Genèse et ruine de la modernité - des tableaux de vanités aux natures mortes de Bernd et Hilla...

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ANAMORFOSE - REVISTA DE ESTUDOS MODERNOS • VOL I • Nº I • 2013 • R i dEM 36 Genèse et ruine de la modernité - des tableaux de vanités aux natures mortes de Bernd et Hilla Becher Maya Suemi Lemos Depuis la fin des années 1950, et près de quarante ans durant, les photographes allemands Bernd et Hilla Becher se sont consacrés à fixer par l’image des bâtiments industriels désaffectées, réalisant alors un travail de recensement systématique devenu célèbre. Des centaines de constructions obsolètes de l’industrie dite lourde 1 – gazomètres, hauts-fourneaux, châteaux d’eau, silos, fours calcaires, récupérateurs de chaleur, tours d’extraction, tours de refroidissement – ont été ainsi registrées par le couple allemand, dans une véritable archéologie de l’ère industrielle. À la fois imposants et dérisoires, ces énormes édifices condamnés à la disparition s’érigent dans les clichés des Becher comme autant de monuments : ruines et célébration d’une modernité industrielle désuète. Architectures vidées de sens, elles nous causent impression précisément par leur scandaleuse inutilité. 1 C’est à dire, des mines de charbon, usines calcaires, aciéries, usines sidérurgiques. Anamorfose - Revista de Estudos Modernos, 1 (2013), pp. 36-59

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Genèse et ruine de la modernité - des tableaux de vanités aux natures mortes de Bernd et Hilla BecherMaya Suemi Lemos

Depuis la fin des années 1950, et près de quarante ans durant, les photographes allemands Bernd et Hilla Becher se sont consacrés à fixer par l’image des bâtiments industriels désaffectées, réalisant alors un travail de recensement systématique devenu célèbre. Des centaines de constructions obsolètes de l’industrie dite lourde1 – gazomètres, hauts-fourneaux, châteaux d’eau, silos, fours calcaires, récupérateurs de chaleur, tours d’extraction, tours de refroidissement – ont été ainsi registrées par le couple allemand, dans une véritable archéologie de l’ère industrielle. À la fois imposants et dérisoires, ces énormes édifices condamnés à la disparition s’érigent dans les clichés des Becher comme autant de monuments : ruines et célébration d’une modernité industrielle désuète. Architectures vidées de sens, elles nous causent impression précisément par leur scandaleuse inutilité.

1 C’est à dire, des mines de charbon, usines calcaires, aciéries, usines sidérurgiques.

Anamorfose - Revista de Estudos Modernos, 1 (2013), pp. 36-59

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Illustration 1 : Haut-fourneau, Youngstown, Ohio, États-Unis, 1981.Photo : Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

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Illustration 2 : Four à chaux, Hönnetal, Sauerland, Alemagne, 1996.Photo : Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

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Illustration 3 : Dépôt à charbon, Mine de Carolinenglück, Bochum, Alemagne, 1967. Photo : Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

On a dit des clichés de Bernd et Hilla Becher qu’ils sont à la photographie ce que les natures mortes sont à la peinture. En effet, dans une narrative descriptive paradoxale, ces oeuvres semblent s’assimiler particulièrement aux natures mortes dites « de vanité » du XVIIe siècle, en ce qu’elles mettent en évidence, par un image qui se veut réaliste ou objective, non pas ce qui est, dans sa présence manifeste, mais justement ce qui n’est pas ou qui n’est plus – la vacuité foncière que cacherait le spectacle de la matière. Les unes comme les autres semblent opérer une quête ontologique qui révèle non pas seulement les choses telles qu’elles apparaissent et s’imposent aux sens, mais aussi les évidences du néant auquel elles seraient vouées. Dans les vanités comme dans ces clichés, la matière, frappée de précarité, est donnée à voir dans sa marche certaine vers l’abolition, fût-elle abolition de sens ou abolition physique. Scrutée avec un regard

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de naturaliste, voire d’anatomiste, la matière nous est offerte comme un spectacle du vide pour le moins ostentatoire.

Illustration 4 : Pieter Boel. Vanité – allégorie des vanités du monde. 1663, Huile sur toile, 207 × 260 cm, Palais des Beaux-Arts, Lille.

Nous proposons ici une lecture comparative qui identifie dans ces deux manifestations artistiques, si éloignées dans le temps, des avatars d’une même perplexité face à la nécessaire déchéance de toute chose, de toute construction et, par-là même, de tout sens. Jalonnant respectivement le début des temps modernes et le déclin de la modernité industrielle (et circonscrivant ainsi ce que Zygmunt Bauman a appelé la modernité solide ou lourde) (Bauman, 2000), les vanités picturales et les photographies de Bernd et Hilla Becher semblent constituer des trace de deux moments historiques convergents de fractures, de perte de repères, de crise de sens et de valeurs.

