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Arnaud Milanese, « Critique et modernité chez Bacon », 2014 1
Critique et modernité chez Bacon
Avec Bacon, la pensée anglaise importe une atmosphère de rupture et de polémique qui
baigne une partie de l’Europe depuis un siècle au moins, dessinant un camp des Modernes.
Cette notion n’est certes pas nouvelle et la position de Bacon n’est pas une promotion
univoque du modernus. Elle est forgée dès le 5e siècle, en théologie, pour opposer le
Christianisme à l’Antiquité, ou chez un juriste comme Cassiodore, au 6e siècle, pour assigner
aux royaumes barbares la tâche d’imiter la grandeur politique des Anciens. Elle est donc
originairement ambivalente à l’égard des Anciens, et même l’idée d’un temps intermédiaire
que doit clore une imitation des Anciens n’est pas inédite, pas plus que la sécularisation d’une
conception du progrès, liée, pour la philosophie, à l’institution scolastique, notamment sur le
sol anglais, dès le 12e siècle : c’est à Jean de Salisbury
1 que l’on doit la première occurrence
de l’image des nains juchés sur les épaules de géants (quoiqu’il l’attribue à Bernard de
Chartres) ; Roger Bacon oppose nos moderni aux Anciens 2 ; avec Occam, au 14
e siècle, on
oppose via antiqui et via moderna 3. Le progrès de la philosophie est lié à une institution, et
Stephen Gaukroger 4 n’hésite pas à y voir l’origine de la figure moderne du savant. La
nouveauté du temps de Bacon n’est donc pas sans rapport au statut devenu problématique de
l’institution scolastique sur le sol d’une Angleterre schismatique depuis 1559 et dès lors
réceptive au ramisme et à la critique de la scolastique et de sa lecture d’Aristote (le théâtre de
Marlowe, par exemple, en témoigne). Si la polémique contre les Anciens se retrouve
largement chez Bacon, il retourne cependant cette dureté contre les Modernes, et n’use pas
positivement de la notion de modernus. Ce que Bacon récuse des Anciens est présent chez les
Modernes, et les Anciens recèlent aussi ce qui peut ressourcer le temps présent, permettre son
instauratio.
Cette problématisation de la modernité va donc de pair chez Bacon avec un caractère qui
va vite devenir essentiel à notre temps : l’importance, pour un philosophe, de comprendre les
spécificités de son propre temps et son rapport précis au passé, et de penser ainsi la
philosophie et sa rencontre avec la politique comme un événement historique à venir. Bacon
1 Metalogicon, livre III.
2 Opus Majus : on dénombre sept occurrences de modernus ou moderni. Pour l’expression nos moderni, voir
pars I, cap. 9, ou pars III. 3 Voir W. L. Moore, « Via Moderna », in J. R. Strayer, Dictionary of Middle Ages, New York, Scribner, 1989,
vol.12. pp. 406-409. 4 The Emergence of a Scientific Culture: Science and the Shaping of Modernity 1210-1685, Oxford University
Press, 2009.
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confère ce faisant un statut historique aux philosophies du passé, non seulement en posant une
distance à l’égard de textes d’une autre époque, comme la scolastique le faisait déjà, mais
aussi en pensant les philosophies, pour partie au moins, comme des produits de l’histoire,
dans lesquels interviennent les institutions épistémiques, politiques et religieuses.
Cette position implique deux relations que je vais schématiser pour mieux comprendre
son rôle dans l’élaboration de quelque chose comme la modernité. Une première relation,
entre histoire et critique. L’idée de critique passe, le plus souvent chez Bacon, par la notion de
redargutio. Cette notion prend sens par distinction d’avec la simple réfutation. La réfutation
construit un contre-argument, ou déconstruit un argument favorable à la thèse adverse, que
l’on soit dans le contexte des dialogues sophistiques et socratiques, des disputes médiévales
ou des controverses humanistes. Mais la redargutio baconienne ne commente pas, ni ne débat
ou discute, parce que la rupture qu’elle pose porte sur les critères mêmes de validation des
arguments ou sur les principes mêmes de la philosophie, donc sur les conditions d’un accord
possible. Lorsque la réfutation tourne à la polémique, elle est l’occasion d’une polémique
contre la polémique, d’une récusation globale des forces en présence (cit. 1). La situation est
celle du kampfplatz de la métaphysique, chez Kant, dont on veut interrompre la guerre. Il
s’agit donc d’examiner les philosophies pour savoir pourquoi tel philosophe soutient telles
thèses et les argumente de telle ou telle manière. L’examen critique, que Bacon nomme
redargutio, use à cette fin de l’historiographie pour expliquer et disqualifier ce qui est déjà su
et dont cependant le présent de la philosophie provient. La représentation baconienne de
l’histoire passe ainsi par un dépassement de cette opposition trop simple entre les Anciens et
les Modernes, parce qu’il s’agit de penser et préparer la philosophie à venir : la constitution
d’une critique, tout à la fois, élargit et, comme on va le voir, problématise l’idée d’un progrès
que l’institution scolastique d’une philosophie chrétienne avait déjà commencé à séculariser.
