,9 2,2 0,2

1956 (l) 98 950 34,9 63,5 0 ,4 0,4

1956 (n) 98 950 36,0 59,0 3,6 0,3

1966 (l) 122 534 45,5 53,2 0,1 0,4

1966 (n) 122 534 46,1 51,4 1,2 0,4

1977 (n) 170 531 53,9 44,1 0,5 0,4

1992 (l) 222 741 65,1 33,8 0,0 0,3

1992 (n) 222 741 64,8 33,3 0,1 0,4

* (l)=langue ; (n)=nationalité, soit auto-identification ethno-culturelle

Source :

Árpád E. Varga, « Bihar megye településeinek etnikai (anyanyelvi/nemzetiségi) megoszlása százalék szerint 1869-2002 » [La

composition ethnique (selon le critère de la langue et de la nationalité) des communes du département de Bihor, en

pourcentage, 1869-2002], http://www.kia.hu/konyvtar/erdely/erd2002/bhszaz.pdf [consulté le 15 octobre 2009].

Rapprocher les voix de 1907 et de 1988, observer le réinvestissement partiel d’un ancien

registre dans un contexte où « affaire » et « marchandise » raisonnent différemment, ne visent

aucunement à suggérer une quelconque représentation cyclique des vies sociales locales du théâtre. Le

but n’est pas ici de montrer qu’il y aurait eu des pratiques théâtrales placées en situation de

22

Cité dans István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 179.

5

marchandisation au début du siècle – elles ne le furent pas complètement - , « décommodifiées »

ensuite par « en haut » sous le régime communiste23

, avant de connaître un retournement de situation à

la faveur de l’épuisement de l’utopie avant même la fin du régime communiste. Mais les termes

mobilisés dans les premières luttes locales de qualification autour du théâtre, tels que moralité,

affaires, loisir et divertissement, culture et culture nationale, prestige et civilité urbaine, etc.

connaissent des réemplois tout au long du XXe siècle et notamment dans les dernières décennies de la

période communiste.

1900 : la ville libérale sur un air d’opérette

Des spectacles en langue hongroise furent proposés à Nagyvárad d’une manière régulière à

partir des années 186024

. Chaque été, de mai à octobre, une structure en bois, progressivement

modernisée pour améliorer le confort du public, accueillait des compagnies de deux villes

avoisinantes. Les premières mobilisations en faveur de l’édification d’un bâtiment qui puisse héberger

un théâtre de langue hongroise avaient quant à elles vu le jour en 182625

, impulsées par l’aile

réformatrice et nationaliste de la noblesse locale. Grosswardein/ Nagyvárad était alors un bourg

fortifié de l’empire autrichien. L’allemand et le latin y étaient les langues du pouvoir. Le théâtre en

hongrois devint dès lors une priorité nationaliste. Après la transformation de l’empire autrichien en

monarchie austro-hongroise en 1867 et la redéfinition, en 1870, du statut de Nagyvárad, désormais

chef-lieu du comitat de Bihar sous administration hongroise26

, le répertoire local du théâtre s’enrichit

de nouveaux éléments.

La problématique de la langue au service de la fabrique du national y était devenue secondaire,

même si les échos des politiques d’assimilation linguistique mises en place par l’Etat central se

prolongeaient à Nagyvárad. En 1880, moins de la moitié de la population de Hongrie déclarait le

hongrois comme langue maternelle27

. En revanche dans la ville même, les hungarophones étaient

massivement majoritaires. L’arrière-pays rural où le roumain était davantage présent n’y menaçait pas

la suprématie du magyar. Les spectacles assurés en roumain par des étudiants/amateurs mobilisés au

service de l’émancipation nationale demeuraient rares28

. Les citadins de confession israélite – un quart

de la population en 191029

-, dont l’émancipation politique et civile remontait à 1864, s’intégraient à la

société locale et s’identifiaient majoritairement comme Hongrois.

En 1890, au moment où le projet de construction du théâtre fut réactualisé, Nagyvárad entrait

dans une phase de croissance économique et démographique, de consolidation de ses bourgeoisies et

de mobilisations ouvrières inédites30

. Les luttes de qualification autour du théâtre s’enrichirent des

échos de ces évolutions sociales plus larges. L’adoption par la municipalité de la décision de

23

Pour le concept de “commodity situation” voir Arjun Appadurai, « Introduction: commodities and the politics

of value » in Arjun Appadurai (ed.), The social life of things, Cambridge : Cambridge University Press, 1986, p.

3-64. 24

Le premier spectacle en langue hongroise assurée par une compagnie de Kolozsvár/Cluj datait de 1798. Cf.

István Kelemen, Várad színészeté, op.cit., p. 27-28. 25

Id.ibid, p.42-46. 26

Liviu Borcea, Gh.Gorun (dir.), Istoria oraşului Oradea [L’Histoire de la ville d’Oradea], Oradea : Editura

Cogito, 1995, p.218. 27

En 1880, 46,65% des habitants déclaraient le hongrois comme langue maternelle. Trente ans plus tard, malgré

les politiques de magyarisation, ce chiffre ne s’élevait qu’à 54,56%. Cf. Gábor Gyáni, György Kövér,

Magyarország társadalomtörténete. A reformkortól a második világháborúig [L’histoire sociale de la Hongrie.

De l’ère des réformes à la Seconde guerre mondiale], Budapest : Osiris, 1998, p.146. 28

Lucian Drimba, “Inceputuri”, in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la Oradea…, op.cit., p. 7-64, surtout

p.35-36. 29

Liviu Borcea, Gh.Gorun (dir.), Istoria oraşului Oradea, op.cit., p. 224 et p.463-476 ; Tereza Mozes, Evreii din

Oradea [Les juifs d’Oradea], Bucarest : Editura Hasefer, 1997. 30

En 1910, 35,9% des habitants de la ville étaient employés dans l’industrie, 12,7% dans le commerce et le

secteur bancaire, 9,1% dans les transports, 9,9% dans les services et dans le secteur des libres professionnels et

6,1% dans l’agriculture. Un quart de la population vivait en surpeuplement Cf. Liviu Borcea, Gh.Gorun (dir),

Istoria orasului Oradea, op.cit., p.224 et 236.

6

construire l’édifice sur l’une des places centrales fut suivie de moult polémiques. Certains continuaient

à s’opposer à une « institution sans morale ». D’autres mobilisaient le registre du « théâtre national »,

tout en considérant ce projet comme un amplificateur du rayonnement régional de la ville. Le choix,

en 1895, des architectes chargés de l’élaboration du projet ne fut d’ailleurs pas sans éclairer cette

ambition. Le bureau de Vienne de l’Autrichien Ferdinand Fellner et l'Allemand Hermann Helmer

s’était spécialisé dans ce domaine. Quarante-sept théâtres bâtis sur les territoires austro-hongrois et

allemands, mais aussi à Sofia, à Iasi ou à Odessa, y avaient été pensés. Au registre du prestige, les

défenseurs du projet ajoutaient des arguments éducationnels : la fréquentation du théâtre allait

simultanément produire des « urbains » et des « nationaux31

.

Si les projets furent élaborés à Vienne, la mise en œuvre fut confiée à plusieurs entreprises

locales de bâtiment. Le mécénat et un important emprunt contracté par la mairie assurèrent le

financement des travaux. L’édification du théâtre n’était en effet pas un geste isolé d’urbanisme. A

l’orée du XXe siècle, il participait d’un refaçonnage complet du centre-ville et d’une

« monumentalisation de la trame urbaine »32

. D’imposantes maisons bourgeoises dont les façades Art

nouveau rivalisaient d’arabesques allaient commencer à orner les places et la rue centrale33

. A vol

d’oiseau du théâtre, le nouveau siège de la mairie sera bâti entre 1902 et 1903 selon les plans élaborés

par le fils du principal maître d’œuvre du théâtre, l’une des premières fortunes de la ville. Eclectique,

le théâtre fut quant à lui édifié en seize mois, entre le 10 juillet 1899 et le 15 octobre 1900. La façade

néo-classique fut décorée de six colonnes ioniques, le perron fut bordé de deux sculptures réalisées

dans un atelier renommé de Budapest, représentations allégoriques de la Tragédie et de la Comédie. Le

marbre du vestibule et du foyer se reflétait dans les miroirs de Venise, alors que la salle baroque

associait l’or et le pourpre du velours et pouvait accueillir 1036 spectateurs (dont 330 debout). Les

loges, insuffisantes par rapport à la demande, donnèrent lieu à quelques échanges vifs entre notables34

.

Par ses dimensions monumentales et sa centralité sur la carte redessinée de la ville, entouré de

de banques, de restaurants, d’hôtels, de cafés, à proximité du pouvoir politique, le théâtre devint en ce

début du XXe siècle une institution sociale importante. Le spectacle se déroulait tant sur les planches

que dans la salle, en particulier le soir des premières quand les gens de loisir prolongeaient l’entre-soi

par des bals qui duraient jusqu’à l’aube. Mais son air de rayonnement social était plus large. L’offre de

places était en effet importante pour une ville qui comptait un peu plus de 50 000 habitants en 1900,

64 000 dix ans plus tard. Si le théâtre qui fonctionnait en système de concession reconsidéré par une

commission municipale tous les trois ans35

, était protégé par une réglementation municipale favorable

sur un marché des loisirs en diversification36

, les directeurs successifs étaient requis néanmoins de

rentabiliser un investissement initial élevé. En 1908, un espace de plein air fut également inauguré,

doté de 1300 places, libérant la troupe constituée d’une centaine de membres de l’asservissement de la

mobilité estivale nécessaire à la survie économique37

.

