Quand les identités féminines se font chair. Réflexions sur l'oeuvre d'Anne-Lise Grobéty et...

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Page 1 sur 8 CIEF 2014 Session « Gestualité, genre et inconscient dans la littérature francophone » Quand les identités féminines se font chair. Réflexion sur l’œuvre d’Anne-Lise Grobéty et d’Alice Rivaz Introduction En littérature suisse de langue française, nombreuses sont les auteures à s’être distinguées par des esthétiques d’écriture visant à faire advenir le Féminin dans leurs œuvres. À cet égard, l’étroite intrication du corps physique et du texte littéraire apparaît comme hautement signifiante, tant la gestualité et l’oralité y tiennent une position privilégiée et charnière. Anne-Lise Grobéty et Alice Rivaz, toutes deux auteures du XXe siècle, prennent soin de décrire l’attitude physique et le ressenti corporel de leurs personnages ; elles laissent une grande place à la gestualité comme trait définitoire : ce que les mots ne peuvent signifier est dit par le corps qui, dès lors, devient un signifiant – de même, l’oralité vient suppléer l’expression écrite. Les corps féminins paraissent détenir les vérités du sujet, et les manifestations corporelles agissent à la manière de révélateurs. Plus que le ce qui est dit, c’est le comment est-ce dit qui porte le message. Le corps parle malgré le Moi, car il se fait langage du sujet. Le corps est un langage qui échappe à son / sa locuteur(trice) : il met en geste le ressenti, trahi les émotions, donnent à voir ce qui appartient à l’indicible. Dans le cas d’Anne-Lise Grobéty, le corps semble même précéder la pensée consciente : les manifestations psychosomatiques pré-disent le ressenti, alors même que celui-ci n’est encore qu’inconscient. Chez Alice Rivaz, c’est la vie intérieure des personnages qui concentre l’histoire ; les gestes offrent un accès privilégié à cette intériorité, notamment à celui du corps féminin souffrant. Chez ces deux auteures, l’écriture reflète les processus de création, lequel prend ancrage dans le corps, et devient « la voix de la révolte, le sûr allié de la vérité, une vraie planche de salut 1 ». Ainsi, nous consacrerons la deuxième partie de notre étude aux rythmes si particuliers qui scandent leurs textes et à la polyphonie qui les caractérise. Leurs écritures en viennent à articuler corps du texte et corps de l’auteure tendant à caractériser leur propre genre, le Féminin. 1. Préambule. Langage du corps : expression de Soi En préparant cette communication, mon premier geste a été précisément de vérifier sur le Trésor de la Langue Française informatisé quelle est la définition précise de la gestualité ; il y est précisé que, étant un substantif féminin, ce mot est à rattacher à la sémiotique », car il désigne l’« ensemble des gestes, conçu comme système de signification. 2 » En ce sens, et comme le précise la citation de Algirdas Julien Greimas placé en appui, la gestualité est avant tout communication 3 . Et effectivement, de récentes études concernant la communication non- verbale font état de sa place prépondérante dans la transmission du message ; plus que le 1 Valérie Cossy, « “Écoutez, je ne suis pas ce que vous croyez…” Subjectivités féminines dans la littérature de Suisse romande », in Roger Francillon (dir.), Histoire de la littérature en Suisse romande, vol. 4, Lausanne, Payot, 1999, p. 404. 2 « Gestualité », in Trésor de la Langue Française informatisé, page consultée le 19 septembre 2013. 3 Algirdas Julien Greimas, « Pratiques et gestuels », in Langages, Paris, n° 10, juin 1968, p. 28.

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CIEF 2014 Session « Gestualité, genre et inconscient dans la littérature francophone »

Quand les identités féminines se font chair.

