La dette imaginaire du communisme: luttes politiques et délégitimation historique en Roumanie

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LA DETTE IMAGINAIRE DU COMMUNISME : LUTTES POLITIQUES ET DÉLÉGITIMATION HISTORIQUE EN ROUMANIE Antoine HEEMERYCK « Il y a eu la révolution [en 1989] ? Ah ! Quelle révolution ? Il n’y a pas eu de révolution. Tout se paie plus cher, il n’y a pas de travail et pas d’argent. Quelle révolution ? Et il n’y a pas… Il n’y a rien. » Une résidente du quartier de Tineretului (Bucarest) La fin de la guerre froide entérinée, on pouvait envisager que la référence aux luttes entre le capitalisme et le communisme perdrait de son importance. Contre toute attente, cette rhétorique n’a pas disparu du discours international et national, au contraire : elle en est toujours partie intégrante. En effet, le cadre idéologique de l’époque bipolaire est réinvesti dans les rapports internationaux et justifie une nouvelle forme de hiérarchisation entre États- nations. L’adversité entre les deux blocs a laissé place à une forme de solidarité intégrative et problématique. Celle-ci utilise un mode de classement unique, basé sur des notions comme la démocratie, l’économie de marché et la société civile, la gouvernance etc., mêlant apolarité et tendances oligarchiques (Badie, 2011).

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LA DETTE IMAGINAIRE DU COMMUNISME :LUTTES POLITIQUES ET

DÉLÉGITIMATION HISTORIQUE EN ROUMANIE

Antoine HEEMERYCK

« Il y a eu la révolution [en 1989] ? Ah ! Quelle révolution ? Il n’y a pas eu derévolution.

Tout se paie plus cher, il n’y a pas de travail et pas d’argent. Quelle révolution ? Et il n’y a pas… Il n’y a rien. »

Une résidente du quartier de Tineretului (Bucarest)

La fin de la guerre froide entérinée, on pouvaitenvisager que la référence aux luttes entre lecapitalisme et le communisme perdrait de sonimportance. Contre toute attente, cette rhétorique n’apas disparu du discours international et national, aucontraire : elle en est toujours partie intégrante. Eneffet, le cadre idéologique de l’époque bipolaire estréinvesti dans les rapports internationaux et justifieune nouvelle forme de hiérarchisation entre États-nations. L’adversité entre les deux blocs a laisséplace à une forme de solidarité intégrative etproblématique. Celle-ci utilise un mode de classementunique, basé sur des notions comme la démocratie,l’économie de marché et la société civile, lagouvernance etc., mêlant apolarité et tendancesoligarchiques (Badie, 2011).

La référence au communisme fait encore pleinementpartie du champ politique dans d’innombrables pays. Ils’agit d’une matière utilisée dans les accusationscroisées qui atteignent souvent leur paroxysme lors descompétitions électorales. Plus que la justesse del’accusation elle-même, c’est sa pertinence commeinstrument de discrédit et son niveau de généralité quiposent question.La persistance du cadre idéologique de la guerre

froide montre que la globalisation reste tributaire decette période historique ou plus précisément de sonépilogue, marqué par la victoire du capitalisme, dumarché et de la démocratie. Dans cette configuration,les pays de l’Ouest jouent le rôle de modèle. Cetteprétention s’appuie sur le fait que ces États-nationsont une histoire qui les lie aux principes d’unephilosophie et d’institutions politiques et économiques« libérales ». À l’inverse, les sociétéspostcommunistes sont jugées corrompues par l’histoirerécente qui les lie à la dictature et occupent uneplace secondaire. Dans cette logique, l’appartenancepassée au communisme est devenue un stigmate, uninstrument de discrédit latent ou explicite, malléablequi renvoie à une image d’infériorité.Cette perpétuation de logiques symboliques ne peut

être limitée à un simple processus d’imposition et àl’indigence de l’univers sémantique de laglobalisation. Si l’on se place du point de vue interneaux sociétés postcommunistes, on observe qu’elles sonteffectivement traversées, de part en part, par unetension forte liée à ce passé récent.L’histoire du communisme est lourde de sens pour ces

populations. Elle inclut des massacres de masse prenantle plus souvent la forme du politicide, la pratique dela torture, l’envoi en camp de travail forcé, unespoliation à grande échelle des terres et possessions.À cela, il faut ajouter la surveillance sans relâchedes services d’encadrement, la stigmatisation decertains groupes sociaux « aux mauvaises origines »,

des contestataires, l’impossibilité de s’exprimerlibrement, le caractère arbitraire du pouvoir illustrépar les passe-droits et autres privilèges accordés auxnomenklaturistes. Ces horreurs et humiliations sontintégrées dans l’histoire individuelle et collective deceux qui ont vécu le communisme. Ce passé douloureuxforme pour les individus et les groupes sociaux unpassif que les coupables en particulier et l’État engénéral se doivent d’acquitter.Le communisme se présente donc aujourd’hui à la fois

comme un horizon politique, un passé et une detteimaginaire. Mais cette dette a la particularité d’êtreinsolvable, car on ne peut changer l’histoire.Potentiellement, elle concerne tous les acteurs de lasociété, car, dans ces pays, tous ou presque ont vécusous ce régime. Tous sont victimes et/ou coupables.Elle met en scène des rapports entre l’État, desgroupes sociaux, des individus et un système politique.C’est une référence qui touche l’ensemble du spectresocial.Parmi les pays d’Europe de l’Est la Roumanie se

distingue sensiblement. C’est en effet le seul pays quia fait adopter par l’État une condamnation ducommunisme, jugé « illégitime et criminel », enl’adossant à un « rapport scientifique ». Cettecondamnation, devenue une vérité consacrée par l’État,intrigue par son caractère unilatéral et incriminant.Pourtant, des manifestations radicalement opposées à

cette version de l’histoire s’observent chaque année enRoumanie. La plus surprenante d’entre elles est sansdoute la commémoration de l’anniversaire de NicolaeCeausescu qui réunit chaque année quelques centaines depersonnes au cimetière Ghencea de Bucarest. Même s’ils’agit d’une manifestation modeste, elle tend àremettre en question une vision unique de l’histoire.Cet usage symétriquement opposé du passé conduit à

penser que l’anticommunisme, institutionnalisé, ne faitpas consensus. Ceci suggère qu’il existe une palettehétérogène d’usages de l’histoire et une concurrence

entre ces différentes visions du passé. Par conséquent,on peut se demander si la version officielle del’anticommunisme n’est pas une tentative d’impositionidéologique, qui mérite d’être interrogée dans sa formeet dans les réactions qu’elle suscite.On se propose ici d’aborder cette question en

commençant par clarifier les conditions de l’impositiond’un consensus anticommuniste au niveau de l’État pourmieux comprendre la construction de l’enjeu autour dela dette du communisme. Pour ce faire, il importe derevenir sur les conditions dans lesquelles s’instaurele nouveau régime « démocratique » au début des années1990. C’est à partir de ce moment clé qu’émerge lecadre politique et symbolique qui permet de comprendrele sens des luttes politiques qui agitent la sociétéroumaine ultérieurement. Il s’agit d’un momentinstituant qui va se reproduire pendant toute lapériode postcommunisme. Ensuite, on se penchera vers unhaut lieu de la résistance anticommuniste devenu unsymbole national depuis la chute des Ceausescu : levillage de Nuscşoara. Les plaies du passé donnentnaissance à des conflits insolubles dans lesquels leshéros sont autant respectés que conspués, l’enjeu étantde dévaloriser la dette du communisme, alors que levillage est un acteur central de l’imaginaireanticommuniste. Enfin on se penchera sur un quartier deBucarest. On analysera la manière dont les résidentstraitent le passé communiste sous une forme idéaliséepour en faire une matière de contestation de l’ordresocial présent. De ce fait, ils renversent totalementles données du problème de l’expiation de la dettemorale du communisme.