La position de Bacon face à l’histoire implique aussi une seconde relation, cette fois entre
histoire et connaissance de la faculté de connaître, appartenant à ce qu’il appelle la « science
de l’âme ». Les institutions (la cité grecque, le monastère et ses cellules, son emploi du temps,
l’Etat moderne et son administration, sa population) forgent une certaine structure d’esprit, et
cette thèse vaut aussi bien en prenant ‘institution’ en un sens plus large : la manière dont nous
usons de notre entendement, du fait du langage et des habitudes, lui donne une forme. Quels
exercices ? Quelles méthodes ? Appliqués à quels objets ? Tout ceci donne une structure, des
habitudes à l’esprit, un pli, qui tendent à passer, avec le temps, pour naturel (cit. 2). Le naturel
est pour un sujet ce dont il ne peut s’expliquer qu’il l’ait acquis, parce qu’une tournure forgée
en soi peut détermine si profondément qu’il devient difficile d’en objectiver la genèse. De la
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sorte, faire l’histoire de la philosophie signifie écrire l’histoire des institutions qui ont forgé
ses diverses formes, et ce faisant faire l’histoire des esprits produits par ces institutions, ou
plutôt, puisque ce sont des institutions humaines, de la manière dont, sans une claire
conscience des conséquences et des fins, les esprits humains se forgent, se soumettent,
s’instruisent, s’imitent, à travers des institutions, des mises en œuvre structurées, régulées et
efficientes historiquement, de leurs propres représentations (une organisation sociale, une
coutume ou une langue). L’histoire des savoirs en général devient ainsi, pour Bacon, ce qui
révèle le génie (genius ou ingenium) d’une époque, comme on va le voir, mais elle révèle
aussi les forces natives de l’entendement, permettant de constituer, d’une manière qui
reconduit l’ambition de La Ramée, un art d’inventer, une maîtrise de la marche de la
découverte scientifique : si Bacon ne parle pas là de méthode, c’est bien notamment, mais pas
seulement, le concept moderne de méthode qu’il pose et problématise.
Pour examiner la contribution baconienne à notre modernité, je commencerai donc par
l’idée baconienne de critique à travers l’usage de l’histoire de la philosophie (au livre I du
Novum Organum). Puis nous verrons comment cette démarche permet de dégager des
invariants anhistoriques, dans l’exercice de notre faculté de connaître nourrissant la possibilité
d’un ars inveniendi. Je proposerai ensuite quelques conséquences sur ce qu’on peut entendre
par modernité du point de vue de Bacon.
I – L’« histoire des savoirs » et la redargutio
Dans l’Advancement of learning 5 de 1605, Bacon pose l’histoire des savoirs, qui inclut la
philosophie, comme la seule partie manquante de l’historiographie, concernant les hommes,
qui implique aussi l’histoire civile et l’histoire ecclésiastique. Dans sa version latine (le De
Augmentis de 1623 6), Bacon propose une version plus étonnante, rattachant davantage
l’histoire des savoirs à la politique : l’histoire civile comporte trois catégories, l’histoire civile
au sens restreint, l’histoire ecclésiastique et l’histoire des savoirs. Si cette histoire, écrit
Bacon, n’est pas la partie directrice de la grande histoire ou de l’histoire civile, elle en est la
plus révélatrice. Les idées ne mènent pas le monde, mais elles en révèlent quelque chose, elles
en portent la marque, parce que le savoir et la philosophie sont l’émanation de leur temps. Le
5 Of the Proficience and Advancement of Learning, traduction française par M. Le Dœuff, Du progrès et de la
promotion des savoirs, Tel, Gallimard, 1991. 6 De dignitate et augmentis scientiarum (1623).
