Une aristocratie de migrants. Les Mamelouks et leur intégration dans les villes d’Égypte et de...

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S C Q , R C N P A L M Â ARRIVER EN VILLE Le présent volume rassemble les actes du colloque « “Arriver” en ville : les migrants en milieu urbain au Moyen Âge. Installation, intégration, mise à l’écart », qui s’est tenu à l’École normale supérieure de Lyon les 24 et 25 février 2011. Cette rencontre visait à interroger la place jouée par les migrations à destination des villes dans la construction du groupe social urbain et dans sa façon de vivre et de s’approprier la ville et, en retour, comment celle-ci les transforme. Si, quantitativement, l’importance de cette mobilité urbano-centrée est en général avérée dans les phases de croissance urbaine, comment celle-ci s’inscrit-elle dans les trajectoires personnelles, dans les parcours individuels des hommes et des femmes qui franchissent, au Moyen Âge, les portes d’une ville ? C’est seulement, semble-t-il, à cette échelle d’analyse que l’on devrait être capable de distinguer, au-delà des contraintes politiques ou institutionnelles déjà évoquées, les « stratégies » d’implantation en ville et d’accès à la ville de ces nouveaux arrivants et leur insertion dans un nouvel environnement social. Cette réexion collective souligne combien l’étude des migrations s’avère être un jalon important pour une histoire comparée des villes. 30 PUBLICATIONS DE LA SORBONNE PUBLICATIONS DE LA SORBONNE ISBN 978-2-85944-724-3 ISSN 0290-4500 Les auteurs : Florence Berland, Patrick Boucheron, Christophe Cailleaux, Roxane Chilà, Christophe Giros, Jérôme Hayez, Étienne Hubert, Arnaud Lestremau, Julien Loiseau, Lucie Malbos, Denis Menjot, Laurence Moal, Élisabeth Mornet, Judicaël Petrowiste, Nicolas Pluchot, Cédric Quertier, Matthieu Scherman, Gionata Tasini, Dominique Valérian. S C Q , R C N P Couv Arriver en ville.indd 1 04/03/13 16:55

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Histoire ancienne et médiévale – 119Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

« Arriver » en ville

Les migrants en milieu urbain au Moyen ÂgeSous la direction de

Cédric Quertier, Roxane Chilà et Nicolas Pluchot

Ouvrage publié avec le concours du Conseil scientifique de l’université Paris 1, de l’ENS de Lyon, de l’université de Lyon, du CIHAM (UMR 5648), du LAMOP (UMR 8589), de la Région

Rhône-Alpes, du Conseil général du Rhône, et de la Ville de Lyon

publications de la sorbonne2013

Couverture : « L’arrivée des Siennois à Florence : les Florentins ravitaillent les Siennois chassés par

la famine », Il Libro del Biadaiolo, Florence, Bibliothèque Laurentienne, ms. Tempi 3, fol. 58 (c. 1321-

1335 ; 385 ! 270 mm), dans J. HEERS (éd.), Fortifications, portes de villes, places publiques dans le monde

méditerranéen, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1985, p. 97

© Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence.

Composition typographique : 3d2s (Paris)

© Publications de la Sorbonne, 2013

212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris

www.univ-paris1.fr – [email protected]

ISBN : 978-2-85944-724-3

ISSN : 0290-4500

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priété intellectuelle. Il est rappelé également que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger

l’équilibre économique des circuits du livre. »

Laboratoire junior VilMA – histoire comparée des villes au Moyen Âge

« Arriver » en ville. Les migrants en milieu urbain au Moyen Âge, Cédric Quertier, Roxane Chilà et Nicolas Pluchot (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.

Une aristocratie de migrantsLes Mamelouks et leur intégration dans les villes

d’Égypte et de Syrie aux xive et xve siècles

Julien Loiseau

À son arrivée en Syrie sur les terres du sultan mamelouk, son demi-frère, au milieu des années 1420, le jeune Janim arborait encore le haut bonnet

en poils de chèvre (le tartur*) que portaient traditionnellement les hommes de son pays, la Circassie, au nord-ouest du Caucase. À Hama, où il semble s’être d’abord fait connaître, les notables ne manquèrent pas de critiquer son accoutrement et d’exiger de lui qu’il portât autour de sa coiffe un voile de mousseline (shash) « à la manière des musulmans ». À la fin des années 1450, devenu lieutenant du sultan pour la province de Damas, l’une des plus hautes charges du sultanat, il cachait désormais sa natte de cheveux dans son bonnet – à moins qu’il ne l’eût tout bonnement coupée. Entre temps, Janim n’avait pas seulement changé d’apparence, abandonné les habitudes qui trahissaient autrefois son origine allochtone et adopté un comportement plus conforme à l’urbanité policée des sujets du royaume. Il avait également goûté à la gloire d’une brillante carrière dans l’armée mamelouke et éprouvé ses aléas, vécu au Caire, à Alep et à Damas, connu la prison à Alexandrie et à Kerak, l’exil à La Mecque et à Jérusalem. Assassiné par l’un de ses propres mamelouks à Édesse, sur la frontière orientale du sultanat, on ne sait si sa dépouille rejoi-gnit jamais, à Damas, le mausolée monumental qu’il s’était fait bâtir. Partie de presque rien, une obscure naissance dans les montagnes du Caucase, la vie du mamelouk Janim s’est ainsi confondue, quatre décennies durant, avec la carte des principales villes du Proche-Orient1.

* On a adopté ici par commodité une transcription simplifiée de l’arabe.1. Ibn Taghri Birdi (1409-1470), Al-Manhal al-safi wa l-mustawfi ba‘d al-Wafi, Le Caire, Dar al-Kutub, 12 vol., t. 4, 1986, no 814, p. 217-219 ; Al-Sakhawi (1427-1497), Al-Daw’ al-lami‘ li ahl al-qarn al-tasi‘, Le Caire, Maktabat al-Qudsi, 12 vol., 1934-1936, t. 3, no 255, p. 63-64 ; Ibn Tulun (1475-1546), I‘lam al-wara bi-man waliya na’iban min al-atrak bi-Dimashq al-kubra, M. A. Duhman (éd.), Damas, Dar al-Fikr, 1964, p. 76-83 / Histoire des gouverneurs turcs de Damas, H. Laoust (trad.), Damas, Institut français de Damas, 1952, p. 27-30. Sur le tartur et le shash,

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L’étrangeté des Mamelouks réside tout entière dans cette courte biogra-phie. Leur histoire offre en effet l’exemple rare d’une aristocratie de migrants, au sein de laquelle l’allochtonie était, avec l’origine servile et la formation militaire, le principal critère d’appartenance ; celui d’une élite étrangère dont la domination supposait, pour être acceptée de ses sujets, une acculturation minimale aux normes sociales qui régissaient la vie de ces derniers ; celui, enfin, d’une société militaire imbue de sa différence et de ses privilèges, mais dont les membres n’avaient de cesse de vouloir s’intégrer dans l’une ou l’autre des villes où les hasards de la carrière les avaient jetés. Que les Mamelouks aient rarement choisi leur destinée première, celle dont avaient décidé pour eux les marchands d’esclaves, n’excluait pas qu’ils aient tenté, une fois arrivés en ville, de s’y forger un nouveau destin.

