Quand la métamorphose s'inverse : une temporalité esthétique irréversible

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Quand la métamorphose s'inverse : une temporalité esthétique irréversible Bruno Trentini, « Quand la métamorphose s'inverse : une temporalité esthétique irréversible », Temps, rythmes, mesures – figures du temps dans les sciences et les arts , dirigé par Laurence Dahan- Gaida, Paris, Hermann, 2012, p. 303-312. Lorsque le spectateur se retrouve devant Méta- morphose II de Markus Raetz, il a tout d'abord l'impression de se retrouver devant une sculpture abstraite, informe, représentant tout au plus un mouvement tourbillonnant transmis au matériau qui aurait séché ainsi. Cette impulsion giratoire est peut-être celle qui donne envie au spectateur de faire le tour de l'œuvre. C'est alors qu'il découvre une forme qui se cachait dans la matière apparem- ment brute : le profil d'un homme coiffé d'un chapeau. Ainsi, contrairement à la plupart des sculptures, Métamorphose II possède un point de vue privilégié ; l'homme n'est visible que depuis ce point, comme une anamorphose tridimensio- n-nelle 1 . Il est en effet rare de parler de point de vue spécifique en sculpture. Puisque la sculpture est un art de l'espace, il n'est pas nécessaire de recourir à une réduction perspectiviste afin de représenter la troisième dimension. Pourtant, ici, Markus Raetz a choisi de réaliser une sculpture particulière, une sculpture donnant en fait à voir une surface virtuelle qui, d'un point de vue précis, émerge 2 . Bien entendu, la particularité du point de vue unique offre la possibilité au spectateur de 1. La sculpture de Markus Raetz n'est pas la première à assigner un point de vue à une sculpture, Phidias, déjà, a semble-t-il sculpté une Athéna déformée qui, placée sur un pilier et vue d'en-bas, retrouverait des proportions adéquates. Selon Baltrušaitis cette anecdote viendrait des Chiliades de Tzetzès. Voir Baltrušaitis, Jurgis. Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus. Les perspectives dépravées - II, Paris, Flammarion, 1996, p. 19. 2. Pour plus de détails sur l'émergence de la surface virtuelle chez Markus Raetz, se référer à l'article : Trentini, Bruno « La surface deux fois altérée – la symétrie brisée chez Markus Raetz », in La Surface : accidents et altérations, Chambéry, Édition de l'université de Savoie, 2010, p. 277- 285. jouer avec ce dernier. Il continue alors de tourner autour de la sculpture afin de voir à quel moment disparaît le profil de l'homme dans la forme abstraite initiale. Or, pendant son tour, il accède certes à la dégradation de l'homme coiffé, mais il perd l'accès facile à la forme abstraite ; plus surprenant encore, au moment où l'homme coiffé commence à disparaître dans le tourbillon de la forme, une autre forme émerge : un lièvre, toujours de profil. Sans plus de doute, l'homme au chapeau renvoie à Joseph Beuys et à sa perfor- mance de Düsseldorf Comment expliquer l'histoire de l'art à un lièvre mort . Si le présent texte n'a pas pour but de commenter la portée méta-artistique de l'œuvre de Markus Raetz, il semble bon de noter que le spectateur averti est d'autant plus prompt à conjuguer ces deux formes ; puisque Joseph Beuys tient le lièvre dans les bras lors de la performance. L'art de Markus Raetz transparaît clairement dans Métamorphose II : la sculpture possède en fait deux points de vue laissant voir deux faces orthogonales de la forme. Ainsi, étant orthogo- nales l'une à l'autre, les deux formes vues par projection perspectiviste – donc selon le même principe qu'une anamorphose plane – ne sont pas du tout en concurrence : les formes donnant à voir le lièvre d'un point de vue viennent s'aplatir jusqu'à devenir unidimensionnelles du point de vue adapté pour l'homme coiffé 3 . 3. Les lecteurs n'ayant malheureusement jamais appréhendé directement une sculpture similaire peuvent s'imaginer un cercle construit avec du fil du fer : d'un point de vue, on voit un cercle, mais si on se place « de profil », le cercle prendra alors l'apparence d'un simple segment vertical ; on n'aura plus accès à la rotondité de la forme parce qu'elle sera 1

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Quand la métamorphose s ' inverse :une temporal ité esthétique ir réversible

Bruno Trentini, « Quand la métamorphose s'inverse : une temporalité esthétique irréversible »,Temps, rythmes, mesures – figures du temps dans les sciences et les arts, dirigé par Laurence Dahan-

Gaida, Paris, Hermann, 2012, p. 303-312.