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vrai « génie », c’est le caractère d’une époque (cit. 3 et 4). En mathématiques, en droit, on
n’ignore pas l’histoire de sa propre doctrine, écrit Bacon, mais il manque une histoire qui
implique, non seulement de conserver les archives, mais d’étudier les époques auxquelles le
savoir est né et s’est développé, vers où il a migré, quand il disparaît… En quel temps et en
quel lieu, en quelle société trouve-t-on quel savoir ? (cit. 5) Il s’agit, en outre, en 1623, de
comprendre les causes institutionnelles du savoir (l’effet du zèle ecclésiastique, des lois et de
toutes les circonstances historiques – cit. 6). Pour Bacon, il est possible ainsi de cette façon de
saisir « le génie (genius) littéraire de chaque temps » 7. De cette manière, il supprime la part
de mystère et de dévotion impliquée dans cette métaphore du génie, une part qui procède
précisément de l’ignorance du rôle du temps et de l’histoire dans l’invention. L’idée de
méthode et d’un art de l’invention ou de la découverte implique une semblable critique de la
mystique du génie, dont Descartes développe une dimension majeure dans son Discours de la
méthode. Ce que Bacon appelle plutôt l’art d’inventer doit être articulé, pour augmenter notre
maîtrise du développement du savoir à cette histoire des savoirs, non seulement pour conduire
la critique des philosophies du passé, mais aussi pour mieux gouverner la philosophie
présente, comme, écrit-il, l’histoire ecclésiastique sert, davantage que la théologie, à mieux
gouverner l’Eglise (cit. 7). La manière dont Descartes a mis l’histoire à l’écart explique a
contrario l’oubli de ce rôle fondamental de la connaissance de l’histoire pour se saisir du
pouvoir créateur des hommes, en matière politique et épistémique : ce faisant, il est pris aux
pièges du passé au moment même où il pense l’écarter. Ainsi, là où le rapport aux savoirs
peut se réduire chez Descartes à une rapide biographie intellectuelle individuelle, écartant les
livres, elle devient chez Bacon l’exigence d’une biographie intellectuelle de l’humanité.
C’est bien une telle idée que Bacon met en œuvre au sujet de la philosophie, pleinement
comprise comme une institution humaine, dans le livre I du Novum Organum, à propos des
Grecs et de la scolastique. Historiciser ainsi la philosophie conduit bien à cette destitution de
l’autorité examinée que constitue la redargutio, destitution puisque quantité d’éléments
constituant une philosophie ne dépassent pas les circonstances qui les ont produites. Là se
situe la dimension récusatrice de la redargutio, mais on verra qu’elle ne s’y réduit pas. C’est
ce point qui explique le fameux motif des « idoles de l’esprit ». Dans la critique baconienne,
les idoles de l’esprit sont des schèmes, mêlant des éléments cognitifs et affectifs, qui donnent
un biais à notre entendement. Elles ne sont pas à proprement parler des illusions, mais une
tendance à forger des illusions. Bacon propose ainsi une typologie de quatre idoles, que l’on
7 De Augmentis, II, 4.
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peut brièvement rappeler : 1) les idoles de l’espèce (I, 41, 43-52), c’est-à-dire les idoles qui
appartiennent à la nature de l’homme (par exemple, NO, I, 45 (cit. 8), ou NO, I, 46 :
l’entendement aime naturellement ce qu’il produit, même sans preuve de vérité) ; 2) les idoles
de la caverne (I, 42, 53-58), à savoir les idoles qui peuvent être expliquées par une disposition
individuelle résultant de l’éducation, de l’histoire et enfin, ce qui, pour Bacon, joue le moins,
les dispositions physiques – Bacon donne les exemples d’Aristote pour la logique, qui a mêlé
la structure logique et la nature des choses, ou son ami Gilbert, qui, amateur de magnétisme,
expliquait tout par des propriété magnétiques ; 3) les idoles de la place publique (I, 43, 59-
60), celles qui viennent du langage (penser qu’à un mot correspond une réalité, alors que
certains mots sont équivoques – humide ou mouvement, par exemple – et d’autres n’ont
aucune référent du tout – comme fortune, premier moteur, le feu compris comme un
élément,… Les exemples sont de Bacon) ; 4) et enfin les idoles du théâtre (I, 44, 61-70), les
systèmes philosophiques, une manière complexe de relier les savoirs entre eux afin de les
rendre plus solides. Il y a trois sortes d’idoles du théâtre, selon Bacon : le système rationnel,
qui réduit la réalité aux structures du langage ; le système empirique, construisant par
métonymie des philosophies sur la connaissance d’une petite partie de l’histoire naturelle ou
civile ; et enfin les systèmes théologiques (un système rationnel ou empirique devient
théologique lorsque les propositions qui sont posées comme des premiers principes sont
considérées comme sacrées, intouchables, divines). Ce paroxysme des idoles du théâtre révèle
le sens même de cette métaphore : les dispositions intellectuelles à l’illusion tendent à une
forme d’idolâtrie mentale.