Réflexion sur l’œuvre d’Anne-Lise Grobéty et d’Alice Rivaz

Introduction En littérature suisse de langue française, nombreuses sont les auteures à s’être distinguées par des esthétiques d’écriture visant à faire advenir le Féminin dans leurs œuvres. À cet égard, l’étroite intrication du corps physique et du texte littéraire apparaît comme hautement signifiante, tant la gestualité et l’oralité y tiennent une position privilégiée et charnière. Anne-Lise Grobéty et Alice Rivaz, toutes deux auteures du XXe siècle, prennent soin de décrire l’attitude physique et le ressenti corporel de leurs personnages ; elles laissent une grande place à la gestualité comme trait définitoire : ce que les mots ne peuvent signifier est dit par le corps qui, dès lors, devient un signifiant – de même, l’oralité vient suppléer l’expression écrite. Les corps féminins paraissent détenir les vérités du sujet, et les manifestations corporelles agissent à la manière de révélateurs. Plus que le ce qui est dit, c’est le comment est-ce dit qui porte le message. Le corps parle malgré le Moi, car il se fait langage du sujet. Le corps est un langage qui échappe à son / sa locuteur(trice) : il met en geste le ressenti, trahi les émotions, donnent à voir ce qui appartient à l’indicible. Dans le cas d’Anne-Lise Grobéty, le corps semble même précéder la pensée consciente : les manifestations psychosomatiques pré-disent le ressenti, alors même que celui-ci n’est encore qu’inconscient. Chez Alice Rivaz, c’est la vie intérieure des personnages qui concentre l’histoire ; les gestes offrent un accès privilégié à cette intériorité, notamment à celui du corps féminin souffrant. Chez ces deux auteures, l’écriture reflète les processus de création, lequel prend ancrage dans le corps, et devient « la voix de la révolte, le sûr allié de la vérité, une vraie planche de salut1 ». Ainsi, nous consacrerons la deuxième partie de notre étude aux rythmes si particuliers qui scandent leurs textes et à la polyphonie qui les caractérise. Leurs écritures en viennent à articuler corps du texte et corps de l’auteure tendant à caractériser leur propre genre, le Féminin.

1. Préambule. Langage du corps : expression de Soi En préparant cette communication, mon premier geste a été précisément de vérifier sur le Trésor de la Langue Française informatisé quelle est la définition précise de la gestualité ; il y est précisé que, étant un substantif féminin, ce mot est à rattacher à la sémiotique », car il désigne l’« ensemble des gestes, conçu comme système de signification.2 » En ce sens, et comme le précise la citation de Algirdas Julien Greimas placé en appui, la gestualité est avant tout communication3. Et effectivement, de récentes études concernant la communication non-verbale font état de sa place prépondérante dans la transmission du message ; plus que le 1 Valérie Cossy, « “Écoutez, je ne suis pas ce que vous croyez…” Subjectivités féminines dans la littérature de Suisse romande », in Roger Francillon (dir.), Histoire de la littérature en Suisse romande, vol. 4, Lausanne, Payot, 1999, p. 404. 2 « Gestualité », in Trésor de la Langue Française informatisé, page consultée le 19 septembre 2013. 3 Algirdas Julien Greimas, « Pratiques et gestuels », in Langages, Paris, n° 10, juin 1968, p. 28.