31

Ces polémiques sont retracées dans István Kelemen, Várad színészeté, op.cit., p.155-157. 32

Pour des éléments sur la « haussmanisation théâtrale » à Paris voir Christophe Charle, Théâtres en capitales,

op.cit, p. 36-37. 33

Liviu Borcea, Gh.Gorun (dir.), Istoria oraşului Oradea, op.cit., p.220-221.Voir aussi Fredric Bedoire, Robert

Tanner, “The promised city. Nagyvárad, Lodz, New York” in id., The Jewish contribution to modern

architecture, 1830-1930, Hoboken, New Jersey, Ktav Publishing House, 2004, surtout p. 381-401. 34

István Kelemen, Várad színészete, op.cit.., p. 167-171; Alexandru Pop, “Construcţia clădirii” in Elisabeta Pop

(dir.), Teatrul românesc la Oradea…, op.cit., p. 66-68. 35

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 169 36

Árpád Kupán, « Nagyvárad a mozivásznon I. Filmgyártási próbálkozások és sikerek a 20. század első

évtizedeiben » [Oradea à l’écran I. Tentatives de production cinématographique et succès durant les premières

décennies du XX siècle], http://epa.oszk.hu/00100/00181/00023/26.htm [consulté le 25 octobre 2009] ; dans une

perspective conceptuelle et comparative, voir Alain Corbin, L’Avènement des loisirs 1850-1960, Flammarion,

1995. 37

Béla Nagy, Színház születik (1899-1900) [A la naissance d’un théâtre], Nagyvárad [Oradea] : Bihari Napló

Kiadó, 1998, p.91.

7

La réussite de cette entreprise théâtrale fut surtout liée au second directeur, Miklós Erdélyi

(1866-1934), issu lui-même du monde du théâtre puisque acteur au départ. Il resta à la tête de

l’établissement de 1907 à 192138

. M. Erdélyi fit de la ville « la citadelle de l’opérette »39

. Non que le

répertoire eût été exclusivement consacré à ce genre. Eclectique pour répondre aux préférences

esthétiques différenciées des spectateurs, il comprenait de l’opéra, du ballet, des tragédies, des drames,

des vaudevilles, du théâtre moderne, réaliste et social, de G.B.Shaw à H. Ibsen, de Verdi à Offenbach.

Les étrangers, français en particulier40

, étaient plus souvent montés que les dramaturges hongrois. Un

auteur roumain local, Iosif Vulcan (1841-1907) entrepreneur culturel fortuné engagé au service de la

cause roumaine, fut également mis au programme. Une compagnie privée de Roumanie assura quant à

elle deux spectacles en 191341

. L’offre qui illustrait la sensibilité pour le neuf du directeur inséré dans

les réseaux européens du théâtre, comprenait annuellement quelque cinquante productions et entre 350

à 450 représentations. Cependant la plupart des 400 000 entrées annuelles étaient assurées par les

opérettes, en particulier celles signées par des compositeurs hongrois, dont certains avaient acquis leur

célébrité à Vienne42

. Ce genre représentait un cinquième du répertoire à partir de 190543

, au fondement

de la prospérité de l’entreprise qui dés lors multipliait les « événements » autour des vedettes des

scènes budapestoises, plus rarement viennoises, dont la présence à Nagyvárad nourrissait le prestige

de la ville.

L’opérette se trouva ainsi au coeur du « contrat social » entre le théâtre et son public, elle

permit à l’institution de mener « la domestication du corps et de l’esprit »44

exigée par la participation

à la représentation théâtrale. Elle séduisait par sa critique cynique et pleine d’humour des classes

supérieures de la « monarchie duale » en mettant en scène des personnages stéréotypés, l’officier, le

gentry, l’aristocrate, la grande dame et en mobilisant, dans l’univers austro-hongrois où résonnaient

des revendications nationales concurrentes, une ethnicité exotisée45

. Au moins autant que les intrigues,

les qualités formelles de l’opérette entraient faisaient écho au style de vie des groupes urbains de la

ville en expansion. Tout en regrettant l’éloignement du théâtre et de la littérature, un poète hongrois

écrivait à ce sujet : « l’opérette est désirée, elle séduit, elle vit sa renaissance. Pourquoi ? /…/ Parce

que notre époque est celle des impressions rapides et colorées, c’est l’époque du journal et du cinéma ;

or l’opérette offre une histoire qui tourne vite, une musique légère, beaucoup de bizarrerie décoratives

et peu de sérieux »46

. D’une manière encore plus intense que dans les capitales de l’empire, à Vienne

ou à Budapest, l’opérette devint dès lors à Nagyvárad un élément central dans la définition du style de

vie urbain, contribuant à façonner les dispositions esthétiques des spectateurs. Ce genre assura aussi

une intégration partielle des normes des nouvelles bourgeoises et des nouvelles couches moyennes à

l’intérieur d’un théâtre où s’opérait également la validation sociale de la place que l’on occupait dans

la hiérarchie locale.

Ainsi durant les premières décennies du XXe siècle le théâtre fonctionne comme vecteur

d’intégration à la vie locale et nationale, à travers des formes culturelles dont la circulation ne s’arrête

38

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 179. Il reviendra à la direction du théâtre entre 1926 et 1927 et

entre 1930 et 1931. 39

Id.ibid., p. 179-182. 40

Péter Szaffkó, “English and American plays on the repertory of the Theatre of Oradea between 1900 and

1945”, The Round Table. Partium Journal of English Studies, 1(1), Spring 2008,

http://www.theroundtable.ro/pages/cultural_studies/peter_szaffko_english_and_american_plays_on_the_repertor

y_of_the_theatre_of_oradea_between_1900_and_1945.htm [consultée le 5 novembre 2009]. 41

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p.181. 42

Voir notamment András Gerő, Dorottya Hargitai, Tamás Gajdó, A Csárdáskirálynő - Egy monarchikum

története [Princesse Czardas – L’histoire d’un produit de la Double Monarchie], Budapest : Pannonica, 2006. 43

Liviu Borcea, Gh.Gorun (dir.), Istoria oraşului Oradea, op.cit., p. 325. 44

Emmanuel Bourdieu, « Remarques sur l'économie temporelle de la représentation théâtrale », in Eveline Pinto

(dir), Penser l'art et la culture avec les sciences sociales. En l'honneur de Pierre Bourdieu, Paris : Centre de

recherche sur la philosophie des activités artistiques contemporaines, 2002, p.47-62, p. 54. 45

Moritz Csáky, « Az operett az 1900-as évek tájékán. Egy kultúrtörténeti értelmezés kisérlete“ [L’opérette aux

alentours de 1900. Esquisse d’interprétation d’histoire culturelle], Regio, 16(1), 2005, p.53–70. 46

Le poète Gyula Juhász cité dans István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p.181.

8

guère aux bornes de l’Etat hongrois, ni même à celle de l’empire. Ce régime du théâtre se trouve

partiellement bouleversé par le redécoupage des frontières étatiques qui touche Nagyvárad/ Oradea en

1918, en 1940, en 1944. La dynamique de la compétition nationalitaire atteint un domaine fragilisé au

même moment par la concurrence du nouveau loisir, le cinéma.

Effets de frontière : compétitions nationales en représentations et leurs limites

Le redécoupage des frontières à la fin de la Première guerre mondiale inscrit Nagyvárad

devenue Oradea, sur le territoire de la Roumanie agrandie47

. D’une ville située à l’intérieur de l’Etat

hongrois, à quelque 250 kilomètres de sa capitale, elle se retrouve près de la frontière, séparée par plus

de six cents kilomètres du centre du nouvel Etat, Bucarest. Entre 1940 et 1944, Oradea redevient à

nouveau Nagyvárad48

. Le pouvoir politique « roumanisé »49

après 1918 se « remagyarise », avec

d’autant plus d’intensité que les ressentiments sont forts. Ces mouvements des frontières au dessus de

la ville refaçonnent son profil social et renforcent le poids du nationalisme dans la vie publique locale.

La présence du roumain et des Roumains augmente durant les deux décennies qui séparent la Première

de la Seconde guerre mondiale. Le recensement de 1930 qui propose une catégorisation ethno-

nationale et une catégorisation linguistique, y indique la présence de 27,7% de Roumains

« ethniques », contre 51% de Hongrois et 17,9% de juifs. L’introduction d’une ethnicité « juive » vise

notamment à encourager une « dissimilation » et une distanciation de ces derniers de l’univers

hongrois.

Le registre du « théâtre national » esquissé au XIXe siècle se trouve investi avec plus

d’aplomb dans ce contexte. Parmi les premières mesures adoptées par le pouvoir « roumain » figure

ainsi la relabélisation des lieux et des institutions. La coloration locale et/ou nationale hongroise

s’efface au profit de résonances roumaines. Baptisé à son inauguration en 1900 d’après Ede Szigligeti

(1814-1878), l’un des fondateurs de la dramaturgie hongroise au XIXe siècle, un « fils de la ville » par

la naissance, le théâtre acquiert désormais le nom de la reine Marie de Roumanie. C’est également elle

qui donne son nom à la place du théâtre, connue auparavant comme la placé Bémer, d’après László

Bémer, ancien évêque catholique de la ville50

. Le roi Ferdinand Ier de Roumanie est quant à lui honoré

par une statue érigée devant le théâtre. Celle-ci sera démantelée quelques jours à peine après l’entrée

triomphale de Miklós Horthy, régent du Royaume de Hongrie, à Nagyvárad, le 6 septembre 1940.

L’ancienne place Bémer prendra alors pour quelques années son propre nom.

