Soigner, guérir, convertir. Les étudiants en médecine de Bangui (République centrafricaine) et...

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Psychopathologie africaine , 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. SOIGNER, GUÉRIR, CONVERTIR. Les étudiants en médecine de Bangui (République centrafricaine) et leur rapport à la médecine traditionnelle : une analyse du discours Andrea CERIANA MAYNERI En République centrafricaine, comme ailleurs en Afrique équatoriale, commencer des études de médecine signifie se me- surer avec des sources d’autorité médicale traditionnelles et négocier son identité professionnelle par la confrontation quo- tidienne avec les étiologies du mal qui font appel à l’occulte et à la sorcellerie. Entre 2006 et 2010, nous avons réalisé une série d’enquêtes auprès des étudiants de la Faculté des Sciences de la Santé de l’Université de Bangui (FACSS) à propos de leur rap- port à la médecine dite « traditionnelle » 1 . Les opinions de nos interlocuteurs, que nous nous proposons d’exposer et commen- ter, représentent une voie d’accès privilégiée à la compréhen- sion des dynamiques qui régulent la cohabitation de la méde- cine conventionnelle et des savoirs médicaux autochtones. Pour de nombreux étudiants, la situation d’apprentissage universitaire s’accompagne d’une réflexion épi stémologique sur la légitimité du savoir biomédical, dans un contexte caractérisé 1 Les enquêtes ont bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la Re- cherche dans le cadre du programme Apprentissages/SYSAV (ANR-06- APPR-009-01). Les recherches de terrain ont été menées à deux reprises entre 2007 et 2008 à Bangui et à Bambari (à 400 km au N-E de la capitale). Un supplément d’enquête a été effectué en janvier 2010 à Bangui. Nous remercions Roberto Beneduce pour ses commentaires critiques.

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Psychopathologie africaine ,

2009-2010, XXXV, 3 : 277-307.

SOIGNER, GUÉRIR, CONVERTIR. Les étudiants en médecine de Bangui

(République centrafricaine) et leur rapport à la médecine traditionnelle :

une analyse du discours

Andrea CERIANA MAYNERI

En République centrafricaine, comme ailleurs en Afrique

équatoriale, commencer des études de médecine signifie se me-

surer avec des sources d’autorité médicale traditionnelles et

négocier son identité professionnelle par la confrontation quo-

tidienne avec les étiologies du mal qui font appel à l’occulte et à

la sorcellerie. Entre 2006 et 2010, nous avons réalisé une série

d’enquêtes auprès des étudiants de la Faculté des Sciences de la

Santé de l’Université de Bangui (FACSS) à propos de leur rap-

port à la médecine dite « traditionnelle »1. Les opinions de nos

interlocuteurs, que nous nous proposons d’exposer et commen-

ter, représentent une voie d’accès privilégiée à la compréhen-

sion des dynamiques qui régulent la cohabitation de la méde-

cine conventionnelle et des savoirs médicaux autochtones.

Pour de nombreux étudiants, la situation d’apprentissage

universitaire s’accompagne d’une réflexion épistémologique sur

la légitimité du savoir biomédical, dans un contexte caractérisé

1 Les enquêtes ont bénéficié d’une aide de l’Agence nationale de la Re-

cherche dans le cadre du programme Apprentissages/SYSAV (ANR-06-

APPR-009-01). Les recherches de terrain ont été menées à deux reprises

entre 2007 et 2008 à Bangui et à Bambari (à 400 km au N-E de la capitale).

Un supplément d’enquête a été effectué en janvier 2010 à Bangui. Nous

remercions Roberto Beneduce pour ses commentaires critiques.

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 278

par le pluralisme des compétences et des pratiques de soins.

La question de la relation entre connaissance scientifique d’un

côté, et reconnaissance professionnelle et sociale du médecin de

l’autre, est explicitement posée par les étudiants que nous avons

interviewés. Néanmoins, chacun d’entre eux répond différem-

ment à ce questionnement, le plus souvent en s’appuyant sur un

vécu personnel qui informe considérablement son approche de

la discipline médicale. Tandis que sur le terrain notre méthodo-

logie prévoyait le recours à l’entretien semi directif, nos interlo-

cuteurs ont fréquemment choisi d’orienter les entretiens vers le

récit de vie, pour nous faire part des raisons personnelles à

l’origine de leur choix professionnel et de leur rapport (de con-

fiance ou de méfiance) à la médecine traditionnelle. L’attention

« au singulier des pratiques et des connaissances » (Vidal 2004 :

193) nous amènera à proposer des extraits d’entretiens effec-

tués avec les futurs médecins de Bangui. Nous nous arrêterons

sur des passages qui, bien qu’exprimant les idées personnelles

de nos interlocuteurs, témoignent aussi d’opinions récurrentes

chez les étudiants banguissois. L’objectif de ce texte n’est pas

d’établir une différence culturaliste entre deux conceptions et

étiologies de la maladie. Il s’agit plutôt de montrer qu’en Cen-

trafrique, parmi les étudiants de la FACSS, la “tradipratique”2

constitue une véritable provocation épistémique avec laquelle

ces derniers essaient de composer tout au long de leur parcours

2 En Centrafrique, le terme désigne les savoirs et techniques des guérisseurs

traditionnels (nganga). D’après une classification locale, on pourrait faire une

distinction entre « herboristes » et « spiritualistes » : les premiers s’appuyant

sur la connaissance de la pharmacopée, les seconds fondant leur autorité et

leur pouvoir sur des visions à caractère religieux ou sur des relations person-

nelles avec des êtres spirituels. En réalité, sur le marché de la guérison,

chaque nganga doit s’appuyer sur des compétences diverses et complémen-

taires, en combinant la maîtrise de la pharmacopée avec le registre de

l’invisible et des dangers sorcellaires. Ce genre de classifications locales

semble plutôt viser à s’accaparer les ressources — pourtant modestes en

Centrafrique — allouées par les projets de « valorisation » de la médecine

traditionnelle, projets qui se défient évidemment des arguments sorcellaires

(sur ce type de problème, cf. Geschiere 2006 : 110).

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 279

de formation. Nous voudrions montrer, par l’analyse de

leurs discours, que certains étudiants empruntent un certain

nombre d’éléments à l’appareil épistémologique des tradiprati-

ciens via l’adoption d’un registre discursif que nous qualifions

— avec Byron Good — de « sotériologique », puisqu’il exprime

la dimension « de la souffrance et du salut » présente dans le

vécu du malade et du médecin (Good 1998 : 154). Ce processus

d’emprunt entretient une relation complémentaire et spéculaire

avec le « mimétisme de la structure bureaucratico-hospitalière »

(Tonda 2002 : 110) propre aux guérisseurs équatoriaux, qui

reprennent à l’univers de la biomédecine non seulement des

gestes, des objets, des vêtements, mais également son registre

linguistique3.

Avant de proposer des extraits d’entretiens, nous voudrions

introduire le contexte dans lequel nos recherches ont été me-

nées, en particulier les caractéristiques du marché de la guéri-

son auquel les étudiants et médecins centrafricains sont con-

frontés quotidiennement.

Le marché de la guérison en République centrafricaine

Nos entretiens ont eu lieu dans deux types de contexte :

d’une part à Bangui, à la FACSS ou dans les structures hospita-

lières de la capitale ; d’autre part à Bambari, la 5e ville du pays,

située à quelque 400 km au Nord-Est de Bangui4. La différence

3 Y. Jaffré et J.-P. Olivier de Sardan parlent à ce propos d’une « utilisation

allusive des gestes et des techniques sanitaires modernes » (2003 : 100). Dans

ces pages, nous qualifierons de « spéculaire » le rapport de mimétisme qui

amène les étudiants à emprunter des éléments discursifs et nosologiques à la

tradipratique. 4 Les chiffres cités sont extraits de la Synthèse des résultats du Recensement Général

de la Population et de l’Habitation (RGPH), publiée à Bangui le 30 juin 2005 par

le Ministère de l’Économie, du Plan et de la Coopération Internationale.