Lorsque le spectateur se retrouve devant Méta-morphose II de Markus Raetz, il a tout d'abord l'impression de se retrouver devant une sculpture abstraite, informe, représentant tout au plus un mouvement tourbillonnant transmis au matériau qui aurait séché ainsi. Cette impulsion giratoire est peut-être celle qui donne envie au spectateur de faire le tour de l'œuvre. C'est alors qu'il découvre une forme qui se cachait dans la matière apparem-ment brute : le profil d'un homme coiffé d'un chapeau. Ainsi, contrairement à la plupart des sculptures, Métamorphose II possède un point de vue privilégié ; l'homme n'est visible que depuis ce point, comme une anamorphose tridimensio-n-nelle1. Il est en effet rare de parler de point de vue spécifique en sculpture. Puisque la sculpture est un art de l'espace, il n'est pas nécessaire de recourir à une réduction perspectiviste afin de représenter la troisième dimension. Pourtant, ici, Markus Raetz a choisi de réaliser une sculpture particulière, une sculpture donnant en fait à voir une surface virtuelle qui, d'un point de vue précis, émerge2. Bien entendu, la particularité du point de vue unique offre la possibilité au spectateur de

1. La sculpture de Markus Raetz n'est pas la première à assigner un point de vue à une sculpture, Phidias, déjà, a semble-t-il sculpté une Athéna déformée qui, placée sur un pilier et vue d'en-bas, retrouverait des proportions adéquates. Selon Baltrušaitis cette anecdote viendrait des Chiliades de Tzetzès. Voir Baltrušaitis, Jurgis. Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus. Les perspectives dépravées - II, Paris, Flammarion, 1996, p. 19.2. Pour plus de détails sur l'émergence de la surface virtuelle chez Markus Raetz, se référer à l'article : Trentini, Bruno « La surface deux fois altérée – la symétrie brisée chez Markus Raetz », in La Surface : accidents et altérations, Chambéry, Édition de l'université de Savoie, 2010, p. 277-285.

jouer avec ce dernier. Il continue alors de tourner autour de la sculpture afin de voir à quel moment disparaît le profil de l'homme dans la forme abstraite initiale. Or, pendant son tour, il accède certes à la dégradation de l'homme coiffé, mais il perd l'accès facile à la forme abstraite ; plus surprenant encore, au moment où l'homme coiffé commence à disparaître dans le tourbillon de la forme, une autre forme émerge : un lièvre, toujours de profil. Sans plus de doute, l'homme au chapeau renvoie à Joseph Beuys et à sa perfor-mance de Düsseldorf Comment expliquer l'histoire de l'art à un lièvre mort. Si le présent texte n'a pas pour but de commenter la portée méta-artistique de l'œuvre de Markus Raetz, il semble bon de noter que le spectateur averti est d'autant plus prompt à conjuguer ces deux formes ; puisque Joseph Beuys tient le lièvre dans les bras lors de la performance.

L'art de Markus Raetz transparaît clairement dans Métamorphose II : la sculpture possède en fait deux points de vue laissant voir deux faces orthogonales de la forme. Ainsi, étant orthogo-nales l'une à l'autre, les deux formes vues par projection perspectiviste – donc selon le même principe qu'une anamorphose plane – ne sont pas du tout en concurrence : les formes donnant à voir le lièvre d'un point de vue viennent s'aplatir jusqu'à devenir unidimensionnelles du point de vue adapté pour l'homme coiffé3.

