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Ralph Dekoninck ALICE AU PAYS DES MYSTIQUES. L'EXPÉRIENCE DU SEUIL DANS LA PEINTURE RELIGIEUSE ENTRE MOYEN ÂGE ET TEMPS MODERNES Tout le monde garde en mémoire, sous la forme d'une de ses multiples adaptations, l'image d'Alice traversant le miroir pour gagner le pays des merveilles (fig. 1). On connaît par ailleurs tous les échos visuels, dans l'imaginaire occidental, de cette traversée du miroir. Force est toute- fois de constater qu'au xx e siècle, ce ne sont plus tant les miroirs que nos petits et grands écrans qui ont continué à nourrir cet imaginaire, comme l'atteste une des toutes premières publicités pour un téléviseur en 1949, parodiant, un siècle plus tard, l'illustration de Tenniel pour le roman de Lewis Carroll : le nouvel appareil se voit en reflet dans le miroir qu'Alice se contente désormais de contempler (fig. 2). Un film précurseur comme Videodrome (1982) de David Cronenberg perpétue, quant à lui, ce fantasme d'intrusion dans l'image, ainsi que le montre l'une des scènes où le principal protagoniste est littéralement happé par l'image d'une bouche bombant l'écran de télévision, visualisation assez suggestive d'une libido spectandi qui pousse à pénétrer l'image 1. Ainsi, 1. Voir l'analyse qu'en propose W. J. T. MITCHELL, What Do Pictures Want? The Lives and Loves of Images, Chicago, Chicago University Press, 2005, p. XV-XVII, 217-221. 101

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Ralph Dekoninck

ALICE AU PAYS DES MYSTIQUES.

L'EXPÉRIENCE DU SEUIL DANS LA PEINTURE RELIGIEUSE ENTRE MOYEN ÂGE ET TEMPS MODERNES

Tout le monde garde en mémoire, sous la forme d'une de ses multiples

adaptations, l'image d'Alice traversant le miroir pour gagner le pays des merveilles (fig. 1). On connaît par ailleurs tous les échos visuels, dans l'imaginaire occidental, de cette traversée du miroir. Force est toute­fois de constater qu'au xxe siècle, ce ne sont plus tant les miroirs que

nos petits et grands écrans qui ont continué à nourrir cet imaginaire, comme l'atteste une des toutes premières publicités pour un téléviseur en 1949, parodiant, un siècle plus tard, l'illustration de Tenniel pour le

roman de Lewis Carroll : le nouvel appareil se voit en reflet dans le miroir qu'Alice se contente désormais de contempler (fig. 2). Un film précurseur comme Videodrome (1982) de David Cronenberg perpétue,

quant à lui, ce fantasme d'intrusion dans l'image, ainsi que le montre

l'une des scènes où le principal protagoniste est littéralement happé par l'image d'une bouche bombant l'écran de télévision, visualisation assez suggestive d'une libido spectandi qui pousse à pénétrer l'image 1. Ainsi,

1. Voir l'analyse qu'en propose W. J. T. MITCHELL, What Do Pictures Want? The Lives and Loves

of Images, Chicago, Chicago University Press, 2005, p. XV-XVII, 217-221.

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VIII. SPECVLVM CREATVRARVM.

Fig. 3 . THEODORE GALLE, Speculum creaturarum, in JAN DAVID, Duodecim specula, Anvers,

1610. Bibliothèque royale de Belgique, Bruxe lles.

le speaker intervenant dans l'écran, avant l'absorption, peut-il affinner: « L'écran de télévision est la rétine de l'œil mental. Dès lors, tout ce

qui est vu à la télévision apparaît comme de l'expérience crue. La télé­vision est la réalité, et la réalité est moins que la télévision 1. » Ce ton prophétique à la McLuhan - la référence au « gourou » de la médio­logie de l'époque étant, dans ce film, on ne peut plus explicite -, trouve

