« Cyzique et la mer Noire », dans M. Sève et P. Schlosser (éds), Cyzique, cité majeure et...

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CYZIQUE ET LA MER NOIRE Alexandru AVRAM Lorsque je m’étais engagé à donner suite à l’invitation amicale que m’a adressée Michel Sève à me joindre aux spécialistes de Cyzique avec un essai sur « Cyzique et la mer Noire », j’étais plutôt optimiste, car je comptais trouver plusieurs sources en état de constituer un dossier assez solide pour justifier l’intitulé de mon intervention. Finalement, le bilan s’est avéré, je le dis d’emblée, plutôt maigre. En effet, dans la région de la mer Noire, où dans leur grande majorité, les cités grecques étaient des colonies milésiennes, tout comme Cyzique, où les « cyzicènes » connaissent, comme partout, une brillante carrière du VI e au IV e siècle av. J.-C. et d’où proviennent, continue-t-on à croire, en grande partie les céréales acheminées vers Athènes et dont les convois passaient forcément par Cyzique, il n’y a que peu de traces de la présence effective des Cyzicéniens ou de l’intérêt qu’ait pu susciter le Pont pour cette cité importante – et encore peu connue – de la Propontide. Mes enquêtes avaient pourtant bien commencé, car j’ai trouvé des éléments intéressant mes propos justement aux époques archaïque et classique, réputées être moins généreuses en documents épigraphiques. L’approche prosopographique d’abord. Sur les quatre Cyzicéniens attestés dans des villes de la mer Noire (tous dans le Pont Gauche), il y en a deux qui datent de l’époque classique : ils sont mentionnés par deux inscriptions funéraires trouvées récemment dans la nécropole d’Apollonia du Pont et dont la publication est en cours (n os 1 et 2). Mieux encore, l’image de la mobilité des personnes ressort enrichie, si l’on ajoute quelques témoignages encore plus anciens, remontant à l’époque archaïque. Un graffite daté du troisième quart du VI e siècle av. J.-C. trouvé à Olbia (Bérézan), sur lequel le regretté Jurij G. Vinogradov avait attiré l’attention à deux reprises 1 , révèle le nom extrêmement rare JRuvndax ou JRuvndako" (l’inscription est à compléter soit, au nominatif, JRuvnda»x¼ ou JRuvnda»ko"¼, soit, au génitif, JRuvnda»ko"¼ ou JRunda»kou¼). Il est intéressant de noter que parmi les porteurs de cet anthroponyme-potamonyme évoquant le nom du fleuve 1 Ju. G. VINOGRADOV, Pontische Studien. Kleine Schriften zur Geschichte und Epigraphik des Schwarzmeerraumes, Mayence, 1997, p. 16 et 339-340 (avec fig. 10,2).

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CYZIQUE ET LA MER NOIRE

Alexandru AVRAM

Lorsque je m’étais engagé à donner suite à l’invitation amicale que m’a adressée Michel Sève à me joindre aux spécialistes de Cyzique avec un essai sur « Cyzique et la mer Noire », j’étais plutôt optimiste, car je comptais trouver plusieurs sources en état de constituer un dossier assez solide pour justifier l’intitulé de mon intervention. Finalement, le bilan s’est avéré, je le dis d’emblée, plutôt maigre. En effet, dans la région de la mer Noire, où dans leur grande majorité, les cités grecques étaient des colonies milésiennes, tout comme Cyzique, où les « cyzicènes » connaissent, comme partout, une brillante carrière du VI

e au IVe siècle av. J.-C. et d’où proviennent, continue-t-on à croire, en grande partie les céréales acheminées vers Athènes et dont les convois passaient forcément par Cyzique, il n’y a que peu de traces de la présence effective des Cyzicéniens ou de l’intérêt qu’ait pu susciter le Pont pour cette cité importante – et encore peu connue – de la Propontide.

Mes enquêtes avaient pourtant bien commencé, car j’ai trouvé des éléments intéressant mes propos justement aux époques archaïque et classique, réputées être moins généreuses en documents épigraphiques. L’approche prosopographique d’abord. Sur les quatre Cyzicéniens attestés dans des villes de la mer Noire (tous dans le Pont Gauche), il y en a deux qui datent de l’époque classique : ils sont mentionnés par deux inscriptions funéraires trouvées récemment dans la nécropole d’Apollonia du Pont et dont la publication est en cours (nos 1 et 2). Mieux encore, l’image de la mobilité des personnes ressort enrichie, si l’on ajoute quelques témoignages encore plus anciens, remontant à l’époque archaïque. Un graffite daté du troisième quart du VI

e siècle av. J.-C. trouvé à Olbia (Bérézan), sur lequel le regretté Jurij G. Vinogradov avait attiré l’attention à deux reprises1, révèle le nom extrêmement rare JRuvndax ou JRuvndako" (l’inscription est à compléter soit, au nominatif, JRuvnda»x¼ ou JRuvnda»ko"¼, soit, au génitif, JRuvnda»ko"¼ ou JRunda»kou¼). Il est intéressant de noter que parmi les porteurs de cet anthroponyme-potamonyme évoquant le nom du fleuve

1 Ju. G. VINOGRADOV, Pontische Studien. Kleine Schriften zur Geschichte und Epigraphik des Schwarzmeerraumes, Mayence, 1997, p. 16 et 339-340 (avec fig. 10,2).

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mysien on trouve surtout un Aijscuvlo" JRundavkou Kuzikhnov" mort à Athènes vers le début du IV

e siècle av. J.-C. (IG II2 9096 ; FRA 3087 ; LGPN V.A., s. v.)2. Qui plus est, le même Vinogradov mentionne brièvement un fragment de décret en provenance d’une cité du Pont Nord (à mon avis, presque sûrement Olbia) acquis par l’Ermitage sans indication du lieu de trouvaille et resté, d’après ce que je vois, malheureusement inédit. Dans ce décret, daté par le savant russe de la deuxième moitié du VI

e siècle av. J.-C. et qui représente, par conséquent, un des plus anciens exemples d’octroi de l’atélie, le patronyme du bénéficiaire commence par RUN, ce qui invite à la restitution du nom JRuvndax ou JRuvn»dako"¼. Dans ces deux cas (cf. SEG 44, 653 ; LGPN IV, s. v.), il s’agit à coup sûr de personnes originaires de Mysie, fort probablement de Cyzique même.

J’ajouterais les renseignements sur la circulation des personnes que l’on peut tirer d’une anecdote racontée par Hérodote (4, 76, 2-5) sur le célèbre sage scythe Anacharsis : « Anacharsis, ayant parcouru beaucoup de pays, et montré partout une grande sagesse, s’embarqua sur l’Hellespont pour retourner dans sa patrie. Étant abordé à Cyzique dans le temps que les Cyzicéniens étaient occupés à célébrer avec beaucoup de solennité la fête de la Mère des dieux (Mhvthr qew'n), il fit vœu, s’il retournait sain et sauf dans sa patrie, d’offrir à cette déesse des sacrifices avec les mêmes rites et cérémonies qu’il avait vu pratiquer par les Cyzicéniens, et d’instituer, en son honneur, la veillée de la fête. Lorsqu’il fut arrivé dans l’Hylée, contrée de la Scythie entièrement couverte d’arbres de toute espèce et située près de la Course d’Achille, il célébra la fête en l’honneur de la déesse, ayant de petites statues (ajgavlmata) attachées sur lui, et tenant à la main un tambourin. Il fut aperçu en cet état par un Scythe, qui alla le dénoncer au roi Saulios. Le roi, s’étant lui-même transporté sur les lieux, n’eut pas plutôt vu Anacharsis occupé à la célébration de cette fête, qu’il le tua d’un coup de flèche ; et même encore aujourd’hui, si l’on parle d’Anacharsis aux Scythes, ils font semblant de ne le point connaître, parce qu’il avait voyagé en Grèce, et qu’il observait des usages étrangers » (Hérodote 4,

2 Le même nom est porté par un esclave d’Éleusis (IV

e-III e siècle av. J.-C.) : voir L. ROBERT, « Discours d’ouverture », dans D. M. PIPPIDI (éd.), Actes du VIIe Congrès international d’épigraphie grecque et latine, Constantza, 9-15 septembre 1977, Bucarest – Paris, 1979, p. 37-38 (OMS VI, p. 691-692 [SEG 24, 223, l. 2].). Voir aussi IG XII 9, 978 (» JR¼uvndax ; Chalcis, Eubée, III

e-IIe siècles av. J.-C. ; LGPN I, s. v.) et une inscription vasculaire inédite du Céramique d’Athènes citée par LGPN II, s. v. (troisième quart du IV

e siècle av. J.-C.). Les attestations de la région d’Olbia seraient donc les occurrences les plus anciennes de cet anthroponyme.

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76)3. Eu égard à ce qu’en outre, le culte de la Mère Dindymène est attesté dans la région de Cyzique, à Proconnèse, où il aurait été introduit, selon la légende locale, par les Argonautes (Apoll. Rhod. 1, 1140-1152)4, puisque d’autre part, Cybèle est adorée depuis l’époque archaïque dans plusieurs cités du Pont-Euxin, notamment à Olbia et à Istros, où elle semble avoir bénéficié de sanctuaires à part5, l’épisode évoqué par Hérodote pourrait contenir un grain de vérité, certes, en éliminant d’emblée le scénario du voyage d’un Scythe à Cyzique. Les vrais responsables de l’introduction du nouveau culte auraient été soit des emporoi de Cyzique fréquentant Olbia et qui auraient même pu diffuser les ajgavlmata représentant la déesse, soit des ressortissants des cités pontiques qui s’étaient rendus à Cyzique.

Tout bien considéré, compte tenu de l’extrême rareté des inscriptions dans la région pontique aux époques archaïque et classique et des chances minimales de tirer davantage d’autres catégories de sources, le dossier des Cyzicéniens en mer Noire se présente plutôt satisfaisant à ce niveau chronologique. L’étroitesse des liaisons entre les colonies milésiennes avant la chute de la métropole en 494, présentant parfois même les ingrédients d’un vrai réseau, aura également entraîné Cyzique.