Conditions historiques et cadre symbolique de l’anticommunismeÀ la fin de l’année 1989, la Roumanie est le dernier

pays d’Europe de l’Est à quitter le communisme et ce,dans la violence. La configuration du pouvoir sous lecommunisme n’a pas permis l’émergence d’un consensusentre les élites. Pas de révolution de velours donc,

comme en Tchécoslovaquie, ni de table ronde, comme enPologne.La situation de la Roumanie à la fin des années 1980,

dans le champ politique, est marquée par lapatrimonialisation, au niveau central, du groupe lovéautour de la famille Ceausescu, pratiquant clientélismeet népotisme. Pour empêcher la constitution de toutgroupe concurrent au sein du Parti communiste, unepolitique de « rotation des cadres » (géographique etinstitutionnelle) avait été mise en place. Pour lesplus ambitieux, les chances de promotion étaient alorsbloquées.Au niveau de la société, la volonté exacerbée de

gagner une indépendance totale sur le plan géopolitiquea poussé au remboursement des dettes auprès desinstitutions financières internationales. Toutes lesressources sont rationnées. Cette politique mène unepartie du pays au bord de la famine. À cela, s’ajoutentles dépenses liées aux projets pharaoniquesd’urbanisation – construction de la Maison du peuple,reconstruction des villes sur le modèle communiste –qui ne font qu’approfondir cette crise.Ce sont ces tensions accumulées dans la société et au

sein des structures politiques qui vont mener auchangement de régime, sans laisser de place à lanégociation. Au cours de l’hiver 1989-1990, survientune insurrection populaire qui débute à Timişoara.Profitant de ce contexte, une coalition hétérogèneprend alors le pouvoir. Elle est composée de jeunesnomenklaturistes ambitieux, d’intellectuels apparuslors du soulèvement et d’anciens membres du parti quise sont rangés hâtivement du côté des putschistes.Rapidement, les rangs du Front de salut national (FSN)ne compteront plus que les ex-membres du Particommuniste.Cette prise de pouvoir est alors vivement contestée

par les forums démocratiques et les mouvements qui ontémergé pendant la révolution. Pour ces organisations,essentiellement composées de catégories sociales

relevant des professions culturelles, l’enjeu n’est pasde proposer une nouvelle perestroïka ou une transitiongraduelle au capitalisme comme le propose le FSN. Leurobjectif est d’exclure, pour une période suffisammentlongue, les anciens membres du parti et de laSecuritate (la police politique) des structures del’État. Le concept de lustration, qui contient l’idéede purification – du communisme en l’occurrence – prendalors forme. Dans cet ordre d’idées, seule l’exclusiondes membres de l’ancienne élite politique peutpermettre de solder la dette du passé et de construireune base institutionnelle et morale solide pour lefutur. Ces exigences s’appuient sur le point 8 de laProclamation de Timişoara, un texte élaboré lors dusoulèvement dans cette ville et qui contient une partiedes demandes formulée lors de cette révolte.« Nous proposons que la loi électorale interdise pour

les trois premières législatures consécutives le droità candidature, sur toutes les listes, des anciensactivistes communistes et des anciens officiers de laSecuritate. Leur présence dans la vie politique du paysest la source principale des tensions et des suspicionsqui travaillent aujourd’hui la société roumaine.Jusqu’à la stabilisation de la situation et à laréconciliation nationale, leur absence de la viepublique est absolument nécessaire. Nous demandons, dela même manière, que dans la loi électorale soitinscrit un paragraphe spécifique qui interdise auxanciens activistes communistes, d’être candidats à laprésidence du pays. » (Cité in PaveI, Huiu, 2003 : 515)

Dans les semaines qui suivent, si la contestation seréduit quantitativement, avec un retrait notable desclasses populaires, elle va persister qualitativement.La manifestation de la place de l’Université est laplus connue d’entre elles. L’occupation qui dura 52jours sera annihilée, les 14 et 15 juin 1990, par larépression violente menée par les mineurs de la valléedu Jiu et les services de l’État. Cette répression,commandée officieusement par les hauts responsables duFSN, fait 10 morts et près de 300 blessés.Cet événement historique deviendra l’un des mythes

fondateurs de l’anticommunisme roumain. Dans ce

scénario, on trouve de jeunes étudiants, courageux,occidentalistes, défendant les droits de l’homme,manifestant pour la liberté et qui s’opposent aux« néocommunistes », autoritaires, d’obédience russe. Cecadre fonde un paradigme politique avec ses propresreprésentations et ses alliances contre l’ennemi commun– le futur Parti social-démocrate – considéré commel’héritier unique du Parti communiste. L’alliance entreces professions culturelles, les ONG et les partis dedroite se base sur cette histoire commune plus que surl’histoire du communisme elle-même. Un glissementsémantique s’observe : la dette et la responsabilité ducommunisme sont complétées par la dette que représenteune entrée ratée dans le régime démocratique.Pourtant, quelques semaines auparavant, des élections

présidentielles et législatives avaient été organisées.Certes, celles-ci étaient chaotiques et entachées detruquages à grandes échelles. Il reste que le succès duFSN est alors incontestable 1. L’écart entre lessuffrages et la contestation de la place del’Université est problématique. Pour ces militantsanticommunistes, il s’agit d’un véritable échec : lamanifestation ne représente qu’une frange limitée de lapopulation.Dès lors, la contestation ne peut s’appuyer sur le

principe de représentation populaire pour faire valoirses revendications. Il lui faut adapter son registred’action. Pour ce groupe d’acteurs, les responsables decette situation ne sont plus les seuls héritiers duParti communiste mais également la populationindisciplinée. Horia-Roman Patapievici, l’une desfigures de ce mouvement, évoque dans l’un de sesouvrages, une population composée de « 23 millions debonshommes patibulaires » (Patapievici, 1996 : 53). Lemépris porté à ces deux catégories d’acteurs permet dejustifier le rôle que veut s’arroger cette éliteculturelle en tant que classe intermédiaire. Il reste

1. Ion Iliescu, candidat du FSN obtient alors 85,07 %. Ses concurrents, Radu Câmpeanu(PNL) et de Ion Raţiu (PNŢCD), recueillent respectivement 10,16 % et 4,29 % dessuffrages.

que le mouvement devra modifier ses principes delégitimation politiques. Et c’est celui de la proximitéde l’Occident et de sa modernité qui sera privilégié.Dans ces conditions, les marges de manœuvre sont

limitées. Les institutions internationales dedéveloppement et de promotion de la démocratie vontintervenir massivement en Roumanie dans le domaineinstitutionnel, idéologique et pédagogique (Heemeryck,2010a). Le domaine économique ne peut être l’objetd’une transformation massive comme en Pologne, où estadoptée à peu près à la même époque la « thérapie dechoc », puisque le gouvernement roumain a opté pour une« transition graduelle » à l’économie de marché. Danscette dynamique d’intervention, les organisationsétasuniennes auront un rôle de formation et destructuration d’une grande importance. Les domaines detravail comprennent la société civile, les ONG, ladémocratie, le pluralisme politique, les partispolitiques, le parlement, la constitution, les médiasde masse, les syndicats…Il convient de rappeler que la Roumanie n’a pas connu

de mouvements sociaux puissants d’opposition aucommunisme comme le syndicat Solidarité en Pologne oudes formes de contestation comme la Charte 77 enTchécoslovaquie. Faute de mieux peut-être, c’estl’opposition anticommuniste née au cours de l’hiver1989 qui sera considérée par les institutionsinternationales comme la représentante légitime de lasociété civile. À court terme, elle revendiquera cestatut avec vigueur. Dans la pensée des vainqueurs dela guerre froide, la société civile et la démocratiesont étroitement liées. Parce que la démocratie estconsidérée comme le système politique symétriquementopposé au communisme, les mouvements anticommunismesseront considérés comme les alliés des pays occidentauxet de la démocratie. Et ce, en dépit d’une élection quia montré l’incapacité des acteurs de cette mobilisationà comprendre et à convaincre la population.