aujourd'hui de multiples échos non seulement dans les discours sur les

médias, mais surtout dans le monde publicitaire, jusqu'à se traduire dans

l'appareillage technique des téléviseurs haute définition qui tend à faire oublier au maximum tout le dispositif matériel qui porte l'image au regard; et cette dernière expression est ici à prendre au pied de la lettre comme

le suggèrent les publicités pour téléviseurs qui jouent sur l'illusion de la troisième dimension, illusion d'une image enveloppant, voire absor­bant le spectateur dans le champ télévisuel. À côté de la référence à l'univers de la peinture, la métaphore de la fenêtre ne se fait-elle pas

des plus insistantes dans ce nouvel imaginaire technologique qui continue

à nourrir le rêve de la traversée de l'écran pour accéder au monde de la fiction, quand ce n'est pas la fiction elle-même qui se trouve projetée dans le monde réel, lorsque l'image crève littéralement l'écran? Qu'il y ait avancée de la représentation bidimensionnelle vers la réalité ou

intrusion du spectateur dans le royaume de la fiction iconique, on est dans les deux cas confronté au même fantasme d'un écran qui ne fait plus écran, ou si l'on préfère d'un cadre qui devient une porte ou une

fenêtre, bref à l'annulation de l'idée même de médiation. Ce fantasme, comme on peut s'en douter, a un passé qui survit dans

notre iconosphère contemporaine. Il suffit d'évoquer ici toutes les moda­

lités du jeu illusionniste sur la frontière entre fiction et réalité dans la peinture des Temps modernes 2

• Ne peut-on, en outre, oser la compa­

raison entre notre culture visuelle moderne et l'expérience de l'image

telle qu'elle était vécue au Moyen Âge? Il convient toutefois de souligner

1. Cité in ibid., p. 218, ma traduction.

2. Voir, entre autres, VICTOR 1. STOICHITA, L'Instauration du tableau. Métapeinture à l'aube des

Temps modernes, Paris, Klincksieck, 1993 (2" éd. : Genève, Droz, 1999).

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que le partage alors ne s'opérait pas tant entre fiction et réalité - d'ailleurs,

si fiction il y avait, elle se trouvait plutôt du côté des faux-semblants et des apparences du monde d'ici-bas - qu'entre profane et sacré, deux espaces entre lesquels l'image a pu jouer le rôle d'interface, même si son statut a pu varier entre écran opaque et voile diaphane, avec, entre

ces deux pôles, tous les degrés possibles de transparence selon le statut qu'on lui confère et les missions qu'on lui attribue.

Afin d'explorer ce large spectre, j'ai opté pour un corpus d' œuvres

essentiellement originaires des anciens Pays-Bas méridionaux et datant de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles. Leur point commun est de rendre compte des interactions entre expérience spirituelle et expérience

visuelle durant une période de transition où les idéaux post-tridentins en matière religieuse comme en matière artistique réinvestissent les tradi­tions médiévales. Pour revenir à notre traversée du miroir, il est ainsi

intéressant d'observer ce qui advient d'une des analogies les plus présentes dans la pensée chrétienne de l'image, celle du speculum in aenigmate

paulinien (l Cor. 13, 12) : l'image est assimilée à un miroir brisé ou à

un miroir déformant, qui n'offre qu'une révélation médiate et, de ce fait même, incomplète; une image donc qu'il convient de traverser, comme le montre une gravure illustrant un des chapitres des Duodecim specula 1

du jésuite Jan David, ouvrage datant du début du XVIIe siècle mais qui perpétue l'idéal vers lequel tendait l'image médiévale comme miroir du divin (fig. 3).

En effet, il n'y a pas de meilleure illustration du principe de la trans­

lafio ad prototypum, expression empruntée à Basile le Grand 2 et reprise indéfiniment dans la littérature chrétienne pour justifier la juste véné­

ration des images: le regard doit transiter à travers le signe iconique vers le modèle qu'il représente. Tout regard qui viendrait buter sur la

paroi de l'image court immanquablement le risque de l'idolâtrie. De ce point de vue, on pourrait dire que l'expérience de l'image médiévale

l. JAN DAVID, Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata, Anvers, Plantin­

Moretus, 1610, p. 96.