Nostalgie de l’ancien monde Les natures mortes de vanité – ainsi que les autres types ou sous-genres de

natures mortes du XVIIe siècle – furent exhumées grâce au travail de l’historiographie de l’art du XXe siècle, vers les années 1930. Des études y ont été consacrées depuis, qui ont décrypté le discours sous-jacent à la représentation de ces objets aussi nombreux

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qu’hétéroclites, entassés avec artifice sur une table et offerts frontalement aux yeux des spectateurs dans une peinture méticuleuse, souvent illusionniste, à savoir un discours moral qui, appuyé sur l’idée du caractère éphémère et inconstant des choses du monde, avertirait le spectateur sur le manque de consistance et de valeur de tout ce qui relève des instances terrestres et mondaines. Rangés sous la bannière de la sévère sentence de l’Ecclésiaste – vanitas vanitatum et omnia vanitas –, des crânes, des sabliers, des bougies à peine éteintes et des horloges rappellent, aussi statiques qu’éloquents, le passage véloce du temps et notre fin inéluctable ; des fleurs, des fruits, des verres à demi vides, des instruments de musique et des objets d’art illustrent l’impermanence des choses de la nature ainsi que la fugacité des plaisirs procurés par les sens ; des bijoux, des pièces ou des objets d’or et d’argent, couronnes et pourpre rappellent l’inconstance de la richesse, du pouvoir et de la fortune ; des livres usés, des outils de mesure et de géométrie avertissent, enfin, sur le caractère vain de toute connaissance et de toute entreprise humaine.

Dans les vanités, l’être semble traqué dans la multiplicité de la matière : les objets les plus divers sont collectionnés et interrogés un à un dans leurs plis et replis. Les peintres s’appliquent à les fendre, de manière à montrer de quoi ils sont faits : fruits pelés, coques brisées, gibiers écorchés, tarte éventrée épandant sa garniture, pendule ouverte exhibant ses rouages. Coupés, renversés, décortiqués, mais aussi reflétés par le miroir ou par des surfaces polies, ils sont examinés dans leurs multiples couches et facettes (Alpers, 1990 : 160). Comme lors d’une dissection, on inspecte chaque détail des objets : le regard tranche, incisif comme le scalpel, et pénètre les recoins obscurs et cachés des choses. C’est en effet le regard de l’anatomiste et celui du microscopiste que paraît s’approprier le peintre, dans la perfection illusionniste de ses objets écorchés.

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Illustration 5 : Willem Claesz Heda. Petit déjeuner avec tarte aux framboises.1631, Huile sur bois, 54 x 82 cm, Gemäldegalerie, Dresden.

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Illustration 6 : Willem Claesz Heda. Petit déjeuner avec tarte aux framboises (détail). 1631, Huile sur bois, 54 x 82 cm, Gemäldegalerie, Dresden.

Svetlana Alpers a examiné les liens qui nouent la peinture hollandaise du XVIIe siècle à une philosophie baconienne de la connaissance, fondée sur l’observation directe de la nature (Alpers, 1990 : 137-138). Dans ce contexte, la peinture, la microscopie et l’anatomie, toutes trois expressions de la passion de l’observation, paraissent se solidariser dans un rapport commun au visible, celui-ci étant pris comme la seule condition à la connaissance et à l’intelligibilité des choses et de la nature2.

2 Le scientifique expérimental Robert Hooke, dans sa Micrographia, de 1664, affirme « qu’il est moins besoin de puissance

d’Imagination, de précision de Méthode, de profondeur de Réflexion (encore que l’adjonction de celle-ci, lorsqu’on peut en

disposer, ne manque pas de parfaire le résultat obtenu) que d’une Main loyale et d’un Œil fidèle pour examiner et recenser

les choses elles-mêmes, telles qu’elles se présentent à nous » (cité par Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre : la peinture

hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1990, p. 139).

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La peinture rejoint ainsi, deux technès alors en plein essor, lesquelles conduisent toutes deux pourtant à un même paradoxe fondamental : si l’anatomie des corps et le rapprochement des objets par les artifices optiques peuvent nous dévoiler en quelque sorte la face cachée des choses, ils ne révèlent pas moins dans ces choses-là une fragilité ontologique ultime, qu’ils mettent en évidence. Le regard perçant – l’œil assisté par les lentilles – peut, certes, nous détourner des croyances, de l’imagination trompeuse, et nous mener vers le monde des choses concrètes (Hooke, 1664, cité par Alpers, 1990 : 139), mais la plongée à outrance dans la matérialité apparente des choses finit par nous confronter à l’interrogation : Que reste-t-il des choses, une fois leurs couches successives écorchées, une fois leurs infimes détails inspectés ? Qu’y a-t-il au-delà des apparences ? La multiplicité des apparences ne traduit-elle pas l’occultation ou la disparition effective de l’être ? L’anatomie des choses peut bien s’avérer une anatomie du vide.