Par contre, l’époque hellénistique n’a fourni que peu de témoignages. Il n’y a que deux Cyzicéniens attestés respectivement à

3 Cf. Ph. BORGEAUD, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, 1996, p. 30. 4 C’est vers 362/1 av. J.-C., lors de l’annexion de l’île, que l’a[galma de la Mère Dindymène fut apporté à Cyzique (Paus. 8, 46, 4). Pour le culte à Cyzique, voir dernièrement A. HERMARY, « De la Mère des dieux à Cybèle et Artémis : les ambiguïtés de l’iconographie grecque archaïque », dans P. LINANT DE BELLEFONDS et alii (éds.), jAgaqo;" daivmwn : mythes et cultes. Études d’iconographie en l’honneur de Lilly Kahil, Athènes, 2000 (BCH, Suppl., 38), p. 193-203 (d'après Zosime 2, 31, 2-3). 5 Voir, en général, M. ALEXANDRESCU V IANU , « Sur la diffusion du culte de Cybèle dans le bassin de la mer Noire à l’époque archaïque », Dacia N. S. 24, 1980, p. 261-265. Pour le sanctuaire de la Mère des dieux à Olbia : A.S. RUSJAEVA et alii, Drevnejšij temenos Ol’vii Pontijskoj, Simferopol, 2006, p. 20-22 (pour les graffites, voir aussi EADEM, Graffiti Ol’vii Pontijskoj, Simferopol, 2010, p. 56-62, n 35-78). Un temple archaïque appartenant, selon toute vraisemblance, à cette même divinité est en cours de fouilles à Istros. – Quant à l’époque hellénistique, il convient d’attirer l’attention sur un magnifique temple ionique érigé dans le troisième quart du III

e siècle av. J.-C., assez bien conservé, qui est en cours de fouille à Dionysopolis. Voir, pour une publication encore préliminaire, mais détaillée et richement illustrée, I. LAZARENKO, Elina MIRCHEVA, Radostina ENCHEVA et N. SHARANKOV , « The Temple of the Pontic Mother of Gods in Dionysopolis », dans E. K. PETROPOULOS et A. A. MASLENNIKOV (éds.), Ancient Sacral Monuments in the Black Sea, Thessalonique, 2010, p. 13-62. Pour quelques unes des plus de trente inscriptions que l’on y a trouvées, voir déjà déjà Bull. ép. 2010, 434 et 450.

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Dionysopolis (n° 3 ; le relief semble indiquer une date plutôt de la fin du III

e siècle6) et à Istros (n° 4). Ce dernier, un médecin qui reçoit l’éloge pour la qualité de sa pratique et de ses enseignements7, est d’ailleurs le seul ressortissant de Cyzique attesté dans le Pont dont nous connaissions la profession. Il y a, d’autre part, deux cas de ressortissants du Pont attestés à Cyzique, tout d’abord une Callatienne avec son fils (n° 8), puis, vers la basse époque hellénistique, un jeune Istrien parti à Cyzique pour parachever son éducation et surpris par la mort dans cette cité (n° 7).

Plus intéressants s’avèrent être deux autres documents, tous les deux fragmentaires, mais dont on peut quand même admettre qu’il s’agit de tituli memoriales. Le plus ancien, en provenance de Tyras, est peut-être moins connu, car il n’a jamais été enregistré par le SEG8, et date du III e siècle av. J.-C., sans doute de sa première moitié9 (n° 5). Seule la partie inférieure de la stèle est conservée : on y voit six couronnes, de lauriers ou de lierre, selon le cas, et disposées sur deux colonnes, au dessus desquelles figurent les noms des cités les ayant accordées au défunt de Tyras. Des ethniques originairement inscrits on ne conserve que trois : les Olbiopolites, les Cyzicéniens et les Rhodiens. P.O. Karyškovskij et V.I. Klejman, suivis prudemment par Ju. G. Vinogradov10, avaient suggéré d’y voir un témoignage indirect de l’alliance réunissant ces cités à l’époque de la « deuxième guerre de Syrie » et des événements pontiques ayant accompagné cette confrontation. En effet, vers 255-254, lors d’une guerre peri; Tovmew" tou' ejmporivou entre Byzance et Callatis mentionnée par l’historien

6 M. OPPERMANN, Die westpontischen Poleis und ihr indigenes Umfeld in vorrömischer Zeit, Langenweißbach, 2004 (Schriften des Zentrums für Archäologie und Kulturgeschichte des Schwarzmeerraumes, 2), p. 189. 7 Le texte donné par ISM I 26 est repris par É. SAMAMA , Les médecins dans le monde grec. Sources épigraphiques sur la naissance d’un corps médical, Genève, 2003 (Hautes études du monde gréco-romain, 31), n° 98. Pour une nouvelle édition reposant sur l’autopsie de la pierre, voir M. DANA, « Éducation et culture à Istros. Nouvelles considérations », Dacia N. S. 51, 2007 [A. Avram (éd.), Écrits de philologie, d’épigraphie et d’histoire ancienne à la mémoire de D. M. Pippidi,], p. 199-201, avec les observations de F. LEFÈVRE, « Le contrôle des compétences dans les cités grecques », JSav, 2010, p. 6-8. 8 A.I. FURMANSKAJA, « Novyj epigraficeskij pamjatnik iz Tiry », Sovetskaja arkheologija, 1960, 4, p. 173-179. 9 P.O. KARYŠKOVSKIJ et V.I. KLEJMAN, Drevnij gorod Tira. Istoriko-arkheologiceskij očerk, Kiev, 1985, p. 64-65 et fig. 23 (The City of Tyras. A Historical and Archaeological Essay, Odessa, 1994, p. 137-140 et fig. 25) : les auteurs se prononcent plus exactement pour une date du deuxième quart du III

e siècle, ce qui me semble excessif. 10 Ju.G. VINOGRADOV, op. cit., p. 43 et 46.

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héracléote Memnon (FGrHist 434 F 13), plusieurs cités pontiques et propontiques semblent avoir été impliquées, sans préjudice des rois hellénistiques, et notamment de Ptolémée II Philadelphe, dont la flotte traversa finalement la mer Noire jusqu’à Nymphaion11. Toujours est-il que ni Tyras, ni Olbia ne sont expressément mentionnées par les documents, alors que les rôles de Cyzique (s’il y en a eu un) et de Rhodes restent encore à définir. Pour ma part, je verrais plutôt une première expression des liens commerciaux reliant Tyras, par l’intermédiaire de la Propontide, à l’Égée. Il se peut que parmi les cités ayant accordé des couronnes au défunt de Tyras aient figuré encore d’autres du Pont et de la Propontide. Cela est d’autant plus probable que le deuxième document du même genre, et tout aussi fragmentaire, en provenance d’Olbia et daté de la fin du II

e ou de la première moitié du Ier siècle av. J.-C., soit de l’époque de la domination de Mithridate, mentionne parmi ceux qui ont apporté des honneurs posthumes à l’inconnu en question les Tur<a>n»oiv¼ et les »ÆApoll¼wnia'tai pro;" JRuv»ndakon¼12. À en juger d’après le titulus memorialis de Tyras, les Cyzicéniens auraient pu figurer, eux aussi, parmi ceux qui ont honoré cet Olbiopolite.

Seuls ces deux documents pourraient suggérer, fût-ce de manière indirecte et avec toute la prudence réclamée par le traitement de documents aussi fragmentaires, des rapports commerciaux entre le Pont du Nord-Ouest (Tyras et Olbia) et Cyzique (avec sa voisine, Apollonia du Rhyndakos). Pour le reste, je ne trouve aucune autre trace de l’implication des Cyzicéniens dans les affaires de la mer Noire à l’époque hellénistique. Le silence des sources pourrait certes être relativisé à tout moment, en invoquant, comme d’habitude, le malencontreux hasard. Néanmoins, ce bilan est encore plus fâcheux et il a toutes les chances de rendre compte d’une réalité, si l’on tient compte du fait que tous les documents recensés jusqu’ici, et cela vaut également pour les époques antérieures, ne concernent que le Pont Gauche et le Pont Nord-Ouest, soit la frange littorale qui va d’Apollonia du Pont à Olbia. Il manque surtout le royaume du Bosphore, dont la moisson 11 Voir, sur ces événements, A. AVRAM , « Antiochos II Théos, Ptolémée II Philadelphe et la mer Noire », CRAI, 2003, p. 1181-1213 (SEG 53, 2209) ; ID., « Sur la date de la divinisation de Ptolémée II Philadelphe à Byzance », dans L. RUSCU et alii (éds.), Orbis antiquus. Studia in honorem Ioannis Pisonis, Cluj-Napoca, 2004, p. 828-833. Sur la présence lagide en Thrace à la même époque, voir maintenant S. PSOMA, « Numismatic Evidence on the Ptolemaic Involvement in Thrace During the Second Syrian War », AJN, Second Series, 20, 2008, p. 257-263. 12 IOSPE I2 207, avec la restitution de Ju.G. VINOGRADOV, op. cit., p. 336-340 : version allemande de l’article « Ot Rindaka do Borisfena », Arkheologija (Kiev), 1994, 2, p. 144-148 (SEG 44, 653).

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épigraphique impressionnante nous a légué entre autres les traces de nombre d’étrangers qui se sont établis ou ont pour le moins fréquenté Panticapée et les autres cités13. Même impression si l’on se tourne vers Byzance : si vers la fin de l’époque archaïque, Byzance avait été impliquée dans la refondation de Mésambria, en y envoyant des époikoi en 49314, ce qui indique un quelconque désir d’ouverture vers la mer Noire, il n’en va plus de même aux époques classique et hellénistique. La guerre déjà mentionnée « autour de l’emporion de Tomis » tient d’un contexte politique et militaire particulier et ne semble pas concerner des intérêts commerciaux dans cette zone. La prosopographie des Byzantins en mer Noire est assez maigre à l’époque hellénistique15, et il semble en aller de même pour les Chalcédoniens16. Pour tous ceux-

13 Le royaume du Bosphore semble avoir toujours privilégié les relations avec la côte sud de la mer Noire, et non avec la Propontide : voir A. AVRAM , « Les Bithyniens en Thrace, en Mésie inférieure et dans le Pont Nord à l’époque impériale », dans H. BRU et G. LABARRE (éds.), L’Anatolie des peuples, cités et cultures, Actes du Colloque international de Besançon, 26-27 novembre 2010 (en cours d’impression). Sur une immigration massive en provenance du nord de l’Asie Mineure à partir du Ve siècle av. J.-C., voir notamment S.R. TOKHTAS’EV, « Iz onomastiki severnogo Pričernomor’ja XIX. Maloazijskie imena na Bospore (V-IV vv. do n.e.) », VDI, 2007, 1, p. 170-208. 14 Voir, dernièrement, A. AVRAM , « Les cités grecques de la côte ouest du Pont-Euxin », dans M. H. HANSEN (éd.), Introduction to an Inventory of Poleis, Acts of the Copenhagen Polis Centre, 3, Copenhague, 1996 (Historisk-filosofiske Meddelelser, Det Kongelige Danske Videnskabernes Selskab, 74), p. 290-292. 15 À peine peut-on recenser un défunt à Mésambria, dont on ne sait en outre rien (IGBulg I2 338 bis ; cf. IGBulg V 5114, IVe-III e siècles), un architecte actif dans une cité du Pont Gauche ou Nord-Ouest (fort probablement Olbia) dans la première moitié du IIIe siècle (SIG3 707 = ISM I 65 = M.-Chr. HELLMANN , Choix d’inscriptions architecturales grecques traduites et commentées, Travaux de la Maison de l’Orient, Lyon, 1999, n° 25 ; voir récemment le commentaire fouillé de V. COJOCARU, « Inscripţia greacă de la Dragomirna », Pontica 43, 2010, p. 323-345, qui se prononce prudemment pour une provenance olbienne de ce décret honorifique), un proxène à Olbia (I.Olbia 9 = IGDOP 18, ca. 340-330), ainsi que son fils qui fit une dédicace à Panticapée (CIRB 17). – Pour la faible présence de Byzance en mer Noire à l’époque hellénistique, voir maintenant F. PRÊTEUX, La Propontide et ses détroits dans l’Antiquité grecque (VIIIe-Ier siècles av. J.-C.). Géographie historique et développement des implantations littorales, Thèse de doctorat présentée à la Sorbonne le 19 novembre 2007 (inédite), p. 479 : « Doit-on déduire que Byzance a mené une véritable “stratégie pontique” ? Il semble que tel n’était pas le cas ». 16 À retenir quand même un commerçant attesté par un décret d’Istros (ISM I 20, vers 200 av. J.-C.), dont l’ethnique Karchdovnio" doit être compris comme « Chalcédonien » plutôt que comme « Carthaginois » : voir presque concurremment : Ju.G. VINOGRADOV et M.I. ZOLOTAREV, « Worship of the Sacred Egyptian Triad in Chersonesus (Crimea) », Ancient Civilizations from Scythia to Siberia 5, 1999, 4, p. 374-379 (SEG 50, 707) ; Chr. CHANDEZON et V. KRINGS, « À propos des Carthaginois en Égée (IVe-IIe siècles av. J.-C.) », dans Chr. HAMDOUNE (éd.), Ubique amici.