2. BASILE LE GRAND, De Spiritu Sancto, XVIII, 45.

est fondamentalement une expérience du seuil, bien différente de celle qui sera suscitée par la fenêtre albertienne. Plutôt que d'une ouverture vers un lointain perspectif, l'image est d'abord pensée et éprouvée selon le modèle incarnationnel d'un corps diaphane qui est le lieu de la trans­figuration - pour ne pas dire de la transsubstantiation, le modèle eucha­ristique n'étant jamais très loin - de l'invisible en visible et vice-versa, sorte de battement entre présence et absence qui constitue la dialectique animatrice de l'image, et plus encore de l'expérience dont elle est l'objet. Car il s'agit là d'un processus qui ne se joue pas seulement du côté de l'image, mais bien dans l'interaction entre un sujet et l'objet imagé, voire imaginé puisque l'expérience de l'image reste fondamentalement une expérience intérieure, du moins si l'on en croit la littérature spiri­tuelle qui s'épanouit dès la fin du Moyen Âge.

C'est sur les glissements entre ces divers seuils, celui de l'image et celui de l'intériorité, que je voudrais à présent porter toute mon atten­tion en commençant par le témoignage de la mystique, lieu d'élection s'il en est de l'expérience de la limite au seuil de la modernité (Xve

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XVIIe siècles). Nombreuses sont, à cette époque, les représentations de l'interaction entre vision mystique et peinture \ dont les résultats sont des images improbables qui tentent de rendre compte de la nature tout à la fois intérieure et extérieure de la vision. Quels sont les moyens proprement picturaux pour figurer l' infigurable, faire communiquer des dimensions fondamentalement dissemblables, et cela sans réifier ou figer ce qui est de l'ordre du flux continu de l'expérience? Bref, comment pénétrer en image dans l'esprit du mystique? En m'inspirant du traite­ment de ces questions par Victor 1. Stoichita pour la peinture espagnole du XVIIe siècle, je voudrais pour ma part me tourner, comme l'annon­çait mon précédent exemple, du côté des anciens Pays-Bas méridio­

naux de la même époque, terrain qui m'amènera à quitter le champ de la mystique pour m'engager sur celui de la méditation.

1. Voir, entre autres, SIXTEN RIGBOM, Les Images de dévotion (XIIe-XII' siècles), trad. Alix Girod,

Paris, Montfort, 1995; VICTOR 1. STOICH ITA, Visionary Experience in the Golden Age of Spanish

Art, Londres, Reaktion Books, 1995.

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Fig. 4. CORNEILLE BOEL d'après ana VAN VEEN, Bene scripsisti de me Thoma, in Vita D.

Thomae Aquinitatis, Othonis Vaenii ingenio et manu delineata, Anvers, 1610. Bibliothèque royale

de Belgique, Cabinet des estampes, Bruxelles.

Le premier exemple que j'ai retenu nous ramène à la question de la sortie ou du saut de l'image hors de son cadre, et à la compénétration des espaces réels et fictifs. Dans une gravure réalisée par Corneille Boel d'après un dessin d'Otto Van Veen (fig. 4) et tirée d'un recueil retra­çant en images la vie de Thomas d'Aquin 1, on aperçoit un crucifix qui, par un effet miraculeux de dilatation de l'espace pictural vers l'espace du spectateur, semble se projeter au devant d'un tableau d'autel au pied duquel on reconnaît le saint en extase. Il s'agit là d'un épisode de sa vie relaté par son premier biographe Guillaume de Tocco en 1323. On peut y lire que lorsque le saint se trouvait à Naples (1272-1274), un de ses confrères affirma l'avoir vu en lévitation devant le Crucifix qui lui disait: «Thomas, tu as bien écrit sur moi. Que recevras-tu de moi comme récompense de ton labeur?» Thomas d'Aquin aurait alors répondu: «Rien d'autre que Vous, Seigneur 2. »

