Patientes boulimiques en psychothérapie ambulatoire : indicateurs d'une reconstruction de la...

Post on 04-Mar-2023

2 views 0 download

Transcript of Patientes boulimiques en psychothérapie ambulatoire : indicateurs d'une reconstruction de la...

Revue québécoise de psychologie (2013), 34(1), 49-72

PATIENTES BOULIMIQUES EN PSYCHOTHÉRAPIE AMBULATOIRE : INDICATEURS D’UNE RECONSTRUCTION DE LA TEMPORALITÉ DANS LE RORSCHACH BULIMIC OUT-PATIENTS IN PSYCHOTHERAPY : RORSCHACH INDICATORS OF TEMPORALITY RECONSTRUCTION

Pierre Gaudriault1

Pratique privée (Paris, France)

TEMPORALITÉ ADDICTIVE ET PSYCHOTHÉRAPIE

La « solution » addictive

Les crises addictives tendent à bloquer la temporalité en produisant des sortes de trous dans la continuité de soi et en venant se substituer aux représentations douloureuses ou excitantes. La multiplication de ces crises crée une conscience de soi en pointillés, empêche l'anticipation et réduit le contact avec sa propre histoire. Tout projet qui s'enracinerait dans des identifications passées et dans une vision prospective de son avenir est alors rendu difficile, voire impossible.

Il y a donc un trouble du rapport au temps, ou dystemporalité, dans un

fonctionnement psychique réduit à sa dimension la plus élémentaire et notamment amoindri par la compulsion à lutter contre les manifestations fantasmatiques et émotionnelles. Ce fonctionnement est maintenant bien repéré chez les personnes qui souffrent de boulimies (Brusset, 2004; Jeammet, 1989; McDougall, 1989). La décharge urgente de la tension dans des impulsions alimentaires leur permet en même temps d’évacuer – « éjecter de la psyché », dit McDougall – les problèmes auxquels elles sont confrontées, qu’il s’agisse de conflits avec leur entourage ou de conflits intrapsychiques. « Le besoin pressant de l’objet addictif » fait de celui-ci un substitut « transitoire » à l’objet interne insuffisamment intégré (McDougall, 1989). La représentation interne des parents comme dispensateurs de soins et de sentiment de stabilité de soi fait défaut. On a rapporté ce défaut à la phase de séparation-individuation décrite par Malher (1968) qui précède, dans le développement du petit enfant, celle de la permanence de l’objet (Jeammet, 1989). Pour Malher, la phase de permanence de l’objet libidinal est acquise normalement vers 30 mois, quand « une image d’objet fermement établie se trouve accessible, image dont l’investissement persiste indépendamment de l’état du besoin

instinctuel » (Malher, 19681973, p. 206). L’objet intériorisé est psychiquement disponible pour permettre d’accepter en absence de la mère un substitut ou un quasi-symbole de celle-ci (p. ex., une chaise sur

1. Adresse de correspondance : 14, avenue de Salonique, 75017 Paris, France.

Téléphone : 0674493831. Courriel : pierregaud@hotmail.com

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

50

laquelle elle s’est assise) sans exiger sa présence constante. Ce quasi-symbole est soutenu par la présence de l’image interne de l’objet d’amour en attendant le retour de « la mère de la chair » (Malher, 1968).

Les observations de Malher vont dans le sens de celles de Piaget qui

a associé le début de l’acquisition de la temporalité à celle de la permanence d’un objet cognitif (Piaget, 1967). Mais Malher ajoute que l’objet libidinal est en « décalage temporel » par rapport à l’objet cognitif, son acquisition pouvant être plus progressive, même « cahoteuse » et instable. Dans certains cas, cette permanence pourrait n’être jamais complètement assurée ou subir des régressions au stade de séparation-individuation, ce qui ouvre la voie à la « solution addictive » (McDougall, 2001). Les observations cliniques et psychanalytiques montrent que ce niveau de régression est particulièrement en jeu chez les boulimiques (Jeammet, 1989).

La solution psychothérapique

Chez ces patientes, la relation d’objet tend à osciller entre l’emprise et l’instabilité du lien, ce qui a des répercussions sur la manière dont elles s’engagent dans une relation psychothérapique. Leur implication est souvent précaire et rompue par les crises alimentaires qui semblent s’opposer frontalement à toute élaboration psychique par laquelle la partie rationnelle de leur Moi pourrait faire alliance avec le thérapeute. McDougall parle d’un « sabotage inconscient » du traitement par des interruptions, des retards ou une absence psychique en séance qui rend leur cure particulièrement laborieuse. La question de la temporalité se pose alors doublement.

À un premier niveau, on se demande si ces patientes sont capables de

s'engager dans des entrevues régulières avec un psychothérapeute. Leur mode de vie plutôt instable et absorbé dans la ritualisation des crises peut être difficilement compatible avec une psychothérapie d'une certaine durée. Il ne s’agit pas seulement de la régularité aux séances, mais surtout de la capacité d'accepter d'entrer dans une relation thérapeutique confiante pour y explorer les parties archaïques de soi et tenter de les faire évoluer. L’établissement d’une relation stable avec un thérapeute n’est qu’une première façon de s’inscrire dans le temps. Dès lors que ce but est atteint, ces patientes ont à retrouver l’hétérochronie avec laquelle elles ont également rompu.

L’hétérochronie (Green, 2000) se distingue du temps chronologique

par le fait qu’elle intègre dans le vécu présent des fragments de pensée et de souvenirs de différentes époques de la vie. Ces états mentaux composites contribuent beaucoup à la coloration et la richesse du vécu identitaire. Les romanciers ont donné des exemples fameux de

RQP, 34(1)

51

phénomènes de mémoire involontaire1. L’hétérochronie produit ses effets

les plus spectaculaires dans l'activité onirique nocturne et chacun en fait l’expérience dans des rêves où sont mêlées différentes époques de son passé. Ceci correspond à ce que Freud a appelé la régression temporelle. Dans la psychanalyse et la psychothérapie analytique, ces phénomènes sont particulièrement travaillés par le jeu du transfert et de l'après-coup. Selon la théorie freudienne de l’après-coup, le déclenchement du symptôme ne constitue que le deuxième temps d'un évènement qui s'est produit dans l'enfance ou l'adolescence et qui vient ainsi se réactualiser. Il existe donc un télescopage du passé et du présent que le travail de thérapie consiste à mettre à jour (André, 2010).

Les crises boulimiques n’affectent pas seulement la capacité de tenir

compte du temps chronologique, mais aussi cette hétérochronie qui contribue au sentiment de soi et son inscription dans une histoire personnelle. Elles bloquent la possibilité de remontée des éléments du passé qui composent la temporalité subjective. Le comportement addictif, note Brusset, a « une temporalité propre qui tend à se substituer à l’hétérochronie normale de la vie psychique… Il abolit la temporalité ordinaire, exclut le sexuel, le langage et la parole en actualisant un mode fusionnel de lien à l’objet, alors même que l’objet est en quelque sorte effacé dans son altérité… » (2004, p. 408-411). Cette façon de se placer dans un hors-temps répétitif a des conséquences sur la capacité d’établir des liens fiables avec des objets affectifs et aussi sur le rapport à soi-même dans son historicité. Au fur et à mesure que les crises addictives se multiplient, l’expérience psychique s’appauvrit et s’enferme dans une durée présentifiée et rudimentaire.

Dans la psychothérapie, un objectif important pour les patientes

souffrant de troubles boulimiques est de leur permettre de retrouver un accès à la double temporalité, chronologique et subjective, et de faire resurgir un matériel fantasmatique apparemment bloqué par les crises alimentaires. McDougall voit comme un progrès dans la psychothérapie la capacité d’accéder à la conscience d’angoisses régressives issues de la prime enfance (ou reconstruites à partir de l’enfance) : ce sont des angoisses « d’être vidé, vampirisé, de tomber en miettes ou, dans la relation à l’autre, d’être submergé par des forces contre lesquelles il est impossible de lutter… Il importe que tous ces phantasmes puissent, peu à peu, s’exprimer verbalement » (2001, p. 19). D’autres auteurs témoignent de l’émergence de fantasmes vampiriques au cours de la psychothérapie analytique des patientes boulimiques (Marinov, 2008; Mouchet, 2002).

