Pour ou contre Nietzsche

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FRIEDRICH NIETZSCHE Le Nouvel Observateur, hors-série, n o 210

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FRIEDRICH NIETZSCHE

Le Nouvel Observateur, hors-série, no 210

AVANT PROPOS

Nietzsche, le phénix Par Laurent Mayet

LE PENSEUR DE NOTRE TEMPS

Nietzsche en quelques mots...

Par Olivier Tinland Dieu est-il mort ?

Par Paul Valadier Faut-il « tirer sur la morale » ?

Par Éric Blondel La philosophie est-elle

l’ennemie de la vie ? Par Patrick Wotling

Sommes-nous les derniers hommes ? Par Yannis Constantinidès

Sommes-nous de bons Européens ?

Par Marc Crépon La science est-elle un gai savoir ?

Par Michel Gourinat La vie est-elle une œuvre d’art ?

Par Mathieu Kessler L’homme est-il un animal

malade ? Par Paul-Laurent Assoun

Faut-il aimer son prochain ?Par Antoine Grandjean

Ma bibliographie Par Olivier Tinland

MON NIETZSCHE

Où est-il – mon chez moi ? Par Christian Doumet

Danser pour lire le symbole desplus hautes choses Par France Schott-Billmann

Quelle dose de vérité pouvons-nous supporter ? Par François Guery

Le courage veut rire Par Alexis Philonenko

Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse Par Xavier Brière

Seuls les souffrants sont bons Par Daniel Sibony

Être libre de tout ressentimentPar Globe’n’sky

Deviens ce que tu es Par Michel Onfray

La vie est femme Par Alain Didier-Weill

L’esprit de système est un manque de probité Par Guillaume Soulez

DONNER À VOIR

Regarde ce que tu es Par Isabel Violante

REGARD

Le philosophe lyrique Par Marcel Conche

AVANT PROPOS

Nietzsche, le phénix

Qu’est-ce que ce philosophe ennemi de toutes les conceptionsmodernes auxquelles nous sommes attachés – christianisme,rationalisme, progressisme, morale du devoir, démocratie,socialisme – aurait à nous apprendre sur notre présent ? Etd’abord, qu’est-ce qui de la pensée de ce philosophe subsistedans le présent ? À l’évidence, la philosophie de Nietzschesurvit aujourd’hui sous la forme d’une rhapsodie d’expressionscolorées : « Deviens ce que tu es », « Dieu est mort », « Lavie est femme »… Peu de penseurs pourraient se prévaloird’avoir atteint pareille popularité posthume armés de leur seulindex. C’est que Nietzsche s’est exprimé dans un style lyrique.Ses aphorismes sont souvent illuminants comme des flashes. Lephilosophe jette les idées comme des tentations et il estdifficile d’y résister. En choisissant la forme aphoristique,il se serait exposé à voir sa pensée réduite à des conclusionsou à des préceptes. Or, chez Nietzsche comme chez tout autrephilosophe digne de ce nom, il n’y a pas de concept neutre,c’est-à-dire de concept qui pourrait être employé sansréférence à tout un système d’idées qui lui donne sens. Certes,l’auteur a fustigé les bâtisseurs de cathédrales d’idées etc’est d’ailleurs dans cette détestation de la forme moregeometrico de la vieille philosophia perennis que s’origine le choixnietzschéen d’un discours fragmentaire. Pour autant, laphilosophie en miettes de Nietzsche n’est pas réductible à desmiettes de philosophie. On ne pourra séparer sans dommage lesnotions d’éternel retour, de surhomme ou de volonté depuissance de la doctrine d’ensemble, même si celle-ci, il fautbien en convenir, est introuvable. C’est ainsi la doctrine dontces notions dépendent qui doit être rendue tout entièreprésente.Ce travail de résurrection du passé incombe, comme on le

sait, à l’historien de la philosophie. Mais cette entreprise derajeunissement peut-elle prétendre à la neutralité ? Laquestion nous intéresse car d’elle dépend ce qu’il convientd’entendre par l’actualité de Nietzsche. Veut-on parler d’une

entreprise réussie de modernisation d’une doctrine pourtantsolidaire d’une époque révolue ou bien d’une résonancetranshistorique entre les thèses d’un philosophe et lespréoccupations du temps présent ? Deux attitudes icis’opposent, au point de s’exclure parfois mutuellement.L’attitude d’esprit historique incline à étudier la doctrinenietzschéenne en elle-même comme phénomène du passé, avec tousles détails de langage et d’habitudes mentales qui la rendentinséparable du temps où elle s’est produite et de l’individuqui l’a pensée. Ce faisant, l’historien se met à l’abri deschoix arbitraires et des partis pris toujours contestablesinhérents à un travail d’interprétation. Mais la pensée duphilosophe sera alors connue comme un fait du passé, dûmentdaté et limité, et elle perdra tout rapport avec l’actualité,avec nos croyances et nos préoccupations présentes. « Demanière paradoxale, écrit Émile Bréhier, le passé de laphilosophie ne peut adhérer à la philosophie elle-même que s’ilest connu pour ainsi dire comme présent » (La Philosophie et sonpassé). À l’inverse, l’attitude d’esprit philosophique consisteà séparer une sorte de structure prétendument intemporelle dela forme particulière où elle s’exprime ; il s’agira enl’occurrence de définir l’essence du nietzschéisme par desformules indépendantes des œuvres où elle est exprimée. Mais ilfaut bien admettre que cette abstraction est illégitime, carl’esprit et l’œuvre ne font qu’un. Animé par un soucid’objectivité, l’historien de la philosophie se laisse parfoisaller à considérer la matière de son étude comme un objet. Or,« si la matière à étudier est une philosophie, c’est-à-dire unepensée concrète et vivante, l’objectivité ainsi comprise estarbitraire ou, mieux encore, tout à fait impossible ; cetteprétendue objectivité est en vérité subjectivité, car on nepeut comprendre une pensée qu’en la pensant à son tour, qu’enadoptant pour soi-même son rythme et ses démarches » (ibid.).

Entre l’attitude d’esprit historique qui cherche à comprendre« ce qu’a pensé un homme », sans se poser la question de lavérité et de la fausseté de ses thèses, et l’attitude d’espritphilosophique, qui entend nourrir sa propre réflexion sur « ceque les choses sont » de la méditation d’autrui, il y a sansdoute lieu de reconnaître un jeu dialectique qui nous faithésiter entre l’adhésion du partisan et l’impartialité del’historien.

Nietzsche a fait voler en éclats cette dialectique enrenvoyant dos à dos ces deux attitudes d’esprit. Aux premiersqui prétendent réduire une pensée à un phénomène historique, ila fait voir qu’il n’y a dans le passé, pris en lui-même etcoupé du présent, aucune direction, aucun centre privilégié ;quant aux seconds, les chercheurs de vérités éternelles,Nietzsche les a reconduits à leur condition d’« animalestimateur par excellence », créateur de formes et de véritésutiles. « “Vrai”, cela ne signifie que “propre à notreconservation et à notre croissance” », assène le philosophe (laVolonté de puissance). Dans cette perspective, lire Nietzsche nepourra consister qu’à appliquer à l’auteur sa propre méthodegénéalogique. Que vaut pour nous l’évaluation cinglante desvaleurs de l’homme moderne proposée par le philosophe ? Ils’agira ainsi, dans les pages qui suivent, d’interroger, àtravers Nietzsche et comme en abyme, la valeur de nos valeurs.

Laurent Mayet

LE PENSEUR DE NOTRE TEMPS

Par Olvier Tinland

Nietzsche en quelques mots...

Volonté de puissance, perspectivisme, mort de Dieu,ressentiment, éternel retour, nihilisme... Plus que pour toutautre auteur, le lexique nietzschéen ne peut prétendrecondenser ou abréger une pensée résolument hostile à toutesprit de système.

Prétendre résumer la pensée de Nietzsche par l’enchaînementraisonné de quelques thèses ou concepts fondamentaux nonseulement peut paraître une gageure impossible, mais semblemême constituer un contresens d’importance sur la nature de ladémarche philosophique nietzschéenne, laquelle se structuredavantage autour de problèmes et d’expérimentations qu’autourde contenus doctrinaux bien déterminés. Tentons néanmoins decerner les notions centrales utilisées par Nietzsche, àcondition d’y voir moins des réponses définitives que le dépôtprovisoire d’un questionnement jamais arrêté : la « passion dela connaissance » est toujours l’ennemie des convictionshâtives, elle aime les points d’interrogation et lesdangereuses possibilités que recèlent nos doutes. En premier lieu, la notion de volonté de puissance constitue

une hypothèse qui permet de rendre compte conjointement de lastructure de la réalité et de la forme de la connaissance. Laréalité est pour Nietzsche interprétable dans son ensemblecomme une multiplicité mouvante de processus de maîtrise et decroissance, bref, d’intensification de puissance. Cetteintensification se fait au moyen de l’imposition forcée d’unsens – ou d’une valeur – à d’autres processus rivaux. Laconnaissance, en tant qu’elle est une expression de la volontéde puissance, est donc foncièrement interprétative, et parconséquent subjective, partiale, incertaine. Le fait d’assumerune telle position en matière de connaissance peut être nommé

perspectivisme, par quoi il faut entendre l’hypothèse selonlaquelle toutes les démarches de connaissance, ou d’évaluation,ne sont que des interprétations, y compris les siennes propres.Concernant l’être humain, c’est le corps, défini comme unestructure pulsionnelle hiérarchisée, qui constitue la sourcedes interprétations, corps dont la conscience ou la penséerationnelle ne sont que des attributs vitaux dérivés, loinqu’elles coïncident, comme le pensait la traditionphilosophique, avec une prétendue essence de l’homme.Ce primat du corps équivaut pour Nietzsche à une primauté desaffects ou des instincts : l’homme reste un animal interprétantlors même qu’il croit raisonner en toute objectivité etneutralité, tout comme il peut se croire moral en satisfaisantses pulsions les plus personnelles – Nietzsche répudie lanotion d’égoïsme, qui résulte selon lui d’une condamnationmorale illégitime de nos pulsions vitales. Une telle illusionrésulte de ce que nos pulsions – notamment celles qui touchentà la cruauté, à la méchanceté ou à la sexualité – usent biensouvent de voies détournées, et souvent méconnaissables, pourse satisfaire, processus que Nietzsche nomme spiritualisation –et qui se rapproche à bien des égards de ce que Freud nommeraplus tard sublimation. C’est ainsi que la philosophie, l’art,les sciences ou la morale sont parmi les formes les plusspirituelles de la volonté de puissance. Une des conséquencesmajeures de cette illusion quant à la réalité de nos instinctsest une interprétation fallacieuse du statut des valeurs : làoù la morale fait des valeurs un absolu valant pour tous (leBien, le Beau, le Vrai...), le perspectivisme nietzschéendécèle l’une des expressions principales de la volonté depuissance, consistant dans l’intériorisation de certains typesde croyances qui expriment les préférences pulsionnelles d’unindividu ou d’un groupe humain. Si les valeurs sont relatives à une configuration affective

déterminée, il doit être possible de remonter jusqu’à la sourceproductive de celles-ci afin d’en apprécier le statut eu égardaux exigences de la vie – laquelle est, on s’en souvient,volonté de puissance. À une telle enquête, qui relève de lapsychologie – au sens où il entend ce mot, à savoir l’étude desconfigurations et des manifestations dérivées de la volonté depuissance –, Nietzsche va donner le nom de généalogie : de mêmequ’un généalogiste au sens courant nous renseigne sur nosorigines afin de déterminer la valeur, noble ou ignoble, de

notre lignée, le généalogiste au sens nietzschéen procède à une« déduction régressive » pour remonter jusqu’à la sourcepulsionnelle des valeurs, afin de déterminer le sens primitifet la valeur de celles-ci. Les morales – et notamment la moralechrétienne, que Nietzsche appelle souvent « la morale », au vude sa prétention tyrannique à incarner le code normatif uniquede l’Occident –, en tant qu’elles prétendent imposer à unecollectivité un type de valeurs déterminé en en dissimulant lestatut véritable, constitueront le terrain d’élection duquestionnement généalogique. Nietzsche distinguera deux types fondamentaux de morales : le

premier, la morale des maîtres, émane d’un type humainaffirmatif, fidèle aux exigences les plus élevées de la volontéde puissance. La disposition principale d’un tel type est lepathos de la distance, sentiment actif de supériorité vis-à-visdu type opposé, lequel préside à la production de la morale desesclaves, forme primitive de la morale chrétienne, qui prend sasource dans une incapacité à supporter ces mêmes exigences,dans une faiblesse durable des pulsions vitales, et dont ladisposition affective première est le ressentiment, sentimentréactif tourné contre ce qui n’est pas soi, impuissancehaineuse à affirmer la vie dans sa plus haute intensité. Unetelle morale, par sa dévalorisation de l’ici-bas au profit d’unau-delà imaginaire, est à l’origine d’un mouvement progressifd’affaiblissement des valeurs qui pousse la volonté à setourner vers le néant, mouvement dont le nom est nihilisme. Cemouvement a pour conséquence l’effondrement des croyances enl’absoluité et la stabilité des valeurs qui structurent unecivilisation : la mort de Dieu constitue la désignationallégorique d’un tel effondrement. Selon la perspective dans laquelle il est interprété, le

nihilisme peut prendre deux formes distinctes : là où lenihilisme passif se contente de se désespérer de la perte desrepères traditionnels, le nihilisme actif y voit l’occasiond’un renouvellement des valeurs, la possibilité pour lephilosophe de devenir législateur, de créer de nouvellesvaleurs compatibles avec les plus hautes dispositions de lavie. Le modèle fictif d’une telle législation est ce queNietzsche nomme le type surhumain, autodépassement de l’hommenihiliste, généralisation des types humains le plus réussis –dont l’histoire nous livre parfois quelques exemplaires isolés– par le biais d’un élevage approprié, c’est-à-dire d’une

sélection adéquate des types pulsionnels le mieux à même devouloir la vie dans sa plus haute intensité. À cet égard,l’éternel retour fait figure de croyance sélective, dans lamesure où il implique de vouloir revivre les moindres instantsde sa vie, sans espoir d’au-delà ni de rachat divin : cettecroyance en l’immanence totale de la vie terrestre semble bienêtre le préalable au dépassement des ombres de Dieu, c’est-à-dire de tous les résidus épars de la morale chrétienne quihantent encore la culture occidentale et l’empêchent de sortirdu nihilisme. Vouloir l’éternel retour de tout ce qui est conduit ainsi à

éprouver, à l’exact opposé des préceptes que dicte lechristianisme, un amour pour la réalité telle qu’elle est, ycompris dans sa dimension la plus tragique : ce sentimentsupérieur de l’existence, ce grand oui à la vie, Nietzsche lenomme amor fati. En son sommet, la tentative nietzschéenne vientdonc coïncider avec une sortie du nihilisme qui serait tournéevers un nouveau type de culture, un nouveau type d’homme, unnouveau rapport à la Terre.

Olivier Tinland

Par Paul Valadier

Dieu est-il mort ?

Contrairement à ce qu’une vulgate a longtemps colporté, lacélèbre formule nietzschéenne ne signifie pas la négation deDieu, mais l’ébranlement des religions institutionnelles.L’effacement de la foi en Dieu n’a en rien entamé la vivacitéde l’instinct religieux.

Avec Nietzsche, il faut toujours se méfier. Se méfier parexemple de ces interprétations rapides qui l’ont classé unefois pour toutes dans le rayon de l’incroyance décidée et qui,par là même, empêchent d’avoir des oreilles pour entendre,selon une formule qu’il affectionnait. Se méfier de ce quipasse pour un nouveau dogme indiscutable : ainsi, tenir durcomme fer que le prophète de la mort de Dieu est un athée qui,ayant donné congé aux rêves de l’au-delà ou des arrière-mondes,n’a plus de souci que pour l’immanence. Celui qui parvient àébranler cet enfermement intellectuel peut commencer à éprouverla ferveur de sa prose et de sa poésie ; mais surtout, sicelui-là a le sens des nuances, si derrière les affirmationsmassives il se laisse saisir par la petite musiquenietzschéenne, il lui devient possible de pressentirl’importance décisive des dimensions religieuses de cettepensée « athée ». Certes, l’affirmation selon laquelle il existerait quelque

chose comme des dimensions religieuses de la penséenietzschéenne provoquera le rire sarcastique des malins aussibien que des demi-savants, qui savent à quoi s’en tenir. Ne va-t-il pas de soi, assènera-t-on, que depuis Nietzsche « Dieu estmort », et que l’athéisme est devenu notre « horizonindépassable », qu’il est inutile de rouvrir ce dossier etqu’en particulier on sait, comme on connaîtrait un faitincontestable, que Nietzsche a donné le coup de grâce à touteforme de croyance ? Il va donc de soi aussi, inéluctableconséquence, que les religions ne font que subsister à lamarge, ou encore que l’instinct religieux – comme disaitNietzsche, sans doute par approximation – ne peut qu’être

éteint, à moins qu’il n’ait trouvé satisfaction dans des objetsplus dignes des préoccupations des hommes.

Contre les paresses de pensée

Si ces truismes étaient vrais, c’est-à-dire correspondaienteffectivement à la pensée nietzschéenne, nous n’aurions quefaire de lire et de relire le prophète de Sils-Maria, tant cesfausses prophéties manifesteraient non pas leur caractèreintempestif, mais tout simplement leur inadéquation à ce quenous observons tous les jours et à ce qu’une philosophieconsciente de soi se doit de réfléchir. C’est bien parce quenous constatons que le fait religieux est tenace malgré toutesles dénégations, c’est même parce qu’on peut légitimements’inquiéter d’un retour massif et violent des religions à lasurface de l’actualité que nous entendons autrement lesapophtegmes de Nietzsche, et qu’alors nous comprenons de luitout autre chose que ce qu’une vulgate paresseuse martèle avecdogmatisme. Il faut effectivement avoir l’oreille fine, comme le demande

Nietzsche, pour entendre certaines choses dites de manièrefracassante et excessive au point que le bruit des invectivesrisque de cacher le murmure du message. C’est particulièrementvrai de la – trop célèbre – mort de Dieu. On croit savoir, doncon sait et on affirme, que Nietzsche doit être rangé dans lalongue série des philosophes pour qui l’athéisme, parconséquent la négation de Dieu, est une conquête indépassablede l’esprit enfin advenu à lui-même dans l’autonomie de l’actede pensée. Moyennant quoi un tel classement empêchelittéralement d’entendre le propos et donc ferme à uneintelligence philosophique de ce que Nietzsche veut suggérer –suggérer, non asséner dogmatiquement ou tenir pour vrai etassuré. Que suggère-t-il dans le tumulte et sous le masque de mots

provocants ? Le fou, l’insensé, l’exalté – autant detraductions pour l’allemand « der tolle Mensch » –, le héros de lafable de l’aphorisme 125 du Gai Savoir, annonce dansl’indifférence générale et la surdité des auditeurs de la placepublique un événement inouï, au sens propre du mot ; événementjamais encore entendu et qui à ce titre ne peut pas être dûmentcompris, dont la portée par conséquent dépasse ceux quil’entrevoient et qui les submerge. Loin d’être une annonce

libératrice qui inaugurerait l’ère d’une humanité autonome,émancipée des asservissements religieux et autoritaires, selonles propos irréfléchis des « hommes supérieurs », cette annoncese donne sous la figure d’un ébranlement général et radical detous les repères. Une perte d’orientation et donc de sens quimet cul par-dessus tête l’ensemble de l’univers humain. Pertetellement insupportable que le tolle Mensch inconsolable finit sacomplainte dans les églises, dont il ne peut apparemment pas sedétacher, puisqu’il va y chanter un Requiem aeternam Deo… Le caractère tragique de cet effacement du centre de gravité

traditionnel de toute chose, y compris de l’univers humain, nepeut donc pas être minimisé, ni la mort de Dieu tenue pour ladisparition d’un songe, d’une illusion ou d’un cauchemar aprèsquoi l’humanité trouverait enfin sa vitesse de croisière, oubien déboucherait dans le règne de la raison libérée ou de lasociété maîtresse d’elle-même et émancipée des aliénationsancestrales. Par cette conclusion, il apparaît clairement queNietzsche ne peut pas être tout à fait situé sur la même ligneque ces athéismes avec lesquels on le confond pourtant.L’attesteraient encore les aphorismes du cinquième livre du GaiSavoir : cherchant à anticiper les effets du « plus grandévénement récent – à savoir que “Dieu est mort”, que lacroyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit », Nietzscheannonce non point le début du règne des lumières, maisl’extension d’immenses ombres et l’effondrement de « notremorale européenne en sa totalité ». Si les rayons d’unenouvelle aurore ne touchent que quelques « esprits libres », cen’est pas sans que cette aube n’ait à traverser une longue nuitpleine d’angoisses et de traumatismes dont le pire peuttoujours sortir. L’athée tranquille de la place publique est uninconscient qui ignore les enjeux de l’époque, qui n’annoncepas les prémices d’un homme nouveau. Il est impossible de ne pas entendre de nos jours la

pertinence de ce « devineur d’énigmes ». Avec l’effacement desréférences ultimes qui orientaient la vie des hommes et qu’onsynthétisait sous le nom de Dieu, centre de gravité de toutechose, ce n’est pas seulement la sphère religieuse qui estaffectée, c’est l’ensemble des relations sociales – la totalitéde la moralité européenne – qui sont atteintes. Ce ne sont passeulement les religions au sens traditionnel qui sontdéstabilisées, c’est l’univers humain qui perd son pôle deréférence. Cette perte touche tous les secteurs de

l’existence ; elle aboutit à ce désarroi des groupes et desindividus qui, loin d’accéder enfin à l’autonomie, versent dansla confusion et l’incapacité à se structurer faute de repèresgrâce à quoi ordonner leur existence, dans tous les sens du mot« ordonner ». Est-ce tout à fait un hasard, et sans lien aucunavec ce qui précède, que d’aucuns caractérisent l’époque commecelle d’une nouvelle barbarie, qu’on dira douce pour atténuerle diagnostic ? Et lorsque Nietzsche traite de la décadencemoderne et dépeint le dernier homme, incapable de projets,d’ambitions et dévoré par le ressentiment, fixé sur larevendication de ces droits individuels et incapable de« prendre le large », est-il si loin d’un diagnostic, qu’il nese contente pas de poser, mais dont il pointe du doigt lessources fondamentales dans l’effacement de Dieu ?

Permanences de la volonté de croyance

Si l’athéisme n’est donc nullement une libération pour lamasse, mais bien plutôt l’entrée dans une longue et redoutableépreuve tragique, un autre aspect doit retenir notre attention.La mort de Dieu ne signifie pas l’affaiblissement de la volontéde croyance. Loin de là. Non sans ironie, Nietzsche déclarevoir dans l’athéisme assuré de lui-même, et incapable decritique ou de distance par rapport à soi, le dernier mot decette volonté de croyance, ou son bastion le plus inexpugnable.L’athée de la place publique ne se croit-il pas dans le sens del’histoire et maître d’une autonomie assurée de ses bases ? Onpeut avoir congédié toute allégeance religieuse et cependants’accrocher à la volonté de vérité à tout prix, qu’elle soit denature politique, scientifique ou philosophique. Lesinvestissements fanatiques sur les idéologies de l’histoire quiont tant marqué le XXe siècle n’attestent-ils pas de cesinquiétantes substitutions de volonté de croyance, d’autantplus tenaces qu’elles se croient non religieuses, d’autant plusviolentes qu’elles pensent agir au nom de la raison, du progrèsde l’humanité, du sens de l’histoire scientifiquementdémontré ? Et les nouvelles formes de scientisme ne confirment-elles pas l’acuité du jugement nietzschéen ? Justement parce que Nietzsche n’a jamais cru à l’avènement

d’une humanité psychologiquement et affectivement délivrée dudésir de certitudes – de la volonté de vérité à tout prix –, iln’a jamais annoncé non plus l’effondrement de la croyance. Au

contraire, plus le désert croît, plus la perte de repères estprofonde, plus ceux qu’il appelle « les faibles », c’est-à-direles volontés divisées ou déstructurées, risquent de s’investirsur des certitudes qui les stabilisent, les unifient, leurfournissent ce supplément d’autorité qui leur fait défaut etque des gourous improvisés leur fournissent clés en main. Lapuissance qu’ils ne peuvent exercer sur eux-mêmes leur estfournie par procuration de la part d’autorités d’emprunt qui seprésentent en pourvoyeuses de sens : partis politiques, sectes,nationalismes, fondamentalismes divers ou intégrismes de toutenature, pour moduler sur une liste déjà fournie par Nietzsche… Le philosophe voit bien, à partir de son expérience

personnelle d’ailleurs, que l’effacement de la foi en Dieu oul’ébranlement des religions institutionnelles, donc desÉglises, la disparition de l’adhésion à des dogmes devenusincroyables n’éteignent pas pour autant la vivacité de« l’instinct religieux ». Instinct qui nourrit certes desfigures diverses : celles, aberrantes ou décadentes, des sectesqui colportent des marchandises frelatées à partir du désarroide volontés défaites – faibles ou enclines à de nouvellesformes d’esclavage ; celles du bricolage relativiste par lequelchacun arrange sa croyance par des procédures où l’enfermementnarcissique en soi-même se trouve en quelque sorte confirmé etbouclé ; mais aussi celles des formes intellectualisées dunihilisme réactif, élégant, le pessimisme des salons où l’onmet à la boutonnière la fleur du désespoir et le goût dunirvana, du moins d’un nirvana revu tendance et garanti contretout risque de perte réelle de soi – et l’on sait à cet égardque Nietzsche n’était guère tendre pour ce bouddhisme mou qu’ilvoyait venir à l’horizon européen ! S’il est relativement facile d’entendre la dénonciation

nietzschéenne de nos maux, on a peine à prêter l’oreille à sesdiscours sur l’éternel retour et sur l’éternité, et plus encoreà son annonce d’une reviviscence du divin après la mort desreligions. Ne convient-il pas de considérer ces propos comme depurs signifiants, des signes creux permettant le jeu et ladanse au-dessus du vide, tout juste des mots qu’il faut surtoutse garder de prendre à la lettre, voire de pures provocationsconçues pour égarer ?

Oui à l’éternité ?

Ce serait identifier le nihilisme nietzschéen à sa formenégative, pessimiste, réactive, et ne pas (vouloir) voir queNietzsche n’affirme la sourde domination du néant en toutes nosvaleurs, y compris les plus hautes – Dieu par conséquent –, quepour susciter le désir du dire-oui, que pour exorciserl’emprise du néant et de la volonté de mort, et donc pourprovoquer au désir de vie et de puissance affirmative. Ceserait, du coup, ne pas voir qu’il dérange encore en ce qu’ilsuggère les chemins de sortie de la volonté esclave,prisonnière du dire-non et du réactif. Or comment ne pas êtresensible à la beauté de sa prose, au lyrisme de sa poésie, à lasplendeur de sa phrase quand il exalte la beauté des choses, lapuissance de la vie, la présence de l’éternité à tout instant,l’infinité retrouvée du monde ? Serait-ce là les traits d’unecomplaisance nihiliste pour le faisandé ou le signe del’enfermement dans son coin ? Un pur jeu sans portée,dérisoire ? Si Nietzsche dérange de nouveau ici et n’est entendu que par

ceux qui ont oreilles et force pour entendre, c’est qu’ilindique que, si le sens n’est plus donné – en une croyance enDieu, en une finalité du cosmos, en un sens de l’histoire –, ilrevient à chacun, à partir de son point de vue ou de son coin,de faire et de dire oui à la splendeur du monde, à ce qui enlui nous passe infiniment (éternité). Splendeur qui n’est passans inclure la mort même et la souffrance. Tel est sans doutele sens à donner à la célèbre opposition entre Dionysos et leCrucifié : le dire-oui à la vie ne passe pas par une seulesouffrance rédemptrice (le Crucifié), mais par un écartèlementaussi durable et aussi cruel que la vie même (Dionysos).L’opposition n’est donc pas opposition à la souffrance, maisaptitude à assumer les « mille morts » que suppose touteexistence… Sagesse qui ne cache pas sa cruauté, paradoxalementbien plus sanglante que celle que propose le Crucifié !L’opposition à la théologie chrétienne dans sa proximité mêmemontre d’ailleurs qu’un chrétien n’est pas le plus mal placésans doute pour entendre ce que l’oreille athée n’entend mêmeplus. On ne retiendra guère la véhémente critique nietzschéennede Paul ni son apologie d’un Jésus non violent, naïf etétranger au réel, trop marquée par la théologie libérale de sontemps. Mais comment ne pas entendre l’accusation selon laquellela construction dogmatique et la systématisation morale desÉglises sont des carcans inventés par la faiblesse ; prisons

qui enferment l’homme sur lui-même et l’obsèdent, prisonssurtout qui apprivoisent un Dieu humain, trop humain, tellementdomestiqué qu’il devient impossible d’y reconnaître le divin ;et telle est la source de l’effondrement du christianisme enmême temps que la cause profonde de la mort de Dieu. On peutcertes, on doit s’interroger sur cette « luxuriance du divin »qui est censée faire retour après la mort des religions, sedemander ce qu’est ce chaos sans visage, anonyme, et sur lequell’homme n’a aucune prise, dont parlent nombre d’aphorismes ; onpeut aussi se demander si le prix de souffrances dionysiaques àassumer n’est pas excessif pour les forces humaines, même lesplus fortes, et si cette « sagesse » ne porte pas avec ellel’écrasement de l’homme. Il n’en reste pas moins quel’« athée » Nietzsche ne cherche à casser les volontés decroyance, volontés d’enfermement en soi, que pour ouvrir à undire-oui dont la nature religieuse ne fait guère de doute. Voilà qui est insupportable à nombre de croyants mais non

moins aux athées de la place publique, qui préfèrent souventbiffer toute cette part insupportable du gai savoir. Voilàaussi qui peut apprendre qu’avec le divin on n’en a jamaisfini, au meilleur sens du mot : l’éliminer par décision athéeou l’enclore dans les parcs dogmatiques est également vain etridicule ! Digne de ce rire nietzschéen dont on oublie trop laforce dévastatrice à l’égard de nos volontés de vérité à toutprix désireuse de s’approprier la profondeur abyssale du monde.

Paul Valadier, jésuite, est professeur de philosophie au CentreSèvres à Paris.Il a notamment publié Nietzsche – Cruauté et noblesse du droit (Michalon,1998) ; Nietzsche l’intempestif (Beauchesne, 2000) ; Morale en désordre –Un plaidoyer pour l’homme (Seuil, 2002).

1. La Naissance de la tragédie (Die Geburt der Tragödie, 1872)Un centaure philosophique

Ouvrage inclassable d’un philologue de profession sedécouvrant philosophe de passion, la Naissance de la tragédie est unlivre déconcertant, dans la mesure où Nietzsche, au lieu defaire la part de son activité universitaire (l’étude del’Antiquité) et de ses obsessions intellectuelles naissantes(Schopenhauer, Wagner), choisit de mélanger le tout en un

cocktail détonant. Une conception pessimiste de l’existence,héritée de Schopenhauer, trouve à s’incarner au cœur de laGrèce archaïque dans la lutte entre deux pulsions naturellesantagonistes, dont la tension dessine les contours mouvants dela création humaine : Dionysos, divinité de l’ivresse et del’extase festive, et Apollon, dieu du rêve et de la belleapparence individuée. Fruit suprême de l’union discordante deces deux puissances de la nature, l’art, et notamment latragédie grecque, se voit investi d’une fonction métaphysique :face à l’effroi provoqué par la tragique absence de sens de lavie, l’art justifie l’existence en y apposant le sceau de labelle apparence. En cela il s’oppose à la science, qui depuisSocrate ne cesse d’appauvrir la culture occidentale par sonbesoin insatiable de lever les voiles de la vérité. Face àl’hyper-théoricisme de la modernité, il est besoin d’un arttotal apte à susciter un renouveau de la culture tragique enAllemagne ; cet art a pour nom Wagner, auquel Nietzsche dédiesa première œuvre d’importance.

Olivier Tinland

Par Éric Blondel

Faut-il « tirer sur la morale » ?

S’il faut en finir avec la morale, affirme Nietzsche, c’estavant tout parce qu’elle exprime le ressentiment des faibles etleur incapacité à supporter la réalité telle qu’elle est. Àcette attitude négatrice de la vie, il oppose la gaietéd’esprit et la belle humeur.

L’affaire peut paraître entendue : Nietzsche, immoralistedéclaré, aurait définitivement réglé son compte à la morale.Fait avéré et difficilement contestable : tout au long de sesquelque quinze ans d’activité philosophique, il n’a cessé delui livrer une « guerre à mort », avec un acharnement qui frisel’obsession. Au demeurant, étrange paradoxe, s’il ne fallaitciter qu’un thème pour caractériser les idées maîtresses et ledomaine de prédilection de sa philosophie, ce serait celui dela morale, et non pas, comme on l’a souvent entendu répéter, laquestion de la métaphysique, le surhumain ou le retour éternelde l’identique. L’étonnant, c’est que Nietzsche, loin deparvenir à « en avoir fini » avec la morale, semble fasciné parelle, ressasse sempiternellement ses attaques et semble enfaire l’unique objet de son ressentiment – « Il faut tirer surla morale » (Crépuscule des idoles). Voilà qui ne laisse pas desurprendre chez un penseur qui pourchasse précisément leressentiment – typique de la morale –, qui met son pointd’honneur intellectuel à affirmer plutôt qu’à nier ou attaquer.À la fin d’Ecce homo, Nietzsche reprend en françaisl’imprécation de Voltaire contre l’obscurantisme moralchrétien : « Écrasez l’infâme ! » Une telle malédiction tranchesur l’éloge de la « belle humeur » et de la bénédiction queNietzsche veut, surtout à la fin, proposer comme maîtres motsde sa pensée dionysiaque. C’est avec la définition de la morale chez Nietzsche que les

grosses difficultés commencent, encore et peut-être surtoutaujourd’hui. Qu’est-ce qu’il appelle « morale » et que luireproche-t-il ? Au lieu de s’engouffrer dans le concert descritiques contre la morale traditionnelle, bourgeoise,intégriste, dominante, chrétienne – ce qui revient à enfoncer

des portes ouvertes et n’est nullement l’affaire de Nietzsche–, il faut commencer par s’étonner que Nietzsche parle toujoursau singulier et avec l’article défini de « la morale ». Enbref, il s’agit moins d’un ensemble de préceptes, deprescriptions et d’interdits que d’un certain type decivilisation. Quelle civilisation ? La nôtre, qui va, selonNietzsche, de Socrate à Schopenhauer, celle qu’il appelle, parun étrange amalgame, le platono-christianisme, ou encore « lesidées modernes – donc fausses » (sic). Or, aujourd’hui, elle amoins à voir avec les divers intégrismes et fondamentalismesqu’avec les idéaux partagés par toutes les sociétésoccidentales démocratiques développées. Quelques échantillons :les idéaux politiques et l’ordre moral ou idéologique – qu’ilsoit libertaire ou autoritaire – ont pour nom nietzschéen« l’idéal ascétique » ; la société de consommation et desmédias s’appelle « la mentalité de troupeau » ; les droits del’homme et les idéaux démocratiques ou républicains ont pouréquivalent « les tarentules de l’égalitarisme ».