L’intervention des institutions internationales ettransnationales est un véritable appel d’air pour lesmanifestants de la place de l’Université et ceux quiles ont rejoints. Les institutions œuvrant dans ledomaine politique et institutionnel sont elles-mêmesanimées par un anticommunisme dur, hérité de la guerrefroide.D’un point de vue idéologique, anticommunisme et

occidentalisme ne font plus qu’un. Devenir occidental,c’est solder la dette du communisme par la purificationdes structures publiques et des anciennes élites pourentrer dans la normalité. Du point de vue des rapportsde force, l’appui diplomatique de l’Union européenne etdes USA est déterminant.Dès lors la lutte politique s’institutionnalise. Elle

se déploie dans deux directions complémentaires : celledes partis politiques et celle des structures de la« société civile ». Ces deux mondes ne sont pashermétiques. La circulation des élites montre plutôtune porosité relative entre ces espaces sociaux. Ils serejoignent dans la Convention démocratique roumaine(CDR). Créée formellement le 7 novembre 1990 (dépôtlégal, 26 novembre 1991), la CDR regroupeprincipalement les « partis historiques » quireprésentent des symboles politiques non souillés parle communisme. Dès 1990, elle va être soutenue par uneplate-forme d’ONG, l’Alliance civique, qui regroupel’Association pro-démocratie 2, la Ligue des étudiantsde l’université de Bucarest, la Société Agora, laSociété Timişoara. La devise de l’Alliance civique estexplicite quant à son positionnement politique :« Tant que la société roumaine ne sera pas entrée

dans la normalité, tant que les sécuristes, les escrocset les voleurs du peuple roumain n’auront pas disparude la vie politique roumaine, l’Alliance civique serasur les barricades et tiendra hauts les standards. »

Cette alliance permet de coordonner des actions dansplusieurs grandes villes de Roumanie, d’imposer la CDRdans l’espace public et de mener une surveillance plus

2. Pour une étude systématique de ces organisations voir Heemeryck (2010a).

rigoureuse des agissements de l’État. Parmi cesorganisations, la présence de l’Association pro-démocratie est décisive et révélatrice à la fois. Ils’agit de la première ONG de surveillance des processusélectoraux, basée à Braşov et institutionnalisée parl’Institut du Parti démocrate étasunien (NDI).Si l’anticommunisme est un vecteur de solidarisation

d’acteurs aux positions très diverses, il reste fragileet même insuffisant lorsqu’il s’agit de gouverner.Ainsi, après la victoire aux élections législatives etprésidentielles de 1996, la CDR sera constammenttraversée par des luttes de clans, les intérêtspolitiques, économiques et sociaux étant trophétérogènes pour conserver une cohérence politique. Quiplus est, les anciens membres du Parti communiste nesont pas absents de cette coalition. Cette période sesoldera par une victoire du PSD aux électionslégislatives et présidentielles de 2000 et ladisparition de la CDR. Le président de la Roumanie(1996 à 2000), Emil Constantinescu, ancien recteur del’université de Bucarest, disparaîtra de l’espacepublic.Au cours des quatre années qui suivent cette nouvelle

défaite, l’opposition se réorganise. Pour éviter unenouvelle déconvenue, les ONG les plus importantes semobilisent lors de la campagne 2004. Est alors créée laCoalition pour un parlement propre qui regroupe, entreautres, l’Alliance civique, Freedom House Roumanie,Transparency International Roumanie, la Fondation pourune société ouverte 3 (FSO-Soros). Son objectif est defaire pression sur les partis politiques en compétitionen leur imposant des critères moraux pour exclure descandidats. Parmi ceux-ci on trouve la qualitéd’activiste dans le Parti communiste roumain et lacollaboration avec l’ancienne Securitate 4. Le rapport

3. Elle est financée par le Balkan Trust Fund (25 000 dollars), la Fondation pour unesociété ouverte-Soros (23 500 dollars) et le Freedom House (13 000 dollars)4. Les relations économiques que le candidat ou l’un des membres de sa famille auraitpu avoir avec l’État lorsqu’il avait une position d’influence dans une institutiond’État ; la migration d’un parti politique à un autre au cours d’un même mandat ; la

au communisme devient un thème dominant de la campagneet donne un avantage à la nouvelle coalition de droiteJustice et vérité (regroupant le Parti national libéralet le Parti démocrate).La victoire aux élections va permettre de pousser

plus loin l’imposition de l’anticommunisme commeprincipe de définition identitaire. En effet, sousl’impulsion du premier ministre (appartenant au Partinational libéral), le 21 décembre 2006, est constituél’Institut d’investigation des crimes communistes enRoumanie (IICCR) qui fusionnera, en 2010, avecl’Institut national de la mémoire de l’exil roumain.L’histoire et la circulation de l’anticommunisme sontétroitement liées à l’émigration sous le communisme. Deplus, se lier à l’exil c’est faire d’une pierre deuxcoups : d’une part, c’est renforcer le lien avecl’Occident et, de l’autre, c’est faire del’anticommunisme un passé commun au-delà de la Roumanieet des pays d’Europe de l’Est.Au cours des vingt années écoulées après la chute du

couple Ceausescu, l’anticommunisme local s’est lié à unanticommunisme international. Ainsi, des figures de cemilitantisme apparaissent dans le champ culturel local.Stéphane Courtois, directeur du célèbre ouvrage Le livrenoir du communisme, occupe notamment le poste de recteurd’une école d’été au mémorial de Sighet. La cause del’anticommunisme devient par ce truchement unmilitantisme transnational, une cause universelle.Cette communauté de points de vue devient une ressourceimportante pour l’autorité des acteurs impliquéslocalement dans ce mouvement dans un contexte où laRoumanie est toujours considérée comme une périphériede l’Europe.Rapidement, après la création de l’IICCR, le

président Traian Băsescu, appartenant au deuxième partiimportant de la coalition (le Parti démocrate), entreradans ce jeu spéculatif sur la dette du communisme. Unealliance se crée alors entre ce personnage politique et

discordance entre les revenus déclarés et les revenus réels.

les « intellectuels » anticommunistes. Les termes del’échange sont à la fois déniés avec force etlimpides du point de vue des pratiques : ces doxosophesvont faire un travail de propagande pour ce personnagepolitique et son parti ; en guise de rétribution ilsauront accès à des ressources et des postes publics quivont leur assurer un rayonnement et un prestige dontils n’auraient pu se prévaloir autrement.Est alors constituée (avril 2006) la Commission

présidentielle pour l’analyse de la dictaturecommuniste de Roumanie afin d’appuyer un verdict : lacondamnation du communisme comme régime politique« criminel et illégitime ». Cette décision estjustifiée par une demande adressée au printemps 2006par le Centre international d’étude du communisme (quicompte Stéphane Courtois dans ses rangs). Selon sesmembres, l’objectif de la commission est « d’assainirl’espace public ». Après la remise du rapport, le18 décembre de la même année, le président de laRoumanie déclarera le communisme « criminel etillégitime ».Cette forme de lutte met en évidence la volonté de

dissocier l’État post-1989 et l’État sous lecommunisme. L’État juge un autre État, disparu, bienqu’en réalité ces deux États n’en fassent qu’un. C’est,pour l’État et une partie de l’élite, une façon derésoudre le paiement de la dette. Le présidentT. Basescu a lui-même un passé prestigieux dans lesstructures communistes. Nous ne sommes donc pas dans uncas de figure où l’État reconnaît son implication dansla dictature et demande publiquement aux victimes delui accorder leur pardon. Il ne s’agit pas de panserles blessures du passé et de mettre en place les basesd’une réconciliation. Il s’agit de faire du passé unearme dans une guerre idéologique et politique. Parexemple, la biographie de l’ex-président (PSD) de laRoumanie Ion Iliescu (1990-1992, 1992-1996, 2000-2004),président d’honneur du Parti social-démocrate, estprésentée dans le rapport dans une partie concernant

les crimes de la place de l’Université. Or cepersonnage est le représentant du parti politiqueennemi du Parti démocrate à ce moment. Le PSD est doncaccusé in extenso des crimes du communisme. La dette ducommunisme est transformée en chef d’accusation.L’étude du Rapport (2006) permet de mettre en lumière

la vision que ces acteurs tentent de faire valoir. Ils’agit d’un regard historique porté essentiellement surles institutions. La société y est réduite à deux typesd’acteurs : les bourreaux et les victimes. Cetteconvocation des victimes et des morts a plusieursfonctions implicites. Elle scelle le sort des victimeset l’opinion des auteurs du rapport et leurs partisans.À défaut de représentativité populaire, ce grouped’acteurs peut faire valoir la représentativité desvictimes, victimes qui ne s’expriment pas. Contesterles opinions des représentants autodésignés des martyrsdu communisme, c’est contester la souffrance de cesderniers et se retrouver dans le camp desnégationnistes. Toute personne n’acceptant pas ce cadredevient donc suspecte d’immoralité et in fine de soutiende l’horreur communiste. Cette perspective, quiembrasse un schéma binaire oppresseur/victime, tend àfaire des victimes des enveloppes creuses, apolitiques.Poussé à son terme, ce raisonnement ne permet pas decomprendre comment les Roumains ont pu survivre à ladictature et in fine la disparition du communisme.Le rapport évoque également un « génocide communiste

en Roumanie » (op. cit. 158), un « crime contre le fondbiologique de la nation » (op. cit. 160). Nous sommes belet bien dans la lignée des auteurs du Livre noir ducommunisme qui construit une analogie entre nazisme etcommunisme. Il semble même que cet opus soit laprincipale source d’inspiration des auteurs du rapport.On s’aperçoit que l’objectif du rapport est davantaged’imposer une représentation métaphysique du Mal absoluque de faire œuvre de connaissance. Il existe unevolonté de créer un axe du mal par un usage peuscrupuleux d’analogies entre systèmes politiques.