Comment les Mamelouks arrivaient en ville

L’exemple venait de leur maître. Le sultan al-Salih Najm al-Din, dernier des-cendant de Saladin à régner sur l’Égypte, avait profité de l’afflux soudain de jeunes captifs sur les marchés aux esclaves à la fin des années 1230, dans la tourmente provoquée par les conquêtes mongoles, pour constituer un régiment d’élite de mamelouks turcs. Les officiers qui lui succédèrent sur le trône à partir de 1250, tous ses anciens mamelouks, n’eurent de cesse d’acquérir à leur tour leurs propres esclaves soldats2. Qu’ils vinssent en majorité de la steppe Qipchaq (aujourd’hui l’Ukraine et le Sud de la Russie) ou des montagnes du Caucase (situation qui prévalut à partir de la fin du xive siècle), qu’ils fussent razziés enfants par des chasseurs d’esclaves ou capturés à l’âge adulte sur un champ de bataille du Dar al-Harb (le Territoire de la guerre, par opposition au Dâr al-Islâm), comme celui de Nicopolis en 1396, les esclaves soldats étaient recher-chés pour la barbarie de leurs origines et la rudesse supposée de leurs mœurs, qui faisaient d’eux en puissance, à condition de les soumettre à une rigoureuse éducation, les guerriers les plus redoutables3. Ce paradoxe, qui voulait que la

voir R. Dozy, Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes, Amsterdam, 1845, p. 235-240 et 262-278 ; L. A. Mayer, Mamluk Costume. A Survey, Genève, Albert Kundig, 1952, p. 21-35.2. R. S. Humphreys, « The Emergence of the Mamluk Army », I, Studia Islamica, 45, 1977, p. 67-99, et II, Studia Islamica, 46, 1977, p. 147-182.3. À la fin du xive siècle, le marchand Emmanuel Piloti rencontra à la citadelle du Caire deux cents de ces captifs pris à Nicopolis et offerts par le sultan ottoman Bayezid au sultan mame-louk Barquq, « lesquelx estoyent de toute nation crestienne, de François et de Ytaliens, et tous furent fais tornéz estre poyens […] et tous estoyent josnes, beaulx, et tous eslus ». Emmanuel Piloti, Traité sur le passage en Terre Sainte, P.-H. Dopp (éd.), Louvain, Paris, Publications de l’uni-versité Lovanium de Léopoldville, 1958, p. 229 ; J. Richard, « Les prisonniers de Nicopolis »,

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civilisation confiât sa défense à ses propres barbares, fondait ainsi un partage politique entre l’élite militaire par principe étrangère (les « Turcs », al-atrak, appelés ainsi collectivement bien qu’ils ne le fussent pas tous) et ses sujets autochtones (les « musulmans »), qui eut une longue fortune dans la culture politique islamique4. Les réseaux de l’esclavage militaire avaient certes, parfois, des ratés. L’émir Yalbugha al-Salimi, qui fut acheté comme esclave soldat par le sultan Barquq avant de faire, au début du xve siècle, une brève carrière au sommet de l’État mamelouk, était dans sa vie antérieure un jeune musulman de Samarqand prénommé Yusuf, victime des premiers faits d’armes de Tamerlan en Asie centrale5. Mais, à de rares exceptions près, les villes d’Égypte et de Syrie étaient gouvernées à la fin du Moyen Âge par une aristocratie dont les membres avaient tout ignoré ou presque de la civilisation urbaine, avant d’être vendus en ville comme esclaves et d’y commencer leur formation militaire.

Les jeunes mamelouks, achetés de préférence encore enfants avant d’avoir atteint la puberté, plus rarement à l’âge adulte, ne découvraient pas tous la ville sous le même angle. Il y avait loin, en effet, entre les esclaves soldats arrivés sur les marchés des petites villes d’Anatolie orientale, comme Malatya, et ceux qui entraient dans le domaine mamelouk par le grand port d’Alexandrie et le mar-ché aux esclaves du Caire. Loin, également, entre les mamelouks achetés par le sultan et ceux que se partageaient ses émirs, à proportion de leur rang et de leurs moyens. Il n’était pas rare, malgré l’interdiction de temps à autre promul-guée, qu’un haut fonctionnaire de l’administration civile possédât également ses propres esclaves soldats6. Mais ces derniers manquaient le plus souvent des appuis nécessaires, d’un renom suffisant de la maison de leur maître pour

Annales de Bourgogne, 68/3, 1996, Nicopolis 1396-1996, Actes du colloque international (Dijon, 18 octobre 1996), textes publiés par J. Paviot et M. Chauney-Bouillot, p. 75-83.4. D. Ayalon, Le phénomène mamelouk dans l’Orient islamique, Paris, Presses universitaires de France, 1996 ; M. Oualdi, Esclaves et maîtres. Les mamelouks des beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 (Bibliothèque historique des pays d’Islam, 3).5. Ibn Taghri Birdi, Manhal, op. cit., t. 12, no 2688, p. 174-178 ; Al-Maqrizi (1364-1442), Durar al-‘uqud al-farida fi tarajim al-a‘yan al-mufida, M. al-Khalili (éd.), Beyrouth, Dar al-Gharb al-islami, 4 vol., 2002, t. 3, no 1446, p. 543-549. En 1393, les émissaires de Tamerlan apportèrent en cadeau au sultan Barquq neuf concubines et neuf mamelouks. Ces derniers, interrogés sur leur passé, affirmèrent être de jeunes musulmans, enfants de grands notables de Bagdad capturés par Tamerlan : on les libéra ; Ibn Qadi Shuhba (1377-1448), Ta’rikh, A. Darwich (éd.), 4 vol., Damas, Institut français de Damas, 1977, t. 3, p. 502-503 ; D. Aya-lon, « L’esclavage du Mamelouk », Oriental Notes and Studies, 1, 1951, p. 1-64, repris dans id., The Mamluk Military Society, Londres, Variorum Reprints, 1979, p. 22.6. Al-Maqrizi, Al-Suluk li-ma‘rifat duwal al-muluk, M. M. Ziyada et S. A. ‘Ashur (éd.), Le Caire, 4 vol., 1939-1973, t. 2, p. 313 ; B. Martel-Thoumian, Les civils et l’administration dans l’État militaire mamluk (ixe-xve siècle), Damas, Institut français de Damas, 1992, p. 168-171.