La manipulation morale

De quel droit, ou plutôt sous quelle perspective, Nietzscheles attaque-t-il, avec l’agressivité sans ménagement qui a faitsa réputation ? Depuis Socrate et Platon, relayés par le judéo-christianisme, une morale est d’abord un système dedistinctions plus ou moins fines entre bien et mal, voire entrele Bien et le Mal. C’est ensuite, par corollaire, l’ensembledes préceptes, impératifs et commandements, positifs etnégatifs, de lois et d’interdits qui non seulement dictent àl’individu ou au groupe ce qu’il faut faire et ne pas faire,mais, plus subtilement, désignent à la vindicte ce qui va malet définissent ce que devrait être la réalité, donc quels sontles idéaux à poursuivre et à réaliser – qu’ils proviennent desreprésentations collectives, à savoir les normes sociales, oude la voix de la conscience individuelle, voire des systèmesreligieux et philosophiques. La morale définit ce que devraitêtre le vrai monde, le monde du bien. Or ces deux principes dela morale ont en commun, d’un côté, la toute-puissance du désir(de la volonté) et, de l’autre, un escamotage de la réalité, la« négation de la vie » au profit d’un monde idéal, un monde dubien, où rien ne se trouve qui puisse être accusé de faire lemalheur des hommes, de les faire souffrir. Le principe de la

morale est le ressentiment des faibles : faible est ce qui nesupporte pas la réalité telle qu’elle est, c’est-à-diretragique, conflictuelle, un champ clos de passions, de pulsionsinconciliables et perpétuellement en conflit, et qui doncaccuse la réalité – notamment celle du sensible, du corps, dessentiments et des passions – de faire souffrir les hommes. C’est à cause de la société que je souffre – c’est ce que

Nietzsche appelle le « socialisme » ou l’« anarchisme », sonvocabulaire n’est pas très sûr –, ou bien c’est à cause despassions, de mes passions, de mon corps que je souffre – c’estle schéma chrétien du péché. Le faible préfère ressasser sesrancunes, ses accusations, y compris contre lui-même et sespassions, plutôt que d’affronter la réalité – psychique etobjective. La seule solution est alors pour lui de « faire laguerre aux passions » – en termes contemporains, refouler ouréprimer ce qui gêne dans la réalité : anéantir les passions,nier la réalité. Ou encore, ignorer que la plupart du temps lebien et le mal sont toujours enchevêtrés dans l’action, même lameilleure. Et tenter d’extirper le mal – la lutte contre« l’empire du Mal », de Reagan à Bush, sans oublier les purgesstaliniennes ! –, c’est le propre du faible, de cettecaricature du bien qu’est l’homme bon, un « hémiplégique de lavertu ». De ce point de vue, il faut relever la redoutableinsistance caractéristique de la morale sur l’idéal de pureté –race pure, société propre, vrais militants, pureté desdoctrines, c’est-à-dire intégrisme au sens fort et étymologiquedu mot. La morale est la supercherie par laquelle cet « avortonde cagot et de menteur » qu’est l’idéaliste tente de substituerson idéal du « vrai monde » – monde épuré du sensible et despassions – à la réalité « énigmatique et effroyable » qu’il neparvient pas à assumer, à affronter, à affirmer. Plus graveencore : la morale est l’arme absolue au moyen de laquelle leprêtre ascétique – entendons par là toute autorité de typemoral qui juge en bien et en mal – prend le pouvoir sur letroupeau. Le moyen le plus sûr d’avoir le pouvoir absolu estd’exploiter la culpabilité – depuis la manipulation théologiquedu péché par le christianisme jusqu’à Sharon, en passant parFranco et le stalinisme prétendu révolutionnaire. Cela peut se faire selon deux modes. Premier type d’opération

morale : on l’inculque, on l’inocule, on oblige l’individu àretourner contre lui-même l’agressivité que la société l’obligeà réprimer. C’est ce que l’on nomme « mauvaise conscience ».

Par des moyens répressifs, oppressifs, pour ainsi direpénitentiaires, tels que les représailles et le châtiment,terribles aide-mémoire qui marquent au fer rouge l’humain,animal naturellement oublieux, il s’agit d’obtenir quel’individu se dise : si je souffre, c’est ma faute, car je suispécheur. Nietzsche joue sur le double sens du mot allemandSchuld (faute, dette) : contraint par la société, l’individudoit se sentir coupable, responsable du mal, et donc redevable(schuldig) d’une expiation. L’autre option de la manipulationmorale consiste à changer la direction du ressentiment endéplaçant la rancune du faible envers ce qui lui paraît causede ses souffrances, vers telle ou telle instance – tellepassion, tel individu, tel groupe, l’État, la société. Un desparadigmes de cette stratégie du ressentiment estl’antisémitisme, dont Nietzsche a parfaitement décrit lesressorts. Saisissons cette occasion de démolir un lieu communencore tenace sur le prétendu antisémitisme de Nietzsche ou desa doctrine. Les antisémites, tout comme les faibles menés etdominés par la morale, « ne savent pas donner de but à leur vieet finalement sont la proie d’un parti dont le but estmanifeste jusqu’à l’impudence : l’argent juif. Définition del’antisémite : envie, ressentiment, fureur impuissante commeleitmotiv de l’instinct ». L’homme moral, antisémite ou non,est un faible, le décadent par excellence. Pour mieuxcomprendre l’actualité du propos anti-moral de Nietzsche, ilsuffit de remplacer le mot « juif » par « immigré »,« étranger », « jeune de banlieue », « voyou », etc., ou encore« allemand », et « antisémite » par « Français d’abord »,« préférence nationale », « ordre républicain », et la leçondevient limpide. En un mot, la morale se définit parle ressentiment de

l’idéaliste, et l’idéalisme désigne ce que nous appellerionsaujourd’hui nos valeurs – nationales,occidentales, de droite,de gauche – ou le service militant d’une cause, quelle qu’ellesoit, ce qui oblige toujours à mentir à autrui et, plus souventencore, à soi-même. C’est pourquoi Nietzsche, contre toutes lesimpostures – et postures nobles ou propres – de l’idéalismemoral, peut dire que « le service de la vérité est le plus rudedes services », par quoi il faut entendre la reconnaissance dela réalité telle qu’elle est. Cette vérité de la réalité quenous voulons méconnaître, c’est ce que Nietzsche désigne sousles termes de tragique, d’énigme, d’abîme effrayant et

équivoque de l’affrontement sans fin, sans aucune solution, desforces en présence en nous et hors de nous : « La vie même estessentiellement appropriation, atteinte, conquête de ce qui estétranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de sesformes propres, incorporation et, à tout le moins, dans les casles plus tempérés, exploitation » (Par-delà bien et mal).

Lire le monde comme un texte

Mais Nietzsche se contente-t-il de critiquer, d’attaquer, denier ? N’est-il pas lui-même guetté par le ressentiment ? Sesimprécations contre la morale platonico-chrétienne sont-ellesson dernier mot ? Pour poser une question gênante – pour lesinconditionnels et les cagots du nietzschéisme : y a-t-il unemorale de Nietzsche ? Quel est le contenu affirmatif de sapensée ? La réponse est à la fois simple et complexe. Nietzscheappelle « morale » un ensemble de prescriptions et d’impératifsde nature principalement négative qui sont destinés à éluder laréalité inéluctable et tragique des choses en faisant appel àun désir tout-puissant. Celui-ci s’évertue à condamner laréalité telle qu’elle est essentiellement et s’efforce par tousles moyens, incantatoires et idéologiques, de faire croire à lapossibilité de changer la nature des choses en recourant à laraison, à la logique, à la distinction du vrai et du faux, dubien et du mal, stratagèmes métaphysiques de la faiblessenégatrice de la réalité. Si c’est cela qu’on entend par morale,alors Nietzsche ne propose aucune morale. Nietzsche dénonce la morale comme invention d’idoles et

gonflement du néant : « Il y a plus d’idoles que de réalitésdans le monde » (Crépuscule des idoles). Et cependant, il se pose enaffirmateur, en créateur de valeurs, sous le terme symboliquede « dionysiaque ». Ce qu’il propose positivement revêtd’emblée une valeur critique, mais se révèle à la fois etinextricablement négatif et positif. C’est l’analysegénéalogique. Celle-ci consiste, d’une part, à lire le mondecomme un texte, à étudier le texte de la civilisation – lesidéaux, les grands principes, la morale, les valeurs, lesobjectifs, les appréciations – comme un philologue, unlittéraire, un lecteur professionnel interprète un texte, avecpatience, circonspection, subtilité. D’autre part, legénéalogiste procède comme un médecin qui déchiffre lessymptômes, les signes cliniques que le corps malade, décadent,

faible, moral, névrosé lui présente, avec des méthodes qui sontsymbolisées par l’auscultation (la « troisième oreille »), lapercussion, la palpation. Cette entreprise est destinée à remonter des signes vers leurorigine corporelle, des symptômes au corps, du manifeste aulatent. En ce sens, elle est négative et critique, puisque celarevient à démonter, dénoncer les apparences, à enlever lestravestissements et les déguisements mensongers de la maladiemorale. Mais, d’un autre côté, il s’agit aussi, positivement,de manifester, de faire apparaître le corps et la vie, et c’estpourquoi, au-delà de leur contenu conceptuel et discursif, lesécrits de Nietzsche se présentent comme des manifestations,positives donc cette fois, de l’affleurement de la vie, ducorps, de l’humeur, du tempérament, de la personnalité. Prenons garde à la rhétorique très particulière de Nietzsche.

Elle signifie qu’il ne tient pas seulement un discoursphilosophique, mais écrit le texte de la vie, avec sesemportements, ses silences, ses ruptures, ses colères, sesdésirs, ses violences, ses cruautés. C’est le biais qu’il prendpour tenter d’échapper au destin moral de la raison discursive,car le langage de la raison est essentiellement métaphysique,c’est-à-dire qu’il tend à nier la vie, à chercher à résoudreles problèmes en les escamotant. Pour Nietzsche, la raisonphilosophique est le moyen par excellence que l’Occident ainventé pour refouler, nier, les affects, les sens, la vie, lecorps, et c’est pourquoi notre civilisation est d’emblée faibleet décadente, dès Socrate.

L’amour du destin

Le dessein de Nietzsche, en particulier dans Ecce homo, est defaire pièce au ressentiment par cette « vertu sans moraline »qu’est la « belle humeur » ou « gaieté d’esprit » (Heiterkeit).Autrement dit, il s’agit de montrer comment on peut êtrecontent de soi, affirmer la vie, l’approuver sans la nier, sansen exclure les aspects tragiques et redoutables, sans encondamner les malheurs ni calomnier les sens, les passions, leséchecs et les conflits. Parodiant l’Évangile, Nietzsche écrit dans le Gai Savoir : « Car une

chose est nécessaire : que l’homme parvienne à être content delui-même – fût-ce au moyen de telle ou telle poétisation et detel ou tel art. Celui qui est mécontent de lui-même est

toujours prêt à s’en venger. » Cette belle humeur est à la foisune approbation et un amour, l’amor fati (amour du destin), uneacceptation joyeuse, un gai savoir de l’inéluctable, dutragique, de l’horreur abyssale et énigmatique des choses. Lerecours n’est pas dans la raison philosophique, mais dans lajubilation, la jouissance artistique, l’art consistant à fairejouer pleinement ses passions – « Dans la musique, les passionsjouissent d’elles-mêmes ». En second lieu, si Ecce homo est untraité de savoir-vivre, ce n’est pas un traité de morale ;Nietzsche y parle des « petites choses de la vie », celles quiont toujours été négligées par les philosophes, acharnés selonlui à nier le vouloir-vivre plutôt qu’à expliquer comment onpeut devenir ce que l’on est, c’est-à-dire se surmonter soi-même : le climat, l’alimentation, la digestion, lesfréquentations, les lectures, l’écriture et le style, la façonde régler son agressivité, sa mémoire ou ses échecs – car, dansle ressentiment, « le souvenir est une plaie qui suppure ». La belle humeur consiste à évacuer, à digérer la culpabilité

et la rancune : « Ceux qui gardent les choses pour eux sont desdyspeptiques. » D’une façon provocatrice et symbolique, laphilosophie et la morale sont remplacées par la diététique, laraison par le vécu, les passions tristes et les impératifs parla gaieté et le dire-oui à la fécondité de la vie. On setromperait cependant si l’on croyait qu’il ne s’agit que delibérer le désir de ses entraves morales : comme le désir vaplutôt dans le sens moral de la négation de la réalité, ils’agit plutôt d’accroître sa puissance, d’aller vers plus depuissance, y compris en suscitant au désir des obstacles : « Cequi ne me fait pas mourir me rend plus fort. » 

Eric Blondel est professeur de philosophie morale àl’Université Paris-I (Panthéon-Sorbonne).Il a notamment publié Nietzsche, le corps et la culture (PUF, 1986) ;l’Amour, la morale (GF, 1998–1999) ; le Problème moral (PUF, 2000). Ila traduit Ecce homo, Nietzsche contre Wagner, l’Antéchrist, la Généalogie dela morale (GF, de 1992 à 1996), ainsi que Crépuscule des idoles(Classiques Hatier de la philosophie, 2002).

2. Considérations inactuelles (Unzeitgemässe Betrachtungen, 1873-1876)Le combat pour la culture

Les quatre essais qui composent cet ouvrage sont marqués dusceau contradictoire d’un militantisme wagnérien acéré et d’unerevendication croissante d’indépendance vis-à-vis de l’époquemoderne. Le style en est surtout pamphlétaire, le but avoué deNietzsche étant d’écorner la fausse superbe de l’époqueactuelle en lui opposant la valeur inactuelle du génie, incarnéici par Schopenhauer et par Wagner. Se trouvent tour à tourbrocardés le philistinisme et l’absence de style des écrivainsmodernes, la stérilité des études historiques, le conformismeet l’impersonnalité des individus dans leur rapport à l’État,la confusion qui règne en matière de goût artistique. À ces tares de l’époque moderne, Nietzsche oppose

successivement l’idéal d’une culture accédant à une véritableunité stylistique, un rapport au passé soumis aux strictesexigences de l’avenir, une authentique indépendance d’espritface à la tutelle aliénante de l’État – attitude qu’incarneSchopenhauer –, l’aspiration à un renouveau artistique orientévers une renaissance de la culture allemande – dont le hérautdemeure Wagner. Si la véhémence de la critique et lafascination pour Wagner lestent encore la pensée de Nietzsche,on perçoit déjà dans ces œuvres de circonstance quelques thèmescentraux de la maturité, notamment la figure de l’esprit libre,la supériorité de l’art et de la vie sur l’abstractionthéorique, ainsi qu’une conception du temps orientée versl’avenir.

Olivier Tinland

Par Partick Wolting

La philosophie est-elle l’ennemie dela vie ?

Et si la volonté de vérité à l’œuvre dans la philosophietraduisait une secrète volonté de mort ? Nietzsche entenddépasser ce nihilisme en assignant à la philosophie une viséenouvelle : non pas découvrir des vérités mais créer des valeursqui exaltent la vie.

L’actualité de Nietzsche n’est pas celle d’une doctrine maisd’une exigence : faire enfin de la pensée l’exercice d’uneprobité sans faille. Le geste fondamental de Nietzsche, quiexplique l’irréductible originalité de sa position parmi lesphilosophes, tient à l’élucidation des conséquences de cetteéthique en matière intellectuelle. Une de ses retombées lesplus spectaculaires placera la philosophie face à un défiparadoxal : « Reconnaître la non-vérité pour condition devie. » Si cette formule de Par-delà bien et mal dessine un aspectcapital de la révolution dans la manière de penser quicaractérise la réflexion nietzschéenne, il convient, pour yvoir plus qu’un simple slogan, brillant mais énigmatique etpeut-être fragile, de comprendre en quoi elle instruit leprocès de la tradition philosophique au nom de cetterevendication d’honnêteté intransigeante que Nietzsche appelleencore « indépendance », et dont il fait le signe distinctif duvéritable philosophe. Le souci de Nietzsche ne semble pourtant pas se réduire

exclusivement au débat avec les philosophes. On connaîtl’éblouissante richesse de ses réflexions, qui fascine à justetitre, et, si l’effort est constamment requis, il n’est nulbesoin d’être un technicien de l’histoire de la philosophiepour saisir la cohérence de ses argumentations, pourtantdifficiles. Connaissance, science, morale, art, religion,philosophie, politique, histoire, mœurs, organisation dutravail ou structures sociales : il n’est pas de champ de lavie humaine qui ne soit interrogé par les livres de cetenquêteur infatigable – profusion qui n’est en rien l’indice de

la dispersion, ou d’une curiosité superficielle. Dans cesvoyages qui explorent tout le spectre de l’activité humaine, etnon pas seulement la province qu’est la philosophie au senstechnique du terme, c’est bien une préoccupation unique quiguide l’enquête et lui donne sens. Que cherche donc ce penseuratypique qui se dit « médecin de la culture », mais prétendsimultanément révéler la tâche, jusqu’alors mal comprise, quidéfinit le philosophe authentique ? Si la chose apparaîtjustement avec le plus de netteté dans l’examen de la traditionphilosophique, il demeure que celui-ci se voit désormaisintégré à un questionnement plus radical, que Nietzsche désignecomme le problème de la culture. Abandonnons donc l’image tropcourante d’une génialité subjective et fulgurante pour saisirla prodigieuse rigueur qui commande tout au contraire, d’unbout à l’autre, la construction d’une telle réflexion. Ce qui fait la spécificité de l’enquête de Nietzsche, c’est

qu’elle interroge plus encore les problèmes des philosophes queleurs réponses, leur manière de penser que leurs doctrinesparticulières. Depuis son instauration platonicienne, laphilosophie s’assigne un objectif ambitieux, qui est celui dela radicalité en matière de pensée : la condition première enest l’élimination des croyances et opinions, des passions etdes préjugés, au profit de la recherche désintéressée du vrai.Cette quête qui prend la forme de la recherche de l’essence, du« qu’est-ce que c’est ? », ne reconnaît qu’une loi : éliminertout présupposé, ne rien admettre qui n’ait été établiobjectivement et ne réponde à la seule volonté de vérité.

Le fanatisme de la vérité en accusation

Et pourtant... En dépit de ces proclamations de neutralité,n’y a-t-il pas d’emblée quelque chose de suspect dans le projetphilosophique ? À y regarder de plus près, le rapport à lavérité des philosophes se révèle un rapport de respect, voirede vénération – un attachement quasi religieux. Une telledivinisation du vrai, auquel on exige que tout soit sacrifié,n’échappe-t-elle pas à l’objectivité de la saisie théorique quel’on prétend atteindre ? Une détermination psychologiquespécifique – une passion – semble bien constituer un préalableà l’activité philosophique ; d’où le caractère peut-êtrecontradictoire de l’entreprise, qui ne serait pas aussidésintéressée qu’elle le prétend. La revendication de

radicalité dans la manière de questionner suscite du reste unsoupçon comparable : « À supposer que nous voulions la vérité :pourquoi pas plutôt la non-vérité ? Et l’incertitude ? Mêmel’ignorance ? » Pourquoi en effet éviter ces questions etconsidérer comme allant de soi le caractère préférable duvrai ? Une telle lacune initiale relativise inévitablement lecaractère fondamental du projet. À quoi s’ajoute un autre traittroublant : le fait que cette vérité si ardemment désiréeapparaisse elle-même comme prédéterminée, éprouvée par avancecomme stabilité, identité à soi, et qu’elle équivaille donc àla condamnation de principe du changeant, du sensible, de cequi a pour caractéristique d’être constamment différent de soi.Nous sommes loin de la neutralité qui se garde de touteprésupposition ; c’est bien un choix, et même un choixpassionné, qui s’exprime : la haine viscérale du faux et del’illusion a suscité un véritable fanatisme de la vérité. On voit ainsi apparaître toute une série de questions non

posées, de problèmes évités, et la poursuite de l’enquête nefera qu’accentuer les soupçons. De fait, l’examen desprocédures réglant l’exercice de la réflexion, les modes depensée, ne révèle pas moins de décisions autoritaires,péremptoires, et surtout prématurées ; tels l’attachementforcené au dualisme, qui structure toute la logique de notrepensée ordinaire : la croyance à la pertinence des oppositionscontradictoires, et donc exclusives, à la structure duelle etantinomique de la réalité – le vrai est le contraire du faux,le bien du mal, l’intelligible du sensible ; l’attachement àl’atomisme : la croyance à l’existence d’unités closes surelles-mêmes, soustraites au devenir – révélatrice du discréditjeté sur le multiple ; le fétichisme : la croyance àl’existence d’êtres agissants, au fait que tout processus ettoute action se rattache nécessairement à un substrat – l’agent– qui en serait la cause. Le questionnement philosophique aainsi écarté par principe, au mépris de toute probitéintellectuelle, d’autres voies de pensée, qu’il eût fallu àtout le moins affronter, celles que Nietzsche se proposerad’explorer : la possibilité qu’existent une solidaritésouterraine des instances pensées autrefois commecontradictoires, un primat du multiple sur l’unité, un primatdu processuel et du devenir sur le stable. Ces remarques convergent toutes vers la conclusion

inquiétante que, en dépit des incessantes querelles de

doctrine, il existe un consensus inconscient des philosophessur quelques positions vraiment fondamentales, comme lacondamnation du sensible, du corps, du multiple ou encore dudevenir. Il n’y a donc jamais eu de philosophie sanspréférences, sans croyances foncières qui commandent l’exercicede la pensée. Les philosophes ne s’étant pas souciés dejustifier ces préférences, comment ne pas être tenté de lesqualifier de préjugés, et d’affirmer que la pratiquephilosophique n’a cessé de trahir les exigences de radicalitéet d’indépendance qu’elle affirmait incarner ?

Interprétation, apparence, illusion

Un tel constat ne conduit encore qu’au seuil du problème :l’approfondissement de l’enquête menée par Nietzsche indiqueque les préférences ainsi repérées ne sont ni gratuites nidénuées de sens, et qu’elles expriment tout autre chose que del’inconséquence spéculative. Ces croyances fondamentales ont eneffet ceci de spécifique qu’elles doivent se définir comme desvaleurs : non pas des adhésions théoriques, mais bien despréférences pratiques qui expriment les besoins propres à unecertaine forme de vie. Leur sens est donc de fixer ce qui estressenti comme profitable, indispensable ou au contrairenuisible – donc des attirances et des répulsions.Intériorisées, passées dans la vie du corps – et c’est bien làce qui en fait des valeurs, et non plus de simples croyancesconscientes –, elles posséderont un rôle régulateur pourl’action et la vie humaine, prescrivant certains typesd’actions, en proscrivant formellement d’autres. On voit alorsque tout système de pensée, toute doctrine théorique, possèdeune signification pratique et doit être considéré comme uneinterprétation de la réalité sur la base de certainespréférences axiologiques. La croyance à la vérité a été l’une de ces interprétations,

et l’une de celles qui, dans l’histoire humaine, ont bénéficiédu crédit le plus spectaculaire ; si elle se révèle n’êtrequ’une illusion particulière, c’est une illusion qui,contrairement à d’autres, a acquis pour nous le statut decondition de vie : « La vérité est ce type d’erreur sans lequelune certaine espèce d’êtres vivants ne saurait vivre. » Qu’elleperde alors son statut de norme de la pensée est inévitable, etil en résulte une double conséquence. Tout d’abord,

l’effondrement de la notion de vérité révèle que la réalité,toute réalité, y compris celle de la pensée, est processusd’interprétation – le nom technique en est « volonté depuissance » –, jeu d’apparence et d’illusion. Mais,simultanément, se pose la question du critère qui autorisel’appréciation des interprétations. L’identification de laréalité à une concurrence permanente entre processusinterprétatifs n’entraîne pas chez Nietzsche de positionrelativiste, et l’expertise de la valeur que constitue lavérité montre bien pourquoi : la haine du changeant, le méprisdu corps et la survalorisation de l’intelligible expriment lerefus des conditions mêmes de la vie dans ce qu’elle a desensible.

Une double exigence

Cela laisse apparaître en quoi la vérité et les valeursmorales ascétiques traduisent profondément une protestation àl’égard des nécessités de la vie organique, un affaiblissementde la vie ; le vivant refuse en effet les conditions de sonexistence, refus exprimé sous la forme de jugements decondamnation de nature morale : la vie est injustice, la vieest souffrance... En traitant ces sentiments comme des vérités– comme un savoir –, la philosophie oublie leur caractèreinterprétatif et donc leur conditionnement par la vie – par uneforme déterminée, particularisée de la vie, une vie quirevendique sa propre négation et se retourne contre elle-même,d’où l’hypothèse avancée par le Gai Savoir : « “Volonté de vérité”– cela pourrait être une secrète volonté de mort. » Les retombées de ces analyses pour la compréhension de la

philosophie sont considérables. Si, comme l’indique Nietzsche,toute possibilité de pensée repose sur des valeurs, si touteculture est organisation de la vie à partir de choixaxiologiques inconscients, il est vain de prétendre instaurerune pensée qui dépasserait ce conditionnement et serait plusqu’interprétation. Tout au contraire, il est inéluctable deprendre acte de cette situation afin de modifier laproblématique philosophique dans le sens d’une véritableradicalité – de réconcilier, ce faisant, la pratique de lapensée philosophique et son idéal – et, pour ce, de substituerle problème de la valeur au problème, dérivé, de la vérité. Ils’agira d’identifier les valeurs sur lesquelles repose toute

culture, c’est-à-dire d’en rechercher les sources productrices,et enfin d’apprécier la valeur de ces valeurs, c’est-à-dired’estimer leur influence, bénéfique ou nuisible, sur ledéveloppement de la vie humaine : c’est l’ensemble formé parces deux enquêtes que Nietzsche nomme, dans les dernièresannées de sa réflexion, « généalogie ». Rien ne dit mieux cettedouble exigence rassemblée par la tâche du philosophe que lemodèle médical qui le définit désormais : la phase dudiagnostic n’est là que pour rendre possible la mise en œuvred’une thérapie. Ainsi que le montre la position de la vérité comme norme, il

est possible de vivre – pour un temps – avec des valeurs quienglobent la négation des exigences de toute vie : tel fut lepari fou de la philosophie depuis Platon, relayée par lechristianisme ; chose inattendue, la maladie se caractérisemême par sa puissance de fascination et de séduction. Pour untemps : car l’histoire montre aux yeux de Nietzsche que cettesourde volonté de mort, cette visée contradictoire à l’égard dela vie produit à terme l’effondrement des valeurs ainsidéfendues. Le nihilisme désigne cet effritement de la puissanceimpérative et régulatrice des valeurs propres à une formeparticulière de vie, la perte du centre de gravité quipermettait un équilibre dans l’organisation de l’existence.« Dieu est mort » – « la tragédie commence » : on se rendcompte que ce que l’on vénérait n’a pas la valeur qu’on luiprêtait, d’où le sentiment de paralysie, d’angoisse etd’abandon, le sentiment de la vanité de tous les buts et dunon-sens généralisé. Examinant la culture européenne del’époque dans ses différents aspects, Nietzsche y décèle cettelente montée du nihilisme qui fait apparaître progressivementla volonté d’en finir comme préférable à la poursuite de lavie. La visée du travail philosophique se sépare ainsi de manière

spectaculaire de la prétendue recherche de la vérité. Ils’agira bien plutôt de réfléchir aux moyens de mettre en œuvreune réforme pratique de la vie humaine dans les cas où celle-cisuccombe au nihilisme, et de manière plus large une réformesusceptible de faire évoluer l’humanité dans le sens d’une plusgrande santé, d’une plus grande conformité aux exigencesfondamentales de la vie même : tel est le projet que vise laformule « renversement des valeurs ». Le souci cardinal devientdonc celui d’une étude typologique des formes dont est

susceptible la vie humaine – « Le premier problème est celui dela hiérarchie des types de vie » –, et ce afin de déterminerles valeurs qui favorisent l’expansion et l’épanouissement,ainsi que l’énonce une formule que Nietzsche affectionne : « Oùla plante “homme” a-t-elle poussé jusqu’ici avec le plus desplendeur ? » Ce repérage suppose notamment le recours à l’histoire,

puisque celle-ci est avant tout « le grand laboratoire », lelieu où les communautés humaines ont effectué sous les formesles plus variées des expérimentations pour organiserl’existence sur la base de séries spécifiques de valeurs,qu’elles soient de nature morale, religieuse, politique ouartistique. On comprend alors pourquoi les voyages de Nietzscheau sein de ces différentes cultures revêtent une telleimportance, pourquoi en particulier la méditation sur la Grècede l’époque de la tragédie le retient si constamment :n’indique-t-elle pas en effet que c’est en plaçant l’art plushaut que le savoir que cette culture a su vaincre le nihilismequi la menaçait elle aussi, et susciter « le genre d’hommesjusqu’à ce jour le plus réussi, le plus beau, le plus envié, leplus apte à nous séduire en faveur de la vie » ? Loin d’être une intuition géniale ou un idéal plus ou moins

fantasmatique, l’idée de type surhumain, aboutissement de cetteenquête, n’a de sens que comme élément du dispositif permettantde répondre à cette question de la modification des valeurs etde l’élévation de l’homme. Il en va de même de la si difficiledoctrine de l’éternel retour. Si le philosophe est médecin,Par-delà bien et mal précise cette image par celle du législateur :« homme à la plus vaste responsabilité », il lui revient non dedécouvrir des vérités, mais bien de créer des valeurs – deparvenir à trouver et à imposer les conditions d’une viesuprêmement affirmatrice. Et peut-il y avoir oui plus entier etplus intense que la volonté de revivre sa vie à l’identique uneinfinité de fois – qui récuse de ce fait toute doctrinenégatrice déplaçant la vraie vie dans un au-delà ? L’aventureque nous propose Nietzsche s’ouvrait sur un cas de conscience ;elle débouche sur une épreuve qui nous en impose un autre :« Existe-t-il dès aujourd’hui assez d’orgueil, de sens durisque, de courage, d’assurance, de volonté de l’esprit, devolonté de responsabilité, de liberté de la volonté pour quedésormais sur terre, “le philosophe” soit vraiment –possible ? »

Patrick Wotling est maître de conférences à l’Université deParis-IV (Paris-Sorbonne).Il a notamment publié  la Pensée du sous-sol (Allia, 1999) ; leVocabulaire de Nietzsche (Ellipses, 2001) ; Introduction à Nietzsche(Flammarion, à paraître en 2002). Il a codirigé, avec Jean-François Balaudé, Lectures de Nietzsche (Référence, Le Livre dePoche, 2000). Il a traduit le Gai Savoir (GF, 2000) ; Par-delà bien etmal (GF, 2000) ; Éléments pour la Généalogie de la morale (Classiques dela philosophie, Le Livre de Poche, 2000).

4. Aurore (Morgenröthe, 1881)Une histoire naturelle des préjugés moraux

« Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. »Certes, la campagne a été préparée dès Humain, trop humain ; maisle choix d’une cible unique contraste vivement avec lapluralité des directions d’analyse de l’œuvre précédente. Cettecible, la morale – essentiellement la morale chrétienne –, vafaire l’objet d’une investigation psychologique et historiqueminutieuse, dont le but consistera à mettre en évidencel’étendue de l’emprise de nos préjugés quant au bien et au mal.En fait, c’est moins à la morale en elle-même qu’aux tentativespour rationaliser la morale que Nietzsche s’en prend ici. Lamise en lumière de l’histoire souterraine de la morale doitpermettre de discréditer toutes les raisons jusqu’ici avancéespour en faire une norme absolue. Le devoir, l’utilité, lacompassion et bien d’autres justifications avancées parthéologiens et philosophes – lesquels ne forment souvent qu’uneseule espèce – se trouvent renvoyés à leur origineirrationnelle, voire déraison- nable : la morale reposerait surdes instincts en vérité fort peu moraux – méchanceté, cruauté,égoïsme, grégarisme – et ne saurait à ce titre prétendre àl’absoluité. Cette morale est cependant la nôtre, ce pourquoiun dépassement de la morale ne saurait se faire que par cettemorale : la « passion de la connaissance », qui préside à cetravail de sape des préjugés moraux, est elle-même le produitde la morale, d’un devoir de véracité face aux illusions del’histoire ; elle constitue le prélude théorique à un« autodépassement de la morale ».

Olivier Tinland

Par Yannis Constantinidès

Sommes-nous les derniers hommes ?

Grégaire, oisif, hédoniste et humaniste, le dernier homme deNietzsche incarne le terme d’un processus de dégénérescenced’une humanité endormie par les narcotiques que sont lesvaleurs chrétiennes et démocratiques. Nietzsche aurait-il étévisionnaire ?

Comme son nom l’indique, le dernier homme représente l’hommele plus méprisable qui soit, le terme possible de l’évolution –ou plutôt de l’avilissement – de l’humanité, si le processus dedécadence se poursuivait jusqu’au bout et mettait fin à touteperspective d’avenir. Cet homme crépusculaire est aux antipodesdu surhumain, qui incarne au contraire l’avenir de l’humanité.Une distance infinie sépare en effet l’homme fragmentaire,servile, qu’est le dernier homme du surhumain, c’est-à-dire del’homme complet, souverain. En accentuant de la sorte lecontraste entre ces deux pôles extrêmes de la hiérarchiehumaine, Nietzsche a voulu dépeindre de la manière la plus vivele choix décisif entre montée et déclin que chacun de nous est,selon lui, nécessairement amené à faire. Ainsi, lorsqueZarathoustra brosse le portrait peu flatteur du dernier hommedans le Prologue, c’est dans l’espoir de susciter le mépris dela foule, que la description du type surhumain n’avait guèreémue. Cet homoncule, cet homme avorté que Nietzsche voyait avec

dégoût se profiler à l’horizon de la modernité a renoncé àtoute grandeur et n’aspire plus qu’à vivre confortablement etle plus longtemps possible. Semblable à un puceron hédoniste,il a en aversion le danger et la maladie : « On a son petitplaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : maison révère la santé. » Il veut travailler le moins possible etmet au-dessus de tout la paix, la tranquillité, la sécurité.Nietzsche compare pour cette raison cet adepte d’une viesédentaire, en troupeau, à un animal grégaire. Si lacivilisation conduit à ce piètre résultat, estime-t-il, c’estqu’elle est en réalité une entreprise de domestication de

l’homme : sous prétexte de rendre l’homme meilleur, elle lerapetisse, le dévirilise, le déshumanise.

