Séminaire de la Pr. Annie Fourcaut

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Aujourd’hui, nous parlerons du bonheur, puisque mon travail porte sur les représentations et les expériences du bonheur en France entre 1945 et 1981. Je ne suis pas philosophe et je ne définirais pas de vrai bonheur. Ceux qui sont venus pour que je leur révèle le secret du bonheur peuvent encore sortir… J’utiliserai donc bonheur au sens du sentiment agréable, qui peut être expérimenté par un individu, de la sensation accompagnant la réflexion positive sur soi et sur sa vie (celle qui accompagne la réponse positive à la question suis-je heureux ?) et plus généralement, je m’intéresse à la fois à la manière dont les contemporains l’ont pensé (ce qu’il pourrait ou devrait être) et éprouvé (leur vécu). Faire l’histoire du bonheur s’inscrit dans la démarche de l’histoire sociale et culturelle qui est celle du CHS. C’est pourquoi la Pr. Annie Fourcaut m’a invité aujourd’hui et je l’en remercie. C’est également pourquoi il me faut préciser ici les enjeux de cette recherche : étudiant en master, vous serez appelé à réaliser des travaux et l’un de objectifs de ce séminaire et de vous y aider. L’un des problèmes de l’histoire culturelle, telle qu’elle peut être pratiqué dans de vénérables institutions, c’est qu’elle est parfois déconnectée du réel, de la réalité sociale : les historiens se saisissent des énoncés et les traitent sans référence à leur influence sociale. L’enjeu, c’est d’éviter ce défaut et de réaliser une histoire de la réception de la culture. 1

Transcript of Séminaire de la Pr. Annie Fourcaut

Aujourd’hui, nous parlerons du bonheur, puisque mon

travail porte sur les représentations et les expériences du

bonheur en France entre 1945 et 1981. Je ne suis pas philosophe

et je ne définirais pas de vrai bonheur. Ceux qui sont venus

pour que je leur révèle le secret du bonheur peuvent encore

sortir…

J’utiliserai donc bonheur au sens du sentiment agréable,

qui peut être expérimenté par un individu, de la sensation

accompagnant la réflexion positive sur soi et sur sa vie (celle

qui accompagne la réponse positive à la question suis-je

heureux ?) et plus généralement, je m’intéresse à la fois à la

manière dont les contemporains l’ont pensé (ce qu’il pourrait

ou devrait être) et éprouvé (leur vécu).

Faire l’histoire du bonheur s’inscrit dans la démarche de

l’histoire sociale et culturelle qui est celle du CHS. C’est

pourquoi la Pr. Annie Fourcaut m’a invité aujourd’hui et je

l’en remercie. C’est également pourquoi il me faut préciser ici

les enjeux de cette recherche : étudiant en master, vous serez

appelé à réaliser des travaux et l’un de objectifs de ce

séminaire et de vous y aider.

L’un des problèmes de l’histoire culturelle, telle qu’elle

peut être pratiqué dans de vénérables institutions, c’est

qu’elle est parfois déconnectée du réel, de la réalité

sociale : les historiens se saisissent des énoncés et les

traitent sans référence à leur influence sociale. L’enjeu,

c’est d’éviter ce défaut et de réaliser une histoire de la

réception de la culture.

1

Par exemple, on peut légitimement étudier les prémisses de

l’écologie dans les années 1945-1975. Mais il ne faut pas se

river à son objet et perdre de vue sa place dans la société de

l’époque, l’importance (ou l’absence d’importance) qu’il avait

pour les contemporains : on ne peut pas prétendre que

l’écologie dominait les préoccupations des Français de cette

époque, à partir de quelques auteurs avants-gardistes, t. q.

Bernard Charbonneau.

Ainsi, l’histoire culturelle ne devrait pas perdre de vue

l’histoire sociale. L’enjeu de l’histoire culturelle, son

objectif un peu utopique, c’est de retrouver le l’esprit du

temps, grâce à l’analyse de la production culturelle de

l’époque, par exemple sur un thème donné. Comme le dit une

heureuse formule d’un éminent historien du CHS, il faut faire

l’histoire sociale du culturel et l’histoire culturelle du

social.

Le problème, dans le monde contemporain foisonnant, c’est

que l’arbre cache la forêt => l’enjeu est donc de partir de la

forêt, pour pouvoir saisir une époque.

Ou alors, on fait le choix inverse, sans doute aussi

légitime, mais qui n’est pas le mien : on analyse les arbres,

un par un. Mais dans ce cas, il sera difficile de dépasser le

niveau biographique ou micro local et de monter en généralité.

A force d’émietter l’histoire, on risque de ne plus parvenir à

rien construire.

Aussi, l’un des enjeux actuels de l’histoire culturelle,

c’est moins celui de la déconstruction, que celui de la

reconstruction. C’est ce que j’ai essayé de faire dans ma

2

recherche, que je vais maintenant vous présenter, en trois

parties : j’évoquerai avec vous l’objet, les sources et leur

traitement.

I le thème : le bonheurLe premier enjeu, c’est de trouver un bon sujet. Je ne me

souviens pas du moment où je me suis décidé à travailler sur le

bonheur. Contrairement aux auteurs de développement personnel

que j’ai étudiés, je ne ferais pas le récit d’une conversion.

Je me souviens en revanche des raisons qui me poussèrent à

choisir ce sujet.

Parmi celles-ci, la plus importante procède certainement

d’une volonté de comprendre la société contemporaine. Je

voulais travailler sur l’histoire récente, et me rapprocher

ainsi de la sociologie. Une chose me frappait : l’omniprésence

du bonheur dans la société contemporaine.

Sur les publicités, au cinéma, partout, le bonheur.

De même, j’avais été frappé par la taille des rayons

« développement personnel » dans les librairies et par le

marronnier du bonheur dans la presse magazine. Mais il n’y a

pas que dans les divers médias que le bonheur est omniprésent.

Dans les discussions, il est également premier, comme le montre

l’économie de l’interaction sociale : lorsque deux personnes se

croisent, ils disent :

_ Bonjour

_ Bonjour

_ ça va ?

3

S’ensuit un embranchement dans cette séquence phatique :

la réponse négative appelle des développements sur ce qui ne va

pas, tandis que la réponse «_bien » permet de passer à la phase

suivante de l’échange social.

Cette scénette quotidienne souligne le constant souci de

vie heureuse qui anime nos contemporains. Chacun essaie d’aller

bien, c’est-à-dire de se sentir heureux, d’éprouver le bonheur.

Je remarquais cela et me demandais s’il en avait toujours été

ainsi. Je désirai donc interroger la genèse de cette hiérarchie

des valeurs. Je voulais également étudier ce que les

contemporains désignent par le terme bonheur : analyser le

contenu du signifiant.

Le second faisceau de raisons qui explique mon choix,

consiste dans mon intérêt pour les subjectivités. Cette

curiosité pour la manière dont chacun perçoit le monde m’a

conduit vers ce sujet : je souhaitais faire une histoire des

sentiments, de la manière dont les perceptions, sensations,

émotions naissent et se développent. Le bonheur me parut un

petit observatoire propice à ce genre d’analyse.

« Idée neuve » selon Saint-Just, le bonheur constituait

également un objet neuf pour l’historien : il fallait

construire une architecture conceptuelle pour le traiter. Je

décidai de porter mes investigations dans trois directions :

les conditions objectives, les représentations et les

expériences. J’estimai que les historiens avaient déjà

largement écrit l’histoire de la réalité objective de ces

années-là : l’histoire matérielle, celle des taux d’équipement

4

par exemple est déjà connue. Je choisissais de m’appuyer sur

ces travaux.

Sur le plan pratique, je décidai donc de lancer mes

investigations en deux directions : les représentations du

bonheur et les expériences. Le premier aspect est désormais

relativement balisé par les historiens, mais le second

constitue certainement un nouveau champ historiographique à

explorer.

J’abordai mon objet avec une série de problématiques   :

pour les représentations : quelles sont les diverses

représentations du bonheur en circulation ? Quelle est

l’importance du bonheur ? Quelles ont été ses évolutions de

1945 à 1981 ? Qui a adhéré à quels schèmes et pourquoi ?

En second lieu et à propos des expériences déclarées : qui

a été heureux ? Quels sont les éléments qui conduisent à

l’expérience du bonheur ? Comment les ressentis évoluent-ils et

quels sont les facteurs de ces évolutions ?

Plus généralement, je m’intéresse aux interactions entre

les représentations et les expériences du bonheur : Dans quelle

mesure le sentiment est-il déterminé par la réalité objective ?

Par les croyances préalables ? En d’autres termes, suis-je

heureux lorsque je mange un éclair au chocolat, parce que son

gout objectif est délectable ou parce que le bonheur, c’est de

manger du chocolat…

Enfin, une série de question abordent le problème de la

périodisation :

5

Les subjectivités sont-elles susceptibles d’être

périodisées ? Existe-t-il des phénomènes de synchronisation des

ressentis ?

Et, de manière plus spécifique au champ historiographique

du second XXe siècle, je souhaitais également déconstruire les

« trente glorieuses », locution forgée en 1979, par Jean

Fourastié, économiste chantre du progrès portant un regard

nostalgique teinté par la crise, sur la période précédente.

II les sources : circonscrire un corpus

conséquent et cohérent.Répondre à ces interrogations a soulevé des problèmes

méthodologiques.

Problèmes   :

Le foisonnement de l’objet a posé problème :

L’ampleur du sujet nécessitait de mobiliser un corpus

documentaire varié, consistant et cohérent. L’un des principaux

problèmes procédaient du foisonnement de l’objet bonheur :

littérature, sondages, publicités, cinéma, chansons, il s’étale

sur tous les supports. La sélection du corpus devait donc à la

fois permettre la réalisation de cette thèse, c’est-à-dire ne pas

excéder la capacité de travail d’un chercheur isolé, et garantir

la possibilité de saisir des idées et des expériences du bonheur

représentatives de la variété française.

Puisque je ne pouvais pas tout lire, tout voir, tout

étudier, une sélection s’imposait : elle devait être

suffisamment souple pour embrasser, si ce n’est l’exhaustivité

6

des idées du bonheur, tout au moins un large spectre d’entre

elles, présentées par divers supports.