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faire une belle carrière. Au Caire, à la fin du xive siècle, l’émir Faris se faisait indûment appeler al-Qutluqjawi, bien que l’on ne connût aucun émir nommé Qutluqja, pour se prévaloir de l’appartenance à une authentique maison mamelouke, alors qu’il avait commencé sa carrière en vendant du pain pour le compte de son premier maître, un boulanger, dans les rues d’Alexandrie7.

Si les mamelouks des émirs et autres particuliers étaient élevés en ville, dans la demeure de leur maître, les esclaves soldats du sultan, qui formaient l’élite de l’armée mamelouke, obéissaient à une plus stricte réclusion dans les casernes de la citadelle du Caire. La tabaqa où ils étaient placés pour toute la durée de leur formation leur servait à la fois d’école militaire et de cham-brée. Ils y faisaient l’apprentissage de la langue arabe, des normes et des rites de leur nouvelle foi musulmane, et des différents arts constitutifs du métier de la guerre, avec pour seul contact extérieur la présence régulière d’un maître d’école et d’un maître d’armes8. Au vrai, ils se rendaient bien en ville en certaines occasions, sans toutefois être autorisés à y passer la nuit. Une fois par semaine, dûment accompagnés, les jeunes mamelouks quittaient leurs casernes pour se rendre au bain public, la veille de la prière collective du vendredi – mais ils assistaient à celle-ci, en présence du sultan et de la cour, à la grande mosquée de la citadelle. Ils en descendaient également, à cheval, pour s’entraîner sur l’un ou l’autre des hippodromes (maydan) aménagés, au Caire comme dans les différents chefs-lieux du sultanat, à la périphérie de l’espace urbain, selon un parcours qui les gardait à bonne distance des quar-tiers les plus densément peuplés9. Au début du xve siècle, cependant, l’état d’abandon général des hippodromes, dans le contexte dramatique de la ruine du Caire et du resserrement de l’espace urbain, eut pour effet de cantonner durablement les exercices de cavalerie des jeunes mamelouks, au spectacle desquels la population de la capitale se pressait autrefois, dans l’enceinte de la citadelle10.

7. Ibn Taghri Birdi, Manhal, op. cit., t. 8, no 1799, p. 370.8. Al-Maqrizi, Al-Mawa‘iz wa l-i‘tibar fi dhikr al-khitat wa l-athar, Le Caire, éd. de Bulaq, 2 vol., 1853, t. 2, p. 213-214 / A. Fu’ad Sayyid (éd.), Londres, al-Furqan Islamic Heritage Foundation, 5 vol., 2002-2004, t. 5, p. 692-695 ; D. Ayalon, « L’esclavage du Mamelouk », art. cité, p. 9-15.9. D. Ayalon, « Notes on the Furusiyya Exercises and Games in the Mamluk Sultanate », Scripta Hierosolymitana, 9, 1961, p. 31-62, repris dans id., The Mamluk Military Society, op. cit., p. 37-44. D. Behrens-Abouseif, « The North-Eastern Extension of Cairo under the Mamluks», Annales islamologiques, 17, 1981, p. 157-189, ici p. 162, 164-165 et 169.10. J. Loiseau, Reconstruire la Maison du sultan. Ruine et recomposition de l’ordre urbain au Caire (1350-1450), Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2 vol., 2010 (Études urbaines, 8), t. 1, p. 62-63.

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Affranchis au terme de leur formation, les mamelouks du sultan avaient toujours leurs quartiers dans les casernes de la citadelle, même ceux qui s’étaient mariés – avec l’autorisation et selon les vœux de leur maître –, à l’usage desquels des logements séparés avaient été édifiés sous le règne d’al-Zahir Baybars (1260-1277)11. Il fallait un changement de règne, la volonté du nouveau souverain d’écarter les anciens esclaves soldats de son prédécesseur pour que ces derniers fussent expulsés de la citadelle et installés en ville. Après l’assassinat d’al-Ashraf Khalil en 1293, les quelque 8 500 mamelouks qu’il avait hérités de son père ou achetés lui-même furent dispersés en plu-sieurs lieux de la capitale, parmi lesquels les tours de la porte de Zuwayla12. En 1438, lorsqu’une mesure comparable fut imposée aux anciens mame-louks d’al-Ashraf Barsbay, ces derniers tentèrent de s’y soustraire en arguant du nombre trop restreint de logements dont ils disposaient en ville13. Entre ces deux dates, un net infléchissement s’est donc opéré dans l’intégration urbaine des mamelouks du sultan, lesquels disposaient désormais souvent d’une résidence en ville tout en conservant leurs quartiers à la citadelle. À en croire l’historien Maqrizi, très critique à l’égard du sultan al-Zahir Barquq, c’est sous le second règne de celui-ci (1390-1399) que les mamelouks furent autorisés à résider en ville et à s’y marier, non plus avec les esclaves offertes par leur maître mais avec des femmes de la société cairote – innovation à ses yeux désastreuse, qui livra les mamelouks à l’oisiveté et à l’oubli des bonnes coutumes du passé14.

Les sources ne permettent guère de documenter une évolution aussi décisive dans le régime matrimonial des mamelouks – sinon pour les membres de la haute aristocratie effectivement désireux, au xve siècle, de nouer des alliances avec les grandes familles des notabilités civiles. Mais l’on sait, grâce aux archives des fondations pieuses ou waqf, qu’un certain type d’habitat s’est fait alors plus fréquent dans le paysage urbain : de petits logements indépendants, aménagés

11. Ibn Shaddad (1217-1285), Ta’rikh al-Malik al-Zahir, A. Hutayt (éd.), Wiesbaden, Franz Steiner, 1983 (Bibliotheca Islamica, 31), p. 241 ; M. Chapoutot-Remadi, Liens et relations au sein de l’élite mamluke sous les premiers sultans ba rides (648/1250-741/1340), thèse de doctorat d’État inédite de l’université de Provence, 3 vol., 1993, t. 3, p. 552.12. Al-‘Ayni (1361-1451), ‘Iqd al-juman fi ta’rikh ahl al-zaman, M. M. Amin (éd. part.), Le Caire, Dar al-Kutub, 4 vol., 1987-1992, t. 3, p. 238 ; Maqrizi, Khitat, op. cit., t. 2, p. 134 / A. Fu’ad Sayyid (éd.), t. 3, p. 445.13. Ibn Taghri Birdi, Al-Nujum al-zahira fi muluk Misr wa l-Qahira, Le Caire, Dar al-Kutub, 16 vol., 1963-1972, t. 15, p. 240 / History of Egypt, W. Popper (trad.), Berkeley-Los Angeles, University of California Publications in Semitic Philology, 8 vol., 1954-1963, t. 5, p. 13.14. Maqrizi, Khitat, op. cit., t. 2, p. 214 / A. Fu’ad Sayyid (éd.), t. 3, p. 693 ; S. G. Massoud, « Al-Maqrizi as a Historian of the Reign of Barquq », Mamluk Studies Review, 7/2, 2003, p. 119-136.