Ce qui est frappant dans cette typologie, c’est le fait que, même si elle commence avec
une sorte d’illusions naturelles, chaque idole est exemplifiée avec un contenu philosophique.
Par exemple, les premières idoles forgent des illusions à partir d’une propriété authentique de
notre entendement, le pouvoir de forger des règles et des concepts, nécessaires à toute
science ; les idoles de la caverne sont exemplifiées par Aristote et Gilbert : les idoles du
théâtre sont donc les meilleurs exemples d’idoles de la caverne ; de même, pour les idoles de
la place publique, les philosophies, et plus particulièrement la scolastique, fournissent quantité
de mots sans référent. Cette observation conduit à voir que l’ordre d’exposition, dans le
Novum Organum, inverse l’ordre de découverte ou d’engendrement. Si la typologie
commence par les idoles de l’espèce et se termine par les idoles du théâtre, ce n’est pas parce
que cette psychologie des illusions aurait des racines dans une connaissance de la nature
humaine. C’est bien plutôt par l’histoire de la philosophie que nous schématisons les systèmes
philosophiques, les idoles du théâtre, et ces schèmes soulignent le pouvoir trompeur du
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langage (idoles de la place publique) et l’importance des dispositions individuelles (idoles de
la caverne). A titre de confirmation, on trouve, dans le livre I de l’Advancement, repris dans le
De Augmentis, précisément ce mouvement. Partant d’une critique des critiques présentes de la
philosophie, provenant de la théologie, de la politique et de l’opinion commune, Bacon infère
une évaluation de son propre temps (par exemple : si le statut social des philosophes est
méprisé, c’est que la société méprise à tort l’éducation qui est leur fonction sociale ordinaire ;
ou encore, si les politiques négligent le regard philosophique, c’est qu’ils n’ont pas une
conscience suffisante de l’ampleur et du pouvoir historique de la politique). Mais Bacon en
infère aussi une évaluation de l’état délétère des philosophes et de la philosophie dont il tire
une typologie des philosophies « malades », puis un classement des « humeurs peccantes »
expliquant ces maladies, où l’on retrouve l’intention et les facteurs qui constituent les idoles
de l’esprit (notons que prendre Moderne ou Ancien pour des critères d’évaluation fait partie
de ces humeurs peccantes).
II – Connaître les « usages et objets » de nos facultés mentales
Telle est la forme de l’histoire critique que constitue, pour Bacon, la redargutio. Pour
comprendre comment Bacon articule critique et art d’inventer, il faut maintenant préciser
comment cet usage de l’histoire de la philosophie, via la connaissance des racines naturelles
de l’illusion, des idoles de l’espèce, fait connaître la puissance de connaître.
A ce titre, le traitement baconien de l’histoire de la pensée grecque est exemplaire, en
partie aussi parce que, pour Bacon, nous ne faisons que répéter, en philosophie, la percée
grecque (cit. 9). La Grèce est l’âge des premières inventions, mais en même temps, pour cela
même l’âge des disputes et des premières sectes. Car cette époque grecque montre que
l’entendement aime tant ses produits qu’il finit par ne plus s’en reconnaître l’auteur. C’est à
proprement parler une forme de fascination qui rend possible la force de l’argument d’autorité
dans l’histoire de la philosophie. Les premiers philosophes grecs, comme Démocrite, furent
des génies, et ils découvrirent d’authentiques vérités. Mais ces vérités eurent des
conséquences ambivalentes, à cause de la fascination suscitée par leur génie. C’est pourquoi
les maîtres prolifiques engendrent des sectes stériles, pas (ou pas seulement) parce que les
maîtres veulent exercer un pouvoir sur ceux qui les suivent, mais surtout parce que les
disciples fascinés veulent suivre, exercer le même pouvoir sur d’autres, par les mêmes
moyens. Cela vaut pour les philosophes comme pour les sophistes, et cette tendance sectaire,
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en un sens toujours possible, renaît avec le temps de Bacon parce que l’exercice de
l’entendement se libère de la scolastique (cit. 10 et 11). C’est le vice constitutif des écoles
grecques, et ce vice est préparé, pour Bacon, par le contexte politique : une démocratie dans
laquelle le pouvoir appartient aux plus admirés. L’articulation de l’invention et de la secte
explique l’éclipse de l’invention et de la philosophie naturelle, à peine émergée (chaque
époque de l’histoire intellectuelle depuis se distingue par les diverses manières dont
l’invention est mise entre parenthèses, par la politique chez les Grecs, la morale chez les
Romains et la théologie au Moyen-Âge) 8.