Bambari est le chef-lieu de la préfecture de la Ouaka, où nous avons mené

entre 2005 et 2010 nos enquêtes. Un important hôpital universitaire y ac-

cueille les étudiants de la FACSS qui effectuent leur stage de terrain, ainsi

que les futurs assistants de santé et infirmiers diplômés d’État.

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 280

des sites n’est pas anodine, puisque l’arrière-pays, où chaque

étudiant doit effectuer un stage rural (ou stage de terrain) avant

de terminer ses études, demeure une référence cruciale pour les

futurs médecins5. Pour les stagiaires l’arrière-pays est souvent

associé à la tradipratique, au fétichisme, à la superstition : autant

de termes derrière lesquels on entrevoit un ensemble riche de

représentations émiques sur la médecine traditionnelle et, plus

généralement, sur la vie en dehors de Bangui. Ainsi, lorsqu’il

envisage les difficultés qui l’attendent durant son stage, un étu-

diant de 28 ans estime que Bangassou, sur la rivière Oubangui,

à quelque 800 km à l’Est de la capitale, pourrait être un bon

terrain « parce que c’est un peu évolué : comme Bangui, il y a

l’électricité »6. La stigmatisation de l’arrière-pays et de ses habi-

tants est un réflexe courant parmi les étudiants qui connaissent

peu et mal le contexte socioculturel en dehors de la capitale.

La République centrafricaine est un pays essentiellement ru-

ral et Bangui regroupe à elle seule une large partie de la popula-

tion, ainsi que la plupart des structures sanitaires et le personnel

de la santé7. Dans d’autres localités, les centres de santé se révè-

lent rares. Plus rares encore les spécialistes de santé (moins d’un

5 Au début de nos investigations, lors d’une réunion à l’Hôpital Général de

Bangui, et par la suite lors des rencontres individuelles avec chaque étudiant,

nous avons présenté notre travail comme une recherche anthropologique

sur le rapport entre les médecines conventionnelle et traditionnelle, en spéci-

fiant que nous étions intéressé plus particulièrement par l’opinion des étu-

diants qui s’apprêtaient à effectuer ou qui revenaient de leur stage de terrain. 6 Selon le RGPH, Bangassou est la 9e ville du pays (± 31 500 hab). Dans

l’arrière-pays, le réseau électrique est effectivement médiocre, mais les cou-

pures d’électricité sont fréquentes même à Bangui : les structures sanitaires

doivent s’appuyer sur des groupes électrogènes. 7 En 2003 le pays comptait 3,9 millions d’hab., dont 622 700 à Bangui

(RGPH). Cinq ans plus tard, l’OMS estimait la population à 4,339 millions

d’habitants. Si dans l’arrière pays la densité de la population varie entre 0,7 et

14,2 habitants au km2, à Bangui ce taux atteint les 9 295 habitants au km2

(RGPH). Pour les chiffres de l’OMS, voir la note suivante.

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médecin pour 10 000 hab. en Centrafrique, selon l’OMS)8.

Dans ces conditions, le recours aux soins traditionnels est, plus

encore qu’un choix, une nécessité : le manque de moyens, de

connaissances, de personnel et l’insuffisance, voire l’absence,

des structures sanitaires favorisent l’épanouissement du marché

local de la guérison. Ce dernier comprend les savoirs et pra-

tiques des guérisseurs, des experts de la pharmacopée indigène,

des devins, des pasteurs des Églises prophétiques et pentecô-

tistes qui proclament avec insistance l’origine occulte ou diabo-

lique de la maladie. L’explication sorcellaire du malheur de-

meure largement diffusée, d’autant qu’elle s’appuie sur l’extra-

ordinaire plasticité d’une croyance qui ne cesse de changer de

forme, tant il est vrai qu’elle exprime les conflits sociaux, poli-

tiques et générationnels les plus récents des populations équato-

riales9. Comme l’ont souligné, entre autres, Florence Bernault et

Joseph Tonda, la sorcellerie s’affirme aujourd’hui comme une

catégorie fondamentale de la vie publique et domestique afri-

caine (Bernault & Tonda 2000 : 5 ; Bernault 2005 : 24). La Cen-

trafrique ne fait pas exception, ce dont témoignent deux articles

du Code pénal définissant et sanctionnant le crime de sorcelle-

8 Données extraites du Country Health System Fact Sheet et du General Health Statistical Profile de l’OMS, disponibles respectivement à l’adresse http://www.who.int/gho/countries/caf/en/ et http://www.who.int/gho/countries/caf/country_profiles/en/index.html [25/05/2011]. Ces statistiques se réfèrent à la période 2004-2007. 9 Il nous est impossible d’analyser ici l’importante littérature sur la croyance à la sorcellerie en Afrique équatoriale. Nous nous limiterons à signaler, par-mi les recherches incontournables, celles d’Evans-Pritchard, menées dans les années 1920 chez les Azandé (1972) et, celles, plus récentes, de Peter Ges-chiere au Cameroun (1995), sans oublier les critiques adressées par Marc Augé (1974) au paradigme « hyperfonctionnaliste » de l’École de Manchester et son analyse des logiques réglant le passage des soupçons aux accusations de sorcellerie (1975 ; 1976). Victor Turner (1964) et Malcolm Crick (1976 ; 1979) ont souligné les limites des classifications scientifiques des croyances à la sorcellerie, ainsi que l’influence des conceptions occidentales sur l’appré-hension anthropologique de la sorcellerie en Afrique. On se référera aussi utilement au numéro thématique « Territoires sorciers » des Cahiers d’Études africaines (2008), coordonné par Christine Henry et Emmanuelle Kadya Tall).

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rie10. L’imaginaire sorcellaire local est peuplé d’une multipli-

cité de figures, dont le sorcier (zô ti likundu en sango ; lit. “la

personne de la sorcellerie” [likundu]) et le “métamorphoseur”

(zô ti urukuzu), que nous retrouverons aussi dans le discours de

nos étudiants11. Tandis qu’à la sorcellerie est associé un vaste

éventail de maladies et de malheurs, l’action du métamorpho-

seur déclencherait des symptômes plus spécifiques. Selon

l’opinion commune, la victime d’un urukuzu serait contrainte à

l’immobilité ou au mutisme, elle serait comme absente de la

réalité puisque, tandis que son corps demeure au lit ou à la mai-

son, son « âme »12 serait transformée en bête de somme et, sous

10 Les art. 149 et 150 du nouveau Code Pénal centrafricain (adopté en 2010), sanctionnent les pratiques de charlatanisme et de sorcellerie par des peines allant de cinq ans d’emprisonnement aux travaux forcés à perpétuité. Ces articles reprennent les art. 162 et 162bis de l’ancien Code Pénal, à l’exception de la peine capitale, remplacée par les travaux forcés. Sur le problème du traitement judiciaire des accusations de sorcellerie en Afrique équatoriale, voir l’ouvrage dirigé par Eric de Rosny (2006), ainsi que Fisiy (1990), Fisiy & Geschiere (1990), Geschiere (2006). 11 Sur l’assimilation du likundu à un organe abdominal ou à un animal qui résiderait dans le ventre des sorciers, voir Vansina (1990 : 299-300). Pour la diffusion du mot likundu au Gabon, Cameroun, Congo, en Centrafrique et en République Démocratique du Congo, voir Retel-Laurentin (1974 : 168). Pour les caractéristiques et la diffusion de diverses croyances à la sorcellerie en République centrafricaine, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat (Ceriana Mayneri 2010). 12 Le terme français « âme » est fréquemment utilisé par nos interlocuteurs, aussi bien par les étudiants banguissois que par les tradipraticiens avec les-quels nous avons pu travailler dans l’intérieur du pays. Il désigne à la fois le « double » du sorcier qui quitterait son corps la nuit pour nuire à ses vic-times, et celui des personnes métamorphosées, dont le corps physique de-meurerait au lit, malade et immobilisé. « Âme » traduit le mot sango yingo qui désigne l’ombre, l’image (par ex. dans un dessin), le principe vital de la per-sonne humaine et donc l’âme dans son acception chrétienne. Le terme est tout à fait exemplaire de l’échange de significations inauguré par la rencontre coloniale dans l’ex-Oubangui-Chari : adopté par la population au moment où les premiers missionnaires s’empressaient de traduire la Bible et les caté-chismes dans les langues vernaculaires, le mot « âme » a suivi une trajectoire complexe, tout comme celui de « sorcellerie » ou d’autres termes du vocabu-laire mystique en Afrique équatoriale.