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au-dessus d’une écurie prévue pour trois ou quatre montures seulement, par-ticulièrement nombreux aux abords de la citadelle15. Or, dans l’espace urbain, seuls les hommes d’armes étaient en principe autorisés à monter à cheval, les civils devant se contenter de montures plus modestes, ânes ou mules. Cette prohibition, régulièrement réitérée, était sans nul doute mal appliquée, mais elle faisait des simples mamelouks, qui ne possédaient encore que quelques chevaux à ce stade de leur carrière, la clientèle la plus susceptible de résider dans ces modestes maisons de cavaliers. Cet habitat standard était d’ailleurs parfois désigné sous le nom d’« écurie » (istabl), au même titre que certains des plus grands palais de l’aristocratie mamelouke16. Rarement possédés en pleine propriété, plus volontiers mis en location par des fondations pieuses, ces logements étaient parfaitement adaptés aux besoins d’une société militaire très mobile, que de nouvelles affectations dans l’une ou l’autre des villes du sultanat conduisaient à changer très fréquemment de lieu de résidence.

Carrière militaire et mobilité urbaine

À l’exception des troupes en garnison dans les petites forteresses qui défen-daient le sultanat, particulièrement nombreuses sur les marches de la Syrie, les Mamelouks résidaient exclusivement en ville. Ils n’avaient guère de raisons en effet de séjourner sur les terres qui leur étaient octroyées, de manière révo-cable et temporaire, sous la forme de concessions fiscales (iqta‘) – sinon pour venir y chasser17. En revanche, jeunes recrues nouvellement affranchies ou

15. Voir par exemple le waqf de l’émir Aytmish al-Bajasi (1382), archives du ministère des Fon-dations pieuses (Le Caire, Wizarat al-Awqaf, Daftarkhana), doc. no 1143 qadim ; M. M. Amin, Catalogue des documents d’archives du Caire de 239/853 à 922/1516, Le Caire, Institut français d’ar-chéologie orientale, 1981 (Textes arabes et études islamiques, 16), no 325 ; J. Loiseau, Recons-truire la Maison du sultan, op. cit., t. 2, p. 371-373 et 559-560. Voir également J.-C. Garcin, « Habitat médiéval et histoire urbaine à Fustat et au Caire », dans id. et alii, Palais et maisons du Caire, I, Époque mamelouke (xiiie-xvie siècle), Paris, CNRS Éditions, 1982, p. 143-216, repris dans id., Espaces, pouvoirs et idéologies de l’Égypte médiévale, Londres, Variorum Reprints, 1987, p. 175.16. Voir références n. 13. Dans l’environnement immédiat de la madrasa édifiée en 1384 par le sultan Barquq, les témoins venus dresser la description des lieux pour l’acte de fondation en waqf signalent trois palais d’émirs désignés par le terme istabl. Archives nationales (Le Caire, Dar al-Watha’iq al-Qawmiyya), doc. no 9/51 ; M. M. Amin, Catalogue des documents d’archives, op. cit., no 55 , F. Jaritz, « Auszüge aus der Stiftungsurkunde der Sultan Barquq », dans Madrasa, Khanqah und Mausoleum des Barquq in Kairo, S. L. Mostafa (dir.), Glückstadt, Abhandlungen des Deutschen Archaölogischen Instituts Kairo (Islamische Reihe, 4), 1982, p. 117-169.17. Si le désintérêt était la règle, certains officiers se souciaient cependant de la prospérité de leur iqta‘, comme l’émir Qajqar Jaqatay qui entreprit dans les années 1420 de repeupler ses villages frappés par la peste. Maqrizi, Suluk, op. cit., t. 4, p. 788. Un siècle plus tôt, l’émir Aytamish avait fait construire un sanctuaire soufi (zawiya) à Fisha, un village du delta non loin

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officiers confirmés, tous connaissaient une forte mobilité spatiale au rythme des affectations parfois très rapprochées dans l’un ou l’autre des chefs-lieux de province. Le dictionnaire biographique composé au milieu du xve siècle par Ibn Taghri Birdi, lui-même fils d’un émir mamelouk, permet d’en prendre la mesure. Sur un total de 2 828 notices consacrées aux hommes et aux quelques femmes qui ont illustré l’histoire du sultanat d’Égypte et de Syrie depuis 1250, y compris des souverains étrangers comme « Fransis le Tyran, roi des Francs, dit Buwalis », autrement dit Louis IX de France, l’auteur distingue 855 offi-ciers de l’armée mamelouke, parmi lesquels 427 ont servi entre 1382 et le début des années 144018. Plus de la moitié de ces derniers officiers (57 %) ont fait carrière, après avoir accédé à l’émirat, dans au moins deux villes diffé-rentes : à 17 % dans trois villes, à 11 % dans quatre villes ou davantage. Sans dissimuler la très forte centralité du Caire – 96 % des émirs affectés dans une seule ville au cours de leur carrière l’ont été dans la capitale du sultanat –, ces données révèlent une mobilité renforcée encore par les hasards des cam-pagnes militaires et les aléas des carrières. Mis à pied à la suite d’un renverse-ment d’alliance, éloignés de la capitale par une mesure officielle de bannisse-ment, les Mamelouks goûtaient alors bien malgré eux aux charmes discrets de la province. Les plus chanceux obtenaient de se retirer, parfois définitivement, à Damiette, Alexandrie et surtout Jérusalem, appréciée pour son climat et les mérites spirituels de son sanctuaire. Les autres, jugés trop dangereux pour demeurer à faible distance des principaux lieux de décision, étaient exilés à Qûs, en Haute-Égypte, voire à La Mecque, où leur isolement n’était rompu que quelques semaines par an à l’occasion du grand pèlerinage19.