Cet exemple montre non seulement l’origine de notre philosophie et ce qui en a donné le
caractère, mais aussi ce qu’il y a d’anhistorique dans l’entendement. Si l’effet de l’argument
d’autorité explique la constitution des sectes grecques et contemporaines, c’est la fascination
de l’entendement pour ses propres produits qui explique l’argument d’autorité, et donc cette
historicité du savoir qu’est l’effet de tradition. Cette fascination n’est donc pas elle-même un
facteur historique, mais une propriété anhistorique qui explique un aspect de l’historicité du
savoir. Plus généralement, ce qui explique l’historicité du savoir ne peut être un produit
historique : ce principe rend compte, dans la pensée baconienne, de la manière dont on infère
une propriété anhistorique à partir d’une enquête historique – en s’interrogeant sur les
conditions d’effectuation de ce qu’on décrit. Cela suppose une certaine conception de la
pensée : la pensée est comprise comme un ensemble de constructions intellectuelles qui
deviennent la manière d’être de notre pensée ; les doctrines philosophiques du passé tendent à
demeurer notre pouvoir de connaître. Parallèlement, subsiste un pouvoir de les déconstruire
qui est justement mis en œuvre par une critique historique. Cette anhistoricité de la critique
explique qu’il puisse y avoir, pour Bacon, des prémisses de son geste critique, dans la 1e
Académie, même si la lassitude de l’esprit critique l’a rendue ensuite dogmatiquement
sceptique 9. Construction et déconstruction sont donc les deux démarches anhistoriques qui
expliquent que la pensée ait une histoire.
L’autre conséquence de cette analyse est que la redargutio n’est pas seulement une
récusation, une destitution des autorités, mais aussi le substitut de toute autorité, dès lors que
ce point de vue de la critique montre qu’elles sont des constructions de systèmes (qui
produisent la vérité aussi bien que l’erreur). On voit donc à l’œuvre chez Bacon un véritable
concept de critique, qui a une double signification : 1) rappelant que l’esprit construit et qu’il
est sa propre autorité, la critique montre que la connaissance s’ancre dans ce que l’esprit
8 Novum Organum, I, 79.
9 Novum Organum, I, 75.
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reçoit, l’expérience comprise à la fois comme données en deçà de ce que nous y projetons (ce
que Bacon nomme aussi bien un retour aux « choses mêmes » – cit. 12), et comme
construction effective, production de phénomènes mettant en œuvre les hypothèses
scientifiques ainsi testées ; cet ancrage assigne prioritairement à la philosophie la
connaissance de la matière, de la nature ; la critique, en son 1e sens, pose ainsi une limite
indépassable permettant le déploiement légitime de la philosophie (même la théologie
naturelle et, comme on va le voir, la connaissance de l’esprit doivent s’articuler à la
philosophie naturelle 10
) ; de même, l’autorité de la raison critique pose le partage entre
philosophie et théologie révélée : séparée, théologie et philosophie se déploient indéfiniment
dans les limites de leurs domaines (le livre de la nature et le livre sacré) 11
; 2) là n’est pas le
seul sens de la critique chez Bacon (un sens disons kantien : poser de manière autonome les
limites indépassables du développement légitime de la connaissance) ; la redargutio est plus
fondamentalement ce qui historicise les limites effectives de la philosophie pour mieux les
dépasser, parce que l’entendement produit ce qui lui fait obstacle (les idoles de l’esprit) ; ce
qu’on apprend n’est vraiment su que lorsque cela devient une puissance de pensée propre,
mais c’est aussi ce qui conduit à ne plus saisir ce qui nous constitue dans notre pensée – c’est
le type de phénomène qui conduit Bacon à nourrir une critique et une connaissance du
pouvoir de connaître par une histoire des savoirs, intégrant toutes les dimensions de l’histoire
humaine 12
.