3. Les lecteurs n'ayant malheureusement jamais appréhendé directement une sculpture similaire peuvent s'imaginer un cercle construit avec du fil du fer : d'un point de vue, on voit un cercle, mais si on se place « de profil », le cercle prendra alors l'apparence d'un simple segment vertical ; on n'aura plus accès à la rotondité de la forme parce qu'elle sera

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Le spectateur pivotant autour de Métamor-phose II devrait alors osciller entre une percep-tion d'homme coiffé et une perception de lièvre. Sans nul doute. Ce qui pose plus de problème concernant le rythme et la temporalité de la récep-tion de l'œuvre est de savoir à quel moment cette métamorphose s'opère et en suivant quelles modalités.

Le point qui est au fondement de ce présent texte est que la métamorphose n'advient pas au même moment si l'on passe de l'homme au lièvre, ou du lièvre à l'homme : le chemin retour ne peut pas être le chemin aller qui serait fait à l'envers. Il semblerait alors que la temporalité de l'expérience esthétique soit dissymétrique. Sachant à quel point la notion de symétrie est importante dans la compréhension du temps en physique4, il apparaît épistémologiquement intéressant de s'y confronter en esthétique. Bien entendu, qu'il n'y ait pas de méprise, la nature dissymétrique du temps en physique et en esthétique n'est pas comparable, ne serait-ce que parce qu'elle est pleinement subjec-tive en esthétique. C'est d'ailleurs en ce que l'expérience est rapportée au sujet – en tant qu'elle est esthétique – que l'expérience est irréversible5. La dissymétrie temporelle est d'ailleurs chose courante en esthétique : une fois qu'un spectateur a vu certaines œuvres, il ne peut pas oublier de les avoir déjà rencontrées. Aussi, l'intérêt de cette recherche ne réside pas tant dans la dissymétrie de la temporalité que dans la compréhension de certains mécanismes la permettant à l'échelle restreinte de la réception d'œuvres d'art. Il semblerait que la théorie des catastrophes déve-loppée par René Thom soit en mesure de rendre compte de la dissymétrie de la réception de Méta-morphose II. Il s'agit avant tout de comprendre l'application de cette théorie mathématique à une expérience esthétique avant d'en cerner l'étendue à travers d'autres exemples artisitiques, notamment Jute's landscape de Gabriel Ruget.

écrasée sur une seule dimension.4. Pour plus de renseignements sur les problèmes que posent le temps en physique, et notamment le problème de la flèche du temps, lire l'ouvrage accessible aux non-scientifiques : Klein, Étienne, Les Tactiques de Chronos, Paris, Champs Flammarion, 2009.5. Cette définition de ce qui est esthétique suit celle qu'en donne Kant dans le paragraphe 1 de la Critique de la faculté juger.

Un des objectifs de ce texte est de présenter l'idée selon laquelle la dissymétrie que permet de comprendre la théorie des catastrophes occupe une place importante dans l'expérience esthétique dans la mesure où elle rythme la réception à une cadence apparemment imposée par l'œuvre d'art et non par le spectateur.

Théorie des catastropheset loi du retard

Sans entrer dans les détails de la théorie des catas-trophes6, il est important de comprendre qu'elle permet d'aborder des cas où la stabilité d'un état peut évoluer de manière discontinue alors qu'un paramètre contrôlant cet état évolue, quant à lui, de manière continue : ce changement d'état est dit catastrophique. Ainsi, lorsque le spectateur voit la sculpture comme un homme coiffé puis, en bougeant un peu, la voit comme un lièvre, sa perception subit une catastrophe. Il serait possible de penser que la catastrophe se produise dès que la perception du lièvre soit plus stable que celle de l'homme coiffé. Or, le chemin retour le montre bien : le lièvre semble persister au-delà du point de vue auquel il s'était imposé. Le catastrophe ne se produit pas à l'aller et au retour à la même valeur du paramètre de contrôle, ceci rend possible, dans la théorie des catastrophes, un cycle d'hystérésis. Autrement dit, la perception suivrait ici une loi de stabilité qui ne consisterait pas à choisir l'état le plus stable parmi plusieurs possibles – convention de Maxwell – mais une loi suivant laquelle l'état perçu reste l'état choisi tant qu'il ne devient pas en soi instable – il s'agit de la règle dite du retard. Cette hypothèse semble sage ; en effet, sans cela, la perception serait nettement plus instable qu'elle ne l'est et les individus seraient handicapés dans leur progression. Même si une œuvre d'art se regarde avec les mêmes yeux que le reste du monde, l'attention et l'intention du spectateur sont spécifiques, surtout devant une forme étrange comme celle de la sculpture de Markus Raetz. Une fois que le spectateur a perçu l'homme coiffé et le lièvre, il traque l'instabilité de la forme ; ce qui aurait été dérangeant lors de la

