Entre magie et médecine, l'exemple du papyrus Brooklyn 47.218.2

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11 Ivan Guermeur S i des auteurs anciens, tels Homère et Hérodote, voire les médecins Hippocrate et gallien eux-mêmes, accordèrent une grande réputation aux médecins égyptiens et si de nombreux souverains orientaux souhaitèrent ardemment bénéficier au sein de leurs cours des compétences de ces savants thérapeutes 1 , l’art médical égyptien ne semble pas jouir aujourd’hui du même intérêt auprès des historiens de la médecine, même s’ils peuvent à l’occasion lui reconnaître une certaine influence sur la médecine grecque, comme le note Jacques Jouanna : "une influence de la médecine égyptienne lors de la période ancienne est très pos- sible, dès la première édition des Sentences cnidiennes et aussi au moment où la thérapeutique cnidienne s’est enrichie ; il est beaucoup moins probable que l’étiologie cnidienne ait subi, comme on a voulu le montrer l’influence de l’égypte" 2 . Aussi, la plupart des discussions sur une éventuelle survivance de la médecine égyptienne dans la tradition grecque, et a fortiori dans les traditions médicales occidentales, est demeurée anecdotique. on a noté, ça et là, quelques faits qui peuvent prêter à discussion : le concept égyptien des corruptions naturelles, les oukhedou (wxdw), qui aurait influencé la théorie cni- dienne des résidus et de la montée et descente des flux, perîssômata ( ) 3 , mais qui demeure peu vraisemblable 4 , ou bien des éléments de ter- minologie adoptés – quasi littéralement – en grec, comme le nom égyptien du mal de tête, ges-dep (gs- dp), "moitié de tête", qu’on retrouverait traduit mot à mot hémicrânia ( ), "migraine". ENtrE MAgIE Et MédECINE L’EXEMpLE du pApyruS BrooKLyN 47.218.2 "Au total, il est vraisemblable que les médecins primitifs, comme leurs collègues civilisés, guérissent au moins une partie des cas qu’ils soignent, et que, sans cette efficacité relative, les usages magiques n’auraient pu connaître la vaste diffusion qui est la leur, dans le temps et dans l’espace". Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, chap. IX, p. 206.

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11Ivan Guermeur

Si des auteurs anciens, tels Homère etHérodote, voire les médecins Hippocrate etgallien eux-mêmes, accordèrent une grande

réputation aux médecins égyptiens et si de nombreuxsouverains orientaux souhaitèrent ardemmentbénéficier au sein de leurs cours des compétences deces savants thérapeutes 1, l’art médical égyptien nesemble pas jouir aujourd’hui du même intérêtauprès des historiens de la médecine, même s’ilspeuvent à l’occasion lui reconnaître une certaineinfluence sur la médecine grecque, comme le noteJacques Jouanna  : "une influence de la médecineégyptienne lors de la période ancienne est très pos-sible, dès la première édition des Sentences cnidienneset aussi au moment où la thérapeutique cnidiennes’est enrichie  ; il est beaucoup moins probable que

l’étiologie cnidienne ait subi, comme on a voulu lemontrer l’influence de l’égypte" 2. Aussi, la plupartdes discussions sur une éventuelle survivance de lamédecine égyptienne dans la tradition grecque, et afortiori dans les traditions médicales occidentales,est demeurée anecdotique. on a noté, ça et là,quelques faits qui peuvent prêter à discussion  : leconcept égyptien des corruptions naturelles, lesoukhedou (wxdw), qui aurait influencé la théorie cni-dienne des résidus et de la montée et descente desflux, perîssômata ( ) 3, mais qui demeurepeu vraisemblable 4, ou bien des éléments de ter-minologie adoptés – quasi littéralement – en grec,comme le nom égyptien du mal de tête, ges-dep (gs-

dp), "moitié de tête", qu’on retrouverait traduit motà mot hémicrânia ( ), "migraine".