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ci, Byzantins, Chalcédoniens et Cyzicéniens, il faut attendre le nouveau contexte de la domination romaine pour voir un changement dans leur attitude à l’égard des circuits pontiques.

Il y aurait sans doute une explication à tout cela. L’état des échanges commerciaux entre le Pont et l’Égée est parfaitement résumé par Polybe dans son célèbre excursus sur la position de Byzance à la veille de la prétendue « guerre des détroits » de 220.

« Les Byzantins ont donc la haute main sur l’exportation de toutes les denrées qu’on trouve en abondance dans la région du Pont-Euxin et qui fournissent aux besoins des autres peuples. Pour ce qui est, en effet, des marchandises de première nécessité, chacun sait que les pays situés en bordure du Pont sont les plus gros fournisseurs de bestiaux et de main d’œuvre servile de la meilleure qualité. En ce qui concerne les produits de luxe, ces pays nous procurent en abondance du miel, de la cire et du poisson en conserve. De nos contrées à nous, ils importent l’huile et les vins de toutes sortes que nous avons en excédent. Pour ce qui est du commerce des céréales, ils sont exportateurs dans les bonnes années et importateurs dans les autres » (Polybe 4, 38, trad. Denis Roussel). L’on a parfois tempéré, voire remis en cause l’affirmation sur le

rôle du Pont comme fournisseur d’esclaves, néanmoins, cela ne semble pas s’imposer. Comme j’espère l’avoir démontré ailleurs17, les esclaves achetés sur les marchés pontiques et acheminés vers le bassin égéen sont assez bien documentés grâce aux sources narratives et surtout aux inscriptions. À leur tour, les importations d’huile et de vin dans le Pont sont de mieux en mieux mises en évidence par les progrès de l’amphorologie et de l’épigraphie céramique. L’information peut-être la plus précieuse fournie par Polybe concerne la balance qu’il présente plutôt équilibrée entre importations et exportations céréalières. Car une

Mélanges offerts à Jean-Marie Lasserre, Montpellier, 2001, p. 45-46 ; cette interprétation vient pourtant d’être contestée par H. DRIDI, « Sur les traces des étrangers à Carthage et des Carthaginois à l’étranger », leçon inaugurale à l’Université de Neuchâtel, 19 mai 2010, Chroniques universitaires. Université de Neuchâtel, 2009/2010, p. 97-98 (je remercie mon ami A. Robu de m’avoir fourni cette référence). – L’on peut ajouter un proxène à Olbia au III

e siècle (A.S. RUSJAEVA et O.V. ODRIN, « Ol’vïjskij dekret na čest Kalkhedonicija i dejakï pitannija ol’vïjsko-kalkhedons’kikh vzaemovidnosni », Arkheologija [Kiev], 2003, 3, p. 41-49 ; SEG 53, 785), alors qu’à l’époque de Pairisadès Ier (344-310) il y en avait deux autres à Panticapée (CIRB 2). – Pour le reste de la région propontique, je ne trouve qu’un proxène originaire de Parion à Callatis dans la deuxième moitié du III

e siècle (ISM III 9). 17 A. AVRAM , « Some Thoughts about the Black Sea and the Slave Trade before the Roman Domination (6th–1st Centuries BC) », dans V. GABRIELSEN et J. LUND (éds.), The Black Sea in Antiquity. Regional and Interregional Economic Exchanges, Aarhus, 2007 (Black Sea Studies, 6), p. 239-251.

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telle estimation s’éloigne de manière spectaculaire des chiffres avancés antérieurement par Démosthène (le Ps.-Démosthène compris) sur le montant des importations céréalières en provenance du Pont à Athènes18. La donne avait entre-temps changé, et il s’agit, d’une part, de l’apparition de l’Égypte lagide sur le marché des grains, d’autre part, et surtout, de la pression exercée par les Sarmates sur la chôra du royaume du Bosphore : quoi qu’il en fût, à en suivre Polybe, le Pont

18 Il n’est pas question d’entrer ici dans la polémique concernant la fiabilité des données sur les quantités évoquées à plusieurs endroits du corpus démosthénien et, plus généralement, le rôle – majeur, moyen ou mineur – joué par la région du Pont-Euxin (avec notamment le royaume du Bosphore) dans l’approvisionnement de l’espace égéen. Des visions des plus optimistes (par exemple, A. BRESSON, « La construction d’un espace d’approvisionnement : les cités égéennes et le grain de mer Noire », dans A. BRESSON, A. IVANTCHIK et J.-L. FERRARY [éds.], Une koinè pontique. Cités grecques, sociétés indigènes et empires mondiaux sur le littoral nord de la mer Noire (VIIe s. a.C. – IIIe s. p.C.), Actes du colloque de Bordeaux, 14-16 novembre 2002, Bordeaux, 2007 (Ausonius, Mémoires, 18), p. 49-69, lequel conclut, p. 66 : « il est certain que le Pont, surtout sa partie nord, fut l’un des greniers à grain du monde égéen et le scepticisme à l’égard des sources antiques ne saurait plus sur ce point être de mise ») aux plus pessimistes (entre autres, G. R. TSETSKHLADZE, « ‘Grain for Athens’. The View from the Black Sea », dans R. ALSTON et O. M. VAN

NIJF [éds.], Feeding the Ancient Greek City, Louvain et autres, 2008, p. 47-62), il y a toutes sortes de prises de position plus ou moins nuancées, et il n’est point question d’en dresser ici un bilan muni de références complètes. Je me contente de renvoyer à la mise au point extrêmement lucide de Chr. MÜLLER, D’Olbia à Tanaïs. Territoires et réseaux d’échanges dans la mer Noire septentrionale aux époques classique et hellénistique, Paris – Bordeaux, 2010 (Ausonius, Scripta Antiqua, 28), p. 233-247, réhabilitant « l’orthodoxie » (rôle important du Pont dans l’approvisionnement d’Athènes) ou, selon que l’on joue avec les mots, en plaidant de manière convaincante pour une « nouvelle orthodoxie » à cet égard. Sur le cas spécial, et manifestement mieux documenté, d’Athènes, voir en dernier lieu A. MORENO, Feeding the Democracy. The Athenian Grain Supply in the Fifth and Fourth Centuries BC, Oxford, 2007, p. 146-208, et, pour l’époque suivante, G. J. OLIVER, War, Food and Politics in Early Hellenistic Athens, Oxford, 2007, p. 252- 254. Si pour l’époque archaïque et le début de l’époque classique, l’on n’est, à vrai dire, nullement renseigné, il est acquis que depuis la fin du V

e siècle, le royaume du Bosphore commence à devenir un fournisseur constant d’Athènes et, peut-être, de l’ensemble du bassin égéen. Le gros des sources littéraires et épigraphiques se concentre au IV

e siècle. Pour le début de l’époque hellénistique, voir les analyses intéressantes de H. HEINEN, « Athenische Ehren für Spartokos III. (IG II2 653) », dans V. COJOCARU, Ethnic Contacts and Cultural Exchanges North and West of the Black Sea from the Greek Colonization to the Ottoman Conquest, Iaşi, 2005, p. 109-125. En dépit de la littérature pléthorique du sujet (mais privilégiant Athènes et le IVe siècle), il manque encore une approche critique des importations céréalières en provenance du Pont (et non uniquement du Bosphore !) vers le bassin égéen (et non uniquement vers Athènes !) à l’époque hellénistique.

Cyzique et la mer noire 233

n’était plus le fournisseur de céréales par excellence d’antan19. Qu’à la belle époque Cyzique eût tiré quelques profit du passage

des convois céréaliers en provenance du Pont, est bien possible, mais cela ne va pas sans dire20. Avec sa chôra florissante, évoquée par des sources diverses, la cité pouvait se passer à tout moment de la manne pontique. Quelle qu’en ait été la situation auparavant, Cyzique aurait dû y être d’autant moins intéressée au moment où de telles entrées devinrent moins fréquentes21. Quant au poisson salé, Cyzique était au moins tout aussi bien placée que les cités pontiques dans ce domaine. Tout bien considéré, il manque, à vrai dire, tout mobile pour imaginer une Cyzique directement intéressée au commerce avec le Pont à l’époque hellénistique. Tout comme Byzance22, elle aurait su bénéficier des avantages du commerce de transit23, elle aurait peut-être même développé des stratégies financières à cet égard, autrement dit, elle aura continué à veiller sur les circuits reliant l’Égée au Pont-Euxin, mais j’estime qu’elle n’a jamais eu l’ambition d’étendre son influence au-delà du Bosphore. Ce qui irait donc de pair avec l’état peu satisfaisant de notre documentation actuelle.

Un indice du commerce entre la mer Noire et la Propontide en général, et Cyzique en particulier, aurait pu être fourni par la diffusion des conteneurs céramiques. Hélas, les amphores de Cyzique, tout comme celles de Byzance, ne sont pas encore définies. Je ne connais

19 G. J. OLIVER, op. cit., p. 254 : « the exploitation by Athens of the grain supply from the Black Sea in the third century is a shadow of the movement that was such a dominant feature of the mid-fourth century » ; cf. Chr. MÜLLER, op. cit., p. 241. 20 Ou de toute façon, l’on n’est nullement renseigné. Les frouroiv mis en place par Athènes à Cyzique avant 424/3 et à Chalcédoine avant 405 av. J.-C. pour assurer la sécurité des convois céréaliers (Ar., Vesp. 235-237 ; Eupolis, fr. 247 K-A ; Xen., Hell. 2, 2, 1-2), et qui pourraient être les mêmes magistrats que les ÔEllhspontofuvlake" mentionnés ailleurs à peu près vers la même époque par des documents épigraphiques (IG I3 61 et 62 ; cf. A. MORENO, op. cit., p. 166), ne peuvent pas être invoqués à ce propos. 21 Vers 321-319 av. J.-C., on voit un Cyzicénien (j’estime que la restitution Ku»zikhnov"¼ est assurée) recevant des honneurs à Athènes (IG II 2 401) pour avoir apporté du blé d’une région qui pourrait être l’Asie (la restitution tou' sivtou »ej¼k th'" ÆAsiva"¼ est pourtant moins sûre) ; cf. D. Braund, « Black Sea Grain for Athens ? From Herodotus to Demosthenes », dans V. GABRIELSEN et J. LUND (éds.), op. cit., p. 55. C’est dire que Cyzique avait parfois même la possibilité d’exporter ses excédents. 22 Pour la politique fiscale de Byzance dans les détroits, voir l’étude fondamentale de V. GABRIELSEN, « Trade and Tribute : Byzantion and the Black Sea Straits », dans V. GABRIELSEN et J. LUND (éds.), op. cit., p. 287-324. 23 Dans le sens contraire : un passage du Ps.-Démosthène (50, 6) révèle que Cyzique, Byzance et Chalcédoine pratiquaient la saisie des transports céréaliers athéniens en 362 av. J.-C. ; cf. A. MORENO, op. cit., p. 338.