1. Proust dans La recherche du temps perdu, Thomas Mann dans La montagne magique,

etc.

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

52

MÉTHODE

Objectifs de l’étude

Le but de cette étude est de montrer l'évolution de la double temporalité psychique au cours de la psychothérapie chez des sujets souffrant de troubles boulimiques, avec l’aide du Rorschach. Pourquoi le Rorschach? Ce n'est certainement pas le seul moyen de l'observer. On pourrait penser que le TAT est plus adapté à l’analyse de la temporalité puisque ses protocoles sont construits sur des récits et se déroulent dans le temps, mais cette dimension narrative apporte surtout un éclairage à la construction chronologique du récit, qui n’est qu’un aspect de la temporalité. Le Rorschach autorise, pour sa part, une projection diversifiée dans la temporalité subjective

1.

Les patientes de l'étude

Ce sont neuf patientes qui ont été diagnostiquées boulimiques ou boulimiques atypiques (code CIM10 : 50.2 ou 50.3)

2. Elles ont toutes un

niveau scolaire au moins égal au baccalauréat, leur âge moyen est de 26 ans avec un écart de 18 à 33 ans. Elles ont été en psychothérapie d’orientation analytique

3 pendant au moins deux ans. Elles ont souvent

reçu un soutien psychiatrique avec l’administration de psychotropes. Certaines ont également bénéficié d’une thérapie de groupe et d’un suivi nutritionnel, selon leur besoin particulier. Elles sont testées une première fois au début du traitement (T1) et à nouveau après un intervalle compris entre 2 ans et 4 ans 5 mois (T2), en fonction de l’évolution du traitement qui n’est pas nécessairement achevé à cette date.

Indicateurs d’évolution au Rorschach

Les recherches effectuées depuis quatre-vingt-dix ans sur l'évolution des réponses au Rorschach de sujets en psychothérapie ont montré à la fois une grande permanence de la plupart des réponses au retest et des transformations qualitatives de ces réponses ainsi que des réponses nouvelles. Une méta-analyse récente tend à confirmer la stabilité des facteurs du Rorschach et leur sensibilité aux changements obtenus par la psychothérapie (Gronnerod, 2006). Quelques auteurs se sont intéressés au remaniement de la temporalité dans le Rorschach avec la psychothérapie.

1. Je renvoie les lecteurs curieux de la question de la temporalité au TAT à l’étude de

Pheulpin et Bruguière (2002). 2. Ces codes correspondent à peu près à la boulimia nervosa du DSM-IV (code 307.51). 3. La thérapie a eu lieu dans un dispensaire public d’hygiène mentale (Centre médico-

psychologique) ou en privé, parfois dans les deux où le même thérapeute avait ses consultations.

RQP, 34(1)

53

Rappel bibliographique

Indicateurs de temporalité chronologique. Schvartzapel de Kacero (1999) repère des modalités du langage en rapport avec le temps (« avant », « maintenant »), l’utilisation des verbes au passé, la succession de réponses bien distinctes et, plus particulièrement, les réponses kinesthésiques, estompages de perspective (Vista) et celles dont le contenu se rapporte au passé. Pour Béhar-Azoulay (1995), l’accès à la temporalité comme « continuité interne » apparaît, d’une part, dans les liaisons associatives entre les réponses et, d’autre part, entre la production spontanée de la réponse et son commentaire à l’enquête. Plus récemment, elle a insisté à nouveau sur la continuité associative entre les réponses et a ajouté la différenciation symbolique des planches qui correspondrait à la reconnaissance du passage d’un état psychique à un autre dans le temps

1 (Azoulay, 2006).

On s’aperçoit que ces auteurs se sont surtout attachés à repérer des

marqueurs du temps « linéaire » (chronologique). Sans sous-estimer l’intérêt de ces indices, on doit cependant constater qu’ils ne rendent pas compte de la régression temporelle et de l’hétérochronie.

Régression temporelle et temporalité subjective. La question de la

régression temporelle a été abordée par Baer (1950) et Roman (2006). Ces auteurs considèrent que la situation projective est traumatique et induit une projection régressive. Pour Baer, cette régression apparaît particulièrement dans les réponses kinesthésiques qui se situent à un niveau « onirique ». Roman rapproche le style de patients traumatisés au Rorschach de celui de témoignages littéraires de traumatismes selon deux modes de défense, qu’il a nommé « ellipse » et « envahissement ». Dans ces deux modes, la régression temporelle se manifeste en désarticulant les liaisons temporelles entre les réponses.

On peut systématiser davantage l’identification de réponses qui sont

directement en rapport avec la temporalité subjective. Pour Schvartzapel de Kacero (1999), les patients ayant des réponses surtout déterminées par la sensorialité se représentent les changements comme éphémères et sans ancrage dans le réel. À l’inverse, les patients avec des déterminants kinesthésiques ou tridimensionnels (Vista et FD) ont une certaine intuition de leur existence dans le temps.

Or ce qui caractérise ces derniers déterminants, c’est d’ajouter aux

stimuli présentés sur les planches une association issue du stock d’« images-souvenirs » de la mémoire personnelle du sujet qui les

1. On sait cependant que la conception d’une signification symbolique des planches est

l’un des points les plus controversés du Rorschach (Exner, 1993, p. 27).

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

54

regarde. En effet, c’est à partir de là que les réponses correspondent à ce que le créateur du Psychodiagnostic a nommé un « travail d’assimilation associative » avec les stimuli perçus sur les planches (Rorschach, 1921). Cette assimilation est plus ou moins admise par le sujet comme une « interprétation » subjective dont le degré de conscience interprétative varie selon sa psychopathologie et selon son implication dans telle ou telle réponse.

Les réponses qui offrent la plus grande opportunité d’« assimilation

associative » peuvent être appelées réponses expressives. Elles sont déterminées par la kinesthésie ou le clair-obscur associé à une valeur Clob (clair-obscur), Texture ou Vista (Rausch de Traubenberg, 1970). Elles marquent la capacité d’évocation de ce qui est absent à partir du stimulus présent et font ainsi plus largement appel aux images internes issues du stock iconique propre à l’histoire du sujet. Elles se différencient des réponses sensorielles qui se calquent davantage sur le stimulus lui-même dans l’instant où il est présenté au sujet (forme, couleur, estompage de diffusion)

1. Des recherches récentes ont montré que les réponses

expressives se développent chez des boulimiques en psychothérapie (Gaudriault & Guilbaud, 2005; Gaudriault & Joly, 2011). L’accroissement des réponses expressives est donc un premier indicateur important de la temporalité subjective.

L’objet récurrent. Cet autre aspect du protocole peut être rapproché de

la régression temporelle. L’objet récurrent se définit comme l’impression de voir réapparaître souvent le même thème d’une planche à l’autre. Ce n’est pas tant la stéréotypie du thème qui compte que l’insistance faite par le sujet sur sa répétition. Ce phénomène paraît correspondre à un effet de transfert au cours de la relation avec le psychologue examinateur qui peut être précurseur de l’engagement dans une psychothérapie, à condition de ne pas envahir tout le protocole (Gaudriault, 1987). Cet effet, dû à la relation fantasmatique avec le psychologue pendant la passation du Rorschach, peut être considéré comme une régression qui remplit une fonction défensive par rapport à la liberté associative. La temporalité hétérochrone est ainsi brusquement sollicitée au risque de déconcerter le sujet confronté à une impression de déjà-vu dont l’origine échappe à sa mémoire consciente.

Les objets récurrents qui apparaissaient dès le Rorschach

prépsychothérapique de patientes boulimiques semblent annoncer une disponibilité relationnelle et une mobilité de l’activité psychique dans la

1. Ceci ne signifie pas que ces réponses déterminées par la forme, la couleur, l’estompage

de diffusion ne soient aucunement expressives, mais elles dépendent surtout de ce qui est directement perçu dans le stimulus et la charge d’expression personnelle est donc moindre pour le sujet qui les énonce.

RQP, 34(1)

55

thérapie quand ils sont associés à une augmentation des réponses expressives (Gaudriault & Guilbaud, 2005). Dans une recherche plus récente sur des boulimiques en thérapie comparées à des boulimiques non engagées dans une thérapie, ce phénomène s’est confirmé comme un des indices précédant l’engagement dans la psychothérapie et les soins chez ces patientes (Mouret & Gaudriault, 2011).