Le troupeau unique

Nietzsche se montre ainsi très sévère à l’égard de la moralechrétienne, la morale grégaire par excellence à ses yeux, et del’idéologie humanitaire qui en est issue, car elles font del’homme domestiqué, diminué, l’homme idéal, le sens et la finde l’histoire. L’histoire de la civilisation occidentale est dece fait l’histoire du déclin de l’Occident, de la« médiocrisation » et du nivellement des Européens, quipartagent les mêmes besoins grégaires. Certes, les sentimentsgrégaires ont toujours existé et ont toujours constitué unfrein puissant à l’affirmation de fortes personnalités, maisils avaient au moins mauvaise conscience avant lechristianisme. Sanctifiés par lui, la paresse, la pusillanimité(l’« humilité »), la lâcheté (la « prudence »), le goût duconfort matériel et intellectuel s’étalent désormais au grandjour, sans la moindre vergogne. Les valeurs chrétiennes et démocratiques encourageraient de

la sorte une vie parasitaire, tout entière vouée à la poursuited’un bonheur mesquin et étriqué. Nietzsche n’hésite pas àqualifier de « parasite » l’avorton produit par la moralechrétienne et égalitaire, puisqu’il se niche dans tous lesrecoins et interstices de la vie et qu’il cherche à survivreaux dépens de son hôte involontaire. Délibérément provocante,cette image décrit à merveille la vie grégaire, une vie detotale dépendance, animée d’un secret ressentiment envers celamême qui la nourrit, tout comme le vrai parasite essaie dedétruire le corps même qui lui sert de refuge... Ce sombreportrait correspond-il à l’homme d’aujourd’hui ? Notrecivilisation est-elle en chemin vers le dernier homme ? Sommes-nous nous-mêmes les derniers hommes ? Voyons si la tristeprédiction de Nietzsche s’est réalisée.Force est de constater tout d’abord que le progrès technique,

loin de libérer l’homme de l’aliénation, l’a rendu plusdépendant du monde extérieur que jamais. Il est frappant à cetégard de voir à quel point les nombreuses innovationstechnologiques de notre temps incitent à la paresse et à laservitude sous prétexte de faciliter la vie. Or, d’aprèsNietzsche, « la paresse, conçue comme inaptitude à un effort

soutenu, est le propre de la dégénérescence ». Si l’on flattede façon aussi éhontée la propension naturelle à la paresse,c’est dans le dessein non avoué d’affaiblir la volonté, de larendre incapable d’une application durable. Aussi ne faut-ilpas s’étonner si la plupart des hommes d’aujourd’hui seliquéfient face à la plus infime épreuve, si la moindre tensionles désagrège. L’anémie de la volonté n’est que le résultatprévisible d’une vie en grande partie assistée, où on laisse àl’État, aux institutions sociales, entre autres, le soin deprendre des décisions pour soi et où, à tout moment, l’onattend d’eux quelque secours. Que notre société ait élevé la sécurité, c’est-à-dire la

volonté d’être assuré contre tout, même contre la vie et contresoi-même, au rang d’idéal ne saurait dès lors nous surprendre.On retrouve en effet chez le consommateur l’obsession dudernier homme pour le confort et la sécurité, en même temps queson hédonisme mou. La société de consommation l’asservit auxpetits plaisirs, ne lui laissant pour seul horizon que larecherche effrénée du profit. Car qui possède est bientôtpossédé à son tour, fait remarquer la Généalogie de la morale, quidistingue le fait d’avoir plus de celui d’être plus. Commel’avait déjà noté Schopenhauer, l’homme moderne lui-même n’estqu’un « produit industriel que la nature fabrique à raison deplusieurs milliers par jour ». Aussi, dans la « Considérationinactuelle » qu’il consacre à son éducateur, Nietzsche dénonce-t-il vivement la déshumanisation qu’entraîne la sociétéindustrielle, qui fait de ses fonctionnaires de simples rouagesde la gigantesque machine qu’elle est au fond : « À la question“Pourquoi vis-tu ?”, ils répondraient tous vite et fièrement –“pour devenir un bon citoyen, un savant, un homme d’État” – etpourtant ils sont quelque chose qui ne pourra jamais devenirautre chose, et pourquoi sont-ils justement cela ? Hélas, etrien de mieux ? » L’humanité est ainsi irrémédiablement fragmentée par

l’exigence économique de rentabilité, qui vise à confinerchacun dans un recoin, dans une spécialité. L’éducation modernese donne d’ailleurs ouvertement pour tâche de perpétuer cettespécialisation excessive, dans la mesure où elle forme à desmétiers particuliers plutôt qu’elle ne tente de développerl’indépendance d’esprit. L’ambition suprême de la modernitésemble être de constituer « le troupeau unique » dont parleDostoïevski : la fameuse mondialisation reflète cette volonté

d’uniformiser le monde, de supprimer la diversité et d’imposerà tous les mêmes désirs limités, les mêmes ambitions mesquines.On tient là la formule du bonheur pour tous, du bonheurgrégaire qu’annonce l’idéologie du progrès selon Nietzsche :une vie presque végétative, en tout cas étriquée, réduite auxbesoins les plus élémentaires, où il n’y a pas de place pour lagrandeur et le dépassement de soi.

La douleur, mal absolu

Le caractère décadent de ce bonheur lénifiant, qui est avanttout volonté d’engourdissement, aspiration à un profondsommeil, ne fait donc aucun doute. Il masque à peine laprofonde détresse spirituelle d’êtres qui cherchent plus àanesthésier la vie qu’à vivre. En ce sens, il exprime lalassitude plutôt que la maturité de l’homme. Les derniershommes ont en effet un grand besoin de divertissements, derécréations, pour oublier leur misère affective, pour s’oubliereux-mêmes : « Un peu de poison de-ci de-là : cela procure desrêves agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pourmourir agréablement. » Ils ne pensent qu’à se reposer, qu’à selaisser aller, qu’à se relâcher, parce que pour eux la douleurest le mal absolu et qu’il leur faut littéralement se rétracterpour souffrir le moins possible. La forte séduction qu’exercentles valeurs chrétiennes et démocratiques vient ainsi de cequ’elles rendent possible l’oubli de soi, ladépersonnalisation. D’après Nietzsche, le christianisme est,avec l’alcool, un des deux grands narcotiques européens : ildonne un sens à la douleur et, surtout, indique au maladetoutes sortes de palliatifs. Car l’homme qui souffre d’êtrelui-même est « avide de raisons et de narcotiques », selon laGénéalogie de la morale. Il tâche en premier lieu de se trouver desexcuses, de se décharger de toute responsabilité, derationaliser la souffrance : les moutons aliénés cherchent enpermanence des boucs émissaires ! Nietzsche met particulièrement en exergue l’adoption

complaisante de la posture de la victime et l’aptitude àjustifier, à pardonner la faiblesse : on sait se montrercompréhensif et tolérant, c’est-à-dire accommodant, envers lesautres, et on attend d’eux en retour la même indulgence. Cemanque de probité est flagrant dans ce que Nietzsche appelle la« comédie de l’idéal », à savoir dans le fait de jouer les

grandes consciences morales, d’affecter par exemple la nobleindignation. Il s’indigne lui-même de cette manière malhonnêtequ’a le dernier homme de travestir sa honteuse effémination engrandeur morale : « Je n’ai pas de sympathie pour toutes cespunaises coquettes dont l’ambition insatiable est de sentirl’infini jusqu’à ce qu’au bout du compte l’infini sente lapunaise. »

L’inertie de la pensée

Plus encore que d’excuses pour endormir sa conscience,l’homme physiologiquement épuisé a besoin de narcotiques pourengourdir la vie, synonyme de souffrance. Petites joies,distractions constantes, spiritueux : tout est prétexte afin dese fuir. Nietzsche parle d’auto-hypnotisation pour caractérisercette volonté active de se perdre, de s’oublier, d’éviter àtout prix l’éveil et la lucidité. Au-delà des narcotiquesproprement dits, il dénonce les « manières de penser et desentir qui produisent un effet narcotique » (le Gai Savoir), commedans le cas des végétariens. Car la plus grave forme de paresseest pour Nietzsche la paresse de l’esprit, l’inertie de lapensée, qui affectionne les idées reçues ou fixes. Il n’a pasde mal à montrer que le conformisme intellectuel est bien plusétendu qu’on ne le croit d’ordinaire et que la liberté depenser, à l’image de la liberté de la volonté, est le plussouvent une illusion. Les idées du jour s’insinuent ainsi ennous sans même que nous nous en rendions compte : ce sont biennos idées, mais elles deviennent innées par une sorte desuggestion hypnotique. Nous reprenons à notre insu les opinionsrégnantes, véhiculées par les journaux ou par la publicité,mais nous sommes surtout dépendants des jugements de valeurdont nous avons hérité, de sorte que notre pensée estconditionnée là où nous la croyons libre, spontanée. Leshabitudes de pensée se transmettent comme une maladiehéréditaire de génération en génération ; ce qui étaitraisonnable et personnel au départ devient avec le tempsmachinal et absurde. Dans les prétendus débats d’idées, onobserve de la sorte en permanence un coupable relâchement de lapensée, qui suit pour ainsi dire des circuits préférentiels,prédéterminés. « Opinions publiques, paresses privées », répèteNietzsche : l’apparente liberté de penser et de s’exprimerrecouvre une grande docilité de l’esprit...

Le journalisme, qu’il abhorre, est l’illustration parfaite decette inertie de la pensée, réduite à des formules creuses etmachinales. Nietzsche, pour qui la grandeur d’âme réside avanttout dans la liberté de l’esprit, établit que cettereproduction rassurante du même, cet entêtement injustifiémanifestent le refus de penser par soi-même. Il insiste ainsisur le soulagement qu’on éprouve à s’en remettre entièrement àd’autres – parents, professeurs, lois, préjugés de classe,opinion publique – du souci de penser librement, luxe quel’immense majorité des hommes ne peut se permettre. D’où unecritique précoce du suffrage universel, qui s’appuieprécisément sur la croyance que chacun est en mesure de sefaire une opinion en toute indépendance : Nietzsche met enévidence l’utilisation de techniques de suggestion hypnotiquequi expliquent l’apathie générale des citoyens qui indigne tantde nos jours ; on voit dans cette apathie une menace pour ladémocratie, alors qu’elle en est une conséquence directe. Dansce jeu de dupes qu’est le vote démocratique, la ruse consistedonc à entretenir hypocritement l’illusion de liberté afin deménager aux comédiens de l’idéal le confort intellectuel requispour dormir tranquillement. Le fait que l’on commence à sefatiguer de ce jeu gratifiant donne raison à Nietzsche, quiestimait que la curiosité émoussée et les nerfs fatigués desderniers hommes les obligeraient à recourir à des stimulantstoujours plus forts. Poussé à son comble, ce besoin physique denarcotiques en tout genre pourrait conduire à ce qu’il appellele « bouddhisme européen », c’est-à-dire à une époque deconsomption sénile. Le slogan « Ni Dieu ni maître » seraitalors réalisé : il n’y aurait plus de berger, mais un seultroupeau, comme le dit le Prologue du Zarathoustra... En identifiant ainsi l’évolution de l’Europe à un long

processus de décadence, Nietzsche veut guérir des illusions duprogrès ceux qui croient en la science ou aux thèsessocialistes. Il met d’abord en garde contre l’idéologieplébéienne de la science, qui reste pieuse dans la mesure oùelle reprend à son compte la promesse chrétienne de bonheur etde droits égaux pour tous. Le progrès scientifique participe eneffet de l’hypnotisation de l’humanité puisqu’il accélère lavie et encourage l’oubli de soi. Marx pensait au contraire que la science permettrait à

l’homme fragmentaire de surmonter l’aliénation et de s’épanouirpleinement en réduisant la durée de la journée de travail. Son

gendre Paul Lafargue va encore plus loin dans « le Droit à laparesse » : il voit dans la machine le « rédempteur del’humanité » et exige la réduction du temps de travailquotidien à trois heures.

Vivre en beauté

Dans Aurore, Nietzsche dénonce lui aussi les arrière-penséesdes apologistes du travail, qui veulent briser l’individu,l’étourdir, mais il est loin de voir dans la paresse un remèdeà l’oubli volontaire de soi par le travail. Elle est bienplutôt une autre manière de s’oublier, de se vautrer, des’affaler de tout son long, et n’a donc rien de commun avecl’otium, le loisir actif que Nietzsche oppose à la hâteindécente et au travail abrutissant qui caractérisent lesOccidentaux. Nietzsche insiste ainsi sur l’égale passivité del’affairement et du repos intégral qui le suit, de lasuractivité morbide et de l’avachissement auquel donnent lieuaujourd’hui les sacro-saintes vacances, qui signifient enréalité vacance de l’esprit... Dans les deux cas, il s’agit dese fuir, de se distraire, comme si on ne supportait pas derester un seul instant seul avec soi-même. La réformesocialiste en faveur de la semaine de trente-cinq heures donneencore raison à Nietzsche : l’aliénation par le travail laisseplace à l’aliénation par les industries du loisir ; c’est qu’onne sait pas quoi faire de son temps libre et qu’on estreconnaissant à ceux qui montrent comment l’occuperutilement... Dans un texte posthume, Nietzsche juge ainsi lesdivertissements modernes « d’une parfaite médiocrité, car ilfaut y éviter une trop grande dépense d’esprit et de force – ils’agit de se reposer ». On retrouve là les petits plaisirs dontraffole le dernier homme, qui ignore tout de la contemplationou de l’oisiveté active, propres au surhumain. Peut-être le type surhumain n’est-il qu’un horizon

inaccessible ; il représente néanmoins un contre-idéalinestimable à la décadence humaine. Par philanthropie, comme ille dit, Nietzsche indique à l’homme la voie de la grandeur, dela remontée, et laisse espérer que la pente du conformismen’est pas fatale. « Il y a des pessimistes paresseux, desrésignés, écrit-il dès 1874, à l’âge de trente ans, nous nevoulons pas être des leurs. » Malgré son dégoût pour l’hommemoderne, dans toute son œuvre il s’efforce de redonner à

l’homme confiance en soi et en l’avenir, l’exhortant à êtretoujours plus ce qu’il est et à vivre en beauté. Mais il est àcraindre que les hommes d’aujourd’hui, s’ils étaient amenés àse prononcer, répondraient, comme la foule à Zarathoustra :« Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi tonsurhumain ! »

Yannis Constantinidès enseigne la philosophie à l’Université deReims.Il a publié Nietzsche, une anthologie de textes commentés (Prismes, Hachette, 2001). Il travaille à une traduction de l’Essence de la religion, de Ludwig Feuerbach (Classiques de la philosophie, Le Livre de Poche, à paraître en octobre 2003).

5. Le Gai Savoir (Die Fröhliche Wissenschaft), 1882-1886)La belle humeur d’un aventurier de la connaissance

Dans cette œuvre joyeuse, fourmillante d’idées novatrices etde rimes rieuses, s’affirme pleinement la personnalité d’unNietzsche maître de son écriture et de sa pensée. La formeaphoristique y atteint la perfection, soutenue par unperspectivisme pleinement assumé, portant avec humour etprofondeur des interprétations plus risquées que jamais. Denouveaux thèmes fondamentaux font leur apparition, telsl’éternel retour, la volonté de puissance, l’amor fati, ou encorela figure de Zarathoustra. Plus qu’une véritable unitéthématique, c’est la profusion qui règne, la sereinesurabondance créatrice d’un penseur libéré de ses névrosesjuvéniles, qui décoche ses flèches épigrammatiques sur lasurface irisée des perspectives mouvantes de la vie. Lacritique des « ombres de Dieu » (vérité, morale) ne s’y épuisepas dans la négativité, mais préside à l’affirmation plus hauted’une réalité débarrassée de ses arrière-mondes fantasmatiques.Ce n’est plus la raison, mais l’affect qui philosophe ici ; la« passion de la connaissance » se mue en une gaya scienza,science aventureuse de l’esprit se risquant sur les « mersinfinies » de l’interprétation. Face à la décadence de lamodernité, toute d’optimisme mielleux et de romantisme résigné,Nietzsche profère un « pessimisme de la force », qui acquiescejusqu’à la plus grande souffrance, jusqu’au tragique de

l’existence, afin d’y puiser l’énergie créatrice nécessaire àla conquête d’une sagesse supérieure, lucide et enjouée.

Olivier Tinland

Par Marc Crépon

Sommes-nous de bons Européens ?

Nietzsche n’a pas eu de mots assez sévères pour stigmatiserles crispations identitaires, l’auto-idolâtrie raciale et lafolie nationaliste. Il a appelé de ses vœux une Europe conçuecomme une communauté surnationale qui invente l’avenir endépassant ses anciennes idoles.

Peut-on faire de l’unité de l’Europe une figure privilégiéede l’avenir, sans lui donner la consistance d’une espérance ?Peut-on croire à l’Europe si elle ne promet pas une nouvelleforme de communauté et de coappartenance, si l’affirmation d’un« nous » inédit qui affranchisse les Européens de tout replirégressif sur les identités nationales des siècles passés n’enaccompagne la construction ? Si ces questions sont les nôtresaujourd’hui, si elles prennent au regard des derniers résultatsélectoraux européens une résonance inquiétante, elles furentaussi, il y a plus de cent ans, quand le heurt des nationalitésn’avait pas encore donné la pleine mesure de sa puissance dedestruction, celles de Nietzsche. Alors que, du temps où il était professeur à l’Université de

Bâle, il avait d’abord souscrit sans réserve à une certaine foidans l’Allemagne, à la conviction partagée que lerenouvellement de la musique et de la culture allemandes, sousla puissance tutélaire de Wagner, devait œuvrer au salut de lacivilisation, dès ses années d’errance à travers l’Europe duSud, au contraire, une certaine idée de l’Europe et de sonunité en devenir lui permit de combattre sans relâche sesdémangeaisons nationalistes. « Nous autres “bons Européens”,écrit-il dans Par-delà bien et mal, nous avons aussi nos heures denationalisme, des moments où nous nous permettons un plongeon,une rechute dans de vieilles amours et leurs étroits horizons[...], nos heures de démangeaisons patriotiques où nous nouslaissons submerger par toute espèce de sentiments ataviques. »

Les nations-fictions

À ces pulsions réactives, pour lesquelles il n’a pas de motsassez sévères – « infection nationaliste », « auto-idolâtrie

raciale », « nationalisme de bêtes à cornes », « folienationaliste » –, Nietzsche oppose d’abord le constat de cequ’il appelle le métissage européen. L’idée d’une Europeconstituée de nations cloisonnées, opposées les unes auxautres, appartient déjà au passé et relève du mythe. Être unEuropéen exige au contraire qu’on prenne acte del’affaiblissement des nations prises individuellement, qu’onreconnaisse dans l’accroissement du commerce et de l’industrie,dans la circulation des idées, dans les échanges de livres,dans la traduction des pensées d’une langue en une autre, dansle décloisonnement des cultures, dans l’extraordinaire mobilitédes populations, dans l’augmentation du nomadisme, les signesde l’avenir et l’annonce d’une nouvelle forme de communauté. Les nations européennes n’ont donc plus, depuis longtemps,

une identité propre qui devrait être jalousement entretenue etprotégée, sinon sous la forme d’une fiction. La réalité de leurcoexistence est bien davantage celle d’identités croisées,recoupées, voire indissociablement mêlées. À cet état de faitinéluctable, le nationalisme crispé sur le passé n’a rien àopposer, aucune promesse, aucune attente crédible. « Il est paressence, écrit Nietzsche dans Humain, trop humain, un étatviolent de siège et d’urgence décrété par une minorité, subipar la majorité, et il a besoin de ruse, de violence et demensonge pour se maintenir en crédit. » Les intérêts auxquelsil obéit – dynasties princières, classes du commerce et classessociales – sont toujours obscurs. C’est pourquoi, dès 1878, laconclusion de Nietzsche est sans appel : « Il ne reste plusqu’à se proclamer sans crainte bon Européen et à travailler parses actes à la fusion des nations. » Mais qu’est-ce qu’être un « bon Européen » ? C’est d’abord

avoir conscience de l’héritage de l’Europe, non de l’Europegéographique, « cette petite presqu’île de l’Asie », mais del’ensemble des peuples ou des parties de peuple qui ont leurpassé commun dans l’hellénisme, la latinité, le judaïsme et lechristianisme. Cela ne veut pas dire s’en glorifier, lecultiver, le commémorer, voire le sacraliser, telle une valeuréternelle, mais s’en déprendre, se défaire avec courage etlucidité de tout ce qui lie aveuglément les Européens ausystème de valeurs qui constitue le point d’aboutissement decette histoire : le christianisme – système que Nietzsches’attache à détruire, comme hiérarchie des instincts hostile àla vie, dans toute son œuvre. Ce passé est complexe ; et la

mémoire qu’on en garde, un risque et un défi pour la pensée. Enun sens, il est ce qui rassemble, pour une bonne part, lesEuropéens, y compris sous la forme de leur division en unepluralité de nations dressées, au nom souvent de ces mêmesvaleurs chrétiennes, les unes contre les autres. À ce compte, il appelle un travail d’analyste et de

généalogiste, de moraliste ou d’immoraliste et de psychologue.Les Européens doivent savoir d’où viennent ces catégories debien et de mal, de bon et de mauvais, de juste et d’injuste, ouencore le mépris du corps, le retournement de la vie contreelle-même, le ressentiment contre le temps, qui conditionnentleur existence. Mais rien ne serait plus contraire àl’espérance que porte en elle l’idée de l’unité de l’Europe quela reproduction ou la conservation à l’identique de ce passé etle maintien de ces catégories – ce que connotent lesexpressions auxquelles trop souvent, aujourd’hui encore, onvoudrait identifier l’Europe : « la civilisation chrétienne »,« l’Occident chrétien », etc. Comme l’écrit Nietzsche dans leGai Savoir : « Nous sommes, en un mot – et ce sera ici notreparole d’honneur ! –, de bons Européens, les héritiers del’Europe, héritiers riches et comblés, mais héritiers aussiinfiniment redevables de plusieurs millénaires d’espriteuropéen, comme tels à la fois issus du christianisme et anti-chrétiens. »

Les triomphateurs du temps

L’avenir de l’Europe, donc, n’appartient pas à l’exaltationautosatisfaite de son identité passée, mais à sa critiqueradicale. Les bons Européens, écrit Nietzsche dans Opinions etsentences mêlées, sont « ceux qu’affecte quelque passé » et quisimultanément prennent « le chemin d’une santé nouvelle, santéde demain et d’après-demain » : « les triomphateurs du temps ».L’unité en devenir de l’Europe est ainsi le mouvement quiaccompagne le regard critique que les Européens sont appelés àporter autant sur leurs représentations que sur leurs croyanceset leurs attachements. À commencer par tout ce qui a pudéterminer et organiser leur relation au reste du monde : leurinfini sentiment de supériorité, leur conviction qu’ilsincarnent la civilisation et, pour finir, leur volonté desoumettre, au nom du Dieu de l’amour et de la cruauté, la Terreentière. Une volonté pour laquelle Nietzsche a, en 1883, des

mots assez durs : « La façon dont l’Européen a fondé descolonies prouve sa nature de bête de proie. » Cette attention de généalogiste aux nœuds complexes de

l’héritage, c’est ce dont se montre incapable le nationalisme.Comme le bon Européen, il se laisse affecter par le passé, saufque, loin d’être le moteur d’un regard critique salutaire,cette affectation prend la forme d’une crispation maladiveportant d’abord sur l’extension de la démocratie. C’est elle eneffet qui, selon Nietzsche, résume le mieux l’affaiblissementdes nations, au sens ancien du terme. Elle généralise, àl’échelle de l’Europe, une passion commune qui abolit lesdifférences d’autre nature, tels les mœurs ou le caractère : lapassion de l’égalité, qui conjugue en elle de façon presquecontradictoire, l’individualisme et l’exigence de droits égaux.Sur cette passion qui fait le fonds de l’idéal démocratique, onsait que Nietzsche porte un regard empreint d’une grandeméfiance, voire d’une certaine hostilité. Il la soupçonned’être le dernier avatar de la révolte des faibles contre lesforts, du retournement de la volonté de puissance contre elle-même qui constituerait en réalité le trait fondamental del’histoire de l’Europe depuis l’Empire romain. Et pourtant, son attitude face à la démocratie reste celle

d’une affirmation sans réserve. S’il refuse de se faire desillusions sur le progrès démocratique, en lui donnant le sensd’un amoindrissement de la force, il lui reconnaît le mérite derendre les Européens disponibles pour l’invention d’unenouvelle forme de communauté : « Les Européens se ressemblenttoujours davantage, écrit-il dans Par-delà bien et mal, ilss’émancipent toujours plus des conditions qui font naître desraces liées au climat et aux classes sociales, ilss’affranchissent dans une mesure accrue de tout milieudéterminé, générateur de besoins identiques, pour l’âme et lecorps, durant le cours des siècles, ils donnent naissance peu àpeu à un type d’humanité essentiellement supranationale etnomade qui, pour employer un terme de physiologie, possède auplus haut degré, et comme un trait distinctif, le don et lepouvoir de s’adapter. » L’émancipation, l’affranchissement, la disponibilité pour

l’inversion des valeurs et pour l’invention de nouveaux liensque crée la ressemblance entre les Européens, c’est ce dont lenationalisme a horreur et à quoi il n’a rien d’autre à opposerque son « souffle de médiocrité, de bassesse, d’insincérité ».

Son attitude est par essence négative et réactive. La politiquequi s’en inspire est toujours une « petite politique ». Ellereste, quelles que soient ses ambitions grandiloquentes, unepolitique de clocher qui, loin de proposer une vision d’avenir,s’accroche à des sacralisations régressives : la culture, lalangue, le patrimoine et les grandes figures de l’histoire, lestraditions, comme piliers de l’identité nationale. Nietzsche, àce sujet, a des mots d’une férocité exemplaire contre tous lescultes nationaux, l’appropriation compulsive de ce quiappartient déjà au passé, comme, par exemple, les costumesnationaux : « Partout où l’ignorance, la malpropreté, lasuperstition sont florissantes, où les échanges sont faibles,où l’agriculture est misérable, le clergé puissant se trouventencore aussi les costumes nationaux. » Le nationaliste et l’Européen de l’avenir diffèrent donc du

tout au tout dans leur évaluation de l’époque, c’est-à-dire desforces qu’elle rend disponibles. Toute la force que dégage ladémocratie et que l’Européen voudrait mobiliser en vue d’uneinvention de l’avenir et de nouvelles valeurs pour la vie, lenationaliste l’oriente, lui, contre la vie. La raison majeureen est qu’il se trouve incapable de « surmonter l’esprit decette époque au-dedans de lui-même ». Loin de favoriser undéveloppement de la volonté de puissance, il consacre, par safixation névrotique sur un passé perdu et sur une identitéfictive largement fantasmés, la perversion, le retournement decette volonté contre elle-même. C’est pourquoi, bien qu’il seveuille une réaction à l’effondrement des valeurs, il est laforme politique la plus grossière, mais aussi la plusdangereuse du nihilisme.

Le « surnational »

On comprend alors que, dans une ébauche de Par-delà bien et mal,le « surnational », caractéristique du bon Européen, soitprésenté par Nietzsche comme l’une des conditions qui rendentpossible la vie du sage. À une histoire de l’Europe quiconsiste à exposer, nation par nation, les hauts faits degloires nationales pour le bien de leur patrie, Nietzscheoppose une autre histoire, dans laquelle se distinguent tousceux qui n’ont eu d’autre désir que de contribuer à l’unité del’Europe : « Tous les hommes vastes et profonds de ce siècleaspirèrent au fond, dans le secret travail de leur âme, à

préparer cette synthèse nouvelle et voulurent incarner, paranticipation, l’Européen de l’avenir. » Au panthéon de cetteEurope unie, il installe, avec des succès divers, Napoléon,Gœthe, Stendhal, Heinrich Heine, Schopenhauer et, avec beaucoupde nuances, Wagner. Au-delà du regard lucide et critique qui le définit, ou peut-

être en raison même de ce regard, le bon Européen est doncavant tout un homme de désir, qui ne se laisse piéger par aucunressentiment contre le temps, qui n’a besoin d’aucuneconsolation, qui n’attend pas non plus de salut particulier àl’intérieur des frontières nationales, comme s’il y avaitquelque chose de sacré – la langue, le sol, les lieux demémoire, la parole et les gestes des ancêtres, le fil qui relieà d’hypothétiques origines – qu’il faudrait sauver à tout prixet dont la sauvegarde, par là même, pourrait sauver chacun dunihilisme. Un homme qui choisit délibérément de dire oui àl’avenir : « Le oui caché en vous est plus fort que toutessortes de non et de peut-être, dont vous souffrez solidairementavec votre époque ; et si vous deviez gagner la mer, vousautres émigrants, ce qui vous y pousserait, vous aussi, seraitencore une croyance. » Et c’est ainsi qu’apparaissent les derniers traits de

l’Européen de l’avenir, ceux qui portent le plus l’ombre deZarathoustra. Il est un homme que rien n’approprie à rien etdont aucune communauté ne peut réclamer l’appartenance. Defaçon singulière, chaque fois qu’il est question de lui, commedu bon Européen, Nietzsche, songeant peut-être à ses incessantsdéplacements à l’intérieur des frontières de l’Europe (de Niceà Sils-Maria, en passant par Naples, Gênes ou Capri), évoque lafigure de l’errant, de l’émigrant, de celui qui ne se reconnaîtplus aucune patrie, ce « vagabond, apatride, voyageur – qui adésappris d’aimer son peuple, parce qu’il aime plusieurspeuples ». Parmi les noms qui, dans le texte nietzschéen,constituent des équivalents de « bon Européen » figure celui de« sans-patrie » : « Nous ignorons encore vers quoi nous sommespoussés depuis que nous nous sommes coupés de notre solancestral. Mais ce sol même nous a inculqué la force qui nouspousse maintenant au loin, à l’aventure [et qui nous] jettedans l’absence de rivage, dans l’inconnu et dans l’inexploré –nous n’avons plus le choix, nous devons être des conquérants,puisque nous n’avons plus de pays où nous soyons chez nous, oùnous souhaitions “maintenir une pérennité”. »

Reste à dire quelle est cette croyance dans laquelle se fondel’espérance d’une nouvelle forme de communauté, d’une nouvellefaçon de vivre ensemble. Elle tient à la capacité des artisteset des écrivains d’imposer, de communiquer, de faire partagerces nouvelles valeurs, cette nouvelle hiérarchie des instinctsqui s’affranchissent de celles de l’ancienne morale et de toutce qu’elles ont pu cautionner. Elle suppose aussi la convictionqu’un rapport plus rigoureux et plus critique au langage, unevigilance accrue à l’encontre des mots qu’on utilise et desreprésentations, des préjugés qu’ils légitiment creusent lapremière brèche dans des frontières de langue et de cultureartificiellement entretenues. La communauté dont Nietzsche appelle de ses vœux la

réalisation prend ainsi la forme d’une aristocratie d’artisteset de penseurs – une aristocratie qui atteste sa dimensioneuropéenne en faisant, par exemple, de la traduction unprincipe d’existence : « Mieux écrire, c’est à la fois mieuxpenser, trouver toujours quelque chose qui vaut d’êtrecommuniqué et savoir le communiquer vraiment ; se prêter à êtretraduit dans la langue des voisins ; se rendre accessible àl’intelligence des étrangers qui apprennent notre langue,œuvrer en sorte que tout devienne un bien collectif, que toutsoit à la libre disposition des hommes libres. [...] Qui prônele contraire, ne pas se soucier de bien écrire et de bien lire– ces deux vertus croissent et diminuent ensemble –, montre enfait aux peuples un chemin pour arriver à être encore plusnationalistes. »

Marc Crépon est chercheur au CNRS (Laboratoire de Recherchesphénoménologiques et herméneutiques).Il a notamment publié les Géographies de l’esprit (Payot, 1996) ; leMalin Génie des langues – Nietzsche, Heidegger, Rosenzweig (Vrin, 2000) ; lesPromesses du langage (Vrin, 2001). Il a aussi dirigé, en 2000, leCahier de l’Herne Nietzsche.

6. Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra, 1883-1885)Le « cinquième évangile »

« Cette œuvre est complètement à part. » Objet absolumentinclassable, non seulement dans la production nietzschéenne,mais encore dans toute l’histoire de la philosophie, le

Zarathoustra est sans doute l’ouvrage de Nietzsche qui a le plusséduit le grand public et le plus égaré les commentateurs.Vaste poème symphonique regorgeant d’inventions stylistiques,de personnages pittoresques et énigmatiques – le nain, l’aigleet le serpent, l’enchanteur, le dernier pape, l’homme à lasangsue... – et d’intuitions philosophiques exposées sur unmode plus lyrique que démonstratif, ce livre constitue bien le« cinquième évangile », le pendant exubérant et parodique deslivres sacrés préludant à la transvaluation des valeurschrétiennes. Du point de vue du contenu, on retrouve là desthèmes annoncés dans le Gai Savoir – la volonté de puissance,l’éternel retour, la mort de Dieu, le primat du corps sur laconscience –, qui s’organisent de façon rhapsodique autourd’une figure centrale : le surhumain, c’est-à-dire lapossibilité que l’homme puisse s’autodépasser vers un au-delàde lui-même, qu’il ne soit qu’un « pont », qu’une « corde »tendue entre son passé et son avenir. Par son ton prophétiqueet chiffré, le Zarathoustra tient davantage de l’Ancien Testament quedes Évangiles ; il n’expose pas un avènement, mais un présage ;Zarathoustra lui-même n’est pas l’incarnation de l’idéal visé,seulement son porte-parole émouvant, parfois égaré, toujours enchemin. Comme Nietzsche.

Olivier Tinland

Par Michel Gourinat

La science est-elle un gai savoir ?

Longtemps considéré comme un contemplateur du spectaclegrandiose de la nature, l’homme de science se voit élever parNietzsche au rang de créateur. Et le poème dont il est l’auteurne consiste, pour lui, qu’en une évaluation nouvelle de la vie.

Le concept nietzschéen de « gaie science » n’est accessibleau lecteur français qu’à travers la traduction traditionnellede « gai savoir », qui ne correspond pas exactement àl’allemand fröhliche Wissenschaft, ni au sous-titre du livre : Lagaya scienza. En effet, ni Wissenschaft ni scienza ne signifient« savoir », une notion très large et indéterminée. Ces termesdésignent précisément l’une des espèces du savoir : la science.Comment convient-il donc de traduire fröhliche Wissenschaft et,surtout, quel est le sens d’une telle notion, dont Nietzschelui-même affirmait qu’elle avait fait l’objet d’un malentendu ?« D’un malentendu sur la gaieté » : c’est ainsi qu’est

intitulé l’un des paragraphes d’un projet de préface au GaiSavoir pour la deuxième édition de l’ouvrage (Œuvres complètes,édition Colli et Montinari, tome VIII, volume 1, 2). MaisNietzsche lui-même doutait de la validité de son projet : « Celivre a peut-être besoin de plus que d’une préface, puisqu’onn’a rien compris à sa “gaie science” : dès le titre… » Laphrase n’est même pas achevée. Dans la préface publiée en 1887,il n’y a pas trace d’une tentative pour éclaircir le malentendususcité par le titre la Gaie Science, dont Nietzsche diraseulement, en 1888 dans Ecce homo, qu’il « rappelle trèsexplicitement le concept provençal de la gaya scienza ». Lestraducteurs français sont allés dans le sens du gai saber suggérédans Ecce homo et ont traduit par le Gai Savoir. Pourtant, dans sonprojet de préface de 1885–1886, Nietzsche avait indiqué quec’est précisément cette référence au « sens provençal » du gaisaber qui avait introduit la confusion.