A propos des expériences des acteurs, elles sont souvent

difficiles à dénicher : contrairement au docteur Mengele,

l’historien ne pose pas d’électrodes sur les individus et ne

peux recueillir que des exp déclarées. Or, le temps modifie la

tonalité des expériences et les tentatives d’histoire orale

réalisées se sont révélées peu fructueuses : le processus de

reconstruction mémorielle a remanié les souvenirs et je ne

pouvais atteindre que des récits modelés par les normes et conventions

du XXIe siècle et non par celle de l’époque étudiée.

Pour m’aider, peu d’études sur lesquelles s’inspirer, car

le sujet est neuf : les historiens n’ont pas vraiment étudié

les subjectivités => je devais résoudre ces problèmes seuls.

Les solutions

Pour étudier les représentations, j’ai combiné :

1°) Des énoncés balisant l’ensemble des représentations en

circulation : tous les ouvrages publiés au titre comprenant un

ou des termes appartenant au champ sémantique du bonheur. Pour

ce faire, j’ai utilisé le dépôt légal et sélectionné l’ensemble

des ouvrages publiés en France dont le titre comprend un ou des

termes appartenant au champ sémantique du bonheur, depuis les

philosophiques Propos sur le bonheur d’Alain, publiés dès 1925 mais

constamment réédités dans les années 1960, jusqu’aux romans à

l’eau de rose de Barbara Cartland, en passant par certains

volumes de la série des Brigitte et autres manuels de savoir-

vivre. Au total, j’ai soumis près de 4000 imprimés à un

traitement statistique quantitatif et dépouillé intégralement

7

et de manière qualitative un échantillon d’environ 200

documents.

PP Courbe imprimés bh.

Ce premier massif a permis de baliser le champ des

représentations du bonheur, mais ne permettait pas de mesurer

leur audience.

2°) Pour remédier à ce problème, j’ai eu recours à un

média grand public : le cinéma. Les Français vont massivement

au cinéma dans les années étudiées, j’ai sélectionné des films

à succès : environ 7 films par année étudiée (soit un total de

269 films), en les sélectionnant parmi les 20 films les plus

vus de l’année.

3°) Pour connaître ce que les contemporains avaient retenu

des sagesses passées – depuis l’Antiquité, un grand nombre de

discours sur le bonheur sont parvenus jusqu’à nous – j’ai eu

recours à un type de sources peu utilisé des historiens des

mentalités : les recueils de citations publiés entre 1944 et

1981, qui permettent d’écrire une histoire des traditions du

bonheur actualisées.

4°) Enfin, l’une des spécificités de la période réside

dans le développement d’une riche production à prétention

scientifique portant sur le bonheur : j’ai poussé les

investigations dans cette direction. J’ai pu reconstituer les

linéaments de l’intellection du bonheur : l’histoire de la

pensée sociale sur la vie heureuse projette un nouvel éclairage

sur ses représentations, abordées cette fois-ci par le biais du

savoir théorique et pratique. Dans cette perspective, une

centaine d’ouvrages ont été analysés : des travaux de la pensée

8

critique, tel Eric Fromm, d’économistes, tel Jean Fourastié, de

psychologues, telle Françoise Dolto, de sociologues, tel Edgar

Morin… Les représentations du bonheur ont donc été également

appréhendées par le haut, afin de réaliser une histoire

intellectuelle du bonheur en France entre 1944 et 1981.

Grâce à ce protocole, le corpus documentaire est

consistant et cohérent ; il permet de réaliser une histoire des

représentations du bonheur en France entre 1944 et 1981 : je

n’ai pas tout consulté, mais je n’ai pas présélectionné

l’information ; j’ai pris connaissance de l’essentiel et les

éléments importants n’ont pu m’échapper. Les médias que j’ai

écartés étaient finalement assez redondant par rapport à ceux

que j’ai étudiés. C’est donc l’ensemble des représentations du

bonheur que j’ai abordées.

Pour les expériences, deux massifs ont été isolés, qui

permettent de les retracer, l’un de manière qualitative,

l’autre de manière plus quantitative.

J’avais d’abord fait des essais d’histoire orale et

interrogé quelques individus lambda et quelques spécialistes du

bonheur (psychologues, professeur de yoga, publicitaire). Mais

cette procédure pose de gros problème : exiguité de

l’échantillon ; problème de la reconstruction mémorielle et

fait que les informations les plus intéressantes ne renvoient

qu’au présent de l’interview ; impossibilité d’interroger les

morts, et partant, de travailler sur des périodes anciennes.

Par conséquent, j’ai dû envisager une autre manière de

faire.

9

Je me suis donc saisi des journaux intimes et

autobiographies

Les journaux intimes, autobiographies et albums

photographiques constituent une source documentaire fort riche

en informations sur les processus subjectif.

Différence journaux intimes et autobiographies   : les

journaux sont écrits sur le moment ou immédiatement après,

tandis que les autobiographies sont rédigés ex post. Les

secondes subissent donc le biais de la reconstruction

mémorielle. Mais, de la même manière que pour les entretiens,

elles témoignent donc de la configuration subjective de

l’auteur au moment de la rédaction. Si elles sont rédigés au cours

de la période qui intéresse le chercheur, elles sont donc très

utiles.

Ces documents ont d’abord un avantage : contrairement aux

entretiens, ils existent et ne sont pas à inventer. Fort

heureusement l’APA (Association Pour l’Autobiographie) possède

un riche fonds de documents autobiographiques. Cette

association fondée notamment par Ph. Lejeune (elle est évoqué

dans l’article que je vous ai donné) possède une bibliothèque à

Ambérieu-en-Bugey (dans l’Ain, oui, c’est loin, mais bon…)

riche de plusieurs milliers de journaux et autobiographies,

allant de quelques pages à plusieurs milliers. Or ces journaux,

n’en déplaise à Philippe Lejeune, sont utilisables par

l’historien. Pour le justifier, je paraphraserai une phrase

célèbre de Marc Bloch, qui affirme que l’historien est comme

« l’ogre de la légende » : « là où il flaire la chair humaine,

10

il sait que là est son gibier ». Aussi ai-je fait de ces mon

notre gibier. D’ailleurs et depuis une décennie désormais, ils

sont mis à profit par les historiens : les précédents

historiographiques sont désormais nombreux pour justifier un

tel usage.

Toutefois, cette source très riche n’est pas sans poser, à

son tour, une série de problèmes. Face aux archives

personnelles, l’historien est confronté à différents

obstacles, le premier procédant de la problématique

singularité/représentativité : les diaristes sont-ils

représentatifs de la société globale ? Les journaux conservés

sont-ils représentatifs de l’ensemble des diaristes ? Les deux

réponses sont évidemment négatives1. L’ensemble des journaux ne

constitue pas un échantillon représentatif des diaristes ou des

Français, ni un ou deux exemples de journaux tenus par un

enseignant – surreprésentés dans le fonds de l’APA, en raison

de la sociologie des membres de l’association – comme

représentatif de la subjectivité des professeurs. D’ailleurs,

au jeu de la représentativité, je perdais à tout coup, puisque

les diaristes se recrutent plutôt parmi les groupes éduqués et

urbains ; les jeunes femmes y sont surreprésentées, mais le

clivage des genres s’atténue avec l’âge.

Toujours je les ai traité, de ce fait, comme des relations

singulières et les aborderons d’un point de vue micro-

historique, ce qui pose le problème du « régime de

scientificité et notamment [des] procédures d’administration de

1 Lejeune, Philippe et Bogaert, Catherine, Le Journal intime. Histoire et anthologie,Paris, Textuel, 2006, 506 p.

11

la preuve2 ». Mais la pratique microhistorique, désormais

enracinée, s’est révélée féconde : parfois, la singularité

d’une construction personnelle peut atteindre un niveau de

généralité, sans aspirer à la représentativité.

La seconde difficulté procède de la sincérité du diariste

et de sa relation avec son « cher journal », selon l’expression

aux nombreuses occurrences dans le corpus : elles sont

multiples et les pratiques très variables selon les auteurs3.

Certains s’astreignent à une écriture quotidienne, parfois de

style télégraphique ; d’autres y réalisent des relations

régulières mais épisodiques ; d’autres – les plus nombreux –

ont une pratique irrégulière, au gré de leurs désirs d’écriture

intime et des libertés laissées par leur emploi du temps. Par

conséquent, les journaux ne reflètent pas l’intégralité des

sentiments éprouvés par le diariste, qui n’y relate pas tous

les moments de sa vie.

De surcroît, les goûts sont variables dans l’écriture de

soi : tous se construisent réflexivement un roman personnel,

mais certains se servent du processus d’écriture à la manière

de la catharsis analytique et mettent en scène leur malheur et

leur désespoir, parfois de manière manifestement exagérée, ce

qui leur permet de les tenir à distance ; tandis que d’autres

préfèrent au contraire éviter de s’étendre sur leur douleur, et

se remémorer les moments de joie expérimentée dans une forme de

recherche du temps perdu. Par conséquent, les tonalités des

2 Kalifa, Dominique et Artières, Philippe, « L’historien et les archivespersonnelles », Sociétés et représentations, n°13, avril 2002, pp. 7-19, p. 14.3 Lejeune, Philippe, La Pratique du journal personnel : enquête, Nanterre, Publidix,1990, 198 p.

12

journaux ne permettent pas unilatéralement d’apprécier le

bonheur de leur scripteur. Mais ils fournissent un matériel

qualitatif unique pour comprendre les subjectivités

contemporaines et appréhender au plus près les processus de

construction des récits biographiques : dans ma thèse, j’ai

ainsi utilisé 42 journaux et autobiographies.

Parmi eux celui d’Annick, jeune parisienne née en 1967,

appartenant à un milieu social plutôt favorisé, fille de

parents divorcés. Nous possédons ce journal en raison d’un fait

divers tragique : Annick décède d’un accident de moto alors

qu’elle avait 18 ans. Ses parents trient ses affaires,

découvrent les journaux et décident, plus d’une décennie après,

de les confier à l’APA. C’est donc en raison d’un hasard que

nous possédons ce doc : comme souvent en histoire, les

documents nous parviennent de manière fortuite et il est

difficile d’interpréter la présence/l’absence d’un document.