Les réponses osmotiques. L’examen des réponses dites osmotiques

nous intéresse également ici. Ces réponses ont été identifiées par Kwawer (1980). Elles montrent des êtres gémellaires, fusionnés par un point du corps ou confondus avec leur reflet. Elles tendent à figer la temporalité en s’opposant souvent à l’émergence de réponses expressives. Elles sont fréquentes chez les boulimiques (Birot, 1991; Hirschberg, 1989; Parmer, 1991; Piran, 1988). Ce sont des représentations de liens primitifs susceptibles d’évoluer avec la psychothérapie (Lerner, 1983). Dans l’étude de Gaudriault et Guilbaud (2005) sur les boulimiques, ces réponses étaient en diminution en T2, au profit de réponses expressives et interactives. Elles diminuent également dans l’étude de Gaudriault et Joly (2011).

Réponses agressives-orales. Les réponses agressives orales sont

souvent signalées chez les patientes boulimiques (Birot, 1991; Fabbri, 1995; Gruhier-Giarolli, Flament, & Bobet, 1992). Leur apparition paraît montrer une régression temporelle en rapport avec le stade infantile sadique-oral. Elles pourraient correspondre à une fantasmatique difficile à représenter tant que les crises boulimiques en rejettent la conscience par des équivalents comportementaux. De fait, dans l‘étude de Gaudriault et Guilbaud (2005), elles émergent fréquemment au cours de la thérapie.

Réponses de transformation. Elles figurent un processus évolutif,

parfois en termes très primitifs, qui pourrait se rapporter au « renouveau », au sens de Balint (1952). À la fin de son analyse, le patient a l’impression d’une sorte de renaissance avec un sentiment de grande liberté et de sécurité nouvellement acquis. Ces représentations, qui mettent en jeu l’accès à une vie nouvelle, ne sont pas toujours harmonieuses et paisibles

1. Comme les réponses de fusion (osmotiques), les réponses de

séparation et d’« éclosion » sont observées fréquemment chez les boulimiques (Parmer, 1991; Piran, 1988). Cependant, dans la recherche de Gaudriault et Guilbaud (2005), elles paraissent également s’associer à l’évolution dans la psychothérapie.

1. Balint estimait que l’accès à un état « confiant et serein » en fin d’analyse n’était obtenu

que dans 20 % des cas…

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

56

Indicateurs et hypothèses opérationnelles proposés pour cette recherche

Les six indicateurs retenus pour cette recherche s’inspirent de ceux qui ont été observés dans la littérature concernant le Rorschach des boulimiques

1. Ces indicateurs devraient être sensibles aux modifications

de la temporalité au cours du traitement psychothérapique. Ce sont : - les réponses expressives : elles sont définies comme ci-dessus.

L’hypothèse est que le nombre de ces réponses (Ex) va augmenter au cours de la psychothérapie;

- les objets récurrents : on s’attend à ce que les protocoles montrant en T1 un objet récurrent modéré (Orec1) connaissent en T2 un remaniement plus important que les protocoles sans objet récurrent (Orec0) et notamment un plus grand nombre de réponses expressives (Ex). Au contraire, un objet récurrent intense (Orec2) ne devrait pas permettre cette évolution

2;

- les réponses osmotiques (Osmo) : elles devraient diminuer au cours de la psychothérapie pour libérer la temporalité subjective (Présent : X; Absent = 0);

- les réponses d’agressivité orale (Agor) : elles devraient augmenter avec la thérapie (Présent : X; Absent = 0);

- les réponses de transformation (Trans) : elles comprennent des sous-thèmes de « Renouveau-Éclosion » (RE) ou de « Séparation-Arrachement » (SA). Elles devraient apparaître en T2;

- les réponses en rapport avec le passé (Pass) : elles devraient augmenter avec la thérapie (Présent : X; Absent = 0).

RÉSULTATS

Résultats généraux

L’ensemble des résultats selon les indicateurs énoncés est présenté dans le Tableau 1. On y constate que les réponses expressives (Ex) sont en augmentation chez sept des neuf patientes. Les objets récurrents modérés (Orec1) sont présents en T1 chez six patientes, ils disparaissent chez quatre d’entre elles. Il n’y a aucun cas d’objet récurrent intense (Orec2). Celles dont le Rorschach en T1 faisait apparaître un objet récurrent modéré ont tendance à produire en T2 un plus grand nombre de réponses expressives que les patientes qui n'avaient pas d'objet récurrent modéré en T1. Les premières (six cas) ont un accroissement moyen de +3,7 réponses contre un accroissement moyen d’une seule réponse chez les secondes (trois cas).

1. Ces indicateurs de recherche n’appartiennent strictement ni au système de cotation de

la méthode Exner ni à la méthode française traditionnelle qui ne sont pas conçus pour l’étude de la temporalité au Rorschach.

2. Pour la distinction entre objet récurrent « modéré » et « intense », voir Mouret et Gaudriault, 2011.

Tableau 1

Indicateurs de temporalité en T1 et en T2 chez les neuf patientes en thérapie

Stade T1 T2

Indicateur Ex Orec Osmo Agor Pass Ex Orec Osmo Agor Pass Trans*

Céline 8 1 X 0 0 7 0 0 X X RE

Chloé 4 1 0 0 0 11 1 0 X X 0

Christina 3 0 X 0 0 5 1 0 0 0 0**

Juliette 5 1 X 0 0 9 0 X X X RE

Maria 6 0 0 0 0 6 0 0 X 0 SA

Mathilde 7 1 X X 0 10 0 0 X 0 0

Noëlle 7 0 X X 0 8 1 X X 0 SA

Tatiana 6 1 0 0 0 11 0 0 X X SA

Violaine 11 1 0 0 0 13 1 0 X X SA

* Trans : transformation en T2 du type renouveau-éclosion (RE) ou du type séparation-arrachement (SA) ** Dévitalisation

RQ

P, 3

4(1

)

57

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

58

Les réponses osmotiques (Osmo) qui apparaissent chez cinq patientes en T1 ne subsistent en T2 que chez deux d’entre elles. Les réponses d’agressivité orale (Agor) qui n’étaient présentes que chez deux patientes en T1 le sont en T2 chez huit patientes. Les réponses de transformation (Trans) ne se manifestent qu’en T2. Deux s’apparentent au thème « renouveau-éclosion », quatre s’apparentent au thème « séparation-arrachement ». Une autre montre une transformation inattendue d’un autre genre, de type « dessèchement » (cf. ci-dessous). Enfin, on observe en T2 des réponses faisant référence au passé (Pass) chez cinq sur six des patientes ayant présenté un objet récurrent modéré en T1, ce qui ne se voit pas chez les autres.

Ces résultats portent sur des effectifs bien faibles pour rendre

convaincant un traitement statistique1. Et surtout, leur présentation ainsi

segmentée par types de réponses ne rend pas compte de la manière dont ceux-ci interviennent et se combinent entre eux, dans l’évolution singulière des patientes. Nous allons donc reprendre le cas de chacune en présentant les changements survenus dans ces thèmes entre T1 et T2.

Évolution des patientes en thérapie et de leurs réponses au Rorschach

Céline2 a 32 ans en T1. Elle a des conduites boulimiques avec

vomissement et des conduites alcooliques envahissantes. Elle paraît consciente de sa tendance à l’auto-destruction, son impulsivité et son intolérance à la frustration, un fonctionnement en tout ou rien sans capacité de se mettre des limites. Elle fait une thérapie pendant trois ans. En T2, elle affirme qu’elle n’a plus de crise de boulimie et qu’elle ne consomme plus d’alcool.