EntrE mAgIE Et médECInEL’EXEmpLE du pApyruS

BrookLyn 47.218.2

"Au total, il est vraisemblable que les médecinsprimitifs, comme leurs collègues civilisés, guérissentau moins une partie des cas qu’ils soignent, et que,sans cette efficacité relative, les usages magiquesn’auraient pu connaître la vaste diffusion qui est laleur, dans le temps et dans l’espace". Cl. Lévi-Strauss,Anthropologie structurale, chap. IX, p. 206.

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Il est vrai que les historiens de la médecine ont sur-tout relevé dans ces textes l’"inextricable enchevêtre-ment d’expérience clinique et de magie", pourreprendre les mots de mario Vegetti 5, ce qui, pourcelui qui n’est pas familier de ces traités "savants", lescaractérise de prime abord et certains égyptologuesn’ont pas manqué de conforter cette approche. on apu considérer qu’il y avait eu, au fil du temps, unecertaine dégénérescence de l’art médical, du fait de lacontamination supposée de pratiques magiques, aussine s’étonnera t-on pas de lire sous la plume du grandégyptologue danois Wolja Erichsen : "Cependantnous constatons aussi que cette médecine tardiveétait contaminée par des phénomènes de dégradation(i.e. la magie) qui petit à petit progressent aussi dansles grands ouvrages de l’époque pharaonique" 6.pourtant – et cela peut s’avérer un truisme de le rappeleraujourd’hui –, il serait inopérant d’essayer d’opposer lapratique du médecin antique à celle du sorcier, tant cesdeux approches de l’art de la guérison, qui nous semblentaujourd’hui si contradictoires, ne l’étaient pas à l’époqueet les textes qui, a priori, nous paraissent purement médi-caux, au sens le plus orthodoxe du mot, tels les papyrusEbers ou Edwin Smith [fig. 1 et voir en 3e de cou-verture], comportent aussi des passages que nousqualifierions aisément de "magiques" : "Formule pour purifier une chose quelconque de lamorbidité annuelle : que tes émissaires soient brûlés, ÔSekhmet  ; que tes massacreurs reculent, Ô Bastet  ;qu’un démon annuel ne vienne pas me chercher que-relle ! ton souffle ne m’atteindra pas, car je suis Horusqui a prise sur les démons errants de Sekhmet. Je suiston Horus, Ô Sekhmet  ! Je suis ton unique, Ôouadjyt ! Je ne mourrai pas de ton fait ! Je ne mourraipas de ton fait ! Je suis celui qui est joyeux ! Je suis celuiqui jubile ! Ô fils de Bastet, ne me tombe pas dessus !Ô massacreur, ne me tombe pas dessus  ! ne m’ap-proche pas ! Car je suis le roi qui est dans sa chambre.L’homme (à protéger) doit réciter cette formule devantune fleur fraîche, attachée à un morceau de bois-des etnouée avec une pièce de lin de première qualité. Enbrosser les choses (à protéger). Cela éloigne de la

morbidité annuelle, repousse le passage des massacreurssur tout aliment et aussi dans les chambres à coucher" 7. En effet, le praticien égyptien ne pouvait connaîtreles causes du mal qu’il observait et qu’il pouvaitdécrire, avec une certaine précision d’ailleurs. Il enétait donc réduit à soulager le patient et à luttercontre ces agents pathogènes, qu’il supposait venusde l’extérieur, qui étaient identifiés à des forces hos-tiles contre lesquelles on luttait avec un arsenal deformules et de traitements, qui nous paraissent par-fois "exotiques" : cataplasmes, employant à l’occasiondes ingrédients extravagants 8, voire une pharmaco-pée excrémentielle 9, textes mis par écrit et formantdes phylactères variés, interpellant diverses divinités,que l’on portait au cou ou que l’on introduisait dansdivers orifices, etc.Le papyrus Brooklyn 47.218.2 est de ce point de vueassez exemplaire, tant s’y mêlent, de manière trèslogique d’ailleurs, des parties magiques d’une part etdes traitements médicaux, que nous qualifierions de"classiques", d’autre part. Ce document, conservé auBrooklyn museum de new york, fait partie d’unimportant lot de papyrus (essentiellement hiéra-tiques et araméens) légués au musée en 1947 parmme theodora Wilbour, en souvenir de son pèrel’égyptologue collectionneur Charles Edwin Wilbour.triés au début des années cinquante par georges posener,ils ont été en grande partie déroulés et les nombreuxfragments (près de 100 000) regroupés sous la conduitede Serge Sauneron en 1966 et 1968 ; la mort pré-maturée de ce dernier, en 1976, mit un arrêt brutal à cestravaux éditoriaux et les nombreux manuscrits dont ilpréparait la publication sont demeurés inédits.À la suite de S. Sauneron 10, on a longtemps supposéque ces textes étaient originaires d’Héliopolis, toute-fois, celui-ci ne pouvait connaître certaines donnéesnouvelles : des papyrus, souvent inédits, exhumés aucours des fouilles conduites par o.  rubensohn àéléphantine et conservés à Berlin, présentent descaractéristiques très semblables à celles de ceux deBrooklyn, tant du point de vue paléographique quede leur contenu et un rapprochement s’impose 11.