Ce doc est particulièrement beau et riche. Parmi

l’ensemble, non représentatif, des journaux intimes, celui-ci

est particulièrement singulier => toutes les petites filles ne

produisent pas des doc aussi élaboré. Il faut donc faire

attention et le traiter en exemple singulier.

Que trouve-t-on dans ce document qui intéresse l’historien

du bonheur ?

Son journal est parcouru de références explicites aux

sentiments éprouvés lors des activités relatées, mais encore,

les entrées sont surmontées d’un figuré qui synthétise la

tonalité générale du moment4 : Annick a réalisé une échelle

4 Cf. annexe 3, photographies du journal d’Annick.13

graphique inspirée de la météorologie (soleil égale bonheur,

nuage égale malheur) et place en exergue de ses relations le

caractère plus ou moins heureux des moments vécus. De même,

elle réalise parfois une courbe de satisfaction qui indique les

sentiments éprouvés au fur et à mesure de la journée.

L’écriture intime est dominé par la question de son propre

bonheur, et aucune autre norme ne vient s’immiscer dans ses

récits : comme en témoigne la légende, ce qui importe pour

cette jeune fille, ce sont les plaisirs qu’elle a pu éprouver ;

lors du retour sur elle-même, elle les souligne par les

dessins, sans doute pour les revivre ou se les remémorer, plus

simplement parce qu’elle trouve un plaisir réflexif à respecter

la vertu du bonheur. Tout se passe comme si le soleil avait la

fonction du bon point obtenu pour bonne conduite. Or Annick est

une préadolescente : si la création de la taxinomie procède de

son génie individuel, l’attention à soi et à ses joies a été

modelée par les normes adultes, qui ont consacré le bonheur.

Le journal d’Annick témoigne donc en faveur de l’idée du

sacre du bonheur : en 1979, ie l’année de ses douze ans, le

bonheur est devenu, pour cette petite fille imprégnée des

normes parentales, une norme légitime.

TRAns : Les journaux et autobiographies permettent donc

d’écrire, en micro, l’histoire des subjectivités. En les

couplant à un autre type de matériel, macro cette fois ci, ils

permettent de réaliser les « jeux d’échelles », cher à Jacques

Revel et de varier la distance d’analyse. Pour faire l’histoire

14

des subjectivités, il convient en effet d’utiliser un dernier

type de sources.

2°) Pour objectiver grâce à des sources conservées les

sensibilités du second XXe siècle, on dispose d’une masse

documentaire indisponible pour les périodes antérieures : les

sondages et enquêtes d’opinion. Assortis des précautions

méthodologiques habituelles, ils constituent une source

originale susceptible de faire avancer les chantiers de

l’histoire de la réception. Leur analyse offre une alternative

à celle des médias ainsi qu’une perspective nouvelle pour

l’histoire culturelle, trop souvent cantonnée à celle des

discours et des locuteurs. Avec les sondages, on peut envisager

d’apprécier l’adhésion aux récits et la manière dont les

contemporains se les approprient.

Les enquêtes sur le bonheur apparaissent en France au

sortir de la Seconde Guerre mondiale : l’historien a la chance

de posséder pour cette période de vastes collections de

sondages, sérieusement élaborés par des organismes de recherche

publics tels l’INED ou le CEREBE (Centre de Recherche sur le

Bien-Être), ou privés, tels l’IFOP ou la SOFRES. Les enquêtes

subjectives fournissent une masse de données macrosociologiques

particulièrement appréciables. Tout comme aujourd’hui, les

populations sont sondées sur leurs conceptions de la vie

heureuse, sur leur bonheur passé, présent ou à venir, sur leurs

espoirs, sur ce qui leur plaît ou leur déplaît ; en somme sur

de très nombreux aspects de leurs perceptions, expériences et

15

attentes. Rassemblées, ces informations permettent de dessiner

une cartographie de la vie heureuse.

Cependant de nombreux chercheurs dénoncent « l’ivresse des

sondages ». Pour eux « l’opinion publique n’existe pas » :

avant d’être sondés, les individus n’ont pas forcément

d’opinion et n’en produisent une que pour les besoins de la

cause, parce qu’ils étaient tenus de le faire et afin de ne pas « perdre la face »

devant l’enquêteur32. Dès lors, leurs réponses ne sont pas

consistantes et rendent caduque toute tentative

d’interprétation. Certes, les déclarations ne reflètent pas une

opinion publique préalable dont la réalité doit être mise en

doute. Mais les énoncés des questions permettent d’apprécier le

degré de liberté des sondés ; de même, les taux élevés de non-

réponse offrent l’occasion de repérer les questions imposées

par les sondeurs et les réponses vide de sens ou induites. Les

questions ouvertes quant à elles laissent la parole aux sondés,

qui se confient alors plus librement. En outre, force est de

reconnaître que ce problème de la labilité, voire de la vacuité

de l’opinion, se pose moins pour la vie heureuse : la question

du bonheur intéresse les acteurs du second XXe siècle et la

plupart de ces derniers disposent, à cette époque, d’un

outillage mental suffisant pour décrire leurs sentiments.

Les enquêtes sur le bonheur ne nous renseignent cependant

pas sur les humeurs du passé : les réponses résultent d’un

processus cognitif qui dresse le bilan et synthétise le

caractère plus ou moins heureux de la vie du sondé depuis

quelques instants, quelques jours ou quelques mois. Elles ne

signalent donc pas les fluctuations de l’émotion, mais

16

témoignent de la tonalité générale des romans personnels. Sur

ce point, les procédés qui consistent à faire repasser les

questionnaires quelques jours plus tard (test-retest)

démontrent la relative stabilité des mesures du bonheur. Comme

telles, les déclarations témoignent d’un niveau de bonheur

individuel. Agrégées par groupes, elles révèlent des modalités

spécifiques de coloration des récits biographiques.

Plus fondamentale est la question du biais de désirabilité

sociale, selon l’expression sociologique consacrée.

Volontairement ou non, le sondé a tendance à se conformer à sa

représentation des attentes de l’enquêteur. Les réponses

traduisent plutôt l’existence d’une norme sociale de

désirabilité, que la réalité des expériences déclarées. Mais la

mauvaise foi des individus est signifiante : les biais de

désirabilité sociale liés au bonheur sont révélateurs des

normes sociales afférentes à la vie heureuse. Ainsi, se

déclarer plus heureux qu’on ne l’est constitue une forme

d’hypocrisie, qui n’est qu’un hommage que l’homme malheureux

rend à la vertu de la vie heureuse.

Qui plus est, la mise en série de sondages identiques

offre l’occasion de dépasser la première couche de réponses

conventionnelles et convenues, grâce à l’analyse des variations

entre les réponses, plus significatives que celle des valeurs

brutes : avec ce protocole, le biais de désirabilité sociale

peut être circonscrit et l’on obtient des informations sur

l’évolution de l’adhésion aux divers types de récits34. Comme

souvent dans les études sur des sondages, les différences

seront plus instructives que les niveaux absolus, très élevés.

17

Les enquêtes ne permettent pas de savoir ce qu’auraient

répondu la totalité des Français et les réponses concernent

avant tout les sondés. Cependant, les rigoureuses techniques

statistiques de construction des échantillons autorisent à

penser que les réponses, bien qu’elles ne représentent pas

exactement celles qu’aurait données la totalité de la

population française, indiquent les tendances des choix

qu’auraient faits des groupes plus larges. Lorsque les enquêtes

ont été bien réalisées, les choix des sondés signalent, à un

instant t , l’adhésion ou le rejet des représentations proposées

par les sondeurs   : ils transmettent donc des informations sur

la prégnance de tel ou tel récit et leur mise en série offre un

nouvel éclairage sur l’évolution de leur influence respective.

Les instituts de sondages n’ont hélas pas daigné me

délivrer les données brutes des enquêtes et les questionnaires

individuels, arguant du caractère privé et marchand des

enquêtes ou de l’inaccessibilité, voire de la destruction des

archives. Impossible dans ces conditions de mener des analyses

factorielles ou de réaliser des tableaux croisés plus

détaillés. Mais les données permettent toutefois de distinguer

diverses catégories sociales, plus ou moins heureuses.

J’ai donc lu la documentation produite par les instituts

de mesure d’opinion, retrouvé les premiers sondages sur le

bonheur, les magazines qui les présentaient… et compulsé

plusieurs centaines d’enquêtes, afin de récolter un matériel

empirique macrosociologique sur les sentiments éprouvés.

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Malgré les biais dont ils procèdent, ces documents –

sondages et journaux intimes – autorisent un traitement

historien des expériences de la vie heureuse.

Muni de cette architecture théorique, de ces

problématiques et de ses sources, L’enjeu était donc désormais

de parvenir à traiter cet ensemble documentaire : je vais donc

maintenant vous présenter mes résultats.

III les résultats 

Ce travail met d’abord en évidence un premier point : le

sacre du bonheur au cours des années étudiées.

Certes, pour Pascal, « tous les hommes recherchent le

bonheur jusqu’à ceux qui vont se pendre » => le bonheur est, de

longue date, reconnu comme quelque chose d’important. Mais les

moralistes des siècles précédents ne portaient pas au pinacle

la valeur du bonheur individuel. Pascal ne faisait ainsi que

constater que les hommes recherchent le bonheur, mais il ne

validait pas forcément cette recherche, qu’il subordonnait à

d’autres valeurs.

Il en est toujours ainsi au XIXe. Flaubert écrit, par

exemple, à sa maitresse, Louise Colet : « le bonheur est comme

la vérole, pris trop tôt, il peut gâter complètement la

constitution. » Mieux encore, Freud montre, dans malaise dans

la civilisation, que « le bonheur n’est pas une valeur

culturelle. ».

19

Contrairement aux prénotions, l’ « idée neuve » l’est

toujours en 1945, et tous les contemporains n’y adhèrent pas :

les groupes catholiques et, dans une certaine mesure,

marxistes, marqués par les traditions doloristes, remettent

encore le bonheur à demain. Redevable à la sociologie de L.