de Tanta qu’il détenait en iqta‘, doté d’un minaret si monumental que le village fut désormais appelé Fishat al-Manara. D. P. Little, « Notes on Aitamish, a Mongol Mamluk », dans Die islamische Welt zwischen Mittelalter und Neuzeit. Festschrift für Hans Robert Roemer zum 65. Geburtstag, U. Haarmaan et P. Bachmann (éd.), Wiesbaden, In Kommission bei F. Steiner, 1979, p. 387-401, ici p. 398. Voir également T. Sato, State and Rural Society in Medieval Islam : Sultans, Muqta‘s and Fallahun, Leyde, Brill, 1997 (Islamic History and Civilization, 17).18. J. Loiseau, « L’émir en sa maison. Parcours politiques et patrimoine urbain au Caire, d’après les biographies du Manhal al-Safi », Annales islamologiques, 36, 2002, p. 117-137. id., Reconstruire la Maison du sultan, op. cit., t. 1, p. 210-211. Sur « Fransis, roi des Francs », voir Ibn Taghri Birdi, Manhal, op. cit., t. 8, no 1804, p. 403. Voir également A.-M. Eddé, « Saint Louis et la Septième Croisade vus par les auteurs arabes », Croisades et idée de croisade à la fin du Moyen Âge, Cahiers de recherches médiévales (xiie-xve siècles), 1, 1996, p. 65-92.19. D. Ayalon, « Discharges from service, banishments and imprisonments in Mamluk society », Israël Oriental Studies, 2, 1972, p. 25-50, repris dans id., The Mamluk Military Society, op. cit. ; J.-C. Garcin, Un centre musulman de la Haute-Égypte médiévale : Qûs, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1976 (Textes arabes et études islamiques, 6), p. 200-202.

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La forte mobilité spatiale des Mamelouks n’était pas sans conséquences sur leur intégration dans les sociétés urbaines. Certains officiers accomplirent, certes, l’essentiel de leur carrière dans la même ville ; d’autres résidèrent plusieurs décennies durant dans le même quartier. L’émir Tankiz al-Nasiri, lieutenant du sultan pour la province de Damas pendant vingt-huit ans entre 1312 et 1340, laissa son nom à d’importants équipements urbains dans la capitale syrienne : une mosquée, un mausolée, des bains publics et des cara-vansérails, plusieurs palais dont la Dar al-Zumurrud, le palais de l’Émeraude, sa résidence privée à Damas20. Son contemporain, l’émir Sanjar al-Jawli, qui fut à deux reprises lieutenant du sultan pour la province de Gaza, y fit édi-fier une mosquée, un hôpital, un caravansérail et aménager un hippodrome – réalisations qui firent sa renommée, celle d’un gouverneur « qui avait donné à Gaza toutes les commodités urbaines, en avait fait une capitale et, à pro-prement parler, une ville21 ». À la fin du xive siècle, l’émir Aytmish put jouir de la même stabilité au Caire, où ses nombreuses propriétés reversées à sa fondation pieuse (son waqf) lui permirent d’exercer un étroit contrôle sur le quartier de la porte du Vizir, point névralgique dans la défense des accès à la citadelle22. Cependant, aussi prestigieuse qu’elle fût, l’œuvre édilitaire d’un émir ne révélait que le versant public de sa biographie. Ainsi Tankiz, le gou-verneur de Damas, possédait également un palais et un bain public au Caire, où il ne se rendait pourtant qu’à de rares occasions ; Sanjar, le gouverneur de Gaza, fut muté à Hama, en Syrie centrale, avant d’être destitué et de finir sa vie au Caire ; Aytmish n’était pas propriétaire de son palais dans le quartier de la porte du Vizir, mais le louait auprès d’un waqf, bien que son nom restât encore attaché à la bâtisse plusieurs décennies après sa mort. La mobilité des carrières et la pluralité des résidences, plus souvent prises en location que détenues en pleine propriété, ne favorisaient pas l’enracinement urbain de cette société militaire, bien que celle-ci formât la principale élite urbaine et donnât aux villes d’Égypte et de Syrie leurs plus grands édiles23.

20. Al-Safadi (1297 ?-1363), A‘yan al-‘asr fi a‘wan al-nasr, A. al-Bakur (éd.), Beyrouth, Dar al-Fikr, 4 vol., 1998, t. 1, p. 530-541 ; E. Kenney, Power and Patronage in Medieval Syria. The Archi-tecture and Urban Works of Tankiz al-Nasiri, Chicago, Chicago Studies on the Middle East, 2009.21. Ibn Taghri Birdi, Manhal, op. cit., t. 6, no 1113, p. 74-76 : Huwa al-ladhi maddana Ghazza wa massaraha wa ja‘alaha madinatan ; M.-M. Sadek, Die mamlukische Architektur der Stadt Gaza, Ber-lin, Klaus Schwarz, 1991 (Islamkundliche Untersuchungen, 144).22. Ibn Taghri Birdi, Manhal, op. cit., t. 3, no 588, p. 143-151 ; J. Loiseau, « La porte du Vizir. Programmes monumentaux et contrôle territorial au Caire à la fin du xive siècle », Histoire urbaine, 9, 2004, p. 7-27.23. J. Loiseau, « Les demeures de l’empire. Palais urbains et capitalisation du pouvoir au Caire (xive-xve siècle) », dans Les villes capitales au Moyen Âge, 36e congrès de la SHMESP, Istanbul, 2005, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 373-390.

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La dernière demeure

Les Mamelouks, pourtant, se préoccupaient beaucoup de leur mémoire et de leur postérité, d’autant plus sans doute que l’esclavage les avait en principe privés de tout passé. Parmi les premiers monuments urbains qu’un officier faisait bâtir en son nom, dès que sa réussite et sa nomination à une haute fonction le lui permettaient, figurait le monument funéraire (turba). Nommé lieutenant du sultan pour la province d’Alexandrie en 1395, l’émir Qadid al-Qalamtawi y fit construire son mausolée, hors les murs, face à la porte de Rosette, alors même qu’il habitait jusque-là au Caire dans un quartier où l’on croisait encore ses descendants un demi-siècle plus tard : il devait mourir en exil, en 1398, à Jérusalem, sans que l’on sache si sa dépouille rejoignit jamais Alexandrie24. À Damas, dans la seconde moitié du xve siècle, plusieurs gou-verneurs nouvellement nommés firent édifier leur dernière demeure dans l’un des cimetières de la ville25. Il est vrai qu’à cette époque la fonction de lieute-nant du sultan pour la province de Damas était devenue l’une des dernières marches avant le sultanat, une charge confiée par conséquent à des officiers âgés. Mais faire bâtir un mausolée était moins de leur part un pari sur l’avenir qu’une affirmation de souveraineté dans la ville dont le gouvernement leur était confié.