234 Alexandru Avram

que trois timbres de Cyzique, trouvés respectivement en Attique24, à Kymè d’Éolide25 et, récemment, à Mytilène26. Tous ces timbres utilisent le thon comme emblème : les deux premiers portent la légende KUZI, alors que sur le troisième, datable du III

e siècle (Figure 19), la légende Baqu;" limhvn ⁄ Satovkou fait référence à Artakè (aujourd’hui Erdek), l’un des ports de Cyzique27. Dans la riche littérature consacrée aux timbres amphoriques trouvés dans les sites de la mer Noire, je n’ai rien trouvé ; cependant, il n’est pas exclu, vu notre ignorance presque totale du timbrage de Cyzique, que les réserves des différents musées en conservent des exemplaires qui attendent une identification. Quelle qu’en soit la réalité, cela ne pourrait contribuer que dans une faible mesure à brosser l’image de la présence cyzicénienne en mer Noire : le timbrage étant exceptionnel, il reste à définir les types d’amphores de Cyzique et, en admettant que cela soit acquis un beau jour, il faudra en voir de plus près la diffusion.

24 H. LOHMANN, Atene. Forschungen zu Siedlungs- und Wirtschaftsstruktur des klassischen Attika, vol. II, Cologne, 1993, p. 365 et fig. 52,3 (sans doute IIe siècle av. J.-C.). 25 R. LANTIERI, « Ansa con bollo di Kyzikos da Kyme eolica », MEP 3, 2000, 3, p. 82-86 et fig. 1 a-b (IV

e ou III e siècle av. J.-C., d’après les comparaisons monétaires). 26 V. LUNGU, « Bathys Limen : un nouveau centre de production amphorique ? À propos de quelques trouvailles récentes de Mitylène », communication faite au Colloque international « Analyse et exploitation des timbres amphoriques grecs », École Française d’Athènes, 4-6 février 2010 (en cours d’impression dans les actes ; résumé et photo accessibles sur www.efa.gr, consulté le 10 septembre 2011). Je remercie vivement mon amie de m’avoir donné la permission de faire état de sa découverte et de reproduire la photo du timbre. 27 Bathys limèn peut être identifié soit à Artakè (Erdek), soit à Kerek (en grec moderne, Vathy = Bathys), situé sur la côte nord de l’isthme : L. ROBERT, Hellenica X, Paris, 1955, p. 128-131 ; M. SÈVE, « Un décret de consolation à Cyzique », BCH 103, 1979, p. 351, n. 132.

Cyzique et la mer noire 235

Figure 19 Timbre cyzicénien de Mytilène (photo V. Lungu).

D’autre part, comme on le sait déjà depuis des lustres, les

emballages des centres de production amphorique timbrée situés en mer Noire (tels Héraclée du Pont, Chersonèse taurique et peut-être Mésambria28) ne sont que rarement attestés à l’extérieur du domaine pontique. Cette piste de recherche est donc close. Pour conclure sur ce point, rien n’indique que Cyzique ait été par trop active en mer Noire à l’époque hellénistique.

Il y aurait pourtant un aspect sur lequel je voudrais attirer l’attention. Durant cette même époque, ce sont, par contre, les cités du Pont Gauche qui semblent avoir été intéressées à entretenir des relations avec la Propontide en général et avec Cyzique en particulier, et cela surtout dans un domaine à part : l’importation des marbres et du savoir-faire des maîtres de cette contrée. Il est maintenant acquis, bien qu’à vrai dire, il manque encore des études approfondies sur cet aspect29, que pour la plupart, les monuments représentatifs des cités du Pont Gauche d’époque hellénistique sont en marbre de Proconnèse30, et comme on le sait, à partir d’un moment que l’on chercherait vers 362/1 av. J.-C.31, les

28 Il est acquis, à mon avis, qu’au moins en partie, les timbres constituant le prétendu « groupe de Parméniskos » doivent être attribués à Mésambria : cf. T. STOYANOV, « The Parmeniskos Amphora Group. New Data and Reflections on Production Centres and Chronology », Archaeologia Bulgarica 7, 2003, 1, p. 35-43. 29 Pour l’époque tardive, voir les références citées à la note 58. 30 M. ALEXANDRESCU V IANU , Histria IX. Les statues et les reliefs en pierre, Bucarest-Paris, 2000, p. 20. 31 Dem. 50, 5 ; Paus. 8, 46, 4. Cf. L. ROBERT, Monnaies grecques. Types, légendes, magistrats monétaires et géographie, Genève – Paris, 1967, p. 17-18 ; M. MOGGI,

236 Alexandru Avram

carrières en question se trouvaient sous la juridiction de Cyzique. Quant aux maîtres de Cyzique (ou de la région environnante32), leur main, ou pour le moins, leur influence, peuvent être reconnues dans certains reliefs votifs et stèles funéraires. Je mentionnerai surtout, à titre d’exemple et sur les traces de Manfred Oppermann, deux schémas de composition en vogue à la haute époque hellénistique, dans lesquels il serait peut-être permis de voir une origine cyzicénienne.

a) Femme assise et servante debout (IIIe siècle av. J.-C.) : un

fragment de stèle funéraire trouvé dans un tumulus de la nécropole d’Orgamè (Figure 20)33, deux stèles funéraires de Mésambria34, une autre de Naulochos (un phrourion appartenant à cette époque à Mésambria35) et un fragment de stèle funéraire de Dionysopolis36.

b) Stèles à canthare (IIIe siècle av. J.-C.) : deux stèles funéraires de

Mésambria (Figure 21 et 2237) et une autre de Dionysopolis, érigée – ce qui est plus qu’édifiant – pour le Cyzicénien Hermaphilos (n° 3)38. Il est

I sinecismi interstatali greci, I. Dalle origini al 338 a. C., Pise, 1976, p. 341-344 ; N. EHRHARDT, Milet und seine Kolonien. Vergleichende Untersuchung der kultischen und politischen Einrichtungen2, Francfort et autres, 1988 (Europäische Hochschulschriften, série III, 206), p. 39. 32 Voir surtout M.-L. CREMER, Hellenistisch-römische Grabstelen im nordwestlichen Kleinasien I. Mysien, Bonn, 1991 (Asia Minor Studien, 4.1), p. 9-101, avec le compte-rendu détaillé de Th. CORSTEN, TOPOI 3, 1993, p. 305- 320 ; J. FABRICIUS, Die hellenistischen Totenmahlreliefs. Grabrepräsentation und Wertvorstellung in ostgriechischen Städten, Munich, 1999, p. 277-334. 33 V. LUNGU, dans G. SIMION et V. LUNGU (éds.), Tombes tumulaires de l’Âge du Fer dans le Sud-Est de l’Europe, Actes du IIe Colloque international d’archéologie funéraire, 18-24 septembre 1995, Tulcea, 2000, p. 103 et 116, fig. 5, 3-4 = M. OPPERMANN, op. cit. (note 6), p. 188 et fig. 47,4. Parallèle à Cyzique : E. PFUHL, H. MÖBIUS, Die Ostgriechischen Grabreliefs, I, n° 935 et pl. 140 ; cf. S. SCHMIDT, Hellenistische Grabreliefs. Typologische und chronologische Beobachtungen, Cologne – Vienne, 1991 (Arbeiten zur Archäologie), p. 55. 34 PFUHL-MÖBIUS, op. cit., I, n° 967 et pl. 145 = M. OPPERMANN, op. cit., p. 188 et fig. 47,2 (après le milieu du III

e siècle av. J.-C.) ; IGBulg I2 330 bis = PFUHL-MÖBIUS, op. cit., I, n° 997 et pl. 150 = M. OPPERMANN, op. cit., p. 188 et fig. 48,1 (fin du III

e siècle av. J.- C.). 35 PFUHL-MÖBIUS, op. cit., I, n° 1104 et pl. 166 = IGBulg V 5085 = M. OPPERMANN, op. cit., p. 188 (fin du III e siècle av. J.-C.). 36 IGBulg I2 26 = PFUHL-MÖBIUS, op. cit., I, n° 1047 et pl. 156 = M. OPPERMANN, op. cit., p. 188, n. 1909. 37 IGBulg I2 337 = PFUHL-MÖBIUS, op. cit., II, n° 2260 et pl. 319 = M. OPPERMANN, op. cit., p. 189 et fig. 49,5 (milieu du III

e siècle av. J.-C.) ; IGBulg I2 337 bis = PFUHL-MÖBIUS, op. cit., II, n° 2262 et pl. 319 = IGBulg V 5112 = M. OPPERMANN, op. cit., p. 189 (fin du III e – début du IIe siècle av. J.-C.). 38 IGBulg I2 25 = PFUHL-MÖBIUS, op. cit., II, n° 2261 et pl. 319 = M. OPPERMANN, op. cit., p. 189 (fin du III e siècle av. J.-C.). Pour ces trois stèles à « Pokalkantharos » (peut-être identifiable à un karchvsion), voir les considérations et les datations de M.

Cyzique et la mer noire 237

significatif que les dates assignées aux reliefs utilisant ce schéma de composition coïncident avec le moment de la recrudescence du culte bacchique et la diffusion des thiases dans les villes du Pont Gauche39.