Boltanski pour ses réflexions sur la justification, je souligne

la manière dont le bonheur se déploie dans les systèmes de

valeurs et analyse la constellation normative au sortir de la

Seconde Guerre mondiale : le bonheur n’a qu’une place mineure

au panthéon des valeurs.

Au cours des années 1945-1981, la configuration des

systèmes de valeurs évolue considérablement et le bonheur

devient la norme des normes, une « transcendance dans

l’immanence » qui oriente nos pratiques et les légitiment (ou

les invalident). La « fun morality » (Martha Wolfenstein) se

met en place et les individus se convertissent au bonheur.

Dans les années 1970, plusieurs indices signalent

l’avènement du bonheur et la reconnaissance sociale nouvelle de

cette valeur :

Les magazines grand public lui consacrent de larges

dossiers, qui conduisent à l’apparition du marronnier du

bonheur évoqué tout à l’heure. De même, les milieux économiques

le reconnaissent, à l’instar de l’OCDE, qui tente de construire

des indicateurs sociaux de bien-être, prenant en compte des

aspects subjectifs de la vie sociale. Au niveau politique, le

Bouthan se distingue en créant dès 1972 le BNB le bonheur

national Brut et la France s’inscrit dans ce mouvement, puisque

Giscard crée le Ministère de la qualité de la vie en 1974. Les

20

récentes tentatives de Joseph Stiglitz et Amartya Sen ont donc

un précédent dans les années 1970.

Les années 1945-1981 connaissent donc une « irrésistible

ascension du bonheur ». Le bonheur devient légitime et sa

prégnance s’étend à tous les groupes sociaux, comme je le

montre notamment en m’attardant longuement sur le clivage des

genres : tandis que le bonheur était réservé aux femmes, sous

la forme d’une compensation de leur exclusion publique, il perd

partiellement ce caractère.

Cette « irrésistible ascension » procède à la fois de

raisons négatives – la faillite des autres finalités – et de

raisons positives (on pense désormais que le bonheur est

efficient). Le bonheur subsume désormais sous ces auspices

l’ensemble des autres idées régulatrices. Cette revalorisation

participe de la formation d’une société d’individus réflexifs à

la recherche de la vie heureuse.

Cette norme n’est pas uniquement superficielle et ne reste

pas cantonné dans le ciel des valeurs, mais possède au

contraire des effets concrets et contribue à la formidable

évolution des pratiques repérées par les historiens du

contemporain : les pratiques se modifient « au nom du bonheur »

qu’elles doivent désormais procurer. Le bonheur est donc une

norme effective.

Dans une deuxième partie, portant sur les techniques du

bonheur, terme choisi parce que les contemporains l’utilisent,

je mets en évidence les diverses chemins envisagés et j’analyse

la construction du bonheur.

21

En France et entre 1945 et 1981, les nouveautés en la

matière sont rares, et les évolutions procèdent souvent d’une

réforme cosmétique des sagesses traditionnelles. Mais je

souligne l’essor des recherches empiriques sur le bonheur,

notamment celles issues des disciplines psychologiques.

Les conceptions du bonheur sont souvent négatives : le

bonheur comme absence de malheur. De fait, la voie d’accès la

mieux étoffée consiste à éviter le malheur. Bonheur et malheur

sont asymétriques.

De manière positive, les Français tentent d’abord de

réussir (et je souligne les variations genrées et

générationnels du modèle de la réussite sociale) ; puis, dans

les années 1970, de s’épanouir ; l’accent, placé d’abord sur le

faire, se déplace progressivement vers l’être.

Tous les contemporains n’adhèrent pas avec une intensité

égale aux diverses techniques – leur attractivité dépend

notamment de leur caractère plus ou moins public – et l’analyse

projette un éclairage nouveau sur le changement social : il est

question de l’effet nouveauté, du rôle de la déception et des

mécanismes identitaires et distinctifs à l’œuvre à propos de la

vie heureuse. L’économie du bonheur n’est pas dénuée d’ « effet

de champ » : de grands groupes proposent des modèles sur de

larges échelles, et des avant-gardes audacieuses, explorent des

chemins alternatifs, débouchant, parfois sur des apories,

d’autres fois sur des consécrations sociales. Ainsi, l’idéal de

vie en communauté est un échec mais la revendication d’une

qualité de vie s’impose à la société française. Habitués à leur

salle de bain et à leur machine à laver, certains Français

22

aspirent au bien-être spirituel, au « supplément d’âme » qui

manquerait à la société de consommation : le yoga remplace la

gymnastique.

A ce stade, l’enjeu est de parvenir à saisir les

sentiments éprouvés par les Français et, plus généralement, les

subjectivités, c’est-à-dire la manière dont les acteurs

perçoivent leur vie et leur histoire, les récits qui mettent en

forme leurs expériences, la coloration de leur vécu. Je rends

donc compte des bonheurs des Français.

L’un des objectifs consiste justement à évaluer leur bonheur

entre 1945 et 1981. La notion de bonheur moyen n’est pas sans

poser problème : consiste-t-elle dans le bonheur du plus grand

nombre ? L’extase de quelques-uns compense-t-elle le malheur de

la majorité ? Cette question, qui mérite d’être posée,

n’obtiendra pas de réponse scientifique mais politique ; elle

sera donc laissée à l’appréciation des citoyens…

Nous jugeons que le bonheur moyen augmente lorsque la

proportion de Français qui se disent heureux ou très heureux

croît, et inversement5. Dans cette perspective, nous tentons de

savoir si certaines périodes de l’histoire sont plus propices que

d’autres au bonheur et, le cas échéant, si les années 1944-1981

l’ont été, comme l’indiquent les représentations actuelles des

années 1960-1970. Au travers du petit observatoire du bonheur,

nous reconsidérons la notion d’âge d’or, et tentons de savoir ce5 Pour estimer le bonheur des Français, nous n’avons pas pondéré lesréponses aux questions de satisfactions. De la sorte, nous savons que nouspondérons les réponses (le zéro appartient à l’ensemble de nombres), maisnous distinguons toujours les « plutôt heureux » des « très heureux », afind’éviter l’écueil de la normativité, qui guette toujours derrière despondérations d’apparence neutre.

23

qui permet de qualifier ainsi certaines époques : dans quelle

mesure les événements, individuels et/ou collectifs, peuvent-ils

conduire à une convergence des subjectivités ? Les sentiments,

modelés par le cours de l’histoire privée et publique,

connaissent-ils des phases synchrones ou jaillissent-ils de

manière désordonnée, sans être susceptibles de périodisation

historique ?

A ce stade de la présentation, je me suis dit qu’il était

peut-être utile que je vous emmène faire un tour dans ma cuisine,

comme on dit familièrement. Plutôt que de vous présenter les

résultats, faisons une pause

Pour la France, entre 1944 et 1981, vingt-sept sondages

portent sur le bien-être subjectif des individus, réalisés

auprès d’échantillon de taille supérieure à 1000 personnes.

Tous ne sont pas exactement identiques (l’énoncé varie quelque

peu), mais ils sont assez proches pour pouvoir être mis en

série et former une courbe du niveau de bien-être subjectif des

Français entre 1946 et 1982.

Les vingt-sept sondages ne sont pas réalisés à des

intervalles réguliers. On a plusieurs sondages au sortir de la

Seconde Guerre mondiale ; très peu dans les années 1950 et

1960. Dans les années 1970, le bonheur a gagné une nouvelle

légitimité : à partir de septembre 1973 (et jusqu’à nos jours),

des sondages réguliers sont réalisés ; ils fournissent une

série homogène de données comparables.

Je vous passe la méthode de construction mathématique des

courbes : j’ai essayé d’intervenir le moins possible (ie de ne

pas pondérer les réponses), mais, pour mettre toutes les

24

enquêtes en série, j’ai dû transformer des variables quali

(très heureux, heureux, malheureux, très malheureux) en

variables quanti. Les courbes ci-dessous illustrent la

variation du score moyen de SWB des sondés français entre 1946

et 19826 :

Le bien-être déclarés (ou SWB) connaît donc de fortes

variations entre 1946 et 1982 : Il est au minimum en 1946-48 :

l’effet positif de la Libération ne compense pas les

traumatismes de la guerre ni la tragique situation de la

France : le ravitaillement est mal assuré, le consensus social

de la Libération éclate avec l’éviction des ministres

communistes du gouvernement tripartite (mai 1947) et les

grandes grèves de novembre-décembre 1947, le pays est divisé7.

Sur les plans économique, politique et culturel, les

difficultés sont importantes et le SWB répercute les conditions

de vie délicates. Le SWB fut sans doute minimum au cours de

6 Le tableau des résultats chiffrés se trouvent en annexe 2 tableau 1.7 Mencherini, Robert, Guerre froide, grèves rouges. Parti communiste, stalinisme et luttessociales en France. Les grèves « insurrectionnelles » de 1947/1948, Paris, Syllepse, 1998,308 p.

25

l’hiver 1947-1948. Les graves crises passées, le ravitaillement

s’améliorant8 et la perspective des subsides du plan Marshall

constituent des d’éléments sans doute perçus par la population.

L’été 1948 marque, semble-t-il, une amélioration, puisque le

score remonte en septembre : le ravitaillement est mieux

assuré, la guerre civile semble écartée et les individus sont

plus nombreux à se déclarer heureux. L’année 1948 marque donc

le moment de retournement de la tendance.

Entre 1948 et 1955, il n’y a pas de mesure. En 1955   : 15%

des sondés se déclarent « très heureux », 70% « heureux » ou

« plutôt heureux », 12% « pas très heureux » et 3%

« malheureux » ou « très malheureux »9. L’amélioration est donc

très nette et signale la coloration plus positive des romans

personnels. La tendance à la hausse se poursuit jusqu’au

tournant des années 1960-70.