6. Le lecteur intéressé pourra se référer à : Woodcock et Davis, La Théorie des catastrophes, Lausanne, Suisse, collection cheminements des pratiques des sciences de l'homme aux éditions l'Âge d'homme, 1984.

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vie courante, est, lors de l'expérience esthétique, source d'intérêt. C'est alors que le spectateur entre dans le cycle d'hystérésis. Il alterne entre homme coiffé et lièvre, il tourne autour de la sculpture en traquant le moment – presque – imprévisible auquel sa perception basculera de l'une à l'autre. Il peut aussi provoquer la métamorphose, forcer la reconnaissance des oreilles du lièvre dans les pans du chapeau de l'homme déjà déformé. Le specta-teur découvre ainsi plusieurs images, dont quatre semblent particulièrement intéressantes en ce qu'elles définissent le cycle d'hystérésis :

A – l'homme coiffé indubitablement perçu, ou homme coiffé stable

A' – l'homme coiffé qui se laisse encore deviner, ou homme coiffé instable

B – le lièvre stableB' – le lièvre instableLe rythme de la réception de cette œuvre peut

entre autre suivre le cycle -A-A'-B-B'-A-A'-B-B'-... Deux types de phases construisent ce cycle. Les phases catastrophiques A'-B et B'-A et celles d'instabilisation A-A' et B-B'. Autant il est fréquent que les psychologues de la perception emploient un vocabulaire lié à la stabilité – on parle par exemple de perceptions bistables7 – et interprètent en terme de catastrophes le passage d'une perception à une autre, autant la notion de « perceptions instables » n'est pas usuelle. Ceci se comprend aisément : dans une discipline expéri-mentale, il est délicat de définir ce que pourrait être une perception instable, à partir du moment où telle perception est perçue, alors, elle est de fait stable. Il faudrait en effet un paramètre de mesure pour déceler l'instabilité d'une perception qui diffère de la durée pendant laquelle cette percep-tion persiste – puisqu'il est possible d'avoir des perceptions stables sur une très courte durée – afin de définir expérimentalement la notion de perceptions instables. C'est peut-être en ce sens qu'une esthétique psychologique spéculative peut compléter une esthétique psychologique expéri-mentale : la notion de perception instable, même en l'absence de paramètre de mesure, semble trouver sa légitimité. L'œuvre de Markus Raetz permet justement de rendre accessible, d'un point de vue spéculatif, la notion de perception instable.

7. Voir notamment l'article très clair : Mamassian, Pascal, « Métamères perceptifs et perception bistable », in Intellectica n °43, Paris, 2006.

Certes la dynamique de la réception se trouve simplifiée par sa spatialisation tridimensionnelle, mais il semblerait que le cycle d'hystérésis, et donc une réception dissymétrique, puisse également exister devant des images planes.

La complexité des images bistablesL'existence d'une catastrophe lors de la perception d'une œuvre d'art est intéressante d'un point de vue esthétique dans la mesure où le spectateur voit sa perception changer sans nécessairement se rendre compte des conditions à l'origine de ce changement. L'existence de l'hystérésis renforce d'autant plus cette impression. L'irréversibilité de la réception esthétique donne l'impression au spectateur qu'il ne contrôle pas son interprétation de l'œuvre, mais au contraire que l'œuvre d'art se joue de lui en lui imposant une perception mouvante. Cette impression est évidemment d'autant plus forte que le chemin « aller » diffère davantage du chemin « retour ». Il semble que plus la bistabilité de l'œuvre mette en jeu différents paramètres interdépendants, plus grande est l'impression que l'œuvre d'art impose au specta-teur sa propre temporalité. En effet, plus l'œuvre est complexe dans sa bistabilité, moins le specta-teur parviendra à anticiper les modifications de sa perception : or, dans une relation entre lui et l'œuvre, si le spectateur n'a pas l'impression de contrôler ces modifications, il les mettra sur le compte de l'œuvre, comme si cette dernière était animée8.