Malgré le déploiement de ces politiques symboliques de contrôle de l’espace, la mairie

« roumaine » continue à accorder à plusieurs reprises dans les années 1920 la concession à des

directeurs « hongrois ». Mais les conditions de location de la salle sont désormais beaucoup moins

47

Par le traité de Trianon (4 juin 1920), la Hongrie perd deux tiers de son territoire et 57% de sa population. 3,2

millions de Hongrois découvrent le statut minoritaire dans les États successeurs, la moitié d’entre eux en

Roumanie. Celle-ci double quant à elle son territoire et sa population. Cf. Irina Livezeanu, Cultural Politics in

Greater Romania. Regionalism, Nation Building and Ethnic Struggle, 1918-1930, Ithaca : Cornell University

Press, 1995, p.8-11; Ignác Romsics, Magyarország Története a XX. Században [L’histoire de la Hongrie au XXe

siècle], Budapest : Osiris, 1999, p.143-145. 48

Le 30 août 1940, le deuxième arbitrage de Vienne décide une division en deux de la province de Transylvanie,

avec le nord rattaché à la Hongrie et le sud intégré à l’Etat roumain. Nagyvárad. Oradea se trouve au nord de la

nouvelle ligne de démarcation. La Transylvanie est réunifiée au sein de la Roumanie à la fin de la Seconde

guerre mondiale, les nouvelles frontières étant confirmées par le Traité de Paris (1947). Pour une présentation

synthétique de la compétition hungaro-roumaine autour de la Transylvanie, voir Rogers Brubaker, Margit

Feischmidt, Jon Fox, Liana Grancea, Nationalist Politics and Everyday Ethnicity in a Transylvanian Town,

Princeton: Princeton University Press, 2006, p. 56-88. 49

Fût-ce à un degré moindre que la Hongrie d’avant 1918, la Roumanie est à son tour confrontée à une présence

de populations « non- roumaines », soit 28% en 1930. 50

Zoltán I. Péter, « 115 éves a nagyváradi Bémer tér » [La place Bémer à son 115e anniversaire], Várad

folyóirat, 8, http://www.kik.ro/Varad_archivum/Varad_8_szam/varad_8_szam_17.html [consultée le 5 novembre

2009]

9

avantageuses51

. Privée de ressources publiques – les maigres subventions de l’Etat sont affectées à des

troupes de langue roumaine52

- pénalisée par une législation beaucoup plus libérale qui intensifie la

compétition entre les troupes, subissant en outre les effets des changements démographiques et la

concurrence d’un cinéma dont la séduction s’amplifie, la compagnie permanente de langue hongroise

constituée autour du théâtre d’Oradea se délite. Après 1928, les spectacles de langue magyare sont

principalement assurés, à un rythme ralenti, par la troupe de la ville de Cluj-Kolozsvár53

.

Les temps ne sont pas plus cléments pour les entrepreneurs qui tentent entre 1928 et 1931, à

mettre en place une compagnie permanente de langue roumaine sous le label « le théâtre de l’Ouest ».

Malgré les évolutions démographiques, la population roumaine ne représente au mieux qu’un quart

des habitants à Oradea et son poids dans l’économie urbaine demeure faible. Certes, les spectacles

organisés autour d’artistes renommés venus de l’Ancien Royaume, en particulier de Bucarest ou de

Iaşi, bénéficient d’un accueil enthousiaste de la part des élites politiques, intellectuelles, religieuses

militaires, de langue roumaine. Des banquets prolongent dans la nuit ces événements qui relient la

ville de province à la sa nouvelle capitale et dont le faste rappelle les bals d’autrefois54

. Développé

autour des établissements publics de Bucarest et de Iasi, d’une part, et des nouvelles compagnies

privées créées dans la première décennie du XXe siècle, de l’autre, ce théâtre de professionnels dont

les repères sont Paris et Vienne, qui couvre des courants divers allant du théâtre romantique au théâtre

réaliste et aux avant-gardes, ne fait que souligner le caractère « provincial » de l’entreprise locale55

.

Les journalistes fustigent néanmoins l’attitude des habitants roumains de la ville : « Le public roumain

d’Oradea devrait considérer le théâtre roumain comme une question nationale et le soutenir, y compris

au prix du sacrifice »56

, peut-on lire dans la presse. Mais les appels à la fierté nationale ne suffisent pas

pour consolider une compagnie locale à qui il manque et les spectateurs et les financements publics.

Le retour de l’administration hongroise en 1940 s’accompagne de celui de l’opérette qui

cristallise à nouveau un public hongrois. En effet, pendant les quatre années de la guerre, l’opérette

représente 80% du répertoire du théâtre Szigligeti57

. Mais le genre change de significations. Ce n’est

plus la satire des élites de la « double monarchie » qui lie la société représentée sur scène à celle de la

salle. L’opérette est réinvestie comme genre « hongrois », vecteur d’un « nationalisme banal »58

qui dit

implicitement la victoire magyare, comme le font aussi les vedettes de Budapest acclamées par des

salles combles. Mais en fonction du regard, elle dit aussi une nostalgie du passé, des anciens beaux

jours, et un désir d’ailleurs qui éloignerait tant du passé immédiat que du présent. Des spectateurs que

l’on identifie à présent comme « juifs », qui avaient connu l’antisémitisme roumain à la fin des années

1930, sont désormais les cibles des lois antisémites de l’Etat hongrois. Des acteurs juifs se font siffler

en 1942 sur la scène de Nagyvárad59

. En mai 1944, 30 000 juifs de la ville et des environs sont réunis

dans un ghetto avant d’être envoyés vers les camps de la mort. Quelque 2 000 en reviendront. Des

statistiques établies en 1946 font état de 6 500 juifs à Oradea60

, incluant aux côtés des natifs,

survivants, de la ville, ceux arrivés d’autres régions.

51

Béla Nagy, A Tegnap színháza. A Magyar színház képes olvasókönyve a XX szazadról [Le théâtre d’hier],

Nagyvárad [Oradea] : Bihari Napló Kiadó, 1999, p.24. 52

József Kötö, « A színházi intézményrendszer Erdélyben a két világháború között » [Le système institutionnel

du théâtre en Transylvanie entre les deux guerres mondiales], Korunk, 4, avril 2002,

http://www.korunk.org/?q=node/8&ev=2002&honap=4&cikk=6863 53

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 187-192. 54

Lucian Drimba, “Inceputuri”, in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la Oradea…, op.cit., p. 7-64, surtout

p.50-54 55

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 188. 56

Cité dans Lucian Drimba, “Inceputuri”, in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la Oradea…, op.cit., p. 7-64,

p. 61. 57

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 194. 58

Michael Billig, Banal Nationalism, London: Sage Publications, 1995. 59

Béla Nagy, A Tegnap színháza…, op.cit., p.89. 60

Liviu Borcea, Gh.Gorun (dir.), Istoria oraşului Oradea, op.cit., p. 474-476 ; Tereza Mozes, Evreii din Oradea,

op.cit.; plus largement, à l’échelle de la Hongrie, voir Randolph L Braham (ed.), The Holocaust in Hungary:

Fifty Years Later, New York: Columbia University Press, 1997; Randolph L. Braham, Tibori Szabó, Zoltán

10

Ces multiples césures transforme le profil social d’Oradea. Les chiffres du recensement de

1948 (voir tableau 1) n’en offre qu’un faible aperçu. L’air nouveau du communisme séduit

notamment des ouvriers et une partie de l’intelligentsia hungarophone, urbains sensibilisés aux idéaux

socialistes dans les premières décennies du XXe siècle. Mais à Oradea/ Nagyvárad, qui voit son

appartenance à la Roumanie confirmée en 1947 et se retrouve près d’une frontière quasiment

infranchissable, jusqu’en 1956, avec la Hongrie61

(voir carte), la nouvelle idéologie s’instille

également dans les tensions d’hier qu’elle retravaille. Comme ailleurs en Transylvanie, la séduction

qu’exerce initialement les nouveaux idéaux62

exprime aussi l’attirance pour un projet politique qui

proclame la rupture avec le nationalisme de la Grande Roumanie des années 1920 et 1930. Le théâtre,

« decommodifié », est désormais invité à participer à la construction d’un ordre plus juste. Le registre

du théâtre-éducation au national, se déplace vers des cieux internationalistes. Mais ce glissement se

joue au moins en partie aux rythmes – réactualisés - de l’opérette.

Carte : Oradea [Nagyvárad] sur la carte de la Roumanie communiste

Un théâtre d’Etat pour un nouveau public

Le 28 décembre 194863

la Grande Assemblée nationale, organe législatif de l’Etat

communiste, crée le Théâtre d’Etat hongrois d’Oradea. Peu avant, la loi 265 adoptée en juillet 1947

avait réglementé le régime des spectacles publics et avait placé les institutions théâtrales sous la

(ed.), A magyarországi holokauszt földrajzi enciklopédiája [Encyclopédie géographique de l’Holocauste en

Hongrie], Budapest : Park, 2007. Pour la destruction des juifs en Roumanie, voir Radu Ioanid, La Roumanie et la

Shoah, Paris : Editions de la MSH, 2002. 61

Stefano Bottoni, « 1956 Romániában – Eseménytörténet és értelmezési keretek » [1956 en Roumanie –

Histoire factuelle et cadres d’interprétation], in Stefano Bottoni (ed.), Az 1956-os forradalom és a romániai

magyarság (1956–1959), Csíkszereda : Pro-Print Könyvkiadó, 2006,

http://adatbank.transindex.ro/html/alcim_pdf1851.pdf, p.20 62

Les Magyars représentent 11% des effectifs du Parti Ouvrier Roumain en 1948. Cf. Stefano Bottoni,

« Recepció és párhuzamosság. A romániai '56 és a magyar forradalom viszonya » [Réception et évolution

parallèle. La relation des événements roumains de 1956 avec la révolution hongroise], Korunk, 2, 2006, p.40-48. 63

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 196.