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contenu, c’est bien la gestuelle4 qui concentre le plus grand pourcentage de la communication, avec environ 80% du message. Que nous montrent, donc, les auteures suisses Alice Rivaz et Anne-Lise Grobéty par le biais du langage corporel de leurs personnages ? Avant toute chose, précisons que ces derniers sont quasi exclusivement des femmes – nous ne dénombrons que de rares protagonistes masculins5 - et qu’elles se placent au cœur des projets littéraires des deux auteures. Alice Rivaz écrira d’ailleurs dans ses Carnets vouloir « faire naître toute action, tout geste de [ses] personnages, du cheminement imprévu de leurs pensées et de leurs images intérieures6. » Ainsi, ces personnages-femmes portent les identités littéraires mises en œuvre dans l’écriture ; et ce, que ce soit au niveau de la narration ou de l’écriture elle-même. Les corps des femmes sont, de fait, investis par l’imaginaire des auteures, et cristallisent donc les enjeux identitaires. Ils dépassent ainsi le statut de donnée biologique pour accéder à celui de signifiant. Les corps textuels parlent, et plus précisément ils expriment ce qui échappe à la langue, au dicible donc : le ressenti, l’émotion. À la suite de Julia Kristeva7, nous nous attacherons ici uniquement aux gestes explicites, donc montrant un comportement significatif. C’est donc la visée symbolique qui nous intéresse ici. Ainsi, « le travail des gestes vient inonder poétiquement le récit, faisant parler tant le corps de la narratrice, au travers de ses gestes, que le corps des autres, notamment des femmes8 », comme le souligne Maribel Peñalver Vicea. Si les gestes semblent revêtir une importance minime dans l’écriture d’Alice Rivaz, leur minimalisme interpellent le lecteur :

1. Elles avaient laissé leur visage au bureau, à l’usine, à l’hôpital, sur le trottoir, et semblaient n’en avoir gardé que juste ce qu’il fallait à titre d’organe pour boire l’eau des carafes et mastiquer le menu à deux francs cinquante [...]. Le sien seul, à force d’être faux, semblait vrai. Il n’avait pourtant plus rien d’humain9.

En effet, la gestualité est un langage qui peut, comme tout langage, être interprété. En cela, nous partons du postulat que le geste, bien qu’il recèle bien entendu une dimension culturelle certaine, est bien universel. Dans cet exemple, les gestes effectués sont communs à l’espèce ; sous leur apparence anodine se dessine une véritable communauté de destin. Et, suivant la pensée de Julia Kristeva, qui définit le kinème, i.e. réalité construite, nous voyons dans l’écriture de nos deux auteures se dessiner une équivalence entre geste et mot :

2. Mise au monde ! J’étais sûre qu’il n’y aurait pas long à attendre avant le premier accroc : mise au monde ! Si peu mise au monde, justement... Seulement déposée précautionneusement

4 Ce pourcentage concerne ce que nous faisons (écriture, parole, geste, etc.) 5 Le cas de La Corde de mi (2006) est tout à fait emblématique. Si Marc-Gaston, le père de Luce, la narratrice de ce roman, occupe la moitié de l’œuvre, c’est bien sa fille qui lui donne naissance. 6 Alice Rivaz, Traces de vie : Carnets 1939-1982, Bertil Galland, Vevey, 1983, p. 17. 7 Julia Kristeva, « Le geste, pratique ou communication ? », in Langage, Paris, n° 10, juin 1968, p. 48-64. Les gestes, comme les mots (= réalités construites), ne sont pas naturels, mais au contraire culturels (donc différents) et historiques. Elle parle de « kinème » (Julia Kristeva, « Le geste, pratique ou communication ? », op. cit., p. 61). 8 Maribel Peñalver Vicea, « Femmes, gestualité et écriture aux temps de guerre » [en ligne], in Çédille, Revista de estudios franceses, n° 9, avril 2013, p. 564, disponible sur http://cedille.webs.ull.es/9/36penalver.pdf (page consultée le 3 février 2014). 9 Alice Rivaz, citée dans Maria Hermínia Amado Laurel, « Au creux du rêve. Travail et identité, au féminin, dans quelques récits d’A. Rivaz et de F. Bon », in Intercâmbio, 2e série, vol. 5, 2012, p. 8-30.

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(chaque syllabe comme autant de gestes décomposés en mouvements pour éviter les à-coups, les secousses)10

Ne l’oublions pas, si la gestualité vient trahir les ressentis et les pensées, les gestes peuvent aussi être appris / acquis11 ; la gestualité renvoyant alors à l’éducation, aux attentes de la société. Mais cela ne sera pas notre propos. Dans l’exemple cité, nous pouvons établir la définition du geste comme unité de sens. Le corps tout entier devient langage. À mon sens, ces deux auteures contemporaines permettent par leurs écritures si vivantes de donner chair aux identités féminines, qu’elles libèrent d’un déficit identitaire sociétal.