Évolution du Rorschach : il y a en T1 un objet récurrent (Orec1)

modéré à thème sexuel qui disparaît en T2. Cependant, les réponses expressives (Ex) sont en régression. Une réponse osmotique de type « fausse réflexion » qui était à la V

3 en T1 (« un crâne qui est penché

comme ça, quelqu’un qui se prend la tête contre un mur… comme si c’était deux personnages qui… c’est un miroir en fait… ») disparaît en T2 pour laisser place à une image très dépréciative : « une pauvre chose perdue… avec des grandes ailes… qui essaie de décoller, mais n’y arrive pas… ça me renvoie à la solitude ». À la VI, « une tête de chien qui fait ouh! quand il voit quelqu’un, il est heureux » se transforme en T2 en un animal plus inquiétant : « un loup qui hurle la nuit… la gueule pointée vers le haut, comme un cri… » (Agor). À la VIII, apparaît une réponse de transformation

1. Cependant, la comparaison des scores Ex avant et après thérapie, avec l’épreuve de

Wilcoxon, montre une différence significative pour la valeur de p = 0,012. 2. Tous les prénoms sont des pseudonymes. Les descriptions cliniques ont été réduites au

minimum pour éviter toute reconnaissance. 3. Les numéros en chiffres romains renvoient aux planches du Rorschach.

RQP, 34(1)

59

(Trans) très personnelle : en racontant son histoire et ses boulimies, Céline associe la couleur des taches à celles de son appartement nouvellement repeint pour faire disparaître les traces de ses crises : « les couleurs, ça me fait penser à chez moi, le bleu, c’est le changement radical, la propreté; l’orange, c’est la cuisine pour cuisiner et pas pour me défoncer, maintenant je travaille de bons petits plats ». Elle reprend le même thème à la IX : « le rose, ça pourrait me faire penser au passé (l’appartement tout rose) et le orange, ce qui va vers l’avant… on a gravi les échelons ». Cependant, cette transformation est essentiellement associée à des éléments sensoriels tandis que les réponses expressives ont tendance à régresser. Il y a là une reconstruction magique du passé, comme une tentative d’effacement (de la même façon qu’on repeint l’appartement), et l’on peut craindre que la disparition actuelle des crises boulimiques ne soit pas durable.

Chloé : elle a 27 ans en T1. Elle a, depuis l’âge de 15 ans, des

troubles alimentaires qui ont commencé par une période de restriction. Depuis, elle alterne des périodes de boulimie et de restriction. Quand elle va mieux, elle a tendance à croire que tout va s’arranger et qu’elle n’a pas besoin d’aide jusqu’à ce qu’elle replonge dans les crises. Elle n’a aucune vie sentimentale et dit qu’elle ne s’en croit pas capable. Il y a ensuite un retest trois ans et cinq mois après T1. À cette date, elle a fait plusieurs tranches de thérapie et elle a interrompu récemment la dernière. Elle se sent globalement mieux, mais les boulimies persistent. Elle a établi une relation avec un homme, ce qui lui pose problème par rapport à ses crises.

Évolution du Rorschach : Chloé a donné en T1 un protocole plutôt restrictif avec peu de réponses expressives qui se développent en T2. Cet accroissement remarquable montre un vrai dynamisme psychique comme à la II où des « nains avec des bonnets rouges, des nains de jardin » en T1 deviennent vivants en T2 : « des personnages qui se tapent dans la main comme ça (geste), avec un chapeau rouge, qui dansent ». À la IV, il y a la réponse d’un « dragon qui va cracher du feu » (Agor). En outre, une véritable transformation survient à la X : « un micro, enfin deux micros pour chanter, donc deux personnages qui chanteraient dans un studio, de la musique… c’est là que tout a commencé… une moustache, ça me fait penser à la fête, des lunettes, des cheveux de couleur… aux chanteurs des années 70 » (elle sourit). Cette réponse, en partie confabulée à partir des « micros » (D centre haut) et des couleurs, est remarquable par sa plongée dans une temporalité nostalgique. L’ensemble de ces indices donne au protocole un dynamisme psychique qui n’existait pas en T1.

Christina : elle a 35 ans en T1. Elle est suivie depuis plus de dix ans

pour des crises boulimiques qui ont encore lieu trois ou quatre fois par semaine. Les crises sont intenses et sans vomissement, donc elle grossit

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

60

et souffre actuellement de surpoids. Elle ressent beaucoup de honte de son comportement, mais ne parvient pas à s’en passer. Les essais de psychothérapie avant T1 ont avorté, des hospitalisations pour contrôle nutritionnel n’ont pas donné de résultats durables. Elle entreprend alors une nouvelle thérapie qui dure encore au moment du retest, deux ans et quatre mois après T1. Les crises alimentaires sont moins obsédantes et fréquentes, mais n’ont pas complètement disparu.

Évolution du Rorschach : chez Christina il n’y a pas d’objet récurrent en T1, mais seulement en T2 sous la forme d’une « vertèbre » (I, II). Ex passe de 3 à 6 en T2, le premier protocole étant très restrictif, avec un refus de la IV et une étrange réponse de tendance osmotique à la IX où deux vagins « se pénètrent ». En T2, les réponses sont plus abondantes, le refus de la IV est surmonté, mais pour donner une image très morbide : « on dirait la forme d’un crâne d’un bovin quelconque, on voit bien la structure osseuse, mais il y a encore des chairs non décomposées. C’est une forme hybride, entre les deux. C’est une sorte de pourrissement en train de se faire. C’est pas quelque chose de dégoutant, repoussant, c’est un processus en cours ». Pour Christina, l’évolution dans sa vision de cette planche se fait donc par la découverte d’un être en train de se dessécher. En revanche, la « chauve-souris » de la V est plus mobile en T2, « elle est en vol ». Ce dynamisme apparaît également à la VII où l’image statique de deux « bigoudens » est reprise en T2 comme « deux femmes qui se font face, deux vieilles dames, la main vers l’arrière, ça me fait penser à la mamie dans Titi et Grominet » et où s’ajoute « le visage de quelqu’un qui a l’air contrarié, les yeux, le nez, la bouche et le froncement de sourcil » (kp). La réponse osmotique de la IX disparaît au profit d’un « vêtement de haute couture ». Ainsi, alors que l’évolution clinique reste mitigée, le Rorschach en T2 montre à la fois une image dévitalisée et d’autres plus dynamiques. Sans doute est-ce un stade dans lequel la patiente se confronte à des pulsions mortifères qui sont mieux admises, en tous cas, qui sont reconnues comme faisant partie d’elle-même.

Juliette a 18 ans en T1. Elle est boulimique depuis l’âge de 13 ou 14

ans. Son père a quitté le foyer quand elle avait 10 ans. Elle idéalise ce père absent et estime que sa mère est « invivable ». Elle voudrait en être indépendante sans s’en sentir vraiment capable. Elle a beaucoup de relations sexuelles très passagères avec des garçons et des filles. Elle est dans une recherche avide de sensations. Elle a traversé des périodes dépressives jusqu’à des tentatives de suicide. Elle est très obsédée par son corps et son poids. Elle a une image incertaine d’elle-même : « quand je me regarde, c’est comme si ce n’était pas moi ». Entre T1 et T2, pendant deux ans, elle a fait une thérapie individuelle et une thérapie de groupe, mais avec beaucoup d’instabilité, interrompant et reprenant ses rendez-vous. En T2, elle n’a plus de boulimie alimentaire, mais connaît

RQP, 34(1)

61

encore des angoisses qu’elle ne peut apaiser que par des expériences sexuelles.

Évolution du Rorschach : elle voit en T1 un ORec1 centré sur le thème

du « vagin » : « je suis un peu obsédée, dit-elle à VII et puis après, j’évacue l’idée ». De fait, ce thème disparaît en T2, tandis que les réponses expressives passent de 5 à 8. Cependant, la réponse osmotique à la VII « deux jeunes filles jumelles, attachées par le bas du corps » se maintient en T2, et même s’amplifie : « elles sont collées toutes les deux, dans une sorte de béatitude infinie, dans la fusion et plus rien ne bouge ». La fusion apparaît également dans d’autres réponses nouvelles comme à la II : « Deux corps de chaque côté, qui se joignent la main dans une farandole, deux corps similaires comme si c’était un double,… ils sont contents parce qu’ils se ressemblent, ils se suffisent à eux deux,… beaucoup d’intimité, de complicité ». L’évolution de Juliette semble aller dans le sens de l’idéalisation de la relation osmotique, ce qui n’empêche pas un thème de renaissance (Trans) à la X : « deux sortes de fœtus… Ils viennent d’attraper le fil de la vie. Ils sont encore tout fragiles et mangent pour se régénérer. Ils boivent le même liquide, ils se regardent,… se comprennent tous les deux mais sont étonnés du monde extérieur. Bien qu’ils soient fragiles, les autres viennent en contact avec leurs bras. C’est agréable, ça leur permet de sentir leur corps, c’est un rite d’initiation à la vie… ». À côté de ces images de béatitude apparaissent également des réponses agressives orales comme à la I : « une femme scarabée agressive, avec des ailes un peu démoniaques, noires, l’impression qu’elle va se jeter sur sa proie… Une bouche au milieu qui va tout dévorer sur son passage, une bouche de femme, car c’est rond… ».