C'est cette scène qui nous est ici représentée, condensée avec un autre épisode de la vie du docteur angélique, où il est également ques­tion de son adresse au Christ en croix à propos de la validité de ses réflexions sur le sacrement du corps et du sang christiques. C'est donc bien sur la signification profonde du mystère de l'incarnation, sur ce que « les sens nous montrent à l'évidence et dont l'intelligence de la foi nous suggère qu'ils existent sans sujet 3 », que porte cet autre miracle, relaté en ces termes: «Il s'approcha de l'autel et déposa devant Lui, comme devant son maître, le cahier où il avait écrit sur la question [ ... ]. Comme son compagnon et quelques autres frères observaient le docteur en prière, ils virent soudain le Christ devant notre docteur, se penchant sur le cahier qu'il avait rédigé et disant à frère Thomas: "Tu as bien écrit sur le sacrement de mon corps et à la question qui t'a été posée tu as bien répondu, en toute vérité, de la façon dont un homme peut la comprendre dans cette vie et la résoudre, ainsi qu'il est humainement possible". Comme il demeurait longtemps en prière, se délectant dans

l. Vita D. Thomae Aquinitatis Othonis Vaenii ingenio et manu delineata, Anvers, 1610.

2. GUILELMUS DE TOCO, L'Histoire de saint Thomas d'Aquin (1323), trad. Claire Le Brun-Gouanvic,

Paris, Le Cerf, 2005, p. 85.

3. Ibid., p. 110.

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Fig. 5. OTTO VAN VEEN , Bene scripsisti de me Thoma, dessin préparatoire, vers 1610. Museum

Plantin-Moretus, Prentenkabinet, Anvers.

cette vision à la fois intellectuelle et sensible, on le vit s'élever du sol

à la hauteur d'une coudée, transporté par la puissance de sa contem­plation et mû par l'assistance divine 1. »

Dans ce dernier passage, il n'est plus seulement question d'un Christ qui parle mais d'un Christ qui bouge, à l'instar d'autres miracles comme celui du Christ en croix embrassant saint Bernard ou saint François 2.

Notons toutefois qu'il n'y a dans ce récit aucune précision quant à la

nature matérielle de l'image. S'agit-il d'une sculpture ou d'une pein­

ture? Alors que d'autres artistes contemporains optent plutôt pour une figuration plus classique d'un crucifix sculpté, comme le fait encore Otto Van Veen dans son dessin préparatoire (fig. 5), l'image gravée retient la solution d'une peinture que l'on pourrait dire en voie d'ani­

mation, comme si le Christ se projetait au devant du tableau, tel un holo­gramme, alors que la base de la croix, toujours ancrée dans la peinture, ne laisse pas de doute quant au statut initialement pictural de l'ensemble.

Notons que cette impression de saut hors de l'image ne peut être rendue que par une vue de biais, point de vue qui est le nôtre et que l'on partage avec le témoin de la scène qui la relatera auprès de ses confrères 3. Cette

advenue à la troisième dimension est la figuration la plus puissante qui soit du mystère eucharistique, celle de la transsubstantiation d'un signe artificiel en un corps réel. C'est donc le miracle de l'incarnation qui se rejoue en quelque sorte sous les yeux de Thomas d'Aquin.

Par ailleurs, il convient de remarquer que le miracle est présenté,

dans le récit de Guillaume de Tocco, comme étant de nature plus audi­tive que visible. Le nœud de la scène est bien l'échange de paroles, et plus encore celui du don du livre et du contre-don du Verbe, qui prend dans l'image la forme de lettres projetées dans l'espace, selon une conven­tion adoptée également dans les représentations de l'Annonciation. Sur

1. Id.

2. Pour des exemples en peinture, voir VICTOR 1. STOICHITA, Visionary Experience, op. cit., p. 161. 3. Il est intéressant de noter que quelques années plus tôt (1603), Juan Sanchez Cotan placera

le spectateur dans la position du saint visionnaire lui-même en peignant un crucifix qui donne l'illusion de se détacher de la toile peinte. Voir ibid., p. 69.