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cette forme, attachée à un arbre ou vendue au marché13. Syl-

vie Fainzang (1982) s’est arrêtée sur la « mystification » qui sou-

tiendrait de nombreuses explications divinatoires de la maladie

en Afrique subsaharienne. Selon elle, le terme « mystification »,

loin d’être péjoratif, réfère à une composante fondamentale du

complexe idéologique qui soutient l’étiologie et le traitement de

la maladie : l’occultation de la « catégorie du naturel » de la ma-

ladie et l’explication de cette dernière « sur le modèle des caté-

gories de l’ordre établi » admises tant par le malade que par le

médecin. (ibid. : 420)14. Pour revenir aux étudiants, et plus géné-

ralement au personnel biomédical centrafricain, on comprend

que l’occultation de la catégorie du naturel de la maladie repré-

sente un défi épistémologique que chaque étudiant doit affron-

ter avant, pendant et après le stage rural. Ce dernier permet en

effet aux futurs médecins de penser leur rapport à ce que Fain-

zang appelle les catégories de « l’ordre établi », défini comme

le code partagé par une large partie des patients hospitalisés (et

de leurs parents) et autorisant l’explication de la maladie par

l’étiologie sorcellaire. La présence fréquente des tradipraticiens

13 Pour Serge, étudiant en 7e année, « Quand une personne métamorphosée

crie, on peut distinguer que sa voix n’est plus humaine mais ressemble à celle

d’un animal ». L’image d’hommes et de femmes transformés en « zombies »

ou en animaux et obligés de travailler dans les plantations des sorciers, est

largement répandue dans toute l’Afrique équatoriale. Pour le cas camerou-

nais, voir de Rosny (1981) et Geschiere (1995 ; 2000). Luise White (2000) a

analysé l’émergence des rumeurs de vampirisme en Afrique centrale et orien-

tale pendant la période coloniale. Sur ce sujet, voir également les travaux de

Florence Bernault (2005 ; 2006). 14 Une interprétation similaire était déjà proposée par Evans-Pritchard lors-

qu’il analysait l’utilisation des plantes médicinales dans l’association zande

mani (1931 : 143). Le texte de S. Fainzang — que nous ne pouvons résumer

ici — aborde la question de la mystification à partir de la « production so-

ciale des mythes » (1982 : 421) et du consentement, des thèmes déjà traités

par Lévi-Strauss dans deux textes célèbres (1958a et 1958b). Sur le problème

du « consentement », nous renvoyons également à la façon dont Max Weber

a décrit la « domination rationnelle », dont la légitimité repose sur la croy-

ance au fait qu’elle est fondée en raison : voir à ce propos les observations

de Benoît de L’Estoile (2000 : 297-99).

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 284

aux côtés des malades hospitalisés15, ainsi qu’une certaine

rhétorique politique prônant le rapprochement de la médecine

conventionnelle et de la tradipratique, se greffent sur

l’expérience personnelle de chaque étudiant et favorisent une

réflexion individuelle et originale sur la précarité identitaire et

les stratégies de reconnaissance professionnelle auxquelles les

futurs médecins ont recours.

Biomédecine et créativité

Jean-Pierre16, 32 ans, est en 7e année à la FACSS. Il souhaite

se spécialiser en biologie médicale pour continuer à faire de la

recherche. Lors de notre rencontre à l’Hôpital Communautaire

de Bangui, il revenait de son stage rural. Pour lui, les différences

avec la capitale sont énormes : d’après sa description, il n’y a à

l’hôpital de Bangassou que très peu de médicaments et les équi-

pements médicaux sont vétustes ou inexistants. Surtout « les

gens [y] sont vraiment attachés à la tradipratique ». Ce serait

donc « une question de mentalité » : à Bangassou les gens vont

à l’hôpital ne serait-ce que « pour la forme », alors qu’à Bangui,

le malade serait appelé à choisir entre des soins traditionnels et

les structures hospitalières17. Bref, un médecin dans l’arrière-

15 Un étudiant en 5e année nous explique : « Souvent […] ici, on manque de

moyens diagnostiques : le diagnostic tarde et on ne peut pas mettre en place

un traitement. Alors je crois que les parents sont amenés directement à

penser à la sorcellerie, et puis, bon, soit ils te le disent ouvertement soit,

quand on est absent, au milieu de la nuit, ils font sortir le malade pour

l’amener chez le féticheur ou alors ils le font venir à l’hôpital ». 16 Les noms des personnes interviewées ont été changés. 17 Un étudiant de 2e année revient sur ce problème : « On est Africains […] il

y a des gens qui sont déjà habitués à traiter avec l’indigénat [avec les tradi-

praticiens]. Donc, c’est impossible de leur enlever ça de la tête ». Et pour un

autre étudiant qui connaît l’arrière-pays : « Oui, je peux dire la même chose :

en milieu rural c’est plus fréquent [que les gens aillent chez les tradiprati-

ciens] ! Parce que, la zone que j’ai connue… ce qu’ils font, ils le font, surtout

en milieu musulman, avec le marabout… et puis il y a les voyants, et ceux

qui dans leur pratique utilisent des moyens… par exemple une écorce, pour

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 285

pays doit « avoir de la créativité » pour lutter contre le

manque de moyens et négocier son rôle professionnel à côté

des tradipraticiens. Pourtant, au-delà de ces considérations gé-

nérales, le discours de Jean-Pierre oscille continuellement entre

l’appréciation modérée et la condamnation sans appel des tra-

dipraticiens et de leurs compétences. C’est par ailleurs

l’expérience personnelle qui, en s’insinuant dans son discours,

soutient cette incertitude épistémologique. Jean-Pierre a perdu

son père des suites d’une grave maladie que les membres de sa

famille choisirent de soigner de manière traditionnelle. Le ma-

lade, accueilli chez un tradipraticien à Bangui, ne vit pas son

état s’améliorer et fut hospitalisé dans un état grave : il décéda

peu après. Le même dilemme se représenta à l’occasion de la

maladie d’un oncle paternel. De nouveau, la famille opta pour

un traitement traditionnel qui n’aboutit à aucun résultat satisfai-

sant. Hospitalisé suite aux pressions que Jean-Pierre lui-même

exerça sur sa famille, le malade, cependant, décéda lui aussi.

Dans le récit de notre interlocuteur, marqué par une charge

émotionnelle évidente, il ne semble y avoir aucune place pour la

tradipratique. Pourtant, à travers un exemple récurrent dans les

récits d’autres étudiants, cette dernière est réintroduite dans le

discours et partiellement réhabilitée : c’est lors du stage à Ban-

gassou, en constatant le succès des techniques traditionnelles

pour soigner les fractures18, que Jean-Pierre dit avoir compris

« qu’il y a quelque chose de positif qui aide ces gens démunis à

survivre. Face à des phénomènes qu’il définit comme « specta-

culaires » et qui échapperaient à l’appréhension biomédicale, il

estime que le médecin ne doit « pas tomber dans la confusion :

si ça [les symptômes du malade] te dépasse, tu acceptes que le

tradipraticien vienne t’aider, et tu contrôles ce qu’il fait ». Dans

la donner à boire au malade ». Bref, comme le résume un étudiant de 5e

année : « Le Centrafricain passe toujours chez le féticheur ». 18 Pour Nicolas, 35 ans, aspirant gynécologue de 7e année : « S’il s’agit de

soigner un cas de fracture, alors on est d’accord [médecins et tradipraticiens

peuvent trouver un accord]. Mais si on parle de la sorcellerie, du diable et de

la prière, alors non ».

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 286

son discours, l’introduction d’une distinction culturaliste

signe le passage du registre des pathologies conventionnelles

(les cas de fracture) à celui des maladies d’origine sorcellaire :

« En effet, il y a des choses spectaculaires. [Par exemple] la métamor-

phose : un bon médecin suit la logique. Tu gardes la rigueur méthodolo-

gique. Tu soignes ce que tu trouves comme symptôme. Mais en tant

qu’Africain, tu dois reconnaître qu’il doit y avoir collaboration avec les

tradipraticiens : le médecin doit contrôler les médicaments que ce dernier

utilise et il doit suivre la posologie ».