Un aspect de la légitimité de la commission tient àsa composition même. À titre d’illustration, on peutétudier le profil de son président Vladimir Tismăneanu.Fils d’un dignitaire du communisme, ce professeur desciences politiques de l’université du Maryland, auteurde nombreux livres sur le stalinisme, le communisme etle postcommunisme en Roumanie, est un intellectuelnéoconservateur américano-roumain qui a quitté laRoumanie en 1981. Ensuite, il est devenu animateur dela Radio Free Europe, un pivot de la propagande despays de l’Ouest qui émettait dans les pays de l’Est etde l’URSS. Après 1989, il est devenu rapidement une desfigures intellectuelles de l’anticommunisme local, unhomme particulièrement bien intégré aux réseauxtransnationaux et locaux (universités, éditions, ONG,partis politiques). Si Vladimir Tismăneanu est, dupoint de vue des luttes politiques, un allié de poids,son statut de personne privilégiée du communisme nepouvait que susciter un rejet de la part de lapopulation. Pour ces anciens membres de lanomenklatura, devenus anticommunistes, ne s’agit-il pasde solder leur dette personnelle ?Cette étude de l’avènement d’une vérité d’État et de

la définition des termes de la dette du communismemontre l’implication de toute une série d’acteurs, degroupes sociaux, d’institutions et de coalitionspolitiques. Dans ce sens, la dette imaginaire ducommunisme est le résultat d’un rapport entre diversesforces sociales. Elle est totalement intégrée auxluttes de pouvoir entre différents segments de l’élite,chacune tentant d’imposer ou d’étouffer sa vérité enfonction de ses propres intérêts. Donner une formeunique et sans nuance à l’histoire du communisme enRoumanie, sous un angle justicier voire religieux, peutêtre assimilé à une tentative d’institutionnalisationd’un lien de dépendance étendu à toute la population,soumise à la fois à l’État, à une partie de cette élitepolitique et aux intellectuels anticommunistes. C’estla fonction implicite de cette définition de la dette

du communisme. Elle permet à ses auteurs et à sesadhérents de pouvoir prétendre à l’universalité de leurpropos. Refuser cette créance, c’est se condamner àrester dans le camp des corrompus, des immoraux, destortionnaires. Nier cette dette, c’est se voir excluredu camp des « gagnants », des démocrates et desOccidentaux. Refuser de voter pour les partispolitiques qui ont porté ce projet, c’est également setrouver dans le camp négationniste ou des communistesretardés. Seuls ceux qui font montre d’une allégeancesans équivoque seront reconnus, solvables moralement etdignes d’éloge. C’est un double chantage. D’un côté, ils’agit d’une exploitation des blessures du passé quialiène les acteurs au communisme, de l’autre c’estl’accès à une identité reconnue sur un planinternational – qui ferait que les Roumains ne seraientplus « salis » par le passé communiste… Dans cetteconfiguration, l’État se transforme en une banque decrédit symbolique et moral. En échange, il demande lerespect de cette histoire et de ceux qui l’ontconsacrée.Ce premier angle de vue pourrait donner l’impression

d’une imposition sur « l’institution imaginaire de lasociété » (Castoriadis, 1971), une impositioninachevée, impossible. Or la question devient beaucoupplus complexe et subtile si l’on se donne la peine dechanger l’échelle d’analyse. Pour en donner une imagesatisfaisante, on se penchera dans les lignes quisuivent sur un lieu particulièrement concerné par lerapport au communisme, son usage dans le présent et lesconstructions qu’il suscite : le village de résistantsde Nucşoara.

L’impossible réconciliationNucşoara 5 est une commune située dans la partie sud

de la chaîne carpatique. Elle se distingue par larésistance dont elle a fait preuve contre le communismeet représente d’une certaine façon le mouvement de

5. Dans cette partie, je m’inspire largement de l’ouvrage d’Aurora Liiceanu (2012).

résistance des montagnes. Après 1989, ce lieu estdevenu célèbre. Dès la chute de l’ancien régime eneffet ce village devient un enjeu qui dépasse largementun cadre local ou régional. Dans un contexte oùl’identité roumaine est toujours stigmatisée par unecorruption avec le communisme, Nucşoara représente unebrèche qui laisse entrevoir un possible refus ducommunisme. C’est la preuve d’un courage remarquableface à la terreur de l’État-parti. De ce fait, il estconsidéré comme un élément singulier qui opère uneréhabilitation de la nation dans son ensemble etneutralise, ne serait-ce que partiellement, lacollaboration communiste. Il permet d’invalider lepassé communiste en tant que dette vis-à-vis del’Occident.C’est en 1949 qu’un groupe de 16 personnes prend le

chemin du maquis. Il est emmené par d’anciens gradés del’armée, Gheorghe Arsenescu et Toma Arnặuṭoiu. Ce petitgroupe d’hommes et de femmes a résisté pendant près dedix ans dans conditions de vie déplorables. Cettepériode est celle de la terreur d’État et dupoliticide. La violence d’État pouvait être ciblée etsystématique dans le cas des anciennes élites, maisaussi totalement arbitraire lorsqu’elle s’adressait àdes suspects potentiels.La résistance d’un petit groupe d’individus n’est pas

un problème stratégique en soi pour le parti, même enpleine période de barbarie. En revanche, ce qui estbeaucoup plus problématique, c’est que ce groupe abénéficié de l’aide de la majorité des habitants de cevillage (et d’autres) qui lui offrait nourriture,armes, vêtements, chaussures, et surtout qui partageaitleur aversion pour le communisme. Si les services derépression du parti parlaient du groupe de terroristesde Nucşoara, l’expression Haiduci Muscelului (les brigandsdu département de Muscel) était d’un usage répandu. Ceterme fait référence à la figure populaire et appréciéedu héros bandit qui s’exile et vole aux riches pourdonner aux pauvres. Il fait le lien entre l’époque de

l’exploitation par la bourgeoisie terrienne,l’assentiment de la population et la période derésistance au communisme.Nucşoara est la figure d’une opposition collective et

sans équivoque au communisme. Aujourd’hui, ce villagefait partie de l’imaginaire national. S’il estdifficile de savoir comment naissent ces fragmentshéroïques de l’histoire, on peut néanmoins avancerquelques éléments de compréhension. Nucşoara est unvillage de paysans de condition moyenne, ni pauvres niriches. Pour cette catégorie d’acteurs le rapport à laterre est un enjeu à la fois économique, social etmicropolitique (de prestige, statutaire…). Après laprise de pouvoir, le Parti communiste imposa lanationalisation des terres, ce qui présupposait unevague d’expropriations à grande échelle. Cette décisionsemble avoir joué le rôle de coagulant politique pources villageois. Au-delà des différences idéologiques,parfois marquées, entre les opposants, le rapport à laterre/propriété explique en partie une adhésioncollective larvée à la résistance au communisme. Ceproblème comme on le verra plus loin conserve toute sonimportance après la chute du régime communiste.Le groupe de Nucşoara résistera pendant près de dix

ans grâce à un système d’entraide collectif. Pour leParti communiste et la Securitate, incapables de venirà bout d’un petit groupe d’hommes et de femmes, ils’agit d’une véritable humiliation. De plus, lesquelques escarmouches qui ont lieu laissent des mortsdu côté de la Securitate. C’est pourquoi, au cours decette période, le parti mobilisera des ressourcesinimaginables et des techniques des plus sournoises auxplus fantaisistes pour éradiquer ce mouvement. Nucşoaradevient le lieu où le nombre d’agents de la Securitatepar habitant est le plus élevé en Roumanie – mais sans« résultats » à court terme. Comme dans de nombreuxvillages, les relations et rapports sociaux reposentdans une large mesure sur des groupements de parentéétendue, ce que Paul Stahl nomme les « maisnies ».