La profondeur de la gaie science

À partir de 1885, Nietzsche écrit souvent « science » – entreguillemets. Par exemple, lorsqu’il se réfère à « ces quelquessavants dont la vanité s’est choquée du mot “science” (– ilsm’ont donné à entendre que c’était peut-être “drôle”, mais quece n’était sûrement pas de la “science” – ». Ou encore dansEcce homo, où l’expression « gaie science » enseignait « àpartir de quelle profondeur la “science” est devenue gaie ». Lagaieté est soulignée dans ce deuxième texte. Elle est doncl’élément assuré, ce qui conduit à penser que c’est moins lagaieté que la science qui fait l’objet du malentendu, et que lascience se définit par sa relation à la gaieté. La science« devenue gaie » est la science au sens où l’entend désormaisNietzsche, et la science qui s’écrit entre guillemets est celledont on a toujours pensé – depuis l’Antiquité grecque jusqu’auxtraducteurs français du Gai Savoir – qu’elle ne pouvait êtrequ’une affaire sérieuse, sinon rébarbative. Pourtant, Platon déjà faisait dire à Timée, à propos des

théories scientifiques « qui commencent par l’origine du monde,pour finir par la naissance de l’homme », qu’elles procurent« dans la vie un amusement mesuré ». Il faut donc s’entendreaussi sur la gaieté. Pour Platon, les théories des sciences dela nature et de l’homme ne sont que des « spéculationsvraisemblables ». L’homme de sciences platonicien réduit ainsison activité à un pur jeu de spéculations théoriques : « Ilcroit être placé, comme spectateur et auditeur, devant legrandiose spectacle visuel et sonore qu’est la vie » (le GaiSavoir). Par là, pour Nietzsche, il sous-estime sa propre natureet n’est en conséquence « ni aussi fier ni aussi heureux »qu’il pourrait l’être. Nietzsche a écrit au moins deux fois (leGai Savoir, Préface 2, et Nietzsche contre Wagner, Épilogue 2) que« les Grecs étaient superficiels – par profondeur ». Mais ici,contre le superficiel enjouement platonicien, Nietzscherevendique, à l’allemande, la profondeur de la gaie science :« Car aujourd’hui la conscience scientifique est un abîme » (laGénéalogie de la morale). Jetons au moins un coup d’œil dansl’abîme. L’aphorisme 301, intitulé « Démence du contemplatif »

(quatrième livre), taxe de folie l’illusion que le contemplatifentretient sur lui-même. Qui est ce contemplatif ? Nietzsche ledésigne, en allemand, par le terme d’origine latine Kontemplativ,mais lui attribue aussi, en latin, la vis contemplativa. Il s’agitdonc bien d’une référence à la contemplatio latine, qui est la

traduction du mot grec theôria. Le contemplatif est cephilosophe et savant platonicien dont toute l’activité consisteà connaître. Or Nietzsche, parlant des contemplatifs, dit ici« nous », ce qui implique qu’il se reconnaisse à la fois commephilosophe et comme savant. Il en a le droit puisque, en tantque docteur de l’Université de Leipzig et professeur dephilologie classique à l’Université de Bâle, il est un savantdans l’un des domaines que les classifications françaisesactuelles attribuent aux sciences de l’homme, celui desrecherches sur les langues et sur les civilisations del’Antiquité gréco-latine. Il peut ainsi juger de l’intérieurl’activité scientifique : « Je connais bien les philologues,j’en suis un moi-même » (Nous autres philologues). Ce qu’il écrit de la science moderne dans l’aphorisme 301 ne

peut d’ailleurs être compris qu’en référence à la doctrinepythagoricienne des trois vies, qui illustrait, par une imageempruntée aux jeux Olympiques, la différence entre lesactivités du philosophe et du savant et celles des autreshommes (voir l’Éthique à Nicomaque, d’Aristote, et surtout la Vie dePythagore, de Jamblique). D’après cette image, on rencontre auxjeux Olympiques d’abord des marchands de toutes sortes – deparasols, de souvenirs, de gâteaux… –, qui représentent lesecteur de la production, cette activité du faire qu’exprime lemot grec poiêsis. Les athlètes, quant à eux, symbolisent leshommes d’action, les politiques et les guerriers, dontl’activité se nomme en grec praxis. Enfin, les spectateurs quiassistent aux Jeux symbolisent la théorie : toute leur activitése borne à regarder.

Le statut moderne de la science

Si Nietzsche conserve la tripartition grecque production-action-contemplation, il en modifie la signification enchangeant l’image qui est le symbole de leurs relationsmutuelles. Il ne se réfère plus aux jeux Olympiques, mais authéâtre. La première conséquence de ce changement dans l’imagede référence est la disparition du faire comme productiond’objets de consommation : dès le début de l’aphorisme, iln’est question que des « hommes supérieurs », et c’est d’aprèsce qui peut les intéresser que se répartissent les diversesformes de l’activité. Quant à l’homme d’action, il n’est plussymbolisé par l’athlète mais par l’acteur de théâtre, qui

interprète une pièce dont le contemplatif est l’auteur. Ainsile faire se retrouve sous la forme « supérieure » de lacréation comprise au sens de création poétique. Mais, devenucréateur, le contemplatif disparaît comme spectateur et neconserve la « force contemplative » que sous la forme du« regard rétrospectif » sur son œuvre dont dispose tout auteur,pour autant qu’il est son premier spectateur comme son premiercritique. La triple distinction antique entre production,action et contemplation se réduit donc au rapport simple del’auteur dramatique à son acteur. La façon dont le Gai Savoir désarticule et recompose les

relations, héritées de l’Antiquité, entre la science et lapolitique permet de comprendre non seulement la gaieté, mais lajoie profonde et la fierté de Nietzsche lorsque « le plus beaumois de janvier qu’[il] ait jamais vécu » (Ecce homo) lui faitentrevoir le statut moderne de la connaissance scientifique.L’aphorisme 301 du Gai Savoir affirme que désormais « celui qu’onappelle l’homme d’action » ne mérite pas proprement ce nom,puisqu’il n’est que « l’acteur » qui se borne à « apprendre etrépéter » ce « poème » de la vie dont le contemplatif est levéritable auteur. Nietzsche suggère que les auteurs del’histoire ne sont pas les hommes politiques et les chefs deguerre, mais les hommes de science. Il ne l’entend pourtant qu’en « contemplatif » : le poème

dont l’homme de sciences est l’auteur ne consiste pour luiqu’en une « évaluation » nouvelle de la vie, et il décrit cetteévaluation, de façon aussi prolixe qu’imprécise, comme « toutce monde éternellement croissant d’estimations, colorations,pesées, perspectives, échelles, assentiments et dénégations ».On peut comprendre qu’il s’agit de toutes les façons d’évaluerle monde et la vie, et l’on admettra que les politiquestiennent compte de la prodigieuse augmentation desconnaissances scientifiques intervenue depuis la Renaissance,et des modifications qui en ont résulté dans la représentationdu monde. Mais il s’agit seulement de modifier la façon de voirdu politique, ce qui ne modifiera son action que par uneconséquence indirecte. Nietzsche reste donc prisonnier d’unevisée purement contemplative, contradictoire avec sa critiquedu délire contemplatif. Cette contradiction en engendred’autres dans la description des relations de la science à lamorale.

La science contre la morale ?

« Chansons du prince hors la loi » est le titre du recueil depoèmes inclus dans le Gai Savoir, dont Nietzsche explique lesintentions dans Ecce homo : « Les “Chansons du prince hors laloi” font très explicitement mémoire du concept provençal de lagaya scienza, de cette unité du chanteur, du chevalier et dulibre esprit par laquelle cette admirable culture provençale dela haute époque s’élève au-dessus de toutes les cultureséquivoques, d’autant que l’ultime ode “Au mistral”, exubérantchant de danse où, ne vous en déplaise, c’est la morale qu’onpiétine en dansant, est d’un provençalisme accompli. » Il n’est pas si évident que l’explication libère la gaie

science de l’équivoque. D’un côté, en effet, les références auchanteur et au chevalier peuvent faire penser que Nietzscheinterprétait le gai saber comme un mouvement exclusivementlittéraire. Mais l’allusion à l’esprit libre qui piétinejoyeusement la morale rappelle la contribution de la science aucombat contre la morale, pour autant que celle-ci se justifiaitpar des représentations religieuses. « Considérer la naturecomme une preuve de la bonté et de la sollicitude d’un Dieu ;interpréter l’histoire à la gloire d’une raison divine, commele constant témoignage d’un ordre moral du monde en vue d’uneconclusion morale » (la Généalogie de la morale), toutes cesconceptions ne sont pas seulement incompatibles avec lesrésultats des sciences modernes : elles ont été rejetées dès ladéfinition des principes de ces sciences. Or « tout cela est derrière nous », et, du fait que tout cela

est dépassé, a résulté un retournement de la consciencemorale : « Cela heurte la conscience, cela passe, pour touteconscience délicate, pour insoutenable, ignoble, pour mensonge,féminisme, faiblesse, lâcheté. » La science produit donc, dansla conscience morale ordinaire, celle de tout le monde,l’inversion des valeurs auparavant dominantes. On noterapourtant que, pour Nietzsche, à l’époque de la Généalogie de lamorale, le retournement de l’évaluation ne concerne toujourspas le féminisme, qui reste à ses yeux une valeur négative etva toujours de pair avec mensonge et faiblesse. L’aphorisme 344du Gai Savoir témoigne néanmoins que Nietzsche est conscient dece qui, dans la gaie science, demeure de l’ancienne évaluationmorale.

« En quoi nous aussi, nous sommes encore pieux ». C’est eneffet sous cet intitulé que Nietzsche examine les présupposésde la méthode scientifique contenus dans sa règle suprême :« Il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et encomparaison d’elle tout le reste n’a qu’une valeur de secondrang. » Il s’agit là d’une « volonté inconditionnelle devérité », qui appelle pour Nietzsche la question : qu’en est-il ? « Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? » Dans ce

cas, le fondement de l’obligation serait qu’« il est nuisible,dangereux, néfaste d’être trompé, – en ce sens, la scienceserait une longue habileté, une prévoyance, quelque chosed’utile ». Nietzsche se souvient ici des kantiens Fondements dela Métaphysique des mœurs : la « prévoyance » est une référence aux« impératifs de la prudence ». Kant nomme ainsi les règles,fondées sur l’expérience, qui sont celles de l’habileté. Commetout ce qui n’est qu’empirique, elles ne valent qu’en général,c’est-à-dire dans la plupart des cas. Mais que valent-elles,« s’il devait y avoir l’apparence – et il y a l’apparence ! –que la vie repose sur l’apparence, je veux dire sur l’erreur,la tromperie, le déguisement, l’illusion, l’aveuglementvolontaire » ? Nietzsche retrouve ici sa thèse constante, selonlaquelle l’art vaut mieux que la science parce qu’il permet decontinuer à vivre en dissimulant, sous le voile de l’illusionesthétique, que la vie est, dans son fond, tragiquementinsupportable. Il faut conclure que ni l’expérience ni lanécessité vitale ne peuvent fonder une exigence« inconditionnelle » de vérité. La réponse à l’interrogation sur la volonté de vérité est

donc qu’elle exprime ce que Kant appelle un impératifcatégorique. « Et par là nous sommes sur le terrain de lamorale » (le Gai Savoir). Dès lors, « il y a toujours une croyancemétaphysique sur laquelle repose notre foi en la science », etla mentalité scientifique repose sur un présupposé religieux :« Nous aussi, nous les savants d’aujourd’hui, nous les sans-Dieu anti-métaphysiciens, tirons encore notre feu de cetincendie qu’a allumé une foi millénaire, cette foi chrétiennequi a été aussi la foi de Platon : que Dieu est la vérité, quela vérité est divine… »

Rien n’est vrai...

Que veut dire, dès lors, la vérité ? La réponse de Nietzscheà cette question part de l’affirmation que « la vie, la nature,l’histoire sont “immorales” ». Ici, l’immoralité entreguillemets désigne ce que la morale entend par ce terme. Or ila été démontré que la science est sur le terrain de la morale ;elle ne peut donc qu’être opposée à ce que sont en réalité lemonde et la vie : « Il n’y a pas de doute que la véracité, ausens risqué et ultime que présuppose la foi en la science,donne son acquiescement à un autre monde que celui de la vie,de la nature et de l’histoire, et dans la mesure où elle ditoui à cet “autre monde”, eh quoi ? ne doit-elle pas par là mêmenier ce monde, notre monde ? » Dès lors, la vérité de lascience doit, elle aussi, s’écrire entre guillemets. Le mondede la science, celui des vérités exactes, universelles etnécessaires, n’est qu’un monde de fiction, puisque notre monde,celui dans lequel nous vivons, est le seul vrai, alors qu’iln’est qu’incertitudes, changements et approximations. Plutôt que de s’en tenir à une conclusion qui récuse toute

vérité scientifique, et pour n’avoir pas à choisir une véritécontre l’autre, Nietzsche récuse pourtant toute vérité : « Rienn’est vrai » (la Généalogie de la morale). Il autorise cette thèse ense réclamant de la secte des Assassins, la plus fanatique del’extrémisme islamiste du XIIIe siècle. Cette provocationdétourne l’attention du lecteur et lui dissimule la platitudede l’ultime thèse de Nietzsche, réfutée depuis les premiersdébuts grecs de la philosophie : car, si « rien n’est vrai »,cette proposition même est fausse, et il n’est pas vrai querien ne soit vrai. Dans aucune de ses descriptions desdémarches de la science Nietzsche ne dispose d’un critère de lavérité scientifique, ni même d’une définition noncontradictoire de cette vérité. Jamais il ne fait référence àla méthode expérimentale, ni au contrôle des hypothèses et desthéories qu’elle opère. C’est la raison pour laquelle sa gaiescience reste prisonnière des définitions contemplatives de lascience, celle de Platon et celle de Kant. Un intitulé duprintemps 1888 : la Volonté de puissance comme science suggère, pournous, une autre direction. Chez Nietzsche, il est resté àl’état d’indication.

Michel Gourinat est professeur honoraire au lycée Henri-IV, àParis.

Il a notamment publié De la philosophie (2 tomes, Hachette, 1993 ;2e édition, 1995). Le texte de la conférence qu’il a prononcéelors du colloque d’Échange et Diffusion des Savoirs, àMarseille le 16 mai 2002 : Nietzsche et la science, paraîtraprochainement.

7. Par-delà bien et mal (Jenseits von Gut und Böse, 1886)Une philosophie de l’avenir

Après l’envol lyrique de la pure affirmation vient le tempsde la « critique de la modernité », préalable nécessaire à latransvaluation des valeurs. L’hypothèse de la volonté depuissance acquiert ici une position centrale ; c’est à son auneque se trouvent stigmatisés les préjugés des philosophes,théologiens, moralistes et autres savants. Le titre estéloquent : il s’agit bien de se défaire du cadre oppressant dela morale, laquelle conditionne tout autant nos représentationssociopolitiques (égalitarisme, utilitarisme, socialisme) quenotre goût immodéré – et irrationnel – pour la vérité. Lesphilosophes de l’avenir se voient assigner la tâche non plusd’enregistrer passivement les valeurs en cours – ainsi que lefaisaient les philosophes du passé, simples « ouvriers de laphilosophie » –, mais de devenir législateurs, créateurs denouvelles valeurs conformes aux réquisits les plus élevés de lavie. Semblable tâche implique de prendre toute la mesure desexigences de la réalité interprétée comme volonté depuissance : contre l’égalitarisme, établir une nouvellehiérarchie des individus ; contre le moralisme, prône runemorale de la force et de la probité ; contre la piété dessavants, assumer le chaos des apparences avec courage, luciditéet vigueur ; contre le fétichisme trompeur du langage, serisquer dans des expériences de pensée où les mots viennent àmanquer, quitte à atteindre d’autres vérités, plus dangereuses,plus prometteuses aussi. Le dépassement du nihilisme est à ceprix.

Olivier Tinland

Par Mathieu Kessler

La vie est-elle une œuvre d’art ?

Plutôt qu’à être des consommateurs passifs de spectaclesdivertissants, l’esthétique nietzschéenne nous invite à fairedu monde un grand terrain de jeu, et de notre vie une œuvred’art aussi belle et aussi valeureuse que celle des héros de latragédie grecque. Et si la vie n’était qu’une œuvre d’art, etsi nous étions, dans la direction de notre existence, à l’écoledes dieux grecs, maîtres des lois qui régissent nos mœurs, noscoutumes et nos relations politiques, quoique soumiséternellement à la nécessité ? Si bien que nous passerionsnotre vie à jouer sur la scène du monde, à représenter le mieuxpossible, comme déjà les stoïciens l’avaient volontiersproclamé, le rôle échu par le destin. Sans doute y a-t-il dufatalisme dans une telle réflexion sur la comédie humaine, maisNietzsche n’était pas stoïcien, même s’il emprunte quelquesthématiques à cette école philosophique de l’Antiquité grecqueet romaine dont il était spécialiste. Son activité de philologue lui permet de conduire de longues

méditations sur l’art antique et de publier bientôt un ouvrageiconoclaste et aux accents polémiques : la Naissance de la tragédie àpartir de l’esprit de la musique. La rupture avec la représentationd’une Grèce sereine, inspirée par les travaux archéologiquesmenés au XVIIIe siècle par Johann Joachim Winckelmann surl’architecture et sur la statuaire, est une étape dansl’évolution de ce modèle de la civilisation occidentale.Nietzsche contredit cette conception exclusivement apolliniennede la Grèce, comme glorification de la belle apparence,illusion d’une vie éternellement figée dans son harmonieparfaite, exaltation de l’optimisme rationnel. Loin de cettesérénité « dans les roses pâles », la Naissance de la tragédieintroduit une dualité dans la représentation de l’Antiquitégrecque. Celle-ci était profondément pessimiste, comme entémoigne l’essor de l’art tragique au siècle classique.

À l’école des Grecs

Le paradoxe est porté à son comble avec le dualismeesthétique et philosophique représenté par Apollon et Dionysos,

divinités complémentaires en joute perpétuelle. L’harmonieapparente de la civilisation grecque cache en fait une luttepermanente entre deux principes, dont l’un, le phénomèneapollinien, vise à endiguer les excès de l’autre, la puissancechaotique, tournoyante et destructrice du dionysiaque. Cettenouvelle lecture nous invite à comprendre la mesure grecquecomme le résultat d’un combat interne avec le dieu deprovenance asiatique Dionysos. L’Occident apparaît alors commeune construction, un artifice fragile dont le terreaupassionnel et pulsionnel est oriental. Introduire une telle complexité dans les relations entre

l’art et la vie suppose de penser les conditions d’un arttotal. Il s’agit de considérer que les arts séparés,spécialisés les uns à l’écart des autres, ne sont que lesruines d’un art premier, l’art de la tragédie grecque. Eschyle,Sophocle et Euripide mettent en scène la vie des mortels etcelle des dieux aux prises avec les contradictions familiales,sociales, politiques, militaires. La vie tout entière estreprésentée dans ces spectacles éducatifs auxquels les citoyensassistent pour le bonheur de la cité et son édification.Spectacle indissociablement artistique, religieux, politique etmoral, la tragédie grecque semble avoir pour but – et effectueréellement – une transformation de la vie de la cité, par lamise en jeu de tous les sens et de toutes les dimensions del’homme à la fois. Spectacle simultanément musical, poétique, plastique,

chorégraphique et philosophique, la tragédie grecque a pourambition d’élever le peuple, de lui faire conquérir, puisconserver, toute sa conscience politique, religieuse, morale etcitoyenne en général. Par la tragédie, on apprend à connaîtreson destin sans fard, on fait face à la mort, on apprend àmesurer les conséquences de ses actes et donc à maîtriser sesinstincts, ses pulsions, on apprend aussi à communiquer et à seréconcilier entre adversaires, on apprend la justice et sesdifficiles conditions, on apprend à être sensé lorsquel’irrationnel semble régir l’univers, on apprend le sens de lavie par l’intermédiaire de la sensibilité et de l’intellect,sans jamais considérer aucune dimension artistique à l’écartd’une autre. Bref, par la tragédie, aucune dimension de laréalité et des facultés humaines n’est jamais comprise àl’écart des autres. On apprend de la sorte à être un homme, unhomme total tout simplement, et non le fonctionnaire spécialisé

d’une activité particulière ou d’un département de l’êtreconsidéré abstraitement. L’art tragique – éducation à la réalité par l’intermédiaire

d’une mise en scène de la mythologie – est un art qui nes’autorise pas à mentir sur le sens des responsabilitéshumaines, bien au contraire. Par la tragédie, les différencesentre l’art et la vie s’estompent et nous inspirent une seulegrande mission pendant la courte durée de notre existence :ressembler à ce héros, faire de notre vie une œuvre d’art aussibelle et valeureuse que celle qui a été digne d’êtrereprésentée sur la scène et sous les yeux de milliers despectateurs. La vie peut donc envier d’être une œuvre d’artquand celle-ci n’a pas pour but de nous la faire oublier, enconsommateurs passifs de spectacles divertissants, mais de nousy préparer, en élèves courageux et volontaires se pressant au-devant de spectacles terrifiants. De cet enseignement à l’école des Grecs, Nietzsche tire

l’idée qu’il n’existe pas de réalité du bien et du mal dont leseffets subjectifs seraient contenus dans les notions de fauteet de culpabilité. De fait, la tragédie grecque ignorait lanotion de péché et préférait s’en remettre à celles d’erreurfatale, d’aveuglement ou d’incapacité à diriger son action versune cible correctement identifiée. D’où une suite dequiproquos, d’incompréhensions et de malentendus qui formentl’essence de la tragédie. L’effet tragique naît à partir dumoment où l’illusion est reconnue non comme le résultat d’unemaladresse particulière ou d’une contingence, mais comme lepropre de la condition humaine. La tragédie exprime donc unethèse sur l’homme qui n’a rien à envier au doute cartésien.Vivre dans un univers tragique, c’est considérer l’omniprésencedu « malin génie » évoqué par Descartes comme la fictionméthodologique permettant au doute d’acquérir sa dimensionhyperbolique, c’est-à-dire de réputer pour faux ce qui estseulement incertain. Mettre le monde en représentations etaffirmer qu’il n’est qu’une suite indéfinie de perspectives etd’interprétations, toutes erronées, c’est sans doute nier lavérité, l’être et toutes sortes de valeurs considérées commeintangibles par d’autres philosophes et d’autres civilisations.En ce sens, c’est faire du monde un grand terrain de jeu pourun homme aux allures prométhéennes. Dans cet humanisme radical de Nietzsche, on a pu voir le

contraire d’un humanisme, parce que penser ainsi l’homme comme

un Titan, rival des dieux olympiens, c’est déranger l’ordrecosmique et introduire la puissance dénaturante de latechnique, et donc de l’art, dans le jeu de l’histoire. End’autres termes, si l’homme s’attribue tous les pouvoirs ettoutes les responsabilités, il prend le risque de la démesure,origine radicale de toute tragédie. Le paradoxe de la techniqueveut, effectivement, que la maîtrise de la nature nous confèredes pouvoirs qui ne dépassent sans doute pas notre volonté,mais notre raison, notre capacité de comprendre et d’anticiperles effets les plus lointains de notre maîtrise sur les choses.Agir en artiste, considérer la vie comme une œuvre d’art,recèle toujours un grand danger, celui de jouer avec notreconception du monde, de la modeler à l’image de nos fantasmesparfois les plus délétères. C’est donc risquer sa vie et celledes autres. Pourtant, l’esthétique de Nietzsche est une sagesse

signifiant le caractère inexploitable et abyssal de la nature.Elle est une leçon de modestie, non de démesure. Ce seraitfaire un faux procès à Nietzsche que de le considérer comme unesthète de la maîtrise prométhéenne de l’univers, voire del’humain et de la transformation de l’humain. Le surhumainn’est pas un monstre de force et de puissance au sens où onl’entend habituellement, à savoir qui serait doué de pouvoirsexceptionnels et surnaturels. Il convient de penser cettefigure de l’homme artiste à partir d’une capacitéexceptionnelle à effectuer un « retour sur soi-même del’humanité », c’est-à-dire à penser l’autonomie de l’homme dansla lignée de la philosophie des Lumières. Penser les conditions de l’événement du surhumain est le

versant positif et affirmatif d’un mot d’ordre hérité deVoltaire : « Écrasez l’infâme ! » L’infâme, c’est la croyance àla distinction entre un monde vrai et un monde faux ouapparent, croyance aux idéaux métaphysiques et religieux,croyance à une vie meilleure et plus réelle située au-delà decette vie-ci. Est infâme, enfin, le fait de se figurer lamisère de l’homme sans Dieu et la nécessité d’y remédier partous les moyens, au prix du mensonge et de l’obscurantisme.Penser la vie comme une œuvre d’art et penser l’homme comme unartiste, maître de sa propre existence, ce sera donc chercher àdémontrer les accointances liant religiosité et conceptionvulgaire du cynisme. L’une comme l’autre interdisent tout accèssans dommage à une autonomie réfléchie de l’homme et à son

affranchissement envers des valeurs fondées métaphysiquement.Ne plus avoir besoin de croyances et de valeurs autres quecelles dont nous sommes les auteurs en situation de création,mais aussi de contrôle et d’éveil critique. Ne plus avoirbesoin d’autres illusions que celles de l’art qui embellitl’existence. Cette forme d’illusion est maîtrisée et réfléchie.Volontairement contractée plutôt qu’imposée culturellement dèsla naissance et opposant l’homme à l’homme, l’illusionartistique effectue la relève de l’illusion métaphysique etréalise de ce fait même un certain progrès qu’il convient de nepas occulter chez Nietzsche.

Trois dimensions de l’expérience humaine

Illusion positive et exaltante, libérée du non à la vie et detout ressentiment, l’illusion artistique se distingue desmensonges religieux. Il ne s’agit pas d’atteindre une nouvelleforme de vérité. Il s’agit d’adopter une typologie de l’erreurqui rend effectivement la vie possible, car telle est lacondition de l’homme tragique qu’il ne peut se figurerconstamment sans provoquer son déclin. Nous avons donc besoinde l’erreur, du mensonge et de l’illusion pour continuer àespérer et à vivre par-delà la compréhension de la mort, destinirréfragable de l’homme. Mais, plutôt que de nier cette humainecondition et la vulnérabilité de tout être humain, l’individudoit en tirer les plus nobles conséquences : comprendre en quoiil est capital d’hériter et de se soucier de léguer une trace,de transmettre une influence monumentale de son passage, c’est-à-dire digne de mémoire et d’admiration ; comprendre en quoi ilest nécessaire dans cette même perspective de ne pas croire àl’immortalité de l’âme dans un autre monde et sous une autreforme que la forme sensible, charnelle et matérielle ;comprendre pourquoi l’art est le modèle par excellence del’éducation de l’homme à la conquête de sa dignité et de sonautonomie. Ces trois dimensions de l’expérience humaine ontfait l’objet d’une prise en considération sans exemple dansl’histoire de la pensée, en dehors de Nietzsche. Nietzsche est tout à la fois le penseur de la vie esthétique

et celui de l’art vivant. Il rompt doublement avec les penseursmatérialistes d’une existence toute naturaliste et avecl’esthétique bourgeoise du pur jugement de goût et de l’artpour l’art, sans pour autant verser dans le romantisme et dans

la politisation d’une conception engagée de l’existenceartistique. La position de Nietzsche n’est pourtant pascontradictoire ; elle est, comme toujours, subtile et nuancée.Il s’agit principalement d’éviter les deux écueils suivants :considérer l’art à l’écart de la vie, comme l’objet d’une« satisfaction désintéressée » (Kant), tandis que l’essence del’art et du beau est érotique ; considérer l’art comme vecteurdu vrai en faveur de dimensions extra-artistiques (politique,religion...). L’art est au contraire, d’après Nietzsche, « le grand

stimulant de la vie », puisqu’ il aide à vivre, donne de lasaveur et du goût à la vie. Il n’est pas à l’écart de celle-ci,mais consiste en une éducation ou une rééducation des sensdestinée aux convalescents que nous sommes. En effet, noussommes avec Nietzsche convalescents du nihilisme, de lamétaphysique, de l’esprit religieux et de toute forme denostalgie envers le vrai. Ainsi, considérer la vie comme une œuvre d’art, c’est

entretenir une relation distanciée avec elle et néanmoinsdéfinir l’art par l’intérêt pris à l’existence de son objetdans la vie, notamment au sens de la stimulation du vouloir-vivre sexuel – ce sans quoi même une scène religieuse peintepar Raphaël n’est pas concevable. L’art et la vie sont ainsiprofondément liés chez Nietzsche, car il ne saurait y avoir dedistinction ontologique entre ces deux types dereprésentations : la vie est à l’image de l’art, etréciproquement. On ne saurait distinguer l’imitation de ce quiest imité, car l’objet, dissous dans sa représentation,n’existe pas en dehors de son élaboration esthétique.

La gloire de l’instant

La vie considérée par Nietzsche comme une œuvre d’art est uneillusion, une représentation embellie de la réalité, unspectacle éphémère donné sur la scène du monde. La vie esttoujours en devenir, sans autre réalité, sans autre substance,sans autre garantie de sa signification pérenne que son éternelretour. Zarathoustra, le docteur de « l’éternel retour du mêmeet de l’identique », déclare que la vie revient etéternellement revient, dans ses moindres détails, comme authéâtre les acteurs représentent sans fin leurs personnages,sans cesse comme pour contenir leur rien. Si la vie n’est rien

que passage, c’est-à-dire le vagabondage de l’homme dansl’éclair de l’instant, elle semble ne plus avoir aucune valeur.Elle est néant et elle vaut le néant. Tel est le sens dunihilisme radical chez Nietzsche – on pourrait même dire deNietzsche en tant que penseur nihiliste. Nonobstant, il en est également tout le contraire, non par

esprit de contradiction, comme on l’a souvent déclaré un peutrop facilement, mais parce que la vie et l’illusionbénéficient d’un statut ontologique et temporel inédit dansl’histoire de la philosophie occidentale, celui de seule etultime réalité, vérité, être. Le génie de Nietzsche est d’avoiropéré la dissolution des antagonismes métaphysiques fondés surdes oppositions notionnelles telles que instant et éternité,être et devenir, substance et accident, apparence et réalité,sujet et objet ou encore, dans le domaine de la morale, bien etmal. Le théâtre est à la gloire de l’instant, il l’aime jusquedans son caractère fugitif, fragile, furtif. Pour Nietzsche,c’est le modèle de la vie, même si sa relation à l’artdramatique est ambiguë, lorsqu’il reproche à Wagner d’en fairetrop, de dramatiser et de théâtraliser d’une manière excessiveet sa musique et ses personnages. Ainsi, la vie est jeu d’interprétations infinies, labyrinthe

de symboles entrelacés, texte romanesque à déchiffrer. Ellen’est pas sérieuse, elle n’est pas triste non plus, bien quetoujours tragique, car « la joie, quand déjà la douleur estprofonde, la joie est plus profonde que la peine du cœur »(Ainsi parlait Zarathoustra). Ici, pessimisme s’accorde avec force.Savoir vivre, c’est précisément se révéler capable de concevoirson existence telle une œuvre d’art et nous-mêmes comme lescréateurs d’une spéculation ludique mettant aux prises desexpériences de vie avec des essais de pensée.

Mathieu Kessler est maître de conférences à l’IUFM d’Orléans–Tours.Il a notamment publié l’Esthétique de Nietzsche (PUF, 1998) ; Nietzscheou le Dépassement esthétique de la métaphysique (PUF, 1999) ; les Antinomiesde l’art contemporain (PUF, 1999) ; le Paysage et son ombre (PUF, 1999).

8. La Généalogie de la morale (Die Genealogie der Moral, 1887)Le sous-sol des valeurs

La critique de la morale, amorcée dès Humain, trop humain etsurtout Aurore, est reprise ici sous une forme plussystématique. La morale fait l’objet non plus d’une simplepsychologie historique, mais d’une généalogie : l’hypothèse dela volonté de puissance permet de remonter le cours des valeursmorales, afin d’en déceler l’origine pulsionnelle, puisd’évaluer le statut de telles pulsions. Trois étapes ponctuentcette investigation généalogique. Tout d’abord, l’élaborationdes valeurs primitives de la morale chrétienne se trouverapportée à un type pulsionnel affaibli, réactif, dont ladisposition fondamentale est le ressentiment. La propagationd’une telle disposition conduit ensuite, chez les individus quiy sont soumis, à un retournement de la cruauté – manifestationprimitive de la volonté de puissance – contre elle-même, à unrefoulement des pulsions actives qui préside àl’intériorisation de la conscience de la faute : la moraleproduit de la mauvaise conscience. Enfin, l’intervention desprêtres donne une tournure nihilisante à la morale, en incitantà la glorification de l’au-delà aux dépens de l’ici-bas : les« idéaux ascétiques » envahissent la culture occidentale etparachèvent le mouvement de décadence que recelait, dèsl’origine, la morale chrétienne. Démasquer les dangers sournoisde ce mouvement doit permettre de proposer un contre-idéal,afin de sortir de la volonté de néant, du nihilisme.

Olivier Tinland

Par Paul-Laurent Assoun

L’homme est-il un animal malade ?

Inventeur avant la lettre de la « psycho-analyse », Nietzsches’est posé en médecin de la civilisation et s’est livré à unevéritable démolition des idoles de la modernité.

« Tout ce dont nous avons besoin, et qui peut-être pour lapremière fois nous est donné, […] est une chimie desreprésentations et des sentiments moraux religieux,esthétiques, ainsi que de toutes ces émotions que nousressentons dans les grandes et petites relations de lacivilisation et de la société, même dans l’isolement » (Humain,trop humain). Voilà ce que proclame Friedrich Nietzsche, auseuil de sa propre entreprise analytique. Car c’est bien une« psycho-analyse » qu’il propose, quelque vingt ans avant qu’uncertain Sigmund Freud n’invente ce terme. Il s’agit de saisirtoute représentation et affect comme à décomposer. Bref,l’homme est devenu un symptôme. Point de psychopathologie plusfondamentale que l’anthropologie nietzschéenne : c’est que cet« animal malade » qu’est l’homme livre sa clé à travers sesmasques. Mais, du même mouvement qu’il aborde le fait humainpar le symptôme, Nietzsche dénonce le nihilisme sous toutes sesformes, celui qui hait la vie. La « chimie » est icil’instrument de mise au jour de la vitalité désirante. Au-delà de « l’illusion du précurseur » – qui, dans Freud et

Nietzsche, m’a amené à décrire une filiation en sa nécessitécomme en ses apories –, il s’agit de s’aviser que Nietzsche,par ce projet, inaugurait quelque chose qui tient au désir leplus actuel, en assumant le statut de la pensée, sonUnzeitmässigkeit (inactualité, ou intempestivité). Nietzsche estle non-contemporain par excellence, celui qui détermine uneposture à son temps de refus des modes ambiants de lajouissance. Quitte à se faire réactionnaire, reniflant toutsigne de décadence, il installe son laboratoire dans l’époque.De même que Marx fut un grand clinicien de l’histoire,Nietzsche est un clinicien des mœurs, au sens le plus radical.