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par ailleurs, d’autres informations laissent entendreque Wilbour a peut-être acquis ces papyrus à lamême occasion que les papyrus araméens deBrooklyn, qui proviennent quant à eux assurémentd’éléphantine 12.Le papyrus médical inédit, en cours d’édition, quel’on peut dater paléographiquement entre le IVe et leIer siècle av. J.-C., mesure dans son état actuel, endehors d’une cinquantaine de fragments retrouvés en2009 et 2013 et appartenant aux deux ou trois premièrespages [fig. 4 et voir en 2e de couverture], 2,43 mètresde long et contient la partie supérieure (de 20 à 23lignes) de huit pages, écrites d’une main ferme sur un

papyrus d’une grande finesse et dont l’encre est encoretrès noire. tout d’abord, précisons que ce texte est denature "obstétrique", c’est-à-dire qu’il traite de lafemme enceinte, avant l’accouchement et après celui-ci.Il concerne aussi la protection du nouveau-né. de cepoint de vue, il est assez différent du traité gynécolo-gique de kahun, daté de la fin du moyen Empire 13,avec lequel il présente pourtant quelques parallèles,comme nous le verrons, et qui traite de toutes sortesde problèmes médicaux dont peut-être atteinte unefemme  ; il se distingue aussi nettement du Mutterund Kind de Berlin 14 qui s’apparente plus à un papyrusmagique qu’à un véritable traité médical.

f ig. 1

Le papyrus Edwin Smith, verso, col. 1.d’après J.p. Allen, The Art of Medicine

in Ancient Egypt, new york, 2005, p. 106.(aussi en 3e de couverture)

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Ce texte [fig. 2] peut être divisé en plusieurs parties qui s’organisent très logiquement 15 :A) Aux colonnes x+I à x+III, on traite de la fécondité de la femme. Son éventuelle stérilité estassimilée à un envoûtement, pour lequel on procède donc à un contre-envoûtement,comme le montre ce passage, situé à la page II (lignes 1 à 9) :"Autre formule : Ô cette femme, ta protection a été pourvue par Horus, ta protection a étéconsacrée par Seth, tes formules magiques ont été mises en bandelettes par les Khebkhebous,sur leur mère [Isis], la grande, qui est au milieu du fleuve, prégnante de ces quatre [dieux],la succession d’Haroéris, qui protège [son père] de ses ennemis, à savoir Amset, Apy,douamoutef, Qebehsenouf. C’est Isis cette femme, [… puisse-t-elle dire :] ‘que vive [éter-nellement] celui qui est dans son ventre, à savoir cet enfant mâle’. [Ils] se réjouissent à pro-pos de ce qui est en lui (i.e. le ventre ?) 16, comme ils se réjouissent à propos d’Isis qui estdans le canal du lieu divin 17, étant prégnante, se cachant devant son frère Seth. Ils neseront pas malades ! Ils ne seront pas agités ! Ils ne jetteront pas à terre ce qui est en eux !