Seules les villes du Pont Gauche semblent avoir subi l’influence de Cyzique, alors que le Pont Nord n’a presque rien fourni de cette typologie iconographique40. Les mêmes influences de Cyzique résultent de l’analyse de plusieurs reliefs votifs ou funéraires datables de la basse époque hellénistique41. Quant au thème du banquet funéraire, on verra plutôt l’influence de Byzance et, encore une fois, me semble-t-il, uniquement dans le Pont Gauche42. Même s’il manque pour l’instant une étude exhaustive des stèles funéraires et des reliefs votifs de toutes les cités situées sur les côtes occidentale et septentrionale, mon

PFROMMER, Studien zu alexandrinischer und großgriechischer Toreutik frühhellenistischer Zeit, Berlin, 1987 (Archäologische Forschungen, 16), p. 15-17 et cat., respectivement KP 98, 95, 99. – Parallèle à Cyzique : PFUHL-MÖBIUS, op. cit., II, n° 2259 et pl. 319 = I.Kyzikos I 322 = M. PFROMMER, op. cit., KP 79 = M. OPPERMANN, op. cit., p. 189 (milieu du III e siècle). Pfrommer remarque l’unité de cet ensemble (« dies ist umso auffälliger, als wir derartige Stelen nur aus diesem Bereich kennen », p. 15 ; cf. J. FABRICIUS, op. cit., p. 99, n. 115), mais a tendance à y voir le résultat de l’influence ptolémaïque en Propontide et en mer Noire à l’époque de Ptolémée II Philadelphe, ce qui me semble moins assuré. – Le premier à avoir rapproché les stèles de Mésambria et de Dionysopolis de la stèle I.Kyzikos I 322 est, à ma connaissance, L. ROBERT (Bull. ép. 1952, 99 et « Les inscriptions grecques de Bulgarie », RPhil 85, 1959, p. 167 = OMS V, p. 197, n. 2). 39 M. PFROMMER, op. cit., p. 16, se demande même s’il ne s’agit pas de « Grabmonumente eines hellenistischen Kultvereins ». Il suggère aussi que l’anthroponyme Bovtru", « Grappe », qui figure sur l’une des stèles de Mésambria, = PFUHL-MÖBIUS, op. cit., II 2262 = KP 95, ne serait pas accidentel ; cependant, un tel nom est assez fréquent dans plusieurs régions du monde grec. Néanmoins, la thèse sur le lien entre le « Pokalkantharos » et les cultes bacchiques demeure attractive. Voir, dans le même sens, M. OPPERMANN, op. cit., p. 190. 40 Ibidem, p. 190. Le Pont Nord, et surtout le royaume du Bosphore, se trouvent plutôt sous l’influence des thèmes « attiques » : J.-P. MONTCHAMP, « Les stèles funéraires du Bosphore et de la Chersonèse », TOPOI 3, 1993, p. 167-211, spécialement p. 193-194. 41 M. OPPERMANN, op. cit., p. 265, 268, 272 (n. 2788), 273. 42 J. FABRICIUS, op. cit., p. 225-275. Sur la diffusion des modèles byzantins dans la Mer Noire, voir M. DANA, Culture et mobilité dans le Pont-Euxin, Bordeaux, 2011 (Ausonius, Scripta Antiqua, 37), p. 162-169 ; dans la version initiale de sa thèse (EHESS, 2008), p. 305, elle arrive à la conclusion suivante : « La répartition géographique du type du banquet funéraire met en évidence le rôle de la cité de Byzance dans la diffusion de ce motif dans les cités de la côte ouest du Pont-Euxin jusqu’à Istros, et tout particulièrement à Mésambria et Odessos, plus exposées, par leur position géographique, à l’influence byzantine. En revanche, on ne trouve pas ce type iconographique dans les cités de la côte nord ou dans le Royaume du Bosphore, où les couples bénéficient d’une toute autre représentation (on notera l’absence de la klinè et de la couronne) ».

238 Alexandru Avram

sentiment est que seul le Pont Gauche appartient, à l’époque hellénistique, au cercle culturel représenté par Cyzique, Byzance et Chalcédoine43.

Figure 20 Stèle d’Orgamè au moment de sa découverte dans un tumulus (photo V. Lungu).

43 Cf. M. OPPERMANN, op. cit., p. 332 : « Auf dem Gebiet der Architektur ist im wesentlichen von einer Kontinuität mit starker Orientierung an kleinasiatischen Vorbildern auszugehen. Ähnliches gilt für das besonders zahlreich bezeugte Grabrelief, wo vor allem seit dem fortgeschrittenen 2. Jh. v. Chr. die ikonographische Abhängigkeit von Byzantion, Kalchedon und Kyzikos sowie teilweise Smyrna deutlich hervortritt ».

Cyzique et la mer noire 239

Figure 21 Stèle à canthare de Mésambria IGBulg I2 337 (photo V. Lungu).

Figure 22 Stèle à canthare de Mésambria IGBulg I2 337 bis (photo V. Lungu).

Le changement de situation par rapport aux époques antérieures,

où les débris de sources que j’ai essayé de raccorder semblent autoriser l’idée d’une Cyzique plus ou moins activement intégrée à la koinè

240 Alexandru Avram

milésienne, alors qu’à l’époque hellénistique il n’en reste presque rien44, se reflète également dans l’histoire politique. Cyzique est impliquée uniquement dans des affaires propontiques et, plus généralement, égéennes et micrasiatiques. Elle renoue avec Milet qui, après sa libération par Alexandre, connaît une nouvelle période de prospérité et avec laquelle elle conclut un traité d’ispolitie à peu près vers la même époque que les principales colonies milésiennes du Pont, Olbia et Istros45. Une hypothèse plus ancienne de Christo Danov46 mettait en rapport ces activités diplomatiques avec une tentative des Milésiens d’intercéder auprès d’Antigone le Borgne, afin que ce dernier intervînt en faveur des cités du Pont Gauche insurgées en 313 av. J.-C., à l’initiative et sous le commandement de Callatis, contre Lysimaque47. Bien qu’elle soit en principe recevable, voire séduisante, et bien qu’elle ait été partagée depuis lors par nombre de savants, cette hypothèse n’est d’aucune utilité pour notre sujet : car il manque tout élément capable de suggérer que Cyzique ait été impliquée, fût-ce par ricochet, dans ces événements. Plus d’un siècle plus tard, en 179 av. J.-C., Cyzique figure, à côte des cités pontiques d’Héraclée, de Chersonèse et de Mésambria,

44 Voir la conclusion à laquelle arrive N. EHRHARDT, op. cit. (note 31), p. 239 : « Verglichen mit der archaischen Zeit ist es also weniger, was im Späthellenismus und in der römischen Epoche auf Kontakte und Verbindungen zwischen Milet und seinen Kolonien deutet ». 45 Isopolitie avec Cyzique : Milet I 3, 137 (StV III 409 ; W. GAWANTKA , Isopolitie. Ein Beitrag zur Geschichte der zwischenstaatlichen Beziehungen in der griechischen Antike, Munich, 1975 (Vestigia, 22), n° 19, et commentaire, p. 140 : « So ergibt sich insgesamt der – freilich recht allgemeine – Eindruck, daß diese Stadt offenbar bereit war, bestimmte Aspekte des Kolonialverhältnisses anzuerkennen, nicht aber, sich ob dessen von der Mutterstadt bevormunden zu lassen »). Avec Olbia : Milet I 3, 136 (SIG3 286 ; StV III 408 ; W. GAWANTKA , op. cit., n° 18). Avec Istros : ISM I 62. Cf. N. EHRHARDT, op. cit., p. 235-238 ; Ju.G. VINOGRADOV, Pontische Studien (note 1), p. 37. 46 Chr. DANOV, Zapadnijat briag na Černo more v drevnostta, Sofia, 1947, p. 54. 47 Diod. 19, 73. Voir, sur l’ensemble de ces événements, G. SAITTA , « Lisimaco di Tracia », KWKALOS 1, 1955, p. 109-116 ; D. M. PIPPIDI, I Greci nel basso Danubio dall’età arcaica alla conquista romana, Milan, 1971, p. 93-95 ; ID., Parerga. Écrits de philologie, d’épigraphie et d’histoire ancienne, Bucarest – Paris, 1984, p. 161- 163 ; H.S. LUND, Lysimachus. A Study in Early Hellenistic Kingship, London – New York, 1992, p. 33-50 ; C. FRANCO, Il regno di Lisimaco. Strutture amministrative e rapporti con le città, Pise, 1993, p. 21-36 ; L. RUSCU, Relaţiile externe ale oraşelor greceşti de pe litoralul românesc al Mării Negre, Cluj-Napoca, 2002, p. 78-88 ; A. AVRAM , « Les cités grecques du Pont Gauche et les royaumes hellénistiques : autonomie et dépendance », dans M. LOMBARDO et F. FRISONE (éds.), Forme sovrapoleiche e interpoleiche di organizzazione nel mondo greco antico, Atti del Convegno Internazionale, Lecce, 17-20 septembre 2008, Lecce, 2008 [2011], p. 426-437.

Cyzique et la mer noire 241

comme co-signataire du traité entre Pharnace, le roi du Pont, et les royaumes de Pergame, de Bithynie et de Cappadoce (Polybe 25, 2)48 ; sauf que dans ce contexte, micrasiatique par excellence, il convient de s’interroger sur les raisons de la présence des cités pontiques plutôt que sur l’implication de Cyzique. Il n’y a donc aucun argument à en tirer pour les relations de Cyzique avec ces cités.

Il faut attendre l’époque impériale pour voir un quelconque essor des relations de Cyzique avec la région de la mer Noire. Dans une thèse soutenue en 2007 et que j’espère voir publiée dès que possible, Franck Prêteux écrivait à ce propos : « Après la création des provinces romaines, l’époque impériale a consacré la prédominance politique, religieuse et même économique de quelques grandes cités sur les autres villes des environs. Cette hiérarchisation des cités les unes par rapport aux autres s’est accélérée avec l’empire, notamment aux Ier et IIe siècles de notre ère, et elle a abouti à mettre en avant Cyzique seule pour la Mysie et la Troade, alors que la partie bithynienne de la province de Bithynie-Pont voit la domination de Nicomédie, parfois concurrencée dans ses prérogatives par Nicée49 ». Que cela vaille aussi pour les relations avec la mer Noire est pourtant plus difficile à démontrer, même si c'est hautement probable.

En ce qui concerne la route maritime passant par les détroits, elle semble gagner en importance après la création de la province d’Asie, ne fût-ce qu’à juger d’après les passages que lui consacre le document insigne qu’est la loi sur la douane d’Asie50. Publiée sous Néron, cette loi conserve en grande partie un noyau originaire successivement amendé à partir de la fin des années 70 av. J.-C.51. La route allant du Pont vers l’Égée est décrite presque comme dans un périple à la l. 23 ([< <¼ Povntwi, Kalchvdoni, Daskuleivwi, ÆApollwnivai pro;" tw'i ïRundavkou stovmati, Kuzivkwi, Priavpw/, Parivw,/ Lamyavkw/ ktl.), alors que le

48 Voir, pour les cités pontiques, avec des considérations parfois divergentes, Ju.G. V INOGRADOV, Pontische Studien, p. 58 ; M. OPPERMANN, op. cit., p. 232 (avec discussion critique des opinions antérieurement exprimées à ce propos) ; H. HEINEN, « Die Anfänge der Beziehungen Roms zum nördlichen Schwarzmeerraum. Die Romfreundschaft der Chersonesiten (IOSPE I2 402) », dans A. COŞKUN et alii (éds.), Roms auswärtige Freunde in der späten Republik und im frühen Prinzipat, Göttingen, 2005 (Göttinger Forum für Altertumswissenschaft, Beihefte, 19), p. 31-54 ; J.-L. FERRARY, « L’essor de la puissance romaine dans la zone pontique », dans A. BRESSON, A. IVANTCHIK et J.-L. FERRARY (éds.), op. cit. (note 18), p. 319-320. 49 F. PRÊTEUX, op. cit. (note 15), p. 488. 50 H. ENGELMANN et D. KNIBBE, Das Zollgesetz der Provinz Asia. Eine neue Inschrift aus Ephesos, EA 14, Bonn, 1989. 51 Voir, surtout sur les aspects chronologiques, les contributions réunies dans M. COTTIER et alii (éds.), The Customs Law of Asia, Oxford - New York, 2008.