Le sujet comme superstition

Si l’usage de certains de ses termes a été livré auxpourceaux, de « décadence » à « volonté de puissance », il estessentiel d’en saisir la valeur de choc dans l’économie de sapensée critique, jusqu’en ses impasses. C’est depuis cettedimension qu’il s’agit d’appréhender la présence persistante etinsistante de Nietzsche, ce qui fait qu’il demeure parmi nous.Nietzsche penseur actuel ? Si l’on appelle actuel ce quicomplait à l’esprit du temps, nul n’est plus éloigné de l’idéed’actualité que la « pensée-Nietzsche » : il se veut plutôtinactuel (unzeitmässig), aujourd’hui comme hier, inapproprié àtout présent, en rupture chronique avec l’actualité, celle dela paresse de pensée et de l’idéologie. Mais c’est précisémentce qui en fait l’authentique actualité, anti-journalistique.Nietzsche ne se règle pas sur les tendances, il les critique enouvrant inlassablement une autre scène. C’est même à ses yeuxun signe de « bassesse » que ce mélange de culte du new-look etd’impossibilité de s’inventer. Ce « médecin de lacivilisation » en a désigné le malaise, avant que Freud ne luiassigne son lieu propre. Après avoir été fasciné par latragédie grecque, Nietzsche a inventé son propre artdramatique, en y faisant comparaître toutes les idoles duprésent, celle de la tribu de la modernité tout spécialement. Nietzsche se disait « psychologue ». Terme révélateur par son

ambiguïté même. Singulier psychologue, qui tient la psychécomme une version de cette superstition qu’est le sujet. Nonpas partisan précurseur du psychologue moderne, qui, lui, seveut scientifique, mais psychologue unique en son genre etcréateur d’une nouvelle espèce de psychologues, appropriée à sacondition. Le nommé Nietzsche est le seul psychologue de sonespèce. Au milieu des années 1880, il se nommera beaucoup plusexactement « généalogiste ». Mais le terme « psychologue »suggérait bien, une décennie plus tôt, son ambition de mettrela psyché à l’épreuve décapante du logos. C’est un sens que saprésence est en quelque sorte chronicisée en tout temps,puisqu’il s’est fait spécialiste de l’origine, étant entenduque l’origine réelle est ce qui agit ici et maintenant. L’« originalité monstre » de Nietzsche tient en ce qu’il doit

inventer une science pratiquée par lui seul, une psychologie.Lire Nietzsche, c’est y découvrir l’exact contraire d’un traitéde psychologie, soit une déconstruction en acte de la psyché etde ses illusions. C’est une sorte de réflexivité qui estinstituée. Mais celle-ci ne se réduit ni à quelque

introspection, ni à un simple examen de conscience, ni à unprojet de moraliste – quoique Nietzsche ait revendiqué LaRochefoucauld, le « démasqueur » de l’amour-propre, commedevancier, en tant que démasqueur du semblant. Dans cette rage d’Entlarvung (démasquement, dévoilement), il

engage son symptôme : éprouver un malaise, débusquerl’immoralité sous-jacente à toute chose et sentir par là mêmeson équilibre rétabli… jusqu’au prochain malaise, tant lapuissance d’immoralité du monde est inépuisable. Comme tout cequi ne le détruit pas le rend plus fort, Nietzsche pousserajusqu’au bout sa vocation d’« entrepreneur en démolitions ».Dans quelle mesure ce symptôme nous a-t-il été transmis ? Toutse passe comme si, pour paraphraser le style provocateur deNietzsche, il nous avait en effet contaminé par sa maladiesingulière. Cela donne la clé de son époustouflant trajet pendant le

quart de siècle où se déchaîne sa pensée vive. Contre lamodernité et sa faiblesse désirante, il affûte son désir sur letranchant du tragique : restituer l’homme à l’école dutragique, dionysiaque, voilà son premier mouvement de pensée,celui de la Naissance de la tragédie. Là, il rencontre l’obstacle : unsujet inapte à la dure vérité, qui n’a pas l’art pour ne pasmourir de cette même vérité, prêt à se jeter dans les bras dela morale. Du coup, il doit se faire traqueur de « l’originedes sentiments moraux », en hommage à son confrère Paul Rée,comme l’atteste Humain, trop humain. Mais cette traque seradicalise en « généalogie de la morale » qui dénonceviolemment toute volonté réactive, du ressentiment à lamauvaise conscience. Nietzsche poursuit la superstition dusujet de sa hargne critique, de sa forme métaphysique à saforme morale. Dès lors se dégage la Wille zur Macht (volonté depuissance), cet opérateur remède. La volonté de puissance est le contraire de ce que l’on y

entend : elle n’est pas une volonté qui s’exciterait de sonpropre pouvoir. Il s’agit de ce qui affronte « l’innocence dudevenir » à travers la pensée de l’éternel retour, la plus durejouissance, à ce titre inégalable, révélée sur la route deSils-Maria. Ce que Nietzsche interroge inlassablement – à lafolie, serait-on tenté de dire en pensant à l’issue de cepenseur lucide, jusqu’au dernier moment conscient –, c’est lajouissance morale comme forme réactionnelle de la volonté depuissance.

Une passion obscure de la Loi

Pourquoi l’homme jouit-il ainsi du renoncement, au point des’adonner à cette passion morbide de la morale ? On serait malinspiré de s’en recommander pour alimenter l’imaginaire d’unjouir-sans-tabou moderne (expression dont l’inanité sedémontre). Celui-ci serait à ses yeux l’exacerbation d’unhédonisme qui cherche un aliment à un imaginaire. C’est par conséquent tout sauf un hasard si Nietzsche se

retrouva sur la piste des grandes découvertes freudiennes : ila vu la puissance du rêve, monument de l’Urzeit (temps primitif)à l’échelle du rêveur ; il a entrevu l’énigme de la mémoire, ensa puissance de folie et de refoulement ; il a mesuré la forcede la pulsion et sondé le criminel blême ; il a interrogé lesfigures du père – lui qui archive sa biographie à partir de lamort précoce de son propre père. Événement qui, au-delà dequelque lecture psycho-biographique réductrice, montre commentun tel sujet est devenu, à partir d’une mélancolie primitive,si sensible au « trou dans l’Autre ». La passion de la Loi qui tend à la transvaluation porte une

sorte d’impasse féconde aux yeux du savoir freudien. En outre,cet au-delà du sujet ne doit pas faire méconnaître le sujetinconscient, indexé à la vérité de son désir. Tenter de venir àbout du symbolique, réinventer la Loi, ce pourrait être lavraie folie de Nietzsche, celle de la transvaluation – au pointde vouloir donner des noms nouveaux à des choses nouvelles. Le surhomme, l’auteur de Totem et tabou voudra n’y voir que la

forme fantasmatique du père de la jouissance absolue, celui dela horde primitive dont le grand « vouloir » transverbère dansle sentiment du sacré. Tel l’Urvater (père primitif), lesurhomme est une psychologie à lui seul... Nietzsche, on le sait, a physiquement survécu plus d’une

décennie à sa mort mentale. Alors a-t-on vu le mondeintellectuel – qui l’avait boudé de son vivant – l’évoquercomme un maître à penser, et rendre visite et hommage à cettestatue morte vivante. Ecce homo : voici l’homme, semble se direson époque, instituant son inactualité. Pathétique symbole dela condition intempestive et inactuelle : vivant, le maître esten quelque façon dénié, on attend – patiemment – sa mort pourlui rendre hommage et embaumer son savoir, dont on n’a pasvoulu de son vivant. N’est-ce pas l’humour nietzschéen, en son

ultime tour tragique, que de faire acte de présence (absente)au culte dont il devient le témoin ironiquement muet ?

Paul-Laurent Assoun est professeur à l’Université Paris–VII(Denis–Diderot) et psychanalyste.Il a notamment publié Freud et les sciences sociales (Armand Colin,1993); Freud et Nietzsche (PUF, 1980 ; Quadrige, 1998) ; Marx et larépétition historique (PUF, 1978 ; Quadrige, 1999); Psychanalytiques surl’angoisse (Anthropos, Economica, 2002).

10. Crépuscule des idoles (Götzendämmerung, 1888)Philosopher à coups de marteau

Le marteau est une métaphore polysémique, qui évoque tout àla fois l’outil du sculpteur, l’arme du destructeur,l’instrument de l’auscultation. Ausculter les idoles équivaut,en frappant contre leur cuirasse, à tester leur teneur propre :un dieu s’y cache-t-il, ou sonnent-elles creux ? En un tel cas,le marteau devient destructeur, il anéantit les faussesprétentions des valeurs en cours, de ces « ombres de Dieu » quise dissimulent derrière nos croyances modernes. Mais l’acte dedestruction ne vaut qu’en tant qu’il s’intègre à une entreprisede création : là le marteau se fait artiste, il dessine lasilhouette encore confuse d’un au-delà du nihilisme. Enattendant, Nietzsche règle son compte à la figure illusoire dusage antique, simple travestissement d’une fatigue de vivre etde penser ; la philosophie rationaliste se trouve elle aussibrocardée, sa folle prétention à déceler un monde idéal au-delàdu monde sensible s’avérant un clair symptôme de décadence. Encela, elle se rend complice de la morale, véritable « contre-nature » au service du ressentiment envers la vie. À reboursd’une vision idéaliste de l’esthétique qui fut autrefois lasienne, Nietzsche esquisse une véritable « physiologie del’art », où il interprète la création artistique, selonl’hypothèse de la volonté de puissance, comme l’expressionidéalisée d’une ivresse primitive. L’époque moderne est à soncrépuscule : le marteau hâte l’avènement de nouvelles aurores.

Olivier Tinland

Par Antoine Grandjean

Faut-il aimer son prochain ?

À l’amour du prochain qui traduirait le ressentiment et lahaine de soi, Nietzsche oppose l’amour du lointain, qui exaltela volonté d’aller par-delà soi-même pour inventer des formesde vie affirmatives.

« Nous ne sommes pas des humanitaires » ; « Nous n’aimons pasl’humanité» ; « L’humanité ! Y eut-il jamais plus horriblevieille, parmi toutes les horribles vieilles ? » Au moment oùNietzsche écrivait ces lignes du Gai Savoir, soupçonner l’amourdu prochain n’était certes pas chose nouvelle. Mais il nes’agit ici ni de faire avouer à ce mot d’ordre affecté ce quise cache derrière lui, à la manière de La Rochefoucauld, ni dedégager ce qu’il dénie et refoule, comme Freud le fera plustard. Le verdict nietzschéen ne porte pas d’abord sur la véritéde l’amour de l’humanité mais sur sa valeur. Loin de contesterque certains puissent l’aimer, la question est de savoir qui abesoin de l’aimer, de quel type de vie cette valeur est unsymptôme et quelle valeur a cette vie. En termes nietzschéens,c’est à la généalogie de l’amour du prochain qu’il convient deprocéder, généalogie qui comporte deux temps, dont seul lepremier peut sembler rapprocher Nietzsche de ses prédécesseurset successeurs. Il s’agit en effet de commencer par soumettre l’amour du

prochain à un questionnement régressif qui reconduit cettevaleur aux instances pulsionnelles qui la produisent. AussiNietzsche rapporte-t-il toute morale du désintéressement, dusouci du bien commun, de la sympathie, de la préoccupationhumanitaire, à l’amour chrétien du prochain, lequel est lui-même une forme de la compassion et de la pitié qui, selon latopique dégagée par la Généalogie de la morale, ressortit à la moraledes esclaves et non à celle des forts. De fait, les fortsnomment « bon » ce qui témoigne de leur force, le puissant, lenoble, le beau, l’excellent, le « mauvais » désignant lefaible, le vulgaire, le laid, le vil. « L’équationaristocratique des valeurs » est donc indissociable d’un« pathos de la distance », d’un sens de la distinction, quiexclut d’emblée la notion même de prochain. Le fort s’affirme

comme le lointain, revendique joyeusement son égoïsme et safierté, tandis que l’amour du prochain en est l’absence« méprisable ». En raison de leur impuissance face à la dureté des forts, les

esclaves renversent complètement cette grille d’évaluation etnomment « méchant » et « cruel » celui qui ne les aime pas etle leur fait sentir : l’indifférence et le mépris de leursouffrance deviennent méchanceté, tandis que par contrecoupl’amour du prochain devient bonté. Où l’on voit que cet amourn’est que réaction contre les forts, qu’il est né de « l’arbrede la haine », dont il n’est que l’ultime fruit : lecommandement d’amour est une antiphrase, le texte de lavengeance maquillé en bienveillance. Alors que le fortn’attaque que celui qu’il respecte puisqu’il s’agit de semesurer à lui, et donc aime ses ennemis comme son épreuve, lechrétien aime son prochain et même ses ennemis pour en retirerquelque mérite et mieux leur signifier leur méchanceté. L’amourpour le prochain permet alors d’échapper au sentimentd’impuissance et à la haine de soi qui en est l’effet ensuscitant en retour son amour, de sorte qu’il est le détourd’un amour de soi insuffisant pour s’affirmer lui-même.L’apparent désintéressement est en fait une tentative deséduction d’autrui pour qui ne parvient pas à se plaire :« Votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes » (Ainsi parlait Zarathoustra). « Tu aimeras ton prochain commetoi-même », entendez : de cette même haine que tu as pour toi. Reste que Nietzsche – et c’est là son originalité – ne se

contente pas de mettre en évidence l’intérêt que dissimule ledésintéressement affiché, d’autant que l’idée même d’un amournon égoïste est pour lui une mystification de plus. L’importantest de procéder – là se situe le second temps de la généalogie– à une interrogation sur la valeur de cette valeur, le critèreétant la puissance d’avenir de celle-ci pour la vie. Il estalors clair que, la vie étant, en son fond, volonté depuissance, l’amour de l’humanité est un danger pour la vie.

L’anti-humanisme nietzschéen

Individuellement, car « vivre […], c’est être cruel »,« assassiner sans relâche » ce qui est faible en les autrescomme en soi (le Gai Savoir), de sorte que le commandement d’amourest « la négation de la vie » élevée au rang d’impératif,

symptôme d’une fatigue et d’une vie épuisée qui ne peut pluss’affirmer qu’en se reniant. Collectivement, car l’apparenteanti-sélection ainsi promue est en fait une contre-sélection :prêcher l’amour de l’humanité, c’est commander de maintenirtout ce qui est faible, sans avenir, « ceux qui souffrent de lavie comme d’une maladie », et donc de « fracasser les forts »,au prix de ce qu’il y a de conquérant etde dominateur, c’est-à-dire au prix de ce qu’il y a d’authentiquement vivant, poursélectionner « un sublime avorton », « cet animal grégaire,bienveillant, souffreteux et médiocre : l’Européend’aujourd’hui » (Par-delà bien et mal). Tel est donc le fondement de l’anti-humanisme nietzschéen :

l’homme est la maladie de peau de la terre (Ainsi parlaitZarathoustra), un ferment de décadence et, s’il venait à périr,cette mort devrait être assortie d’un enthousiaste « tantmieux » (Fragments posthumes). Nietzsche misanthrope ? Pas même,répond-il, car la haine suppose de l’amour, donc honore et semérite. Seul reste le mépris. Pis, « le plus grand danger » est de

passer du mépris au « dégoût de l’homme », d’être soi-mêmeépuisé au spectacle de cette fatigue dont l’humanité est letitre, car « nous souffrons de l’homme » (la Généalogie de lamorale). Mais, attention, que l’on ne se méprenne pas ici. Carc’est bien au nom de « l’homme garant de l’avenir » que lavéritable « maladie du prochain » qu’est l’amour de l’humanitéest récusée : « Je porte le destin de l’humanité sur lesépaules » (Ecce homo). C’est le souci de « l’avenir de l’homme »(Par-delà bien et mal) qui commande l’anti-humanisme et son « grandamour pour le plus éloigné » qui fait déclarer à Zarathoustra :« Ne ménage point ton prochain ! L’homme est quelque chose quidoit être surmonté. »

Par-delà soi-même

Dans ces conditions, « ce qu’il y a de grand en l’homme »,c’est sa capacité à s’offrir un avenir et donc à se surmonterlui-même, capacité dont la notion de surhumain est l’autre nomet que, précisément, l’amour de l’humanité étouffe. Condamnerl’amour de l’humanité au nom de « ce que l’on peut aimer enl’homme », c’est donc récuser l’amour du prochain pour« l’amour du lointain », vouloir que l’homme suive enfin Dieudans la tombe, afin que vive le surhumain. En tant que résultat

de son surpassement de lui-même, il est l’authentique« transfiguration de l’existence » (Fragments posthumes) quipermet d’échapper au dégoût de l’homme. C’est pourquoi il fautrappeler que le surhumain n’est d’abord ni un conceptpolitique, ni un concept sociologique, ni un conceptbiologique. Nietzsche se moque du culte des héros, affirme que,dans leur souveraineté, les individus surhumains sedéprendraient de tout souci du monde, semblables aux dieuxbienheureux d’Épicure, et récuse explicitement touteinterprétation néodarwinienne du surhumain. Le surhumain n’estni une nouvelle espèce ni une essence idéale mais un type,c’est-à-dire une configuration de pulsions, une hiérarchie desinstincts relativement stable qui, loin d’être un donnénaturel, est un résultat, le résultat d’un vouloir. C’estpourquoi, lorsque Zarathoustra dit du surhumain qu’il est àl’homme ce que l’homme est au singe, il ne faut y lire qu’unsymbole de la distance que permet un autodépassement : lecaractère biologique n’est que l’expression de la puissance, ets’il devait advenir à l’homme un nouveau corps, ce serait commeconséquence d’une nouvelle volonté. Dans la notion de surhumain (Übermensch), il faut donc

privilégier le sens dynamique d’un surmontement de soi(Selbstüberwindung), d’un aller par-delà soi-même, qui confèreégalement un sens axiologique à un tel type de vie, en tant quecelle-ci se trouve dotée d’une valeur supérieure, selon lecritère d’évaluation déjà formulé. Le surhumain est doncd’abord le nom d’un acte et d’un type qui en est le résultat enmême temps qu’il le favorise toujours. Le surhumain n’est pas àattendre, il est à vouloir, il est volonté d’un type, dans lamesure où il désigne d’abord un type de volonté, celle qui seraenfin capable d’affirmer pleinement sa puissance et donc lavie, en se délestant du ressentiment constitutif de ce qui a eucours jusqu’ici sous le nom d’humanité.

Surhumain, trop humain, inhumain

Ainsi le surhumain ne constitue-t-il pas une autre espèce quel’homme, mais une autre espèce d’hommes, par quoi il ne s’agitpas d’un nouvel absolu qui viendrait contredire la thèsenietzschéenne de la relativité de toute valeur : c’estrelativement à la configuration pulsionnelle que lacivilisation a fixée sous le nom d’humanité qu’il convient de

parler de surhumain, en tant qu’il serait « l’opposé des“hommes modernes”, des hommes “bons”, des chrétiens et autresnihilistes » (Ecce homo). Il n’est donc pas question de sefaçonner un nouvel idéal de l’homme. Le surhumain n’est pastant l’homme de l’avenir que l’homme fécond d’avenir, et fécondd’avenir parce qu’il est assez fort pour toujours vouloir seporter par-delà lui-même, parce qu’il est mû par l’amour dulointain, qui est d’abord son propre lointain. Il qualifie aufond un type d’homme qui serait capable de vouloir surmonter sa« trop-humanité» : « humain, surhumain » versus « humain, trophumain » (le Gai Savoir). Ce type est ce qu’il convient de dresser contre la

domestication qu’a opérée la civilisation pour aboutir à ce quin’est en fait qu’un « non-homme », animal craintif, apitoyé etpitoyable (Ecce homo). C’est donc de culture qu’il s’agit carl’homme est la « plus belle pierre » qui puisse être offerte àun sculpteur, parce que la plus souple, pierre que l’on agâchée en la défigurant au lieu de l’informer, de sorte qu’ilfaut se remettre à l’ouvrage, pour enfin « façonner l’homme enartistes » (Par-delà bien et mal). Si le surhumain n’est pas unnouvel idéal de l’homme, s’il doit donc rester indéterminé,certains de ses traits doivent cependant guider le ciseau,quand bien même ces traits ne peuvent faire portrait. N’endéplaise aux brutes qui voudraient s’en réclamer – et qui l’ontfait – et aux bien-pensants qui aimeraient en tirer argumentpour le condamner – et qui l’ont fait –, Nietzsche n’esquissealors en rien la figure d’une bête sauvage avide de domination.Certes, le surhumain se démarquera par sa force, de sorte qu’ilne pourra que s’accompagner d’une croissance de ce qu’il y a deplus terrible en l’homme et que la morale a toujours vouluétouffer : pas de surhumain sans inhumain.

La barbarie cultivée

Mais le degré suprême de la force est de pouvoir êtrevictorieuse d’elle-même. Certes, le surhumain ne s’embarrasserapas de sacrifier autrui à la puissance. Mais il traitera ainsiautrui comme lui-même, car il sera le premier à s’y sacrifier.Certes, il ne répugnera pas à détruire. Mais parce que ladestruction est une condition de la création, y comprislorsqu’il s’agit de lui. Antithèse de l’homme amputé, del’« avorton » que nous nommons homme, c’est-à-dire de la

faiblesse civilisée, le surhumain sera la barbarie cultivée,c’est-à-dire la synthèse d’une richesse de forces et d’uneprodigalité d’instincts assez grandes pour se dominer sansavoir besoin de se réprimer. C’est pourquoi, lorsqu’il faitréférence à des figures historiques comme à des modèlesapprochants qui ont éclos fortuitement, comme à des augures dece qu’il s’agira de vouloir quand elles n’ont été qued’heureuses exceptions, Nietzsche ne fait pas appel à ceux qued’aucuns attendraient. Ce sont la plupart du temps des artistesqui sont convoqués, en tant qu’être un artiste véritable, c’estprécisément savoir informer ses pulsions sans les brider,façonner ses instincts sans les extirper, à la manière deShakespeare qui sut être à la fois le plus grand barbare et leplus grand poète, qui créa en Macbeth celui qui sait soumettresa crainte à son ambition, en Hamlet celui qui transfigure letragique auquel il a le courage de faire face en bouffonnerie,et en Brutus celui pour qui nul sacrifice n’est trop grand dèslors qu’il s’agit de l’indépendance de l’âme. Shakespeare, oula barbarie faite classique. Et lorsque Nietzsche cite Napoléoncomme « synthèse de l’inhumain et du surhumain » (la Généalogie dela morale), c’est en célébrant « le frère posthume de Dante etde Michel-Ange » (Fragments posthumes) en celui qui eut ce motqui ne manqua pas de le ravir : « J’aime le pouvoir […] enartiste, […] comme un musicien aime son violon, […] pour entirer des sons, des accords, des harmonies. »

Aimer en ennemi

On le voit, le surhumain aura donc la richesse d’un oxymore,ce que la morale, si fervente d’antagonismes tranchés, est biensûr inapte à comprendre : « Un César avec l’âme du Christ »(Fragments posthumes). Car le Jésus de Nietzsche, à l’inverse detout le christianisme dont il n’est en rien l’inventeur,puisque la responsabilité en incombe à Paul, est venu montrercomment vivre par-delà la loi, la culpabilité et le châtiment,par-delà bien et mal, libéré de la vengeance et duressentiment, divinisé par le grand oui qu’il adresse à tout cequi est. Que l’on élimine de cet amour ce qu’il a de passifabandon, que l’on y ajoute une dimension de conquête, la façondont César répondait de lui en surmontant toute résistance,prêt à sacrifier tout homme, dont lui, à une cause dont ilsavait que sa valeur tient toujours dans ce qu’elle coûte,

alors on obtiendra quelque chose d’inouï : un César aimant ouencore un Jésus qui franchirait le Rubicon. Ainsi le surhumain est-il peut-être d’abord le grand

amoureux, « un monstre de force et d’amour » (Fragmentsposthumes). Car c’est précisément lui qui, à la différence desfaibles, ne travaillera pas à la sourde destruction de sesennemis mais les honorera, et se tiendra à bonne distance desmédiocres. Lui qui donnera non par compassion mais parsurabondance de richesse, et qui n’attendra pas que l’autresouffre pour lui être une fête et sera suffisamment pudiquepour se dissimuler en donnant, et ainsi épargner la honte àcelui qui reçoit. Lui qui ne désirera pas partager lessouffrances mais les joies de l’autre, et qui, afin de pouvoirles partager, voudra toujours lui être une cause de joies. Luiqui saura aimer quand le faible n’a rien à donner. Aimer dehaute lutte, sans affecter l’altruisme, en se battant de toutesa force, aimer en ennemi, aimer dangereusement, comme Don Joséaime Carmen. Aimer d’un « amour qui donne », c’est-à-dire sansviser la possession de l’autre, aimer en ami, d’un amour qui« ne veut pas l’amour mais davantage » (Ainsi parlait Zarathoustra).Aimer d’un amour qui sache dire avec Gœthe, autre approximationdu surhumain : « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ? »L’actualité de Nietzsche tient, à n’en pas douter, dans… cetteinactualité qu’il revendiquait. Et inactuel, probablement,l’est-il aujourd’hui plus que jamais. Lorsque l’humanisme vaut argument et que le qualificatif

d’« anti-humaniste » vaut réfutation, les « idées modernes »qui oublient qu’elles sont des valeurs – en tant que tellesquestionnables – et se prennent pour des évidences se sont déjàprécipitées en idoles. Contre l’homme et contre l’érotique del’humanité en laquelle Nietzsche relevait une érotomanie toutefrançaise, peut-être un peu de soupçon est-il nécessaire afinde redonner à l’homme son sens de tâche et à l’amour son goûtde victoire. « Autant de méfiance, autant de philosophie » (leGai Savoir).

Antoine Grandjean enseigne la philosophie à l'Université deNantes.

11. L’Antéchrist (Der Antichrist, 1888)Vers la transvaluation des valeurs

« Ce livre est pour les très rares élus. » Semblableavertissement peut étonner, s’agissant d’un livre dont le fildirecteur est une critique du christianisme. Au XIXe siècle,critiquer la religion est presque une mode : la raison prétendsupplanter le mythe, la science annihiler les croyances, lesocialisme réduire à néant le conservatisme théologico-politique. Dès lors, à quoi bon s’en prendre à une institutiondéjà moribonde ? En quoi être anti-chrétien doit-il êtreréservé au petit nombre ? Là est l’originalité de Nietzsche :le christianisme n’est pas selon lui une étape révolue del’histoire, mais sous-tend jusqu’à ses critiques les plusmodernes ; au-delà d’une apparente laïcisation, les valeurschrétiennes, travesties dans le culte de la raison, le fantasmedu progrès, le fanatisme égalitaire, sont plus influentes quejamais. Être anti-chrétien équivaut ainsi à ne pas s’en laissercompter par la modernité et à établir la psychologieimpitoyable du mouvement historique qui conduit au nihilisme.La disposition chrétienne fondamentale est le mensonge enverssoi-même, le refus d’assumer la réalité, au profit de fantasmesalimentés par de sombres appétits de pouvoir : le symbole enest saint Paul, fossoyeur du Christ et « apôtre de lavengeance » envers la vie. Le dépassement du christianismeouvre la voie à la transvaluation des valeurs, et notamment àune « grande politique » établissant la domination spirituelledes philosophes de l’avenir.

Olivier Tinland

Par Olivier Tinland

Ma bibliographie

L’accélération des publications consacrées à FriedrichNietzsche ces dernières années, signe d’un net regain d’intérêtdes philosophes français pour le penseur allemand, rendnécessaire de poser quelques jalons afin de permettre des’initier au mieux à la compréhension d’une œuvre aussiséduisante que déroutante. En premier lieu, s’agissant d’unphilosophe pour qui l’exercice de la pensée n’est pas séparabled’une pratique vécue, il peut sembler opportun de s’intéresserà la vie de Nietzsche. La plus émouvante évocation de celle-cise trouve sans nul doute dans le petit ouvrage de Stefan ZweigNietzsche (la Bibliothèque cosmopolite, Stock, réédition 1996).À compléter par la lecture du beau livre d’une célèbrecontemporaine de Nietzsche, Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzscheà travers ses œuvres (les Cahiers rouges, Grasset, 2000). Ceux quisouhaitent avoir accès à une vision d’ensemble plus précise etcomplète pourront se reporter à la petite biographie de MazzinoMontinari, Friedrich Nietzsche (Philosophies, PUF, 2001). Enfin, lesplus gourmands trouveront ample satisfaction dans ce quiconstitue désormais la biographie de référence de Nietzsche :Curt Paul Janz, Nietzsche, biographie (3 volumes, Gallimard, 1984).

Par où commencer quand on veut lire Nietzsche ? Le lecteurnon spécialiste dispose à présent d’une anthologie de textesd’excellente facture, complétée par un commentaire discret etpertinent des extraits présentés : Yannis Constantinidès,Nietzsche (Prismes, Hachette, 2001). L’œuvre la plus synthétiquede Nietzsche est sans doute Crépuscule des idoles ; on en trouve unetrès bonne édition pédagogique, traduite et commentée par ÉricBlondel (Classiques de la philosophie, Hatier, 2002). Parailleurs, Patrick Wotling propose d’excellentes traductionsrichement annotées de trois ouvrages majeurs de Nietzsche : leGai Savoir (GF, réédition 2000), Par-delà bien et mal (GF, 2000) etÉléments pour la Généalogie de la morale (LGF, 2000). S’agissant d’Ainsiparlait Zarathoustra, on se reportera avec bonheur à la belletraduction de Georges-Arthur Goldschmidt (LGF, 1972). LesŒuvres philosophiques complètes (comprenant l’intégralité desFragments posthumes) sont accessibles en traduction française

chez Gallimard (1967-1997) ; la collection « Folio Essais » enfournit une version de poche (sans les Fragments posthumes). Deplus, Nietzsche fait son entrée dans la « Bibliothèque de laPléiade », où le premier tome de ses Œuvres (qui regroupe destextes de jeunesse, la Naissance de la tragédie et les quatreConsidérations inactuelles) a déjà été publié (Gallimard, 2000) sousla direction de Marc de Launay.

Nietzsche a également beaucoup écrit de lettres, quiconstituent un complément précieux à l’intelligence de sonœuvre ; les deux premiers tomes de sa Correspondance (1850-1874)sont publiés chez Gallimard (1986). Une édition fort utile deses Dernières Lettres est en outre parue en poche chez Rivages(1992). Enfin, la passionnante correspondance entre Nietzsche,Paul Rée et Lou Andreas-Salomé est disponible en versionfrançaise aux Presses universitaires de France (Correspondance deFriedrich Nietzsche, Paul Rée, Lou von Salomé, Quadrige, PUF, 2001).

Cela dit, s’il est nécessaire de commencer par la lecture desœuvres elles-mêmes, il est bien difficile de lire Nietzschesans l’accompagnement de bons commentaires. Le lecteur pourranotamment se reporter au très précieux Vocabulaire de Nietzsche(Ellipses, 2001) de Patrick Wotling, où se trouvent expliquéspar le menu la plupart des idiomes fondamentaux de la penséenietzschéenne. Du même auteur, citons la Pensée du sous-sol (Allia,1999), étude pénétrante de la redéfinition du rôle de lapsychologie chez Nietzsche, ainsi que Nietzsche et le problème de lacivilisation (Questions, PUF, 1999), qui reconstitue de façonnovatrice la cohérence du parcours nietzschéen autour del’interprétation du devenir des cultures. Si l’on désires’initier à chaque œuvre en particulier, le recueil d’Écrits surNietzsche (L’Éclat, 1996) par Giorgio Colli (coéditeur del’édition scientifique des Œuvres de Nietzsche) constituera sansnul doute un excellent guide. L’ouvrage pionnier de GillesDeleuze, Nietzsche et la philosophie (Quadrige, PUF, réédition 1999),malgré quelques imprécisions, reste une tentative pleine deverve pour mettre en évidence l’irréductibilité de Nietzschevis-à-vis de toute la tradition philosophique, ainsi que sonexplosive originalité. Le livre d’Alexander Nehamas Nietzsche : laVie comme littérature (Philosophie d’aujourd’hui, PUF, 1994) rendjustice à l’importance de la référence esthétique dans lapensée nietzschéenne. Le solide commentaire d’Éric Blondel,

Nietzsche, le corps et la culture - La philosophie comme généalogie philologique(PUF, 1986), insiste quant à lui sur l’importance primordialede l’usage des métaphores dans l’invention du nouveau langagenietzschéen. À ceux qu’intéresse le rapport de Nietzsche à lamusique, le délicat ouvrage de Georges Liébert Nietzsche et lamusique (Quadrige, PUF, 2000) apportera une riche information,sur le plan tant biographique que philosophique. Signalons pourfinir deux recueils d’articles particulièrement suggestifs :Lectures de Nietzsche (Références, LGF, 2000), qui regroupe unedizaine de contributions de très grande qualité, et, paruégalement en 2000, le Cahier de l’Herne consacré à Nietzsche, quicontient aussi bon nombre d’articles de valeur.

Nietzsche sur la toile

De nombreux sites Internet sont désormais consacrés àNietzsche, et permettent un accès aisé à certaines de sesœuvres ainsi qu’à des commentaires en tout genre. Parmi eux, leplus ambitieux est incontestablement le site HyperNietzsche(www.hypernietzsche.org) dirigé par Paolo d’Iorio, qui a pourvocation de fédérer les recherches sur Nietzsche en proposantles fac-similés de ses œuvres, ainsi qu’un abondant matériaucritique (commentaires, biographies, bibliographies, documentsaudiovisuels, etc.). Ceux qui souhaitent avoir accès à unmaximum d’œuvres en version originale seront amplementrassasiés par le projet Gutenberg (www.gutenberg2000.de), quipropose, parmi bien d’autres auteurs allemands, les Œuvrescomplètes du philosophe, ainsi que la quasi-totalité desFragments posthumes. En version française, on peut trouver unintéressant choix de lettres traduites et présentées sur lebeau site Nietzsche à la lettre(perso.wanadoo.fr/nietzsche_a_la_lettre). Pour ceux quisouhaitent consulter quelques commentaires on line, nous nouspermettons de signaler le site Zara2000, particulièrementcomplet et souvent amusant, qui propose en outre une versiontéléchargeable de l’opuscule nietzschéen Vérité et mensonge au sensextra-moral (zara2000.org). Nous leur recommandons égalementd’aller faire un tour sur le Cahier virtuel d’études philosophiques(site.voila.fr/Cahier_Virtuel), qui regroupe un grand nombre desites passionnants consacrés au philosophe. Enfin, ils pourronttrouver un entretien suggestif de Yannis Constantinidès surwww.espacestemps.net.

MON NIETZSCHE

Par Christian Doumet

Où est-il – mon chez moi ?