Cette fluctuation entre le registre médical et celui des « cho-

ses spectaculaires » caractérise également le discours d’autres

étudiants19. Dans les entretiens, le passage d’un registre à l’autre

— qui se fait, souvent, à travers la médiation discursive d’un

argument culturaliste (« Mais, en tant qu’Africain... ») — intro-

duit le problème des étiologies sorcellaires et de l’approche

qu’un médecin devrait adopter face aux patients qui se plai-

gnent de symptômes « spectaculaires ».

Médecine et métamorphose

Arrêtons-nous à présent sur un bref exemple qui nous per-

mettra de présenter une autre stratégie de définition profession-

nelle à laquelle certains étudiants ont recours face aux pro-

blèmes de métamorphose. Paulin, 20 ans, est originaire du Ni-

géria : il est arrivé à Bangui avec sa famille à l’âge d’un an. De-

puis, il a toujours vécu dans la capitale. Lors de notre entretien,

il manifeste d’emblée une profonde méfiance vis-à-vis des tra-

dipraticiens. Son opinion nous intéresse parce que, comme dans

le cas précédent, c’est un argument culturaliste qui permet à

notre interlocuteur d’introduire dans le discours la tradipratique

et les étiologies sorcellaires de la maladie :

19 Plus direct, un autre nous dit : « Ici, nous sommes en Afrique, nous sa-

vons qu’il y a des choses [mystiques] qui arrivent, il faut faire avec ça ».

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 287

« Ce que je ne comprends pas, c’est qu’en Afrique la tradipra-

tique est toujours liée à la spiritualité… aux sacrifices… ça prend

une tangente quoi [ça devient rapidement de l’escroquerie] !

Paulin se méfie de la Fédération nationale des Tradiprati-

ciens (FnT) de Centrafrique, qui a son siège à Bangui, à côté de

l’Hôpital Général et du Ministère de la Santé Publique :

« Officiellement, ils font leur travail avec les plantes, mais en réali-

té c’est comme s’il prenaient la tangente. » 20

Même s’il ne connaît du pays que la capitale, Paulin stigma-

tise immédiatement l’arrière-pays lorsqu’il s’agit d’évoquer ce

qu’il sait des symptômes de métamorphose. Mais un glissement

subtil s’insinue ensuite dans son discours ; de la critique des

tradipraticiens, il passe soudainement à l’adhésion à une noso-

logie « mystique » :

« Ici à Bangui je n’ai jamais vu de cas de métamorphose, mais [j’en

verrai] peut-être lorsque je ferai mon stage rural, en 6e année… Il

semble que la personne commence à crier comme un animal. Les

cas sont différents selon que la personne crie comme un cabri, ou

comme un bœuf… Donc en premier lieu je chercherai à savoir

comment cette personne vit, son milieu social, si elle a désobéi à

quelqu’un, si elle a fait un tort à quelqu’un. Comme ça je cherche à

comprendre de quel type de métamorphose il s’agit ».

En nous réservant de revenir sur le genre d’intervention en-

visagée par Paulin, penchons-nous maintenant sur un exemple,

où la conviction religieuse de notre interlocuteur influence pro-

fondément ses opinions sur la médecine conventionnelle.

20 La méfiance vis-à-vis des nganga est exacerbée non seulement par la

proximité de la FnT, mais aussi par le fait que ces derniers circulent dans les

hôpitaux à la demande de certains patients et de leurs parents : « Des fois ils

viennent, parce que les parents les amènent, comme ça. Mais nous, quand

même, on ne peut pas accepter que quelqu’un vienne pratiquer sans [de-

mander] notre avis, de faire ces pratiques-là dans notre service, on ne peut

pas accepter » (étudiant de 2e année).

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 288

Médecine, fétichisme et foi chrétienne

Marcel, 32 ans, est en 5e année : il prépare son départ pour le

stage rural dans le sud-ouest du pays. Il se dit sceptique à pro-

pos des tentatives de collaboration entre les deux médecines :

« Moi je ne vois pas tellement l’importance de ça, hein. D’abord,

je n’ai pas une bonne connaissance de la médecine traditionnelle,

mais mon impression est que… c’est… un domaine qui est, je

pourrais dire, d’une manière générale, rattaché à la sorcellerie. Oui,

parce que les tradipraticiens d’ici … ils font le métier de féticheur

et puis on mélange un peu tout, quoi. Voilà, c’est un peu ça »

Pour renforcer le rapprochement entre les deux systèmes

Marcel introduit dans le récit son expérience personnelle :

« Ma position vis-à-vis de cette médecine traditionnelle est basée

sur ma foi, ma foi chrétienne parce que dans mes expériences j’ai

eu à… à côtoyer ce milieu du fétichisme […] [A l’époque], si j’en

avais l’occasion, moi même j’en prenais [des médicaments propo-

sés par les tradipraticiens] pour pouvoir peut-être avoir de la

chance, ou me protéger, et tout ça. Mais plus tard, je ne sais pas

comment, Dieu m’a fait la grâce que je puisse voir que ça c’est un

péché, hein… Excusez-moi, peut-être que ça n’est pas dans le

domaine de votre étude ? »

Rassuré sur notre intérêt pour la dimension personnelle et

religieuse de son parcours professionnel, notre interlocuteur

continue :

« Mon opinion ? Bon, ce que je peux dire… d’abord, je sais qu’il y

a des problèmes, des maladies qui ont une origine spirituelle. Ça je

le sais. Il y a des maladies qui peuvent même être déclenchées par

les pratiques de la… par les mécanismes de la sorcellerie. Par

exemple, les cas de métamorphose, ça c’est… on peut dire par

exemple que c’est de la folie, le mécanisme de la folie, et tout ça.

Même certaines maladies qui peuvent être diagnostiquées en mé-

decine moderne, hein : il y a, d’après certaines conclusions, des

gens qui pratiquent la sorcellerie [même certaines maladies qui

peuvent être diagnostiquées par la médecine moderne ont une

origine sorcellaire] ».

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 289

Dès qu’il s’agit de l’étiologie sorcellaire, les présupposés

épistémologiques de la profession médicale, sa méthodologie et

sa déontologie sont remis en question, parfois en fusionnant les

vocations médicale et religieuse, comme dans le cas de Marcel :

« Je crois que quand j’aurai à traiter ce genre de problèmes [des

maladies « mystiques »], je crois que ce n’est pas dans la foi chré-

tienne de forcer les gens. Donc, il ne m’appartient pas de m’impo-

ser aux gens, [et de leur dire] que effectivement voilà, la prière ça

suffit… non. Si le cas dépasse les règles de la santé, alors moi je ne

vais pas m’opposer [à ce que le malade et ses parents s’adressent à

un tradipraticien] s’ils le font discrètement. Et puis, si j’ai l’occa-

sion de leur parler de ma foi, de parler de la possibilité de la guéri-

son par la foi, par la prière, alors je leur en parlerai […] Et s’il y a

la possibilité que moi même je puisse [les] baptiser… seulement

pour [leur] indiquer la direction, ce que le Seigneur donne… »21.

Et lorsque nous intervenons pour demander : « Donc, dans

un cas pareil tu leur parles de la foi et de la prière, mais en tant

que médecin, comment est-ce que tu devrais essayer de soigner

ce malade ? », Marcel revient rapidement au registre biomédi-

cal :

« Mais c’est ce que je ferais ! Ça c’est mon devoir ! Si je suis encore

à l’hôpital c’est pour soigner, pour utiliser les moyens modernes

de la médecine pour faire ça, d’après mes connaissances ! ».

Du soin à la guérison, de la guérison à la conversion

Confrontés à la cohabitation des médecines les étudiants in-

terviewés utilisent la rhétorique de la scientificité biomédicale,

alliée à une stigmatisation de l’arrière-pays, des paysans et des

tradipraticiens. Ici il n’est pas question de juger des opinions

21 Un étudiant en 7e année nous explique que s’il avait en face de lui un

malade se disant métamorphosé, il commencerait par lui dire « qu’[il] accepte

[sa croyance] » pour pouvoir procéder aux soins. Mais en même temps il

s’intéresserait « à son côté spirituel : s’il est animiste, j’essaie de lui expliquer

dans ses termes à lui que c’est mieux de croire en un dieu unique ».