Mais plus encore : cette connaissance des racines naturelles de l’illusion est aussi
connaissance de la faculté de connaître elle-même, parce qu’illusion et exercice positif de
notre faculté de connaître sont toutes deux, pour Bacon, le même genre de construction
mentale. Nous constituons, consciemment ou non, les objets sur lesquels s’exerce notre
pensée. Souvenons-nous des idoles de l’espèce : l’entendement voit plus de régularités qu’il
ne faudrait, et simplifie trop ce qui est perçu par expérience, précisément parce qu’il est voué
à penser par concepts et par règles. Les idoles ne sont de ce point de vue pas une perversion
de notre entendement, mais un dommage collatéral de l’usage propre et légitime de notre
entendement. L’illusion est le risque encouru par une pensée vraie, parce que l’erreur n’est
qu’une partie de la vérité dont on ne voit plus qu’elle n’est qu’une partie. C’est pour cela que
10
Voir l’image des rayons, directus, reflexus, et refractus, Advancement of Learning, II, trad. p. 138 et De
Augmentis, IV, 1. 11
Pour l’image des deux livres et la progression indéfinie de la théologie et de la philosophie, bien distinguées,
Advancement of Learning, I, trad. p. 12 ; voir aussi Novum Organum, I, 89. Pour la rationalité de la théologie
sacrée, Advancement of Learning, II, trad. pp. 277-8. 12
Voir les deux sens de la critique chez M. Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ? (1984), in Dits et écrits, IV,
n°339.
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Bacon peut soutenir que de nouvelles idoles émergeront toujours 13
, et qu’il souligne souvent
l’ambivalence des effets de la vérité. Aristote a réduit tout aux structures du langage et Gilbert
au magnétisme, précisément du fait de la force de leur savoir sur ces questions ; et c’est bien à
partir d’un authentique esprit critique que l’Académie a produit le scepticisme dogmatique.
Cette possibilité de connaître le pouvoir de connaître à travers ses produits illustre un
apport décisif de Bacon qui peut définir une psychologie empiriste. Pour Bacon, il n’est pas
possible de connaître la « substance » de l’esprit, en philosophie, hormis lorsqu’il s’agit de
l’âme sensible (à l’œuvre dans les mouvements vitaux, la sensation, les affects, et même la
volonté) parce qu’elle est entièrement corporelle. Le discours philosophique sur les facultés
intellectuelles, c’est-à-dire la « logique », relève donc de la connaissance, non de l’esprit en
lui-même, ou de l’ « origine » de nos facultés, mais de l’usage et des objets de nos facultés, de
leurs produits (cit. 13 et 14). Voilà pourquoi les « arts de la raison », pour Bacon, la logique,
incluent l’étude de tous les moyens à travers lesquels la raison existe historiquement : le
savoir déjà acquis dont nous usons pour problématiser les questions que nous nous posons, le
langage (fondant une « grammaire philosophique »), les manuels et les institutions du savoir.
Il s’agit bien de partir de la raison historique, de « cette raison qui est la nôtre » (par exemple
NO, I, 97). Si les facultés sensitives de l’esprit relève de processus physiologique, donc de la
philosophie naturelle, et si les facultés intellectuelles ne sont connues que par leur usage, donc
d’abord par le développement de la philosophie naturelle, on comprend mieux le primat que
Bacon lui accorde et le fait qu’avec elle disparaît toujours la véritable invention 14
.
Il reste qu’un tel historicisme est méthodologique. Telle ou telle disposition de l’esprit est
un produit historique, mais cette manière de penser la disposition d’esprit comme une
construction implique, pour Bacon, que le pouvoir de construire et de déconstruire n’est pas
lui-même radicalement construit. L’esprit peut changer sa propre manière de forger des
fictions, mais ne peut forger son pouvoir de forger.
III – Conséquences : progrès, art d’inventer et modernité
Ce croisement peut-être inédit entre usage de l’histoire de la philosophie, théorie de la
critique et connaissance des facultés connaître, même s’il n’a pas de successeurs immédiats, a
deux effets principaux, pour comprendre notre modernité. Le premier est de donner à
13
Novum Organum, I, 38. 14
Novum Organum, I, 80. Voir aussi l’image des trois rayons (plus haut).