2. Corps souffrants : pour un droit à la reconnaissance Un aspect peu abordé par les auteurs en général, et néanmoins particulièrement marquant, se retrouve très nettement dans les écritures de nos deux écrivaines, qui touchent dans leurs œuvres à un tabou social, celui du corps vieillissant et du corps souffrant. Sujet tabou par excellence, il apparaît comme écarté par l’écriture traditionnelle, négligeant ainsi ce qui ne correspond pas au Féminin tel qu’il est construit par le patriarcat : la maladie et la vieillesse, certes, mais aussi l’avortement par exemple. Christine Détrez et Anne Simon relèvent pourtant que l’intégration de ces éléments reste le fait d’un petit nombre d’auteures, qui « ont pris le parti de réintégrer le corps vieilli dans le champ littéraire (et) cherchent surtout, dans la lignée beauvoirienne, à rendre compte des derniers moments de la mère12. » Loin de l’image d’un corps féminin sexualisé, Alice Rivaz, dans Jette ton pain, s’attache effectivement à décrire le corps de Mme Grave, mère de la diariste-narratrice, qui décline peu à peu, et renverse progressivement les rôles entre Mère et Fille, la seconde veillant avec angoisse au bien-être de la première : 3. « Ce sont les plaintes et les glissements suspects des pieds maternels de l’autre côté de la paroi auxquels elle ne peut s’empêcher de prêter l’oreille, qui lui font battre le cœur, guetter, veiller, se réveiller constamment avec la même anxiété douloureuse ressentie à d’autres périodes de sa vie…13 » Ce faisant, elle transgresse un interdit implicite, celui de la peinture des corps féminins malades et vieillissants, que le sociologue Erving Goffman classe d’ailleurs dans les handicaps sociaux. Ce corps semble ne pas avoir de place dans les sociétés occidentales modernes, qui le passent sous silence, car il ne correspond pas aux standards sociaux de corps désirables. L’écriture d’Alice Rivaz rend donc leur réalité à ces corps, et à leur gestualité altérée, vécus comme honteux et devant être passés sous silence ; en cela, elle nous paraît procéder d’une écriture féminine plus que féministe, car elle ne tend pas à magnifier le corps féminin malade, mais à lui rendre une identité, comme en témoigne ce long extrait :

4. Mains moites, jambes liquéfiées, elle se hisse sur la pointe des pieds, tend le cou, lève ses deux bras, arrive à toucher l’objet innommable, si léger, presque plat – pire encore que tout ce qu’elle a jamais pu imaginer et pourtant c’est aussi ce qu’elle a craint toute sa vie. Aura-t-elle le courage d’aller jusqu’au bout ? De nouveau son cœur s’arrête... elle sanglote... en effet, la voilà, entreposée dans ce placard, sur le dernier rayon (depuis combien de temps ?), réduite à presque rien. Ce n’est plus qu’une sorte d’épure, de découpage ignoble dans un morceau de carton. Christine reconnaît les traits maternels torturés par la maladie, déformés par la grande

10 Anne-Lise Grobéty, Infiniment plus, Orbe, Bernard Campiche Éditeur, « CamPoche », 2006, p. 10. 11 Pour de plus amples informations, voir Pierre Bourdieu, La Domination masculine (1998). 12 Christine Détrez, Anne Simon, À leur corps défendant : les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2006, p. 133. 13 Alice Rivaz, Jette ton pain, Vevey, L’Aire, « L’Aire bleue », 1979, p. 91.