En 1965, un sondage témoigne d’un bien-être subjectif

élevé   : après une décennie de croissance soutenue, les sondés

perçoivent positivement les transformations de leur vie

quotidienne ; le niveau de vie s’est accru, les conditions de

travail se sont améliorées, et la France n’est engagée dans

aucun conflit. Culturellement, les grandes peurs des années

1970 ne se sont pas encore largement propagées. Trois ans avant

les événements de mai 1968, les sondés français voient l’avenir8 Sur la perception du ravitaillement, Cf. Supra, annexes du chapitre 11 :A1_Tableau 3.9 Réalités, décembre 1955, p. 80-88 : Afin d’homogénéiser les données, nousavons transformé ce sondage à six échelons en quatre classes, en maintenantla hiérarchie des significations pour les individus : de la sorte, nousperdons en précision, mais ne modifions pas le sens des réponses. Si nousn’avions pas fait cela, le score moyen aurait été de 13, 67, en raison del’asymétrie des réponses par rapport à la moyenne et de la valeur attribuéeà chaque classe : 18, 33 pour « très heureux » s’il y a six classes contre17,5 s’il n’y en a que quatre, etc...

26

d’un œil plutôt serein. Tout ceci permet de comprendre le haut

niveau de SWB cette année-là.

Entre 1965 et 1973, il a sans doute atteint un maximum   :

soit celui-ci a lieu avant mai 1968, qui marque une rupture

pour les contemporains et introduit la France dans une ère

moins sereine ; soit celui-ci a lieu après et, dans ce cas, il

faut comprendre mai 1968 comme le moment où s’ouvre une

alternative. Le chemin du bonheur par le travail et la

consommation reste ouvert, mais de nouveaux idéaux et d’autres

modes de vie heureuse apparaissent. Attractifs, ils sont

empruntés par une part notable de Français qui, dans un premier

temps, sont charmés par la nouveauté. L’ouverture de cette

période permet à un plus grand nombre d’individus de se dire

heureux. Mais l’euphorie des premiers temps passée, la

déception ternit les récits et le sondage de 1973 enregistre

cette évolution négative.

A partir de 1973, tous les pays membres de la Communauté

Européenne sont interrogés, si bien que les points de

comparaison ne manquent pas. Entre 1973 et 1982, les variations

de la satisfaction ne sont pas aussi intenses qu’entre 1948 et

1955 : la proportion de « très » ou « plutôt satisfait » varie

entre 68% et 79% et celle des « très satisfait » entre 10% et

16%. Les écarts existent donc, mais l’amplitude est limitée.

Le niveau général est inférieur à celui de la fin des années

1960, mais supérieur à celui de la Libération.

La tendance générale est à la baisse jusqu’en 1979. En

1976, la courbe plonge assez brusquement et touche un minimum :

c’est le moment où la crise commence véritablement à être

27

perçue en France, où les remises en cause de l’idéal communiste

font florès et conduisent les ex-marxistes à éprouver une

intense déception de leur engagement désenchanté, où le retour

à l’ordre est sensible, à travers les positions des nouveaux

philosophes et les critiques des idéaux soixante-huitards.

Autant de raisons qui permettent de comprendre le déclin de la

satisfaction déclarée en 1976-1977.

Après cette date, la courbe commence une phase de

fluctuation jusqu’en 1979. En avril 1979, elle atteint le

minimum enregistré entre 1973 et 1982 : le second choc

pétrolier, débuté en mars 1979, est immédiatement perçu par des

Français désormais attentifs aux cours, depuis l’expérience du

premier choc de 1973. Sur le plan social, la crise sidérurgique

est perçue par la population10 : elle avive les craintes de

chômage des Français, et leur sentiment de vivre une crise11.

La courbe remonte très doucement après avril 1979, mais les

variations ne sont pas significatives : le bien-être subjectif

des Français stagne jusqu’en avril 1981.

Enfin, entre avril 1981 et avril 1982, le SWB connaît une

brusque remontée : la proportion de satisfaits de 70% à 79% ;

celle des « plutôt pas satisfait » de 22% à 12% ; celle des

« pas du tout satisfait » de 7% à 2%. Les chiffres sont

éloquents : ils signalent une modification importante du SWB

entre ces dates, ce qui justifie notre choix de 1981 comme

borne aval de notre étude. A n’en pas douter, c’est d’abord

l’élection de François Mitterrand à la présidence de la

République qui rend compte de l’abrupte inflexion : les

10 Sur cette question, Cf. Noiriel, Gérard, Longwy…, op. cit…11 Cf. Supra, chapitre 11.

28

individus de droite ne sont pas effrayés par sa victoire,

tandis que ceux de gauche en sont ravis12. C’est la première

fois qu’un socialiste parvient au sommet du pouvoir depuis 1958

et Mitterrand cristallise les espoirs de nombreuses couches

sociales. Aussi le score moyen de SWB s’élève-t-il

considérablement.

Par rapport aux autres pays européens, la France est loin

d’être la championne du SWB, comme le montre le graphique ci-

dessous, qui présente les courbes de l’évolution des notes

moyennes des différents pays de la CEE entre 1973 et 198213 :

PP graph Bh CEE

Au classement des nations dont les habitants se déclarent

les plus heureux, les Français sont donc avant-derniers parmi

les pays de la CEE : seul l’Italie obtient de moins bons scores

que la France. Champions incontestés de la satisfaction, les

Danois. Cette première place des Danois reste d’ailleurs une

constante des sondages de SWB jusqu’à nos jours14. Dans le12 Dès 1977, un sondage de l’IFOP sur « les groupes sociaux favorisés et lagauche » souligne l’absence d’effroi de la part des privilégiés de droite :la majorité d’entre eux estiment que la gauche a de fortes chancesd’accéder sous peu au pouvoir, mais ils ne pensent pas que leur viequotidienne en sera bouleversée. (Sondages, 1978/2, p. 117 sqq. :échantillon de 400 individus représentatifs des cadres supérieurs desentreprises privés et de l’administration, d’industriels, de patrons et deprofessions libérales). A propos des résultats du premier tour del’élection de 1981, J.-J. Becker et S. Berstein notent également que « ladéfaite subie par le candidat communiste a convaincu l’électorat que lecommunisme n’était plus dangereux » (Becker, Jean-Jacques et Berstein,Serge, « L’anticommunisme en France », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 15,juillet-septembre 1987, pp. 17-27, p. 27).13 Tableau chiffré en annexe 2 tableau 3. Graphique réalisé à partir desdonnées de l’Eurobaromètre, 1973-1982.14 Cf. les derniers eurobaromètres parus. De nos jours, les Suédoistalonnent les Danois et parfois les dépassent. Mais dans les années 1970,

29

monde, seuls les habitants du Costa Rica leur dispute la

première place.

L’amplitude des notes moyennes nationales est assez

faible   : les Anglais ont le niveau de satisfaction le plus

fluctuant, ce qui correspond aux péripéties des chroniques

anglaises entre 1973 et 1982. De fait, l’indicateur SWB

enregistre avec une certaine fiabilité les soubresauts de

l’histoire. Les Hollandais sont les plus stables. Comme le

remarquent les analystes de l’eurobaromètre, la nationalité est

le plus fort des déterminants du bien-être subjectif 15.

Les différences entre les pays sont en effet assez

importantes, bien que toutes les nationalités semblent plutôt

heureuses. Il convient de distinguer les petites nations,

telles que le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique ou l’Irlande

– à la satisfaction déclarée plus élevée – et les grands pays :

la RFA, la France, l’Italie et dans une moindre mesure la

Grande-Bretagne forment la queue du peloton des pays européens.

Les évolutions des courbes nationales ne procèdent pas

d’un même mouvement, mais doivent être comprises dans les

contextes propres à chaque pays : il est difficile de discerner

une tendance univoque dans l’ensemble de la Communauté

européenne. Toutefois, tous les pays sauf la Grande-Bretagne et

l’Irlande enregistrent une baisse de la satisfaction déclarée

autour de 1976, parfois dès 1975 – au Danemark, aux Pays-Bas et

en RFA – d’autres fois un peu plus tardivement, comme en

France. Ces années là correspondent à la crise économique, qui

touche tous les pays, comme les atteint le désenchantement du

la Suède n’appartient pas à la communauté européenne.15 Eurobaromètre, n° 13, juin 1980, p. 6.

30

monde consécutif à la moindre force des idéaux alternatifs ou

marxistes.

A nouveau, le bien-être subjectif apparaît comme un

indicateur pertinent, qui répercute les fluctuations de

l’histoire   : les pays de la CEE traversent un certain nombre de

péripéties communes et leurs satisfactions déclarées en

ressentent les soubresauts, mais leurs propres spécificités les

marquent plus profondément, si bien que les courbes nationales

doivent se comprendre d’abord dans leur contexte particulier.

Le bien-être subjectif, peu répandu au sortir de la

Seconde Guerre mondiale, se propage dès les années 1950,

atteint un maximum autour de 1970, et reflue quelque peu dans

les années 1970. En 1981, un sursaut indique l’importance de la

composante politique dans cet indicateur.

Après avoir dressé le tableau général de l’évolution du

SWB, J’analyse les facteurs déterminants de la satisfaction

réflexive, et indique que l’argent fait souvent le bonheur.

C’est le premier déterminant du niveau de bien-être subjectif.

Je démontre aussi les liens entre opinion politique et

SWB   : les hommes de gauche se déclarent moins souvent heureux

que ceux de droite, mais le sens de la corrélation est

difficile à établir : est-on heureux parce qu’on est de droite

ou bien est-on de droite parce qu’on est heureux ?

Dans la suite, je m’intéresse plus précisément aux divers

composants du bonheur, aux ingrédients du jugement réflexif

31

synthétique : la vie privée et familiale est primordiale,

suivie par le domaine professionnel. Ces deux aspects

déterminent avant tout la couleur du récit biographique.

Mais l’implantation locale est également influente sur le

SWB. Compte tenu du fait que ce seminaire est consacré à

l’histoire urbaine, je vais m’attarder assez longuement sur

cette question et évoquer le bien-être dans les villes, les

campagnes et dans le logement.

Les topiques du bonheur régional : ville-campagne, Paris-

province, équipement

La variable ville-campagne est incorporée au jugement.