Arnaud Milanese, « Critique et modernité chez Bacon », 2014 10
l’histoire un nouvel objet, dans lequel les différentes sphères de la vie humaine se croisent
pour produire des effets de cohérence que l’historien peut restituer, mais aussi des tensions
expliquant les périodes critiques comme celle que Bacon peut vivre, appelant une nouvelle
rencontre de la politique et de la philosophie : faire du développement organisé du savoir et de
ses effets techniques le sens même de l’Etat moderne et d’une institution publique du savoir,
dépassant l’état de guerre internationale par un projet politique d’hégémonie assigné à la
Grande-Bretagne 15
. C’est dans ce contexte que la notion de progrès prend sens, pour Bacon,
non comme évolution immanente aux processus historiques, obéissant à des lois qui dépassent
les intentions humaines, mais comme un programme philosophique et politique luttant, peut-
être en vain, contre la vicissitude intrinsèque du cours de l’histoire (le retour toujours possible
de la barbarie, l’ambivalence de toutes les institutions humaines, y compris la philosophie
authentique qui fait sans cesse renaître de nouvelles idoles, et de l’Etat – ce que les figures
hobbesiennes de Leviathan et Behemoth vont exprimer de manière plus large en donnant un
rôle central au pouvoir clérical dans l’histoire) 16
.
L’autre effet immédiat de cette rencontre est de contribuer à définir une forme
d’empirisme moderne. Selon une formule consacrée, dans les études historiographiques
anglaises notamment, l’Angleterre des débuts de la modernité se caractérise par une « culture
du fait » 17
, accordant une large place à l’histoire, y compris et peut-être d’abord sous sa
forme naturelle et expérimentale, et qui touche à la fois la philosophie, la théologie,
l’historiographie et le droit. Cette représentation établit une distinction, en réalité bien
problématique, entre théorie empiriste et théorie rationaliste de la connaissance. La double
relation que nous venons de décrire entre histoire, critique et connaissance des facultés de
connaître invite plutôt à comprendre un empirisme qui ne s’oppose nullement à une approche
rationaliste, mais vise simplement ce qui historiquement conditionne la rationalité dans et par
son exercice : l’empirisme, à partir de Bacon, n’est pas seulement une attention aux faits, mais
un retour critique sur ce qui nous fait, quelque chose comme « une ontologie historique de
nous-mêmes » 18
, servant aussi bien une forme de généalogie de notre temps.
Un tel empirisme redessine l’idée d’un art d’inventer qui est vu comme un prolongement
de la critique : 1) d’abord parce que l’invention doit toujours faire retour aux choses mêmes
15
Voir Essay (1625) sur la véritable grandeur des royaumes, lu avec Novum Organum, I, 129, sur la puissance
des inventions techniques, par lesquelles, dans des conditions politiques favorables, elle font de « l’homme un
dieu pour l’homme », et sur les trois degrés de l’ambition. Voir J. Terrel, Hobbes : vies d’un philosophe, 2008. 16
Voir Essay sur la vicissitude des choses, ainsi que les commentaires d’Orphée et de Prométhée dans la
Sapientia veterum (1609). 17
B. J. Shapiro, A Culture of Fact. England 1550-1720, Cornell University Press, 2003. 18
Voir M. Foucault, « A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours. », Dits et écrits,
IV, p. 393.
Arnaud Milanese, « Critique et modernité chez Bacon », 2014 11
en deçà des constructions intellectuelles (c’est le rôle que Bacon assigne à l’histoire naturelle
et civile), mais pour mieux produire une expérience maîtrisée et contrôlée par la théorie (ce
qu’en 1623 il appelle l’experientia literata 19
), donc toujours relative à l’état présent de la
théorie, et ne se contentant pas de simples observations ; 2) ensuite parce que la philosophie,
qui s’articule à cette expérience, procède par induction par exclusion, exclusion des
hypothèses réfutées, et donc continue à mettre en œuvre la faculté critique, luttant contre les
idoles qui renaissent sans cesse de l’exercice de la faculté de connaître (la modernité
philosophique engendrant toujours ce qui lui fait obstacle) (cit. 15) ; 3) enfin parce que l’art
d’inventer implique une mise en question, au sens littéral, des savoirs acquis, ce que Bacon
appelle l’« invention des arguments » 20
qui constitue des lieux d’interrogation à partir du
savoir acquis. Pour toutes ces raisons, l’art d’inventer ne se réduit pas à l’état présent du
savoir (la ressource de la critique est anhistorique), mais ne peut se réduire à des préceptes
constituant une méthode a priori de la science : Bacon le répétera à partir de 1620, ars
inveniendi adolescit cum inventis (cit. 16 et 17).