L’évolution de Juliette se fait par l’émergence de représentations très

clivées qui s’expriment crument, avec des relations idéalisées et aussi une résignation désabusée comme celle du « papillon » de la V qui était en T1 « malheureux et fragile » et devient en T2 « moche, malade, un peu dangereux… Le raté de la série, il réfléchit tellement à faire de ses défauts des qualités qu’il n’a pas besoin d’être tourné vers la vie parce qu’il passe son temps à se protéger ».

Maria, 21 ans, évoque une angoisse permanente qu’elle ressent au

cours de l’entretien. Elle parle peu, elle est figée sur son siège, le regard paraît vide, le contact est difficile. Elle dit qu’elle est obsédée par la nourriture au point d’être incapable de poursuivre ses études. Elle semble déprimée avec une estime de soi faible. Elle est retestée deux ans et demi après T1, sa thérapie n’est pas terminée. Elle est moins déprimée, les crises boulimiques ont diminué, mais la patiente reste anxieuse, toujours dans la crainte du jugement des autres.

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

62

Évolution du Rorschach : les réponses expressives sont stationnaires, avec un protocole total en diminution. Il n’y a pas d’Orec ni en T1 ni en T2. Le thème Agor, absent en T1, est marqué en T2, la chauve-souris de la I devient un « vampire ou démon ». À la III, les « deux personnes qui dînent en tête à tête, qui s’aiment », deviennent en T2 plus conflictuelles, elles sont « penchées vers l’arrière, se parlent et dînent ensemble… elles tirent un truc chacune de leur côté… on dirait que ça s’arrache, qu’elles se disputent » (Trans). Certaines réponses expressives vues en T1 disparaissent, notamment, à la VIII, la « maison où tout le monde est heureux » avec « les félins qui protègent la maison ». Les personnages de la VII, vus en T1 comme des « petites filles » deviennent en T2 « des personnes âgées », accélérant le passage du temps. À la X, l’image conventionnelle du « feu d’artifice devant la tour Eiffel » disparaît pour une image moins harmonieuse d’une « fête », mais avec « des insectes qui grouillent » ou des « êtres bizarres ». L’évolution de Maria ne se fait donc pas dans le sens d’un apaisement. On peut penser que la tonalité joviale de T1 correspondait à une défense maniaque, s’opposait à prendre en compte la souffrance psychique plus visible en T2, ce qui pourrait être une étape nécessaire vers le « renouveau » qu’elle n’a pas encore atteint.

Mathilde : âgée de 25 ans, elle a des crises boulimiques le soir,

plusieurs fois par semaine. Elle souffre également d’insomnies. Elle se dit déprimée, surtout depuis une rupture sentimentale récente. Elle vit mal sa solitude, est irritable et a de mauvais contacts avec sa famille. Elle est retestée quatre ans et cinq mois plus tard. Entre T1 et T2, elle a fait une thérapie qui s’est progressivement espacée et a participé à un groupe psychocorporel. Les crises boulimiques ont diminué un temps puis ont recommencé. La relation avec ses parents s’est nettement améliorée, mais subsiste en elle une tension permanente liée, semble-t-il, à l’angoisse de la solitude. Elle vient donc de reprendre contact avec son psychothérapeute.

Évolution du Rorschach : l’Orec1 est en T1 aux III et IV « une bestiole

qui vole, avec des yeux, des mandibules et des crochets » puis, aux VII et VIII, « une tête avec des yeux méchants », il a complètement disparu en T2. De plus, Mathilde accroît son nombre de réponses expressives, de 7 à 10. À la I, les « deux petits crochets » deviennent en T2 « l’appareil buccal d’un insecte qui vole, qui n’est pas content » (Agor). Les « yeux méchants » de T1 deviennent « un fantôme qui lève les bras ». La kinesthésie se substitue à l’Orec1. D’autres réponses expressives qui viennent en T2 sont aussi des réponses Agor : par exemple, à la I, « un loup qui montre les crocs » et « une petite bête qui vole, qui n’est pas contente, dont on voit les mandibules ». Ainsi, les réponses Agor, déjà présentes en T1, se renforcent. À la X, les deux « extraterrestres » qui sont en appui l’un sur l’autre, dans une dépendance quasi osmotique, s’effacent au profit d’un « feu d’artifice ». Il n'y pas, en T2, de référence

RQP, 34(1)

63

explicite au passé, mais à l'enfance (« Que des trucs d'enfants! », IV), ce qui revient peut-être au même. Les remaniements psychiques sont bien visibles en T2, mais semblent douloureux et justifient la reprise de la thérapie.

Noëlle : elle a 22 ans en T1. Elle est boulimique vomisseuse depuis un

an, plusieurs fois par semaine. Étant adolescente, elle a été atteinte d’une grave maladie qui a entraîné des soins très lourds et handicapants. Elle en a gardé une image très dévaluée de son corps, source de grandes souffrances et de honte. Elle cherche à se dégager de l’influence de sa mère qui l’a beaucoup assistée pendant sa maladie. Au moment T1, elle a déjà amorcé sa psychothérapie depuis plusieurs mois, mais semble encore être en grand malaise psychique. Les crises alimentaires vont persister longtemps et commencent seulement à s’espacer en T2. Elle se sent alors plus sûre d’elle-même et redoute moins d’être envahie par sa mère.

Évolution du Rorschach : il n’y a pas d’objet récurrent en T1. Il apparaît

en T2 sur les thèmes du « visage » et de « la bouche » aux II, VII, VIII et IX. Ex progresse légèrement, de 7 à 8, de T1 à T2. Une tonalité paranoïde, déjà sensible en T1, se maintient en T2, par exemple, à la X : « un corps de femme au milieu avec le cou et puis le corps, la poitrine, et les organes génitaux, internes, avec les ovaires, l’utérus et le cœur, là. C’est comme entouré de petites bêtes, des araignées, des insectes qui grouillent… Il y en a même sur la tête et qui essaient de s’insinuer dans le corps ». À la III se produit une transformation de type séparation subtile : en T1, Noëlle voit « des gens qui dansent, et des cœurs entre eux… ou ils se repoussent, ils ne dansent pas, ils sont accrochés l’un à l’autre, ils essaient de se décrocher et c’est en fait leur cœur qui a été arraché ». En T2, elle dit : « deux personnes assises à table, et puis je vois deux cœurs, le cœur de chacune des personnes, elles sont liées, les personnes, se font face, mais ce n’est pas conflictuel, et peut-être là, c’est comme si chacune des deux a ses pensées, mais que l’autre ne les voit pas ». Le lien osmotique subsiste, mais une forme de séparation par la pensée apparaît. À la VII, les réponses étaient dominées en T1 par des fantasmes sadiques oraux : « une mâchoire, on dirait que c’est vivant, qu’il y a des dents, mais pas de bouche… ». En T2, cette thématique paraît s’humaniser avec d’abord « deux visages qui se font face, deux filles, mais pour le coup, c’est plutôt dans le conflit » avant le retour de « un peu une bouche aussi, avec des crocs, un truc pas très humain » (Agor). Le T2 est donc marqué chez Noëlle par un début de séparation psychique avec une régression sadique-orale et persécutive qui reste très prégnante, ce qu’il faut sans doute rapporter à la maladie que cette patiente a supportée au cours de son développement.

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

64

Tatiana : elle a 31 ans en T1. Depuis l’âge de 16 ans, elle a des troubles alimentaires avec une alternance de périodes anorexiques et hyperphagiques. Elle reconnaît que son mode alimentaire est très lié à son état psychique et sa vie affective. Elle a traversé des moments de grande angoisse avec une impression de dépersonnalisation. À d’autres moments, à la suite de ruptures sentimentales, elle a plongé dans la dépression avec une recrudescence des crises alimentaires. En T1, elle est en couple et estime qu’elle va déjà mieux, mais qu’une thérapie est nécessaire pour stabiliser son état. Elle est retestée quatre ans et trois mois après T1. Elle a une alimentation globalement plus équilibrée et, surtout, son image d’elle-même est plus positive, elle accepte mieux son corps, elle contrôle mieux sa tendance dépressive.