Lors d’enquêtes réalisées à la Libération portant sur les

préférences en matière de lieu de vie, les déclarations des

sondés vont à contresens de l’exode rural, qui semble plus subi

que choisi : les réponses signalent la force des thématiques

anti-urbaines valorisant la vie à la campagne. Les femmes y

semblent cependant moins sensibles. Loin de valider les

nombreuses représentations misogynes, l’historien doit

reconnaître l’existence d’un certain tropisme citadin : plus

attachées que les hommes aux plaisirs de la ville (cinémas,

magasins, dancing…), moins sensibles aux loisirs ruraux

(chasse, sports de plein air…), mieux valorisées à la ville

qu’à la campagne où elles sont encore mises à l’écart, les

femmes déclarent moins souvent que les hommes aspirer à vivre à

la campagne.

Au milieu des années 1970, l’attraction des campagnes

semble s’être accentuée   : pratiques (mouvements communautaires,

32

néoruraux, périurbanisation) et productions culturelles (Le

Bonheur est dans le pré) ont resserré le lien entre bonheur et vie

rurale. Parallèlement, les récits dénigrant la campagne –

l’affaire Dominici offre l’exemple d’une dévalorisation de la

ruralité  – semblent avoir perdu de leur vigueur, tout comme le

mythe du progrès, qui associait ville et technique. Dès lors,

les urbains ne mettent plus en avant leur citadinité, tandis

que les ruraux agrémentent souvent leurs romans personnels de

références à la ruralité, comme L., qui en 1975 rédige une

autobiographie placée sous les auspices de « Tauves, [son]

village ».

L’opposition Paris-Province est également signifiante et

le mythe parisien actif : Dénya., fille de chirurgien née en

1927, débarquée à Paris en 1945, écrit alors dans son journal

que « la moitié de [son] rêve se trouve réalisé ». De nombreux

jeunes Rastignac idéalisent la capitale, qui leur promet monts

et merveilles… En 1951, une « enquête psycho-sociale sur

Paris » suggère que le sentiment de Dénya n’est pas singulier :

le bonheur d’habiter Paris, fréquemment évoqué, procède

largement de l’image féerique de la capitale855. La mythologie

parisienne polarise les provinciaux – elle en aimante certains,

plus jeunes et septentrionaux, et en repousse d’autres, plus

âgés et méridionaux – mais, contrairement au mythe de la

campagne, aucune geste unifiée ne vient structurer l’identité

provinciale, si ce n’est l’opposition à la capitale856.

Les individus intègrent aussi ce qu’ils perçoivent du

développement de l’économie et des infrastructures régionales.

L’état des routes, le maillage scolaire et hospitalier ou

33

encore les offres d’emploi disponibles constituent un ensemble

de paramètres que les acteurs citent volontiers, lorsqu’on leur

demande s’ils sont heureux de vivre dans leur localité. Enfin,

le climat et l’ensoleillement viennent également moduler le

bien-être régional.

Ces paramètres rendent compte des réponses à une question

de 1975 : si 82 % des sondés déclarent que la vie « dans leur

localité » est agréable857, les variations selon la taille de la

commune sont significatives :

- PP diap

Le bon score des communes rurales s’explique à la fois par

la démographie – les grandes vagues d’exode rural passées, ceux

qui sont restés à la campagne avaient sans doute de bonnes

raisons de le faire – et par les supports culturels valorisant

le monde rural.

La satisfaction des Parisiens (banlieusards compris) est

en nette diminution par rapport à 1951, en raison, d’une part,

de la vigueur des critiques à l’égard de la vie en ville ;

d’autre part, de la nouvelle perception des banlieues : le

thème de l’insécurité apparaît au milieu des années 1970 et

plusieurs productions culturelles, à l’instar d’Elle court, elle court,

la banlieue, diffusent l’idée, appelée à un bel avenir, d’une

crise des banlieues858. Depuis le milieu des années 1970, il y

fait donc moins bon vivre, ce qui démarque la France des États-

Unis, où se développent les suburbs.

34

Pour le apprécier le bien-être dans les grandes villes,

deux enquêtes réalisées par la DATAR peuvent être mises à

profit.

Diap PP

S’agissant des régions, seule la Lorraine évolue: entre

1967 et 1974, la satisfaction dans les villes de l’Est diminue,

à mesure que progresse la crise industrielle. Mais les

problèmes économiques peuvent aussi être compensés par d’autres

types d’événements, comme à Saint-Étienne : malgré les débuts

du déclin industriel, il fait encore bon vivre dans cette

ville, au moment où triomphent les Verts. Ainsi la geste

sportive est-elle capable de produire un récit heureux.

Toutefois, la carte souligne que le bien-être citadin dépend de

dynamiques urbaines spécifiques plutôt que du contexte

régional.

L’enquête permet de mieux saisir les ingrédients de ce

bien-être. Ce qui semble séduire dans les cités, ce sont

paradoxalement les moyens d’y échapper : les « environs » ou

les « jardins publics ». Tout se passe comme si les

contemporains voulaient « construire les villes à la campagne

car l'air y est plus pur ». Le seul point positif

intrinsèquement urbain, ce sont « les rues commerçantes »,

appréciées partout. Cet aspect excepté, les réponses variées

correspondent assez bien à la réalité des situations urbaines

particulières : le « climat » est cité « parmi les choses qui

plaisent » par plus de 85 % des Marseillais et des Niçois, mais

par moins de 15 % des Messins et des Rouennais. Il semble

exister, à propos des conditions climatiques, un large

35

consensus des valeurs, les agriculteurs mis à part : le soleil,

sous nos latitudes tempérées, suscite toujours la félicité. De

même, le « calme » n’est guère cité par les habitants de

Marseille, peu réputée pour sa tranquillité. Les « environs »

apparaissent plus souvent dans les choix des habitants des

villes de montagne ou de bord de mer. À l’égard de la ville,

les traductions subjectives correspondent donc assez fidèlement

aux conditions objectives. Toutefois, 69 % des sondés

interrogés lors d’une autre enquête réalisée en 1974 déclarent

« se sentir favorisés par rapport au reste de la France sur le

plan des promenades aux environs », score qui atteint 92 % à

Mulhouse : largement enracinée, cette fierté de clocher vient

modifier les imaginaires locaux et permet, à peu de frais, de

chamarrer les romans personnels.

Trans : Changeant d’échelle, j’en viens ensuite à la

question du logement et du bien-être logement. Alors, « Home

sweet home » ?

À la Libération, les destructions ont aggravé une crise du

logement déjà sensible avant guerre. De nos jours, l’immense

majorité des foyers dispose de logements « tout-confort ».

Cette évolution de l’habitat offre un observatoire propice à

l’étude des liens entre les conditions objectives (les

caractéristiques du foyer) et les jugements subjectifs, et

permet de mesurer l’efficacité des politiques publiques sur le

bien-être.

36

Depuis 1945, toutes les enquêtes mettent en lumière

l’idéal pavillonnaire. Loin de s’atténuer, l’attrait pour la

maison individuelle se renforce, entretenu notamment par les

pouvoirs publics, qui ont mis fin à la construction des grands

ensembles (circulaire Guichard de 1973) et ont promu, entre

autres, les « Chalandonnettes ». Contrairement au nombre et à

la taille des pièces, l’esthétique du logement ou du quartier

n’est pas un paramètre essentiel du bonheur d’habiter.

Très influente sur les jugements, la norme du bon logement

évolue rapidement : en 1945, 32 % des sondés estiment que « la

cuisine peut être utilisée pour se laver », ce qui n’est plus

le cas aujourd’hui. À ce propos, les travaux sur la pauvreté

subjective insistent sur la norme pour mesurer l’impact des

conditions objectives du logement : les sentiments liés à la

possession/privation d’un bien dépendent de sa plus ou moins

grande diffusion dans l’espace social de référence. En 1955, 62

% des ouvriers sondés qui se disent « très bien logés » le font

ainsi sans salle de bains877.

Toutefois, ils sont rares à être satisfaits de leur

logement : 8 % s’estiment « très bien logés », 21 % « plutôt

bien logés », 37 % « moyennement logés », 23 % « plutôt mal

logés » et 11 % « très mal logés ». De même, en 1966, 11 % des

agriculteurs sondés s’estiment « très bien logés », 31 %

« plutôt bien », 43 % « moyennement bien », 11 % « plutôt mal »

et 4 % « très mal ». Ces SWB appartiennent aux plus bas

recensés dans ce travail : le logement est plus souvent mis au

passif et les conventions narratives autorisent, comme pour le

salaire, l’expression de plaintes.

37

La corrélation entre les paramètres objectifs du logement

et les opinions subjectives est toutefois manifeste : ceux qui

s’estiment bien logés ont plus de pièces par personne et plus

souvent une salle de bains ou un jardin. Dans la majorité des

cas, la réalité détermine donc les traductions subjectives, qui

se forment selon des normes consensuelles et largement

partagées. Mais l’opinion de quelques groupes échappe à ce

déterminisme.

Une autre approche du bonheur d’habiter est fournie par

l’enquête logement. Les réponses signalent une légère

amélioration de ce bien-être, témoin la courbe ci-dessous :

- DIap PP

Le sentiment d’être bien logé se construit principalement

à partir de deux paramètres objectifs perçus : la taille de

l’habitat (rapportée au nombre d’habitants) et le confort.

Pourtant, en 1963, « les 3/5 des ménages qui habitent dans un

logement ne disposant apparemment d’aucun confort [pas d’eau

courante] ne s’estiment pas mal logés » et, en 1967, « près

d’un million de satisfaits vivent en état de surpeuplement ». À

l’autre bout de l’échelle, les foyers sous-peuplés sont

satisfaits à plus de 80 % et ceux qui disposent du tout-confort

à 77 %.

« Le sentiment d’être mal logé diminue avec l’âge. »

Pourquoi ? Les jeunes ménages ont moins de revenus et disposent

de logements moins spacieux et moins confortables. Ils sont, en

outre, plus exigeants : habitués au confort, le « tapis roulant

38

des besoins » a élevé leurs aspirations, si bien qu’ils sont

plus difficiles que leurs aînés, lesquels ont vécu dans des

conditions plus dures et ont souvent subi des périodes de

privation qui, par opposition, embellissent à leurs yeux le

moindre confort. Pour cette raison de démographie historique,

liée aux péripéties biographiques différentes selon les

générations, la période paraît heureuse aux yeux des aînés,

mais les cadets bénéficient moins de cet effet de contraste.