11

supervision du Ministère des Arts, et notamment de la Direction générale des Théâtres. Celle-ci allait

chapeauter à partir du milieu des années 1950 une quarantaine de théâtres64

. Le décret 83 du 11 juin

1948 avait quant à lui annoncé la nationalisation des compagnies privées. Le théâtre du nouvel ordre

communiste doit cesser d’être un vecteur de l’aliénation bourgeoise, doit perdre sa dimension élitiste

pour propager la culture au sein des masses larges et participer à la reconstruction spirituelle de celles-

ci. La révolution annoncée rend nécessaire la création d’une ligne de partage entre « l’ordre nouveau et

le théâtre ou les cérémonies d’autrefois »65

. Le contrôle centralisé du répertoire encadre – d’une

manière très stricte jusqu’en 1952, un peu moins après66

- l’offre en terme de genres et de thèmes selon

les normes du réalisme socialiste importé de l’Union soviétique. Adossées à une lecture rigide des

méthodes du théoricien du théâtre, Constantin Stanislavski (1863-1938), celles-ci combattent le

« formalisme » et « l’intellectualisme » et recadrent le théâtre autour de sa fonction littéraire67

.

La mise en place de ce système centralisé, avec des établissements financés par le budget

public et le répertoire façonné par des normes idéologiques prescrites par le Parti68

ne constitue pas le

seul vecteur de redéfinition du théâtre. L’Etat se charge également de la formation des agents, acteurs,

metteurs en scène, décorateurs, secrétaires littéraires, etc. Dans son pamphlet au vitriole consacré aux

« artistes d’Etat »69

, Miklós Haraszti voyait dans cette professionnalisation l’une des courroies de

socialisation aux valeurs officielles. Si le jugement peut apparaître quelque peu réducteur, il ne

manque pas de fondement. La formation de type universitaire aux métiers de la scène refaçonne les

imaginaires et les pratiques70

. Des conservatoires d’art dramatique avaient certes déjà existé avant la

période communiste. Cependant ces derniers ne constituaient pas des lieux de passage obligés pour

intégrer une troupe professionnelle. Cela change progressivement dans les années 1950. Ces

formations débouchent sur une égalisation au moins partielle, des conditions sociales des « artistes

d’Etat » du théâtre71

. Le statut et l’image sociale des professionnels s’en trouvent également redéfinis :

les traits anciens de la bohême et l’aura du vedettariat croisent la respectabilité, voire la notabilité des

diplômés de l’éducation supérieure. Dans un régime de production théâtrale qui insiste sur

l’importance du public, cible du travail d’éducation, ce système de formation favorise paradoxalement

le durcissement d’un champ où le jugement des pairs et la critique théâtrale prennent progressivement

de l’importance.

Oradea : une histoire d’Anciens et de Nouveaux

Les pratiques du théâtre à Oradea sont également refaçonnées, à travers toutefois des

combinaisons inédites d’ancien et de nouveau. Observer ce lieu spécifique éloigne le regard d’autres

évolutions tant locales que nationales, qui donnent à voir, surtout à la fin des années 1940 et puis à

64

Marian Popescu, Scenele teatrului românesc : 1945-2004. De la cenzurǎ la libertate [Les scènes du théâtre

roumain : 1945-2004. De la censure à la liberté], Bucarest : Unitext, 2004 ; Liviu Maliţa (dir.), Cenzura în teatru.

Documente 1948 – 1989 [La censure dans le théâtre. Documents 1948-1989], Cluj-Napoca : Efes, 2006. 65

Jack Goody, « Théâtres, rites et représentations de l’autre » in id., La Peur des représentations. L’ambivalence

à l’égard des images, du théâtre, de la fiction, des reliques et de la sexualité, Trad. Pierre Emmanuel Dauzat,

Paris : La Découverte, 2003, p. 112-167, p. 136. 66

Liviu Maliţa (dir.), Cenzura in teatru.op.cit., p.4. 67

Marie-Christine Autant-Mathieu, « Le dressage du théâtre soviétique dans les années 1930 et 1940 », Cahiers

Slaves, 8, p. 19-41. 68

Les modes de régulation du théâtre en tant qu’entreprise socialiste en RDA, qu’il s’agisse de la structure

institutionnelle, de la professionnalisation des agents, assurée par l’Etat, du rôle de la « troupe » comme vecteur

de politiques sociales, etc. ne sont pas sans rappeler la régulation de ce domaine en Roumanie. Cf. Laure de

Verdalle, Le théâtre en transition. De la RDA aux nouveaux Länder, Paris : Editions de la MSH, 2006, surtout

p.115-143. 69

Miklós Haraszti, Artistes d’Etat. De la censure en pays socialiste, Paris : Fayard, 1985. 70

Cette formation est assurée en Roumanie, à partir de 1954, par deux établissements, l’un à Bucarest, consacré

à la formation théâtrale et cinématographique, le second dans la ville transylvaine de Tîrgu-Mureş, dédié à la

préparation des acteurs hongrois et avec intermittences, à celle des metteurs en scène hongrois, avant d’accueillir

également à partir de 1976 des étudiants roumains. 71

Cette égalisation ne toucha pas tous les domaines de la même façon. La télévision et le cinéma avaient des

modes de rétribution beaucoup plus généreux.

12

nouveau entre 1958 et 1962, de la répression et des épurations72

. En 1955, l’établissement de langue

hongroise jusque-là, s’enrichit d’une « section » roumaine et change par conséquent de nom pour

devenir le Théâtre d’Etat d’Oradea. Le directeur de l’établissement est en même temps le responsable

artistique de la troupe roumaine, alors la « section » hongroise dispose de son propre « directeur

artistique ». L’institution finit par réunir autour de 180 salariés dans les années 1960, pour descendre à

157 dans la seconde moitié des années 1980 ; autour de quatre-vingts d’entre eux sont considérés,

selon le label officiel, du « personnel artistique ».

La création de la section roumaine apparaît comme la résultante d’une mobilisation locale et

une dynamique nationale qui voit à partir de 1955 un glissement progressif du discours politique.

Après avoir pratique la répudiation du « national », celui-ci réintègre cette thématique, fût-ce

initialement d’une manière prudente73

. Localement, les revendications d’intellectuels et d’acteurs

amateurs en faveur de la constitution d’une troupe roumaine rencontrent quant à elles le soutien du

responsable du domaine culturel à l’échelle de la région, Andrei Dauer74

. Lui-même directeur du

théâtre entre 1957 et 1960, ce diplômé de philosophie et d’histoire, né à Oradea en 1922 est un rescapé

des détachements de travail forcé et, ensuite du ghetto de Budapest75

.

La pratique théâtrale de la section roumaine apparaît dès le début marquée par la relation avec

Bucarest. La troupe initiale est constituée autour d’un noyau de jeunes diplômés de la promotion 1955

de l’Institut de théâtre de Bucarest séduits par les promesses du directeur de l’établissement, lequel

s’engage non seulement à les faire jouer, mais aussi à leur assurer des logements76

. Aux oreilles de

certains d’entre eux, la ville dont les rues sont remplies de son hongrois ne manque pas d’une certaine

étrangeté77

. L’offre de théâtre roumain ne se cristallise dès lors pas dans un lien fort avec un public

local – si ce n’est, dans les années 1960, l’inclusion au répertoire du drame historique – elle se

constitue davantage en rapport avec les évolution d’un champ théâtral qui s’organise autour de

Bucarest, lieu de validation de la qualité professionnelle. D’ailleurs l’entrée d’Oradea sur la carte du

théâtre roumain s’opère autour d’une création de la saison 1957-1958 avec l’Alouette de Jean Anouilh,

premier spectacle sans rideau en Roumanie, salué par la critique mais lequel désempare, semble-t-il le

public local, de sorte que le spectacle est arrêté après dix représentations78

. Cette projection à l’échelle

nationale s’accomplit à un moment où la scène roumaine entame sa « rethéâtralisation», à la faveur du

relâchement des normes du réalisme socialiste, dans le sillage de la déstalinisation soviétique79

. A

l’instar des écrivains roumains qui réclamaent en 1956 « l’éradication du dogmatisme »80

, en 1957 les

« hommes de théâtre » et surtout de jeunes metteurs en scène, réunis en conférence nationale, exigent

« la professionnalisation artistique de la mise en scène » et se prononce en faveur de « l’authenticité de

72

Voir notamment Dennis Deletant, Communist Terror in Romania: Gheorghiu-Dej and the Police State 1948–

1965, New York: St. Martin's, 1999; pour une synthèse qui se prête à une lecture critique, on peut se reporter à

Vladimir Tismăneanu, Dorin Dobrincu, Cristian Vasile (dir.), Comisia prezidenţială pentru analiza dictaturii

comuniste din Romania. Raport final [La Commission présidentielle pour l’analyse de la dictature communiste

de Roumanie. Rapport final], Bucarest : Humanitas, 2007. 73

Voir notamment Stefano Bottoni, « Recepció és párhuzamosság. A romániai '56 és a magyar forradalom

viszonya », art.cit. ; Katherine Verdery, National Ideology Under Socialism…, op.cit. 74

Stelian Vasilescu, « Primul deceniu » [La première décennie], in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la

Oradea…, op.cit., p. 85-123, p. 85. Jusqu’à la réforme administrative de 1968, les régions constituent le niveau

sous-étatique de l’administration roumaine. En 1968, elles sont remplacées par des départements. 75

« Directorii Teatrului de Stat. Evocǎri, confesiuni, interviuri, Andrei Dauer » [Les directeurs du Théâtre

d’Etat. Evocations, confessions, entretiens. Andrei Dauer], in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la

Oradea…, op.cit., p. 225-229. 76

Eugen Tugulea, Unele mărturisiri, op.cit., p.47. 77

Voir sur ce thème le témoignage de Eugen Tugulea, Unele mărturisiri, op.cit. p. 47-49. 78

Elisabeta Pop, « Repertoriul Secţiei române a Teatrului de Stat Oradea… », art.cit., p. 338. 79

Miruna Runcan, « Teatru 1957. Schimbarea la faţă. Explorare arheologică la semicentenarul întîlnirii dintre

teatrul şi filmul romanesc (I) » [Théâtre 1957. Le changement. Une exploration archéologique au 50ème

anniversaire de la rencontre du théâtre et du film roumain (I)], Observator cultural, 350, décembre 2006,

http://www.observatorcultural.ro/TEATRU.-1957-Schimbarea-la-fata*articleID_16660-articles_details.html

[consultée le 1er

novembre 2009] 80

Vladimir Tismăneanu, Dorin Dobrincu, Cristian Vasile (dir.), Comisia prezidenţială… op.cit., p. 316.