Aussi n’était-il pas rare qu’un officier mamelouk prévoyant se fît construire plusieurs mausolées au cours de sa carrière. En 1430, encore simple émir de Dix, le premier échelon dans la hiérarchie militaire, Asanbugha al-Tayyari constitua en waqf un mausolée doublé d’une citerne publique à la Qarafa, la vieille nécropole du Caire, où depuis des siècles la plupart des habitants de la capitale se faisaient inhumer. Seize ans plus tard, devenu émir de Cent, le rang le plus élevé de l’armée mamelouke, il modifia les dispositions de son waqf au profit d’un second monument funéraire. Ce dernier s’élevait dans la nouvelle nécropole du Désert (al-Sahra’), située deux kilomètres plus au nord, où seuls les membres de l’aristocratie militaire et leur proche entourage se fai-saient désormais inhumer, en une manière de ségrégation funéraire26. Le cas de l’émir Yunus al-Dawadar, l’un des tout premiers officiers du sultanat dans

24. Al-Sakhawi, Al-Daw’ al-lami‘, op. cit., t. 6, no 709, p. 214 ; J. Loiseau, « Un bien de famille. La société mamelouke et la circulation des patrimoines, ou la petite histoire d’un moulin du Caire », Annales islamologiques, 37, 2003, p. 275-314, ici p. 297.25. Ibn Tulun, I‘lam al-wara, op. cit., p. 83, 92, 98, 101 et 123 / trad., p. 30, 33, 36, 38 et 53.26. Archives nationales (Dar al-Watha’iq al-qawmiyya, Le Caire), doc. no 13 /83 ; M. M. Amin, Catalogue des documents d’archives, op. cit., no 88 ; J. Loiseau, Reconstruire la Maison du sultan, op. cit., t. 2, p. 396-397 ; H. Hamza, The Northern Cemetery of Cairo, Le Caire, The American University in Cairo Press, 2001.

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les années 1380, est plus étonnant. Tué dans la steppe syrienne à la suite d’un accrochage avec la tribu bédouine des Al Bira, au cours des événements trou-blés de l’année 1389, nul ne sut vraiment ce qu’il advint de son corps. L’histo-rien Maqrizi s’étonnait, en établissant sa nécrologie, que « l’on ne connaisse pas précisément sa tombe (qabr), alors qu’il avait établi pour lui-même des lieux d’inhumation (madafin) en grand nombre, dans plus d’une ville d’Égypte et de Syrie ». De fait, deux monuments funéraires portent encore son nom au Caire, l’un dans la nécropole du Désert, l’autre dans le cimetière de la porte du Vizir. Un troisième s’élève toujours à Damas, où sa tête, séparée de son corps, fut, selon toute vraisemblance, recueillie et inhumée. Elle était encore honorée au début du xvie siècle par ses descendants, qui enrichirent alors la fondation d’un nouveau waqf27.

Le waqf et les fragiles logiques de l’intégration urbaine

Mausolées multiples et tombes oubliées témoignent à leur manière de la mobilité de la société militaire, à laquelle il importait de pouvoir se retrou-ver dans des lieux et des pratiques identitaires, qui certes avaient la ville pour cadre et l’édilité urbaine pour légitimité, mais étaient détachés de toute véritable stratégie d’intégration urbaine. Il semble en revanche en aller tout autrement des institutions qui soutenaient les œuvres édilitaires de l’aristo-cratie mamelouke : les waqfs, ou fondations pieuses perpétuelles, auxquels les officiers reversaient au cours de leur carrière une part importante de leur patrimoine foncier et immobilier.

Les fonds d’archives du Caire conservent une documentation exception-nelle, quelque 900 dossiers documentaires en grande majorité constitués au xve siècle à la suite de la fondation d’un waqf. Ces actes forment la plus importante collection de documents liés à l’établissement et à la gestion de fondations pieuses en Islam, avant le xvie siècle et l’établissement de l’ordre ottoman28. Or, la forte représentation de l’aristocratie militaire et de ses descendants parmi les donneurs d’ordre de ces actes légaux a conduit les

27. Al-Maqrizi, Khitat, op. cit., t. 2, p. 426 / A. Fu’ad Sayyid (éd.), t. 4, p. 788-791 ; Al-Nu‘aymi, Al-Daris fi ta’rikh al-madaris, Shams al-Din Ibrahim (éd.), Beyrouth, Dar al-kutub al-‘ilmiyya, 2 vol., 1990, t. 2, p. 148, no 184 / H. Sauvaire (trad.), « Description de Damas », Journal asiatique, IXe série, 5, 1895, p. 269-315, ici p. 297 ; J. Loiseau, Reconstruire la Maison du sultan, op. cit., t. 1, p. 312-314.28. M. M. Amin, Catalogue des documents d’archives, op. cit. ; M. Hoexter, « Waqf Studies in the Twentieth Century : the State of the Art », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 41/4, 1998, p. 474-495 ; C. F. Petry, « A Geniza for Mamluk Studies ? Charitable Trust (Waqf) Documents as a Source for Economic and Social History », Mamluk Studies Review, 2, 1998, p. 51-59 ; J. Loiseau, « Le silence des archives. Conservation documentaire et historiographie

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historiens à voir dans le waqf la réponse institutionnelle choisie par ce groupe social allochtone pour accompagner son intégration dans la société urbaine29.

Par la constitution en waqf de terres agricoles acquises auprès du Trésor public (Bayt al-Mal) et d’immeubles urbains souvent construits par leurs soins, les émirs mamelouks transformaient en effet leur précaire fortune numéraire, issue du revenu annuel d’une concession fiscale qui pouvait leur être retirée du jour au lendemain, en un patrimoine dont eux-mêmes et leurs héritiers devenaient les ayants droit30. En outre, la concentration fréquente des biens waqf immobiliers dans une même ville, voire dans un même quar-tier, ne faisait pas seulement de la fondation un levier urbanistique, mais don-nait dans le même temps à son fondateur une assise urbaine. Enfin, par le versement de salaires mensuels à ses employés, du simple gardien jusqu’au professeur de droit renommé, et par la distribution charitable de vêtements et de repas chauds aux indigents du quartier, le waqf obligeait durablement toute une frange de la société urbaine envers son fondateur. À Tripoli (Liban), le texte du waqf fondé par le gouverneur de la ville, l’émir Aydamur al-Ashrafi, en association avec dame Arghun, son ancienne esclave devenue son épouse, est encore gravé sur la façade de la madrasa al-Khatuniyya, achevée en 1373, qui devait à leur mort accueillir leur dépouille. Il prévoyait que les revenus des biens waqf, à savoir la halle marchande (qaysariyya) et les boutiques conti-guës, toutes situées à Tripoli, revinssent de son vivant à dame Arghun, puis, après sa mort, qu’ils servissent à financer la lecture quotidienne du Coran sur sa tombe, des distributions de pain aux indigents, l’établissement dans la même ville d’une école élémentaire pour huit orphelins, l’entretien matériel