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 290

personnelles. Il s’agit d’analyser les discours que nous avons

recueillis pour en dégager des indications sur la façon dont des

apprentis médecins perçoivent la coprésence, dans leur société,

de diverses étiologies médicales et pratiques des soins.

Nous l’avons vu, pour certains de nos interlocuteurs, en de-

hors de Bangui la population serait “vraiment attachée à la tra-

dipratique”, les malades n’iraient à l’hôpital que “pour la

forme”, ils “passeraient toujours chez le féticheur” et les autres

villes du pays seraient, selon les cas, plus ou moins “évoluées”

par rapport à la capitale. En même temps, un bon médecin

“suit la logique”, utilise “les moyens modernes de la médecine”,

“garde la rigueur méthodologique” et, éventuellement, épaule

les tradipraticiens en supervisant leurs prescriptions.

Comme dans toute rhétorique22, l’insistance sur la scientifici-

té de la pratique médicale doit être appréhendée en fonction de

ce qui, dans le discours, est explicité mais aussi en fonction de

ce qui demeure un non-dit. Le recours au stéréotype nous four-

nit quant à lui une indication précieuse sur le contenu de ce

non-dit : loin d’être une simple image ou une manière de parler

inoffensive, le stéréotype est un outil discursif qui intervient

dans des situations où des identités sont remises en question

(Herzfeld 1992 : 67). Le stéréotype comporte en effet « un

double contenu d’information et d’évaluation dans le rapport à

soi et aux autres » (Martinelli 1995 : 367). Le recours répété à la

rhétorique biomédicale et aux stéréotypes est donc avant tout

une stratégie de définition identitaire à laquelle nos interlocu-

teurs ont recours dans une situation qui remet quotidiennement

en cause l’autorité professionnelle à laquelle ils aspirent. Leur

discours est rituel, au sens explicité par Michel Foucault, parce

qu’il s’efforce de définir « la qualification que doivent posséder

les individus qui parlent […] les gestes, les comportements, les

circonstances, et tout l’ensemble de signes qui doivent accom-

22 Nous prenons ici le terme « rhétorique » dans son acception courante, soit

un discours essentiellement formel dont le contenu est masqué par cette

forme même.

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 291

pagner le discours ; il fixe enfin l’efficace supposée ou impo-

sée des paroles, leur effet sur ceux auxquels elles s’adressent »

(Foucault 1971 : 41).

La mystification et l’occultation de la catégorie du naturel de

la maladie (pour reprendre l’expression de S. Fainzang) opèrent

comme une provocation épistémique pour des étudiants con-

frontés en famille, au quartier et à l’hôpital, à l’exception-

nelle polysémie des catégories explicatives mobilisées par les

tradipraticiens. Dans ce discours rhétorique, quel est le rôle de

l’argument culturaliste, si souvent évoqué par les étudiants in-

terviewés ? Cet argument, selon nous, intervient pour « démas-

quer » la fiction rhétorique précédemment évoquée : “mais en

tant qu’Africain tu dois reconnaître…”, “ici en Afrique…”, “on

est Africains, donc…”, “par rapport à notre mentalité et à notre

conception de la maladie”. Autant de formules à travers les-

quelles le non-dit du discours rhétorique s’insinue dans le récit

des jeunes étudiants pour être finalement prononcé. Ce n’est

pas seulement la cohabitation plus ou moins difficile avec

d’autres catégories nosologiques qui pose problème : comme l’a

souligné E. Kadya Tall (1992 : 68) pour le cas béninois, le dis-

cours culturaliste du personnel biomédical (psychiatrique dans

le cas étudié) exprime les divisions entre un savoir occidental

auquel il est reproché de ne pas considérer les variantes cultu-

relles en présence sur le terrain, et un savoir populaire auquel le

médecin voudrait apporter une certaine caution scientifique

(ibid.). Cette dernière est en effet l’ambition des étudiants qui

estiment possible une collaboration avec la tradipratique à con-

dition que les nganga acceptent d’être relégués aux cas de frac-

ture et autres diagnostics communs, en s’éloignant ainsi

du fétichisme, de « la spiritualité » et des « sacrifices »23. Quant

23 Ce qui n’est pas le cas le plus souvent. Un étudiant de 2e année nous ex-

plique : « Si c’est un praticien légalement reconnu, qu’il vienne d’abord [à

l’hôpital] pour se présenter et [nous verrons] si on peut l’accepter. Donc là,

ça ne dépend que de nous. Mais dire que ce praticien-là vient de lui-même

pour commencer à travailler, non, là c’est du désordre qu’on ne peut pas

accepter ». Non seulement il semble difficile d’imaginer que les nganga accep-

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 292

au « reproche » qui serait adressé à la médecine convention-

nelle, nous allons analyser en premier lieu la façon dont il est

exprimé. Nous avons vu que le récit de vie permet aux étu-

diants banguissois d’exposer leurs opinions sur la tradipratique

et les nganga. Le recours au récit de vie s’accompagne d’un glis-

sement discursif que révèle parfaitement l’hésitation avec la-

quelle Marcel nous introduisait à son expérience personnelle

(« Excusez-moi, peut-être que ça n’est pas dans le domaine de

votre étude ? »). Du registre rhétorique, qui se borne au point

de vue biomédical, on passe alors au registre « sotériologique ».

Byron Good (1998) utilise cette expression dans son étude des

dimensions formatives de la pratique médicale chez les étu-

diants en médecine de Harvard : l’expérience personnelle fait

irruption dans le langage biomédical des jeunes étudiants améri-

cains au moment où l’enquêteur leur demande d’expliquer

quand et pourquoi un cas clinique peut être considéré comme

« intéressant ». Le contenu moral et sotériologique « présent

dans le vécu des malades et de leur famille, présent en filigrane

chez ceux qui entrent dans la profession, présent chez le méde-

cin et son patient confrontés à une maladie grave » (ibid : 190)

exige l’abandon du langage rhétorique scientifique au profit

d’un registre qui exprime « la dimension de la souffrance et du

tent cette position subordonnée vis-à-vis de la médecine conventionnelle

mais surtout, comme tout marché, celui de la guérison s’épanouit en suivant

la demande de soins et d’explications des patients. Comme Evans-Pritchard

(1972) l’avait déjà montré en reprenant une métaphore zandé, la croyance à

la sorcellerie agit comme une « seconde lance » : elle ne contredit pas la

connaissance des causes et des effets à l’origine d’une maladie, d’un accident

mortel, ou d’un autre événement, mais explique pourquoi cette causalité

néfaste s’est manifestée à un moment et dans un lieu précis, chez telle ou

telle personne (ibid. : 106). Dès lors, la sorcellerie et les étiologies mobilisées

par les nganga s’empressent de répondre à cette demande de sens que les

malades leur adressent. S’agissant de la relation médecin-tradipraticien, E.K.

Tall parle explicitement du « leurre positiviste [qui] permet [au médecin]

d’imaginer un emploi rationnel des croyances et des savoirs traditionnels »

(Tall 1992 : 73 ; voir aussi Bernault 2009 : 763, et Beneduce 2010).