L’enquête menée par les tableaux de vanité nous apparaît en effet comme une enquête feinte, son interrogation s’avérant plutôt rhétorique. Car si les vanités dénombrent et interrogent toutes les choses du monde manifeste, c’est bien pour conforter la certitude du vide que celles-ci recouvrent. Si elles recensent tout ce que peut produire et rassembler la nature humaine, c’est pour mieux en dévoiler la fragilité et la vanité. Tout apparaît, dans leur inventaire du monde, menacé par la ruine, rongé par le voisinage toujours pressant de l’anéantissement, aboli jusque dans son essence ultime et, par là même, jusque dans son sens3.

On a compris l’essor remarquable des vanités du XVIIe siècle comme une réaction aux profondes mutations qui ont eu lieu alors dans le monde occidental, et qui vont dans le sens d’un rééquilibrage en faveur de la rationalité scientifique et technique, du progrès matériel, de la soumission de la nature aux besoins et au profit humains. Ces mutations entraînent une crise éthique à laquelle le discours véhiculé par les vanités tente de faire face, par la réaffirmation véhémente des valeurs traditionnelles. S’élevant, dans une époque de franche prospérité économique, contre toute attachement aux biens matériels et mondains – richesses, plaisirs, pouvoir et renommée –, contre les ambitions prométhéennes de la raison scientifique, les vanités seraient les derniers feux d’un code moral en crise, affaibli par les pratiques sociales et économiques modernes déjà en vigueur. La vulgarisation du discours sur la vanité des choses du monde, répété ad nauseam, ressassé jusqu’à son épuisement (non seulement par le moyen de l’art pictural, mais aussi dans tous les domaines de la représentation – la sculpture, la littérature, le théâtre, la musique), finit, paradoxalement, par participer au processus d’évacuation des valeurs morales anciennes qu’il transmet, et par laisser la place à une morale davantage en accord avec les pratiques sociales modernes4.

3 Voir à ce sujet : « Une ontologie du rien » (Maya Suemi Lemos, Du discours moral au discours musical : le thème de la

vanité dans la musique de l’Italie post-tridentine, thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris IV – Sorbonne, 2006,

2006, pp. 48-59).4 Lemos, Du discours moral au discours musical, pp. 164-173

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Ruines de la civilisation industrielleSi les tableaux de vanité annonçaient au XVIIe siècle, par leur discours

réactionnaire, l’avènement d’une mentalité moderne, les clichés de Bernd et Hilla Becher nous apparaissent comme des témoins du déclin de celle-ci, donnant à voir l’affaissement des matérialisations ultimes de l’esprit moderne. Figurations, tous, de la ruine, ces tableaux et ces clichés circonscrivent, ensemble, la période moderne. Les uns donnent à voir les vestiges d’un monde ancien et de ses valeurs désormais révolus, alors que les autres – de véritables natures mortes eux aussi – exhibent les vestiges du grand et dernier édifice moderne, la civilisation industrielle.

« Quand je suis arrivée à Düsseldorf dans les années 50 », déclare Hilla Becher, « j’ai été très impressionnée par la région de la Ruhr. À l’époque, la Ruhr était encore une région très active, avec beaucoup de hauts fourneaux, des aciéries, des mines. Et j’étais toujours très émue de regarder défiler, par la fenêtre du train, ces nombreuses et étranges créatures ».5 L’industrie lourde allemande dont parle la photographe eut un cycle de vie court : en plein essor dans les années 1930, elle est déjà en déclin vingt ans plus tard, et, lorsque Bernd Becher, son mari et collaborateur, prend ses premières photographies, en 1958, dans les alentours de Siegen, sa ville natale, les premières fonderies de la région avaient déjà été démolies. Initialement, ces clichés avaient pour Bernd Becher un sens autobiographique, car la majorité de ses ancêtres avait travaillé dans l’industrie minière, en qualité de mineurs ou affectés dans les hauts-fourneaux. Très vite pourtant, la conscience de la menace qui pesait sur ces énormes constructions lui donna la mesure de leur intérêt documentaire, le poussant à opérer un recensement systématique d’autant plus légitime qu’aucune institution d’état ne se souciait de les registrer6.