de l’État dans le sultanat mamelouk (xiiie-xvie siècle) », dans L’autorité de l’écrit au Moyen Âge, 39e congrès de la SHMESP, Le Caire, 2008, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 285-298.29. Voir par exemple S. Denoix, « Pour une exploitation d’ensemble d’un corpus : les waqfs mamelouks du Caire », dans Le waqf dans l’espace islamique : outil de pouvoir sociopolitique, R. Deguilhem (éd.), Damas, Institut français de Damas, 1995, p. 29-44 ; id., « Topogra-phie de l’investissement du personnel politique mamlouk », dans Le Khan al-Khalili et ses environs. Un centre commercial et artisanal au Caire du xiiie au xxe siècle, S. Denoix, J.-C. Depaule et M. Tuchscherer (dir.), Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2 vol., 1999 (Études urbaines, 4), t. 1, p. 33-49 ; U. Haarmann, « Joseph’s law – the Careers and Activities of Mamluk Descendants before the Ottoman Conquest of Egypt », dans The Mamluks in Egyptian Politics and Society, T. Philipp et U. Haarmann (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 55-84.30. L’école de droit hanafite, privilégiée par la société militaire mamelouke, autorise en effet que le fondateur d’un waqf puisse en être le premier bénéficiaire, à la condition que la per-pétuité de la fondation soit garantie par la désignation d’une catégorie ultime d’ayants droit, susceptibles de bénéficier de ses revenus après la mort du fondateur et de ses descendants. R. Peters, « Wakf », Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., 12 vol., t. 12, p. 65-70, ici p. 67.

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des enfants et le salaire de leur maître. Le waqf du gouverneur et de sa femme donnait à ces deux anciens esclaves, nés très loin de Syrie, les moyens d’une intégration durable dans la haute société de Tripoli31.

À analyser ainsi l’usage que l’aristocratie mamelouke faisait du waqf, il se pourrait bien cependant qu’on se soit laissé prendre à ses faux-semblants. Il ne suffit pas d’appréhender les fondations pieuses au moment de leur mise en place, au travers de cet instantané qu’en donnent les actes de fondation. Il faut encore envisager ces institutions théoriquement perpétuelles dans la durée effective de leur existence. En 1371, l’émir Aydamur partait pour Alep, avant d’être promu commandant en chef des armées d’Égypte : il devait mourir au Caire quelques mois après que sa madrasa funéraire fut achevée à Tripoli32. De fait, les dispositions prises par le fondateur dans l’acte de waqf lui lais-saient le plus souvent toute liberté, jusqu’à sa mort, de modifier à son gré le patrimoine de sa fondation et la dévolution de ses revenus. L’émir Qutlubugha al-Sha‘bani, qui possédait au Caire quatre maisons à écurie près de la cita-delle et les avait constituées en waqf, changea d’avis après avoir été nommé à Damas : il opéra une mutation légale (munaqala shar‘iyya) afin de les reprendre en pleine propriété (milk) et de les revendre en 1388 à un autre émir, qui les constitua à son tour en waqf33.

En outre, la concentration topographique des biens waqf autour de l’insti-tution pieuse (mosquée, fontaine, école, etc. – la liste n’est pas limitative), qui constituait le plus souvent le motif légal de la fondation, n’était en aucun cas une règle. Rien n’interdisait en effet à une fondation de tirer ses revenus de biens dispersés dans la même ville, voire dans différentes villes du sultanat. Le waqf du sultan al-Mu’ayyad Shaykh (1412-1421), fondé au profit de la grande mosquée et de l’hôpital qu’il avait édifiés au Caire après son avènement, comptait parmi ses biens de rapport, outre des terres agricoles dispersées dans la vallée du Nil, des immeubles à usage résidentiel ou commercial situés au Caire, mais aussi à Damas, Hama et Alep, qu’il avait acquis lorsqu’il était encore émir, aux postes successifs de lieutenant du sultan pour les provinces de Damas, Tripoli, Safad et Alep34.

31. Répertoire chronologique d’épigraphie arabe, t. 17 (années 762 à 783 de l’Hégire), établi par L. Kalus, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 1982, no 775005, p. 210-215.32. Ibn Taghri Birdi, Manhal, op. cit., t. 3, no 605, p. 178-179.33. Archives du ministère des Fondations pieuses (Wizarat al-Awqaf ), document no 1143 qadim ; M. M. Amin, Catalogue des documents d’archives, op. cit., no 325, attestation de waqf en date du 24 shawwal 790 ; H. J. Loiseau, Reconstruire la Maison du sultan, op. cit., t. 2, p. 373.34. Archives du ministère des Fondations pieuses (Wizarat al-Awqaf ), document 938 qadim ; M. M. Amin, Catalogue des documents d’archives, op. cit., no 352. L’acte est résumé dans J. Loi-seau, Reconstruire la Maison du sultan, op. cit., t. 2, p. 548-550. Voir également J. Loiseau,

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Enfin, on néglige souvent qu’un waqf présentait toujours une cascade d’ayants droit potentiels afin de prévenir toute impossibilité de fonctionnement. Le fondateur prévoyait ainsi d’attribuer les bénéfices de sa fondation à une autre institution si celle qu’il avait fondée venait à disparaître ou, à défaut, à une catégorie de bénéficiaires susceptible de garantir la perpé-tuité légale du waqf. Dans leur très grande majorité, les actes de waqf établis par des émirs mamelouks prévoyaient, en dernière instance, de reverser leurs revenus « aux pauvres et aux indigents » établis dans les « deux saints sanc-tuaires » (al-Haramayn al-sharifayn), La Mecque et Médine. Certes, les œuvres charitables accomplies dans les lieux saints constituaient, parmi d’autres, l’un des universaux susceptibles de soutenir la perpétuité légale du waqf. Mais les deux villes du Hedjaz, dont la subsistance dépendait largement du gre-nier égyptien, appartenaient également peu ou prou à l’horizon édilitaire de l’aristocratie mamelouke. Le waqf fut sans doute pour cette dernière un moyen privilégié d’intégration urbaine, moins cependant dans un lieu déterminé qu’à l’échelle du sultanat tout entier et de ce réseau urbain qui réunissait alors étroitement l’Égypte, la mer Rouge et la Syrie.