13

l’univers évoqué par le texte ». Un an plus tôt avait vu le jour la revue de critique théâtrale « Teatrul »

[Le Théâtre], autre indice de cette dynamique de « professionnalisation ».

A l’inverse, la pratique théâtrale de la troupe hongroise s’inscrit davantage dans un lien de

proximité avec le public local. L’auteur de la monographie consacrée au théâtre hongrois à Oradea,

qualifiait les années 1950 comme la « période où le théâtre d’Oradea a vraiment été d’Oradea, sans

copier personne ».81

Ce profil fut façonné sous la direction conjointe d’un « homme nouveau » et d’un

Ancien82

. Entre 1949 et 1956, l’homme nouveau fut le directeur, János Molnár, de profession

cordonnier, également auteur de deux pièces réalistes socialistes, dont l’une qui rencontra un véritable

succès de public. Après la chute du communisme, ses qualités d’écoute et de bon organisateur

continuaient à être saluées au théâtre. Dans un entretien accordé en 1972 au quotidien local Fáklya [La

Flamme], J. Molnár rappelait dans ces termes sa rencontre avec le théâtre : « Je suis entré en contact

avec le mouvement ouvrier en 1936. J’ai connu beaucoup d’épreuves et un jour il m’est arrivé quelque

chose de totalement inattendu. J’ai appris qu’on voulait me nommer directeur de théâtre. /…/. J’ai été

obligé d’accepter à contre coeur et lorsque je l’ai fait, j’ai compris que mon principal devoir sera de

faire venir les habitants de la ville au théâtre. /…/; je ne me suis pas impliqué excessivement dans les

problèmes artistiques qui me dépassaient. /…/Lorsque j’ai quitté le théâtre, je suis retourné à mon

fauteuil de cordonnier en dépit du fait que l’on voulait faire de moi un fonctionnaire /…/».83

L’Ancien, également atypique, était incarné par le metteur en scène principal, en charge

pendant une quinzaine d’années de la définition du répertoire de la troupe hongroise, László Gróf

(1891– 1971). Acteur qui avait gagne sa notoriété dans les années 1910 comme interprète d’opérette, il

était aussi le gendre de l’ex-directeur du théâtre de Nagyvárad, l’entrepreneur théâtral de succès,

Miklós Erdélyi. Après avoir obtenu, dans les années 1920, pour de brèves périodes, la direction de la

compagnie de Nagyvárad, L. Gróf avait cédé aux sirènes de Bucarest et s’était éngagé au théâtre

d’opérette Alhambra qui diffusait ce genre auprès du public bucarestois. Revenu en Transylvanie à la

fin des années 1930, il fut marginalisé pendant la guerre en raison de ses origines juives, mais échappa

à la déportation84

.

Ces deux hommes s’engagent ensemble dans la diffusion du nouvel imaginaire égalitariste du

théâtre. La redéfinition s’appuie non seulement sur un répertoire partiellement refaçonné selon les

normes du réalisme socialiste, où les auteurs soviétiques jouxtent les représentants d’une nouvelle

dramaturgie roumaine et des classiques (F.Schiller, C. Goldoni, A.Tchékhov, etc.). Le succès de

l’entreprise est plus encore lié au réinvestissement de formes culturelles antérieures, en particulier de

l’opérette85

. Une saison théâtrale composée en moyenne d’une dizaine de productions comprend une à

deux opérettes, dans les mises en scène soignées de László Gróf. Les significations sociales de ce

genre se redéploient une fois de plus86

, son cercle de séduction étant grâce à la diffusion par la radio,

élargi au-delà des classes moyennes vers les milieux ouvriers. Ses rythmes remplissent tant la salle

baroque du théâtre – où les travaux de rénovation réalisés entre 1958 et 1959 suppriment les places

debout, réduisant la capacité d’accueil à quelque 700 places87

- que le jardin d’été inauguré près du

81

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 196. 82

Dans cette même perspective, voir notamment Catriona Kelly, David Shepherd (ed), Constructing Russian

Culture in the Age of Revolution : 1891-1940, Oxford: Oxford University Press, 1998. 83

« Directorii Teatrului de Stat. Evocǎri, confesiuni, interviuri, János Molnár » [Les directeurs du Théâtre d’Etat.

Evocations, confessions, entretiens. János Molnár], in Elisabeta Pop (dir.), Teatrul românesc la Oradea…,

op.cit., p. 224. 84

Magyar Szinházi Lexikon [Dictionnaire du théâtre hongrois],

http://mek.niif.hu/02100/02139/html/sz08/229.html 85

Pour la circulation de ce genre dans l’espace soviétique et son investissement dans les relations entre l’Union

soviétique et la Hongrie, voir Gyöngyi Heltai, « Operett-diplomácia » [La diplomatie à travers l’opérette], Aetas,

3-4, 2004, p.87-119. 86

Sur les logiques des appropriations particulières des œuvres voir notamment Roger Chartier, « La nouvelle

histoire culturelle existe-t-elle ? », Cahiers du Centre de recherches historiques. Regards sur l’histoire

culturelle, 31, avril 2003, p.13-24, p.20. 87

István Kelemen, Várad színészete, op.cit., p. 175.

14

théâtre en 1953, réservé à la saison estivale. Ces espaces sont investis en partie par un nouveau public.

Le directeur développe en effet un système d’abonnement d’entreprise, grâce auquel les ouvriers

méritants, quelque 300 par représentations, voient leur travail récompensé par des billets de théâtre88

.

Le titre d’un spectacle de cabaret proposé durant la saison 1954-1955 illustre bien cet esprit : « Pour

un travail bien accompli, un loisir de qualité »89

. Pendant la même saison, une photo réalisée avec

l’équipe de la production « Des Derniers » de Maxim Gorki, montre un théâtre d’égaux. Une vingtaine

de personnes se trouvent réunies : au premier rang, l’éclairagiste se trouve près du directeur du théâtre,

suivi de quatre jeunes acteurs; au deuxième rang, le metteur en scène roumain, n’est pas très loin de la

costumière90

.

La mise en conformité idéologique à la sortie des « belles sixties »91

tente de remettre le

théâtre au service d’un imaginaire égalitariste en proposant une définition de la culture en terme

d’activité créative des masses visant à dépasser les frontières entre « haute culture » et « culture

populaire ».

Aux marges d’une « mini-révolution culturelle »

Le rôle de l’éducation socialiste est réaffirmé au début des années 1970 alors que des

transformations sociales refaçonnent le profil de la société socialiste. L’urbanisation se poursuit,

associée à une deuxième vague d’industrialisation réalisée au prix d’un endettement important92

.

Après avoir rendu, en 1962, l’éducation de 8 ans obligatoire, en 1978 une nouvelle loi de l’éducation

et de l’enseignement relève ce seuil à 10 ans. L’accès aux biens de consommation connaît quant à lui

un élargissement progressif dans les années 1960. Des études réalisées par l’Office d’études et de

sondages auprès de la Télévision roumaine font état au début des années 1970 de l’existence de

1 287 360 appareils de télévision dont 74% dans le milieu urbain. Dans la hiérarchie des préférences,

les émissions de divertissement réunissent six fois plus de spectateurs que celle d’information et treize

fois plus que les émissions économiques93

. La mobilisation idéologique vise dès lors à réhabiliter un

imaginaire révolutionnaire, puritain, essoufflé. La crise économique qui s’installe dans les années

1980 est en partie liée aux ambitions du régime roumain de rembourser les dettes extérieures. La

réaffectation des ressources touche tous les secteurs de la consommation interne, comme elle touche le

secteur culturel « non-productif ».

Cette diminution des ressources fragilise le théâtre plus encore que ne l’avaient fait

les « thèses de juillet », dont la douzième directive traitait du répertoire, requis de promouvoir « la

création originale, ayant un caractère militant, révolutionnaire », les « travaux de valeurs de la

création actuelle des pays socialiste » alors que le « répertoire international classique et

contemporain » devait faire l’objet d’une « sélection plus rigoureuse ».94

. Pour mener ces politiques

culturelles, l’ancien Comité d’Etat pour la Culture et l’Art, équivalent du ministère de la Culture,

cédait la place au Conseil de la culture et de l’éducation socialiste (CCES) placé sous la double tutelle

de l’Etat, le président du Conseil ayant rang de ministre, et de la commission idéologique du Comité

88

István Kelemen, Várad színészete.op.cit, p. 196 ; « Directorii Teatrului de Stat. Evocǎri, confesiuni, interviuri,

János Molnár », art.cit, p. 223. 89

Béla Nagy, Ötven év az állam tenyerén [Cinquante ans aux frais de l’Etat], Nagyvárad [Oradea] : Editura

Imprimeriei de Vest, 1998, p. 28. 90

Id.ibid. 91

Catherine Durandin, Histoire des Roumains, op.cit, p.403. 92

Entre 1950 et 1981 la population employée en agriculture passe de 74,1% à 28,9%, alors que celle employée

dans l’industrie passe de 12% à 36,1%.Cf. Dragoş Petrescu, « The alluring face of Ceausescuism : nation-

building and identity politics in Communist Romania, 1965-1989 », New Europe College Yearbook, 11, 2003-

2004, p. 241-275, p.261. Les dettes roumaines passent de 1,2 milliards dollars en 1971 à 9,5 milliard de dollars

en 1981. Cf. Florin Constantiniu, O istorie sinceră a poporului român, op.cit., p.515. 93

Adrian Cioroianu, Pe umerii lui Marx, op.cit., p. 447-466. 94

Nicolae Ceauşescu, « Propuneri de măsuri … », art.cit.