L'exigence d'interdépendance des paramètres permet de distinguer, parmi le large champ des images bistables, certaines images non-artistiques d'autres images qui semblent tirer leur intérêt artistique de leur bistabilité. Ce point est très important : en effet si la perception bistable est tenue pour responsable de l'émotion esthétique de certaines œuvres, il faut parvenir à expliquer pour-quoi ce critère ne suffit pas à hisser sur le même rang des images bistables communes comme le canard-lapin ou le cube de Necker. Or, même s'il existe de nombreux paramètres entrant en jeu

8. Une telle configuration semble raviver les thèses comparant l'œuvre d'art à un être vivant. L'organicité de l'œuvre d'art est mise en avant dans sa confrontation au spectateur. Ces thèses ont notamment été formulées par Aristote dans La Poïétique.

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dans la bistabilité du canard-lapin, ceux-ci ne semblent pas particulièrement imbriqués : sans aucune interdépendance, un changement d'un paramètre peut modifier la perception de l'image9. Au contraire, les œuvres dont la bistabilité est au fondement de leur intérêt esthétique semblent imposer au spectateur une temporalité qui leur serait propre, une temporalité dont le rythme est fonction de l'imbrication des paramètres mis en jeu. À partir du moment où l'œuvre met en avant des déchirures catastrophiques, une variation infi-nitésimale d'un paramètre entraîne la variation d'un autre qui peut à son tour induire une nouvelle catastrophe. Autrement dit, comme dans un jeu de dominos chutant en cascade, un stimulus initial produit un enchaînement rythmé, mais, contrairement à ce même jeu de dominos, la logique causale en amont de cet enchaînement ne peut pas être comprise par le spectateur pendant qu'il est en position de réception esthétique. Aussi, le rythme de la réception échappe au contrôle du spectateur.

Il serait tentant de parler de réflexe perceptif pour expliquer l'enchaînement des différentes perceptions. Sans aller jusqu'à cette affirmation, il est vrai que la notion de réflexe est pourvue de qualités voisines : s'il n'est pas possible de contrôler un réflexe, il est possible de l'inhiber. De même, rien n'empêche le spectateur, une fois qu'il a fait l'expérience du manque de contrôle, de réitérer l'expérience esthétique en s'empêchant d'entrer dans le rythme de la réception ; il ne contrôle cependant en aucun cas le processus, il ne fait que l'inhiber.

L'œuvre Jute's landscape with quotation de Gabriel Ruget constitue un bon exemple pour expliciter la complexité des images bistables et l'irréversibilité de la réception qu'elle implique.

Jute's landscape with quotation de Gabriel Ruget

À quoi peut bien ressembler un jute's landscape ? Évoluant entre la toile de jute et un paysage clas-sique, plutôt terrestre, pour rester dans les tons de terre, un « paysage de jute » semble se situer dans un entre-deux non-accessible à l'imagination, ou

9. Parmi les paramètres mis en jeu, on peut compter l'intention du spectateur, un parasitage lié à l'environnement ou encore un sens privilégié d'orientation des « visages ».