Ainsi parlait Zarathoustra (« l’Ombre »)

Ici et là. Ceci avec cela : de même que la pensée de Nietzschenous initie aux sauts, aux bonds et à la danse, le corpsnietzschéen nous enseigne la valeur de certaines liaisonsphysiques ; il nous replace au cœur d’un système de connexionsqu’aucune pensée n’annonce, ne préfigure ni n’explique jamais –en cela connexions propres au corps. Il nous rend à cetteexpérience essentielle d’un corps entrecroisé, tissu dedouleurs, de climats, de paysages et de musique. On voit les nœuds se former tout le long de la

correspondance, au fil des lettres à Peter Gast en particulier.Là, dans un interminable monologue à deux, la philosophie avoueson physique capricieux, plaintif, rarement euphorique, presquetoujours dolent. Ce qui le constitue, c’est précisément cetentrecroisement de souffrances et de soulagements. Le corpsnietzschéen n’est pas la condition d’un bien-être ou d’un mal-être, il en est le témoin. Il n’existe pas hors de ces sautesde bonheur et d’abattement, hors du régime météorologique où ilpuise ses mots. Comme Schumann, dont il est si proche parcertains aspects, comme Schumann en musique, Nietzscheconstitue dans la langue l’image d’un corps variable. L’instabilité tient d’abord, chez lui, à l’usage du concept

de santé. Peu importe, au fond, la réalité d’un étatvalétudinaire ; ce qui entre en jeu, c’est ce très simple faitsur lequel se recouvrent la psychologie et le langage : dèsqu’un sujet parle de sa santé, il l’interroge et commence àfaire l’épreuve de son incertitude. « Il n’y a pas de santé ensoi, dira le Gai Savoir, et toute tentative pour la définir ainsiéchoue lamentablement. » Il en va de même pour celui qui peintles climats : nommer le froid ou l’excessive chaleur –Nietzsche y revient souvent –, c’est appeler, même

implicitement, une rémission ; décrire le beau temps, c’esttoujours redouter, ou annoncer, son inévitable fin. Climatsinternes, climats du monde : les mots du corps nietzschéen n’enfinissent pas d’ausculter la santé et le ciel sur le plan deleur plus grande instabilité. Auscultation que vient relayer la non moins lancinante

question des lieux. Le lieu d’habitation représente, dansl’idéal nietzschéen, la réponse directe et souveraine auxinconstances du corps et du climat. Comme nombre de sescontemporains, encouragés par les dogmes médicaux de la fin dusiècle, Nietzsche adhère au principe des influences locales surla physiologie : « L’électricité des nuages qui passent etl’action des vents : je suis persuadé que quatre-vingts foissur cent, c’est à ces influences que je dois mes tortures » (23juin 1881). Si bien que l’élection d’un lieu ne renvoie passeulement aux catégories de l’agrément et du désagrément : elleest un acte vital. « Je ne peux plus me permettre de commettreune erreur en matière climatique. Savez-vous que l’erreur del’hiver précédent (Santa Margherita avec son humidité) a manquéde peu – très peu ! – me coûter la vie ?... » Le tropisme despérégrinations nietzschéennes le dit assez : du sud, et du sudseul peut venir le salut. C’est au soleil de la penséeméditerranéenne, latine et surtout grecque, que pour un tempss’orientera le corps en souffrance. « Je trouve étrange quetous les ans à l’arrivée du printemps, j’éprouve le violentdésir de descendre plus au sud » (1er juillet 1883). Comme sila nostalgie d’un livre juvénile et de sa lumière d’absolu, laNaissance de la tragédie, ne cessait d’irradier sur l’horizon detoute la vie : corps et œuvre, Nietzsche est exilé de la Grècepar sa germanitude. Entre les chambres sans feu et les sallesd’auberge désertes, à Gênes, à Nice, à Rapallo, dansl’incognito propre aux étrangers, aux locataires perpétuels etaux habitués de la poste restante, le voyageur d’hiver éprouveet creuse son exil : il cherche sur la Terre un lieu que sonesprit a jadis violemment connu dans le double éblouissement deSchopenhauer et des tragiques. Au centre de cette quête setient un corps perdu. « Où est-il – mon chez moi ? » Telle est donc la question

capitale. Mais comment concevoir la réalité d’un tel chez moi ?Comment une pensée de la saltation, du par-delà, de l’ante etde l’inactuel pourrait-elle laisser seulement entrevoirl’espace, les murs, la lumière de son chez moi ? Cette question

est transversale à toute l’œuvre et à toute la vie deNietzsche. Il n’est pas vrai pourtant qu’elle reste sansréponses : des réponses passagères, incomplètes, maismomentanément porteuses de plénitude. À Nice, par exemple,pendant l’automne 1885, « quelque chose de victorieux etd’extra-européen [se] dégage, quelque chose de trèsréconfortant qui me dit : “Ici tu es à ta place” » (24novembre). C’est le moment où Nietzsche compose la quatrièmepartie de son Zarathoustra, spécialement ce « Midi » qui chantela révélation de l’heure solaire par excellence : « Le monde nevient-il pas de toucher à sa perfection ? » Mais, par un de ces mouvements dialectiques qui travaillent

aussi au cœur de l’œuvre, la détérioration du climat interne netarde pas à remettre en cause la perfection locale : à Venise,quelques semaines plus tard, « le temps est magnifiquementclair et frais, – mais il ne m’est permis de rien voir, et toutme fait du mal ». Le pérégrin reprend son errance, ballottéentre les ciels maussades et les affreuses migraines, rêvantsans cesse, après Baudelaire et Melville, la clémenceinvariable des « îles Fortunées ». À considérer le mouvement de ces pérégrinations, on comprend

qu’elles dessinent une géographie, peut-être même l’ébauched’une philosophie – celle, par exemple, que Gilles Deleuzebâtira plus tard autour du concept de territoire. Car, envérité, Nietzsche ne voyage pas. À l’âge des premiers grandscurieux d’exotisme, sa pratique est tout autre : uneoscillation très étroite entre deux antipodes, à l’intérieurdes frontières de « la vieille Europe diluvienne » – quelquesprojets d’installation à Tunis, en Corse ou en Espagne sontvite abandonnés. L’axe de ces antipodes, c’est évidemment labarre des Alpes. D’un côté, le Nord matriarcal : Leipzig,Naumburg, avec une avancée jusqu’à Bâle ; de l’autre, le Sudligure et piémontais : Gênes, Nice, Turin. À la rencontre del’un et de l’autre, à l’articulation de deux puissancesterrestres antagonistes, se situe l’un des foyers de l’œuvre :Sils-Maria. Sils-Maria, le premier balcon alpin sur laMéditerranée ; l’extrême avancée du monde germanique surl’empire latin ; l’ultime sursaut d’altitude face à la plaine.Sils-Maria, « perpétuelle idylle héroïque » (8juillet 1881).Sur ces hauteurs, en effet, deux mondes s’accouplent ; et lehéros mortel qu’ils s’acharnaient à déchirer trouve enfin sonapaisement et son unité : « Il semble que toutes les cinquante

conditions essentielles à ma pauvre vie se trouventsatisfaites. » C’est là que naît Zarathoustra, « à 6 000 piedsau-dessus de la mer et bien plus haut au-dessus de touteschoses humaines » (3 septembre 1883). L’œuvre sera ainsi lerésultat de deux cheminements croisés : celui qui serpente àtravers la forêt d’Engadine et celui qui, parmi les pins,s’élève au-dessus de Rapallo en « dominant du regard très loinla mer » – comme un déploiement dans l’espace du puissantemblème de Sils-Maria. De ce complexe territorial, l’écriture nietzschéenne tire son

aptitude à capter « le sens de la Terre » : à traduirestylistiquement les flux et les reflux du devenir. Soulèvementsalpins ou marins – la chambre, à Rapallo, bruissait du va-et-vient des vagues – s’y donnent à entendre, comme chez Wagnergronde « le tremblement de terre qui libérerait enfin la forceoriginelle endiguée depuis la nuit des temps ». Ce n’est pas unhasard si la correspondance avec Peter Gast est traversée parune nostalgie de la musique : s’y nourrit l’un des élansmajeurs de l’écriture. Écrire, donc, comme Wagner instrumenteParsifal ? Oui, car la musique est faite des mêmes mouvements quela douleur physique, que les nuages et que les paysages : sison motif court à travers les lettres et l’œuvre entière, c’estparce qu’elle est le seul « chez moi » offert au corps variablede la pensée. Il y a, dans la confidence mélancolique au musicien Gast, une

manière typiquement nietzschéenne d’appeler la musique, et defaire de cet appel une langue habitable. « Dans quellecatégorie ce Zarathoustra doit-il en somme être rangé ?, écrit-ille 2avril 1883. Je croirais presque que c’est parmi lessymphonies. »

Christian Doumet est poète, romancier et essayiste.Il enseigne à l’Université de Paris–VIII (Vincennes–Saint-Denis). Il a notamment publié la Méthode Flaming (roman ; Fayard,2001) ; Illettrés, durs d’oreille, malbâtis (Champ Vallon, 2002).

Par France Schott-Billmann

Danser pour lire le symbole des plushautes choses

Ainsi parlait Zarathoustra (« le Chant funèbre »)

Que penser d’un philosophe athée qui clame la mort de Dieutout en écrivant des aphorismes tels que « Les pieds légerssont peut-être inséparables de la notion de Dieu » ou encore lecélèbre « Je ne pourrais croire qu’à un dieu qui sauraitdanser » ? C’est par cette phrase que j’ai rencontré la penséedu philosophe. Adolescente moyennement attirée par laphilosophie, j’avais, comme beaucoup de jeunes filles, pratiquéla danse classique puis rythmique, et abordais les danses desociété ; tout cela en amateur, à titre de divertissement. Mêmesi j’exultais dans le tango et la valse, j’attribuais cet étatà un simple plaisir social, d’ailleurs fortement lié à larencontre avec les garçons, que la danse autorisait. Certains mots, pourtant, nous pénètrent à notre insu : ils ne

s’adressent pas à notre raison, mais à quelque chose en nousque nous ne percevons pas, une vie cachée, non formulée, quiles accueille parce qu’ils éveillent sa présence jusqu’alorssilencieuse. Ils nous appellent à « devenir ce que noussommes » sans le savoir encore, ils nous font signe depuisl’avenir. Appartenant davantage à l’art qu’au concept, c’est ànotre inconscient qu’ils parlent : l’effet sur moi del’association « dieu danseur » mit en mouvement quelque chosedont je n’avais pas encore conscience. Sous le prétexte de travaux universitaires dont j’ignorais

alors les véritables enjeux, je partis à la recherche des dieuxdanseurs, dans les cultures où il s’en trouve encore, enAfrique, en Haïti, au Brésil. Lors de cérémonies religieusesqui sont aussi des rituels de guérison, ces dieux descendentdans le monde des hommes et s’incarnent en certains d’eux, lespossèdent et les métamorphosent. Je découvris ainsi que musiqueet danse favorisent l’état de transe, dans lequel celui quidanse un dieu est en réalité mû par lui à son insu. La guérisona lieu parce que le dieu externe, autre collectivement reconnu,

entre en résonance avec le dieu interne du sujet, autre intimeet caché, désir inconscient qui cherche à se dire à travers lamaladie. La possession parle dieu lui offre une autre issue,symbolique – ce que les sciences humaines nomment « efficacitésymbolique » –, dont la particularité est qu’elle ne passe paspar la parole comme dans la psychanalyse, mais par un langagedu corps. Ma thèse de psychologie consista à montrer que lemécanisme de la cure psychanalytique exposé par Freud peutparfaitement s’appliquer à ces thérapies traditionnelles, de lamême façon que Claude Lévi-Strauss a pu brillamment comparer letravail du psychanalyste et celui du chaman. N’est-ce pas un désir de thérapie – par la création de sens –

qui appelle le corps malade de Nietzsche non pas directement àla danse, qu’il ne pratique pas, mais à ces longues marchesdans lesquelles le mouvement qui se répète tout seul le conduitau sentiment de dépassement de soi et d’ouverture surl’illimité ? De la frappe alternée des deux pieds, de l’ivressedes contraires qu’il en reçoit, il sent monter l’enthousiasme –qui signifie étymologiquement « avoir le dieu en soi ». Danscette danse de l’esprit de celui qui ne croit qu’aux penséesnées de la marche se crée Zarathoustra, le danseur dionysiaque,que l’élan imprimé par son pas rythmé sur la terre fait volerau-dessus des étoiles. Comment vivre et transmettre une expérience aussi riche et

créatrice ? Il n’est pas donné à chacun de rencontrer Dionysosdans la simple marche, dispositif minimaliste d’une danseréduite à l’essentiel : le rythme d’un pas assuré et joyeuxaccompagné du seul chant intérieur de la pensée quittant lafiction du moi pour s’abandonner au désir énigmatique d’unautre en soi, qui exalte la puissance de la vie par la réuniondes forces instinctives primitives et du désir de dépassementde soi, faisant de l’homme un « animal divinisé ». En refoulantl’esprit dionysiaque des danses européennes paysannes, nosautorités politiques et religieuses ont jugé bon de réprimer lasubversion de la transe. Mais sa trace se lit dans la soif desrythmes vigoureux qui animent encore les danses dites« noires », malheureusement difficiles d’accès pour les Blancs.Nietzsche n’a nul besoin d’apprendre l’arabesque pour être

saisi par l’esprit de la danse. Il lui suffit de se soumettreau mécanisme élémentaire le plus répandu, au plus petit commundénominateur des danses, la marche, qui reproduit certainsprocessus vitaux : la pulsation des pieds fait écho au

battement du cœur, le balancement du corps rappelle le va-et-vient respiratoire, les boucles des gestes répétitifsréveillent l’énergie pulsionnelle... Tout être humain possèdeun savoir-marcher-danser inconscient qui répond immédiatement àl’appel d’un autre suffisamment entraînant ; par exemple celuide la musique populaire, elle aussi organique, qui bat par sespulsations et respire par ses symétries, invitant chacun àdanser sans avoir appris. En témoigne le succès jamais démentides danses venues d’Amérique du Nord tout au long du XXe siècle(fox-trot, charleston, be-bop, boogie-woogie, rock...), dansesmétisses, dionysiaques s’il en est, issues du jazz, mariantl’énergie des danses noires des esclaves – héritées del’Afrique – et la régularité blanche des rythmes carrés desdanses populaires, dites country. Je rencontrai, enseignée par Herns Duplan, une danse ainsi

métissée, d’une beauté immédiate et puissante, appelée« expression primitive ». À la fois joyeuse, ludique,minimaliste dans ses structures puisque construite sur le pasde la marche et des séries de gestes opposés, elle me parutillustrer parfaitement la danse de Nietzsche, d’autant que,entrecoupée d’arrêts extatiques sur des postures magnifiées,elle laisse au danseur le temps d’y lire un sens, lui offrantune méditation dynamique sur certains archétypes humains :gestuelle de guerre ou d’amour, de capture ou de don, de fiertéou de colère, d’humour ou de solennité. Cette technique, qui interrogeait constamment en moi la

psychanalyse, éclaira mon cheminement vers le « symbole desplus hautes choses » que Nietzsche lisait dans la danse, mepermettant d’y adapter la danse-thérapie de façon plusacceptable par l’Université que la phrase sur le dieu danseur,suspecte de mysticisme. Or la foi de Nietzsche dans la danse,le secret de sa transcendance, ne réside pas dans un dieuextérieur à l’homme mais dans ce qui est le plus humain : letragique surmonté, la séparation assumée, la souffrancesublimée, qui donnent accès à une joie supérieure, artistique,créatrice. Je pouvais ainsi rejoindre un des conceptsfondateurs de la psychothérapie, la définition freudienne de lasublimation comme réorientation positive de la pulsion. Ladanse qui veut s’engager dans le soin doit donner à vivre untel parcours symbolique : comme l’enfant qui devra accepter laséparation du corps de la mère, donc mourir à la viefusionnelle et narcissique pour se libérer de l’illusion de

toute-puissance et accéder à la vie du langage, le danseurpourra se délivrer de ses lourdeurs imaginaires pour renaître àla vie libre, légère et enthousiasmante de l’art quil’empêchera de « mourir de la vérité ». La danse est donc une métaphore de la condition humaine ;

elle permet au danseur de revisiter symboliquement la loifondatrice qui, à partir des structures corporelles del’hominisation, a conduit à l’humanisation ; elle conduit augai savoir, non pas intellectuel mais corporel, opposé àl’esprit de sérieux qui est pesanteur et préjugé ; elle ouvre àla gaya scienza que, selon Nietzsche, la philosophie recherche àson insu comme « quelque chose de tout à fait autre, disons desanté, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie », unsavoir médecin qui peut se mettre au service de « la santéglobale d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité »(le Gai Savoir).

France Schott-Billmann, psychanalyste et danse-thérapeute,enseigne la danse-thérapie à l’Université Paris–V (René–Descartes). Dernier ouvrage paru : le Besoin de danser (Odile Jacob, 2001).

Par François Guery

Quelle dose de vérité pouvons-noussupporter ?

Selon Nietzsche, la vérité ne consiste pas à surprendre unsecret inaccessible caché dans un ciel des idées éternelles,mais à savoir ce que l’on veut et à quoi l’on va se consacrer.La volonté de vérité est à la fois conquête et stylisation dela vie.

Jusqu’à quel point la vérité supporte-t-elle l’assimilation ?– Voilà la question, voilà l’expérience à faire » (le Gai Savoir).En d’autres termes : comment supporter la vérité si notreorganisme la trouve indigeste ? Supporter la vérité : unevérité qui a une portée vitale, qui nous concerne et nous vise,et qui a en elle la puissance de nous atteindre et de nousfaire souffrir. Quoi de commun avec la notion scientifique,historique de la vérité, celle qu’on établit, qu’on prouve,qu’on reconstitue en toute objectivité ? Nietzsche parle devérité dans ce sens familier où elle tourne vers nous unepointe dangereuse et blessante. L’enjeu de ces vérités-là qu’onfuit, c’est de vivre, et de vivre protégé. Entre vie et danger,une ignorance mutuelle règne le plus souvent, si bienqu’éventer le secret des vérités aboutirait à éclairer la viemême, avec ses ressorts ordinaires. Que la philosophie, commemoucharde, ait partie liée avec ce qui indispose le vivant dansses ruses pour tenir bon, la voilà donc elle-même ennemie,passée du mauvais côté, irritante et détestable. Laconnaissance vient rejoindre la conspiration de la vérité, siconnaître, c’est transgresser, lever le secret vital. Elledevient objet d’enquête. Entre Nietzsche et les Homais de son temps, ces positivistes

qui croient en la science comme secret de tout, demeure cettedifférence irréductible : Nietzsche pose le problème de lavaleur de la connaissance pour la vie, il interroge les valeursde connaissance qui triomphent à l’époque, et il les met enrelation avec des degrés hiérarchiques de la vie et de lavolonté. Se pose alors le problème le plus délicat : qui veutde la vérité ? À quoi bon la vérité ? Que vaut la vie qui la

veut ? Sans être plus fort, celui qui veut arracher la véritén’est-il pas supérieur à celui qui s’en protège ?

Réinventer le passé

La volonté passionnée de vérité est à la fois un problème etune issue, une intéressante forme que la vie a prise demultiples manières. Chez Nietzsche, la déclinaison de cesformes constitue une longue enquête, dont il n’est passeulement spectateur ou curieux : il en est lui-même lavictime, le sujet à observer, le secret vivant. Il a cettepassion, il veut savoir pourquoi, et son propre secret estaussi celui de la maladie moderne, ce nihilisme aux centvisages, il est symptôme d’un mal qu’il traque par passion dela vérité. Nietzsche décline les formes de liaison entre vie ouvolonté et vérité. Elles dessinent un arc-en-ciel qui va duplus sain au plus maladif, de l’innocent au criminel, s’il estvrai qu’un certain appétit de vérité tue la vie. On peut suivrece parcours en allant de l’oubli, forme saine et normale derelation à la vérité, jusqu’au mensonge, forme malsaine, enpassant par l’illusion, forme équivoque. Au point de départ del’enquête, il y a une conception réaliste, exempte d’idéalisme,de la vie saine : chacun s’attache à son propre bien etrecherche ce qui est bon pour lui. Il est mauvais de tropruminer, de remâcher des maux passés, il faut savoir dépasserle passé pour avancer et pour débloquer les situations. Peuimporte alors la vérité ! Une bienfaisante faculté d’ignoranceet d’oubli accorde aux hommes une part de ce délestage utile,qui permet de vivre à travers des épreuves dont la pensée tropinsistante démoraliserait. L’oubli est une force, un atout,dont l’homme n’a d’ailleurs pas été généreusement doté,puisque, seul parmi les vivants, il est livré au souvenir et àl’appréhension de l’avenir : il « reste sans cesse accroché aupassé. Quoi qu’il fasse, qu’il s’en aille courir au loin, qu’ilhâte le pas, toujours la chaîne court avec lui » (deuxièmeConsidération inactuelle). L’homme est condamné à la mémoire, qui appelle des remèdes.

Ceux-ci sont les formes que peut prendre la faculté d’oubli,correspondant en négatif aux formes du « sens historique » – dela mémoire – dont elle est complémentaire. Le sens historique,en tant que mémoire utilisée par la vie, et en faveur de sesintérêts, économise le temps, l’organise, le sélectionne. Il

prend le droit de garder le bon côté du passé, pour mieuxvivre. Toutes ses formes, que Nietzsche distingue et compare,vont dans le sens d’une poursuite des tâches de la vie, que cesoit la forme antiquaire, la forme monumentale ou la formecritique. Sous sa forme antiquaire, la vie donne une valeur àtout le passé, aux traditions, aux restes les plus infimes etaux archives ; ainsi de celui qui mène sans cesse une enquêtegénéalogique sur ses racines et les idéalise en bloc. Cerespect inconditionnel est un remède, il donne confiance ensoi, il trace des rails vers l’avenir, il simplifie la questionde savoir ce qui est bon, ce qui est mauvais. Toute remise encause du passé est écartée au profit de la ligne droite, onbétonne l’avenir. Les traditionalistes actuels en saventquelque chose. Le traditionalisme, ou conservatisme, est uneforme fonctionnelle de l’oubli : on oublie le présent, on negarde que le passé sous ses formes pérennes, on ne voit del’avenir que la projection à l’infini de ce qui fut toujours.Cette vie-là, qu’elle soit choix privé ou forme decivilisation, profite de la faculté d’oubli pour tourner le dosà toute vérité inconfortable qui lui gâcherait la joie de vivreen ligne droite. Le sens historique a également une formemonumentale ; il ne conserve du passé que ses sommets, sescimes, oubliant tout le reste, méprisant ce qui tire vers lebas et la moyenne. Le sens monumental ne vit pas dans le passémais dans l’exceptionnel, avec lequel il entretient unerelation de familiarité afin de compenser le faible intérêtpris au présent, médiocre et décevant.

Auteurs et acteurs

Nietzsche pense certainement à la fois à Schopenhauer et àlui-même, en développant l’examen de ce sens idéalisant, quipermet de traverser la bassesse des temps sans en souffrir.C’est l’apanage des créateurs, des artistes et des penseurs,qui ne sont de plain-pied qu’avec ce qui constitue le chef-d’œuvre de l’humanité. Ce sens-là oublie tout ce qui estrépandu, en grand nombre, copie conforme de modèles eux-mêmesstéréotypés. C’est la culture de masse que vise cette formeesthète et raffinée de l’oubli, au service de forces créatricesmiraculeusement préservées, comme si le temps et sesaltérations n’avaient pas de prise sur elles.

La dernière forme prise par le sens historique est davantagevulnérable au temps, lui qui altère, attaque la vie en laréformant. C’est le sens critique, celui qui s’en prend à laréalité présente et qui la corrige, qui la révolutionne. Lacritique nous déracine au nom d’une justice posée comme idéal,elle nous incite à constituer une seconde nature estimée plusvraie, mais qui nous ôte ce que les oublis vitaux nousoffraient pour nous étayer : « Nous implantons en nous unenouvelle habitude, un nouvel instinct [...]. Les secondesnatures sont la plupart du temps plus faibles que lespremières » (deuxième Considération inactuelle). Le sens critique est également oublieux, car il nous fait

négliger le fait que le passé, quelles que soient sesfaiblesses et ses erreurs, nous a forgés nous-mêmes, parl’hérédité et par l’éducation. L’oubli présente donc desvaleurs pour la vie. Il crée autour de ce qui vit, et del’homme même, un halo d’illusion qui aide à sa croissanceharmonieuse, même s’il ne subsiste qu’au détriment du vrai. Laforme la plus saine et la plus normale de la vie, c’est unecertaine ignorance de la vérité vraie, supplantée parl’illusion. À cet égard, il faut donner à la vérité sa signification

vitale authentique : il s’agit d’un poison. Le fort le supporteet le digère, le faible en périt, personne n’en jouitinnocemment. Il est possible également que, pris à faible dose,il ait valeur de remède, mais à quoi, et à quelles conditions ?Comment en faire une vie ? Enfin : si c’est la force de lavolonté qui fait que le poison de la vérité est plus ou moinsnocif, la force n’est-elle que la capacité à assimiler ce mal ?N’y a-t-il pas une supériorité dans la libre recherche de lavérité, fût-elle douloureuse ? L’illusion est une forme prisepar la vie pour transfigurer la vérité, et la rendreassimilable, sans l’écarter purement et simplement de sonchamp. Rêve apollinien, délire dionysiaque, vision, inversion,ces formes ou déformations entrent dans un arsenal qui sert lavie, cette vie que seule une force hostile à elle peut venirexposer de façon violente à la vérité. Toute la thématique dusocratisme décadent consiste à montrer, dès la Naissance de latragédie, que l’analyse, pratiquée à des fins de rétablissementde la vérité au détriment de l’opinion ou de l’illusionartistique, tue la vie, la diminue, la rend malade. Cependant,il y a des cas où l’illusion nous dessert et mérite d’être

rectifiée, lorsqu’il en va de valeurs supérieures comme lebonheur, qui n’est pas que confort. Être ou vivre plus heureuxlégitime une levée du voile de l’illusion, malgré la nécessitédu voile et sa pérennité. Pour Nietzsche, les créateurs, et notamment les artistes,

sont des cas à part, rares, exceptionnels, à contre-courant –intempestifs, inactuels –, du fait que la civilisation estelle-même fondée sur des valeurs de moyenne, de médiocritérégnante. Si bien que leur propre vision du monde est fausséepar les valeurs dont ils sont, dans leur type, la contradictionvivante. De ce côté, la vérité les servirait pour effectuer uncertain renversement de la perspective courante, qui lestrompe. C’est la démonstration entreprise par Nietzsche dans leGai Savoir, au sujet de « l’illusion des contemplatifs ». Ceux-cisont « les hommes supérieurs » par une sensibilité plus richeet par une méditation plus profonde : ils voient et entendentinfiniment plus que l’homme du commun. Cependant, leur bonheurde contemplatifs demeure limité, s’ils se considèrentsimplement comme les spectateurs de ce monde plus riche et plusvarié, et non comme les poètes qui le créent et le font vibrer.« Nous ne sommes ni aussi fiers, ni aussi heureux que nouspourrions l’être », conclut-il. C’est que les hommes supérieurs ne sont pas, comme on le

croit trop souvent en fonction d’une lecture fautive de laphilosophie nietzschéenne, les plus forts, les dominants. Letexte cité le dit très clairement : les plus forts sont leshommes d’action, les acteurs du monde, ceux qui interprètent untexte ou une partition, tandis que les auteurs de la partitionsont les hommes supérieurs, créateurs des valeurs partagées.Quant à la foule, elle est le véritable spectateur de ces jeuxde l’art, en l’occurrence l’art politique interprété par lesdominants. Ne pas rectifier cette perspective inversée, c’esttrop accorder aux acteurs, et c’est méconnaître les auteurs, demême que, d’une façon générale, les créateurs des valeurs sontsous-estimés au profit de ceux qui les copient et lesgalvaudent. L’illusion ne sert la vie que sous ses formes basses et

banales : l’homme supérieur a besoin des secours d’une véritédévoilée pour remettre la perspective en place, et se situerlui-même dans le jeu faussé de la civilisation maladive etstéréotypée. La vérité est son alliée contre les puissancestrompeuses, il lui faut donc la cultiver à contre-courant, en

faire un usage intempestif. Pis : ce que le créateur vit commeune illusion qui lui masque sa vérité est à un autre égard unvéritable mensonge, et c’est sous cette dernière forme que lavérité devient combat, arme, dénonciation critique, marteau. Lemensonge l’emporte en grand, la vie moderne repose sur lui etle propage comme un mal endémique et contagieux que lephilosophe se doit de contrecarrer. Le Nietzsche combatif, noir, dénonciateur, dont il se fait

lui-même le portraitiste dans les derniers textes (l’Antéchrist,Crépuscule des idoles, Ecce homo), use de la vérité contre lesmensonges, sans aucun égard pour un droit à se mentir quiémanerait du besoin vital en général. L’ambiance a changé, onest dans un face-à-face sans concession. Le mensonge est viceet vertu, il est ambigu, il est hypocrite et sournois. C’est lesens du portrait-charge de l’idéal ascétique, et de l’ascètequi chante les vertus de la chasteté et de « l’immaculéeconnaissance ». La figure de Schopenhauer est lisible derrièrela dénonciation du type dominant, mais l’inverse est aussivrai : le type dominant a corrompu les meilleurs desphilosophes, et leur a ôté l’aiguillon de la libre pensée, quiveut le vrai en dépit des inconforts qui en résultent. Lavérité qui fait mal est la bonne, celle qu’il ne faut paslaisser passer. L’ascète ment et se ment, lorsqu’il faitétalage de ses valeurs anti-vitales, prétendument innocentes,qui accusent la vie. On est en pleine équivoque, car la valeurde la vie est précisément ce qui est en jeu dans cette partiede cache-cache entre valeurs dominantes et valeurs créées parl’art.

Les masques de l’ascète

Dans le deuxième livre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’enprend aux « hypocrites-sensibles », et il leur dédie uneparabole : « Vous qui cherchez la “connaissance pure” ! C’estvous que j’appelle : lascifs. » Ce qui ment chez l’ascète,amoureux de la contemplation désintéressée, c’est son appétithonteux pour les réalités sensibles, sa mauvaise conscience,son reniement. Concupiscent et cupide, l’ascète le sait et ilen a honte, il dissimule ses désirs sous un masque d’innocenceet de volonté de seulement savoir. Ce que Nietzsche dénonce enlui, adepte de la représentation pure, ce n’est pas seulementla mauvaise foi, mais aussi l’appétit bas, banal, sans

élévation, qu’il ressent et qu’il dénie. Il singe une hauteurqu’il n’a pas su acquérir, il plaide pour un idéal qu’iln’incarne pas : « Vous avez mis devant vous le masque d’undieu, hommes « purs », votre affreuse larve rampante s’estcachée sous le masque d’un dieu. » Mensonge, l’ascétisme estl’invasion de l’idéal faux, trompeur, trompe-l’œil. Pour le combattre, il faudrait percer jusqu’à une vérité

difficile, que Nietzsche scrute sur l’exemplaire qu’ilconstitue lui-même. Il veut comprendre à quoi tient le goût del’idéal et de la vérité, dans une vie gouvernée par desappétits sensibles et par d’autres plus élevés. De quoi estfait cet homme supérieur qui ne se connaît pas lui-même,comment se différencie-t-il des hypocrites et des fabricants dumensonge régnant ? S’il parlait vrai, que dirait-il de lui-même, ce Nietzsche qui ne se reconnaît pas fidèlement dépeintdans la version que Schopenhauer a donnée de sa passioncontemplative ? La Généalogie de la morale présente, dans ladeuxième dissertation, une histoire de la passion ascétique oùson auteur est pris lui-même : il y apparaît que le créateur-contemplateur, le penseur, n’a pour les plaisirs sensibles, lesconcupiscences du corps, ni mépris ni attrait morbide ethonteux. Le mensonge du détachement héroïque et ascétique nesert à rien, si on examine loyalement quelle vie cet homme àpart a choisi de mener. La chasteté n’est pas une valeuropposée aux désirs du corps, c’est une simplification, usuellechez les penseurs, qui ne peuvent cultiver à la fois toutes lespassions. La vérité leur suffit, s’ils sont honnêtes, et s’ilssavent reconnaître leur propre intérêt dominant, celui qui vastyliser leur vie et lui donner son économie la meilleure. Derrière cette conception sobre et lucide, il y a l’idée que

toute vie est consacrée à quelque chose qui lui donne sens, desorte que plus la focalisation sur ce sens acquis estexclusive, plus la vie est aboutie et sereine. Une passionsuffit. « Connais-toi toi-même », disait l’oracle de Delphes,centre du culte d’Apollon, qui fut le dieu des apparences et durêve. Se connaître ne consiste pas à surprendre un secretinaccessible caché dans un ciel des idées éternelles, mais àsavoir ce que l’on veut et à quoi l’on va se consacrer. Lavolonté est en jeu dans le connaître, la vérité est notrevolonté, si elle se veut. Ainsi, la volonté de vérité estconquête, stylisation de soi, malgré les embarras que cause àla vie ordinaire une trop forte dose de ces vérités qui

blessent, concernant nos appétits, nos pulsions, nos manques.La science ne pratique pas la culture d’une vie vraie, ellen’en prend que la face objective, expérimentée sur un mondedont le fondement de valeurs n’a pas été exploré. Nietzsche estdonc le penseur pour qui la vérité se mérite, à travers lechoix d’une vie qui ne se ment pas.

François Guery enseigne la philosophie contemporaine àl’Université Jean-Moulin (Lyon–III).Il a notamment publié la Politique de précaution (avec CorinneLepage ; PUF, 2001) ; Haine et Destruction (Ellipses, 2002). Il atraduit la deuxième Considération inactuelle de Nietzsche (ClassiquesHachette, 1998) ; traduit et commenté « Volonté, vérité,puissance » d’Ainsi parlait Zarathoustra (Ellipses, 1999).

3. Humain, trop humain (Menschliches, allzumenschliches, 1878-1879)La conquête de l’esprit libre

De façon emblématique, la dédicace à Wagner de la Naissancefait ici place à une dédicace à Voltaire : véritable « mémoriald’une crise », ce livre marque une étape décisive dansl’émancipation de Nietzsche à l’égard de la tutellewagnérienne. La libération de l’esprit passe d’abord par laconquête d’une forme expressive nouvelle, l’aphorisme, quivient épouser au plus près les sinuosités d’une pensée devenuemature, lucide, indépendante. La fascination pour l’art faitplace à l’épanouissement progressif de cette « passion de laconnaissance » qui caractérisera les œuvres ultérieures : leflair psychologique et le sens historique sont les instrumentsd’une mise en perspective des productions humaines(philosophie, religion, art, politique) visant à déceler cequ’ont d’« humain, trop humain » les pâles icônes del’idéalisme. La science, autrefois décriée, se voit réinvestied’un rôle d’avenir, même si ses méthodes participent encore desillusions propres aux deux piliers du passé culturel : lareligion et l’art. Une telle promotion de l’activité deconnaissance permet de nuancer la valorisation de la culturetragique, au profit d’un idéal de sagesse orienté vers lacontemplation : Schiller et Dionysos s’effacent un temps devantGœthe et Épicure. Mais une telle sagesse ne rime pas pourautant avec la quiétude satisfaite des savants : « L’homme est

sage tant qu’il cherche la vérité ; mais quand il prétendl’avoir trouvée, le voilà fou. » la liberté est une tâche, nonun acquis. La route vers la libération est longue.