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vieillesse, quoique schématisés à l’imitation d’une bande dessinée. Elle fond de douleur, mais aussi de tendresse... Elle presse contre sa poitrine l’immonde résidu maternel... Elle va étouffer, jamais elle n’a ressenti encore à ce point la puissance terrible, l’infini absolu de son amour... elle va perdre connaissance, se dissoudre elle aussi... Maman... Maman...14

Néanmoins, et malgré la douleur de Christine à constater le « naufrage de la vieillesse », cette lente décrépitude fait bien partie de l’évolution de l’Être. Nous retrouvons ici une caractéristique de l’écriture d’Alice Rivaz, qui donne la parole à celles et ceux qui appartiennent à des minorités silencieuses et met l’accent sur des aspects dérangeants et volontiers occultés. Il en va de même dans l’écriture d’Anne-Lise Grobéty qui, elle aussi, s’attache à rendre compte des derniers moments de la vie humaine, sans fausse pudeur ou voyeurisme déplacé. Dans La Corde de mi, le corps vieillissant de Marc-Gaston, le père de la narratrice, fait l’objet d’une description sans fard, les images littéraires prenant naissance dans le ressenti corporel :

5. Tu es installé tout à gauche dans ton fauteuil, en peignoir gris. Les gosses ont à peine entamé leur morceau que tu les arrêtes d’un grand geste à la surprise générale, tu fais signe à l’un d’eux de s’approcher, lui empoignes son violon que tu coinces sous ton cou décharné, tu l’accordes soigneusement, cheville à cheville, corde de la, puis ré, sol, mi, tu es tellement concentré sur ton ouvrage que tu ne t’aperçois pas que ton peignoir s’entrouvre largement pour laisser apparaître tes jambes d’une maigreur insultante finissant dans des pantoufles trop grandes… J’ai mal. Une grande lancée. Je me tasse encore plus dans mon coin15.

La description du corps malade de Marc-Gaston, se fait selon une gestualité qui lui est propre ; notons l’absence totale de parole qui accompagne cet extrait. La souffrance constitue un topos gestuel à part entière qui se passe de toute glose, comme en témoigne la douleur éprouvée par sa fille à la simple vision de cette scène. Comme le rappelle Anne-Lise Grobéty dans Le Temps des mots à voix basse, le rapport de cause à effet amène à envisager les actes comme la suite des paroles « les gestes de cruauté n'auront plus qu'à achever la besogne des paroles barbares16. » C’est donc bien dans le ressenti corporel que viennent s’ancrer / s’encrer les images littéraires développées par nos deux auteures. Dans l’esthétique rivazienne, le corps, sans tenir une place majeure dans les romans du corpus, apparaît toujours dans une logique dialectique avec les grands thèmes développés par l’auteure, que ce soit l’amour ou encore le vieillissement ; à l’image de cette description faite de Madame Grave dans Jette ton pain :

6. Elle se penche sur le visage torturé. Les traits en sont fortement marqués, la bouche privée de dentiers durant la nuit s’affaisse vers la gauche en un rictus qui les déforme jusqu’à les rendre méconnaissables. Le regard qui filtre entre les paupières livides est infiniment triste, il laisse percer une pointe de colère et même de méchanceté17.

L’effet est d’autant plus saisissant qu’elle fait référence au corps de Madame Grave encore jeune. La dureté de ce portrait tient du réalisme de l’auteure, qui donne à voir une image palpable et concrète de la vieillesse ; nous sommes loin, ici, d’une vision poétisée de la corporéité. Alice Rivaz s’attache à de nombreuses reprises à donner corps à la vieille femme,

14 Alice Rivaz, Jette ton pain, op. cit., 1979, p. 78. L’auteure souligne. 15 Anne-Lise Grobéty, La Corde de mi, Orbe, Bernard Campiche Éditeur, « CamPoche », 2008, p. 462. 16 Anne-Lise Grobéty, Le Temps des mots à voix basse, Genève, La Joie de lire, « Encrage », 2012, [E.O. 2001], p. 45. 17 Alice Rivaz, Jette ton pain, op. cit., 1979, p. 24.