Nous étions persuadés que, d’une manière très particulière, elles [ces constructions] étaient des témoins de leur époque, par leur architecture ; et que cette architecture était complètement liée à l’économie, ou plutôt, à la pensée de la économie industrielle. Et puis, il est arrivé un moment où je me suis rendu compte que ces objets allaient disparaître. Or, je pensais qu’il s’agissait d’une architecture qui avait la même importance que celle des cathédrales datant du Moyen Age, qui nous ont transmis la pensée d’autrefois.7

En effet, c’est bien parce qu’ils prévoyaient la disparition de ces imposants monuments, de ces ruines qui donnaient à voir « un certain esprit du temps, une certaine mentalité »8 que les Becher se sont dédiés à les fixer systématiquement en

5 Déclaration de Hilla Becher en entretien (in Krief, 2001-2004). 6 Susanne Lange, Bernd and Hilla Becher – Life and Work, Massachusetts, The MIT Press, 2007, p. 9.7 Déclaration de Bernd Becher (in Krief, 2001-2004).8 Déclaration de Hilla Becher (in Krief, 2001-2004).

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photographie9.À l’instar des vanités, les photographies des Becher tentent de figurer le « à

peine mort » : ce qui, hier, faisait encore sens et qui, soudainement, perd sa valeur. Aux vestiges du repas à peine terminé, aux fleurs fanées des vanités – emblèmes de la déchéance de toute chose – correspondent les colosses modernes des Becher, encore opérants hier, aujourd’hui désuets et inutiles. Les clichés du couple montrent une modernité encombrante, lourde et obsolète, dont le sens et la rationalité sont mis en question :

La motivation (de notre travail) peut être comparée à celle de Tinguely, ou Panamarenko. L’idée est de montrer que certains aspects du monde industriel ne sont pas rationnels ; qu’à partir d’une base rationnelle ou fonctionnelle, les choses peuvent devenir irrationnelles. Ainsi, Tinguely fait des machines qui ne produisent rien ou qui se détruisent elles-mêmes. Cette irrationalité est présente aussi dans la structure économique. Chaque fonderie produit son maximum. Elle doit à chaque fois grandir pour survivre. Elle est obligée d’être de plus en plus grande et productive. Elles deviennent plus grandes car on croit que la croissance est illimitée. Elle ne l’est pourtant pas. Et même lorsque la société n’a plus besoin d’autant de fer, les fonderies grandissent encore. A Baltimore, on a décidé de bâtir le plus grand haut-fourneau du monde occidental. Et alors est venue la crise dans l’aciérie. Ce sont des dinosaures. Et ils se sont consumés eux-mêmes.10

Ce sont les ruines de la modernité lourde telle que l’a décrite le sociologue Zygmunt Bauman : modernité obsédée par le volume, par l’étendue et par la croissance11 et qui arrive à son terme, écrasée sous son propre poids, incapable, de par ses structures trop solides et inertes (fussent-elles des structures physiques ou structures de la pensée), de répondre aux impératifs de la civilisation post-industrielle : vitesse, adaptabilité, fluidité, fragmentation, multiplicité, instantanéité, relativité.

Hilla et Bernd Becher, nés dans le début des années 1930, appartiennent à une génération qui, pour avoir vécu dans une période-charnière, fut témoin autant de

9 Bernd Becher avait tenté de registrer les bâtisses industrielles désaffectées par le moyen du dessin et de la peinture. Or,

voulant les saisir dans leurs moindres détails, il arrivait souvent qu’elles soient démolies avant même qu’il ne puisse terminer

ses dessins ou peintures. C’est ainsi qu’il s’est procuré une caméra photographique, avec le but initial de sauvegarder l’image

des constructions, ce qui lui permettrait de terminer tranquillement les dessins en cas de disparition des constructions. Par

la suite, ayant découvert, dans les mines abandonnées, d’anciennes photographies d’installations industrielles, il fut frappé

par la qualité de ces clichés faits par des photographes industriels anonymes du passé. Il prit alors la décision de tenter de

photographier ces installations de manière aussi précise qu’elles ne l’avaient été dans le passé, sans aucune interprétation

personnelle, et telles qu’elles se présentaient alors, dans leur état d’usage. Cf. Bernd Becher, en entretien avec Michael Köhler

(Lange, Bernd and Hilla Becher, 2007, pp. 187-188).10 Bernd Becher, en entretien avec James Lingwood (Lange, 2007, p. 192).11 Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, Oxford, Polity Press, 2000.