Olivier Tinland

Par Alexis Philomenko

Le courage veut rire

Ainsi parlait Zarathoustra

Accablés par la philosophie ricaneuse d’Aristophane, lesgrands interprètes de la civilisation grecque, Schiller etRenan, se firent une idée riante de la Grèce : Schiller, dansles Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, se conforte toujourspar la pensée qu’au rire, qu’à la grâce, la moralité formelled’un Kant pouvait se lier, et il rejetait le christianisme dansla mesure où celui-ci rejetait le rire. Sur ce dernier point,Kant – et le grand « dragon » éthique – était écarté. MaisSchiller retenait – hormis le rire homérique dévastateur – lesdélicates arcanes de la beauté : il aimait relire dans lesheures sombres d’Iéna, les pieds dans un bassin d’eau froide,les plaisanteries de Socrate, et soupirait d’aise au spectacledu grand rhéteur Hippias obligé de convenir que la beauté estune belle marmite. Le fondement du rire était l’idée de beauté.Nietzsche intervint en ce point précis : dès la Généalogie de lamorale, il abattit le faux rire et montra que les puissantscourants animant le monde grec étaient enracinés dans latransfiguration de la mort, contre laquelle se débattaitl’esprit grec, pris dans une peur affreuse. Platon lui-même n’a pu échapper à cette vérité si cruelle,

soulignée par ces quelques vers d’Homère, où Achille imploreUlysse : « Ô ! mon brave Ulysse, ne me farde pas la mort ! /Plutôt que de régner sur un peuple éteint / J’aimerais mieuxêtre chez un pauvre éleveur, / un simple vacher et guider letroupeau. » Les mots d’Achille sont clairs : rien ne lui paraîtplus précieux que la vie, même la plus difficile ; mieux vautencore manger du pain sec, mais frotté d’oignons et d’olives,la paille entre les dents, siffloter je ne sais quoi, et boirela plus mauvaise des bières, sans omettre de lutiner les joliesjeunes filles, qui ne sont pas si dures que cela, et rire unbon coup. Avec la mort, c’est seulement cela, mais tout cela,qui nous est ôté. Voilà le tragique qui hante les consciences.Résolument moderne, Platon entreprit de « démolir la mort » auprofit d’un pessimisme qui, sans nier le rire des dieux, lessauvait de la mort.

Pourtant, le déchirement des valeurs était là. D’un côté, unevie céleste secouée par le rire ; de l’autre, la résolution dela tragédie en laquelle l’homme était refoulé. Ce que Plotinappelle la culture hellénique se scinde en la joie del’existence divine et terrestre, et le tragique de la mort, quiest inacceptable, mais à laquelle on peut se soumettre, commeAchille sachant qu’il n’est pas de salut, et qu’un roi desmorts (« ce peuple éteint ») ne règne sur rien. Ainsi, selon Nietzsche, nous bavardons, tandis que les Grecs

parlaient. Rien n’est plus grave en philosophie, selon Fichte,que le bavardage. Il fausse tous les rapports – en ce quiconcerne la mort notamment – et, du haut de la parole, nousvoyons encore mieux la fracture qui a conduit à une reprise dutragique dans la Grèce. Par exemple, la gaieté se métamorphoseen frivolité et l’on comprend comment Renan, qui ne discernepas les deux moments, a pu tout confondre en affirmant : « Cepeuple avait toujours vingt ans. » Afin de mieux comprendre Nietzsche, il convient de le

rapprocher de Dante, qu’il n’aimait guère et appelait « leflaireur de tombes ». Dans le chapitre XXVI de l’Enfer, Danteévoque la haute figure d’Ulysse revenu à Ithaque pour y régnerselon la prudence. Une idée, pourtant, ne cessait de letourmenter : savoir ce qu’il y avait par-delà les colonnesd’Hercule. Condamné dans l’Odyssée par le dieu de l’Océan,Poséidon, mais protégé par la déesse aux yeux pers, Athéna, ilétait enfin revenu à Ithaque, qui est le symbole de l’existencehumaine sage et prudente. La connaissance le tentait, ainsi quel’avait prouvé l’épisode des Sirènes, et pour les Grecs laconnaissance était une tentation mortelle, comme le vit bienNietzsche doutant que le vrai savoir fût accessible auxmortels. Affreuse tragédie : ce qui, peut-être, dépasse envaleur la mort et la vie est un territoire interdit. Voilà sansdoute ce qui réalise l’homme grec et, de ce point de vue, leplatonisme est une destruction du tragique et le moment quipermet de pas-ser de la culture tragique à la culturechrétienne. Comprendre comment se produit ce passage entretotalités culturelles est un autre problème. Mais l’esprit dumythe est qu’Ulysse ne devait pas repartir une seconde fois. Dante imagine d’une manière surprenante la marche du navire

d’après la disposition des étoiles et, logiquement, le conduitau naufrage au bord de la Montagne du Purgatoire. La culturehellénique soutenait pleinement cette lecture. Le premier des

crimes est de vouloir savoir à tout prix, et non pas ladésobéissance. De ce point de vue, Platon est la déviance quiréussit ; de là son importance exceptionnelle – il réunit dansune synthèse inouïe le continent du tragique et celui dupessimisme. La diversité des sentiments pouvant susciter l’irruption du

tragique est considérable chez Nietzsche, semblable à un fuseauque noueraient en certains moments des cordes, au fur et àmesure qu’il s’affinerait. Sans doute certaines fibrespalpitent-elles plus que d’autres et, par exemple, le chagrin,l’idée de la perdition irrémédiable, mais non la bêlantenostalgie de l’être, est-il un fil conducteur dans laconception que Nietzsche se fait du tragique, même comme« simple » séparation des cultures. Il n’y a pas de nostalgiede la Grèce – d’ailleurs, le terme « nostalgie » est unnéologisme datant du début du XIXe siècle –, mais un chagrindont l’analyse finit par donner des résultats étranges. Dans« Nous autres philologues », Nietzsche laisse exulter lechagrin non pas comme chagrin d’un amour modèle perdu(Briséis), mais comme chagrin d’une civilisation où la force etla puissance composaient l’authentique vitalité tragique del’homme sans cesse exposé aux joyeuses secousses de l’existencehumaine comme à la brutale déchéance de ses forces. C’en est aupoint que l’Iliade, dans le sillage de Nietzsche, fut regardéecomme un traité de traumatologie militaire – thèse à laquelleon n’adhère plus, mais qui ne laissait pas de contenir unevérité. Ce n’est pas pour rien si Hercule aux pieds d’Omphaleconstitue la caricature de l’esprit grec et du tragique. Legrand héros filant la laine aux pieds de la fragile Omphale –en fin de compte une courtisane – , d’un air suave et dolent,n’est en rien comparé au grand héros humain que fut le princede Troie dans ses « adieux » à Andromaque, Hector, que Néron,dit-on, aimait à imiter. Telles sont les valeurs du tragiqueque Nietzsche voulut retrouver dans les eaux du chagrin et deses affluents, au sein d’une tentative qui était à entreprendrepar le surhomme. Certes, Nietzsche a beaucoup emprunté à Schiller, voire à

Friedrich von Schlegel, mais sa poussée décisive vers le mondegrec l’entraîna à la fois trop vite et trop loin dans l’océandu christianisme, qui avait su pervertir l’esprit de la Grèce,et la valeur suprême qui se substitua au sentiment du tragiquefut alors la vague de la compassion (Mitleiden). J’ai pensé, mais

je dois me tromper, que la légende arthurienne maintenaitl’instable équilibre des plateaux : d’un côté, les valeurstragiques (dans Lancelot ou le Chevalier à la charrette) intérieures aucombat et à la mort comme à l’amour sacrifié ; de l’autre,l’expansion sauvage de l’existence – et l’équilibre chancelantserait celui de la joie et du chagrin. Quelle idée Nietzsche se fait-il de ce qu’est le tragique

pour nous ? C’est le mur défoncé et rongé par la rouille quienclôt un cimetière. Le salut consiste à défricher de nouvellesterres, à y faire fructifier de nouvelles valeurs. Toute lanouvelle édification (Hegel : « La philosophie ne doit pas êtreédifiante ») doit être non plus une philosophie, mais unescience rigoureuse. C’est ce que Nietzsche a voulu dire enparlant de philosophie « à coups de marteau ». La philosophiequi restaure le tragique doit être elle-même tragique dans sadémarche ou, ce qui revient au même, dans sa méthode. L’étoiledu Nord a assez brillé ; que se répandent les feux de la Croixdu Sud. « Ainsi chantait Zarathoustra : je ne croirai qu’en unDieu qui sache danser. »

Alexis Philonenko est philosophe.Dernier ouvrage paru : Leçons aristotéliciennes (Belles Lettres,2002).

Par Xavier Brière

Il faut encore avoir du chaos en soipour pouvoir enfanter une étoile quidanse

Ainsi parlait Zarathoustra (Prologue, paragraphe 5)

Pour qui a part à la pensée ou à la création artistique,cette phrase résonne comme une promesse. Presque un slogan quenos contemporains festifs pourraient reprendre à leur compte.Elle procède à un constat qui stimule le vœu secret de qui a lesouci de son existence. Elle énonce une condition et un butauxquels, a priori, aucun créateur ne souhaite se sentirétranger. Nous espérons être gros de quelque chose, et cettephrase vient comme une promesse d’éclosion. Elle flatte notresi répandu rêve d’accomplissement : coïncider glorieusementavec soi au moyen d’une création inédite – un astre neuf. Cetteréception, immédiate et intuitive, tient sans doute à quelquesmots-clés, dont l’addition éblouit et sidère : le chaos,l’enfantement, l’étoile, la danse. Toutefois, à la relecture –« Une délicate lenteur est le tempo de mon discours » –, lafulgurance de la métaphore persiste et s’agrippe… Longtemps, j’ai eu en mémoire cette phrase formulée ainsi :

« Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile quidanse. » L’omission du « encore » lui faisait perdre soncaractère d’urgence et en facilitait l’appropriation parl’adolescent que j’étais, qui pouvait la brandir comme unétendard : à moi le tumulte supposé du génie, à vousl’insipidité de « l’œil pareil à un lac uni et maussade ».Cette récupération héroïco-vantarde, je m’aperçus plus tard queHeidegger, à la suite de Nietzsche, la fustigeait sèchementcomme le « besoin de petits-bourgeois en veine de sauvagerie ».Ou comment s’imaginer avoir la tête dans les étoiles, et seretrouver cul à terre… Plus de vingt ans après ces « exubérances pseudo-

transgressives » (Jacques Derrida), le pouvoir de fascinationde cette phrase reste intact. D’une part, l’injonction intimeperdure et, d’autre part, la justesse de la métaphore se trouvevalidée par l’expérience. Mes corps à corps pédagogiques ou

professionnels avec la Tempête, le répertoire baroque français,le Soulier de satin, Marivaux, les Paravents ou Beckett m’ont souventlaissé démuni, incertain, errant. À la différence des peintresou des écrivains, nous, interprètes ou metteurs en scène, avonsle redoutable privilège de travailler des matières existantes –des écritures. Notre quotidien est un commerce avec des étoilesdéjà enfantées, des étoiles qu’il importe de faire danser,toujours de nouveau. Une traduction d’éclats qui s’accomplit aurisque de la trahison. Cette pratique de seconde main ne dispense pas – pour peu que

l’on ressente violemment le harpon incitatif des mots deNietzsche – de tenter de démêler les conditions requises pourun tel enfantement : « une étoile qui danse ». Car il est desrencontres avec telles de ces étoiles – des textes de théâtre –qui contraignent au chaos, qui obligent à « re-susciter » lechaos qui les enfanta. Si l’on en croit Zarathoustra, de laqualité du chaos dépendrait la valeur de l’étoile à venir. Del’aptitude au chaos, de la capacité à accueillir et àentretenir le chaos en soi, procéderait l’éclat dansant del’étoile. Mais ce chaos, qu’est-il au juste ? Un étatinorganisé, informe, indifférencié ? Un bouillonnement deforces contradictoires ? Nietzsche insiste : « Le caractère du monde est celui d’un

chaos éternel, non du fait de l’absence de nécessité, mais dufait de l’absence d’ordre, d’enchaînement de forme, de beauté,de sagesse, bref, de toute esthétique humaine » (le Gai Savoir).Ce préalable à tout ordonnancement, c’est « l’antérieur detoutes les sédimentations formelles et rationnelles de lareprésentation » (Paul Mathias). Relativement à notre pratique,il faut s’oublier, se mécomprendre dans le face-à-face avec letexte, avec l’espace, avec l’acteur. Une aptitude à accueillirsans jugement une « multiplicité originairement exclusive detoute unité et de toute forme » (Heidegger). Cettedisponibilité, qui lors de la lecture a permis d’entrevoir lacompréhension organique de l’œuvre, doit trouver son équivalentscénique. Aimanté par une nuée de motifs, gorgé d’intuitionscontradictoires, guidé par une prescience de l’architectureintime de l’œuvre et habité par un appétit d’images, le metteuren scène s’expose aux acteurs – ou l’inverse. Commence alors ce que j’aime appeler « l’appropriation

scandaleuse ». Cette parenthèse surréelle où les acteurs s’enremettent à quelqu’un qui n’est pas l’auteur, juste « un porte-

voix, le médium de forces supérieures » (Ecce homo). Quel estson rôle lors de cette immersion dans l’écriture, lors de cesbalbutiements d’incarnation, de souffles, de rythmes et devoix ? Transmettre ses intuitions, évoquer son cheminement aucœur des structures profondes, suggérer des appuis de jeu...Écouter et observer, surtout. Maintenir une attention globaleet une saisie infinitésimale des propositions des acteurs. Lesdélibérément intelligentes, les prétendument sensibles, cellesqu’ils font à leur insu. Et, face à cette profusion de signeset d’affects, résister le plus longtemps possible à touteinterprétation, accepter le désarroi, la perplexité, le doute…Rebondir sur tel geste étrange, saisir à la volée un râleénigmatique, affiner telle inflexion, intensifier un état, pasde manière décisive, juste pour voir… Cette quête auprès d’acteurs aux prises avec une écriture

s’apparente à une exploration intime. « Celui qui voit au fondde soi comme dans un univers immense et porte en lui des voieslactées sait le désordre de leurs routes ; elles mènentjusqu’au chaos, au labyrinthe de l’existence » (le Gai Savoir). Lacontemplation sauvage et avide de l’acteur en travail, mêlée àla présomption folle de savoir mieux que lui ce qui est juste,n’exclut pas de se laisser happer par sa détresse ou d’éprouverphysiquement ses errances. « Le chaos signifie aussi lebâillement, le béant, ce qui se fend en deux […], l’abîme quis’ouvre », précise Heidegger. Toute la science des répétitionsest de préserver cette béance qui répond de la fertilité del’échange entre celui qui acte et celui qui prend acte. Le souci du chaos n’est pas tout. On peut chercher des mois,

se complaire dans une quête inachevée et sublime, parce queinfinie. Reste l’enfantement. Au théâtre, la crainte de figerprématurément les choses doit faire place à une formalisationde la foule de perceptions, de sensations et d’intuitionsrecueillies. C’est l’heure indécidable, mais inéluctable, où« l’idée organisatrice qui n’a fait que croître en profondeurse met à commander et vous ramène par des chemins détournés ».À quoi reconnaît-on les premières contractions ? Peut-être àl’advenue lumineuse d’une évidence, à un pétillement deperspectives, à une exaltation à voir s’agencer l’informe.« Les choses viennent s’offrir d’elles-mêmes pour servird’images. » Cette révélation soudaine est comme un ultimatumjubilatoire qui met fin aux hésitations et incite àl’orchestration franche de l’espace, des rapports, des scènes.

Ne reste plus aux acteurs qu’à revisiter chaque soir, sur scèneet en coulisses, le chaos qui aura présidé à l’enfantementd’une étoile dont le public évaluera la vertu dansante.

Xavier Brière est comédien, metteur en scène et enseigne àl’École Claude Mathieu.Il a notamment mis en scène Proustites, de Jacques Géraud ; Sousl’espèce de l’éternité, d’après Spinoza.

Par Daniel Sibony

Seuls les souffrants sont bons

La Généalogie de la morale (première dissertation)

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche accuse les juifs d’avoirentrepris contre « les nobles, les puissants, les maîtres, lesdétenteurs du pouvoir » un total renversement des valeurs : ilsauraient, « avec une effrayante logique », retourné« l’équation des valeurs aristocratiques (bon = noble =puissant = beau = heureux = aimé des dieux) » et « maintenu ceretournement avec la ténacité d’une haine sans fond (la hainede l’impuissance), affirmant “les misérables seuls sont lesbons, les pauvres, les impuissants, les hommes bas, seuls sontles bons, les souffrants, les nécessiteux, les malades, lesdifformes, sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis desdieux, pour eux seuls il y a une félicité…” » Bref, il imputeaux juifs un culte de la victime. Ce culte, nous le voyonsfleurir aujourd’hui même sous nos yeux, le plus souventd’ailleurs au détriment des juifs, accusés de victimiser, là oùils ont du pouvoir, au Proche-Orient, un peuple qui sembledepuis incarner un corps christique souffrant, tout en ayantinventé la figure originale du martyr assassin. Or le lien hébreu récuse la souffrance comme valeur et

privilégie la justice – de rigueur ou de grâce – face à lageste victimaire. Deux exemples : d’abord, l’idée que, dans unprocès, il ne faut pas prendre le parti du pauvre mais luirendre justice. En effet, privilégier la pitié que nous inspirela victime, c’est l’arracher à toute problématique de justice,c’est presque la mettre hors la loi en posant que notre affectfait loi, que si cette victime a réussi à nous émouvoir, c’estqu’elle a raison, qu’elle a atteint les sommets de la vérité.On exalte ici son narcissisme, qui du reste fusionne avec celuide la victime dans le corps à corps chaleureux où se célèbrentla vérité refondée, la grâce éprouvée, au-delà de toute loi, detoute limite. Autre exemple : une étrange loi où il est dit que celui qui a

une infirmité ne doit pas approcher lui-même son objet desacrifice de l’autel, mais le remettre au prêtre. La belle âmes’indigne : quoi ! sanctionner un homme pour son infirmité !

(Aujourd’hui on est victime d’une infirmité…) Cet homme souffredéjà dans son corps, peut-être même est-il exclu, et onl’empêche d’approcher ! Exclusion du handicapé ! Horreur…Laissons la chaude indignation et tentons de comprendre. Ils’agit non pas de dire que cette personne est coupable de sonhandicap, mais d’éviter le déni pervers qui consiste à ne pasvoir qu’elle en a un. C’est aussi le refus de ne voir que celaet d’inverser la culpabilité en posant que le monde est fautifenvers elle. Il s’agit de reconnaître qu’elle est marquée parson handicap – ce n’est pas sa faute, c’est son manque ; etpour inscrire cela, elle doit faire un détour par le tiersquand elle apporte son objet de sacrifice, l’emblème de sarencontre avec l’Autre. Reste que la victime doit être aidée quand elle pousse son

cri, son appel vers l’être, car tout ce qui est, notamment toutce qui est humain, participe de l’être et doit donc tenter derépondre sans se prendre pour le tout de l’être, c’est-à-direpour Dieu. Car, en un sens, le culte de la victime semble faired’elle un petit dieu, alors qu’en réalité, c’est celui qui ladivinise qui devient lui-même le dieu, le créateur du dieuincarné dans cette idole, dans cette victime idolâtrée. Ce futlà le point de départ de ma critique de Levinas : ce culte dela victime, sous des dehors d’humilité et de « priorité àl’autre », comporte une perversion. Et la perversion, Nietzscheen a fait la critique, même s’il l’a enfermée dans le cadre duchristianisme, qu’elle déborde largement. Qu’est-ce donc qui lui prend d’appeler « renversement juif

des valeurs » le passage à des valeurs chrétiennes, notammentle culte de la victime ? Renversement des valeurs nobles de laGrèce… Lui qui exaltait l’Ancien Testament et déplorait comme « unpéché contre l’esprit » de l’avoir accolé au Nouveau Testament,« ce monument de goût rococo », pour faire un seul et mêmelivre, la Bible (Par-delà bien et mal), a-t-il oublié la rupture entrela vieille Bible et la Bonne Nouvelle ? Non, car il lance cettehypothèse quasi délirante : les juifs ont crucifié Jésus pourfaire croire qu’ils lui sont hostiles alors qu’ils lui ontconfié le « renversement des valeurs » et le projet de redonnerle pouvoir aux esclaves. Étrange, quand on pense que le vieuxLivre s’est construit sur la rupture avec l’esclavage comme moded’être, tout esclavage où la jouissance est acquise au prix dela liberté ; quand on sait que la loi symbolique vise à fonder

la liberté contre les rechutes fétichistes, idolâtres,narcissiques, qui sont une forme d’esclavage. C’est donc en toute conscience qu’il impute aux juifs les

valeurs chrétiennes. Ce n’est pas la première fois que ceux-cisont dénoncés des deux côtés : pour avoir tué Jésus et pourl’avoir produit ; pour avoir rompu avec et pour avoir été sonpeuple. Nietzsche aurait-il eu la lâcheté, très couranteaujourd’hui, de ne s’en prendre qu’aux juifs dans l’héritagejudéo-chrétien, comme si cela coûtait moins cher ? Non, iln’est pas lâche. Pourquoi est-il si violemment atteint par lafaille entre Athènes et Jérusalem, entre le monde grec et lemonde hébreu ? Qu’est-ce donc qui l’a amené à ce brutal passagepar les origines ? A-t-il eu la tentation de faire advenir, àla place restée vacante de l’origine grecque et del’aristocratie, sa version moderne, c’est-à-dire européenne ?Son exégète Heidegger a eu cette tentation, il y a succombé, onconnaît la suite. Mais Heidegger s’est tu – d’un silence demort – sur les sources juives et sur ce que l’Europe germaniqueen a fait sous ses yeux. Ont-ils eu la même tentation decombler avec leur pensée cette faille de l’origine introduitepar les juifs – d’où une jalousie folle envers ceux-ci ? Interpréter cette capture par l’origine, si propice au

délire, déborde le cadre de cet article. J’en parle ailleurs,car souvent je croise Nietzsche de façon transversale –notamment sur la critique du nihilisme, des perversions, dureligieux, du christianisme, dont je pense qu’il a méconnul’acuité quand il se fascine sur l’idée du « Dieu en Croix »,ne voyant pas que, avant d’être crucifié, Jésus a transmis sesparadoxes, c’est-à-dire de quoi subvertir l’idée de ce qui estbon et mauvais, de quoi secouer l’idée que Dieu aime les bonset déteste les mauvais, idée déprimante, et qui exige pour semaintenir une chape morale de plus en plus lourde. Je dirai iciqu’un aspect de son erreur ou de sa limite concerne l’être.Contrairement à ce qu’il pense, l’être, ce n’est pas la vie,c’est ce qui fait être tout ce qui est et qui en même tempstraverse ce-qui-est et l’appelle à se dépasser afin dereprendre contact, autrement, avec l’être et le possible. J’enai déduit une éthique de l’être, développée dans mes dernierslivres, qui inclut l’idée de surhomme sans ses modèles pleinsd’enflure – dont on sait le ridicule : quand des narcissesénervés se prennent pour des surhommes et repeignent leurnévrose aux couleurs de l’« airain » –, alors que le surhomme

n’est qu’un certain rapport à l’être où l’humain tente desortir de ce qu’il est afin de reprendre contact, autrement,avec l’être comme potentiel de possibles chargé d’histoire etde mémoire. C’est ce que je développe dans mon tout dernier« Nom de Dieu ».

Daniel Sibony est psychanalyste.Dernier ouvrage paru : Nom de Dieu - Par-delà les trois monothéismes (la Couleur des idées, Seuil, 2002).

Par Globe’n’sky

Être libre de tout ressentiment

Ecce homo (« Pourquoi je suis si sage »)

Un aphorisme suffit parfois pour que tout bascule. Pour qued’un abîme, d’une béance sans mot, surgisse un « abysse delumière Z ». Non un dédale d’images, mais un labyrinthe sonore,pure musique transmise de bouche à oreille. Un oui illimité àla vie, un « oui bénisseur Z », qui se dérobe pourtant presqueinstantanément. Retenant son souffle, on se demande si l’onpourra un jour recomposer l’écho de cette mélodie céleste –ombre du nirvana, dirait un bouddhiste. L’aphorisme 6 du chapitre « Pourquoi je suis si sage » »

d’Ecce homo est un de ceux-là. Un aphorisme où tout s’inversedans une nouvelle perspective. Ecce homo (Voici l’homme) est l’unde ces livres où de nouvelles possibilités de vie s’inventent.Nietzsche s’y présente comme un disciple de Dionysos. Il est lephilosophe du phénomène dionysien, de son aspect psychologique.Cette spiritualité corporelle liée au drame de l’existence,

Nietzsche la nomme « physiologie ». Sa plus grande vertu ?Chasser l’ignorance, le mensonge, les croyances monothéistes.Et lorsque Nietzsche insiste sur cet état de fait, surgitl’exemple : « C’est ce qu’a bien compris le Bouddha, ce profondphysiologiste. N » Ne confondez pas sa philosophie avec une« religion, qu’il vaudrait mieux définir comme une hygiène N ».Parce que « ce n’est pas la morale, [mais] la physiologie quis’exprime ainsi N ». Innocence et oubli, renouveau et jeu selonZarathoustra, voilà comment cette « roue qui roule sur elle-même Z » inverse subitement son sens de rotation. Et puisse leBouddha s’exprimer comme un philosophe dionysien ! « Être libre de tout ressentiment, être éclairé sur la nature

du ressentiment N », ainsi débute l’aphorisme explosif. OùBouddha reçoit de Nietzsche l’honneur suprême – partagé sanséquivoque avec son égal dionysien. On est pris de vertige. Est-ce l’un de ces messages cryptés de la main de Nietzsche ? Unenouvelle manière de conjuguer Orient et Occident ? Cettelibération, cet accomplissement – délivrance de l’âme,guérison, les expressions ne manquent pas – bref, cette

« victoire sur le ressentiment N », Nietzsche en seraitredevable à sa longue maladie. Une logique contrapuntique semet en place : une position de force et une position defaiblesse afin de philosopher sur « l’état de maladie ». Aucundoute, Ecce homo est une ode à la grande santé, celle deZarathoustra ; position de force qu’est le phénomène dionysien.Dans l’aphorisme, Nietzsche dit que tout ce qui ne saurait

être conforme au surhumain est maladie, souffrance. QueBouddha, le physiologiste, soit le seul qui ait droit de citerauprès de son fils dionysien dans ce véritable guide de santéest une certitude formelle. La première partie de l’œuvre faitl’éloge du régime alimentaire, du bon choix des lieux et desclimats, de la nécessité des délassements. Dans l’état desouffrance, l’« instinct de guérison s’effrite N ».L’enseignement véritable du Bouddha : « Maintenant ainsiqu’avant je ne parle que de deux choses : dukkha et lacessation de dukkha. B » En son sens usuel, dukkha est traduitpar « souffrance », « mal-être », « malheur ». Philosophiquement, le mot désigne à la fois le conflit,

l’impermanence, l’absence de soi ; tout produit négatif d’unattachement. Refrain tragique : dans cet état de faiblesse,« on ne sait plus s’affranchir de rien, on ne peut plus venir àbout de rien – tout vous blesse N ». Et voilà certitude faite :Zarathoustra, Bouddha ont fait l’expérience d’une solitudeblessée, mais guérie. Que Nietzsche nomme philosophie tragique,par la grâce de laquelle plus rien ne vous blesse. Car vousavez réalisé la cessation du ressentiment, la cessation dedukkha. Bouddha, philosophe dionysien. On ose même : Bouddha, un

héros tragique ? Nombre d’aphorismes vont en ce sens. Un seul :« Je pourrais devenir le Bouddha de l’Europe N. » Imaginer uncorps spirituel, sans rancœur ni animosité, sans haine ni soifde vengeance – « aucune souillure mentale B ». Méditer,marcher, pour se libérer de l’« esprit de pesanteur Z », de lavieille conscience née du ressentiment. Encore une fois,imaginer un tel corps revient à poser un problème depsychologie – celle du Bouddha, celle de Zarathoustra.« Comment celui qui,à un degré inouï, a dit non N » et fait nonà la morale judéo-chrétienne – au monothéisme, à l’hindouisme –comme erreur métaphysique, comment peut-il être en même tempstout le contraire d’un esprit négateur et nihiliste ?

« Pour le malade, enchaîne Nietzsche, le ressentiment est, ensoi, la chose interdite – c’est pour lui le mal absolu : c’estaussi malheureusement sa tendancenaturelle. N » Philosophie ducorps, perspective bouddhiste. Où Bouddha est l’exemple. Il sesubstitue même, ici et là, à Dionysos, pour livrer bataille auchristianisme – « Bouddha contre le Crucifié N » – ou àSocrate, ce prêtre par excellence. Repenser au désastreux« Quoi que vous fassiez, vous vous en repentirez » pour seconvaincre que la dialectique est chez Socrate désir devengeance, né du ressentiment. Admirons d’ailleurs la finessed’analyse d’un Cicéron : « Socrate n’est pas un médecin. Il n’afait qu’être longtemps malade. » Alors que l’allié parfait deNietzsche se révèle aujourd’hui être celui qui est libre detout ressentiment. Bouddha est le premier physiologiste à avoirvu juste dans l’histoire de la décadence des instincts. Lepremier médecin de la civilisation à avoir posé un diagnosticjuste et proposé une alternative au « non-sens d’idée d’hommeZ », tel que le conçoivent les hommes du ressentiment – lesprêtres et les philosophes, toutes catégories confondues. Unphysiologiste, non un fondateur de religion, dont la doctrinephilosophique est indubitablement une hygiène – opposée à unemorale –, à ne surtout pas confondre avec le christianisme.Sans quoi on serait confronté à un « second bouddhisme N », àune « forme de bouddhisme européen N », à une « religionnihiliste N ». Au moment de mourir, Socrate lui-même a dit :« La vie n’est qu’une longue maladie ; je dois un coq àAsclepios, le Sauveur. » Zarathoustra, de même que Bouddha, est tout le contraire d’un

sauveur. Il se présente comme le « purificateur de la vengeanceZ ». Il souhaite que « de la vengeance, l’homme soitaffranchi ; tel est le pont vers l’espérance la plus haute Z ».Nirvana – mot dont la traduction littérale est « extinction » –est bien l’extinction de toutes ces petites passions quientraînent un ressentiment, né d’un attachement. Petitespassions qui seront minutieusement classées par catégories,feront l’objet d’un dépistage systématique, d’une généalogiemême et, en bout de course, d’une traçabilité. Bouddha, et à sasuite Zarathoustra dressent un bilan des grandes erreursmétaphysiques qui ont entraîné des siècles d’ignorance, demensonges, de croyances monothéistes. Les vrais responsables ?Les prêtres, mais aussi tous ces philosophes croyants. Écoutezl’ironie nietzschéenne : « Que personne ne croie que si Platon

vivait de nos jours et avait des idées platoniciennes, ilserait un philosophe : ce serait un maniaque religieux. N » Ignorance, mensonge, croyance : trois causes de la soif/désir

de vengeance responsable de l’apparition de dukkha, qui ont eupour effet de contaminer ce qui était le cœur même de laphilosophie tragique – le guide de la souffrance et del’héroïsme. Enfantons l’innocence du devenir et créons lacessation du ressentiment ! Ces divers éléments rassemblés, onse demande : mais comment ai-je pu un seul instant douter dubien-fondé de cette confession nietzschéenne : « Qui connaît lesérieux avec lequel ma philosophie a engagé la lutte contre lessentiments de vengeance et de rancœur, et ce jusque dans ladoctrine du “libre-arbitre” – (la lutte contre le christianismen’en est qu’un cas particulier) – comprendra pourquoi jechoisis cet exemple [le Bouddha] pour mettre en lumière moncomportement personnel, ma sûreté d’instinct dans la pratique.N »

(N Nietzsche ; B Bouddha ; Z Zarathoustra).

Globe’n’sky est plasticien multimédia. Il enseigne aux Beaux-Arts de Metz et de Rennes.Cet article rend compte d’une recherche à paraîtreprochainement : Qui est ce Bouddha de l’Europe ?