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mourante, malgré le silence, littéraire et social, qui étouffe cet état de fait, certes trivial, mais indiscutable. À l’inverse, et néanmoins de manière complémentaire, nous trouvons dans Le Creux de la vague d’Alice Rivaz une description de Nelly, une des quatre personnages auxquelles s’attachent la narration, qui tend à souligner la perfection de son corps :

7. Après avoir chanté du Gluck, Nelly s’était assise dans un large fauteuil et là, entourée d’admirateurs, elle avait étendu ses bras nus sur les accoudoirs, les offrant pour ainsi dire à l’admiration et à la concupiscence de tous. Mais qui les avait le plus convoités ce soir-là, si ce n’est lui ? De loin, bien sûr, n’osant s’approcher d’eux, comme s’il avait craint de s’y brûler. Il les aimait encore, ces bras parfaits, presque indépendamment de Nelly, comme s’ils avaient eu une existence propre, une vie autonome et irréductible. Quand il lui arrivait d’imaginer qu’il l’aimait moins – qu’un jour viendrait même où tout d’elle lui serait devenu indifférent – il ne pouvait s’empêcher de faire une exception pour ses bras blancs, comme si eux, du moins étaient invulnérables, à l’abri des intermittences du désir, protégés de l’usure des habitudes18.

Fortement érotisée, cette description fait pourtant état du désir vain de Marc Chateney pour sa femme, qui se muera en ressentiment amer sous le coup de la frustration ; à ses yeux, elle n’est plus que mensonges et fausses promesses : 8. « Comment lui avouer que c’est peut-être la dernière fois qu’il interrogeait ce dos hostile, cette voix perdue, ces bras trompeurs qui ne lui avaient donné ni la volupté charnelle ni l’apaisement de l’esprit, ni les grandes joies musicales qu’il avait espérées19. » Pourtant, et malgré ses sursauts d’indignation, il ne l’a aimée que pour ses caractéristiques physiques : son corps et sa voix. Dans cet exemple, largement développé dans le roman, Alice Rivaz dépeint finalement la beauté comme un atour qui se transforme rapidement en carcan / prison : la jeune Nelly ne sera pas aimée pour elle-même, et son corps devient le lieu de la parole, car il est parole et signification.

3. Passation entre les corps : le geste littéraire Profondément ancré dans le rapport à Soi, l’analyse du corps féminin fait charnière dans notre étude ; car, si nous avons préalablement envisagé la narrativisation des identités féminines, nous faisons ici la jonction avec Paul Ricoeur qui, dans Soi-même comme un autre (1990), penche pour une interprétation narrative de l’identité :

un mixte instable entre fabulation et expérience vive. C’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans l’après-coup20.

Construire les identités se fait à la charnière entre la description et l’ordonnancement des éléments ; et, il nous semble que le corps, et plus précisément sa gestualité, représente un espace privilégié entre expérience vécue et discours autour de la notion. Les corps féminins, décrits par ces deux auteures, renvoient à une composante essentielle de l’identité. Ainsi, la gestualité en présence dans ces œuvres dépasse de loin la simple Mimesis. « Connais-toi toi-même »21 certes, mais avec Sigmund Freud cette injonction se voit remise en question du fait d’une incapacité à se saisir dans sa totalité ; réalité que nos auteures développent très largement, le corps supplée au déficit social d’identités et se fait support 18 Alice Rivaz, Le Creux de la vague, Vevey, L’Aire, « L’Aire bleue », 1967, p. 224-225. 19 Ibid., p. 325. 20 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 191. 21 Gnôthi seauton. Gravée sur le fronton du Temple de Delphes, Socrate choisit cette maxime comme base de sa philosophie.