Si l’on s’efforce pour finir de ressaisir la modernité à partir de ce qui se pose chez Bacon,
on est donc d’abord tenté de soutenir que, la ressource de ce qui restaure le savoir étant
anhistorique, la possibilité d’une modernité est elle-même anhistorique. Certes, Bacon affirme
qu’il y a des temps, les temps de crise du savoir, qui en sont l’occasion, mais les conditions de
possibilité d’une réponse intellectuelle aux situations de crise ne se réduisent pas à des
facteurs historiques, et, s’il en est ainsi, la modernité n’est pas, à proprement parler, une
époque historique située, ni une époque à ouvrir, mais un projet, un geste intellectuel toujours
actuelle, un événement décisif. En ce sens, il y a eu aussi une modernité des Grecs. Une telle
conscience, chez Bacon, passe cependant par l’idée de penser une philosophie comme un
événement historique, lui donnant la forme narrative d’une histoire à écrire. En même temps,
son époque est celle d’une rencontre possible qui serait inédite entre la philosophie et la
politique, sur fond d’une conscience, que les Grecs n’avaient pas, de l’historicité de la
philosophie et de ses liens avec l’histoire politique. Il y aurait donc, outre une condition
anhistorique de la modernité, une époque, qui s’ouvrirait avec l’Angleterre de Bacon et
Hobbes, et pour laquelle la modernité est pensée comme la répétition d’une rencontre du
philosophique et du politique (en un sens large qui englobe les effets socio-historiques de tous
19
De Augmentis, V, 2. 20
De Augmentis, V, 3.
Arnaud Milanese, « Critique et modernité chez Bacon », 2014 12
les aspects institutionnels et scientifiques de la culture), une rencontre visant à les
reconfigurer et à s’accomplir par l’expression philosophique et politique, et une répétition qui
s’effectue en pleine conscience historique, donc se prépare à partir de l’usage critique de la
raison, sur un matériau historique. Cette modernité explique l’importance de l’historicité chez
ces auteurs, et le caractère originairement politique du projet moderne lié aux événements
politiques et religieux qui concernent toute l’Europe des 16e et 17
e siècles, mais qui se sont
cristallisés exemplairement en Angleterre (il n’y aurait donc pas de ce point de vue une
modernité intellectuelle devenue ensuite politique). Ce schème historique permet aussi de
penser des prémisses nécessaires de la modernité, pour en faire un événement multi-factoriel
comme l’est tout événement historique : la Réforme protestante rendant possible le schisme et
l’absolutisme anglais, la libération de l’institution scolastique, les renaissances pétrarquéenne
et républicaine et la représentation des affaires humaines sous la catégorie de vicissitude
qu’elles impliquent, les développements critiques de la rhétorique, de la dialectique et de la
cultura animi, qui ont permis de dépasser la distinction entre vita contemplativa et vita activa,
le renouvellement de l’historiographie produit par l’histoire naturelle, par la réflexion
juridique, et par la critique de la scolastique, développant, à partir du 15e siècle, les pratiques
philologiques et la science des textes, qui sont encore les nôtres.
On a vu enfin comment, chez Bacon, se rattachait à ce schème de la modernité les
concepts-clés auxquels on l’identifie le plus souvent : 1) l’autonomie du geste critique,
prenant la forme d’un empirisme intrinsèquement rationnel, qui ne se réduit pas à une
attention aux faits, mais qui est, en outre, dès la pensée baconienne, expérience de ce qui nous
fait, nous conditionne mais nous donne aussi ce faisant puissance de penser et d’agir, voire de
critiquer et de déconstruire ce qui nous conditionne ; 2) l’idée moderne d’une méthode, que
Bacon appelle plutôt « art d’inventer » ; 3) l’idée de progrès qui émerge, chez Bacon, sous
une forme qui a davantage à voir avec l’idée antique et renaissante d’une vicissitude de la
fortune qu’avec une sécularisation de la providence.
Tous ces concepts sont anticipés, en deçà de leur dénomination, en Angleterre, comme un
contenu sémantique structurant une pensée, mais surtout comme autant de charges
problématiques nouvelles, nées conjointement mais séparables les unes des autres, et
disponibles ainsi pour des reconfigurations partielles et nouvelles ultérieures, y compris dans
des discours anti-modernes, qui restent en un sens modernes, une réception diffractée donc
rendant possible les diverses formes de modernités qui font la complexité de notre temps.