f ig. 2

Le papyrus Brooklyn 47.218.2,col. X + VII. © the Brooklyn

museum of Art, new york

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puisse-t-elle s’éveiller apaisée, puisse son corps s’éveiller apaisé, puisse son utérus s’éveillerapaisé, puisse le devant de son vagin s’éveiller apaisé, puisse ce qui est entre ses jambes s’éveillerapaisé, puisse ce qui est dans son giron s’éveiller apaisé. Vous ne serez pas inconscients et vousne jetterez pas à terre ce qui est en eux. Ô cette femme, ta protection c’est la protection d’Isisqui est dans le canal du lieu divin. Horus, osiris, thot et Horus(-wr ?) sont ta protection, ilsaccomplissent ta protection en tant qu’actions d’Isis, ils accomplissent ta protection avec letendon qui est dans les chevilles d’osiris"."paroles à dire sur un ‘tendon-de-phénix’, fait en sept nœuds, donné à la femme, pour sonanus. S’il n’y a pas de ‘tendon-de-phénix […]…".on procède donc à une analogie où l’on assimile la femme à Isis, la mère par excellence, etdonc l’enfant à venir à Horus, et le perturbateur, celui qui empêche la dame d’être enceinte,est bien entendu Seth, nommé plus loin, qu’on accuse même d’avoir brisé l’œuf, la matrice, quiest dans le ventre de la femme.B) Aux colonnes x+III à x+IV, on évoque les enfants mort-nés et aussi la protection desenfants dans le ventre de leur mère.

n.B. : Les parties en gris dans les textes hiéroglyphiques et dans les traductions correspondent aux parties écrites à l’encre rouge par les scribes.

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"Autre amulette destinée à une femme dont les enfants viennent au monde sans que vivesa progéniture. Ô rê, Ô Atoum, Ô khépry, Ô Chou, Ô tefnout, Ô geb, Ô nout, Ôosiris, Ô Isis, Ô Bê, Ô nephthys, Ô les dieux et déesses qui sont dans le ciel et dans laterre, voyez-vous ce qu’un ennemi, une ennemie, un mort et une morte, et ainsi de suite,les dieux, les gens, les hommes, les femmes qui accomplissent toutes sortes de méfaits ontfait contre unetelle née d’unetelle ? Ils ne permettent pas que vive pour elle un fils ou bienune fille !"."Et voilà que les âne(s) entendirent ça et aussitôt les âne(s) moururent et leurs ânons tré-passèrent. donc ce pays sera privé d’incarnation de Seth ! Comment se comportera doncce pays sans que n’y existe plus d’incarnation de Seth ?".neuf paragraphes construits sur le même schéma, où sont mentionnés tour à tour Ba, Apis,ounout, Chésémou, Baba, Sobek, Sekhet, ouadjyt et Âmâm, ainsi que des animaux aux-quels ils sont associés suivent cet extrait qui se termine par la formule 18 :"À réciter sur une entrave en saule, une houe en [… fi]celées avec du ‘tendon-de-phénix’sur une toile grossière de fil noir. oindre la tête de la femme avec du suif de petit bétail.placer l’amulette à son cou".C’est la menace de désordre cosmique qui est employée par le praticien pour susciter l’in-tervention des dieux interpellés dans l’incipit de la formule.C) À la colonne x+V, toutes les difficultés ayant été surmontées, la naissance approche eton s’occupe alors de la protection de la chambre de la parturiente, de son lit. pour ce faire,on a recours à des formules magiques, dont on trouve des exemples très comparables, parexemple dans le Rituel pour la protection du roi pendant les douze heures de la nuit récemmentréédité 19 :

"Chapitre de protéger la chambre de la parturiente : unetelle née d’unetelle dort sur unenatte de roseaux (variante : une natte pure d’alfas), tandis qu’Isis se tient en son giron, quenephthys se tient derrière elle, Hathor étant sous sa tête et rénénoutet sous ses jambes ;Ipetouret assurant sa protection et les dieux et déesses la gardant. Au cas où viendrait unennemi, une ennemie, un mort, une morte, un adversaire, une adversaire, et ainsi de suite,toute chose mauvaise et douloureuse qui surviendrait contre un(e)tel(le) né(e) d’unetelle,à l’heure du jour, alors les sept combattantes (flèches) seront très efficaces en repoussant unadversaire d’unetelle née d’unetelle, chacune d’entres elles assurant sa protection."un fait notable, le document n’évoque pas l’accouchement et les complications qui peuventse produire à cette occasion, on peut supposer que pendant cet événement, le praticien n’in-tervenait pas, peut-être était-ce là un moment réservé aux seules femmes et sages-femmes,excluant la présence d’un homme, même d’un praticien.