Plus généralement, les habitants des communes rurales et des

petites villes se déclarent moins souvent « mal logés », tandis

que les habitants de Paris et des grandes villes, les jeunes et

les ménages à hauts revenus sont plus exigeants que les autres

catégories sociales et sont, à confort et taille de domicile

égaux, moins aisément satisfaits.

Dans les années 1970 et malgré l’apparition de nouveaux

types de nuisances (bruit, insécurité), le SWB logement

s’accroît. Le VIe plan apporte une amélioration objective :

même si les constructions modernes sont loin de faire

l’unanimité, elles constituent un progrès remarqué par leurs

bénéficiaires, qui voient la taille de leur logement et son

confort augmenter. De plus, la médiatisation des problèmes des

bidonvilles et des grands ensembles a modifié la tonalité des

récits à l’égard de son propre logement et vient accroître, en

raison du processus de comparaison sociale, le bonheur éprouvé.

La publicité d’images noires d’autrui – ici sur le logement –

augmente son propre bien-être. Relevons pour conclure que

l’élévation des attentes ne conduit pas à une stagnation du

bien-être au cours du second XXe siècle : les politiques

39

publiques ont eu une efficacité manifeste sur le bonheur des

acteurs.

De même, la manière dont l’histoire est perçue,

influencent également le bien-être déclaré. A l’égard de

l’histoire, je réalise une histoire de l’Histoire subjective 

et soulève la question de la satisfaction à l’égard du cours

des choses humaines : comment l’histoire collective influence-

t-elle la satisfaction individuelle ? Quel est son poids par

rapport à l’histoire personnelle ? Quels sont les événements

significatifs pour les divers groupes des Français, ceux qu’ils

retiennent et qui les marquent ? La guerre froide ? La

croissance du PIB, indicateur économique nouvellement médiatisé

dans les années 1960 ? Les jeux olympiques de 1968 ? Qui est

heureux de l’histoire, comment et quand ? Peut-on dégager des

phases plus ou moins propices au contentement face aux

chroniques du temps ? Si oui lesquelles et pourquoi ?

Vous l’avez compris, au cours de ce dernier chapitre, je

réinterroge l’usage de l’expression « trente glorieuses ».

Forgée en 1979 par l’économiste grisonnant Jean Fourastié,

celle-ci s’est imposée de manière quasi immédiate et sans avoir

été objectivé : elle acquiert des majuscules dans les manuels

scolaires dès les années 1980 et aujourd’hui encore, sert de

cadre de référence chronologique à de multiples études

historiques savantes.

Pourtant, elles sont largement infondées. La périodisation

est une opération fondamentale de la profession historienne.

40

C’est un art complexe, dont l’objectif est de constituer une

époque unifiée et qualifiée par un label   :

D’une part, l’expression doit résumer à l’extrême ladite

période et permettre une appréhension rapide de ce moment

historique. D’autre part, elle doit d’éviter, autant que

possible, de produire une illusion de vérité : l’aspect du

passé retenu risque de devenir un miroir déformant de la

réalité historique, toujours mouvante et plurielle. Aussi

convient-il de réfléchir longuement avant de retenir telle ou

telle expression. Or ce travail n’a pas été réalisé à propos

des TG.

Deux principes sont en général mobilisés pour périodiser   :

Le plus classique est conforme à la tradition scientifique

du chercheur surplombant son objet. On observe une époque, on

la détache des scories non représentatives, on pose des bornes

chronologiques la distinguant des moments précédents et

suivants et on en exprime la quintessence dans une étiquette.

Traditionnellement, la formule qualifie la grandeur de

l’époque, plus ou moins élevée, à la manière du « grand

siècle » ou du « moyen-âge ». Dans ce cas, c’est au chercheur

d’exprimer la vérité du moment, ce qui soulève de nombreux

problèmes : le risque est important d’instrumentaliser le

passé. Par exemple, le XVIIe siècle a été transformé en « Grand

siècle », afin de l’opposer à celui des Lumières.

Désormais, les historiens admettent un autre principe pour

labelliser une période, à rebours des théories positivistes de

41

l’histoire : ils analysent les perceptions contemporaines.

Selon cette perspective, c’est aux contemporains d’avoir saisi

l’esprit de leur temps. Aux historiens d’être capables de

mettre en évidence ces perceptions et de les agglomérer dans

une formule, si possible indigène. Cette méthode explique que

« Renaissance » a été conservée, pour désigner l’époque courant

du milieu du XVe siècle au milieu du XVIe siècle : c’est

notamment parce que G. Vasari popularise la notion de rinascita

que les historiens actuels retiennent ce label.

Ces deux paradigmes s’opposent, mais tous deux ne sont pasdénués de cohérence et de rigueur. Ce sont donc à leur aune quej’ai mesuré la pertinence de l’expression « TrenteGlorieuses ».

Jean Fourastié, idéologues du progrès, nourri d’humanitéschrétiennes et de culture traditionnelle, s’inscrit parmi lestenants du premier principe : son ouvrage tente de montrerqu’ « en vérité, ces années [1945-1975] sont glorieuses. »

les années 1945-1975 ont connu une formidable

reconfiguration des valeurs et des normes. Ce sont celles du

triomphe de l’individu et de son bonheur : l’activité des

hommes est de moins en moins influencée par la recherche de la

gloire. Cette dernière renvoie en effet à une réalisation

publique et a connu un processus de démonétisation. Au

contraire, les bouleversements des pratiques et des éthiques se

réalisent au nom du bonheur. Désormais, l’idéal invite plutôt à

être heureux, qu’à être glorieux.

Partant, le qualificatif «   glorieux   » n’est pas approprié

pour caractériser la spécificité de cette phase de l’histoire

42

de France   : le sacre du bonheur interdit de placer la période

1945-1975 sous les auspices de la valeur gloire.

De surcroit, les propos de Fourastié en 1979 ne sont pas

le résultat d’une analyse scientifique, mais procèdent d’un

regard vieillissant et nostalgique.

Dans les années 1950, il a cru à la société des loisirs.

Pour lui, elle devait donner naissance à un homme civilisé,

féru de plaisir intellectuel, parce que Fourastié estimait que

« le plaisir grossier ne convient pas aux longs loisirs ». En

d’autres termes, à force d’avoir du temps libre, les hommes

auraient dû, pour Fourastié, se cultiver.

Dans les années 1960, il a été déçu par la « la

civilisation de consommation » : contrairement à ses

prévisions, l’augmentation du temps de loisir ne conduit pas

mécaniquement à civiliser l’homme.

Dans les années 1970, il évolue : à plus de soixante dix

ans, sa déception face aux évolutions sociales s’est

transformée en nostalgie et celle-ci a radouci son regard

rétrospectif. Il a oublié le dépit ressenti face à la société

de consommation et propose, a posteriori, l’équation croissance =

gloire, éloignée pourtant de la conception traditionnelle.

D’ailleurs, il est forcé de concéder dans son ouvrage que

ce ne sont ni les hauts faits militaires ou culturels, ni les

arts tout de « dérision et de décomposition » qui mènent à la

gloire, mais l’économie.

43

Aujourd’hui, nos valeurs, nos regards et nos objectifs ne

sont plus ceux de Fourastié. Aussi l’historien du XXIe siècle

ne peut accepter comme tel l’énoncé de la vérité d’une époque :

d’une part, une période ne se réduit pas à son histoire

économique et Fourastié lui-même reconnait que les autres

versions de l’histoire ne doivent pas être qualifiées ainsi.

D’autre part, même l’histoire économique de l’époque a des

zones d’ombres, comme le révèle l’existence des laissés pour

compte de la modernité, de ses exclus ou encore des nombreuses

voix dissonantes. Dès lors, le qualificatif « glorieux » parait

mal choisi.

Quelle que soit la manière dont on les qualifie, ces trois

décennies pourraient en revanche correspondre à une période

unifiée : dans quelle mesure constituent-elles une période

d’histoire totale ?

Pour Fourastié, ce sont les années 1945-1975 qui « ont

résolu des problèmes tragiques et millénaires ». Le célèbre

prélude de l’ouvrage, une analyse micro-historique au cours de

laquelle il compare deux villages – Madère et Cessac, en

réalité la même commune, Douelle dans le Lot, en 1946 puis en

1975 – résume l’ensemble de l’argumentation du volume :

L’écart qui sépare Cessac de Madère, et plus encore, du Douelle de 1830 et de 1750,

l’élévation de l’espérance de vie, la réduction de la morbidité et des souffrances physiques, la

possibilité matérielle pour l’homme moyen d’accéder aux formes naguère inaccessibles de

l’information, de l’art, de la culture, suffit, même si cet homme moyen s’avère souvent

indigne de ces bienfaits, à nous faire penser que la réalisation au XXe siècle du Grand Espoir

de l’humanité est une époque glorieuse dans l’histoire des hommes.

44

Certes. Face à la convocation d’aspects aussi consensuels

de la vie humaine, le lecteur ne peut qu’acquiescer. Toutefois,

l’historien peut s’interroger sur la pertinence de la période

chronologique découpée pour saisir ces évolutions majeures.

L’allongement de l’espérance de vie est ainsi un phénomène

qui s’enracine dans un temps plus long (progrès de l’hygiène au

XIXe, découverte du vaccin et des antibiotiques au cours du

premier XXe siècle) et dure bien au–delà de 1975. De même, la

possibilité d’accéder à la culture est une avancée notable,

bien entendu. Force est toutefois de convenir que le processus

ni ne débute pas en 1945 (la diffusion de la lecture au XIXe

siècle en est le préalable), ni ne s’achève en 1975. Enfin, en

ce qui concerne la « réduction […] des souffrances », la

plupart des appareils ménagers qui s’installent dans les foyers

ont été inventés dès avant 1945 : si « Moulinex libére la

femme » dans les années 1950, c’est donc grâce aux efforts

d’une kyrielle d’inventeurs du XIXe et du premier XXe siècles.