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l’espoir suscité par le dernier élan de la grande industrie moderne européenne que des désillusions du progrès12 qui l’ont suivies. Ce qui distingue leur projet de celui de leurs devanciers – les nombreux peintres et photographes, essentiellement allemands, qui dans les années 1920-1930 s’étaient déjà voués à registrer l’image de la ville moderne industrielle et de ses environs, et dont le choix formel a fortement inspiré le couple Becher, comme nous le verrons – c’est bien son sens archéologique, sa référence à ce qui n’est plus, qui n’a plus de place dans le présent. S’il est vrai que l’on décèle déjà chez certains de ces artistes de l’entre-deux-guerres une forte suspicion envers la croissance industrielle et ses effets13, c’est dans les photographies du couple Becher que le décalage de ces lourdes structures modernes, devenues vite archaïques devient une évidence. Leur travail s’inscrit ainsi dans un contexte de crise d’un modèle de développement et de raisonnement, qui, en dépit de la prospérité qu’il ait pu apporter, ne répond plus aux exigences naissantes, qu’elles soient pratiques, sociales ou éthiques. Comme le remarquait déjà le sociologue Raymond Aron, la société moderne ne réussissait pas à « apaiser la faim » qu’elle-même engendrait, « faim peut-être plus spirituelle que matérielle »14

Ainsi y-a-t-il, entre les images des Becher et les vanités, convergence de conjonctures : apparues dans des périodes de prospérité matérielle, elles répondent toutes deux à des circonstances particulières de décalage entre les structures sociales et les valeurs en vigueur, mais aussi d’épuisement de modèles, de perte de repères, d’ébranlement des certitudes. L’une comme l’autre font preuve d’une conscience aiguë de la crise.

Leur finalité les rapproche également : elles s’appliquent à saisir par l’image une certaine vacuité, un certain manque de sens – métaphore d’une modernité laquelle elles estiment mener à nulle part, et dont elles essayent, chacune en son temps, de dresser le portrait. Il faut remarquer que, dans les deux cas, cette vacuité est placée et représentée au cœur même de la matière solide : au cœur des fruits et des multiples objets amoncelés sur les tables des vanités, au cœur des bâtiments industriels massifs, au cœur de ces choses que nous avons presque l’impression de pouvoir toucher, grâce à la perfection illusionniste de la représentation. Ne serait-ce pas là une figuration anticipée de la solidité, de la lourdeur à laquelle on identifie aujourd’hui cette modernité dont elles ont fait, a priori et a posteriori, la critique ?

Mais il y a aussi convergence dans les moyens, c’est-à-dire, dans leur mode opératoire et dans leur esthétique. Les images des Becher s’assimilent aux vanités dans un rapport semblable au visible, dans une confiance commune à la capacité cognitive de l’observation directe des objets, de l’inspection systématique de ses détails. Hilla Becher 12 Reprenant l’expression qui sert de titre à l’essai de Raymond Aron (Raymond Aron, Les désillusions du progrès – essai sur

la dialectique de la modernité, s.l., Calmann-Lévy, 1969), écrit en 1964-65.13 Le peintre Carl Grossberg, dont l’œuvre fut certainement un des plus remarquables registres de l’apparat industriel

allemand d’entre-deux-guerres, a avoué, dans une lettre datée de 1934 : « Malgré tous les succès idéels, je suis pris d’un

pessimisme sans fond qui ne me lâche plus » (in catalogue de l’exposition Carl Grossberg, 1976, p. 14).14 Aron, 1969, p. VIII.

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ne se réclame-elle pas, en écho avec ce que nous avons vu de la démarche des peintres des vanités, d’une « anatomie comparative appliquée aux vestiges industrielles » ?15

Illustration 7: Lubeck-Herrenwyk, 1983.Photo : Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

En effet, dans les images des Becher, on identifie le même effort pour saisir la matière apparente, matérialisé en un souci extrême de netteté et de précision. Il est redevable, en principe, à une indéniable filiation à l’esthétique de la Nouvelle Objectivité allemande des années 1920-30. Ce n’est pourtant pas une coïncidence anodine si c’est dans cette période de plein essor du réalisme objectif que sont redécouverts, par l’historiographie (et le marché) de l’art du XXe siècle, ceux que l’on a appelés, à tort ou à raison, les « peintres de la réalité »16 du XVIIe siècle, y compris ceux des…vanités. Leur touche minutieuse et habile, leur remarquable aptitude à capturer les apparences correspondaient bien au goût du temps et ne sont pas sans influence sur les peintres du réalisme du XXe siècle. Ainsi pourrions-nous affirmer qu’il y aurait aussi, dans la photographie des Becher, un héritage effectif du langage pictural du XVIIe siècle, par le biais du réalisme objectif.

15 Déclaration de Hilla Becher, in : http://filiation.ens-lsh.fr/serie/serie_B3.html. Nous soulignons.16 Expression utilisée pour la première fois par le critique d’art Champfleury en 1863, reprise lors de l’exposition de 1934 au

Musée de l’Orangerie à Paris, qui a marqué la redécouverte des peintres de la première moitié du XVIIe siècle en France. Elle

fut organisée par les conservateurs du musée du Louvre, Paul Jamot et Charles Sterling.