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 293

salut » (ibid. : 154)24. En ce sens, le schéma récurrent dans les

entretiens avec les étudiants de Bangui ne diffère pas de celui

reconnu par Good auprès de leurs collègues américains ou par

Barry et al. (2001) dans l’étude de la relation médecin-patient en

Angleterre : selon la situation d’énonciation et le contenu scien-

tifique ou sotériologique que l’on veut exprimer, le discours

bascule entre la « voix de la biomédecine » et « la voix du

monde vécu, qui s’exprime par un langage populaire en inté-

grant les faits dans un récit et en les associant à des effets »

(Leanza 2008 : 136). Cependant, la comparaison avec les cas

américain et britannique ne peut pas être poursuivie puisque, à

la FACSS et dans les hôpitaux de Bangui, cette « voix du

monde vécu » prononce un discours dont le référent premier

est ce même marché de la guérison que les étudiants banguis-

sois s’étaient empressés, au préalable, de critiquer. Non seule-

ment « les choses spectaculaires » (par exemple les symptômes

d’une métamorphose) sont réintégrées dans le discours de cer-

tains étudiants, mais ces derniers reprennent, comme en miroir,

les discours et des pratiques mobilisées par le nganga. Nous utili-

sons l’image du reflet dans un miroir car la stratégie mise en

œuvre par ces étudiants est analogue à celle qui, dans de nom-

breux contextes d’Afrique équatoriale, règle le rapport des tra-

dipraticiens avec la médecine conventionnelle. Ce rapport

s’appuie, pour reprendre l’expression de Didier Fassin, sur les

« usages magiques des attributs modernes de la médecine » qui

interviennent dans des cliniques de soins traditionnels où « le

stéthoscope et le tensiomètre […] ont plus pour fonction de

manifester le pouvoir du soignant que de lui permettre un dia-

gnostic […], les injections de vitamines B faites pour n’importe

quel symptôme associé à une fatigue, l’effet du mot “vitamine”

se conjuguant à l’effet du mode d’administration pour un gain

24 Pour Jean Benoist (1996), « les rencontres entre explications et entre trai-

tements de la maladie sont toujours des échanges, et si les anathèmes sont

souvent proclamés à haute voix, les compatibilités sont, elles, murmurées à

voix basse ».

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 294

d’efficacité symbolique » (Fassin 1992 : 210)25. Or, du côté

de la biomédecine, les étudiants banguissois semblent repro-

duire ce mimétisme d’une manière pour ainsi dire spéculaire en

s’appropriant les éléments discursifs et étiologiques de la tradi-

pratique. Ainsi, lorsque Paulin déclare que, face à un patient qui

se dit métamorphosé, il chercherait d’abord « à savoir comment

cette personne vit […] si elle a désobéi à quelqu’un, si elle a fait

un tort à quelqu’un », sa description n’est pas sans rappeler ce

qu’Evans-Pritchard écrivait à propos des witch-doctors azandé :

« les devins exorcistes […] sont très au courant des inimitiés et

des chamailleries locales […]. Un devin exorciste demande à

son client les noms de ses voisins, de ses épouses, ou de ses

égaux à la cour, selon le cas […]. Avant toute chose, il se livre à

un examen contradictoire de son client. Il souhaitera probable-

ment savoir le nom de ses voisins, ou de ses épouses, ou de

ceux qui ont pris part avec lui à quelque activité » (1972 : 213-

214). Ce qui nous intéresse ici est moins l’adhésion d’un jeune

étudiant à une nosologie populaire se référant à la sorcellerie

que la façon dont il envisage d’agir à l’intérieur de ce système de

représentations de la maladie. Comme un nganga, il procéderait

lui aussi à la reconstruction des conflits qui traversent la vie du

malade pour dégager, à partir des tensions interpersonnelles,

25 Voir aussi M. Augé & J.-P. Colleyn (1990 : 19) : « On assiste […] à un

phénomène dont le terme “acculturation” risquerait de ne rendre compte

qu’en le trahissant. La médecine moderne, qui ne fonctionne pas comme

principe de sens, est condamnée à une efficacité technique dont elle n’a pas

souvent les moyens. Elle prend place dans l’univers sémantique et la logique

sociale qui l’ont précédée : l’hôpital figure entre autres parmi les recours

divers qu’essaient les malades ; des guérisseurs empruntent aux aspects en

apparence les plus rituels de la pratique occidentale, mettant par exemple des

blouses et des bonnets blancs à des aides qu’ils appellent infirmiers. Bref,

des éléments épars de modernité sont absorbés par le seul univers de sens

qui tienne un peu le coup face au caractère discontinu, baroque et souvent

injuste du monde officiel ». R. Beneduce (2010 : 108) parle, à propos des

tradipraticiens camerounais, d’une « métamorphose souvent baroque de

gestes, de signes, de mots qui n’a pas laissé sans changement la logique de la

cure ».

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 295

des indications sur l’origine de sa maladie26. A travers le glis-

sement du registre bio- médical au registre sotériologique, puis

de ce dernier à l’argument culturaliste, l’ouverture du discours

sur les maladies “spectaculaires” ou “d’origine spirituelle”

semble répondre au besoin, parfois très fort chez certains étu-

diants, de dépasser le cadre des soins pour accompagner le pa-

tient vers sa guérison ou, du moins, accéder à la sphère de signi-

fications qui accompagne l’expérience de la maladie et de la

mort dans le contexte centrafricain27. Toutefois, si certains étu-

diants ont tendance à « mimer » les nganga dès qu’une patholo-

gie échappe à l’appréhension médicale, ils risquent aussi de res-

ter prisonniers de la « circularité » des discours des guérisseurs

traditionnels sur la sorcellerie et la métamorphose. Peter Ges-

chiere a analysé à plusieurs reprises cette circularité (1995 : 77-

81 ; 2006 : 98-103). Les discours (et les pratiques) des nganga

semblent destinés à reproduire ce même schéma d’inter-

prétation sorcellaire de la réalité qui, en définitive, contribue à la

diffusion des rumeurs circulant en Afrique équatoriale sur une

prolifération supposée de la sorcellerie et des dangers mys-

tiques. Autrement dit, en tant qu’ “entrepreneur de la guéri-

son”, le nganga, en cautionnant l’explication sorcellaire de la

maladie, confirme, et éventuellement exagère, la perception

d’un danger mystique omniprésent dans la vie publique et pri-

26 Pour l’analyse d’une « enquête » similaire, à travers laquelle le désorceleur

parvient à la désignation du sorcier dans le Bocage de l’Ouest français, on se

référera à Favret-Saada (2009 : 33-51). 27 Sans prétendre présenter ici la littérature sur le sujet, nous nous limiterons

à rappeler que la distinction entre soigner (curing) et guérir (healing) découle

de celle, tout aussi importante, entre disease et illness, le premier terme ren-

voyant à la dimension biologique de la maladie et à ses manifestations, et le

second à l’expérience subjective de souffrance du malade (Kleinman, Eisen-

berg & Good 1978 ; Kleinman 1980). Allan Young (1982) a repris et critiqué

cette dichotomie en introduisant la notion de sickness, qui désigne la produc-

tion sociale de la maladie et du savoir médical, en déplaçant ainsi l’attention

du rapport individuel entre le médecin et le patient à celui, plus large, des

valeurs et significations que chaque société attribue aux pathologies et aux

techniques des soins.

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 296

vée de nombreuses sociétés équatoriales. En outre, le carac-

tère secret et souvent initiatique de ses compétences rapproche

dangereusement le nganga de ces mêmes figures de sorciers qu’il

s’empresse de combattre. Bref, le nganga est fréquemment soup-

çonné de connivence avec le monde de la nuit auquel il dit

s’opposer (Augé 1974 : 57 ; 1975 : 89 ; Tonda 2000 : 49). Cer-

tains étudiants banguissois perçoivent le risque implicite dans le

mimétisme de l’ethos et des discours de la tradipratique :

« Ce que moi j’ai retenu, c’est que quand une maladie est déclen-

chée sur un plan spirituel, qu’on sait avec certitude qui en est

l’origine, que c’est la sorcellerie, la magie et tout ça, donc ceux qui

vont faire [intervenir] pour soigner cette personne ils sont encore

du domaine satanique ».

Avec l’évocation du “domaine satanique”, on assiste à un

dernier glissement discursif que l’on peut résumer comme suit :

du soin on passe à la guérison, et de la guérison à la guérison

divine, c’est-à-dire à « l’ensemble de pratiques et de représenta-

tions organisées dans les églises ou ailleurs autour du traitement

de l’infortune, du mal, du malheur (dont la maladie est une

forme), et dont les résultats sont mis sur le compte de la puis-

sance divine de Jésus-Christ ou du Saint-Esprit » (Tonda 2002 :

18). C’est alors à l’étudiant qui a évoqué le “domaine satanique”

d’ajouter :

« Donc, comment régler le problème en tant que tel ? Mais c’est

seulement l’esprit de Dieu, la puissance de Dieu qui peut gagner,

transformer la situation ! ».