Cette configuration, avec ses réseaux d’entraide, sesformes d’échanges, de concurrence et de dépendancefavorise une forte interconnaissance entre leshabitants. Le lien d’appartenance étant clairementdéfini, aucune personne étrangère (agent de laSecuritate ou milicien) ne pouvait être confondue avecun membre de cette communauté.Si la solidarité a existé plus ou moins explicitement

dans la résistance, elle a aussi été synonyme desouffrance partagée. Une grande partie des habitants deNucşoara ont eu à subir les foudres des services derépression du parti. Des villageois pouvaient êtreinterrogés tous les jours, c’est-à-dire battus et/outorturés. De ce fait, les souffrances, qui créerontultérieurement une dette, ne se limitent pas aux seulsHaiducii, elles concernent le village dans sonensemble, qui devient un acteur collectif de larésistance au communisme.Après dix années de ce harcèlement, le groupe de

résistants est fait prisonnier, eux qui croyaientnaïvement à l’intervention diplomatique et militairedes USA pour sortir la Roumanie de l’ornièrecommuniste. C’est en 1958 que les survivants de la« bande Arsenescu-Arnặuṭoiu » sont arrêtés par laSecuritate. Ils seront pour la plupart exécutés un anplus tard à la prison de Jilava.Cet épisode de la résistance sera tu pendant plus de

trois décennies. Après la chute du régime desCeausescu, l’histoire du communisme devient un sujet derecherche et de société. Cependant, les premièresannées sont délicates : les archives sont difficilesd’accès car les services de l’État s’opposent à leurpublication et les témoignages oraux sont inexistants.Toutefois, cela n’empêche pas une effervescence desrecherches historiques qui sont également destentatives de récupération de l’histoire. Mais il règneun certain désordre dû à la politisation à outrance dela recherche en sciences sociales.

C’est dans ce contexte, marqué par la naissance et lamultiplication des médias d’information, que Nucşoaradevient un sujet de controverse puis un véritable enjeude société. Des livres, des documentaires, desexpositions, des films sont réalisés sur ce groupe derésistants. Des monuments sont érigés à leur mémoire,ce qui est déjà l’occasion de controverses dans levillage. Des fondations sont montées en honneur de leurmémoire.À travers Nucşoara, c’est une population roumaine à

la fois résistante, anticommuniste et victime qui sedécouvre. L’identité roumaine y apparaît purifiée,lavée de sa dette du communisme. Les Haiducii, dans ceprocessus, figurent parmi les plus prestigieux. ÀNucşoara, en revanche, les enjeux politiques sontcomplètement décalés par rapport au cadre national.Aurora Liiceanu indique qu’après la chute ducommunisme : « Le village s’est engagé dans une doublecompétition : celle pour les ressources matérielles –la terre – et celle pour le prestige » (Liiceanu,2012 : 29). Pour comprendre comment la terre devient unenjeu central, il faut retourner à la périodecommuniste et à la politique de compromission menée parl’État-parti. Si la violence utilisée par lesstructures d’encadrement pour s’imposer dans lapopulation est largement connue, on oublie souvent quel’État-parti était également un pourvoyeur de services,d’aide, de récompense et de prestige. Après les annéesde massacres de masse, jusqu’à la fin des années 1950,c’est une orientation qui va se généraliser.À Nucşoara, les biens appartenant aux opposants

arrêtés et à ceux qui les ont soutenus ont étéconfisqués et redistribués. Ce sont principalement lespaysans sans terre et les vétérans de la seconde guerremondiale qui ont bénéficié de ce traitement. Ce systèmede récompense avait pour but de faire jouer lesconflits en faveur du parti et de corrompre lapopulation. Après 1989, et surtout l’adoption de la loin° 18 en 1991 sur la restitution des biens accaparés

par le parti, la commune plonge dans un conflitantagonique entre, d’un côté, les rares résistants quiont survécu et leurs descendants et, de l’autre, ceuxqui ont obtenu leurs biens. Ceux qui ont bénéficié desterres confisquées pendant plusieurs décennies voient àleur tour « leurs » biens confisqués. En échange, ilsdeviennent actionnaire de la coopérative agricole deproduction. Se retrouver paysan sans terre, pour ceshommes et femmes est une véritable humiliation et uneprofonde injustice.Le groupe de « vétérans » de la seconde guerre

mondiale qui a d’ailleurs envoyé plusieurs lettres decontestation auprès des instances représentatives(Idem) et les anciens communistes locaux tententd’invalider le scénario consensuel concernant lesHaiducii. Par exemple, ils prétendent que lesrésistants ont volé des produits, des aliments, desanimaux aux villageois. Ce faisant, ils n’auraient pasété soutenus par la population, mais l’auraientexploitée. Prolongeant cette idée d’une séparationentre les habitants de Nucşoara et les résistants, ilsen font les responsables de la violence qui s’estabattue sur cette commune. Par-là, ils effacent laresponsabilité objective de l’État-parti dansl’introduction de la violence et de la spoliation desbiens et propriétés. Dans le même temps, ils effacentla dette de l’État et la leur vis-à-vis des résistants.Aussi, se plaignent-ils d’être traités avec irrespect,puisque les rares résistants encore vivantsbénéficient, selon eux, d’une pension de retraitesupérieure à la leur, mais sans toutefois la mériter.Ils font remarquer qu’ils se sont occupé des terres quileur ont été données et que les anciens propriétairesn’en auraient sans doute pas fait autant. Plusgénéralement, ils associent le communisme à une formede « justice » face au régime antérieur au communismelorsque régnait l’exploitation des paysans par labourgeoisie terrienne (les Boieri). À l’opposé, lecapitalisme est associé à l’insécurité, au vol, à

l’extravagance de la consommation de masse, tandisqu’eux auraient une vie faite d’ascétisme et demodestie. Dans cette acception, le capitalisme n’estqu’un avatar d’une société déviante et injuste. Dansces discours, la dette du communisme, un système queces acteurs présentent comme respectable, n’a pas lieud’être, et le capitalisme, qui la consacre, estimmoral.Les registres utilisés par ces acteurs dans cette

lutte politique sont de différentes natures. Lepremier, classique et ancré localement, se réfère aurapport à la terre. Le second vise à délégitimer lafigure du résistant. Ils mettent en doute lesconvictions des résistants en soulignant que s’ilss’étaient véritablement opposés aux communistes, « ilsauraient fusillé dix communistes du village »(Liiceanu, 2012 : 30). Dans cette logique, lesrésistants deviennent les responsables de leur propresort et, pire encore, de l’histoire tragique duvillage.Référence est également faite au patriotisme des