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Fig. 6. SANTI DI TITO, La Vision de saint Thomas d'Aquin, 1593. San Marco, Florence.

ce point, il est intéressant de comparer la version de Van Veen à celle, plus spectaculaire, que le peintre italien Santi di Tito avait proposée une dizaine d'années plut tôt (1593, Florence, San Marco) (fig. 6'). Toute la scène de la crucifixion, et non plus seulement le Christ en croix, s'écoule ici littéralement du tableau, comme si l'on faisait à présent face à ce qu'on appelait, depuis la fin du Moyen Âge, un tableau vivant. L'objet de la vision gagne ainsi en présence physique, saint Thomas

devenant à son tour acteur de la crucifixion. Mais quelle est la nature de cette expérience visionnaire? Si l'on se

rapporte au récit qu'en donne Guillaume de Tocco, on constate que les témoins de la scène perçoivent la même chose que le saint, c'est-à-dire le Christ s'adressant à lui et se penchant vers lui 2. Il s'agirait donc bien d'une vision corporelle. Mais elle n'est pas seulement de cette nature, comme le précise le texte, puisqu'il y est question de « vision sensible» et de « vision intellectuelle ». On retrouve là les classiques catégories dressées par saint Augustin, qui distinguait en effet trois types de visions: corporelle, imaginative et intellective 3

• La visio corporalis correspond à la vision commune que nous avons des choses corporelles en leur présence, tandis que la visio imaginaria est la représentation mentale que nous nous faisons de ces mêmes choses en leur absence. Ce deuxième type de vision a été traduit en gravure par Antoine Wierix vers 1591 (fig. 7) : un moine carmélite est en train de voir, comme l'indique le sizain français, « des merveilles dépeintes en l'imagination» ; plus préci­sément, il contemple intérieurement la Vierge à l'Enfant encadrée. Redoublé par les nuées célestes, ce cadre peut s'apparenter à une fenêtre (motif qui a pu être interprété comme l'un des symboles de la Vierge

l. Voir KLAUS KRÜGER, «Authenticity and Fiction: On the Pictorial Construction of Inner Presence

in Early Modern Italy. in REINDERT L. FALKENBURG, WALTER S. MELION et TODD M.

RICHARDSON (s.l.d.), Image and Imagination of the Religiaus Self in Late Medieval and Early

Modern Europe, Turnhout, Brepols, «Proetus, 1',2007, p. 65-67; JACK SPALDING, Santi di

Tito, New York, Garland, 1982, p. 432 sqq.

2. Notons que ce mouvement n'est suggéré dans aucune des deux représentations, les artistes

ayant choisi de traduire le miracle de l'animation par une sortie du cadre de la fiction.

3. AUGUSTIN, La Genèse au sens littéral, XII, VI, 15, in Œuvres de saint Augustin, trad. et notes

de Paul Agaësse et Aimé Solignac, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, p. 349.

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Fig. 7. ANTOINE WIERIX, Imaginaria visio, vers 1591. Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet

des estampes, Bruxelles.

en tant que fenestra caeli) qui donne accès à la réalité spirituelle, procédé déjà utilisé quelques années plus tôt par Michele Tosini dans un tableau représentant la sculpture de la Vierge de Lorette, image et vision coïn­

cidant ici parfaitement (Prato, San Vincenzo, 1560-1561). Quant à la visia intellectuallis, il s'agit d'une vision purement mentale

que reçoit l'entendement illuminé par la grâce divine et qui est censée embrasser les réalités spirituelles, c'est-à-dire ces réalités qui ne peuvent

être appréhendées par aucune similitude. Il n'est donc plus aucunement question ici de la vision d'une image aussi nébuleuse soit-elle, mais

d'une appréhension toute spirituelle de Dieu, qu'une autre gravure de Wierix, tirée de la même série, figure sous la forme du tétragramme 1.