Comment les Mamelouks faisaient souche

Le problème des Mamelouks n’était pas tant d’arriver en ville, de réussir à s’y établir que de donner les moyens à leurs enfants de s’y intégrer. Dans l’armée mamelouke, l’accès au corps noble de la cavalerie et à la haute hié-rarchie militaire, qui seuls ouvraient aux grandes charges de la cour et de l’État, était en effet peu ou prou réservé aux anciens esclaves soldats. Leurs enfants n’étaient pas systématiquement exclus de l’armée, mais servaient le plus souvent dans le corps de fantassins de la halqa, la garde, dont les pré-rogatives étaient réduites à celles d’une milice urbaine. Il était rare, passé la fin du xive siècle, que des fils de Mamelouks accédassent encore aux plus hauts rangs de la hiérarchie militaire. Cependant, bon nombre d’entre eux exerçaient des fonctions officielles, non dans la capitale, mais dans les chefs-lieux des provinces syriennes. Les enfants de Mamelouks, nés de concubines importées comme esclaves ou de femmes issues de la société locale, étaient en effet, à la différence de leur père, nés libres et musulmans. Ils portaient d’ailleurs le plus souvent un nom arabe à forte connotation musulmane, et non un nom turc païen comme leur aïeul. Ils n’en formaient pas moins un

« Les investissements du sultan al-Mu’ayyad Shaykh à Damas d’après son acte de waqf (823/1420). Édition commentée », Bulletin d’études orientales, 61, 2012, Damas médiévale et otto-mane, p. 163-189.

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groupe social distinct, très clairement identifié au sein de la société urbaine : les Awlad al-Nas, littéralement : les « Fils des Gens35 ».

Les « Fils des Gens » descendaient à la première, deuxième ou plus rare-ment troisième génération d’anciens esclaves soldats. Au-delà, le nom de leur aïeul mamelouk, ou celui de la fonction militaire qu’il avait exercée, dispa-raissait de l’énumération généalogique (nasab) constitutive de l’identité dans l’onomastique arabe. Les « Fils des Gens » achevaient alors de se fondre dans la société locale. La prestigieuse famille des Banu l-Hajib, les « Fils du Cham-bellan », descendants du grand émir Baktimur al-Hajib mort en 1337, ne fait pas exception. En bon mémorialiste de l’aristocratie mamelouke, Ibn Taghri Birdi accorde encore une notice de son dictionnaire à l’arrière-petit-fils de l’émir, mort en 1446, rappelant combien le prestige de sa maison (bayt) res-tait attaché à la très belle demeure (dar) que son aïeul avait rachetée au Caire, au sortir de la porte du Secours divin. Mais le fils de celui-ci, emporté par la peste en 1449, ne fait l’objet que d’une sèche mention dans la biographie de son père36.

Le soin apporté par les émirs mamelouks à fonder un waqf et à l’enrichir jusqu’au terme de leur carrière était, sans aucun doute, à la mesure de l’in-certitude qui entourait l’intégration sociale de leurs descendants. Témoin de choix établi au Caire, où il passa les deux dernières décennies de son existence, Ibn Khaldun (1332-1406) avait déjà identifié cette profonde motivation37. Bénéficiaires des revenus excédentaires du waqf – partagés le plus souvent, à contre-pied des règles du droit successoral, à égalité entre filles et garçons de la même génération –, les descendants du fondateur étaient également,

35. U. Haarmann, « Joseph’s law », art. cité ; id., « The Sons of Mamluks as Fief-Holders in Late Medieval Egypt », dans Land Tenure and Social Transformation in the Middle East, T. Kha-lidi (éd.), Beyrouth, American University in Beyrouth Press, 1984, p. 141-168 ; D. S. Richards, « Mamluk Amirs and their Families and Households », dans The Mamluks in Egyptian Politics and Society, op. cit., p. 32-54.36. Ibn Taghri Birdi, Manhal, op. cit., t. 3, no 677, p. 386-390 (Baktimur al-Hajib) ; ibid., t. 7, no 1321, p. 82-83 (‘Abd Allah ibn Baktimur al-Hajib) ; ibid., t. 10, no 2220, p. 146 (Muhammad ibn ‘Abd Allah ibn Baktimur al-Hajib) ; ibid., t. 7, no 1416, p. 250-251 (‘Abd al-Rahim ibn Muhammad ibn ‘Abd Allah ibn Baktimur al-Hajib, dit Ibn al-Hajib) ; Maqrizi, Khitat, op. cit., éd. de Bulaq, t. 2, p. 64-65 / A. Fu’ad Sayyid (éd.), t. 3, p. 207-210 (Dar al-Hajib) ; J. Loiseau, « L’émir en sa maison », art. cité, p. 135-136.37. « [Les Turcs qui gouvernent l’Égypte et la Syrie] font construire des édifices et les dotent de terres productives pour l’entretien des étudiants et des hommes engagés dans la voie de l’ascé-tisme ; lorsque l’exploitation de celles-ci dégage un excédent, ils en laissent la jouissance à leurs descendants, en espérant de cette façon soustraire à l’indigence les plus pauvres d’entre eux. » Ibn Khaldun, Al-Ta‘rif, M. al-Tanji (éd.), Le Caire, 1951, p. 279 / A. Cheddadi (trad.), Le Livre des Exemples, I, Autobiographie, Muqaddima, Paris, Gallimard, 2002, (Bibliothèque de la Pléiade), p. 179.

Une aristocratie de migrants 129

le plus souvent, les administrateurs (nazir) de sa fondation38. Aussi est-ce au hasard de la documentation, d’un acte par lequel le lointain héritier d’un émir mamelouk échangeait un bien waqf ou liquidait la fondation, que l’on s’aper-çoit que la famille avait fait souche au Caire, à Damas ou Alep. Au xviie siècle, les descendants de l’émir Manjak, qui avait été dans les années 1360 lieutenant du sultan pour la province de Damas, étaient toujours établis dans la capitale syrienne et jouissaient encore des revenus de son waqf39. Dans l’histoire sin-gulière de ces hommes importés comme esclaves de lointains pays sauvages, seuls les enfants s’intégraient dans les sociétés urbaines d’Égypte et de Syrie. Les Mamelouks eux-mêmes n’ont jamais fait, toute leur vie, qu’arriver en ville.

Julien LoiseauInstitut universitaire de France, MCF (Montpellier 3), CEMM – EA 4583

38. J. Loiseau, Reconstruire la Maison du sultan, op. cit., t. 1, p. 288-290.39. D. S. Richards, « Mamluk amirs and their families and households », art. cité, p. 39.