Évolution du Rorschach : l’Orec1 apparaît en T1 sous forme d’un

« insecte » puis d’un « sexe de femme ». Il est beaucoup plus discret en T2 avec seulement une « tête d’ours » en V et VIII. De plus, les réponses expressives augmentent sensiblement, de 6 à 10. À la II, les « profils de visage » vus en T1 s’amplifient en T2 pour former un corps entier « avec une jambe qui s’avance, le genou plié et les mains qui se rejoignent à plat, comme ça », tandis que le sexe féminin disparaît. À la IV apparaît une nouvelle K « une espèce de gros bonhomme avec la tête enfoncée dans les épaules et deux bras comme ça (fait le geste en cintre) et deux pieds en bas ». À la VII, la kp « deux poings avec le pouce levé » devient une K entière « deux petites bonnes femmes avec une capuche sur la tête ou un chignon, et puis le bras qui part de ce côté, comme si elles esquissaient un geste ou dansaient ». À la X, s’ajoutent en T2 « deux petits personnages serrés l’un contre l’autre, qui se battent contre les autres… en criant » et « deux personnages symétriques, en redingote moulante, ils courent en balançant le bras de côté ». Notons en outre l’apparition de réponses Agor et de références au passé. La temporalité subjective est donc très enrichie en T2, ce qui corrobore l’amélioration générale de l’état clinique de cette patiente.

Violaine : elle a 24 ans en T1. Boulimique depuis l’âge de 16 ans, mais

les crises se sont intensifiées depuis un an, elles sont quasi-quotidiennes avec vomissements ou purgatifs. Elle contrôle beaucoup son poids et fait même du jogging et de la natation pour entretenir sa ligne. Elle a le sentiment que sa vie est envahie par la question de son alimentation et de son poids. Sa pensée est paralysée par des obsessions idéatives, elle a peur des autres, elle craint de devenir folle. Elle est retestée deux ans et sept mois plus tard, sa thérapie continue. Les boulimies ont diminué, mais les obsessions persistent.

Évolution du Rorschach : Violaine augmente ses réponses expressives

de 11 à 14, avec un protocole très dilaté en T2 de 50 réponses. Certaines

RQP, 34(1)

65

nouvelles réponses sont en rapport avec une temporalité archaïque : à la II, apparaît « un bonhomme, enfin une portion d’homme, le buste, les mains jointes, c’est un homme qui fait un peu comme ceux du XVe siècle, avec l’habit typique et les cheveux longs »; à la VI, se dévoile en T2 « un gros bateau, sa silhouette au bord d’une île inhabitée, un récif, une terre déserte avec des troncs d’arbre. Le bateau est en glace, c’est peut-être au pôle Nord, il y a son reflet… sa forme n’est pas celle d’un bateau moderne… ». Cette image de bateau gelé, figé, pourrait être la reconnaissance d’un refoulement d’affects issus du passé. Par ailleurs, à la VII, il y avait déjà en T1 « une espèce de pont, comme les anciens » qui est plus élaborée en T2 et devient : « le contour d’une fenêtre en pierre, d’une civilisation différente de la nôtre » (E : « des pierres assemblées... c’est dans un coin perdu, dans des ruines »). Violaine multiplie donc en T2 des références à un passé disparu et lointain. Notons enfin que l’Orec1 de T1 s’efface en T2, tandis qu’apparaissent des réponses Agor, comme celle-ci à la IV : « le monstre dont j’ai parlé en premier, il crache quelque chose, des flammes, la flamme prend la forme d’une tête d’animal aussi… ». Le travail psychothérapique est sensible dans le retest de Violaine pour qui l’importance du passé semble émerger sans pourtant qu’elle soit encore capable de s’y relier entièrement.

DISCUSSION ET CONCLUSION

L’observation des résultats des Rorschach des neuf patientes boulimiques au début de leur thérapie et au moins deux ans plus tard a permis de faire apparaître certaines modifications dans les représentations de la plupart de ces patientes. Notre attention était centrée sur certains aspects des protocoles de Rorschach susceptibles, selon la littérature, d’évoluer avec la psychothérapie et particulièrement en rapport avec une meilleure intégration dans la temporalité subjective. Ces aspects sont les réponses expressives (Ex), l’objet récurrent modéré (Orec1) et des thèmes touchant la temporalité que sont les réponses osmotiques (Osmo), des réponses d’agressivité orales (Agor), celles qui se rapportent au passé (Pass) et à une transformation de type renouveau, éclosion ou séparation (Trans). On a vu que, pour la majorité des patientes ayant un objet récurrent modéré en T1 (5 sur 6), le Rorschach en T2 s’est particulièrement enrichi de réponses expressives nouvelles ainsi que de références au passé, ce qui montre une plus grande intégration de la temporalité dans les représentations. Ceci va dans le sens de l’hypothèse que l’objet récurrent modéré en T1 correspond à un effet de transfert précoce et que cet effet a été précurseur d'un engagement dans la psychothérapie permettant d'aboutir à ces développements de la représentation. L’objet récurrent, quand il apparaît à un stade pré psychothérapique, peut être rapproché de ce qui se passe dans un entretien préliminaire à une thérapie analytique, au cours duquel, selon

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

66

André, se produit souvent un moment fécond d’après-coup qui subjectivise la temporalité (André, 2010, p. 24-25).

Par ailleurs, on a pu constater que les réponses osmotiques étaient en

diminution en T2 tandis qu’apparaissaient à ce stade de nouvelles réponses d’agressivité orale, de transformation et de référence au passé.

Ces résultats bruts ne pouvaient être interprétés sans qu’on revienne à

la situation particulière de chaque patiente. Il paraissait plus utile de tenir compte de leur « point de départ intrapsychique » (Appelbaum, 1977) pour analyser les changements psychiques obtenus en psychothérapie que d’effectuer des statistiques dont la portée est nécessairement limitée sur un petit effectif de cas. Nous avons donc présenté l’évolution clinique et projective des neuf patientes. Cette nécessité d’examiner les indicateurs et leur combinaison au cas par cas n’interdit cependant pas de tenter de tirer quelques conclusions générales de cette étude.

La poussée fréquente des réponses expressives avec la

psychothérapie confirme les observations faites dans des études précédentes. Ceci correspond sans doute à une meilleure capacité chez les patientes de se représenter leurs états psychiques, notamment les états de tension liés aux crises boulimiques. Rappelons que les réponses expressives comprennent des représentations qui peuvent être tout à fait inquiétantes pour les patientes qui les énoncent, par exemple des réponses Clob ou des kinesthésies mineures associées à une tension psychique. Piowtrowski et Schreiber (1952) ont remarqué que les kinesthésies animales (qui font partie de l’indice Ex) étaient particulièrement reliées à des fantasmes du passé susceptibles de réapparaître au cours de la psychothérapie. C’est bien ce qui s’est produit pour la majorité des patientes. C’est que le travail psychothérapique consiste justement à tenter de mettre des mots sur des angoisses primitives. Marinov (2008) note que la thérapie des boulimiques et anorexiques consiste à « mobiliser leur investissement affectif et pulsionnel, à faire entrer leurs sensations dans des chaines associatives polysémiques… ». Ainsi, l’apparition de thèmes régressifs en rapport avec la fusion, l’oralité agressive et la séparation (Osmo, Agor, Arrachement) dans le Rorschach en T2 peut constituer une avancée dans la conscience de soi. En revanche, quand ces réponses morbides sont déjà très présentes en T1, le progrès en T2 serait sans doute de parvenir à les tempérer, au risque d’aller vers une solution conformiste et une perte de subjectivation.