Lorsque la guérison divine fait irruption dans le parcours

thérapeutique envisagé par ces étudiants, les soins médicaux

s’accompagnent de l’effort pour convertir le patient stigmatisé

comme “animiste” (voir l’étudiant qui nous a dit : « J’essaie de

lui expliquer dans ses termes que c’est mieux de croire en un

dieu unique »), pour lui montrer les bienfaits de la guérison par

la foi et, finalement, pour le baptiser (« Et s’il y a la possibilité

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 297

que moi même je puisse baptiser... »)28. Comme ailleurs en

Afri-que, à Bangui l’épanouissement des Églises indépendantes,

prophétiques et pentecôtistes entraîne l’expansion du champ de

la guérison divine (Cimpric 2009), « là où le charisme et les mi-

racles connaissent un véritable triomphe à répétition » (Bene-

duce 2010 : 109). La méfiance à l’égard de la tradipratique

s’inscrit dans la condamnation du passé et dans la rupture avec

la tradition (Meyer 1998 ; Fancello 2006 : 108 ; Tonda 2011 :

43), perçus comme des sources du fétichisme, de la sorcellerie

et des « sacrifices » auxquels certains étudiants font référence.

Si, dans le milieu des étudiants en médecine, ce genre de dis-

cours semble également destiné à élargir le capital sorcier (Ton-

da 2002 : 60) — c’est-à-dire, à accentuer la perception d’un

danger sorcellaire omniprésent et à reproduire la chaîne de

soupçons et d’accusations (voir aussi Cimpric 2009) — ici, nous

préférons revenir au contexte dans lequel nos entretiens ont été

recueillis, et aux contradictions avec lesquelles nos interlocu-

teurs s’efforcent de composer.

C’est le récit de vie de Jean-Pierre, qui assista à l’hôpital au

décès de son père et de son oncle, qui retient encore une fois

notre attention. Cet entretien — qui débutait par la stigmatisa-

tion des paysans, se poursuivait par un récit de vie pour se con-

clure, via l’argument culturaliste, sur une ouverture modérée à la

tradipratique et à la prise en compte des « choses spectacu-

laires » — est en effet l’un de ces récits exemplaires qui expose

dans « un schéma simple et uniforme »29 les caractéristiques

d’une maladie (éventuellement, d’origine sorcellaire) et l’itiné-

raire thérapeutique emprunté par le malade et ses parents. Lu-

dovic Lado (2009) a reconstitué l’« itinéraire médical » de cer-

28 C’est le même qui ajoute : « Quand on me montre un jeune en disant que

c’est un sorcier, moi je n’ai pas peur […]. Je vais l’orienter du côté spirituel,

qu’il aille à l’église qu’il préfère ». 29 L’expression est empruntée à Jeanne Favret-Saada, qui écrit à propos des

récits exemplaires : « Ces histoires de sorcellerie réduites à une démonstra-

tion éclatante de l’efficacité magique sont, comme toutes les histoires, faites

pour être dites et répétées » (2009 : 38).

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 298

tains patients camerounais qui, devant l’inefficacité d’une

hospitalisation ou d’un séjour chez des guérisseurs, ont fini par

s’adresser à Meinrad Hebga, fondateur du mouvement Ephpha-

ta. Après avoir analysé des extraits des lettres adressées à Heb-

ga, l’auteur écrit :

« when dealing with a serious biomedical disease, patients who can afford

modern medicine will first go to a hospital. It is when the hospital treatment

fails to satisfy them that they start suspecting that it may not be a « simple »

sickness. At this stage, it depends whether they are staunch Christians or not.

If they are, they will seek the prayers of a priest by having masses said for the

patient for example ; or they will consult a herbalist free from connections with

traditional rituals. If they are not staunch Christians, they may first go to a

diviner (marabout or guérisseur) before thinking of a priest » (ibid. : 63).

Un schéma similaire structure les récits de guérison les plus

communs, que celle-ci advienne par la voie « traditionnelle » ou

« divine » : l’insuccès des soins biomédicaux convainc le malade

et ses parents de s’adresser au nganga ou au pasteur auprès des-

quels ils espèrent finalement atteindre la guérison (pour le cas

Centrafricain, voir par exemple Cimpric 2009 : 202). André

Corten (1997) qui analyse la narration stéréotypée des témoi-

gnages à l’Église Universelle du Royaume de Dieu au Brésil,

parle à ce propos d’une véritable « dramatisation » du récit :

« Pour pouvoir aboutir à un véritable dénouement du type du

« miracle », il faut en effet une dramatisation de la phase anté-

rieure […] malgré les tentatives de solutions (opérations chirur-

gicales, traitement rigoureux, etc.), le mal qui dure déjà depuis

longtemps (dramatisation 10, 20, 30 ans !) continue » ; dans le

récit, un changement de l’état morbide se produit alors à partir

du moment où le malade décide d’aller à l’Église Universelle et

entre en contact avec le divin (ibid. : 286). Pour revenir à la tra-

dipratique au Cameroun, Roberto Beneduce a bien montré que

les récits des nganga et de leurs patients s’expriment dans un

registre épique : « Dans les scènes […] esquissées, la banalité de

[la] vie quotidienne et la répétition de leurs malheurs […] sont

projetées d’un coup dans un registre proprement épique, sur la

scène d’un théâtre où le mal n’est pas seulement cherché et

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 299

nommé, mais aussi convoqué, rendu présent, affronté »

(2010 : 120). Au regard de cette dramatisation des récits

d’itinéraires thérapeutiques, comment pouvons-nous interpréter

celui de Jean-Pierre ? Il s’agit selon nous d’un récit dont

l’exemplarité ne réside pas dans la solution du dilemme “méde-

cine conventionnelle versus tradipratique” : la mort des deux

malades à l’hôpital ainsi que les opinions de notre interlocuteur

sur la tradipratique invitent à nuancer l’interprétation dichoto-

mique de son récit. Il s’agit au contraire d’une narration exem-

plaire de l’ambiguïté que ressentent nos interlocuteurs à l’égard

du contexte socioculturel banguissois, celui-là même qu’ils re-

trouvent chaque jour après les cours à la FACSS et le travail à

l’hôpital. C’est ce que montre par exemple ce témoignage d’un

étudiant de 23 ans, au début de ses études de médecine :

« Ah bon, ça [le sujet de notre étude]… c’est une question

d’actualité ici, en ce sens qu’ici en Faculté on nous forme dans le

cadre de la médecine moderne. Et si c’est au niveau du quartier, là

maintenant nos parents essayent de nous former aussi dans le

cadre de la médecine traditionnelle ».

Dans l’interprétation que Jean-Pierre semble proposer, ce se-

rait la divergence d’opinions au sein de sa famille qui aurait en-

traîné ce “nomadisme thérapeutique” d’un guérisseur à l’autre,

avant qu’il ne soit trop tard et que son père et son oncle ne

succombent à l’hôpital. Dans ce récit exemplaire et atypique, le

cœur de la narration coïncide avec la dénonciation du différend

entre la tradipratique et la médecine conventionnelle, dont

l’ensemble des protagonistes de ces faits — les malades, leurs

familles, les guérisseurs et les médecins — semblent, en der-

nière instance, être les victimes. Si le renversement du schéma

thérapeutique qui débute par le soin médical et s’achève avec la

guérison traditionnelle ou divine s’accorde à la formation uni-

versitaire dans laquelle Jean-Pierre s’est engagé, la “non-

solution” du récit semble situer notre interlocuteur dans cet

entre-deux culturel que Joseph Tonda résume dans la notion de

« syndrome du prophète » (2001 ; 2002 : 99-122). Ce « syn-

drome » interviendrait pour combler des déficiences identitaires

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 300

et professionnelles ressenties par différentes figures du

champ de la guérison équatoriale, en promouvant le fusionne-

ment des registres religieux, magique et médical « envers et

contre les orthodoxies, et donc dans une perspective d’innovation

à l’intérieur du champ thérapeutique et religieux » (2002 : 104).