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non-verbal qui révèle les non-dits. Les gestes des personnages se font les reflets du projet littéraire de leurs auteures. C’est par l’infiltration dans la langue d’expression que s’articulent corps du texte et corps de l’auteure (cf. Hélène Cixous). C’est paradoxalement un véritable système de passation qui se forme avec, en son sein, l’écriture pour charnière : Auteure ! Personnage ! Lecteurs Message de l’auteure Gestuelle des personnages Décodage (langage corporel universel) Impossible d’atteindre la communicabilité parfaite Décodage du message verbal Indicible Ressenti Compréhension

9. Tableau schématique Ce schéma, très imparfait, cherche à recréer la chaîne de passation du message, dans laquelle le corps des personnages, par sa gestuelle, transmet littéralement le ressenti de l’auteure au lecteur. L’indicible, grâce au langage corporel, en vient à être compris, et peut-être même ressenti par le lecteur ; et ce, à deux niveaux distincts : 1) Dans l’écriture : Les deux auteures usent de rythmes parfois syncopés, et surtout d’une grande polyphonie narratives. L’œuvre la plus frappante à cet égard est Jette ton pain d’Alice Rivaz, qui confine parfois à la cacophonie :

10. Mais cette fois, ne pas donner l’alarme (« Je serai toujours ta mère, c’est moi qui commande, c’est moi qui ai le droit de te surveiller et pas le contraire… »), s’extraire du lit […] (« Tais-toi, je n’en suis pas là, dans quelques jours je pourrai de nouveau marcher comme avant ») Christine ne pourra dormir que d’un œil.22

2) Au niveau du personnage, où la narration s’attache à rendre compte des hésitations, des malaises ou encore de la jouissance.

11. il ne comprend pas ce que j’ai , car ma main retourne et le reprend bien en main, il me regarde étonné, amusé peut-être, il voudrait bien comprendre : je t’ai donc tant manqué ?... Il cherche à comprendre au lieu de chercher sur mon corps ce qui me manque tant, dans quel instant de vie j’erre où flottent, tout autour, les visages de Lise et Clément23 ?

Et, effectivement, c’est bien ce processus qui constitue le punctum des œuvres que nous étudions. Le premier geste dépeint dans ce corpus d’étude est celui du souvenir, qui est décrit comme étant un comportement conscient et volontaire de la part de ces personnages féminins :

12. Car, écrire, c’est inévitablement se souvenir, et il n’y a pas de souvenir qui se tienne coi, une fois pour toutes ; tout souvenir avance au fur et à mesure du temps, par recoupement, chevauchement, glissement... N’importe quelle démarche de rappel du passé est d’abord une affaire de reconstruction tributaire de notre présent. Même avec la meilleure volonté du monde24.

22 Alice Rivaz, Jette ton pain, op. cit., 1979, p. 92-93. 23 Anne-Lise Grobéty, Infiniment plus, op. cit., 2006, p. 248. 24 Anne-Lise Grobéty, La Corde de mi, op. cit., 2008, p. 293.

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C’est donc bien une véritable posture que nous retrouvons au niveau des personnages : il s’agit pour Christine Grave de Jette ton pain et pour Luce de La Corde de mi de (re)trouver leurs identités au travers de leurs histoires familiales et personnelles. L’écriture est le geste commun, et surtout salvateur : en tenant leurs carnets, à l’instar d’Alice Rivaz, elles en arrivent à générer un effet cathartique bien connu des psychanalystes. Je voudrais maintenant accorder les quelques minutes qui nous restent à aborder le rapport à l’écriture de nos deux auteures, rapport hautement réflexif s’il en est.

13. pour chaque instant de l’écriture il y a un geste d’artisane – déjà lors du premier jaillissement, affiné encore lors de reprises suivantes du texte – pour que tout le « corps » des mots agencés soit le plus proche possible – visuellement sur la page et dans le rythme – de ce qui est en train de se dérouler soit à l’intérieur du personnage, soit autour de lui25.