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Même si la critique a pu rattacher le travail du couple de photographes à l’art conceptuel, c’est bien à la Nouvelle Objectivité que leur projet de recensement a immédiatement renvoyé, tant du point de vue du sujet – prisé par les peintres et les photographes allemands réalistes des années 1920 et 193017 – que du point de vue des exigences esthétiques : refus de tout pathos, désir de saisir la réalité de façon objective, telle qu’elle apparaît à nos yeux. De cela, il en résulte des images délibérément sobres et froides, plaquées en des compositions en angle droit, parallèles au cadre, d’un réalisme souvent illusionniste, marquées par l’attention donnée aux moindres détails.18 N’est-ce pas là, d’ailleurs, un protocole esthétique tout à fait semblable à celui des vanités ?19

La description des tableaux de la Nouvelle Objectivité, faite par l’historien de l’art Sergiusz Michalski, pourrait très bien concerner les photographies du couple Becher : « C’est le renoncement à tout ce qui pourrait créer une atmosphère, et la netteté avec laquelle les objets sont représentés en dépit de la profondeur du tableau qui suscitent ce sentiment particulier de vide et d’éloignement entre le spectateur et l’image »20. Profondeur de champ et netteté dans toute la surface de l’image : ce sont là précisément les paramètres auxquels s’astreignent les Becher, qui ne sont pas sans contraintes techniques, comme le confirment leurs déclarations :

Nous les photographions [les bâtiments] dans presque tous les cas avec un téléobjectif, pour éviter les déformations. Quelques fois nous prenons une focale très longue, jusqu’à 600 millimètres. Il faut donc travailler avec deux trépieds pour éviter la moindre vibration. 21

Les temps d’exposition sont relativement longs dans nos travaux. Premièrement en raison du grand format : on doit régler le diaphragme sur une ouverture très petite, pour obtenir une grande précision sur toute la surface de l’image. Deuxièmement parce que nous travaillons toujours,

17 Citons les représentations picturales de chemins de fer, installations industrielles et environnements urbains industrialisés,

surtout de Carl Grossberg (qui a anticipé leur démarche avec son projet inachevé de recenser en des images aussi précises

et neutres que possible l’ensemble des activités de l’industrie allemande, alors en plein essor), mais aussi de Franz Radziwill,

Max Radler, Reinhold Nägele, Immanuel Kneyer, Xaver Fuhr, Carl Barth; les photographies de Albert Renger-Patzsch, et de

Hans Finsler. En effet, Bernd Becher assume l’importance qu’a exercée sur son travail une familiarité avec le courant de la

Nouvelle Objectivité, courant au travers duquel il a découvert des devanciers. Voir à ce sujet son entretien de 1989 avec

Michael Köhler (Lange, 2007, p. 187-191).18 Bernd Becher déclare, en effet, avoir été favorisé par le contact avec le professeur Karl Rössing, à l’époque de ses études

à la Staatliche Akademie der Bildenen Künste de Stuttgart : le vécu de celui-ci au sein de la Nouvelle Objectivité lui permettait

de comprendre l’intérêt de son élève à dépeindre des objets architecturaux individuels dans leurs détails plus précis. Cf.

entretien de Bernd Becher avec Michael Köhler (Lange, 2007, p. 188). Au sujet de l’esthétique de la Nouvelle Objectivité, voir

Roh (Franz Roh. Nachexpressionismus – Magischer Realismus, Leipzig,1925, p. 119).19 Surtout, en l’occurrence, celui des vanités des années 1600-1638, qui furent - ce qui est d’autant plus significatif - les

premières à être exhumées au XXe siècle, dans les années 1930 (Jacques Foucart, « La peinture hollandaise et flamande de

vanité : une réussite dans la diversité », Les vanités dans la peinture au XVII siècle, catalogue de l’exposition du Musée du Petit

Palais, Paris, 1991, p. 56).20 Sergiusz Michalski, Nouvelle Objectivité, Köln, Benedikt Taschen Verlag, 1994, p. 160.21 Déclaration de Bernd Becher (Krief, 2001-2004).

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ou presque toujours, par temps couvert, donc un temps pas très clair.22

Ne voulant pas manipuler les images, ils s’obligeaient, de surplus, à photographier dans le brouillard, afin que l’arrière-plan disparaisse, laissant isolé l’objet à capturer. De façon à montrer l’objet dans tous ses détails, ils préféraient une lumière diffuse (évitant ainsi les ombres au maximum) et le temps d’hiver, de sorte que la végétation cache moins la vue de l’objet dans sa totalité23. Ce sont là des données significatives, qui dénotent une approche de la réalité semblable à la celle du collectionneur et du naturaliste, que l’on avait déjà identifiée dans la démarche des peintres des vanités. Dans le cas des clichés des Becher, elle est tout à fait évidente : recensement d’objets pris individuellement ; isolement et neutralisation de ceux-ci ; exclusion de leur environnement et de tout élément spontané ; classification ; définition de catégories, espèces et sous-espèces fondées sur les aspects de la fonction de l’objet, sa forme, donnés de construction, matériels de construction et variantes géographiques. C’est ce que confirment les paroles de Hilla Becher :