242 Alexandru Avram

commerce avec le Pont est évoqué au moins à deux autres reprises dans des contextes, il est vrai, lacunaires : l. 9 ([ < < k¼ata; qavlassan eijsagwgh'" kai; ejxagwgh'" ejn stovmati Povntou) et 18, où il s’agit apparemment d’une interdiction (» < < ¼n mh; ejk Povntou plevhi). Désormais, les cités propontiques et pontiques semblent appartenir à un vrai « réseau » mis en évidence par des documents divers52. Rien de plus éloquent, et allant d’ailleurs de pair avec ce que l’on peut extraire à ce même égard de la loi sur la douane d’Asie, que de voir par exemple Byzance se pencher sur le commerce avec les cités de la mer Noire. Il résulte, en effet, d’un décret pris par Byzance vers l’époque de Tibère (IOSPE I2 79) en l’honneur d’un certain Orontès (Orontas), fils d’Ababos, Olbiopolite, auquel on octroie également la citoyenneté de Byzance53, que les emporoi de Byzance empruntaient fréquemment, sinon régulièrement, la route d’Olbia (voir notamment l. 9 : tw'n eij" to; ejmpovrion pleovntwn, « ceux qui naviguent vers l’emporion », c’est-à-dire vers Olbia).

Quant à Cyzique en particulier, il est vrai que les documents mentionnant ses ressortissants continuent à faire défaut en mer Noire. Sauf que cette lacune est cette fois moins gênante, dès lors que l’on dispose d’un document édifiant comme le décret de consolation pris à Olbia pour Théoklès, fils de Satyros, à une date que l’on chercherait à l’époque des Sévères (IOSPE I2 40 ; n° 6)54. Ce décret évoque à plusieurs reprises la philanthrôpia de Théoklès à l’égard des étrangers séjournant à Olbia. Il est mentionné de surcroît (l. 32-35) que ceux-ci ont rejoint les citoyens d’Olbia dans leur requête d’accorder des couronnes et d’autres honneurs à Théoklès55, autant dire qu’ils y

52 Sur l’ensemble de cette question, voir notamment L. ROBERT, À travers l’Asie Mineure. Poètes et prosateurs, monnaies grecques, voyageurs et géographie, Athènes – Paris, 1980, p. 81-83, et, plus récemment, S. MITCHELL, « In Search of the Pontic Community in Antiquity », dans A.K. BOWMAN et alii (éds.), Representations of Empire. Rome and the Mediterranean World, Oxford – New York, 2002, p. 35-64. 53 Voir, récemment, sur ce document, le commentaire fouillé de V. COJOCARU, « Von Byzantion nach Olbia : Zur Proxenie und zu den Außenbeziehungen auf der Grundlage einer Ehreninschrift », Arheologia Moldovei 32, 2009, p. 41-56 (Bull. ép. 2010, 461). 54 Récemment commenté par H. HEINEN, « Repräsentation von Identität und Zugehörigkeit : eine Einführung », dans A. COŞKUN, H. HEINEN et S. PFEIFFER (éds.), Identität und Zugehörigkeit im Osten der griechisch-römischen Welt. Aspekte ihrer Repräsentation in Städten, Provinzen und Reichen, Francfort et autres, 2009, p. 21-30 (« Theokles von Olbia : ein idealer Polisbürger und Freund der Fremden »). 55 Pour un corpusculum des inscriptions mentionnant des couronnes dorées accordées à des Olbiopolites, voir M.V. SKRŽINSKAJA, « Zoloti vinki – nagorody ol’viopolitiv », Arkheologija (Kiev), 2002, 2, p. 97-102 ; cf. EAD., « Nagrady graždan antičnykh gorodov severnogo Pričernomor’ja », VDI, 2003, 4, p. 89-101 (SEG 53, 755). Les

Cyzique et la mer noire 243

séjournaient déjà depuis longtemps. Ils étaient originaires de cités situées dans le Pont (Tyras, Chersonèse, Panticapée = Bosporos sur la côte septentrionale ; Odessos, Callatis, Tomis et Istros sur la côte occidentale ; Prousias de l’Hypios, Héraclée du Pont, Tios, Amastris et Sinope sur la côte méridionale) et dans la Propontide (Byzance, Nicomédie, Nicée, Cyzique et Apamée), à la seule exception, d’ailleurs notable, de Milet, métropole d’Olbia et de la plupart des cités pontiques mentionnées.

Comme type de document, le décret posthume en l’honneur de Théoklès n’est pas unique dans le Pont Nord-Ouest. On a déjà vu les tituli memoriales de Tyras et d’Olbia datant de l’époque hellénistique. L’on peut ajouter une inscription similaire, toujours d’Olbia et quasi contemporaine du décret pour Théoklès, mais dont on ne conserve qu’une partie de l’intitulé (IOSPE I2 41). Elle commence par la même formule : o{sai povlei»"¼ ejste»favnwsan to;n dei'na < < ¼. Parmi les ethniques entièrement conservés ou dont la restitution ne pose aucun problème, on retrouve, à côté des Olbiopolites qui ouvrent la liste, les Milésiens, les Apaméens, les Nicomédiens, les Nicéens, les Byzantins, les Prousiens (qui sont, tout comme dans le décret pour Théoklès, sûrement ceux de l’Hypios), les Héracléotes (du Pont), les Amastriens et peut-être les Callatiens. Il est fort possible, vu la similarité des deux documents, que Cyzique ait figuré, elle aussi, parmi les cités donatrices de couronnes. Une troisième inscription d’Olbia, et de la même époque, est encore plus fragmentaire : on peut quand même restituer les ethniques des Héracléotes, des Byzantins et des Prousiens (I.Olbia 51)56.

Dans une communication récente sur « Les Bithyniens en Thrace, en Mésie inférieure et dans le Pont Nord à l’époque impériale57 », reposant essentiellement sur le traitement des données prosopogra-phiques, j’étais arrivé à deux conclusions :

1. « Toutes les villes à ouverture pontique de la Bithynie continuent à l’époque impériale à cultiver leurs relations commerciales traditionnelles avec les partenaires du Pont Gauche et Nord ou bien, pour les villes de la côte paphlagonienne de la Bithynie, plutôt avec le Pont Nord, surtout avec le Royaume du Bosphore ».

2. « La situation est entièrement différente pour les villes non pontiques de Nicomédie et de Nicée. Nicomédie commence à devenir le partenaire commercial le plus important des villes du Pont Gauche, et

deux articles utilisent, malheureusement, presque exclusivement la littérature russe et ukrainienne sur cette question. 56 Voir, pour tous ces documents, Ju.G. VINOGRADOV, Pontische Studien, p. 71 et 346. 57 Supra, note 13.

244 Alexandru Avram

surtout de Tomis, mais elle exporte aussi ses artisans, et selon toute vraisemblance, surtout ses marbriers dans les grandes villes de l’intérieur de la Thrace et de la Mésie inférieure, alors qu’elle ne semble guère attirée par le Pont Nord. À son tour, Nicée, cité non maritime, est extrêmement présente par ses ressortissants dans les mêmes villes de l’intérieur de la Thrace et de la Mésie inférieure ».

J’ajoute maintenant que Cyzique me semble suivre de près, mais avec manifestement moins d’intensité, les directions empruntées par Nicomédie. Elle n’est pas du tout présente à l’intérieur de la Thrace et de la Mésie inférieure, elle ne l’est pas non plus dans le royaume du Bosphore, en revanche, tout comme à l’époque hellénistique, elle cultive en quelque sorte des relations avec le Pont Gauche et Nord-Ouest.

Une fois de plus, des conclusions des plus intéressantes peuvent être tirées de l’analyse des monuments plastiques. Il faut rappeler, tout d’abord, que les marbres utilisés dans le Pont Gauche proviennent majoritairement toujours de Proconnèse et, dans une moindre mesure, de Dokymaion58, mais qu’ils sont transportés vers les cités de la côte occidentale de la mer Noire par l’intermédiaire de Nicomédie et peut-être aussi de Prousias de l’Hypios59. L’argument en serait le nombre

58 M. ALEXANDRESCU V IANU , Histria IX (note 30), p. 20 ; EAD., « Ateliere de sculptură în Moesia inferior, 2. Relaţiile cu Bithynia », SCIVA 59-60, 2008-2009, p. 53-58. – Pour la production des sarcophages en marbre à Proconnèse, voir N. ASGARI, « Die Halbfabrikate kleinasiatischer Girlandensarkophage und ihre Herkunft », AA, 1977, p. 329-382. – Pour la basse époque romaine, où les marbres de Proconnèse finissent par pénétrer dans tout le Pont, y compris en Crimée, voir A. BORTOLI-KAZANSKI, « La répartition du marbre de Proconnèse en Crimée à l’époque paléochrétienne », dans H. AHRWEILER (éd.), Geographica byzantina, Paris, 1981, p. 55-65 ; C. BARSANTI, « L’esportazione di marmi dal Proconneso nelle regioni pontiche durante il IV-VI secolo », Rivista dell’Istituto Nazionale di Archeologia e Storia dell’Arte 12, 1989, p. 91-220. – Dans l’épitaphe d’un liqour»gov¼" de Callatis du IIIe siècle ap. J.-C., A. ŁAJTAR, « I. Scythia Minor III 187 (Kallatis) : ein Lesungsvorschlag », ZPE 137, 2001, p. 187, a proposé prudemment »pa¼tri;" mev»n mou¼ Prokovn»nh¼so", ce qui nous donnerait un marbrier originaire de Proconnèse, mais cette lecture n’est pas assurée (cf. Ph. GAUTHIER, Bull. ép. 2002, 303 ; SEG 51, 945). 59 Sur Nicomédie : J. B. WARD-PERKINS, « Nicomedia and the Marble Trade », PBSR 48, 1980, p. 23-69 ; ID., « The Marble Trade and its Organization. Evidence from Nicomedia », dans J. H. D’ARMS et E. KOPFF (éds.), The Seaborne Commerce of Ancient Rome. Studies in Archaeology and History, Rome, 1980, p. 325-338 ; L. ROBERT, Documents d’Asie Mineure, BEFAR, 239 bis, Paris, 1987, p. 112 et suiv. Sur Prousias de l’Hypios et Nicomédie : O. BOUNEGRU, Trafiquants et navigateurs sur le Bas Danube et dans le Pont Gauche à l’époque romaine, Marburg, 2006 (Philippika, Marburger altertumskundliche Abhandlungen, 9), p. 84-85 ; ID., « Le Pont Gauche et Rome : tradition hellénistique et modèles commerciaux romains »,

Cyzique et la mer noire 245

assez grand de ressortissants de Nicomédie, dont quelques-uns expressément désignés comme emporoi, architectes ou marbriers60, et de Prousias de l’Hypios, dont quelques emporoi61, attestés en Mésie inférieure, et notamment dans ses villes maritimes. C’est ainsi que le rôle de Cyzique aura été occulté par les sources. Toujours est-il que dans certains monuments funéraires du Pont Gauche, à côté de l’influence bithynienne, laquelle est prédominante à plus d’un titre, on constate des thèmes, voire du savoir-faire, cyzicéniens. C’est ainsi, par exemple, qu’à Tomis, la métropole cosmopolite de l’Hexapole, Sven Conrad est parvenu à identifier des rapports avec trois ateliers de Cyzique jusque vers la fin du II

e siècle ap. J.-C.62. Cependant, la pièce la plus concluante demeure le sarcophage trouvé naguère à Barboşi, sur la rive gauche du Danube, mais apporté fort probablement de Tomis, qui a été sûrement exécuté à Cyzique. Pour preuve, l’inscription peinte en cursives au minium (ISM V 300) comportant une datation d’après un asiarque : ejpi; ÆAlf(hvnou) Modevstou ajsiavrcou (Figure 23).