Le fait que les réponses osmotiques vont plutôt en diminuant en T2

paraît signifier que ces réponses sont associées en T1 à une temporalité figée. Elles pourraient correspondre à une sorte d’identification adhésive,

RQP, 34(1)

67

au sens de Meltzer, avec une intolérance à la séparation, ce que Marinov (2008) a observé chez des patientes anorexiques et boulimiques. Ce mode de relation, en supprimant la différenciation entre le self et l’objet, annule également celle qui existe entre le présent, le passé et l’avenir. Il est donc possible que les fantasmes osmotiques doivent évoluer en priorité pour permettre ensuite l’accès aux fantasmes d’arrachement et d’agressivité orale qui sont effectivement plus présents en T2. Notons que c’est ce qui se passe aussi pour une patiente souffrant de dépression périnatale retestée par De Tychey au bout de deux ans de thérapie analytique : la réponse osmotique disparaît tandis qu’émerge une réponse d’arrachement, ce que l’auteur interprète comme un progrès dans la séparation-individuation (De Tychey, 2012).

Chez les boulimiques, l’émergence en T2 de représentations orales

agressives pourrait signifier que les crises alimentaires, en diminution à ce stade chez la plupart des patientes, en constituaient des équivalents symboliques, ce qui devrait relativiser l’idée qu’on se fait souvent que ces crises sont démétaphorisées. L’émergence de tels fantasmes dans la conscience des boulimiques pourrait être la condition nécessaire pour que les crises diminuent. Ainsi, comme le suggère Fabbri, il ne conviendrait pas d’opposer systématiquement les impulsions boulimiques et la capacité de représentation qui sont dans un possible prolongement (2004, p. 382).

L’apparition de thèmes en rapport avec le passé en T2 dans au moins

cinq cas s’explique sans doute par le fait que la thérapie d’inspiration analytique fait une large part à l’histoire personnelle pour la compréhension des symptômes actuels. Cette attention au passé serait cependant tout à fait insuffisante si elle se contentait d’un retour sur soi sans produire un remaniement des représentations dans le présent et sans contribuer à construire une historicité subjective. Les vestiges du passé peuvent rester inaccessibles ou figés dans un temps disparu dont il ne reste que des ruines ou des témoins glacés (« le bateau pris dans les glaces » de Violaine). Ces références explicites au passé n’ont sans doute qu’une importance complémentaire par rapport à d’autres thèmes plus dynamiques.

C’est ce que paraissent être les thèmes d’éclosion ou de renouveau,

apparemment tournés vers l’avenir. Ils ne signifient pas pour autant toujours une avancée plus grande dans la thérapie. Ils peuvent traduire une idéalisation de la transformation dans le temps, une sorte de new age plongeant aussi bien dans un passé que dans un avenir mythique. Ce devenir apparemment radieux ne correspond pas nécessairement à la notion de « renouveau » confiant et serein de Balint (1952). Ceci est d’autant plus incertain que les deux patientes qui donnent ce thème en T2 sont Céline et Juliette : chez la première, les réponses expressives sont en

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

68

régression en T2; chez Juliette, l’osmose maintenue est idéalisée en T2, en dehors de toute limite temporelle. La transformation particulièrement morbide énoncée par Christina (le crâne de bovin qui se dessèche) pourrait constituer un stade d’évolution encore défensif, comme Marinov (2008) le signale chez des anorexiques boulimiques, c'est-à-dire un fantasme de « dessèchement » du corps. Ce fantasme d’un corps desséché constituerait un stade de conscience intermédiaire avant de reprendre contact avec sa vitalité.

Dans l’ensemble, nous devons admettre que les patientes ne peuvent

évoluer sans se confronter à leurs angoisses morbides. Au stade où elles en sont, il ne paraît guère possible de décrire leur avancée psychothérapique seulement sur une échelle de progrès dans la mutualité et la permanence de l’objet, comme Diamond, Kaslow, Coonerty et Blatt (1990) ont tenté de le faire. De tels progrès adviendront peut-être dans le futur, dans la mesure où la thérapie de la plupart de ces patientes n’est pas terminée et que plusieurs d’entre elles sont encore aux prises avec la boulimie, mais il est probable qu’une étape incontournable est pour elles d’abord d’assumer leurs angoisses et désirs archaïques. C’est du moins à ce niveau que le Rorschach a souvent fait émerger chez elles en T2 de nouvelles représentations.

L’apparition de ces représentations primitives en T2 peut être

rapprochée de ce que Rotschild, Lacoua, Eshel et Stein (2008) ont observé chez des adolescentes souffrant de troubles des conduites alimentaires après plusieurs mois de psychothérapie en hospitalisation. Ces patientes montraient au retest du Rorschach une augmentation des affects dysphoriques tels qu’ils s’expriment dans l’indice « estompage » (Sumshd d’Exner, 1995). Cet indice recoupe en partie le score Ex, notamment pour les réponses Texture, Vista et Clob. Retenons de l’interprétation de Rotschild et ses collaborateurs que les images angoissantes s’associent à la réduction des symptômes alimentaires justement parce que ces symptômes avaient pour fonction de protéger le psychisme contre des affects douloureux. De la même façon, nos patientes en voie de rémission paraissent se trouver exposées aux émotions suscitées par des angoisses régressives. Cet effet signifie en tous cas que la thérapie n’est pas terminée pour elles. Il s’agit sans doute de les aider à se reconstruire avec une partie d’elles-mêmes qu’elles découvrent et qu’elles vont devoir accepter dans le temps à venir.

Le bouleversement induit par la psychothérapie pourrait cependant

présenter certains risques, notamment celui de se complaire dans une temporalité hétérochrone. Ainsi, un développement excessif des réponses expressives signifierait que la patiente vit surtout dans le fantasme au point de perdre le contact avec la réalité extérieure et la notion de temps

RQP, 34(1)

69

chronologique. Il est certainement nécessaire de trouver un équilibre entre temps chronologique et hétérochronie pour que l’une de ces deux dimensions du temps ne domine pas trop au détriment de l’autre. Quand c’est le temps chronologique qui exerce le plus son emprise sur un sujet, il est à craindre que celui-ci se place sous la tyrannie des horloges et accorde peu de place à sa vie fantasmatique. Quand, au contraire, le sujet développe en lui une vie fantasmatique et laisse venir dans son présent des réminiscences du passé (comme dans un rêve), il risque de s’y laisser absorber au point de négliger les exigences du temps chronologique (ce risque existe chez Juliette et Violaine). Le problème dans la boulimie est sans doute de finir par sacrifier ces deux exigences, celle de la réalité interne et celle de la réalité externe.

Enfin, notons qu’une meilleure appréhension de la temporalité, telle

qu’elle apparaît chez un certain nombre de ces patientes en T2, ne donne pas l’assurance d’une franche amélioration de la boulimie, aussi bien sur le plan du comportement alimentaire que de l’idéation. Notre étude ne permet pas de le savoir vraiment dans la mesure où nous n’avons pas retenu d’indicateur symptomatique précis pour ces patientes, en dehors du fait qu’elles sont venues au moins deux ans en thérapie. La notion d’amélioration est complexe et peut certainement varier d’une patiente à l’autre. Il est possible que la disparition des crises alimentaires chez certaines n’empêche pas la persistance de troubles dans la vie relationnelle, comme on le voit chez Juliette. Inversement, des progrès importants peuvent être accomplis dans ce domaine alors que persistent, de temps en temps, des crises boulimiques, comme pour Christina, Noëlle ou Tatiana. Enfin, reconnaissons que le travail psychothérapique, qui vise essentiellement à la meilleure conscience de soi, n’a pas toujours des résultats tangibles sur le plan des symptômes. Dans le cas qu’il a traité pendant quatre ans en psychothérapie, Silverstein (2007), constatant l’apparition de kinesthésies d’objet qui traduisent un sentiment d’impuissance face à la perte de contrôle, se demande si son patient n’a pas seulement échangé une forme de misère humaine contre une autre. Sans aller jusqu’à cette interrogation pessimiste, nous observons aussi, dans certains cas, qu’une conscience plus aiguë de son état psychique ne permet pas toujours d’apaiser la détresse et ses compensations dans la dépendance.

Quoi qu'il en soit, l’évolution de ces patientes passe par des stades de

conscience douloureux, sans doute nécessaires, avant d’accéder à un hypothétique « renouveau ». Des études ultérieures pourraient tenter de mieux comprendre comment s’enchaînent les prises de conscience sur les troubles addictifs pour parvenir enfin à un état de lucidité sereine. Il sera alors intéressant de comparer des indicateurs cliniques de l’évolution des patients aux critères du Rorschach et pour d’autres dépendances avec

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

70

lesquelles la temporalité est également perturbée. Une telle étude est actuellement en cours auprès de patients alcoolodépendants

1. La

comparaison de l’évolution psychothérapique avec celle des boulimiques pourrait mettre en évidence des facteurs communs aussi bien que des facteurs spécifiques propres à chaque type de dépendance.