Cette idée d’une écriture littéraire comme « geste d’artisane » caractérise aussi bien l’écriture d’Alice Rivaz que celle d’Anne-Lise Grobéty : en effet, les textes sont portés par une écriture qui fait intervenir le corps-même de l’auteure, rendant compte non seulement de leurs voix intérieures mais aussi de leurs silences26. Anne-Lise Grobéty ouvre d’ailleurs son roman La Corde de mi sur la question de la geste de l’auteur(e), question obsédante dans cette œuvre : « quelle point de vue adopté ? » se demande l’artiste sous la plume de Grobéty :

14. La première chose – je ne m’y attendais pas ! – cette question : comment savoir où, très exactement, faire commencer l’histoire ? à quelle section du fil sur la bobine qui se dévide ? Un jour plus tôt – pourquoi pas ? Car l'enchaînement des gestes et des paroles, l’enchaînement des jours et des heures ne peuvent aisément se briser comme on rompt un pain en morceaux... Pourtant, il faut bien décider d’une première bouchée27.

Là aussi, comment ne pas être sensible au rythme conféré à la lecture par la surabondance de signes typographiques ? Points de suspension, d’interrogation, tirets marquant des incises, autant de signes qui traduisent les nuances dans l’écriture intime de nos deux auteures.

Conclusion Au contraire de la geste médiévale, dans laquelle les troubadours s’attachaient à narrer « les hauts faits de héros ou de personnages illustres »28, nos auteures dépeignent avec une grande subtilité de petits faits, en apparence anodins, qui prennent toute leur importance au niveau de la destinée humaine. La gestualité des corps dépasse ainsi le malaise ou la jouissance pour en arriver à une circonscription, au sens premier, de l’identité, non seulement des personnages, mais aussi de l’auteure. Dans cette optique, c’est le mouvement de Soi à Soi qui va se dessiner comme producteur d’identités littéraires féminines du fait de la création d’un espace, interstitiel et particulier, entre l’auteure et son œuvre. Les identités composites construites par les auteures deviennent donc saisissables dans l’entre, car si les corps féminins se retrouvent dans les textes, ils deviennent eux-mêmes des textes. Ce double mouvement induit une redéfinition des 25 Valérie Cossy, « “Écoutez, je ne suis pas ce que vous croyez…” Subjectivités féminines dans la littérature de Suisse romande », op. cit., 1999. 26 Hélène Barthelmebs, « La lettre et la parole en littérature féminine romande : pour une écriture avec le corps », in Le corps dans les écritures francophones : Incarner et décharner les mots, colloque des 23-24 mai 2014, Université Paris-Sorbonne [à paraître]. 27 Anne-Lise Grobéty, La Corde de mi, op. cit., 2008, p. 5. 28 « Geste », in Trésor de la Langue Française informatisé, page consultée le 4 février 2014.

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identités des femmes, qui s’appuie sur la réunion des écritures et des corps en un même ensemble lié par la notion de texte « support de l’expression ». Le corps [de l’auteure] s’inscrit bien dans la langue d’expression ; et, en cela, il devient producteur d’identité.

Hélène Barthelmebs Université Paul-Valéry – Montpellier 3

RIRRA 21 / ILLE [email protected]

Bibliographie Grobéty, Anne-Lise, L’infiniment plus, Orbe, Bernard Campiche Éditeur, « CamPoche »,

2006. Grobéty, Anne-Lise, La Corde de mi, Orbe, Bernard Campiche Éditeur, « CamPoche », 2008. Grobéty, Anne-Lise, Le Temps des mots à voix basse, Genève, La Joie de lire, « Encrage »,

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Notice biobibliographique Hélène Barthelmebs a soutenu une thèse traitant De la construction des identités féminines. Regards sur la littérature francophone de 1950 à nos jours. Elle est actuellement enseignante à l’Université Paul-Valéry – Montpellier 3, où elle assure des enseignements en littératures francophone et contemporaine. Ses travaux publiés et en cours portent sur les constructions genrées dans les littératures francophones du XXe siècle.