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d) par la suite, les conséquences physiologiques pour la "femme qui a mis au monde récem-ment" sont abordées de manière très "médicale" aux colonnes x+V à x+VI : c’est la partie oùl’on trouve la pharmacopée :

"remèdes pour une femme qui a récemment donné naissance et souffre d’une douleur intensedans l’abdomen : si tu procèdes à l’examen d’une femme qui souffre d’une douleur intensedans l’abdomen, qui a les deux aires tendues, souffrant d’un côté, depuis le cœur jusqu’à larégion pubienne, dans la moitié droite ou dans la moitié gauche, de sorte qu’elle n’est pluscapable de dormir, tu dois conclure à propos d’elle : ‘c’est un déplacement de l’utérus, il abougé et il est douleureux dans l’abdomen, c’est une maladie que je peux traiter.’ Et tuferas pour elle : pain-bekhesou sec. Broyer finement. Chauffer avec de la graisse d’oie neuve.manger. Autre : bois-maâou. Broyer finement dans du miel. manger pendant quatre jours".Comme le notait déjà Serge Sauneron, qui commentait ce passage : "on reconnaîtra aisémentles différents stades de la procédure médicale : description de la douleur et autres symptômes ;diagnostic de la maladie comme origine des troubles ; décision quant au traitement (ou nontraitement) de la maladie ; et prescription pour le traitement. Les méthodes contemporainesne sont guère différentes. Jusqu’à présent la structure très rationnelle du papyrus chirurgicalEdwin Smith lui accordait une place unique parmi les autres textes médicaux. on sait désor-mais que quelque 1500 ans plus tard, les médecins égyptiens appliquaient les mêmesméthodes rationnelles pour traiter leurs patients. Cela constitue un triomphe des capacitésrationnelles et constructives de l’esprit humain sur les incantations purement magiques. Avantl’évolution de la pensée rationnelle grecque, l’égypte a déjà fait des progrès décisifs dans cedomaine" 20. témoignage de la permanence de certaines traditions et aussi d’un aspect "conservatoire" deces "collections" de traités que l’on trouve à l’époque tardive 21, un passage de ce texte trouveun parallèle exact dans un papyrus provenant de kahun et qui date du moyen Empire 22, seulela pharmacopée a été adaptée, ce qui témoigne d’une évolution et non d’une stérile répétition :

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"[diagnostic d’]une femme qui a [récemment] donné naissance : [Si tu procèdes à l’examend’une femme] qui a récemment donné naissance et qui souffre [de l’anus, de la région pubienne,de la racine [des cuisses (= l’aine) tu dois conclure à propos d’elle : ‘ce sont des excrétions deson] utérus’. Alors tu devras faire [pour elle  : …] graisse de cochon mâle (ou sauvage)  ;feuille d’acacia  ; lait (de femme ayant mis au monde) un garçon. mélanger en une massehomogène, très tôt le matin pendant quatre jours."E) dans la dernière partie du texte, tel qu’il est actuellement reconstitué, aux colonnes x+VIà x+VIII, l’enfant est né, être fragile ; il faut le préserver de tous les dangers qui l’entourent,en particulier de tous les mauvais génies qui l’effraient et provoquent cris et larmes. on assimileses cris et ses pleurs à des angoisses et des cauchemars, provoqués par toutes sortes desuccubes et d’incubes. Sur la dernière page, où les allusions mythologiques sont nombreuses,on évoque la main d’Atoum qui est personnifiée et dont on nomme chacun des doigts,toutefois dans un contexte qui demeure encore confus et qui pose de nombreux problèmesd’interprétation :