15

central du Parti communiste95

. Les catégories de l’esthétique socialiste étaient redéfinies ainsi que les

priorités thématiques, précisées en 1973, lors d’une réunion des professionnels du théâtre avec des

responsables du CCES. Ces derniers dénonçaient notamment la valorisation de critères esthétiques qui

guideraient l’importation des pièces de la « dramaturgie universelle contemporaine » et encourageaient

la critique de la société, tant qu’elle restait sur de positions communiste96

. En 1977, le CCES voyait

ses compétences élargies suite à la suppression du département chargé auparavant de la censure. Cette

réforme déplaçait la responsabilité depuis une structure clairement identifiable vers une multitude de

niveaux de décision, le CCES et ses échelons départementaux, mais aussi toute institution active dans

le domaine de la culture ou de la presse, revue, maison d’édition, théâtre, etc. Si les années 1970

avaient multiplié les innovations institutionnelles introduisant de nouvelles incertitudes dans des

pratiques quelque peu routinisées, le décret n°476 de 1983 sur l’auto-financement, appliqué à partir du

1er janvier 1984, réduisait d’une manière substantielle la part des subventions publiques dans les

budgets des établissements de culture, théâtre compris97

.

Ces redéfinitions des règles de jeu autour de mots d’ordres au contenu suffisamment vague

pour être susceptible d’investissements multiples se traduisent par un accroissement des institutions et

des lieux de négociation. Certains observateurs évoquent le « chaos » : une même pièce pouvait être

présentée dans un département et interdite dans un autre, acceptée dans une mise en scène, refusée

dans une autre98

, acceptée à condition qu’elle ne quitte pas le territoire du département. En situation

segmentation, de compartimentalisation du pouvoir, l’insertion dans des réseaux diversifiés,

« professionnels » et « politiques », la capacité à mobilier des acteurs économiques et politiques

locaux, ainsi que des membres de la nomenklatura culturelle locale et nationale99

constitue le pré-

requis d’un directeur de théâtre qui souhaite durer. De ces atouts, le directeur du théâtre d’Oradea, le

journaliste et dramaturge Mircea Bradu (né en 1937), qui réussit à égaler la performance de Miklos

Erdélyi en restant quinze années à la tête de l’établissement (entre 1977 et 1992), est pourvu avec

générosité. Le Théâtre d’Oradea ne connaît pas la situation d’autres établissements obligés non

seulement à réduire leur personnel et à mettre à la retraite certains des agents, mais aussi à opérer des

coupes dans les salaires pour cause non-réalisation du plan100

. Par la politique de promotion de la pièce

originale quelque fois signée par des auteurs qui occupent aussi de hautes positions dans la

nomenklatura culturelle, par la capacité à garder ou à faire venir dans son établissement des metteurs

en scène talentueux dont les spectacles obtiennent la reconnaissance de la critique et des prix dans les

nombreux festivals de théâtre des années 1970 et 1980, sa démarche consolide la situation du théâtre

d’Oradea.

Le répertoire d’un théâtre politisé : « besoins réels des masses », art et distractions vespérales

A l’instar du reste de la Roumanie, Oradea connaît également les effets de la deuxième vague

d’industrialisation dans les années 1960-1970, qui contribue à une hausse considérable de sa

population (voir tableau 1), à une reconfiguration de sa carte géographique autour de nouveaux pôles

95

Une chronologie de ces réformes est disponible sur le site web « Comunismul în România », du Musée

d’histoire de la Roumanie à l’adresse http://www.comunismulinromania.ro/aspecte-documentare/articole/92-

educaie-tiin-cultur-iii-.html [consulté le 2 novembre 2009]. 96

Anneli Maier, Theatrical Meeting in Bucharest, Radio Free Europe Research, Rumania, 1, 5 janvier 1973,

http://www.osaarchivum.org/files/holdings/300/8/3/text/52-1-355.shtml [consultée le 9 novembre 2009]. 97

A Oradea, où trois institutions – le Théâtre d’Etat, le théâtre de marionnettes et la Philarmonique – sont

réunies dans une administration commune, le degrés d’auto-financement s’élève à 85%. Malgré le dépassement

des indications du « plan culturel », les retards de paiement des fournisseurs s’accumulent. « Teatrul de stat

Oradea, administraţia comună, Către Consiliul popular al judeţului Bihor » [Le Théâtre d’Etat, l’administration

commune, Au conseil populaire du département de Bihor], courrier daté du 14 mars 1989. 98

Liviu Maliţa, « Scena întunecată » [La scène assombrie], in Liviu Maliţa (dir.), Viaţa teatrală în şi după

comunism, Cluj-Napoca : Efes, 2006, p. 7 ; Elisabeta Pop, Istorii şi isterii teatrale [Histoires et hystéries

théâtrales], Arad : Nigredo, 2003, p.79. 99

Pour une analyse du fonctionnement de l’informel à partir du terrain roumain, voir notamment l’article de

Steven Sampson, « The informal sector in Eastern Europe », Telos, 66, winter 1985-1986, p. 44-66. 100

Entretien Siviu Bicescu, organisateur de spectacle, le 22 septembre 2006.

16

industriels loin du centre-ville, à la proximité desquels sont créés des quartiers qui alignent des

immeubles de béton communiste, de quatre ou huit étages. En même temps, sur l’une des collines qui

dominent la ville, des maisons que l’on appelle « villas », augmentent en nombre. La croissance

urbaine signifie aussi une « roumanisation » de la ville101

tant en termes démographiques qu’en termes

d’offre culturelle et éducationnelle. Cette évolution n’est pas sans rapport avec le tournant nationaliste

adopté par le communisme roumain. En même temps, les « belles sixties » se prolongent dans les

années 1970, au moins dans certains secteurs de la vie quotidienne. Une moitié de la rue centrale qui

mène de la gare au théâtre, laquelle avait acquis son apparence moderne au moment des travaux

d’urbanisation des années 1900, est rendue aux piétons. Fût l’offre moyennement développé, les

magasins de vêtements, de nourriture, les librairies, se succèdent au rez-de-chaussée des bâtiments Art

Nouveau. Le premier « magasin universel » de quatre étages présente son lourd profil en béton décoré

d’arabesque dans cette même rue en 1978. L’offre de loisir se diversifie quant à elle avec la

construction en 1972 d’une « Maison de culture des syndicats » dont la salle de spectacle dispose de

plus de capacité que celle du théâtre. En 1981, une Maison de la science et de la technique pour la

jeunesse est également inauguré dans un des nouveaux quartiers102

. La dégradation de la situation

économique se fait sentir à Oradea dès la fin des années 1970, mais la crise, notamment alimentaire,

est, quelque peu diminuée grâce notamment à la proximité avec la Hongrie. Celle-ci ne connaît pas la

pénurie. Un marché informel peut dès lors se déployer103

.

Dans ce contexte, le répertoire du théâtre de province est façonné par plusieurs contraintes.

Défini au niveau de la Direction des théâtres du CCES, la grille censée encadrer une saison réunissant,

pour chaque troupe, quelque six productions, comprend quatre entrées : dramaturgie nationale

contemporaine, dramaturge nationale classique, dramaturgie des pays frères et dramaturgie

universelle. Dans les années 1980, des raisons à la fois économiques et idéologiques renforcent

davantage la dimension « roumaine contemporaine ». Les spectacles de cabaret, nombreux au

répertoire de la section hongroise, sont requis de contenir 70% de morceaux musicaux composés par

des auteurs roumains104

. La configuration des ensembles et la question de « normes professionnelles

pour le personnel artistique » qui précisent à partir de 1976, le nombre d’heures à passer sur scène, le

nombre d’heures de répétitions et les autres activités105

influencent également l’offre de spectacles.

Dans ce système de contraintes, les préférences dramaturgiques des metteurs en scène jouent un rôle

central. Intervient enfin, l’horizon d’attente de spectateurs/consommateurs dans une ville de frontière

où l’on capte non seulement la télévision roumaine dont l’offre se réduit durant la seconde moitié des

années 1980 à la chronique enthousiaste des innombrables « visites de travail » du « fils le plus aimé

du peuple », mais aussi la télévision hongroise aux programmes nettement plus variés. A la même

époque, la multiplication des magnétoscopes contribue à façonner le spectateur/consommateur106

L’examen du répertoire de deux troupes entre 1969 et 1989 révèle une relative ouverture en

termes de genres et de thèmes et une différenciation des styles des mises en scène, malgré une

domination relative de l’esthétique réaliste. L’intégration dans le même système institutionnel, mais

aussi dans une société cible de politiques d’homogénéisation, ne reste pas sans effets. Les différences

qui apparaissent reflètent des représentations en partie distinctes de la relation au public, quelques

écarts dans les savoir-faire, malgré la formation uniformisée, des ressources et des contraintes

101

En 1989, les lycées d’Oradea comptaient 17 123 élèves dont 2 764 étudiaient en hongrois, soit un huitième.

Cf. Liviu Borcea, Gh.Gorun (dir.), Istoria oraşului Oradea.op.cit., p. 422-423. 102

Id.ibid., p. 415-421. 103

Sur l’économie informelle développée autour du « petit trafic » de frontière dans la Roumanie des années

1980, voir Liviu Chelcea, Puiu Lăţea, România profundă în comunism, op.cit.. 104

Entretien Béla Nagy, secrétaire littéraire de la section hongroise entre 1982 et 1990, le 25 septembre 2009 105

Eugen Tugulea, Unele mărturisiri, op.cit, p.47; entretien avec Eugen Tugulea, le 18 septembre 2009 ;

entretien avec László Dénes, organisateur de spectacles pour la section hongroise, le 25 septembre 2006. 106

Pour une évolution semblable observée dans l’Union soviétique, voir Stephen Lovell, “Publishing and the

Book Trade in the Post-Stalin Era: A Case–study of the Commodification of Culture”, Europe-Asia Studies, 50

(4), 1998, p. 679-698; Joshua First, “From Spectator to “Differentiated” Consumer. Film Audience Research in

the Era of Developed Socialism (1965-80)”, Kritika : Explorations in Russian and Eurasian History, 9(2),

Spring 2008, p.317-344.