« Le médecin », poursuit Tonda, « n’est pas épargné par les pro-

cessus caractéristiques du syndrome du prophète » (ibid. : 118),

ce que certains de nos étudiants semblent en effet confirmer.

Dans une situation où le pouvoir de guérison déployé par le

dispositif biomédical rivalise quotidiennement avec d’autres

sources d’autorité médicale, la précarité professionnelle et iden-

titaire à laquelle les étudiants banguissois sont confrontés est un

indicateur précieux pour analyser la quête de sens qui accom-

pagne, chez les jeunes universitaires d’Afrique équatoriale,

l’expérience quotidienne de la maladie et de la mort — des col-

lègues, des amis, des parents et des patients. Tonda écrit du

reste à ce propos : « La quête de sens répond au besoin de certi-

tude que produit un monde social régi par l’incertitude,

l’anxiété, la fragilité des significations ou des connaissances en

concurrence exacerbée. Le choix d’un seul système de sens ou

cadre d’interprétation n’est pas facile, ni objectivement pos-

sible » (ibid. : 209). En Centrafrique, l’Université et les hôpitaux

sont le véritable théâtre qui accueille un drame moral, ainsi que

l’a écrit Byron Good (1998) à propos du milieu estudiantin et

médical américain. Dans les entretiens que nous avons analysés,

l’intrusion de la sphère intime et privée bouleverse l’ordre épis-

témologique et la routine de l’hôpital : les étudiants interviewés

dénoncent – éventuellement dans l’idiome de la sorcellerie et de

la guérison divine – les limites d’un apprentissage qui dédaigne

la persistance d’un sentiment religieux et d’une dimension mo-

rale (ou « sotériologique ») dans toute entreprise qui se veut

scientifique (Vidal 2004 : 104-107).

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 301

Conclusion

Nous avons essayé de montrer comment certains jeunes

étudiants de Bangui envisagent leur rapport aux étiologies de la

maladie et de la mort qui se réfèrent à la sorcellerie et à la mé-

tamorphose. Comme l’a rappelé Jean-Pierre Olivier de Sardan

(1992 ; 2010), l’attention accordée au répertoire de l’occulte en

Afrique risque d’entraîner l’analyse anthropologique vers une

dérive culturaliste qui exagère l’importance des croyances et

pratiques de l’invisible au détriment d’autres répertoires discur-

sifs et d’action. Sans prétendre trancher la question soulevée par

Olivier de Sardan, notre propos a été d’interroger les arguments

culturalistes tels qu’ils se présentent dans le milieu estudiantin

centrafricain30. Nous avons reconnu dans la rhétorique cultura-

liste et la stigmatisation du “paysan animiste” une valeur per-

formative qui permet aux étudiants banguissois de penser leur

rapport « avec l’institution biomédicale, c’est-à-dire [avec] la

connaissance scientifique qui la supporte, le pouvoir social

qu’elle implique et l’identité professionnelle qu’elle définit »

(Tonda 2002 : 99). Mais — pour parler comme Foucault (1971 :

12) — ce genre de discours est aussi frappé d’interdits qui

s’avèrent en fait intimement liés au désir et au pouvoir. Il s’agit

donc d’un discours traversé par des procédures d’exclusion et

par l’apparition de ces interdits — « On sait bien qu’on n’a pas

le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’im-

porte quelle circonstance, que n’importe qui, enfin, ne peut pas

parler de n’importe quoi » (ibid. : 11) —, dont les étudiants ban-

guissois perçoivent toute la force contraignante et contre (ou

avec) lesquels ils s’efforcent de définir leur identité profession-

30 Tout en s’éloignant des postures culturalistes et essentialistes, Joseph

Tonda a récemment rappelé que les différences et inégalités dans l’accès aux

ressources du système capitaliste mondial alimentent « les idéologies cultura-

listes ou ethnocentristes à travers lesquelles “civilisés” et “autochtones”,

“évolués” et “indigènes”, “chrétiens” et “païens” se mystifient en mystifiant

les autres, se disqualifient en disqualifiant les autres, se déshumanisent en

déshumanisant les autres » (2011 : 44).

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 302

nelle, à l’hôpital, à la FACSS mais aussi “au quartier” et en

famille.

Comme l’écrit Jean-François Bayart, dans de nombreuses

sociétés africaines, la dimension de l’invisible « a toujours été

une “frontière” de choix sur laquelle s’effectuait l’innovation

culturelle, en relation avec le monde étranger » (1996 : 137)31.

En Centrafrique — où, comme en témoignent les quotidiens, se

succèderaient, aussi bien à Bangui que dans l’arrière-pays, des

faits divers de type mystique, et où les tribunaux n’hésitent pas à

infliger aux sorciers présumés de lourdes peines — le marché

des soins et de la guérison est l’un des lieux socioculturels où

cette confrontation avec l’« altérité » (des pratiques, des dis-

cours, des étiologies, etc.) demeure difficile et souvent conflic-

tuelle. Le registre de l’invisible, qu’il soit critiqué, refusé ou sté-

réotypé, permet aux jeunes apprentis médecins d’exprimer leurs

aspirations et d’apaiser l’angoisse ou la peur d’échouer dans leur

confrontation quotidienne avec ces “choses spectaculaires” que

sont les étiologies populaires de la maladie.

Andrea CERIANA MAYNERI

Postdoctoral fellow (FSR + Marie Curie actions)

Laboratoire d’anthropologie prospective (LAAP),

Bureau A386, Collège Jacques Leclercq

Université catholique Louvain,

1, Place Montesquieu, 1348 Louvain-la-Neuve (Belgique)

Chercheur associé au CEMAf-Paris

Courriel : [email protected]

31 Nous renvoyons à Olivier de Sardan (2010 : 429-434) pour une discussion

de la position de J.-F. Bayart sur l’importance des phénomènes occultes dans

l’analyse des représentations et pratiques politiques en Afrique subsaha-

rienne.

Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 303

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Andrea Ceriana Mayneri – Soigner, guérir, convertir (Bangui) 307

RÉSUMÉ :

En République centrafricaine, la biomédecine cohabite avec d’autres sources

d’autorité médicale. C’est le cas notamment des étiologies et des thérapies

« traditionnelles », qui ont souvent recours à des arguments mystiques dans

l’explication de la maladie et de l’infortune. Parmi les étudiants de la Faculté

des Sciences de la Santé de Bangui, les étiologies non-conventionnelles sont

à l’origine de profondes interrogations épistémologiques, qui engagent la

légitimité même de leur parcours d’études dans un contexte marqué par un

pluralisme thérapeutique. En s’intéressant aux opinions de certains de ces

étudiants, cet article met en exergue leurs inquiétudes de futurs médecins, et

analyse les stratégies discursives — notamment le glissement du registre

scientifique au récit de vie — au moyen desquelles ils s’efforcent de réinté-

grer des éléments étiologiques empruntés à la médecine non-conventionnelle

dans leur propre perception du métier de médecin.

Mots-clés : • République centrafricaine • Bangui • Biomédecine • Étudiants

• Sorcellerie • Guérison.

ABSTRACT: CURING, HEALING, CONVERTING.

MEDICAL STUDENTS FROM BANGUI (CENTRAL AFRICAN REPUBLIC) AND THEIR RELATIONSHIP TO TRADITIONAL MEDICINE:

A DISCOURSE ANALYSIS.

In the Central African Republic biomedicine co-exists with other agencies of

medical authority, including “traditional” aetiologies and therapies who

often resort to mystical arguments in the explanation of illness and misfor-

tune. In fact, in Bangui, among students of the local Faculty of Health Sci-

ences, non-conventional aetiologies rise important questions about the le-

gitimacy of their career path in a context deeply marked by therapeutic plu-

ralism. This paper illustrates the personal opinions of some of these stu-

dents: it highlights concerns of future doctors, and analyses the discursive

strategies – including continuous shifts from scientific discourse to life sto-

ries – through which they try to recover some aetiological elements bor-

rowed from non-conventional medicines in their own perception of the

medical profession.

Keywords : • Central African Republic • Bangui • Biomedicine • Students

• Witchcraft • Healing.

Psychopathologie africaine, 2009-2010, XXXV, 3 : 277-307. 308