du moins, non-stabilisable par l'imagination. La réalisation numérique de Gabriel Ruget propose un véritable dépassement de ces deux incompos-sibles en les réunissant dans une seule et même image bistable. Si le spectateur se tient suffisam-ment près de l'image, il devrait, guidé par le titre, distinguer la trame de la toile de jute vue en gros plan. Quelques pans de tissu se recouvrent laissant deviner par transparence différentes couches formées par les plis. Très riches en détails précis, la résolution de l'image entraîne le spectateur à scruter minutieusement les quelques effilochures visibles çà et là. Il parcourt l'image en voyant ce qu'elle représente « proche » de lui, presque comme s'il regardait une toile de jute à la loupe. À force de parcourir la surface de l'image pour apprécier la texture de la toile de jute et les quelques éléments graphiques la ponctuant, l'œil du spectateur vient à se poser à proximité d'un détail intriguant puisqu'il ne respecte aucunement l'échelle jusqu'alors imposée par l'image : il s'agit d'un homme debout, comme s'il prenait appui sur un pli supérieur de la toile de jute. L'attention se portant sur ce détail humain, l'interprétation de l'image n'est dès lors plus consistante. Ce qui semblait être une vue à la loupe, de près, prend subitement de la distance ; le gros plan devient plan large, la toile de jute devient une montagne rocheuse sur laquelle est perchée un homme. Cette perception catastrophique, qui émerge du jute comme un pic rocheux émerge d'une mer de nuage, s'avère difficile à maintenir. Le spectateur est entraîné par l'inertie de son mouvement de découverte de la toile. Son attention s'éloigne doucement de la silhouette de l'homme. La vision du paysage s'épuise freinée par les frottements des détails du gros plan qui rejaillissent.

Les conditions faisant passer de la vision de la toile de jute en gros plan à celle du paysage n'étant pas les mêmes que celles faisant le chemin retour, la perception de cette œuvre bistable est rythmée par un cycle d'hystérésis. La partition de ce cycle semble être une savante composition des propriétés de l'image et de celles de la perception humaine. Les détails incitent par exemple le spec-tateur à focaliser et accommoder exactement sur la surface de l'image afin de percevoir leur finesse ; la mise au point précise n'est en effet pas

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si fréquente dans la perception usuelle10. La vision de la toile de jute est aisée dans la mesure où l'œil a accès à différentes régions : tant que la silhouette humaine est dans la région périphérique, ou n'est pas entrée dans la région fovéale, l'attention ne s'est pas portée sur l'homme et donc la toile de jute s'impose. Or, une fois que l'œil balaie la zone contenant la silhouette, la précision de la mise au point ne laisse aucun doute : il s'agit bel et bien d'une silhouette humaine, on distingue précisé-ment les habits, la nuque, ainsi qu'une canne tenue à la main. Il n'est pas possible de confondre cette silhouette avec une projection que le spectateur induirait de la disposition particulière de quelques taches de couleur. D'ailleurs, la cohérence de cette perception est d'autant plus renforcée qu'elle s'accompagne de la ré-interprétation totale de l'image : la silhouette de l'homme fonctionne alors comme une singularité, comme un point critique de l'image à partir duquel le tout est reconsidéré à la lumière du fragment. Il n'est en effet pas dit que le paysage eût apparu avec autant d'aisance sans cet homme qui ne lui est pourtant pas essentiel. Il incarne la structure du paysage en tant qu'indica-teur d'échelle. Ajoutant encore à la complexité de l'image, le spectateur averti ne reste pas indifférent devant l'image de l'homme. Il s'agit en effet d'une citation d'un tableau de Caspar David Friedrich. C'est l'homme du Voyageur contemplant une mer de nuage, de 1818. La citation n'est pas gratuite, la peinture de Friedrich est également, dans une certaine mesure, bistable : la mer de nuage sonne alors comme un paysage de jute, comme une aberration perceptive qu'aurait le voyageur fatigué. Or, cette aberration, Friedrich et Ruget sont parvenus à la communiquer au spectateur. L'œuvre de Ruget, en s'aidant de la peinture de Friedrich, parvient aussi à susciter au spectateur le sentiment de vertige que le voyageur des deux images ressent du haut de ses montagnes. En effet, la bistabilité de Jute's landscape with quota-tion modifie l'éloignement de l'espace virtuel représenté : si la toile de jute est proche du specta-

10. Au sujet de la manière dont les yeux se comportent devant une œuvre d'art, notamment sur leur vergence relativement au regard d'un arrière-plan ou d'un premier plan, se reporter à : Enright J.T., « Art and the oculomotor system : perspective illustrations evoke vergence changes », Perception, vol. 16, n° 6, 1987, p. 731–746.

teur, la montagne en est loin11. Ce brusque chan-gement d'échelle, amenant le spectateur à reconsi-dérer fréquemment sa perception, traduit plasti-quement le sentiment du personnage représenté.