Si la vision de Thomas d'Aquin, à l'instar de celle d'autres saints, est

bien fondamentalement du troisième type, elle cumule à vrai dire les trois formes de vision qui, plutôt que de se succéder, se recouvrent jusqu'à se confondre. Ce qui prouve bien que c'est à leur intersection ou dans

leur interaction, voire plutôt dans le glissement des seuils entre ces trois modalités de l'être à l'image que se joue la nature paradoxale de l'ex­

périence mystique, expérience tout à la fois extérieure et intérieure, dont l'enjeu est la mise en présence du mystère.

C'est sur ce dernier aspect que je voudrais terminer, en quittant le terrain de la mystique pour m'engager sur celui des techniques de médi­

tation plus répandues dès la fin du Moyen Âge. Ces dernières poursui­vent une même fin : celle de la mise en présence du mystère, mais cette fois non plus tant par une quelconque grâce divine infuse que par les

seuls efforts de l'imagination. À propos d'un tel exercice d'imagination,

1. Il est intéressant d'évoquer ici la transposition de la triade augustinienne au domaine de la

peinture que, près d'un millénaire plus tard, Maître Eckhart proposera: la perception sensible de

l'image matérielle résulte en une image mentale, elle-même transcendée par une vision intuitive

et non médiatisée de la réalité spirituelle qu'elle représente. Eckhart opère, en effet, une distinction

entre l'image corporelle de la fresque telle qu'elle est perçue par l'œil, l'image de la peinture telle

qu'elle existe dans l'imagination, et enfin la vision intuitive de l'intellect par laquelle l'image est

finalement réduite à l'unité. Seul ce dernier degré est analogue à l'expérience de l'âme dans

l'union avec Dieu, la visio Dei. Voir FRANZ PFEIFFER, Meister Eckhart, Gôttingen, Vandenhoeck

und Ruprecht, 1924, p. 139. WOLFGANG WACKERNAGEL, Ymagine denudari : éthique de "image

et métaphysique de "abstraction chez Maitre Eckhart, Paris, Vrin, 1991.

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les traités de spiritualité de la fin du Moyen Âge jusqu'au XVIIe siècle prennent bien soin de mettre en garde tout fidèle contre les illusions, qu'elles soient de nature humaine ou diabolique, illusions nourries par l'impression de vivre une expérience borderline de type mystique. Que l'on médite en s'appuyant sur une image matérielle ou sur une image mentale, on court toujours un risque, comme le faisait déjà remarquer le fondateur de la devotio moderna Geert Groote, celui de prendre ce qui est le produit de l'imagination pour une révélation, hallucination dont pourrait être également en proie tout spectateur d'une image qui y adhérerait trop, pour reprendre les termes mêmes de Groote: «Il faut prendre bien garde que l'esprit n'y adhère pas, de peur que, dans cet exercice on ne prenne comme réelles des choses qui ne le sont pas. En effet, il est de la nature des fantasmes et des images, lorsqu'ils sont fortement imprimés dans l'esprit, surtout quand ils sont conçus volon­tairement, de retourner à leur origine dans les sens extérieurs. Alors, la vue imaginaire du fantasme est assimilée à la présence de la chose et le fantasme devient objet des sens extérieurs. Ainsi, un homme simple croit sentir avec ses sens extérieurs la présence du Christ ou d'un saint dont il n'a que l'image: il le voit avec ses yeux, l'entend de ses oreilles, le touche de ses mains. Et cette illusion n'est pas sans danger car ces gens prennent les signes pour des choses, comme si quelqu'un prenait l'image du Christ pour le Christ 1.» Bref, bien des visions qui se font passer pour corporelles ne sont souvent que les fruits d'une imagina­tion échauffée par la dévotion. Or la force illusionniste de certains tableaux