"Livre de chasser crainte et effroi d’une fillette : je suis la déesse hippopotame (nourrice)qui attaque au moyen de sa voix – sa voix mauvaise – le cri, mais qui protège celui qui estsorti de son corps (i.e. Horus), qui arrache le cœur, d’un mort, d’une morte, l’action d’undieu, [l’action une déesse], le fantôme d’un dieu, ceux qui sont dans son ba […] … la trèscrainte, qui se précipite furieuse [contre les enne]mis, le feu, la flamme [… qui] sort de sagueule pour attaquer au moyen de [toute ?] gueule […] un mort, une morte, un adversaire,une adversaire, un fantôme, une fantôme, le feu, toute flamme, [tout] effroi, [tout] dieu,toute déesse, [toute] chose dommag[eable] qui est dans les membres d’[unetelle néed’]unetelle la craignent. C’est à moi qu’appartient la déesse auguste dans son pouvoir[sur ?…] sur ses biens, [elle] chasse […] du fils, Horus, [elle] chasse […] la sorcière ( ?), [latruie], la dévoreuse [de l’occident qu]i viennent contre unetelle née d’unetelle […]". onnotera que l’on retrouve sur une statuette de thouéris conservée au musée du Louvre(E25479) 23 un texte très comparable où rerit intervient au moyen de sa voix puissante eteffrayante pour chasser les démons [fig. 3] : "Je suis la déesse hippopotame, celle qui attaqueau moyen de sa voix, qui dévore, quand elle s’approche, celui qui élève la voix et qui poussedes cris, mais qui protège celui qui sort de son corps".

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f ig. 3

Statuette de thouérisLouvre (E25479).musée du Louvre.Cliché dr

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Voyons un autre passage où le praticien ici encore utilise le procédé de la menace dedésordre cosmique pour provoquer l’intervention salvatrice des dieux :

"Autre livre de repousser la crainte, l’effroi, le cri de tchiatit 24 et de détresse qui s’élève verstout dieu et toute déesse. Salut à vous les sept étoiles du ciel qui sont dans la grande ours,qui se dressent à leur place quotidienne, leurs visages sont tournés vers l’océan 25 (quientoure le monde), aucun dieu, aucune déesse ne connaît vos noms et celui de l’enfant quiest à l’intérieur du lotus, venez et sauvez untel né d’unetelle de toute chose mauvaise. maissi vous n’écoutez pas 26 mes propos, alors je prononcerai vos noms devant les autres, et jevous retiendrai vers l’ouest, comme les (autres) étoiles du ciel, et osiris fera contre vous unchâtiment. récitation sur ces dieux qui sont en dessin. Faire un phylactère placé au cou del’enfant".