« vétérans » qui ont défendu leur nation face auxenvahisseurs. L’un des opposants aux résistantsaffirme : « Si le pays fonctionnait comme le voulaientles Arnặuṭoiu, ça voudrait dire qu’il serait dirigé parles Turcs ou les Tatares, des Hongrois ou des Russes,c’est-à-dire qu’il serait ingouvernable. » (Idem) Ladette du communisme ici est substituée à celle de laseconde guerre mondiale et de la protection de lanation. L’enjeu tourne autour de la figure du héros etplus précisément du héros national repoussant lesinvasions « barbares ». Ce dernier type de registre estsans doute le plus important dans la mesure où ilpermet d’inclure l’histoire longue de la Roumanie et lanation dans son ensemble. Ceci a pour conséquenced’effacer le caractère exceptionnel de la périodecommuniste. Sans ce caractère exceptionnel, larésistance au communisme n’a pas de raison d’être etles résistants perdent leur créance. Placée à la

croisée d’empires, la Roumanie a subi la politique despuissances avoisinantes. La figure des héros ayantrepoussé l’ennemi dans un combat inégal, comme VladTepes par exemple, laisse la possibilité de donner unvisage positif à l’histoire et à l’identité roumaines.Ces acteurs s’associent à ces figures nationalescentrales dans la rhétorique nationaliste que le particommuniste avait intégrée. L’héroïsation est présente àla fois dans les recherches sur la mémoire et dans lesmédias de masse. Mais les contestataires ne la refusentpas, ils se l’approprient en en changeant les termes.Cette logique d’héroïsation et sa mise en spectacle

sont une réponse aux besoins des médias de masse, del’État et correspondent finalement à une visionparticulière de l’histoire. Hélas, cette recherche defigures exemplaires entraîne des conflits qui dépassentmême le rapport antagonique entre « résistants » et« vétérans ». C’est ce qu’on peut voir avec la figured’Elisabeta Rizea.Née en 1912, décédée en 2003, cette femme est

devenue, dans les années 1990, une icône de larésistance. Dans le groupe de Nucşoara, elle a occupéune position particulière : elle organisait leravitaillement des « exilés » à partir du village.Arrêtée en 1946 puis en 1961, elle est emprisonnée ettorturée sans relâche. Elle fut brûlée, scalpée aprèsavoir été attachée par ses cheveux au plafond.Personnage particulièrement adapté aux attentes desmédias de masse, Elisabeta Rizea est sans bagagescolaire. Son accent très prononcé permet d’identifiercette absence de capital culturel et ses originessociales paysannes. Ces caractéristiques sont unmarqueur de modestie et suscitent une compassion prochedes idées misérabilistes.Dans les années 1990, Elisabeta Rizea a reçu la

visite du roi de Roumanie et du président EmilConstantinescu. Choisir une personne en particulierpour en faire une représentante de la résistance,nonobstant les autres survivants de l’époque du régime

totalitaire, ne pouvait qu’engendrer de vivesfrustrations à Nucşoara. Par exemple, on oublie souventque c’est toute la famille Rizea qui a connu les geôlescommunistes. En faisant d’un seul personnage lereprésentant de Nucşoara, c’est tout le village qui sesent dépossédé de son statut d’acteur collectif de larésistance et de sa créance historique. Finalement,c’est Elisabeta Rizea qui se trouve accuséed’immoralité tant par les ex-communistes que par lesanciens résistants eux-mêmes. Loin d’apaiser lesconflits, cette forme de reconnaissance individualiséeest davantage une pomme de discorde qu’une véritableacceptation du statut qu’est en droit de revendiquerune large partie du village. Habitués à la natureclientéliste de la politique en Roumanie, le seul motifde satisfaction pour les habitants de cette commune estd’avoir obtenu un financement pour qu’un revêtementsoit posé sur la route menant au village. Certainsregrettent même de ne pas avoir su pleinement profiterde cette opportunité.Cette analyse d’un haut lieu de résistance permet de

pondérer les luttes anticommunistes abordées plus haut.C’est l’impossibilité de solder la dette du communismequi plonge cette société dans une situationinextricable. L’État conserve son autorité, et c’estvers lui qu’on se tourne pour obtenir gain de cause.Mais quoi qu’il fasse, il est dans l’incapacitéd’arbitrer sans créer un sentiment d’injustice. Lamédiatisation et la patrimonialisation de larésistance, qui met en scène les élites culturelles etles médias de masse, par l’imposition d’un carcanindividualiste favorisant le candidat qui correspond lemieux à certaines attentes, ne font qu’aggraver cettesituation.Dans un contexte de développement d’un patrimoine

culturel immatériel marqué par un effacement de lapériode communiste et par la mise en spectacle d’unfolklore supposément atemporel, dans une continuitéétonnante avec le communisme, la question de la

création d’une mémoire de la résistance communistedevient un problème insoluble. Elle ne pourra êtreobjectivée tant que dominera l’anticommunismemétaphysique décrit plus haut. Dans ces conditions, ilne peut exister que des collaborateurs et desrésistants, même fictifs. À cet égard, l’ouvraged’Aurora Liiceanu (2012), Les Plaies de la mémoire,constitue un premier pas vers une récupérationobjective et douloureuse d’un passé nuancé.Les deux premiers « terrains » abordés nous plongent

dans des luttes autour du communisme et de laconstruction d’une dette imaginaire à partir de cepassif. Le premier met en lumière une appropriationintéressée de la mémoire de la part d’acteurs engagésdans des luttes politiques. Le second montrel’impossibilité de panser les plaies du passé dans unlieu censé représenter la résistance sans aucune formed’ambiguïté. Un troisième terrain, un quartier deBucarest, nous permettra de compléter ce tableau danstoute sa complexité. Le caractère criminel etillégitime du communisme y est nié. Le passé communisteperd sa qualité de dette du communisme pour devenir unecréance.

Nier le passé pour entrer en dissidence avec le présentLe quartier Tineretului est situé à la marge sud du

centre-ville de Bucarest. C’est un terrain auxparticularités assez rares pour être soulignées. Yréside une population appartenant à des classessociales très distantes les unes des autres. Pourcomprendre sa situation, il faut revenir à politiqueurbaine menée sous le communisme. Pour l’État-parti, laconstruction et la modification de l’espace urbaindevaient mener à l’avènement de la « sociétésocialiste multilatéralement développée ». Celle-civisait, entre autres, à rompre toute forme d’autoritéet d’appartenance de classe afin de créer unepopulation homogène – le prolétariat – soumise à unrapport unique aux institutions politiques. Cette

domination est matérialisée par des bâtimentsextravagants comme la Maison du Peuple 6. Dans lalogique de la politique urbaine communiste tellequ’elle fut pratiquée en Roumanie, l’immeubles’apparente donc à un opérateur d’indistinctionsociale. C’est pourquoi il était possible d’y trouversur un même palier des médecins, des ouvriers, desingénieurs, des Roms, etc. Il s’agit d’une règlegénérale qui s’est appliquée avec plus ou moinsd’insistance en fonction des quartiers de Bucarest.Tineretului, sans être un cas extrême, s’est inscritdans cette dynamique. Les résidents se sont installéspar vagues successives. Ce sont les employés de lagrande industrie bucarestoise qui ont élu domicile dansce quartier.L’intégration des structures capitalistes a

progressivement transformé la ville dans son ensemble,lancée dans une course à la concurrence dans l’économieimmatérielle. Parce qu’il est situé à proximité ducentre-ville, Tineretului est devenu un lieu oùs’installent les catégories socioprofessionnelles quiont émergé pendant la désindustrialisation.Aujourd’hui, on y trouve des employés de banque, desmédecins recyclés dans l’industrie pharmaceutique, deschefs d’entreprise, des architectes, desinformaticiens, etc. Sans être numériquementmajoritaires, ces catégories socioprofessionnelles sontplus ou moins celles qui servent de modèles. Ce sontexactement ces catégories sociales qui sont liées àl’économie de la globalisation.Dans ce champ, les acteurs sont à la recherche d’une

identité sociale stable. Ils tentent de se donner lesapparences d’une modernité occidentale imaginaire enréférence à des comportements et des formes deconsommation. Ils considèrent les résidents les plusprécarisés comme des paysans « incivilisés » par

6. Construite au cours des années 1980 et jamais vraiment achevée, la Maison du Peupleest le deuxième plus grand bâtiment du monde en superficie. Il devait accueillirNicolae Ceausescu. À côté (au sud), un bâtiment similaire mais d’un taille plusmodeste, la Maison des Sciences, devait accueillir son épouse, Elena Ceausescu.