17

partagées partiellement. Le nationalisme officiel qui investit massivement l’espace public à partir des

années 1970 et la « roumanisation » de la ville plus intense dans les dernières années du communisme

sous l’effet des émigrations magyares vers la Hongrie façonnent la société hongroise du spectacle. Si

les deux troupes souffrent par ailleurs d’un désinvestissement plus général à l’égard du théâtre (voir le

tableau 2) que vient renforcer vers la fin des années 1980 la dégradation générale des conditions de

vie, elles cherchent à compenser ce déclin de manière différente. La troupe roumaine peut s’appuyer

sur un public « captif » d’élèves –abordés par les organisateurs de spectacles qui se rendent dans les

écoles, à travers une question piège « qui ne prend pas d’abonnement ? »107

- et de conscrits stationnés

dans les casernes d’Oradea. Sur les six séries d’abonnement proposées par la troupe roumaine, quatre

comprennent en partie des élèves108

. Le réservoir d’élèves hongrois « captifs » est lui en réduction. Les

deux ensembles développent par ailleurs des stratégies de mobilité, lesquelles se déploient dans des

espaces en partie différents.

Tableau 2 : Spectateurs

Année Spectateurs Au siège Troupe

roumaine Au siège Troupe

hongroise Au siège

1969 211 208 108 913 117 843 32 615 93 365 42 992

1970 189 928 91 776 95 212 57000 94 716 34 776

1971 175 888 92 716 96 330 62 128 79 558 30 588

1972 169 911 96 888 97 430 65 242 72 481 31 646

1973 167 225 110 412 95 197 70 412 72 028 40 000

1974 162 321 96 205 97 653 65 388 64 668 30 817

1975 184 477 97 609 110 060 62 823 73 417 34 786

1976 189 159 116 954 115 469 78 228 73 690 38 726

1977 212 432 106 017 130120 73 023 82 312 32 994

1978 194 247 114 004 107 587 74 824 86 660 39 180

1979 192 947 x 112 012 x 80 935 x

1980 207 293 119 142 104 840 66 734 102 453 52 408

1981 189 992 108 067 95 106 58 979 92 932 49 088

1982 211 056 113 885 98 295 56 170 112 761 57 175

1988 330 808 117 565 156 192 62 122 174 616 55 443

Sources : Archives du Théâtre d’Etat d’Oradea

A partir de 1977, l’ensemble roumain assure deux à trois représentations hebdomadaires dans

une station de bains thermaux, Baile Felix, développée surtout dans les années 1970, située à moins de

dix kilomètres de Oradea. Une salle de trois cents places appartenant aux syndicats est mise à sa

disposition pour améliorer une maigre offre de loisirs pour les vacanciers venus du pays entier. Le

second axe de mobilité de la troupe roumaine vise les festivals de théâtre qui se multiplient. Lieux de

sociabilité professionnelle, ce sont des amplificateurs de notoriété. Le prestige validé par des prix

n’appartient pas uniquement au théâtre, mais concerne aussi la ville et le département (et les autorités

politiques qui en ont la charge), renforçant ainsi les marge de manœuvre de négociation du directeur et

de sa troupe. L’ensemble hongrois croise partiellement la trajectoire des Roumains dans les festivals

(où six autres ensembles de langue hongroise se font représenter), mais soigne davantage, outre ses

spectateurs locaux, ceux de villes moyenne de deux départements à majorité hongroise, Harghita et

Covasna, situés au centre de la Roumanie, à plus de 300 kilomètres.

La cadence des spectacles de la troupe hongroise qui continue à réunir jusqu’à la fin des

années 1980 un nombre plus important d’acteurs est également à souligner (voir le tableau 3).

Tableau 3 : Spectacles et représentations

Année Créations Créations en roumain Creations en hongrois Représen-

tations

En

roumain

En

hongrois

107

Entretien Siviu Bicescu, organisateur de spectacle, le 22 septembre 2006 108

id.ibid.

18

1968 12 7 6 407 189 218

1969 15 7 8 492 250 242

1970 18 9 9 514 227 287

1971 14 8 6 473 213 260

1972 12 5 7 436 201 235

1973 13 7 6 453 197 256

1974 13 7 6 422 229 193

1975 14 8 6 467 233 231

1976 13 7 6 411 218 193

1977 17 7 10 460 239 221

1978 16 8 8 426 211 215

1979 16 9 7 461 232 129

1980 19 8 11 481 229 252

1981 16 7 9 460 221 234

1982 15 5 10 532 225 307

1983 16 8 8 525 250 275

1984 16 6 10 676 x x

1985 14 6 8 685 335 350

1986 18 9 9 807 400 407

1987 17 7 10 790 394 396

1988 16 7 9 788 358 430

Sources : Chiffres reconstitués par l’auteur à partir des compte-rendu comptable annuels du théâtre. Archives du

Théâtre d’Etat d’Oradea. Ces données sont néanmoins indicatives, d’autres sources pouvant indiquer des chiffres

légèrement différents, en particulier Elisabeta Pop (ed.), Teatrul românesc la Oradea. Perspectivǎ monograficǎ

[Le Théâtre roumain à Oradea. Une monographie], Oradea : Biblioteca Revistei Familia, 2001 ; Béla Nagy,

Ötven év az állam tenyerén [Cinquante ans aux frais de l’Etat], Nagyvárad [Oradea] : Editura imprimeriei de

Vest, 1998.

Les spectacles ouvertement dédiés à la gloire du Parti restent très peu représentés dans les

deux cas (sept pour l’ensemble roumain, sur plus de 150 productions pendant presque 20 ans, six pour

ensemble hongrois sur 175 productions sur la même période 1969-1989). La ventilation selon les

catégories de la grille est également assez proche, même si le poids des auteurs roumains

contemporains apparaît légèrement plus important chez les Roumains avec un peu plus de 33%, que

chez les Hongrois (un peu plus de 29%). Dans les deux cas, on peut par ailleurs observer un

recoupement partiel des auteurs joués et des effets de concentration autour de quelques noms

« maison ». Ces derniers sont issus dans le cas roumain essentiellement de la même génération

affirmée dans les années 1960 dont certains représentants occupent des positions institutionnelles

importantes, tout en écrivant des textes dotés d’une dimension critique à l’adresse de l’ordre socialiste.

C’est notamment le cas pour Dumitru Radu Popescu, président de l’Union des écrivains entre 1981 et

1990. Cet effet de concentration autour de quelques noms qui développent des liens serrés avec le

directeur ou tel metteur en scène est provoqué également par la priorité accordée, coté roumain, à la

pièce originale et à la première absolue. Le lien avec Bucarest est central, comme le rappelle

l’ancienne secrétaire littéraire du théâtre : « on pouvait attirer la presse à une première seulement si

l’on proposait un texte nouveau ou si le metteur en scène qui signait la direction du spectacle était

quelqu’un qui intéressait les spécialistes. Pour des pièces « fumées », anciennes, des metteurs en scène

moins connus, ne se précipitait personne, et le théâtre risquait d’enregistrer, dans un anonymat parfait,

première après première. Or rien n’était plus triste pour les acteurs que le soir de la première aucun

chroniqueur de Bucarest ne soit présent, et que rien n’apparaisse dans la presse centrale. Comme s’ils

n’existaient pas »109

.

Les deux ensembles présentent en revanche un taux réduit de pièces issues des dramaturgies

nationales pré-communistes, un peu plus de 9% coté roumain et 8,1%, coté hongrois. Le poids de la

dramaturgie russe et soviétique est semblable : dix productions chez les Roumains, dont deux pré-

soviétiques, avec A.Tchékhov et l’expressionniste Léonid Andreev, treize chez les Hongrois où l’on

retrouve F.Dostoïevski, A.Tchékhov, L.Tolstoï. Le poids des autres « pays frères » est dans les deux

cas réduit avec six productions (B.Brecht et S.Mrozek essentiellement). On peut remarquer néanmoins

109

Elisabeta Pop, Istorii si isterii teatrale, op.cit., p.60.

19

le succès de public dont bénéficie au début des années 1970 deux représentants de la nouvelle

dramaturgie est-allemande, R.Strahl et surtout Ulrich Plenzdorf, dont « Les Nouvelles souffrances du

jeune W. » publié originellement sous forme de roman en 1972 en RDA, transformé ensuite en pièce

de théâtre, évoque le malaise d’un jeune est-allemand autour d’un parallèle avec le Werther de Goethe.

Le spectacle est monté à Oradea durant la saison 1973-1974 dans une production qui associe l’un des

premiers groupes rock hongrois de Transylvanie, le « Métropol », et rencontre un vif succès

notamment auprès des jeunes. Autre caractéristique du répertoire hongrois, la présence des auteurs

hongrois contemporains, avec vingt-sept créations assurées par huit auteurs. Là aussi, un effet de

concentration est visible, en particulier autour du dramaturge István Csurka joué cinq fois. Ses liens

familiaux avec la ville de Nagyvárad où il visitait, enfant, ses grands-parents, joue dans ce lien .Au

nom de cette mémoire familiale, I. Csurka renonce d’ailleurs à ses droits d’auteur, argument séduisant

pour les autorités culturelles et politiques roumaines.