La multiplicité des prises de vue que nous avons collectionnées, tout d’abord par fascination ou sentimentalité, il fallait bien y mettre de l’ordre. Ce classement, nous l’avons fait après-coup, ayant fait la connaissance de ces objets. Nous avons d’abord défini les formes de base. Mais au fil du temps, nous avons appris que ces formes comprenaient des variétés et des sous-espèces.24

22 Déclaration de Hilla Becher (Krief, 2001-2004). Hilla et Bernd parlent de temps d’exposition longs d’environ vingt

secondes, considérablement contraignants, donc, si l’on veut obtenir une image nette et statique.23 « La [notre] seule consigne artistique était, et l’est demeurée par la suite, de prendre les objets individuels par eux-

mêmes, les aidant seulement à remplir l’image – ce qui n’était pas toujours en accord avec leur situation, lorsqu’ils étaient

placés au milieu d’un chaos architectonique ou bien au milieu de la végétation. Ce seul artifice artistique était nécessaire à

ce qu’ils puissent être vus et reconnus dans leur forme entière ». Hilla Becher, en entretien avec Michael Köhler (Lange, 2007 :

188), notre traduction.24 Hilla Becher, en entretien avec Michael Köhler (Lange, 2007, p. 188), notre traduction. Il ne semble pas un hasard si Bernd

Becher fait référence à Carl von Linné, naturaliste suédois du XVIIe siècle, auquel on attribue la paternité de la taxonomie

moderne, lorsqu’il parle des typologies, choisies par le couple comme forme de systématisation et exposition de leurs clichés,

où les bâtiments apparaissent classifiés selon leurs formes et leurs fonctions.

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Illustration 8: Tours d’extraction, Alemagne, 1972-1983.Photo: Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

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Illustration 9 : Tours de refroidissement, Alemagne, 1964-1993.Photo: Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

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Illustration 10: Haut-founeaux, Alemagne, Luxembourg, États-Unis, 1970-1989.Photo: Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

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Illustration 11: Étuves, Belgique, Alemagne, France, Luxembourg, 1982-1995.Photo: Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

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Illustration 12 : Gasomètres, Alemagne, 1983-1992.Photo: Bernd et Hilla Becher. © 2006 Bernd & Hilla Becher

Leurs compositions par type de bâtiments – les typologies – sont « inspirées de l’esprit de classification encyclopédique du XIXe siècle, avec ses taxinomies, ses catalogues comparatifs », affirme-t-elle25. La démarche presque scientifique est un gage d’objectivité – mot d’ordre qu’ils assument entièrement et auquel ils s’efforcent d’obéir sans épargner les moyens.

Pour moi, le but de la photographie est de regarder d’une manière objective. Pourquoi est-ce que je devrais transmettre mes sentiments et mon état d’âme à quelque chose qui s’exprime par soi-même ?26

C’est justement cette quête d’objectivité qu’avait contraint Bernd Becher, au départ peintre et typographe, à abandonner ses pinceaux. Ayant conclut que les bâtiments tels qu’ils étaient dans la réalité l’intéressaient davantage que leur reflet dans les dessins et les tableaux, il se penche définitivement vers la photographie, plus apte, selon lui, à capter la réalité de l’objet : « le plus naturaliste qu’il soit, il est

25 Déclaration de Hilla Becher in http://filiation.ens-lsh.fr/serie/serie_B3.html.26 Déclaration de Hilla Becher (in Krief, 2001-2004).

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impossible d’éviter, dans le dessin, un angle subjectif », assure-t-il27.Or, ce qui est à la fois frappant et fascinant dans cette démarche, et ce à quoi

nous ne pouvons nous soustraire de penser, c’est que cette objectivité voulue, ce désir de capter la réalité telle qu’elle se montre aux yeux se traduit, dans leur praxis, par des artifices poussés et contraignants, par des subterfuges techniques complexes et des manœuvres qui semblent en fin de compte s’accorder étrangement avec l’idée de réalité et d’objectivité. Est-ce bien là l’image de l’objet véritable, artificiel et habilement isolé de son cadre, de son arrière-plan ? Est-ce bien là une image réelle, cette image fixée sans distorsion optique dans toute sa grande surface, et d’une netteté en profondeur qu’aucun œil ne saurait capter ? L’exclamation de l’historien de l’art Jacques Foucart au sujet des vanités et du supposé réalisme hollando-flamand du XVIIe siècle semble doublement opportune : « comme si d’ailleurs le seul spectacle émerveillé du monde des apparences et sa saisie n’étaient pas déjà en soi des hautes abstractions ! »28.