contraste avec les valeurs européennes qu’ilsdéfendraient. Cette figure, utilisée ici comme uneréférence négative, fait entièrement partie des« traditions inventées » roumaines 7 (Hobsbawm etRanger, 1992). Au cours de ces vingt dernières années,un nombre non négligeable de résidents ont étécontraints de quitter le quartier pour allers’installer soit dans des quartiers plus pauvres de lacapitale soit à la campagne. Ceci entraîne une peuromniprésente du déclassement. Mais pour s’émanciperd’une identité stigmatisée, dans l’esprit desrésidents, il faut se séparer de ces « paysans ».Ce jeu, entre l’occidental et le paysan, qui fait

appel au capital culturel de cette société, peut êtreconsidéré comme la réponse à une volonté de se définircomme classe sociale et de mettre à distance les plusdémunis. Le rapport au passé et la dette du communisme,comme on le verra, sont entièrement intégrés à cettepriorité.Les résidents de Tineretului sont entrés dans une

course effrénée à la consommation. Plus précisément,c’est l’agencement de l’appartement qui est au centredes dépenses. L’appartement fonde le statut des acteurset de leur famille. Mais c’est le lieu du « privé » parexcellence. Parmi les objets qui retiennent l’attentiondes acteurs, les fenêtres extérieures et les portesd’entrée sont l’objet des investissements économiquesles plus soutenus. Ces deux objets permettent de fairela jonction entre l’espace privé et l’espace extérieur(la rue et la cage d’escalier) ; ils donnent lapossibilité de montrer son statut à l’extérieur del’appartement tout en gardant un territoire fermé.L’importance de ces objets à la jonction de l’espacepublic/privé est liée au fait que les relations tropouvertes entre voisins sont l’objet de mépris et sontassociées à un communautarisme archaïque. En

7. D’ailleurs, elle est au centre de la recherche ethnologique et muséographique enRoumanie toujours tributaire d’une ethnologie nationaliste (par exemple on trouve àBucarest le Musée national du paysan roumain et le Musée national du village DimitrieGusti).

conséquence, les cages d’escalier sont d’une esthétique« baroque » : les escaliers sont dans un état definition qui laisse à désirer et la peinture – d’unepiètre qualité – s’effrite à certains endroits, ce quicontraste avec le luxe parfois surprenant des portesd’entrée.Ces investissements nécessitent une accumulation

d’argent. Et personne n’est épargné par la concurrence,la précarisation et la corruption qui règnent dans lechamp du travail. La plupart des résidents ne peuventse permettre ces travaux de réfection que de manièreponctuelle, d’année en année, parce qu’ils ne possèdentpas le capital nécessaire à cette fin. Les femmes sontici les plus exposées, car elles sont assujetties à undouble registre de contraintes : celui traditionnel liéaux fonctions domestiques et celui d’entrepreneursalarié en mesure d’apporter des ressources économiquesau foyer. L’impossibilité physique de répondre à cettedouble astreinte crée un jeu d’accusations sur lacapacité des femmes à s’occuper correctement de leurfamille et à assurer un avenir à leurs enfants. Lesrésidents font souvent la comparaison entre cesdifficultés actuelles liées à un système de concurrenceexacerbé et la stabilité de l’emploi sous lecommunisme. Pour eux, il s’agit d’une véritable pertequi est liée à l’impossibilité de sécuriser sa propreposition dans la société.Pour mieux comprendre l’importance de la reproduction

sociale, il faut rappeler que le statut de ces acteursn’est pas assuré sur un plan intergénérationnel. Oncomprendra donc que les enfants sont au centre desinquiétudes des parents. Ils représentent des acteurssymboliques de première importance qui permettent defaire le lien entre le passé, le présent et le futur.Pour les résidents, les enfants sont ceux par qui leprogrès adviendra. Ils représentent un trait d’unionentre l’Europe et la Roumanie, le quartier Tineretuluiet les parents. D’une certaine façon, les « parents »se disqualifient dans ce scénario. Ils se disent

« handicapés », « terminés » par le communisme et la« transition ». Dans ce sens, ils acceptent le stigmatedu communisme et le fait d’être une générationsacrifiée dans la mesure où cela leur permet deprojeter leurs expectatives en rupture avec unpostcommunisme considéré comme une crise perpétuelle.Justifiant leur autorité sur les enfants par uneéthique altruiste et le sacrifice de soi, ilsconsidèrent, pour les plus optimistes, que ces derniersprendront la place de l’élite actuelle, jugée corrompueet incompétente, dans un futur proche. Les enfantsreprésentent donc la part non maudite de l’identitéroumaine. Et ce, sur deux plans : d’une part, ils n’ontpas ou peu connu le communisme ; d’autre part, ilss’extraient de la crise actuelle. Dans cettereprésentation, les enfants ont une dette symboliquevis-à-vis de leurs parents, eux qui ont payé dans lecommunisme la possibilité d’émanciper leurs enfants. Cefaisant, les parents lient l’honneur de la famille àl’effacement des traces d’une identité souillée.Cependant, ces aspirations sont freinées par les

contraintes objectives dans lesquelles les acteursévoluent. Certes, les familles au budget le plus solidepayent des cours de langues étrangères (européennes) àleurs très jeunes enfants (4 à 6 ans) et les envoienten séjour linguistique. Mais la plupart ne peuvent sepermettre ce luxe. De surcroît, en Roumanie, laconcurrence à l’école survient dès l’entrée au lycée oùles élèves sont acceptés en fonction de leurs notes aucertificat de capacité, délivré à la sortie du collège.Pour répondre aux demandes suscitées par un telsystème, il existe un marché informel de l’éducationétendu pour préparer les enfants à ces examens.D’autres profitent du marché des universités privées,largement répandues en Roumanie, pour s’offrir desétudes à moindre coût. Mais la corruption est trèsétendue ; dans un contexte où le salaire desenseignants ne leur permet pas d’assurer leursubsistance, les bakchichs sont généralisés, et

certaines universités délivrent des diplômes sansvaleur sur le marché du travail. À titred’illustration, face à la généralisation du phénomène,en 2011, le ministère de l’Éducation a ordonnél’installation de caméras de vidéosurveillance dans lessalles d’examen du baccalauréat pour éviter toute formede tricherie et de corruption. En conséquence, le tauxde réussite au baccalauréat est passé de 69,3 % en 2010(il était de 81,47 % en 2009) à 45,72 % en 2011, puis43 % en 2012. L’incertitude règne donc quant à lavaleur du diplôme obtenu sur le marché du travail.Outre que cette incertitude est un obstacle pour lesexpectatives des parents, elle s’articule à leurs plusvives inquiétudes : l’intégration à la sphère dutravail, le chômage, la pauvreté et in fine l’exclusiondu quartier qui matérialise le déclassement etreprésente une forme d’humiliation.Si les résidents de Tineretului acceptent le poids de

l’héritage symbolique du communisme lorsqu’il estquestion des enfants et finalement de leur croyance enl’avenir, il en va tout autrement lorsqu’il estquestion du communisme en général, ce qui modifietotalement la configuration de la dette du passé. Ilexiste plusieurs paliers de sens qu’il faut disséquer.À un premier niveau, les acteurs pensent cette périodede l’histoire d’un point de vue subjectif etbiographique. Certains se remémorent les vacances à lacampagne, à la mer ou à la montagne chaque année. Plusgénéralement, ces résidents ont vécu la plus grandepartie de leur vie sous le communisme. Ils ont passéleur enfance dans le communisme, ils sont tombésamoureux, ils se sont mariés, ils ont travaillé, etc.Il existe un attachement émotionnel évident qui ne peutêtre nié. Le succès impressionnant du livre de VasileErnu (2006), Né en URSS, qui évoque la vie quotidiennesous l’URSS en Moldavie peut se comprendre dans cettelogique 8. Mais cet ouvrage est singulier dans unpaysage culturel marqué par un anticommunisme