RÉFÉRENCES

André, J. (2010). Les désordres du temps. Paris : PUF. Appelbaum, S. A. (1977). The anatomy of change : A menninger foundation report on testing

the effects of psychotherapy. New York, NY : Plenum Press. Azoulay, C. (2006). Représentation de soi et temporalité dans le fonctionnement psychotique

à l’adolescence. Psychologie clinique et projective, 1(12), 349-380. Baer, A. (1950). Le test de Rorschach interprété du point de vue analytique. Revue française

de psychanalyse, 14(4), 455-503. Balint, M. (1952). Amour primaire et technique psychanalytique. Paris : Payot, 1972. Béhar-Azoulay, C. (1995). Féminité et filiation : l’épreuve du temps. Psychologie clinique et

projective, 1(1), 57-71. Birot, E. (1991). Configurations psychopathologiques de la boulimie à travers le Rorschach.

Rorschachiana, 17, 296-299. Brusset, B. (2004). Dépendance addictive et dépendance affective. Revue française de

psychanalyse, 68(2), 405-420. Diamond, D., Kaslow, N., Coonerty, S., & Blatt, S. (1990). Changes in separation-

individuation and intersubjectivity in long-term treatment. Psychoanalytic Psychology, 7(3), 363-397.

Exner, J. E. (1993). Le Rorschach : un système intégré. Paris : Frison-Roche, 1995. Fabbri, M. (1995). Les identifications féminines dans la boulimie : un manque à avoir, un

manque à être. Psychologie clinique et projective, 1(2), 217-230. Fabbri, M. (2004). Dans un contexte de recherche : bilan d’une adolescente boulimique

(Béatrice 18 ans). In M. Emmanuelli (Éd.), L’examen psychologique en clinique : Situations, méthodes et études de cas (p. 373-388). Paris : Dunod.

Gaudriault, P. (1987). Examen de la demande de psychothérapie au moyen de tests de taches d’encre. Bulletin de Psychologie, 40, 382, 856-862.

Gaudriault, P., & Guilbaud, C. (2005). Évolution des boulimiques en psychothérapie dans le test de Rorschach. L’évolution psychiatrique, 70, 577-593.

Gaudriault, P., & Joly, V. (2011). Psychothérapie des boulimiques et Rorschach. Psychothérapies, 31(2), 119-129.

Green, A. (2000). Le temps éclaté. Paris : Éditions de Minuit. Gronnerod, C. (2006). Reanalysis of the Gronnerod (2003) Rorschach temporal stability

méta-analysis data set. Journal of personality Assessment, 86(2), 222-225. Gruhier-Giarolli, A., Flament, M., & Bobet, R. (1992). Boulimie, narcissisme et représentation

de soi. L’apport du Rorschach à la psychopathologie des conduites boulimiques. Perspectives psychiatriques, 33(3), 149-155.

Hirschberg, L. M. (1989). Rorschach images of symbiosis and separation in eating-disorded and in border-line and non-borderline subjects. Psychoanalytic Psychology, 6(4), 475-493.

Jeammet, P. (1989). Dysrégulations narcissiques et objectales dans la boulimie. Monographie de le la Revue française de psychanalyse : la boulimie. Paris : PUF.

Kwawer, J. S. (1980). Primitive interpersonal modes, borderline phenomena and Rorschach content. In J. S. Kwawer, H. D. Lerner, P. M. Lerner, & A. Sugarman, Borderline

1. Recherche menée par V. Blanc, L. Fouré, P. Gaudriault, D. Leclerc, E. Marchin et

R. Rosenberg dans le cadre de L’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie.

RQP, 34(1)

71

phenomena and the Rorschach test (p. 89-105). New York, NY : International universities press.

Lerner, H. (1983). An object representation approach to psychostructural change : A clinical illustration. Journal of Personality Assessment, 47(3), 314-323.

Malher, M. (1968). Psychose infantile. Symbiose humaine et individuation. Paris : Payot, 1973.

Marinov, V. (2008). L’anorexie, une étrange violence. Paris : PUF. McDougall, J. (1989). Le théâtre du corps. Paris : Nrf-Gallimard. McDougall, J., et al. (2001). Anorexie, addictions et fragilités narcissiques. Paris : PUF. Mouchet, A. (2002). Boulimie et angoisses archaïques. In M. Flament, P. Jeammet, & B.

Rémy (Éds), La boulimie : Comprendre et traiter (p. 101-105). Paris : Masson. Mouret, S., & Gaudriault P. (2011). L’engagement des boulimiques dans les soins et la

psychothérapie, apport du Rorschach. Psychologie française, 2011(56), 45-57. Parmer, J. (1991). Bulimia and objet relations : MMPI and Rorschach variables. Journal of

Personality Assessment, 56(2), 266-276. Pheulpin, M.-C., & Bruguière, P. (2002). Eléonore ou le temps déboussolé. Psychologie

clinique et projective, 8, 129-155. Piaget, J. (1967). La construction du réel chez l’enfant. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé. Piotrowski, Z., & Schreiber M. (1952). Détection par le Rorschach des modifications de la

personnalité pendant et après une psychothérapie intensive orientée psychanalytiquement. In G. Bychowski & J. L. Despert (Éds), Techniques spécialisées de la psychothérapie (p. 283-305). Paris : PUF.

Piran, N. (1988). Borderline phenomena in anorexia nervosa and bulimia. In H. D. Lerner & P. M. Lerner (Éds), Primitive mental states and the Rorschach (p. 363-376). Madison, CT : International Universities Press.

Rausch de Traubenberg, N. (1970). La pratique du Rorschach. Paris : PUF. Roman, P. (2006). Temps et traumatisme : une approche clinique et projective. In B.

Chouvier & R. Roussillon (Éds), La temporalité psychique : Psychanalyse, mémoire et pathologies du temps (p. 75-92). Paris : Dunod.

Rorschach, H. (1921). Psychodiagnostic. Paris : PUF. Rothschild, L., Lacoua, L., Eshel, Y., & Stein, D.. (2008). Changes in defensiveness and in

affective distress following inpatient treatment of eating disorders : Rorschach comprehensive system and self-report measures. Journal of Personality Assessment, 90(4), 356-367.

Schvartzapel de Kacero, E. (1999). À la recherche d’un temps à construire au Rorschach : Des facteurs formels aux liens qui les régissent. Psychologie clinique et projective, 5, 143-163.

Silvertein, M. L. (2007). Rorschach test findings at the beginning of treatment and 2 years later, with a 30-year follow-up. Journal of Personality Assessment, 88(2), 131-143.

Tychey (de), C. (2012). Le Rorschach en clinique de la dépression adulte. Paris : Dunod.

RÉSUMÉ

La boulimie produit des troubles de la temporalité aussi bien sur la capacité à se conformer au temps chronologique que sur l’hétérochronie (Green, 2000). Ces troubles peuvent être diminués avec la psychothérapie analytique. Des indicateurs du Rorschach sont utilisés pour examiner la reconstruction de la temporalité chez neuf patientes boulimiques en psychothérapie. Le Rorschach est administré au début du traitement et après au moins deux ans de psychothérapie. Une tendance au changement est souvent observée, et notamment la confrontation à des angoisses archaïques qui apparaissent dans le deuxième Rorschach.

MOTS CLÉS

boulimie, temporalité, psychothérapie analytique, Rorschach

Temporalité des boulimiques en psychothérapie

72

ABSTRACT

Bulimia induces temporality disorders as much in chronology as in heterochrony (Green, 2000). These disorders may be decreased analytic psychotherapy. Rorschach indicators are used to examine the temporality reconstruction of nine bulimic women in psychotherapy. Rorschach is administered at the beginning of treatment and after at least two years in psychotherapy. Results show a tendency toward changes, especially in the ability to face archaic anxieties which come to light in second Rorschach.

KEY WORDS

bulimia, temporality, analytical psychotherapy, Rorschach