Pouvant s'identifier au personnage représenté au sein de l'œuvre, le spectateur de Jute's land-scape with quotation évolue entre une vision subjective et un ressenti objectif : il voit le person-nage perché sur sa hauteur, mais en ressent tout de même de l'intérieur les sensations, du moins celle de vertige. Ce niveau d'interprétation de l'œuvre, ajouté aux précédents, accentue la complexité de l'image de Gabriel Ruget, et parti-cipe d'autant du rythme que l'œuvre semble imposer au spectateur.

Il semble important de noter finalement que le rythme dissymétrique de la réception présenté dans ce texte n'est pas restreint aux rares œuvres jouant sur les aberrations perceptives. Si les analyses portent principalement sur de telles œuvres, c'est davantage en ce qu'elles sont exem-plaires d'une approche bistable ; et donc en ce qu'elles permettent une conceptualisation plus spécifique du mécanisme mis en jeu. En fait, de nombreuses œuvres classiques peuvent être concernées par la temporalité esthétique décrite ici, notamment toutes les œuvres immersives. En effet, à partir du moment où une image représente quelque chose, elle accède au monde des images bistables dans la mesure où elle peut être perçue en tant que représentant ou en tant que reprs--senté12 ; autrement dit, elle peut être perçue comme ouvrant sur un espace virtuel ou pour l'image bidimensionnelle qu'elle est en acte. Il serait donc intéressant, pour prolonger un travail sur la temporalité esthétique dissymétrique et sa

11. Apparemment anodin, ce point est important puisqu'il remet en cause la distinction entre un espace endotopique – celui de l'œuvre – et un espace exotopique – celui du spectateur. Il semblerait ici qu'il n'y ait pas deux espaces séparés, un dans lequel se trouve le spectateur et un dans lequel il s'immergerait par la perception, mais un seul espace transtopique dont l'un est le prolongement de l'autre.12. Jean-Marie Schaeffer évoque d'ailleurs ce point en le considérant hypothétiquement comme fondamental aux œuvres de fictions dans : Schaeffer, Jean-Marie, « Remarques sur la fiction », Les Arts visuels, le web et la fiction , dirigé par Bernard Guelton, publications de la Sorbonne, 2009.

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propension à imposer au spectateur un rythme qu'il ne contrôle pas, d'étudier les stratégies plas-tiques mises en jeu dans les œuvres immersives pour tour à tour immerger et émerger le specta-teur de l'œuvre qu'il appréhende.

Bruno Trentini

Bibl iographie

Aristote, La Poétique, Paris, Gallimard, 1996.

Baltrušaitis, Jurgis. Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus. Les perspectives dépravées - II, Paris, Flammarion, 1996.

Enright J.T., « Art and the oculomotor system : perspective illustrations evoke vergence changes », Perception, vol. 16, n° 6, 1987, p. 731–746.

Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion, 1995.

Klein, Étienne, Les Tactiques de Chronos, Paris, Champs Flammarion, 2009.

Mamassian, Pascal, « Métamères perceptifs et perception bistable », in Intellectica n °43, Paris, 2006.

Schaeffer, Jean-Marie, « Remarques sur la fiction », Les Arts visuels, le web et la fiction, publications de la Sorbonne, 2009.

Trentini, Bruno « La surface deux fois altérée – la symétrie brisée chez Markus Raetz », in La Surface : accidents et altérations, Chambéry, Édition de l'université de Savoie, 2010.

Woodcock et Davis, La Théorie des catastrophes, Lausanne, Suisse, collection cheminements des pratiques des sciences de l'homme aux éditions l'Âge d'homme, 1984.

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Gabriel Ruget, Jutes's landscape with quotation, collection privée, 2009, avec l'aimable autorisation de l'artiste représenté par la galerie Baal, à Bielefeld. www.galerie-baal.de