8 L’ouvrage a d’ailleurs été traduit dans plusieurs pays postcommunistes.

hégémonique. D’autres évoquent les voyages occasionnéspar leur emploi en Asie centrale ou dans des pays« frères ». Rappelons en effet que la Roumanie, àpartir de la fin des années 1970, s’était rapprochéedes pays non-alignés. Outre les relations avec les payscommunistes et soviétiques, les coopérations techniquesavec le « Sud » se sont alors multipliées notammentdans l’agriculture et l’industrie.À un deuxième niveau, les résidents associent le

communisme à l’État social et à la stabilité généralede l’existence. Ils évoquent l’absence de chômage, lasécurité de l’emploi, les écoles de bonne qualité, unsystème de santé pleinement public, la « civilité desgens ». Cette association ne peut être comprise quedans son cadre d’énonciation, c’est-à-dire lesdifficultés actuelles liées à la société capitaliste.Le communisme intervient ici comme une critique de ladémocratie de marché, un système concurrentiel où leschances de promotion sont rares et les risques dedéclassement omniprésents. La mise en exergue de tousles « avantages » du communisme peut être lue comme unefaçon de souligner les difficultés que vivent lesacteurs depuis 1989. La correspondance est évidente.Même ceux qui sont les plus impliqués dans l’économiede la globalisation – les « gagnants » de la« transition » – reconnaissent à demi-mot que « de cepoint de vue, c’était bien ». Le communisme prend laforme d’une matrice politique de contestation duprésent. Ce n’est plus d’une dette dont il estquestion, mais d’une créance.À un troisième niveau, les résidents de Tineretului

font une distinction entre le communisme et lescommunistes. La catégorie des « communistes » faitréférence aux élites politiques et économiquesactuelles, celles-ci étant souvent indissociables. Ilest étonnant d’observer, dans un quartier qui se veut« civilisé », la variété et la répétition à outrancedes insultes et des grossièretés qui surgissent dèslors qu’il est question des « politiciens ». Il existe

une symétrie entre l’ordinaire de la vie « civilisée »dans ce quartier et l’élite prédatrice, aux commandesde l’État, qui est considérée comme appartenant à unmonde extérieur. En Roumanie, après 1989, les ancienneset nouvelles élites se sont enrichies de manièrephénoménale. C’est avant tout la privatisation del’État qui a permis cette accumulation spectaculaired’argent (pétrole, télécommunication, etc.). À cela, onpeut ajouter la restitution des biens et propriétésaccaparés par le régime communiste qui est l’objetd’une spoliation ample et parfaitement assumée.Cette nouvelle élite, à la recherche de

reconnaissance sociale, a développé un comportementd’ostentation des richesses au seuil de la pathologie.La roublardise dont ils font preuve dans les« affaires » est dénigrée ou considérée comme une formede prestige dans les mass media. La corruption esttelle que tous les corps de l’État vont dans le sens dece vol à grande échelle ou sont contraints del’accepter. D’ailleurs, contrairement aux croyances desinstitutions internationales, c’est la Justice (courconstitutionnelle, conseil de la magistrature, juges,procureurs…) qui est devenue la poutre maîtresse de lacorruption en Roumanie. Depuis les années 2000, cetteforme de domination par l’ostentation est pondérée parun investissement dans la philanthropie de plus en plusactif (Heemeryck, 2010b). Mais elle reste incertainequant à ses effets de rachat moral.Pour les résidents de Tineretului, cette élite est

responsable de la situation de crise dans laquelle setrouve la Roumanie. Elle a dépecé la puissance publiquede sa richesse et de son rôle d’opérateur desolidarité. Elle est débitrice vis-à-vis de lapopulation. Les critiques de l’État au niveau desservices publics peuvent être interprétées comme desdemandes. Mais ces demandes ne trouvent pas de réponse,car, selon les résidents, l’État est un organe parasitépar une élite prédatrice. On observe donc unrenversement complet du point de vue de la dette

imaginaire. Ce n’est plus le communisme qui est enprocès, mais la démocratie de marché. C’est trèsexactement de ce système que les intellectuelsanticommunistes se sont fait les apologistes. Lesrésidents de Tineretului considèrent qu’ils détiennentune créance qui repose sur la perte de l’État socialsous le régime capitaliste, du moins c’est ainsi qu’ilsconçoivent leur rapport à l’État et aux élites. Lesélites actuelles sont, pour eux, les premiersresponsables de cette situation et sont par conséquentendettées. Pour les résidents, solder la crise sans findu postcommunisme présuppose de faire payer à cetteélite cette dette de l’après 1989.

ConclusionCes trois types de terrain permettent de percevoir

toute la complexité de la dette imaginaire ducommunisme à partir de la société roumaine. Laconjoncture actuelle implique que tout lien avec lecommunisme est une honte. Personne ou presque n’estépargné par ce stigmate dans la société roumaine. Àl’instar d’autres sociétés postcommunistes, la Roumaniedoit toujours « faire ses preuves » et expier son péchéde collaboration avec la dictature. Mais s’il existebien une pression qui pèse sur les épaules des acteurs,ceux-ci ne font pas que subir l’accusation decollaboration. Ils jouent avec cet héritage, ils enfont une matière utilisée dans les rapports sociaux.Les luttes politiques menées au plus haut niveauillustrent cette tendance avec force. La dette ducommunisme y est utilisée comme un instrument dediscrédit dans une lutte électorale. Mais cet usagepartisan empêche toute forme de reconnaissancecollective. Elle devient un objet « politique », situéhors de la société, et perd son caractère collectif. Laforme de la reconnaissance de l’État est tout aussiproblématique : elle accuse. Et parmi les plus ferventsanticommunistes d’aujourd’hui, on trouve lespropagandistes communistes les plus zélés d’hier.

L’État n’a jamais demandé à être pardonné par ceux quiont vécu le communisme. Il n’a donc pas effacé sa detteet n’a fait que déposséder les citoyens de ce droit aupassé en les réduisant au statut de victimes. C’estpourquoi il ne peut prétendre à une amnistieinstitutionnelle, socialement acceptée. Pis encore, lacriminalisation du communisme est également unecriminalisation de ceux qui ont vécu cette période del’histoire. Or, on ne peut demander à des individus derenier en totalité leur histoire personnelle. La naturede la dictature est finalement négligée dans cescontroverses, elle qui ne laisse pas de place àl’héroïsme, mais aux martyrs.À un niveau médiatique et politique, depuis la fin du

régime Ceausescu, la recherche de référencesidentitaires non souillées par le communisme, derésistance, a donné lieu à la construction de symboles,de héros : à la fois pour leur mise en spectacle, leurexploitation politique et pour répondre à un besoin deréhabilitation collectif. Évacuer le poids du passé,l’effacer ou en faire une matière positive quitte àfaire des exceptions des règles peut sembler possible àcondition de rester à distance des contradictionsgénérées par une telle recherche. Ainsi, le village deNucşoara est traversé par de fortes tensions, où chacuntente de délégitimer l’autre dans sa prétention àrevendiquer une créance vis-à-vis du passé et où lesdettes sont mises en concurrence. À l’injustice dupassé, viendrait s’ajouter l’injustice du présent. Lesvillageois y ont gagné des querelles sans fin, quelquesreportages télévisés et le revêtement d’une route…C’est peut-être la raison pour laquelle les résidents

du quartier Tineretului rejettent totalement l’idéed’un communisme illégitime. Ces acteurs ont trouvé uneporte de sortie dans ce qui ressemble à unemprisonnement symbolique. Ils rappellent que cettehistoire est beaucoup plus riche que celle queproduisent les intellectuels anticommunistes. Les gens,même dans des conditions déplorables, ont continué à

vivre dans cette société. Ces acteurs, exclus del’histoire, en sont venus à exclure l’histoire en tantque telle pour en faire l’objet d’une critique de lasociété de marché. Cette absence de critique ducapitalisme ou, plus précisément, son étouffementméthodique pèse de tout son poids sur l’espace« public » et engendre une réhabilitation ducommunisme. Ce « retour » du communisme est appréciépar les élites culturelles comme une forme denostalgie, concept qui opère une forme dedépolitisation insidieuse. Pourtant, sur la scènepolitique, il n’existe guère de parti s’approchant ouse revendiquant du communisme. Une interprétation plussolide doit donc considérer que ces résidentsrenversent la domination normative de la démocratie demarché et font de la perte de services publicsidéalisés un passif dont les élites prédatrices sont, àleurs yeux, responsables. Par un étonnant retournement,ils reviennent en politique. Ce retour du refoulépermet de surmonter et de dépasser l’impossibilité dela critique.En dépit d’une adhésion apparemment partagée, la

dette du communisme semble paramétrée différemment enfonction des groupes et des acteurs qui s’y réfèrent.Les griefs, les accusations et les intérêts en jeu sontconfigurés en fonction du champ social concerné. Lestrois exemples abordés montrent une société qui senourrit mais qui s’empoisonne en même temps de la dettedu communisme.

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