f ig. 4

nouveau fragmentdu papyrus Brooklyn 42.218.2

retrouvé en 2009. © the Brooklyn museum

of Art, new york

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notES1 Voir les remarques de paul o’rourke dans ce numéro, p. 33-40.2 J. JouAnnA, Hippocrate. Pour une archéologie de l ’école de Cnide, Collection d ’Études Anciennes 141, 2e édition,paris, 2009, p. 508-509 avec notes.3 r.  o.  StEuEr, J.  B.  SAundErS, Ancient Egyptian & Cnidian Medicine: the Relationship of their ÆtiologicalConcepts of Disease, Berkeley, 1959 ; J. F. nunn, Ancient Egyptian Medicine, Londres, 1996, p. 61-62.4 J. JouAnnA, op. cit., p. 508-510 ; th. BArdInEt, Les papyrus médicaux de l ’Égypte pharaonique, paris, 1995,p. 128-138.5 m. VEgEttI, "Entre le savoir et la pratique : la médecine hellénistique" dans m. d. grmek (éd.), Histoire de lapensée médicale en Occident I, paris, 1995, p. 77 ; voir ici-même les remarques de thierry Bardinet, p. 41-52, n. 22,qui cite ce passage. on retrouve cette idée de "contamination" des pratiques médicales par la magie chez de nom-breux égyptologues, e.g. : S. SAunEron, "magie", Dictionnaire de la civilisation égyptienne, paris, 1957, p. 168a ;H. Von StAdEn, Herophilus. The Art of Medicine in Early Alexandria, Cambridge (mass.), 1989.6 W.  ErICHSEn, "Aus einem demotischen papyrus über Frauenkrankheiten", Mitteilungen des Instituts fürOrientforschung 2, 1955, p. 363-377.7 pEdwin Smith 1918-208.8 Voir à ce sujet l’analyse de J. F. QuACk, "das pavianshaar und die taten des thot (pBrooklyn 47.218.48+85 3,1-6)", SAK 23, 1996, p. 305-333.9 J.F. Quack, "methoden und möglichkeiten der Erforschung der medizin im Alten Ägypten", medizinhistorischesJournal 38, p. 3-15.A.  Von LIEVEn, "‘Where there is dirt there is system’: zur Ambiguität der Bewertung von körperlichenAusscheidungen in der ägyptischen kultur", SAK 40, 2011, p. 287-300.

En conclusion, comme on le voit, si dans ce textemédecine et magie sont mêlées, c’est d’une manièretrès logique : la magie traite de la protection tandisque le pronostic et l’éventuel traitement relèventexclusivement du domaine médical. Les formulairesmagiques employés procèdent des techniques ordi-naires et bien connues de cette pratique : le recours àl ’analogie, on assimile le cas terrestre au cas divinanalogue, et donc le dieu étant victorieux, le patient,par analogie, l’est aussi  ; le jeu d’intimidation, onmenace le mauvais génie de rétorsions s’il ne cessepas de troubler le patient ; mais, s’il reste sourd auxinjonctions du magicien et de son arsenal de for-mules, on se doit d’impliquer les dieux, qui possèdentun pouvoir très supérieur à celui des génies, c’est le jeude la solidarité forcée et si les dieux ne répondent pas àl’appel du praticien et demeurent inactifs, alors, onles menace à leur tour de catastrophes d’ordre cosmique 27.Ce texte présente donc une parfaite intégration des

pratiques que nous qualifions de magiques à celles deque nous traitons de médicales, quand bien même lepraticien semble, tout au long du texte, être le même.mais qu’y a t-il là, en définitive, qui doive sur-prendre  ? Les praticiens, dans les civilisations pre-mières et antiques, ont généralement procédé ainsi,comme le relevait déjà en 1966 l’ethnologue georgesCondominas  : "Le désir exprimé dans les formesrequises entraîne sa réalisation ; le nom, le signe dudieu ou de l’esprit le réalise au profit de qui sait l’in-voquer convenablement. Lorsque la parole acquiertune certaine matérialisation, une permanence grâce àl’écriture, sa puissance devient alors considérable. Lesigne écrit qui se renforce de l’image, du signe dessi-né, devient efficace par lui-même : il n’est plus besoinde le prononcer pour provoquer son existence ; il suf-fit simplement de garder sur soi ou même chez soi,l’objet sur lequel la formule a été transcrite pour quecelle-ci agisse par sa seule présence" 28.