Figure 23 Inscription peinte sur le sarcophage de Barboşi (d’après ISM V 300).

Classica & Christiana 2, 2007, p. 49-58 ; M. ALEXANDRESCU V IANU , SCIVA 59-60, 2008-2009, p. 57-58. 60 Deux emporoi à Istros, dont un Neikomhdeu;" oJ kai; ÆAzaneivth" : ISM I 356. Un architecte se disant Neikom»hdeu;"¼ oJ kai; Tomeivt»h"¼ à Olbia : IOSPE I2 174 (M.-Chr. HELLMANN , « Les signatures d’architectes en langue grecque. Essai de mise au point », ZPE 104, 1994, p. 154-155, n° 9). Une suvnodo" Neikomhdevwn iqo≥xovwn à Nicopolis ad Istrum : IGBulg II 674. Un marbrier ayant signé une plaque votive dans le territoire d’Istros : ISM I 374. – Autres Nicomédiens en Mésie inférieure : pas moins de six à Tomis (ISM II 129 [l. 4 et 9], 256, 259, 281, 328), un à Dionysopolis (N. SHARANKOV , dans I. LAZARENKO et alii, op. cit. [note 5], p. 31), un à Nicopolis ad Istrum (IGBulg II 688 [cf. V 5232]) et une femme à Odessos (IGBulg I2 209 bis), sans préjudice d’un médecin et de son frère, vétéran de la legio V Macedonica, établis, à moins qu’il ne s’agisse d’une pierre errante, dans la région de Pliska (S. CONRAD, Die Grabstelen aus Moesia inferior. Untersuchungen zu Chronologie, Typologie und Ikonographie, Leipzig, 2004, n° 316). 61 Deux emporoi à Tomis : ISM II 462 (I.Prusias ad Hypium, p. 213-214, T 24 ; cf. Bull. ép. 1976, 483) et ISM II 248 (I.Prusias ad Hypium, p. 214, T 26 ; cf. D. SLUŞANSCHI, « Tomitana Graeca », Pontica 21-22, 1988-1989, p. 307, n° III [SEG 39, 679]). S’ajoute un autre ressortissant de la même cité, dont on ignore la profession : ISM II 308 (I.Prusias ad Hypium, p. 215, T 28, avec discussion). – Voir, pour toutes ces attestations, L. ROBERT, À travers l’Asie Mineure (note 52), p. 80-85. 62 S. CONRAD, op. cit., p. 111.

246 Alexandru Avram

Cet asiarque, dont il s’est avéré qu’il avait été stratège à Cyzique, comme le montre une monnaie de l’époque de Septime Sévère, aurait dû être le père ou l’oncle de T. Antonius Claudius Alfenus Arignotus (PIR2 A 821), lequel avait été logistès à Tropaeum Traiani, à Apollonia du Pont et, selon une intervention plus récente, aussi à Istros63. Le monogramme (KH ?) qui précède le texte proprement-dit devrait être une marque d’atelier. Il est, de toute façon, acquis que le sarcophage avait été commandé à Cyzique et apporté sans doute à Tomis sur l’ordre d’Alphenus Arignotus soit à l’époque où ce dernier était tribunus de la cohors I Cilicum, soit au moment où il était logistès de l’une des trois cités mentionnées, afin de faire ensevelir un membre de sa famille. L’inscription funéraire faisant défaut, l’identité du défunt demeure inconnue. Ce qui compte, c’est que l’on a la preuve directe que certains monuments, peut-être surtout funéraires, étaient travaillés sur place dans les ateliers de Cyzique et transportés, peut-être par l’intermédiaire des Nicomédiens, dans le Pont Gauche64.

Pour le reste, il n’y aurait que peu de choses à ajouter. Au niveau

des relations politiques, il conviendrait peut-être de mentionner la présence du futur roi du Bosphore Polémôn II, fils de Cotys III et

63 CIG 3497 (IGRR IV 1213) = ILS 8853 = TAM V 2, 935, l. 19 et suiv. : logisth;" ... th'" »ÆIs¼trianw'n (corr. C. C. Petolescu) povlew" kai; Trophsivwn kai; th'" »ÆAp¼olwneiva" (corr. L. Robert). Cf. C. C. PETOLESCU, « Nouvelles remarques sur la carrière militaire équestre de T. Antonius Claudius Alfenus Arignotus », ZPE 110, 1996, p. 253-258 (Ann. ép. 1995, 1450 ; SEG 46, 1538). Pour l’identification de l’asiarque avec le stratège de Cyzique et sa liaison de parenté avec le logistès attesté par l’inscription de Thyatira, voir L. ROBERT, Études anatoliennes, Paris, 1937, p. 124-127 ; cf. ID., Hellenica XI-XII, Paris, 1960, p. 26, n. 5. Plus récemment, M. ALEXANDRESCU V IANU , SCIVA 59-60, 2008-2009, p. 62. 64 Cf. J. B. WARD-PERKINS, PBSR 48, 1980, p. 41-42 : les sarcophages en provenance de Proconnèse étaient « only very roughly shaped and hollowed out before despatch (presumably in order to lessen the weight to be transported) » ; si, à Byzance, ils étaient « used normally just as received from the quarries except for the carving of small reserved panels containing inscriptions or traditional funerary scenes », en Mésie inférieure « they were variously carved, for the most part with conventional, classicizing motifs ». Mieux encore, les villes littorales de Mésie inférieure fournissent aussi un bon nombre de copies en calcaire, produites dans des ateliers locaux, d’après les modèles assurés par les sarcophages en marbre de Proconnèse (ibidem, p. 43 : « limestone sarcophagi of this sort are a common place of the second and third century sites of Lower Moesia »). – Un bon exemple serait aussi le sarcophage inachevé d’Odessos : L. GETOV, « Za vnosa na sarkofazi v Odesos prez rimskata epokha », Arkheologija (Sofia) 20, 1978, 2, p. 13-19.

Cyzique et la mer noire 247

d’Antonia Tryphaina, accompagné par sa mère et ses frères Rhoimétalkès, le futur roi de Thrace, et Cotys à Cyzique en 37 ap. J.-C. (SIG3 798)65. Mais cet épisode concerne les relations de la maison royale du Bosphore avec l’empereur Gaius plutôt que des liens avec Cyzique. D’ailleurs, comme on l’a constaté jusqu’ici, il n’y a nul témoignage de rapports directs entre Cyzique et le royaume du Bosphore. D’autre part, deux vainqueurs pontiques aux jeux de Cyzique sont originaires respectivement d’Amastris et de Sinope66, soit de la côte méridionale de la mer Noire, et ceci relève des relations de Cyzique avec l’Asie Mineure en général plutôt que de ses connexions pontiques. Il en va de même pour un citoyen de Thyatira ayant également reçu les citoyennetés de Cyzique, d’Athènes, de Tralles et de Byzance67.

Le dossier pourrait être complété, si l’on y tient à tout prix, par un élément tiré de l’onomastique. En effet, un anthroponyme Kuzivkio" est

65 Voir Ju.G. VINOGRADOV, « Polemon, Khersones i Rim », VDI, 1992, 3, p. 130-139 = Pontische Studien, p. 563- 576, surtout p. 566 et 573 avec n. 34. 66 L’Amastrien est un certain Aijmiliano;" Gemivnou, mystès et satyre de Bacchos, attesté par une épigramme funéraire comme vainqueur aux concours de Cyzique et de Pergame. Il mourut en 155 ap. J.-C. : Chr. MAREK, Stadt, Ära und Territorium in Pontus-Bithynia und Nord-Galatia, Tübingen, 1993 (Istanbuler Forschungen, 39), p. 168-169, n° 44 (SEGO II 10/03/02) ; cf. C. P. JONES, « Lucian and the Bacchants of Pontus », EMS 34 (N. S. 9), 1990, p. 53-63. – Le Sinopéen est le célèbre Oujalevrio" [Eklekto", kh'rux, attesté à trois reprises par trois monuments honorifiques : en 249–253 (Delphes : C. VATIN , Delphes à l’époque impériale, thèse IIIe cycle, Université Paris I, 1965 [inédite] ; A. JACQUEMIN, Offrandes monumentales à Delphes, BEFAR, 304, Paris, 1999, p. 352, n° 440) ; en 253–257 (Athènes : IG II 2 3169/70 = IAG 90 = Olympionikai 934) ; peu après 261 ap. J.-C. (Olympie : I.Olympia 243 = IAG 90 = Olympionikai 934 ; cf. F. ECKSTEIN, « Inschriften », dans E. KUNZE et alii, VI. Bericht über die Ausgrabungen in Olympia, Berlin, 1958, p. 223-225 [SEG 17, 203] ; texte corrigé par G. Daux, « Paléographie des inscriptions grecques », REG 90 [1977], p. 476-479). Voir aussi, sur la carrière de ce remarquable athlète, D. M. ROBINSON, « Greek and Latin Inscriptions from Sinope and Environs », AJA 9, 1905, p. 331, n° 89 ; ID., « Ancient Sinope. Second Part », AJPh 27, 1906, p. 273 ; Th. Ch. SARIKAKIS , « [Aktia ta; ejn Nikopovlei », AEph, 1965, p. 160, n° 32 ; L. ROBERT, « Deux concours grecs à Rome », CRAI, 1970, p. 11 et 13 = OMS V, p. 652 et 654 ; L. SEMMLINGER, Weih-, Sieger- und Ehreninschriften aus Olympia und seiner Umgebung, Diss. Erlangen/Nürnberg, 1974, p. 351-358, n° 67 (Bull. ép. 1976, 279 ; SEG 26, 479) ; I. E. STEPHANIS, Dionusiakoi; tecni'tai. Suvmbole" sth;n proswpografiva tou' qeavtrou kai; th'" mousikh'" tw'n ajrcaivwn ïEllhvnwn, Iraklion, 1988, n° 825 ; L. RUSCU, « Sinopeans Abroad and Foreigners at Sinope », Ancient West & East 7, 2008, p. 94. 67 M(a'rko") Aujrhvlio" Kovro", Quateirhno;" kai; Kuzikhno;" kai; ÆAqhnai'o" kai; Tralliano;" kai; Buzavntio", vainqueur entre autres au koino;n ÆAsiva" ejn Kuzivkw/ paivdwn pankravtion pentaethrivdi zV avant 166 ap. J.-C. : CIG 3674 (IGRR IV 160).