En effet, les efforts que font Bernd et Hilla Becher pour capturer la réalité de l’objet semblent impliquer, paradoxalement, l’abstraction de la réalité immédiate de ce dernier. En 1968, Hilla prit une photographie éloquente : Bernd, vu de dos, se prépare à photographier un complexe minier que l’on aperçoit à l’horizon, et dont on distingue à peine les silhouettes des tours d’extraction, voilées par le brouillard. Son attention, toute absorbée par l’image lointaine et vague, ignore les seuls objets saisissables qui l’entourent : des enfants posant pour la photo, des maisons ouvrières, l’herbe et le sol pierreux. La vision des bâtisses industrielles que nous donne ici Hilla (peut-être à son insu) se prêterait bien à la caractérisation de ce qui était alors la véritable condition de ces monuments : fantomatiques, s’effaçant au loin, inutiles et oubliés au fond du paysage.

27 Lange, 2007, p. 9.28 Foucart, 1991, p. 55.

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Illustration 13: Bernd Becher photographiant une mine dans le Nord d’Angleterre, 1968.Photo: Hilla Becher. © Hilla Becher

Pourtant, ce n’est pas dans ce mode que Bernd et Hilla prétendent donner à voir ces ruines. À l’inverse, ils tentent de les capturer avec précision et de les exposer à l’extrême. Et cela – apparent paradoxe –, moyennant ce qui, précisément, fait écran à leur contemplation directe et immédiate : le brouillard, l’apparat optique et ses artifices techniques. Les peintres des vanités, eux aussi, par le moyen d’une technique poussée à l’extrême, faisaient contempler des objets hyper-exposés (anatomisés, exhibés dans leurs couches multiples, dans leurs plis et menus détails, dans toutes leurs facettes), voulant, par-là, dire d’une réalité qui se dérobe et s’échappe à la vue, d’une réalité qui n’est plus, malgré la hyper-présence de ses vestiges.

Dissipant toute illusion moderne d’objectivité, Bruno Latour nous a montré, dans le domaine de la philosophie de la science, que ce qui apparaît à travers la lentille du microscope n’est plus l’objet, mais une abstraction, une construction autre. L’art en avait déjà fourni des preuves depuis longtemps. Les vanités et les clichés de Bernd et Hilla Becher semblent figurer exemplairement cette abstraction, cette « construction autre », née de la contemplation de la pure matérialité de l’objet. Or, que sont finalement les ruines, sinon ces objets disloqués, dont on contemple les seuls vestiges matériels, et qui, par là-même, acquièrent une réalité tout autre, un sens résolument nouveau ?

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_____________ Catalogue de l’exposition Carl Grossberg, Gemälde, Aquarelle, Zeichnungen und Druckgraphik 1914-1940, Darmstadt, 1976

Documents vidéographiques

Contacts, vol. 3, La photographie conceptuelle, réalisation Jean-Pierre Krief, Arte France, KS Visions, Le Centre National de la Photographie, 2001-2004

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ResumoO artigo propõe uma leitura comparativa do levantamento fotográfico de ruínas da indústria pesada do século XX, empreendido por Bernd e Hilla Becher, e das naturezas-mortas do tipo “Vanitas” do século XVII. As duas manifestações artísticas marcam, respectivamente, o início da primeira modernidade e o declínio da modernidade industrial parecem ser modalidades diversas de uma mesma perplexidade frente à caducidade de todas as coisas, de toda construção e, consequentemente, de todo sentido. Ambas manifestam exemplarmente uma mesma tentativa de abordagem objetiva da realidade, e nos fornecem vestígios de dois momentos históricos convergentes na história das mentalidades: de fratura, de crise do sentido e dos valores.

Palavras-chave: primeira modernidade, Bernd Becher, Hilla Becher, ruínas, indústria pesada, vanitas, objetividade

Sobre a autoraMaya Suemi Lemos é professora adjunta na Universidade do Estado do Rio de Janeiro e doutora em História da Música e Musicologia pela Universidade de Paris IV – Sorbonne.

AbstractL’article propose une lecture comparative du recensement photographique des vestiges de l’industrie lourde du XXe siècle entreprit par Bernd et Hilla Becher, et les natures mortes dites « de vanité » du XVIIe siècle. Ces deux manifestations artistiques qui jalonnent, respectivement, le début des temps modernes et le déclin de la modernité industrielle, nous paraîssent comme des avatars d’une même perplexité face à la déchéance de toute chose, de toute construction et, par-là même, de tout sens. Démarches exemplaires d’une tentative d’approche objective de la réalité, elles semblent constituer, toutes les deux, des traces de deux moments historiques convergents de fracture dans l’histoire des mentalités, de crise de sens et de valeurs.

Mots-clés : première modernité, Bernd Becher, Hilla Becher, ruines, industrie lourde, vanitas, objectivité