De surcroit, les transformations matérielles, qui

permettent à Fourastié de justifier les « Trente Glorieuses »,

n’envahissent massivement le quotidien des Français qu’au

milieu des années 1960 (les bénéfices de la croissance ont

d’abord été absorbés par la reconstruction et les

investissements productifs, puis par les guerres coloniales) :

les taux d’équipement des ménages en biens durables (TV, auto,

frigo, machine à laver et aspirateur) ne dépassent les 50% qu’à

partir des 1965 (sauf pour le réfrigérateur, dont la moitié des

foyers est équipée dès 1963). A suivre les arguments de

45

Fourastié lui-même, les « Trente Glorieuses » ne seraient

glorieuses que dans leur dernière décennie…

Isoler les années 1945-1975 et estimer qu’elles sont

celles où s’est réalisé « le Grand espoir de l’humanité », c’est

mal rendre grâce aux époques précédentes, qui ont largement

participé aux « glorieux » accomplissements, ainsi qu’aux

années suivantes, au cours desquelles les transformations

sociales n’ont pas cessé. Ce découpage semble donc peu adapté à

la réalité historique   : non seulement il ne correspond pas aux

césures de l’histoire traditionnelle, qu’elle soit politique,

religieuse, diplomatique ou militaire, mais encore, il fait fi

des paradigmes historiques plus contemporains, tels l’histoire

des techniques ou des objets, l’histoire culturelle ou

l’histoire sociale.

Les TG ne correspondent donc pas à une période d’histoire

totale. Correspondent-elles, à tout le moins, à une période

unifié de l’histoire économique ? En réalité, les synthèses

d’histoire économique reconnaissent l’existence de plusieurs

phases entre 1945 et 1975 : ces années ne sont pas marquées du

sceau de l’unité.

Désormais prévaut, en histoire économique, un récit

établissant un contraste entre deux périodes : la

« reconstruction », depuis la Libération jusqu’au milieu des

années 1950, voire, jusqu’en 1958 ; « l’ouverture », de la fin

des années 1950 jusqu’au choc pétrolier de 1973.

En outre, les historiens de l’économie révèlent

l’existence de signes avant-coureurs de la crise, dès 1967-

46

1968. Il fallait déjà amputer deux ans aux glorieuses – le choc

pétrolier intervient en 1973 – il faut dès lors leur en retirer

sept. Au total, les « Trente Glorieuses » fondent comme peau de

chagrin 

Plutôt que d’élaguer la période pour la faire correspondre

à sa supposée gloire, il conviendrait de reconnaître que la

locution « Trente Glorieuses » ne correspond pas à l’expression

d’une vérité historique, ni à la quintessence des années 1945-

1975 : elle est peu conforme aux évolutions sociales et

culturelles et elle homogénéise indûment une période désunie.

Cependant, les années 1945-1975 pourraient correspondre à

une période ressentie comme glorieuse par les Français et,

partant, les « Trente Glorieuses » acquérir une nouvelle

légitimité historiographique. J’en arrive maintenant à examiner

l’usage des TG à l’aune du second principe de périodisation : Y

a-t-il adéquation entre la formule et les expériences des

contemporains, leurs perceptions de l’histoire en cours ?

A ce propos, Fourastié prédit que « les historiens qui,

tôt ou tard, dépouilleront les journaux de la période 1946-

1975, y trouveront peu de témoignages de l’ardeur et de la joie

du peuple français ». En outre, il reconnait la difficulté de

la tâche : « il faudrait évidemment un gros livre pour étudier

d’une manière tant soit peu sérieuse des phénomènes aussi

complexes, où les statistiques sont muettes, où rien n’est

simple, où tout est nuancé, où toute tendance est toujours

accompagnée de tendances différentes, et parfois opposées».

47

Par une analyse serré d’enquêtes d’opinion et de sondages,

je montre que l’Histoire produit des phénomènes subjectifs

synchrones : les interprétations des péripéties collectives ne

sont ni unilatérales, ni purement subjectives, mais largement

intersubjectives, parce que des groupes plus ou moins larges

lisent à l’identique les événements qu’ils perçoivent, devinent

similairement un futur par nature incertain, et partagent des

sentiments à l’égard du cours des choses humaines.

Encore dois-je préciser que leurs lectures, leurs

prévisions et leurs sentiments sont largement canalisés et mis

en forme par les divers discours dont ils prennent

quotidiennement connaissance. Même si tous les individus n’ont

pas éprouvé l’époque de la même façon, à travers les réponses

aux diverses enquêtes sociales, des phases ont pu être

dessinées au cours desquelles certains types de récits

entraînent une adhésion plus large que d’autres.

Entre 1944 et 1947, les années de Libération constituent

d’abord une époque extraordinaire, au cours de laquelle la

guerre est continuée par d’autres moyens, sur les fronts

économiques et diplomatiques. Entre 1948 et 1962, les récits

sur l’histoire semblent empreints de pessimisme, en raison de

difficultés de la reconstruction et des guerres coloniales.

Malgré les rapatriés, les émigrés, les pauvres, et tous

ceux qu’une évolution historique qu’ils n’ont pas appelée de

leurs vœux a rendu malheureux, les années suivantes – soit la

période 1962-75, que je baptise les Treize Heureuses –

constituent une phase plus sereine de l’histoire subjective :

les récits apologétiques suscitent une adhésion plus large

48

qu’auparavant et l’optimisme semble fleurir auprès des

populations sondées. Les années 1968 marquent une rupture, mais

ouvrent l’éventail des possibles et certains s’y engouffrent.

Cette libération vécue par les uns est décriée par les autres,

mais sur un fond de tolérance réciproque. Dès lors, la

proportion de regards heureux portés sur l’histoire en cours

augmente. Certes aucun âge n’a été d’or et il n’est pas

question ici de fabriquer une nouvelle légende dorée des années

1960. Mais force est de constater, entre 1962 et 1975, la

convergence statistique des déclarations des sondés, qui sont

plus nombreux à estimer vivre une époque heureuse, à dire que

l’année a été bonne et à prévoir que la prochaine la sera.

Après 1975, les expériences déclarées restent globalement

positives mais les indicateurs fléchissent et répercutent la

propagation de grandes anxiétés sociales : l’époque devient

celle de la « crise ». L’année 1981 marque une césure perçue

mais l’embellie n’est que de courte durée : la déception

commence à ternir les récits dès 1983.

Finalement, l’analyse des perceptions contemporaines

permet d’en finir avec les TG : les contemporains n’ont,

semble-t-il, pas vécu les années 1945-75 comme une période

glorieuse : plusieurs moments doivent être distingués,

grossièrement, un premier moment de la Libération à la fin de

la guerre d’Algérie, et un second, de 1962 à 1975, sans doute

plus propice à l’apparition de sentiments positifs, mais guère

vécu comme glorieux.

Au terme de cet essai d’histoire subjective, s’impose donc

l’adieu aux « Trente Glorieuses ». Au début des années 1980,

49

cette expression lénifiante a permis d’apaiser les plaies

ouvertes par la crise et a flatté les consciences nationales en

compensant l’atonie de la geste patriotique. Mais elle fait fi

de l’histoire perçue et néglige le poids des événements

diplomatiques, politiques, culturels ou sociaux dans la

structuration des récits sur l’histoire, en imposant un

économisme infondé. Dès lors, il conviendrait sans doute de les

faire disparaître des manuels scolaires.

Sur le plan des normes, des techniques et des récits, les

évolutions françaises ont été rapportées à celles du des pays

voisins, géographiquement et culturellement : la norme bonheur

triomphe dans l’ensemble du bloc occidental ; la plupart des

techniques déployées en France trouvent leur pendant dans les

autres pays ; les subjectivités se construisent à partir

d’ingrédients comparables et évoluent parallèlement dans le

reste de l’Europe. Dans ce processus, je mets en évidence le

rôle des Etats-Unis, promoteur de l’Americain way of life.

Mais, la spécificité française est souligné à plusieurs

reprises : la norme du bonheur y rencontre de plus fortes

oppositions qu’ailleurs, en raison de la force de l’humanisme –

refusant au bonheur le statut de suprême désirable. De même, la

France connaît un décalage chronologique dans le processus de

diffusion de la consommation et plus largement des techniques

du bonheur : les destructions de la guerre, la brusque

modernisation et l’hysteresis des traditions nationales expliquent

ce retard propre à la France dans ce concert des nations.

50

La couleur des récits porte, enfin, la marque d’une

particularité française : les péripéties de l’histoire

politique française n’ont pas leur pendant à l’étranger.

Influentes sur les subjectivités, elles expliquent

partiellement les décalages dans l’évolution de la tonalité

générale des récits individuels : après avoir été ternis durant

la guerre d’Algérie, les romans personnels des Français ont des

couleurs plus positives dans les années 1960, au moment où le

Viêt-Nam perturbe les consciences américaines. De même, leur

composante politique est plus affirmée en France.

J’ai donc réalisé un tableau du bonheur, en trois temps

successifs – le cadre, les formes et les couleurs – qui répond

à plusieurs interrogations historiques.

Au cours des années étudiées, l’aspiration au bonheur des

individus peut plus librement s’épanouir et constitue un levier

important, moteur de transformations sociales. Mais l’idée du

bonheur est aussi instrumentalisée à des fins conservatrices.

Cette duplicité de l’usage social du bonheur n’a du paradoxe

que l’allure : le bonheur constitue un régulateur social, enjeu

de conflits individuels et collectifs et, désormais, chacun

argumente en mobilisant telle ou telle version du bonheur.

En résulte-t-il que nous soyons plus heureux   ? Je ne

pourrais faire qu’une réponse de normand à cette interrogation

légitime. D’une part, on peut penser que pour être heureux, il

faut se poser la question du bonheur. Il est donc nécessaire

que la réflexivité soit canalisée par cette problématique.

51

Sinon, on n’est ni heureux, ni malheureux. D’autre part, cette

focalisation sur le bonheur contribue incontestablement à une

hausse des aspirations, peu propice au bonheur, qui dépend

notamment du bilan entre les aspirations et les réalisations

perçues. Mais et ce sera la synthèse de cette question, il

convient de saisir que le sacre du bonheur, en tant que

phénomène social contraignant, contribue à dynamiser la

capacité humaine d’autopersuasion et, partant, la satisfaction

individuelle déclarée. Et à mon sens, pouvoir se dire heureux,

c’est déjà l’être un peu.

52