Ivan Guermeur22

10 S. SAunEron, Le papyrus magique illustré de Brooklyn (Brooklyn Museum 47.218.15), Wilbour Monographs III, oxford,1970, p. VII-IX et n. 8.11 on verra notamment le papyrus médical publié par W. WEStEndorF, "papyrus Berlin 10456. Ein Fragment deswiederendeckten medizinischen papyrus rubensohn", Festschrift zum 150 Jährigen bestehen des berliner ägyptischenMuseums, Berlin, 1974, p. 247-254, pl. 33 et J. F. QuACk, "der Streit zwischen Horus und Seth in einer spätneuägyptischenFassung" dans Chr. Zivie-Coche, I. guermeur (éd.), Traverser l ’éternité. Hommages à Jean Yoyotte, BEHE 156, turnhout,2012, vol. II, p. 917, n. 41 ; id., "Anrufungen an osiris als nächtlischen Sonnengott im rahmen eines königsritual (pap.Berlin p.23026)" dans V. m. Lepper (éd.), Forschung in der Papyrussammlung. Eine Festgabe für das Neue Museum, Berlin,2012, p. 165-186.12 toutefois, jamais dans ses journaux Wilbour n’évoque les papyrus hiératiques, tandis qu’il décrit avec une certaine pré-cision l’acquisition des documents araméens : E. g. krAELIng, The Brooklyn Museum Aramaic Papyri. New Documents ofthe Fifth Century B.C. from the Jewish Colony at Elephantine, new Haven, 1953 ; Ed. BLEIBErg, Jewish Life in AncienEgypt. A Family Archive from the Nile Valley, new york, 2002.13 m. CoLLIEr, St. QuIrkE, The UCL Lahun Papyri: Religious, Literary, Legal, Mathematical and Medical, BAR IS 1209,oxford, 2004.14 n. yAmAZAkI, Zaubersprüche für Mutter und Kind. Payrus Berlin 3027, ACHET B/2, Berlin, 2003.15 Le texte dont nous préparons la publication est en cours d’étude, aussi les traductions données ici ne sont qu’indicatives etnullement définitives.16 Sic car le pronom suffixe f est embarrassant, vu que x.t est féminin, toutefois, je ne vois pas comment comprendreautrement.17 C’est-à-dire, le lieu où Isis a mis au monde Horus.18 Voir, I. guErmEur, "À propos d’un passage du papyrus médico-magique de Brooklyn 47.218.2 (x+III, 9 - x+IV, 2)"dans Chr. Zivie-Coche, I. guermeur (éd.), Traverser l ’éternité. Hommages à Jean Yoyotte, BEHE 156, turnhout, 2012, vol.I, p. 541-556.19 A. prIES, Das nächtliche Studenritual zum Schutz des Königs und verwandte Kompositionen. Der Papyrus Kairo 58027 unddie Textvarianten in den Geburtshäusern von Dendara und Edfu, SAGA 27, Heidelberg, 2009, p. 87-90.20 "Some newly unrolled hieratic papyri in the Wilbour Collection of the Brooklyn museum", The Brooklyn MuseumAnnual VIII, 1966-1967, p. 100-101.21 Voir ici-même les remarques de paul o’rourke à ce sujet.22 restitution de l’ensemble du passage d’après le parallèle du papyrus gynécologique de kahun uC 32057, col. I, 8-12,cas n° 3 : m. CoLLIEr, St. QuIrkE, op. cit., p. 58, pl. IV.23 k. JAnSEn-WInkELn, "Vier denkmäler einer thebanischen offizierfamilie der 22. dynastie", SAK 33, 2005, p. 140-146, pl. 9-11 et id., Inschriften der Spätzeit II. Die 22.-24. Dynastie, Wiesbaden, 2007, p. 92-93.24 Ce nom n’est pas autrement répertorié. Faut-il le rapprocher de tjA/tjAw "chant effectué bouche fermée (trismus)" ? :th. BArdInEt, Dents et mâchoires dans les représentations religieuses et la pratique médicale de l’Égypte ancienne, StuPohl Sr 15,rome, 1990, p. 178-183.25 Les analyses aberrantes du terme Ouadj-Our par Claude Vandersleyen, notamment dans Le Delta et la vallée du Nil.Le sens de Ouadj-our, Connaissances de l ’Égypte Ancienne 10, Bruxelles, 2008 (extrait cité p. 166, doc. 30), ne méritent guèreque l’on s’y attarde : J. F. QuACk, OLZ 105, 2010, col. 161.26 Sans doute simplement xr placé devant la forme wnn=f … iw=f.27 Voir les analyses et commentaires de Serge Sauneron sur ces formulaires magiques dans "Le monde du magicien égyptien",Le monde du sorcier, Sources Orientales 7, paris, 1966, p. 36-41.28 g. CondomInAS, Le Monde du sorcier, Sources Orientales 7, paris, 1966, p. 19.