248 Alexandru Avram

attesté à Tomis68 et, à l’intérieur de la Mésie inférieure, à Novae69, mais à chaque fois à une époque bien tardive. Le nom se retrouve par ailleurs à Mytilène dans une inscription datée de 285-305 ap. J.-C. (IG XII 2, 76). Contrairement à ce que l’on pourrait conclure de noms comme Kuvziko"70 ou Kuzikh'", que porte l’un des premiers stéphanéphores de la célèbre liste des éponymes de Milet71, j’estime que les occurrences bien tardives de l’anthroponyme Kuzivkio" ne sont pas en état de dévoiler l’origine de ses porteurs72. Cela vaudrait également pour un autre Kuzivkio", attesté comme sobriquet cette fois à Panion, en Thrace, près de Périnthe, par une épitaphe datant d’une époque encore plus tardive (IVe-VI

e siècles ap. J.-C.)73. La graphie KUZIKHS n’a certes rien à voir avec Kuzikh'"74 ; comme l’a bien vu l’éditrice, qui accentue la deuxième syllabe75, il s’agit d’un « contre-itacisme » accompagné de la réduction vulgaire <io" ><i", donc Kuzivki(o)".

À son tour, une épithète adjointe à Héra dans une dédicace de Philippopolis76 est à protéger devant toute tentation de la mettre en rapport avec Artakè de la région de Cyzique. Même si l’on a essayé de trouver des parallèles littéraires pour renvoyer à une fille d’Hécatè ou même à Aphrodite Artakènè77, il n’empêche qu’il s’agit tout juste d’une épithète locale. En Thrace, les épithètes sont communément tirées de

68 Comme sobriquet (kai; Kuzivkiovn me kivklhskon) : ISM II 366 = GVI 1035, III

e siècle ap. J.-C. 69 Kuzivkio" = Kyzicio (sic) dans le texte latin : IGLNovae 107 = IGBulg V 5262, deuxième moitié du II

e ou première moitié du IIIe siècle ap. J.-C.

70 Attesté entre autres à Cyzique même : CIG 3664 B, l. 42 (LGPN V.A, s. v.), ca. 170 ap. J.-C. 71 Kuzikh'" ÆArceavnakto" : Milet I 3, 122 = SIG3 272, l. 11. 72 Voir, toutefois, L. ROBERT, RPhil 85, 1959, p. 183 = OMS V, p. 213, n. 1 (reprenant Hellenica I, Paris, 1940, p. 154), ainsi que le commentaire de I. STOIAN dans ISM II 366 à propos de Kuzivkio" de Tomis. 73 C. ASDRACHA, Inscriptions protobyzantines et byzantines de la Thrace orientale et de l’île d’Imbros (III e – XVe siècles). Présentation et commentaire historique, Athènes, 2003, p. 315, n° 140 : Pevtro" oJ kai; Kuzivkh". 74 C’est pourtant l’accentuation que préfère L. ROBERT, « Des Carpathes à la Propontide, VII. De Périnthe à Apamée, Cyzique et Claros », StudClas 16, 1974, p. 74 = OMS VI, p. 296, qui y voit « un nom qui atteste des rapports entre les deux rives de la Propontide » (cf. Hellenica II, p. 152). Le même nom est retenu sous la même forme dans la liste dressée par L. LOUKOPOULOU, Contribution à l’histoire de la Thrace propontique durant la période archaïque, Athènes, 1989 (Melethvmata, 9), p. 326. 75 Ce qui ne l’empêche pas d’admettre, sur les traces de L. ROBERT, que le porteur de ce nom « est à inclure, lui aussi, dans la liste des immigrants d’Asie Mineure, voire de l’autre rive de la Propontide, de Cyzique ». 76 »Q¼ea' ÓHra/ ÆArtakhnh'/ eujch;»n¼ : IGBulg III/1 980 (cf. V 5430). 77 Longue discussion critique et références dans IGBulg V 5430.

Cyzique et la mer noire 249

toponymes, et cela vaut également pour Héra, dont le culte est très populaire, et il y a de surcroît une épitaphe tardive à Béroè (Augusta Traiana) dont le texte est le suivant : Domo eterna, fecit Done Fl(auius) Moco, domesticos, de patria Artacia, de uico Calso78. D’autres toponymes ou ethnonymes locaux79 pourraient être également pris en considération pour accréditer l’idée que la dédicace de Philippopolis n’a rien à voir avec l’Artakè de Cyzique, mais avec une localité en Thrace.

Je rappellerai, en guise de conclusion, une trouvaille assez récente et extrêmement intéressante, car encore unique : un poids de plomb provenant peut-être d’Istros, datant du dernier quart du V

e siècle av. J.-C. et portant comme emblème la chouette avec deux feuilles d’olivier (que l’on retrouve sur les monnaies en or et en argent frappées à cette époque par Athènes) surmontant le thon familier des « cyzicènes », des monnaies d’argent et, comme on vient de le voir, de certains timbres amphoriques exceptionnels de Cyzique. Entre la chouette et le thon, la légende rétrograde PO(levw"). En publiant cette découverte, Hans-Caspar Meyer et Alfonso Moreno parlent d’une « commercial koine, linking the western coast of the Black Sea to the Aegean world80 ». Du point de vue de mon enquête, en dépit du dossier que j’ai essayé de constituer, la question demeure ouverte : quelle place pour Cyzique dans cette koinè ?

APPENDICE

Cyzicéniens dans les cités de la mer Noire

Apollonia du Pont 1. Parqevnio" M»h¼trodwvro- — inscription funéraire —

première moitié du IVe siècle av. J.-C. — Kuzi»k¼hnov" — M. Gyuzelev,

« Tituli sepulcrales in necropoli antiqua locis dictis Kalfata et Budžaka prope urbem Sozopolim reperti in effossionibus annorum MMIV et MMV », Il Mar Nero 7, 2007-2009 (en cours d’impression), n° 15.

78 ILCV 478 = V. BEŠEVLIEV, Spätgriechische und spätlateinische Inschriften aus Bulgarien, Berlin, 1964, n° 192 (V

e-VIe siècles ap. J.-C.).

79 Cités par G. MIHAILOV dans le commentaire à IGBulg III/1 980 : ÆArtavkioi, ÆArtakoiv (Dion Cassius 51, 27 ; Steph. Byz. 127, 23 Meinecke). 80 H.-C. MEYER et A. MORENO, « A Greek Metrological Koine : a Lead Weight from the Western Black Sea Region in the Ashmolean Museum, Oxford », OJA 23, 2004, 2, p. 209-216 (citation p. 213) ; cf. Chr. MÜLLER, op. cit., p. 216-217.

250 Alexandru Avram

2. Ignotus — inscription funéraire fragmentaire — Ve siècle

av. J.-C. — Kuzik»hnov"¼ — M. Gyuzelev, op. cit., n° 50. Dionysopolis 3. ïErmavfilo" — inscription funéraire — Kuzikhnov" — IV

e/III e siècles av. J.-C. — IGBulg I2 25 ; cf. IGBulg V 5011. Istros 4. Dioklh'" ÆArtemidwvrou — ijatrov" — décret honorifique — Kuzikhnov" — IIe siècle av. J.-C. — ISM I 26. Mentions collectives

5. Monument honorifique pour un inconnu de Tyras (III e siècle av. J.-C.).

A.I. Furmanskaja, « Novyj epigrafičeskij pamjatnik iz Tiry », Sovetskaja arkheologija, 1960, 4, p. 173-179 ; P.O. Karyškovskij et V.I. Klejman, Drevnij gorod Tira. Istoriko-arkheologičeskij očerk, Kiev, 1985, p. 64-65 et fig. 23 (The City of Tyras. A Historical and Archaeological Essay, Odessa, 1994, p. 137-140 et fig. 25) ; V.V. Krapivina et alii, Antičnye pamjatniki severo-zapadno Pričernomor’ja, Kiev, 2001, p. 85 (photo).

< < < < < < < < < < < < < < < < < < < < < < < < <

couronne de lierre [couronne] uJpo; ÆOlbiopolitw'n »uJpo; < < < < < < ¼ couronne de lauriers couronne de lauriers

uJpo; Kuzikhnw'n uJpo; ïRodivwn couronne de lierre couronne de lierre

6. Décret de consolation pour Théoklès fils de Satyros d’Olbia

(époque des Sévères).

IOSPE I2 40. Cf. H. Heinen, « Repräsentation von Identität und Zugehörigkeit: eine Einführung », dans A. Coşkun, H. Heinen et S. Pfeiffer (éds.), Identität und Zugehörigkeit im Osten der griechisch-römischen Welt. Aspekte ihrer Repräsentation in Städten, Provinzen und Reichen, Francfort et autres, 2009, p. 21-30 (« Theokles von Olbia : ein idealer Polisbürger und Freund der Fremden »).

Cyzique et la mer noire 251

ÓOsai povlei" ejstefavn»w¼san »Q¼eokleva Satuvrou h{rwa crusevoi" stefavnoi": ÆOlbiopolei'tai ÔHraklew'tai Tianoiv Tomei'tai Meivlhto" Cersovnhsso" Neiko»m¼hdei'" Buzavntioi Prousei'" ÆIstrianoiv Kuvziko" Bovsporo" Neikaiei'" ÆAmast»r¼ianoiv ÆOdhssei'tai Kallatianoiv ÆApavmeia Tuvra, Sinwvph

Ressortissants des cités de la mer Noire à Cyzique

Istrien

7. Meidiva" ÆAristaivou — épigramme funéraire — mourut à Cyzique pendant ses études (a[rti ga;r eujxunevtou" se dahmosuvna" meqevponta Kuzzivkou [sic], h}n ejpovqei", gh' lavcen wjkuvmoron) — l’ethnique fait défaut, car l’inscription fut trouvée à Istros — Ier siècle av. J.-C. — GVI 1519 = ISM I 267 [LGPN IV (4)]. Callatienne avec sa fille

8. ïHde»i'a¼, pai'" Glukeva" — épigramme funéraire — Kallatianh; cqw;n ejmevqen pat»riv"¼ — début du IIe (éd.) ou grosso modo III e/IIe siècles av. J.-C. (LGPN) — S. Şahin, Bithynische Studien, IK 7, Bonn, 1978, p. 130, n° III 11 = I.Museum Iznik 633 = I.Kyzikos 510 (SEGO II 08/01/42) [LGPN IV (15)].