1. GEERT GROOTE, Traité des quatre genres de sujets de méditation. Sermon pour la Nativité

du Seigneur, dans Lettres et traités, trad. Georgette Ëpiney-Burgard, Turnhout, Brepols, 1998,

p. 226. « Multum tamen cavendum est ne mens inhaereat, ne aliquando res pro praesenti realiter,

quae non est praesens, ex huiusmodi exercitio habeatur. Natura est enim phantasmatum et specierum

fortiler impressarum recurrere ad originem sensuum exteriorum et maxime cum res sicut prae­

sentes voluntarie finguntur. Tune visus phantasiae quasi in rei praesentiam reducit et cadit phan­

tasma ad organum sensuum exteriorium, sicque homo simplex credit Christum vel aliquem sanctum,

cuius tale est phantasma, praesentem secundum corporalem sensum sentire, ut secundum visum

videre eum vel secundum auditum audire, vel secundum tactum tangere sibi videatur. Et talis

deceptio non est sine periculo; immo tales signis utuntur pro rebus, sic ut si quis imaginem Christi

crederet esse Christum. » GEERT GROOTE, Il trattato «De quattuor generibus meditabilium.,

introduction, édition, traduction et notes d'Ilario Tolomio, Padoue, Antenore, 1975, p. 60.

peut venir renforcer cet effet. Une attention trop soutenue, aidée par une imagination débridée, concourt alors à l'animation de la scène peinte qui fait éclater les limites de la représentation 1.

Cette manière de se rendre mentalement présent au sujet que l'on médite fut, plus tard, systématisée par les techniques de méditation jésuites, avec notamment la composition de lieu, préambule à chacun des Exercices

spirituels d'Ignace de Loyola. Comme pourra le préciser l'un des proches

disciples du Père fondateur de la Compagnie de Jésus, ce lieu peut être

de différentes natures: le lieu historique du mystère vers lequel il faut mentalement se transporter, l'espace où l'on se trouve et où l'on va donc transposer la scène méditée, enfin l'espace intérieur de l'esprit ou du cœur 2

• Dans ce dernier cas, le mode de l'introjection est préféré à celui de la projection, puisqu'il s'agit d'accueillir l'image en soi-même. Mais dans chacun de ces modes de composition, il y a toujours, souli­gnons-le, déplacement. On comprend dès lors comment l'interaction

avec l'image matérielle, recommandée par les manuels de méditation jésuites comme moyen de dompter l'imagination, peut devenir l'occa­

sion d'un constant déplacement des seuils.

1. Cette expérience de la traversée de l'image trouva l'une de ses rares illustrations dans deux

célèbres enluminures du Livre d'Heures de Marie de Bourgogne (1470) qui offrent, au delà du

seuil de la fenêtre, une image fascinante de la projection mentale de la méditante sur la scène

du mystère. Voir, entre autres, JEAN-CLAUDE SCHMITI, Le Corps des images. Essais sur la culture

visuelle au Moyen Age, Paris, Gallimard, «Le temps des images., 2002, p. 360-362.

2. «Pour ce qui est de la composition de lieu dans la méditation, il faut, semble-t-il, plus claire­

ment exposer de quelle façon précise elle doit être construite, à cause de la diversité de ceux qui

font cette composition. Certains se représentent le lieu, en Palestine ou autour de Jérusalem, où

les faits se sont déroulés. C'est, semble-t-il, ce que souhaite le Père Ignace dans la plupart des

contemplations des trois dernières semaines. D'autres se figurent un lieu qu'ils ont vu et qu'ils

connaissent; d'autres fabriquent un lieu là où ils méditent. D'autres prennent pour lieu un temple

ou quelque autre sanctuaire. D'autres se représentent le lieu dans leur cœur ou dans leur tête.

D'autres suivent une autre méthode encore. Et parions qu'on trouvera presque autant de façons

de procéder qu'il ya de têtes différentes .• Notata P. Fabiani Quadrantini in Directorium Exercitiorum

(intra aa. 1591-1593), in Monumenta Historica Societatis lesu, t. 76, Madrid-Rome, 1955, p. 759-

760. Nous citons la traduction de Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola: le lieu de l'image. Le

problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la

seconde moitié du XVI" siècle, Paris, Vrin, 1992, p. 158-159. Je me permets de renvoyer égaie­

ment à mon ouvrage: Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l'image dans la littérature

spirituelle jésuite du xv,," siècle, Genève, Droz, 2005.

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Fig. 8 . HENDRICK GOLTZIUS, Exemplar virtutum, 1578. Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet

des estampes, Bruxelles.