La dramaturgie universelle représente dans les deux cas à peu près un cinquième du répertoire

et l’on observe un recoupement partiel entre les deux ensembles, avec quelques noms qui reviennent,

qu’il s’agisse de classiques (W.Shakespeare, Molière) ou des représentants du vaudeville français de la

seconde moitié du XIXe siècle (Sardou-Moreau, dont Madame sans gêne est joué par les deux

ensembles) ou encore du « boulevard » ou de Broadway des années 1960 (Robert Thomas, Barillet-

Grédy, etc.) lesquels arrivent sur la scène d’Oradea à l’initiative d’une direction à la recherche de

pièces qui pourraient attirer le public. Le théâtre plus moderne ou l’avant-garde sont moins présents,

même si l’on retrouve un F. Wedekind, un E.Bond, un H.Pinter. Mais aussi reconnus par la critique

que ces spectacles fussent, la rencontre avec le public n’est pas toujours heureuse. On remarquera

toutefois qu’en 1979, alors que Madame sans Gêne réunit 16 689 spectateurs, Ce soir on improvise de

Pirandello, l’un des spectacles les plus primés de la section roumaine, attire 5 798 spectateurs.110

Les publics « d’une belle salle comme la nôtre »: les contradictions du théâtre socialiste

Si l’on s’intéresse aux entrées, et surtout aux séries de représentations avec la même pièce, des

rapprochements sont visibles dans les préférences des spectateurs des deux troupes, par delà un goût

plus marqué des Hongrois pour des spectacles musicaux (qui prolonge d’une certaine façon la

socialisation à l’opéra) et l’enthousiasme des Roumains pour des vedettes du théâtre de Bucarest qui

gagnent leur notoriété dans les années 1970 notamment grâce à la télévision111

. Outre les comédies,

quelques-uns des succès publics les plus importants se réalisent autour d’auteurs contemporains. Pour

l’ensemble hongrois, les productions avec les pièces de István Csurka qui se suivent annuellement

entre 1978 et 1983 attirent les spectateurs. Malgré ses racines locales, mises en avant dans le cahier de

salle de la première production, en 1978, avec Az idö vasfoga [Les dents de fers du temps], I. Csurka

est un explorateur de l’univers urbain et de la nouvelle intelligentsia socialiste. Le metteur en scène de

la première production construite autour d’un personnage central qui est « directeur de l’Institut

national de réparation de la gueule de boit » invite dans le cahier de salle le spectateur « à écouter

avec attention chaque mot. Car Csurka est un dramaturge si dangereux qui sait qu’au théâtre, la vérité

ne se trouve jamais dans les paroles prononcées, mais se cache toujours derrière ce qui est dit ; ne

croyez même pas au metteur en scène de Csurka lorsqu’il vous dit que Les dents de fers du temps est

une comédie drôle et gaie au service du combat contre l’alcoolisme, et ne le croyait même pas

lorsqu’il vous dit qu’il s’agit d’une comédie triste et amère, qui dénonce la bureaucratie »112

. Une autre

de ses pièces, Nagytakaritas [Le Grande ménage] éclaire la compétition notabiliaire : « Le temps de

sortir de l’oeuf, ils avaient déjà occupé toutes les bonnes places. Mais un jour ils seront mis dehors

».113

110

Compte rendu comptavle sur l’activité du Théâtre d’Etat d’Oradea pour l’année 1979, Arvices d’Etat

d’Oradea. 111

Elisabeta Istorii si isterii teatrale, op.cit., p.60. 112

Cahier de salle Az idö vasfoga [Les dents de fer du temps], Théâtre d’Etat Oradea, saison 1978-1979, sans

page. 113

Cahier de salle, Nagytakaritas [Le grand ménage], Théâtre d’Etat Oradea, saison 1979-1980, sans page.

20

Les satires de Csurka rappellent jusqu’à un certain point quelques pièces appartenant à des

dramaturges roumains contemporains qui rencontrent à la fin des années 1970 et au début des années

1980 un fort succès de public, avant que ce dernier commence à se détourner de ce genre. Dans des

paraboles sur le pouvoir, des satires sociales ou des pièces de moraliste, on retrouve des

questionnements semblables, avec un accent plus posé sur les effets d’une mobilité sociale rapide et

les changements des ordres du prestige social, lesquels peuvent arriver à mobiliser des ressources

anciennes pour légitimer le nouveau. Comme chez Csurka, la posture n’est pas en théorie,

d’opposition par rapport à un discours officiel, même si les auteurs ou les metteurs en scène peuvent

rencontrer des difficultés politiques. Le spectacles avec la pièce de Teodor Mazilu, Mobilǎ şi durere

[Meuble et douleur] en fait partie, en mettant sur scène deux chefs de coopératives qui « rivalisent

dans l’organisation de leur intérieurs luxueux avec des tapis chers et des tableaux de valeur et obligent

leur partenaire de vie à tenir des salons artistiques /…/, à porter des toilette extravagantes, à se

promener avec des chiens si petits qu’on peut les mettre dans un sac à main, voire à prendre des

amants officiels »114

.

Le rapprochement des répertoires des deux ensembles ne suppriment pas toutes les différences

dans la définition du théâtre et du professionalisme. Ce dernier reste dans le cas de l’ensemble roumain

à valider par le centre, la relation à Bucarest ; chez les Hongrois, le « professionalisme » inclut aussi

une relation de proximité avec le public qui avec le renforcement du nationalisme roumain acquiert

une dimension identitaire plus marquée (d’où aussi l’importance de la relation à la Hongrie]. Le

répertoire se construit davantage autour de performances d’acteurs et de genres, que des mises en

scène soignées, comme dans le cas roumain. La présence du public captif d’élèves – certains

contractant des abonnements à un coût réduit, mais ne se déplaçant pas pour les spectacles, constituant

dès lors ces « âmes mortes » 115

qui apparaissent dans les statistiques mais sont absentes de la salle –

facilite cette pratique théâtrale. En entretien, un organisateur de spectacle s’en expliquait : « C’était la

pensée de l’époque ; il fallait amener les enfants tout petits encore au théâtre, en espérant que certains

y restent ; les autres auraient au moins vu la salle »116

. Une enseignante interrogée dans un cahier de

salle, mettait en avant « la civilisation des corps » dont le théâtre devait constituer un vecteur : « Il faut

habituer les élèves avec la tenue, les savoir-faire, les bonnes manières : applaudir à la fin, offrir des

fleurs, demander des autographes, discuter durant les pauses au fumoir et servir quelque chose au bar

et non pas faire du bruit avec des emballages en plastic durant le spectacle ». Dans le même entretien,

elle ajoutait : « il est vrai que parfois le théâtre contribue également à l’éloignement du public./…/.

Vous savez quoi ? Il me manque le Somptueux, de beaux spectacles (et non pas un décor réalisé à

partir d’une corde et deux cubes), des spectacles auxquels l’on assisterait habillés élégamment » 117

..

Si fréquenter le théâtre n’est plus un pratique de masse dans la ville des dernières décennies

communistes, elle s’organise autour d’un lieu qui garde en effet sa charge symbolique. Au point

d’ailleurs que des réunions importantes de l’appareil du Parti ou de la Securitate s’y déroule118

. Autour

de cette salle, l’on observe une diversification des motivations individuelles et des significations

sociales de la pratique théâtrale. Certains y vont pour entendre ce qui ne peut se dire ailleurs et investir

les limites du permis et de l’interdit. D’autres, ou les mêmes, pour rêver d’un Occident, projection

inversée du paradis socialistes, à travers des comédies sentimentales ou des pièces de boulevard.

D’aucuns (ou les mêmes encore) s’inscrivent dans une tradition familiale : « mes grands parents

occupaient déjà les mêmes places », peut-on entendre. D’autres y ont accès en tant que ressource dans

une entreprise de distinction119

. Les motivations hédonistes ne manquent pas, associées ou non aux

114

Valentin Silvestru, Ora 19.30 [19h30], Bucarest : Editura Meridiane, 1983, p. 109. 115

Entretien M.D., enseignante, 19 septembre 2009 116

Entretien avec Siviu Bicescu, le 22 septembre 2006. 117

Entretien avec le professeur Maria Liber, directrice du Lycée de Philologie et Histoire et présidente de la

Commission municipale des femmes, dans le cahier de salle de « Interviu » [Inteview] de Ecaterina Oproiu,

saison 1980-1981. 118

Entretien Elisabeta Pop, 17 septembre 2006. Pour un questionnement sur les voies de la « distinction » au sein

des nouvelles élites communistes, voir aussi Nicolas Bauquet, François Bocholier (dir.), Le communisme et les

élites en Europe centrale, Paris : Presses Universitaires de France, ENS Editions, 2006. 119

Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Editions de Minuit, 1979.

21

autres justifications, ni l’amitié pour des acteurs, voisins dans le même immeuble. Mais la même salle

baroque peut être invoquée également dans le registre de l’exclusion : « ma place n’est pas là », c’est

par cette formule qu’une voisine de l’ancienne secrétaire littéraire, hébergée dans le même immeuble

communiste de huit étages, pouvait expliquer ses réticences.

Le théâtre socialiste participe ainsi à la fois à l’égalisation des conditions sociales et à la mise

en visibilité de nouvelles inégalités. Le « public », collectif qui tient simultanément de l’éphémère et

de la répétition, révèle des changements dans les codes du prestige. Les normes de la consommation

culturelle légitime élaborées autour d’un socle de culture littéraire apparaissent fragilisées. La science

et la technique acquièrent une nouvelle importance dans une société au sein de laquelle les diplômés

de l’enseignement supérieur viennent désormais surtout des universités techniques. Les

recompositions de la culture légitime traduisent également les effets de la massification et d’une

certaine diversification des loisirs. Le cinéma, la télévision, constituent quelques vecteurs de cette

évolution. Dans ce contexte, la fréquentation du théâtre d’Etat, pratique sociale dotée d’épaisseur

historique, permet la distinction sans qu’elle s’y réduise, rendant visibles d’anciennes (recomposées) et

de nouvelles différences sociales, dans une société qui se dit égalitaire.