C'est ce que je voudrais illustrer par un dernier exemple, celui d'une

peinture de Frans Francken II, artiste anversois passé maître dans l'art

du montage d'images et dans la réflexion sur le cadre. Datant d'environ

1636, son Allégorie de la Peinture Sacrée (fig. 8) nous fait pénétrer

dans ce qui apparaît être à la fois un atelier de peintre et un cabinet

d'amateur entièrement dévolu à la peinture religieuse. Ce dispositif méta­

pictural nous dévoile en fait la fabrique mentale de l'image méditative,

le lieu figuré pouvant être interprété comme étant l'espace de l'âme

tapissé des tableaux mentaux qui ont été forgés par l'exercice spirituel.

Notons tout d'abord que les trois modalités de la vision y sont subtile­

ment suggérées et agencées. La trouée céleste accompagne ou désigne

la dimension surnaturelle du modèle posant devant la personnification

de la peinture sacrée. Ce modèle n'est autre que le Christ lui-même enve­

loppé d'une aura lumineuse, apparition que la femme-peintre semble

bien être la seule à percevoir. Cette vision surnaturelle ne coïncide cepen­

dant pas avec ce qui est en train d'être peint, soit une Adoration des

bergers. Une telle mise en scène est manifestement inspirée de deux

gravures antérieures, jouant toutes deux sur les limites entre intériorité

et extériorité.

La première, datant de 1578 et signée par Goltzius, nous montre une

allégorie de l'âme fort semblable à celle de Francken, à la différence

que cette allégorie s'applique ici à peindre dans un cœur l'Enfant Jésus

en Bon Pasteur, dont le modèle apparaît en relief au sein d'un autre

cœur que lui tend le Christ (fig. 9). Le message est clair: c'est au fond

de son cœur, synecdoque de l'âme, que le méditant doit imiter au plus

près son modèle, imitation picturale et imitation du Christ coïncidant

ici parfaitement. C'est ce que nous montre également une gravure de

Boëtius a Bolswert (fig. 10) tirée d'un recueil de méditations illustrées

paru en 1620. Le méditant (soit le représentant du lecteur lui-même) a

ici traversé le seuil de l'image puisqu'il est présent à la scène méditée

dont il représente en son cœur non pas l'apparence mais le sens profond,

ce que montre la peinture analytique produite par son entendement. Dans

un réel effet de mise en abyme, cette gravure ne représente pas tant le

sujet de la méditation que la manière de le méditer. Elle nous dévoile

en quelque sorte cette fabrique méditative que je viens d'évoquer.

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Fig. 9 . FRANS FRANCKEN Il, Allégorie de la peinture sacrée, vers 1616-1620. Szépmüvészeti

Muzeum, Budapest.

Fig. 10. BOËTIUS A BOLSWERT, La Façon de bien méditer, in ANTOINE SUCQUET, Le Chemin

de la vie éternelle, Anvers, 1623, planche XI . Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles.

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Tous les exemples qui viennent d'être commentés nous amènent à tirer la conclusion suivante: l'expérience de l'image religieuse durant la première modernité est bien une expérience liminale, où projection et introjection ne cessent de déplacer le seuil de l'image. Que ce soit

sur le terrain de la mystique ou sur celui de la méditation, il y a traversée de l'image, laquelle en retour est susceptible de traverser, à son tour, l'esprit et le corps. De ce point de vue, l'image est pour ainsi dire partout

et nulle part. L'expérience synesthésique dont elle est l'objet est fonciè­rement dynamique; elle engage aussi bien l'esprit et toutes ses facultés

que le corps tout entier. Si cette forme d'immersion (qu'elle relève de l'expérience mystique ou d'un simple exercice mental) dans l'image était anciennement de nature initiatique, puisqu'elle participait du fran­chissement de la frontière entre le profane et le sacré, elle n'en continue

pas moins à obséder notre culture visuelle moderne qui, à grand renfort de moyens techniques, semble finalement se rapprocher de ce rêve immé­

morial de plongée dans l'image.