Par Michel Onfray

Deviens ce que tu es

Ainsi parlait Zarathoustra (« l’Offrande du miel »)

La formule « Deviens ce que tu es » semble a prioriparadoxale : comment inviter à devenir ce que l’on est déjàsans friser l’escroquerie existentielle ? Ce que je suis, puis-je envisager de le devenir ? Peut-on désirer l’avènement d’unprésent déjà effectif ? Dans le futur, l’être en acte peut-ilfaire l’objet d’un vouloir autre que sa pure et simplerépétition ? Et puis : peut-on devenir autre chose que ce quel’on est ? Ce devenir, quelle relation entretiendrait-il avecce que j’aurais été ? Une cascade de questions surgit dèsl’examen de cette formule que l’on doit à Pindare et à laquelleNietzsche a donné son extrême popularité – au point qu’on l’aretrouvée récemment dans une publicité... Son apparente clarté ouvre sur des abîmes. Car être, pour un

Grec, qu’est-ce que cela signifie ? Doués pour l’ontologie –qu’on se souvienne de la gymnastique platonicienne duParménide ! –, les contemporains de Pindare n’entendent pas dutout la même chose sur ce sujet qu’un postmoderne, qui plus ests’il possède son Descartes sur le bout des doigts. Car, en cestemps de Zeus, l’être ne va pas de soi comme modalité del’individu séparé. Il suppose une cosmogonie que définit unesaisie panthéiste et strictement païenne du réel. Être, c’estdonc être quoi, ou qui ? Répondre à la première question résoutégalement la seconde. Avant la pirouette du Crucifié quiannonce : « Je suis celui qui est », le Grec énonce : « Je suisle vouloir du destin. » Le monde obéit à une loi qui le faitêtre ce qu’il est. L’individu subit la même logique. En face duvouloir suprême qui veut le réel dans sa totalité et ce qui leconstitue dans le détail, quelle place pour la liberté, lelibre-arbitre, la détermination souveraine d’un individu ? Ce que l’on est se réduit donc à un fragment virtuellement

détaché par la conscience d’un grand tout, à quoi pourtant ilse confond intimement. Tel l’olivier, l’étoile Absinthe, sur lemême principe que le courant qui travaille l’eau des criquesméditerranéennes, pareil au milan qui plane sur l’Acropole ou à

l’héliotrope tourné vers la lumière, l’individu obéit : ilobéit à la loi du monde, du cosmos, à l’incompréhensiblemécanique de l’univers. De sorte que la décision volontairerelève de la fiction... On est, certes, mais ce qu’une forcesupérieure à nous nous fait être : voulu et non voulant, mû etnon moteur, objet et non sujet. En ces temps bénis, cette forcene s’appelle pas encore Jéhovah, Dieu ou Allah. Elle est unepuissance cosmogonique de physicien et non un fétiche de prêtretravesti en Père fouettard. La phrase de Pindare fonde une ontologie tragique, puisque,

soumis à une force aveugle, nous ne sommes que le produit decette soumission – un fragment régi par le tout qui ledétermine. Nietzsche reprend telle quelle cette option grecqueet lui donne sa formule moderne : cette force économise son nomjudéo-chrétien et redevient païenne en s’appelant volonté depuissance. En dehors d’elle, rien n’existe : l’être est, ilcoïncide avec cette force. Ce que je suis ? Sa cristallisationponctuelle. Le lieu et la formule de cet être ? Le corps, dontZarathoustra nous apprend qu’il est la grande raison, celle quidiscrédite et disqualifie le petit instrument des productionsrationnelles et raisonnables. Quand la petite raison fabriquedes fictions, des illusions, des mensonges, des erreurs utilesaux hommes pour éviter l’évidence tragique du réel, la granderaison produit des certitudes admirables. Approchons un peu le paradoxe. Ce que l’on est, on sait

désormais à quoi s’en tenir. Mais comment le devenir ? Dequelle manière s’y prendre pour créer les conditionsd’avènement de ce qui est déjà ? Je suis un fragment de forcequi me gouverne – à la manière de la foudre héraclitéenne –,comment donc pourrais-je commander ce qui me soumet ? Quelartifice m’autoriserait l’appropriation de ce qui me possède ?Quel angle d’attaque théorique permettrait de résoudre cetteaporie ? Bloc détaché par la conscience et attaché par lesfaits au cosmos, comment puis-je envisager de produire demaincomme une nouveauté ce que je suis déjà aujourd’hui ? La question travaille l’épicentre de toute philosophie

déterministe. Si plus que moi me fait être ce que je suis,comment pourrais-je être autre chose, autrement ? Par quellecontorsion introduire la liberté – sinon par la fictionkantienne d’un postulat... – dans un monde qui la rendimpossible ? Car déterminisme et liberté s’excluentmutuellement. Les Grecs et Nietzsche l’affirment : la liberté

n’existe pas, le déterminisme triomphe absolument. La volontéde puissance prend toute la place et ne laisse rien au libre-arbitre, qui n’existe donc pas, ou alors comme une fictionutile aux chrétiens en quête de responsables pour justifierleur passion de punir et de châtier. Assister à soi comme à unspectacle, un théâtre d’ombres ? Se contenter de vivre endécouvrant au quotidien ce que le destin nous réserve ?Impossible... Le déterministe absolu dit : tu n’as pas le choix de devenir

ce que tu n’es pas ; le philosophe de la liberté enseigne :deviens ce que tu n’es pas ; le tragique affirme donc : deviensce que tu es, parce qu’il résout l’aporie en définissant laliberté comme ce qui nous permet de consentir à ce qui est.Instrument ni de soumission ni – encore moins – de libération,elle travaille comme une ruse de la raison et s’exerce là où onne l’attend pas : ce que je suis, je dois vouloir l’être ; ouencore : je peux devenir ce que je suis, en l’occurrence, enl’aimant. L’apparent paradoxe trépasse sous le coup de boutoirde la formule nietzschéenne de l’amor fati. En aimant ce quiadvient, je révèle une liberté qui me permet uneréappropriation de moi. Sachant ce que je suis et, désormais, comment je peux

théoriquement le devenir, comment le puis-je pratiquement, dansmon quotidien ? Quels exercices spirituels pour cettereconquête de moi-même ? Le grand oui à la vie, comment s’enarranger dans un monde qui résiste et qui, depuis Paul deTarse, sacrifie aux valeurs inverses ? Nietzsche donne lesformules, sans compter, dans Ecce homo, sous-titré d’ailleurs« Comment on devient ce que l’on est » (1888). Titre chrétien,sous-titre grec, et ironie dès ce premier moment. Livre génial,généalogique, sans double, à même de permettre une révolutionphilosophique, idéologique, éthique et existentielle – du moinssi l’on sait le lire. Pourvu même qu’on le lise... Premier temps sur cette voie magnifique : réactiver la

formule socratique « Connais-toi toi-même ». Impossible dedevenir ce que l’on est si l’on ne sait qui l’on est. D’où unequête existentielle du soi. Qui est « je » ? Aux antipodes duchristianisme qui le trouve haïssable, le nietzschéismeenseigne le moi non pas vénérable, ni même adorable, maisconsidérable, au double sens : digne de considération, maisaussi d’une dimension essentielle. Il désigne les modalités decristallisation de cette volonté de puissance qui me rend

reconnaissable. Mon identité gît dans cette concrétionfactuelle et mortelle : mon corps. La pensée se conçoit donccomme quête de soi. L’écriture également. D’où l’invention parNietzsche de l’autobiographie philosophique moderne. Ce que jesuis, je le vis, certes, mais je peux le découvrir parl’écriture. Ainsi la chair se fait verbe, inversion des valeurslà aussi. Penser sa vie, vivre sa pensée, concevoir desconcepts uniquement s’ils procèdent de l’expérience, puispasser ces idées au crible du quotidien, écrire pour (mieux)philosopher, puis philosopher pour écrire, faire fonctionnercette oscillation entre théorie et pratique, dans le dessein deproduire du sens. Voilà matières à connaissance de soi. Ensachant qui l’on est, on peut envisager de le devenir. Lorsquel’on a réussi à savoir ce que l’on est, on peut envisager de levouloir enfin. La connaissance de soi inaugure la constructionde soi. En découvrant qui je suis, je peux alors vouloirl’être, ce à quoi, in fine, se réduit la liberté. De cettesérie d’exercices de consentement, d’adhésion, puis d’amour duréel, les stoïciens disaient qu’ils apportaient la sérénité,Spinoza, la joie – et Nietzsche, la grande santé. Vouloir la puissance qui nous veut, voilà qui révèle la

liberté et rend possible de devenir ce que l’on est...

Michel Onfray est philosophe.Dernier ouvrage paru : Célébration du génie colé-rique (Galilée,2002).

Par Alain Didier-Weill

La vie est femme

Le Gai Savoir (paragraphe 339)

Parce que tu es celui qui le premier m’as appris que lapensée résonnait avant de raisonner, tu es pour moi l’ami :l’ami qui a osé apercevoir un monde que je ne faisais quesoupçonner et que sans toi je n’aurais peut-être pas essayéd’habiter. Je dis bien « essayé », car ta vie même nous dit àquel péril est voué celui pour qui la musique n’est pas un vainmot, ou un simple plaisir à déguster, mais exigence detrouvaille d’un mouvement dansant cherchant le point infime oùil s’agit de penser non plus avec la tête mais avec le pied. Lafaçon dont tu as subverti la raison philosophique estproprement inouïe. Tu m’as appris que, en dansant, le « je »qui résonne à la musique pense à ce qu’il est là où il ne pensepas penser. Par ton « je danse – je suis », tu as dépouillé laviolence que la philosophie faisait au « je » d’existence en ledéduisant du « je » pensant – je pense, donc je suis. Enprenant en charge le fait que, par le mot, le « je suis » nepouvait qu’être en exil, tuas conçu que ce « je » d’existence,insignifié par le langage, n’était pas pour autantinsignifiant. Anticipant Freud et Lacan, tu as exploré ce terrain de la

signifiance où le sujet n’est pas encore en exil pour autantque c’est par le signifiant qu’il advient. Tu n’as pas énoncécomme Lacan que le sujet était effet du signifiant mais qu’ilétait en résonance avec le son musical. Ce faisant, tu as misau cœur du vivant l’apparition de la vie comme jaillissementdansant d’un sujet sonné par le son. Car le sujet originaire est résonné avant d’être résonnant : si

la musique parvient à sonner en lui, c’est qu’elle peut trouvercette terre fertile à laquelle elle adresse ce message : « Entoi je suis chez moi. » Message instituant, car elle dispose dupouvoir de faire apparaître, ex nihilo, ce « toi » qui n’existaitpas encore et qui advient car, profondément, la musique n’estpas celle qu’on écoute, mais celle qui entend en nous ce« toi » qui ne savait qu’il demandait à être entendu.

La musique est une auditrice peu commune : elle ne détientpas deux oreilles mais une troisième oreille ouverte sur cequi, dans le sujet, est pure attente de mouvement, dejaillissement dionysiaque. Quand, avec son adresse souveraine,elle a trouvé le lieu qu’elle a fait résonner en s’adressant àlui, voilà que ce lieu va se renverser : d’existence résonnéepar le son, il va devenir existence résonnante pour la musique,vers laquelle il va désormais se tourner en dansant sur lascène du monde. Qu’as-tu recherché en tentant de danser ta vie, de penser

avec ton pied plutôt qu’avec ta raison, si ce n’est le point oùla pensée et l’amour peuvent s’étreindre ? Qu’est-ce quel’amour du son, du signifiant ? Qu’est-ce que la capacité de dire « je t’aime » au son, si ce

n’est la capacité par laquelle un je est mis au monde parcequ’il s’adresse à un toi souverain qui est, en fait, levéritable sujet – et non le complément d’objet direct – de laphrase « je t’aime » ?Toi qui as tant souffert de tes amours humaines – car tu ne

t’aimais pas toi-même –, n’as-tu pas trouvé dans ton amour pourDionysos le seul instant où, l’aimant, tu pouvais t’aimer ? Que veut dire ici s’aimer, sinon l’envers de l’amour

narcissique, l’envers du précepte évangélique « Tu aimeras tonprochain comme toi-même » ? Toi qui savais que l’homme nes’aime pas véritablement – sinon dans l’égoïsme –, commentaurais-tu pu souhaiter à ton prochain d’être aimé de toi commetu t’aimais toi-même ?En revanche, il t’a été donné de savoir que c’est en aimant

cette prochaine qu’est la musique de Dionysos qu’il t’étaitpossible, parfois, d’être à toi-même ce prochain aimable que tupouvais alors assumer, te dépouillant de la violence requisepar la vie quotidienne pour t’affirmer. Lorsque je pense à toi comme à celui qui toute sa vie a parlé

de la danse sans danser et qui, au jour fatal du rendez-vousavec la folie, a définitivement cessé de parler pour devenirDionysos dansant, je me pose cette question : qu’eût-il fallu,puisque pour toi la musique était femme, pour que la viet’offre cette possibilité divine – que Dionysos connut avecAriane – de donner corps à ton corps en le laissant et danseret parler avec la femme que tu aimais ? Un jour tu rencontras,en effet, une femme qui t’évoqua Zarathoustra, le seul homme àavoir ri le jour même où il naquit. Elle s’appelait Lou von

Salomé et tu reconnus en elle une âme sœur car « son rire étaitun acte ». En reconnaissant dans son visage illuminé par lerire la manifestation même du corps humain métamorphosé par ladanse, tu reconnus l’existence de la puissante vision dont tunous fis don dans ta Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de lamusique. Vision d’une réconciliation entre l’être etl’apparaître, entre la chose en soi et le phénomène, quicessaient d’être dissociés aussitôt que le corps en dansant, oule visage en souriant, rendait visible la musique qui leshabitait. La musique, disais-tu, « nous oblige à voir pluscomplètement et plus à fond toute chose […] et montre à notreregard spiritualisé, capable de saisir la vérité intérieure deschoses, le monde de la scène non seulement infiniment élargimais intérieurement illuminé ». De la même façon qu’Ariane était capable, en dansant, de

donner corps à la musique de son amant Dionysos, Lou, en tesouriant, t’initia à cette réconciliation par laquelle levertige dionysiaque qui était en toi pouvait être soustrait, uninstant, à son pouvoir de t’anéantir. L’apparition de sonsourire, en détenant le pouvoir de donner forme à l’informe,donnait à ton regard spiritualisé la capacité apollinienne detrouver dans l’image de Lou l’ambassadrice de l’infini dans lefini. L’âme sœur, en dansant, en souriant, te donna à voir ton âme

comme si, exilée de sa patrie originaire, elle pouvait, untemps, être arrachée à son exil. Mais en dansant, cette âmesœur – que ce fût celle de Lou, d’Ariane ou de Zarathoustra –n’était ni femelle ni mâle ; elle était androgyne, et cela nete permit pas de la prendre dans tes bras. À défaut de prendre le corps de Lou, tu pris ses mots et les

mis en musique après qu’elle t’eut adressé cette « Prière à lavie» : « Comme l’ami aime l’ami, / O Vie Énigmatique, ainsi jet’aime ! / Que je jubile en toi ou que je pleure / Que tu medispenses joie ou peine, / Je t’aime avec ton heur et tonmalheur ! / Et si tu dois m’anéantir, / Je m’arracherai de toiavec douleur, / Comme l’ami des bras de l’ami ! / De toute maforce, je t’étreins ! / Laisse ta flamme embraser monesprit ! / Que dans le feu du combat je découvre / Le mot de tamystérieuse essence ! / Pour penser et vivre des millénaires /Jette à poignées ce dont tes mains sont pleines / Si tu n’asplus de joie pour moi sur terre, / Tu peux me donner – tasouffrance ! »

Pour notre bonheur, la musique fut pour toi femme. Mais, pourton malheur, la femme ne fut que musique.

Alain Didier-Weill est psychanalyste.Dernier ouvrage paru : Quartier Lacan (Denoël, 2002).

Par Guillaume Soulez

L’esprit de système est un manque deprobité

Crépuscule des idoles (maxime 26)

Critiquer les systèmes est quasiment une habitude, un réflexeaujourd’hui : un ouvrage trop bien achevé, une perspective quiprétend tout couvrir ou expliquer tout un champ de phénomènes àla force d’un seul concept ou d’une seule dichotomie ouéquation, et nous voilà en éveil, nous qui sommes enfants etpetits-enfants de l’ère du soupçon. En plein hégélianisme, enplein positivisme, l’ironie de Nietzsche est mordante : elleattaque, par surprise, par la moralité, elle fait fi des bellesconstructions qui veulent en imposer pour en déloger l’espritsatisfait du savant ou du penseur. Nietzsche affronte lesystème par son caractère intimidant. Il peut être surprenantde voir le philosophe requérir la probité, vertu ô combiensociale, liée à l’honneur et déterminée par le regard desautres, mais le coup est double. Bien sûr, le systématique n’est pas honnête parce qu’il

prétend contenir dans un système la diversité des choses et desexplications, alors même qu’il sait, par ailleurs, que lessystèmes sont provisoires, et qu’il y a un abus à laissercroire à leur caractère absolu et définitif. Mais surtout,l’esprit de système est un refus de penser la réalité en tantque telle, là où on prétend en rendre compte. La probitédéfinie comme « philologique », c’est pour Nietzsche, selonJean Granier, « respecter le texte de la réalité, s’abstenird’effacer de ce texte ce qui inquiète, effarouche […], tenir enbride le jugement afin de laisser la parole aux choses elles-mêmes ». Le regard des autres n’est ici que le moyen dedésigner la clôture du systématique, son repli… La probitas romaine était non seulement une épreuve (proba),

comme on vient de le voir, mais tirait à l’origine sa forced’une métaphore agricole : l’homme probe est droit telle laplante qui pousse droit. La plante se soutient d’elle-même et,se soutenant d’elle-même, croît naturellement droit. Lavéritable probité du penseur se moque de la morale : sa pensée

est expression d’une vie, d’un corps (cf. Nietzsche et laMétaphysique, de Michel Haar), non pas réaction inquiète, repliou détour face à la réalité. Déplaçant la probité de larelation entre penseurs à la relation entre le penseur et laréalité qu’il affronte, l’ironie de Nietzsche est – on l’acompris – de retourner l’argument moral lui-même, plutôt que deproposer une condamnation du systématique au nom, par exemple,d’une morale du dialogue scientifique. Mais on pourrait dire que la critique morale est aussi dans

cette maxime le moyen de miner la supériorité que lesystématique prétend détenir sur les autres, le progrès qu’ildit réaliser lorsqu’il englobe un univers de son système, alorsmême que la forme trop parfaite de celui-ci suscite le doute.C’est là qu’est en jeu non pas seulement le système, mais sajustification, l’esprit du système, c’est-à-dire l’esprit quile meut et qui fait voir l’origine de sa forme, la constructionsystématique. L’esprit de système, c’est la pose du penseur. Orvouloir en imposer, en remontrer, comme dit clairement lalangue, c’est répondre par anticipation, selon une logique duressentiment, à une critique parfois imaginaire. Anticipant lamise en doute qui pèse sur son ouvrage, le systématique marqueson refus du regard des autres, ce qui l’amène à présenter uneforme complète, lisse et close qui ne donne pas prise à lacritique et le détache de ce qu’il prétend restituer. Lesystème chez le systématique est bien une sorte de résultat del’esprit de système ; il est ainsi la forme hyperbolique etpathologique que prend la réponse à la critique. C’est pourquoic’est aussi la forme de son système qui l’éloigne tout à faitde la réalité ; elle ne peut donc que susciter une critiquemaximale et risquer l’effondrement. Le systématique soumet ledivers de la réalité aux nécessités plastiques du système, aurebours de son pouvoir heuristique – par lequel le systèmecherche à saisir et à exprimer le divers à l’aide d’une forme.Il se met alors à fonctionner tout seul, se nourrissant de lui-même, étape ultime de l’esprit de système. Le penseur alors est-il encore en cause ? Oui, si l’on

considère qu’il se perd dans sa recherche au profit duspectacle que celle-ci offre. En quittant le divers, nonseulement la pensée se fait vertige inefficace, mais elle cesseen quelque sorte de s’affronter elle-même, de lutter contre sonpropre relâchement. Deux forces sont donc à l’œuvre dans lesystème, et non pas une : la « passion de la connaissance » est

une projection vers la réalité, un pont lancé, visant uneexpression de la réalité telle qu’elle est. Cette passion estun risque pour la forme de ne pas pouvoir la contenir. L’espritde système, lui, fait son travail, négatif, de solidification.Il ramène le système vers lui-même, épuise l’énergie en ladisséminant pour couvrir tout le champ ou pour proposer uneforme tenable. Y a-t-il alors une forme qui témoigne du combat contre cette

sclérose, voire qui aide à la combattre ? On peut penser auxmanuscrits de Montaigne – dont Nietzsche était grand lecteur :la réécriture du fragment n’est pas là pour corriger, amender ;elle pousse au contraire toujours plus loin la pensée, là oùelle s’était provisoirement arrêtée. L’essai n’est passeulement un refus assumé de la forme complète, il est uneincitation à pousser plus loin la germination.

Guillaume Soulez est maître de conférences à l’Université de Metz et chercheur au Laboratoire Communication et Politique du CNRS.

DONNER À VOIR

Par Isabel Violent

Regarde ce que tu es

De l’esthétique fragmentée de Nietzsche, on ne tirera guèrede critère qui distingue le beau du laid : seul l’art esthonnête, dont l’illusion nécessaire assigne à l’artiste commeau spectateur de simples formes, et nulle connaissance. Ainsi,la seule vie possible est dans l’art : dans ces formes,figurées, stylisées, dansées, où est créé un moment d’unitinéraire humain, éclat lumineux comme une révélation, etapparition de ce que nous sommes confusément — face à l’œuvred’art, c’est sa propre folie que chacun imagine, son devenirqu’il voit, et sa mort qu’il dévisage.

ANTOON VAN DYCK, Portrait équestre d’Antonio Giulio Brignole Sale (vers1621 ; Palazzo Rosso, Gênes ; huile sur toile, 288 x 201 cm). Ce noble jeune homme à cheval, Nietzsche le contempla lors

d’un de ses séjours à Gênes, en 1877, et en fut ému : « Levendredi vers midi, par un temps gris et pluvieux, je meressaisis et me rendis à la galerie du Palazzo Brignole ; et,de manière étonnante, ce fut la vue de ces portraits de famillequi me remit entièrement sur pied et me rendit mon enthousiasme; un Brignole à cheval, et dans l’œil du puissant destrier,tout l’orgueil de cette famille, voilà ce qu’il fallait à monhumanité déprimée. » Ce n’est pas le mélancolique seigneur, quise destina bientôt à la vie pieuse et retirée d’une humilitémonacale, qui frappe le philosophe errant. Ce n’est pas leportraituré qui l’intéresse. Ce n’est pas un homme qu’ilcherche. Ce n’est pas dans l’homme qu’il se trouve. L’humanité,« l’orgueil de cette famille », lui apparaît dans l’éclat noirdu regard de l’animal ; son âme déprimée se mire dans la bête.On sait ce que fut pour Nietzsche un cheval bien moinsaristocratique, sur une place de Turin, quelques années plus

tard – ce canasson qu’il enlaça, éperdu d’amour, avant des’écrouler, foudroyé.

Isabelle Violente

MAURICE BEJART, Messe pour le temps présent (cérémonie en neufépisodes ; ballet créé en août 1967 au Festival d’Avignon,repris la même année au Théâtre national populaire, à Paris).« Je suis lumière, ah ! que ne suis-je nuit ! Mais ceci est

ma solitude d’être ceint de lumière. » Ainsi par leZarathoustra, figuré dans « Messe pour le temps présent » parun récitant perché sur un échafaudage. Dans l’insolite liturgiedansée de Béjart, les corps des célébrants sont tour à tourplongés dans l’obscurité ou éclairés en pleins feux, illustrantles mots de Nietzsche avec économie gestuelle et pureté deslignes formelles. La maîtrise savante des jeux d’ombre et delumière est, depuis le Sacre du printemps (1959), l’une desréussites de l’art de Maurice Béjart. Mais l’on pourraittrouver aussi que les grandes œuvres symphoniques duchorégraphe, la Messe et Boléro, sur une musique de Ravel, seressemblent en ce qu’elles proclament paradoxalement lasolitude de l’être. Ici, chacun des danseurs est radicalementretranché du groupe. En plein idéal communautaire (l’œuvre estcréée quelques mois avant Mai 68), ce ballet invite à un retoursur soi, à un exercice de concentration spirituelle à l’écartdu monde. La pensée de Nietzsche, citée au même titre que destextes bouddhiques et bibliques, est érigée au rang de textesacré.

Elisabeth Hennebert

JEAN DELVILLE, l’École de Platon (1898 ; musée d’Orsay, Paris ;huile sur toile, 260 x 605 cm). Le divin Platon trônant au centre de la composition, de beaux

jeunes gens attentifs aux corps sagement et savamment disposésdans le paysage, une atmosphère de contemplation recueillie etnimbée d’une lumière propice à la vision du monde des Idées.C’est, contemporaine de la fin de Nietzsche, la représentationexacte et ridicule du mièvre platonisme que, depuis la Naissancede la tragédie, ce dernier s’est employé à stigmatiser et àtraquer derrière les supercheries métaphysiques. L’art est icià l’image de son sujet : fadeur, staticité, sensualité

raisonnable – toutes choses dont Nietzsche nous a appris à nousmoquer et qui pour nous, désormais, condamnent à la fois cettepeinture surannée et la tiède philosophie qui la motive, un artgangrené par la théorie des idées et son mépris de la vie, unart de plate allégorie où la puissance créatrice est commerivée à la sage transcription des concepts. C’est l’art entemps de décadence et de nihilisme, incapable aussi d’inventerde nouvelles formes. De toute évidence, Platon discute ici dela beauté, désignant le corps marmoréen qui se dévoile, maiscette beauté est morte et sans consistance – ce qu’illustre àmerveille le tableau, quand c’est à travers Nietzsche que nousle regardons.

Vincent Delecroix

Livre de prières (vers 1335 ; Victoria and Albert Museum,Londres ; ivoire, 10,5 x 5,9 cm). Le Christ est pour Nietzsche la figure même du ressentiment,

la négation de la force vitale que Dionysos glorifie. Miroirpossible de cette dualité, ce livre de prières ancien offre,avant la prière, une image des instruments de la Passion. Sursa couverture d’ivoire est condensée la mort de Dieu : lacolonne et le fouet des outrages ; le chemin de Croix, quetatouent les pieds sanglants ; la robe sans couture, jouée auxdés pendant l’agonie ; le roseau où presser l’éponge imbibée devinaigre ; la lance enfin, qui ménage la cinquième plaie : maislors de cette ultime injure, le Christ a déjà rendu l’esprit.L’image ne mentionne pas cet instant ; elle montre ensemble lesinstruments de la Passion et ceux de la descente de Croix :l’échelle, la pince qui arrache les clous, dénoue les liens.Faire et défaire, vie et mort de Dieu, Dionysos et le Crucifié– Nietzsche signa ses dernières lettres de ces deux noms. LeChrist – le philosophe ? – doit mourir pour sauver l’humanité ;comble du nihilisme, sa mort est nécessaire à la vie. Mais àrelire les Évangiles, il veut la mort pour s’accomplir. Dans cettevolonté se loge un élan proche de la transmutation dionysiaque.De jugement contre la vie, la tragédie du Christ en devient lapromesse : Ecce homo. Et l’image de dévotion, un pan coloré,l’autre grisé, exhibe la contradiction ouverte de l’hommereligieux nietzschéen.

Véronique Dominguez

DOMENICO GHIRLANDAJO, Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon (fin XVesiècle ; musée du Louvre, Paris ; huile sur bois, 62 x 46 cm). À gauche, très massif, la tête penchée vers l’enfant qu’il

tient dans ses bras,un homme grisonnant, qui serait très beaun’était un nez quasi monstrueux. À droite, le petit-filsregarde le grand-père de bas en haut, les yeux dans les yeux,en posant sa main gauche sur la poitrine du vieil homme, dansun geste indécis, caresse ou maintien de la distance. Tous deuxsont en rouge, l’enfant a un bonnet également rouge, duquelsort une magnifique chevelure blonde. Et, de toute évidence,chacun des deux se voit dans l’autre. « Deviens en moi ce quetu es » : le vieil homme se revoit dans l’enfant, l’enfant sevoit dans le vieil homme, le vieil homme a le tendre sourire del’enfant, l’enfant est attentif, sérieux comme un adulte. Toutest réciprocité : le vieillard semble protéger l’enfant,l’enfant semble bénir le vieillard – celui qui est au-dessusimplorant étrangement celui qui est en dessous. L’espace, commele temps, est circulaire. Le front du vieil homme est dégarni,mais ses yeux caressent, dans la chevelure de l’enfant, lesmerveilleuses boucles de l’éternel retour.

Charles Ramond

NICOLAS POUSSIN, les Bergers d’Arcadie (vers 1638 ; musée du Louvre,Paris ; huile sur toile, 121 x 85 cm). « Et in Arcadia ego » est le titre de ce tableau de Poussin –

« Moi aussi, dans l’Arcadie » (c’est la Mort qui parle) – et del’aphorisme 295 du Voyageur et son ombre , écrit par Nietzschependant l’été 1879, dans lequel résonne l’écho d’une révélationsoudaine, comme si tout un sentiment philosophique s’étaitcondensé en un instant dans une image symbolique. Nietzscherelit la tradition classique de l’idylle dans un sens plusprofond. Alors que le berger antique vit dans une naturecomplètement anthropomorphisée qui personnifie, de manièreharmonieuse, un ensemble de principes moraux, le pinceau del’aphorisme nietzschéen trace une image où l’homme devientfragment d’une nature complètement dépourvue de but, detension, de sens ultime : « On imaginait des héros grecs dansce monde de lumière pure et nette (où rien ne rappelait lanostalgie, l’attente, le regard porté en avant ou en arrière) ;on ne pouvait que le sentir à la manière de Poussin et de ses

élèves : héroïque à la fois et idyllique. » Cet instant deplénitude comprend l’acceptation de la mort. Dans une premièreversion de son tableau, Poussin avait cherché à représenterl’effroi des bergers lorsqu’ils découvrent que la mort existemême dans la sereine Arcadie. Dans cette deuxième version,l’effroi cède la place à une acceptation sereine : celle queNietzsche découvre un soir de 1879, en Engadine.

Paolo d’Iorio

GIOVANNI CRUPI, Théâtre grec, Taormina (vers 1880 ; photographie àl’albumine). Contemporain de la Naissance de la tragédie, un photographe fait

poser un adolescent aux boucles grecques sur la scène à demidétruite du théâtre de Taormina. Presque invisible, bien quecentré, l’enfant s’éloigne. Pour quelle archive, pour quellemémoire faire traverser ces ruines par une silhouette fragile ?Pourquoi ajouter ce qui fuit – promenade, adolescence, présencephotographique… – à ce qui reste ? La photographie pousseraitalors plus loin encore le projet apollinien de la peintureacadémique, produire « l’apparence d’une apparence » à partirde la perte et de la douleur. Face au silence de ce théâtreperdu, elle proposerait une image de la disparition del’apparence même. Décidément, il y a là une démonstration tropévidente de cette fugacité, une tragi-comédie de la contingencepresque ridicule. Le photographe fait se promener un fauxadolescent grec, englouti par ce théâtre trop grand pour lui.La présence humaine échoue à faire revivre le lieu, l’enfantdevient décoratif, l’envie de « faire tableau » trop visible.Or, prison vivante des morts, « ce n’est pas par la peintureque la photographie touche à l’art, c’est par le théâtre »,écrira Roland Barthes. C’est précisément ce qui ne se produitpas ici. Quand le spectre nostalgique est passé demeure ce murde scène encore imposant, en contre-plongée, victoire duthéâtre sur la photographie, sur la mise en scène duphotographe lui-même.

Guillaume Soulez

ANDY WARHOL, Superman (1960 ; collection Gunther Sachs ;caséine et crayons de couleur sur toile préparée, 170 x 133cm).

Selon Gramsci, derrière les nombreux singes de Zarathoustraqui naissaient autour de lui il fallait chercher plutôt leComte de Monte-Cristo de Dumas que Nietzsche lui-même. Lesuperman d’Andy Warhol invite à penser de même. D’un côté, unefigure mythique qui, comme les romans-feuilletons, répond auxbesoins de sublimation des masses ; de l’autre côté, unpersonnage pour tout le monde et pour personne, qui joue laparodie du héros mythique pour séduire les happy few. Ladifférence entre superman et surhomme tient dans la doublenature de Clark Kent, employé modèle et héros en même temps.D’ailleurs, le héros est toujours un employé modèle de lamasse, qui incarne, au plus haut niveau, ses valeurs. Il estbeau, humble, bon et serviable, il consacre sa vie à la luttecontre les forces du mal, il aide la police. Le surhomme deNietzsche, au contraire, est une tension vers la création devaleurs nouvelles et d’une nouvelle structure pulsionnelle del’humain. Loin d’être un concentré de toutes les bonnes valeursde l’humanité actuelle, ou leur négation, il se construit dansla distance, dans la recherche de nouvelles possibilités devie, plus individuelles. Pas besoin de s’envoler ou d’éteindredes incendies : Zarathoustra nous dit, à propos du dépassementde soi-même, que le vol ne s’apprend pas au vol, et que lesincendies à éteindre sont ceux que provoque en nous-mêmes lalutte entre les habitudes du sentiment et de la pensée que nousavons héritées, et les nouvelles idées qui péniblementcherchent à se développer. Et dans ce cas, inutile d’appelersuperman au secours.

Paolo d’Iorio

La canne de Balzac, dite « canne aux turquoises » (1834 ;Maison de Balzac, Paris). Lorsqu’en 1834 Honoré de Balzac commence à arborer cette

canne « à ébullition de turquoises », on s’étonne, on murmure :un artiste ne devrait pas exhiber un tel luxe – d’autant plusqu’on le sait ruiné. Mais très vite le romancier constate quecette « pomme d’or ciselé a plus de succès en France que toutes[ses] œuvres » – et, loin d’en ressentir de l’amertume, iléprouve la jubilation d’être, enfin, dans la vie, élégant,séduisant, magnifique, extravagant, comme les jeunes ambitieuxdans ses livres. Enfin il concurrence ses personnages, enfin savie participe du roman. En se donnant ce sceptre que « tout le

dandysme de Paris » jalouse, Balzac l’acharné, le bedonnant, lesanguin, pouvait-il mieux dire son désir de se regarder vivre,de faire entrer son œuvre dans sa vie et sa vie dans son œuvre,de jouir dans la vie de la splendeur de la fiction ? Cettecanne trop précieuse, destinée non pas à aider la marche mais àpavoiser en ville, ne ressemble en rien au sinistre bâton depromeneur du philosophe de Sils-Maria. Mais c’est avec elle quele romancier lève, le temps d’un hiver parisien, l’antinomieentre faire une œuvre d’art et faire de sa vie une œuvre d’art.

Isabel Violante

REGARD

Par Marcel Conche

Le philosophe lyrique

La philosophie lyrique de Nietzsche ne s’adresse pas à laraison. Aussi son influence ne se voit-elle guère chez lesphilosophes stricto sensu, mais plutôt chez des écrivains et desartistes. Supprimez Descartes, vous supprimez l’idéalismemoderne ; supprimez Marx, vous supprimez Les dix jours qui ébranlèrentle monde. Mais supprimez Nietzsche : la physionomiephilosophique du XXe siècle n’en est guère changée. Bergson lecite deux fois : l’une pour dire que séparer les hommes enesclaves et maîtres est une « erreur » ; l’autre pour marquersa préférence pour le vitalisme de Jean-Marie Guyau. Husserl nele cite pas. Heidegger lui a consacré des cours, mais « tout àfait affreux et bavards », dit Hannah Arendt – s’adressant, ilest vrai, à Jaspers. Nietzsche est le philosophe qui abonde leplus en de ces aperçus qui saisissent l’esprit : souvent, sesaphorismes sont illuminants comme des flashes. Mais il n’a paslaissé après lui un courant ou un mouvement bien définis, uneécole. Des philosophes que je connais, certains sont, ou ont été,

phénoménologues ou heideggériens, d’autres spinoziens,néokantiens, marxiens, weiliens (disciples d’Eric Weil),sartriens : de nietzschéens, point ! Pourquoi cela ? C’estd’abord que l’ensemble des concepts nietzschéens n’existe pascomme système, de sorte qu’il est difficile de dire ce quesignifie au juste être nietzschéen ; ensuite, ces concepts nesont pas des maîtres concepts. Le cogito de Descartes,l’impératif catégorique de Kant, l’Aufhebung de Hegel, la duréebergsonienne, le Dasein de Heidegger sont des maîtres concepts,points de départ d’analyses infinies ou socles de cathédralesd’idées. Mais les concepts nietzschéens ne sont pasfondateurs : ils sont forgés, problématiques, douteux. Lavolonté de puissance : une métaphore ; l’éternel retour : une

vieille idée grecque, dont il fait un mythe ; le surhomme : lesurchrétien (mais l’homme a-t-il jamais été chrétien ?) – lerésultat étant non une philosophie que l’on discute, mais unesorte de philosophie-fiction. Nietzsche est un semeur, un« oseur », dirions-nous, un éveilleur, un incitateur. Il jetteles idées comme des tentations. Et comment résister toujoursaux tentations ? Bien des idées de Nietzsche, qui ne sont pasdes maîtres concepts, sont des ferments, et ces idées-fermentsse retrouvent parfois chez des philosophes, mais surtout chezdes écrivains ou des artistes : le nihilisme – passif ou actif–, le bonheur comme ersatz du sacré, le progrès comme idéemoderne, « c’est-à-dire fausse », le socialisme comme avatar duchristianisme, la philosophie, la morale comme « artd’interprétation », la résolution de la réalité dansl’apparence, la sagesse tragique-dionysiaque, le monde commejeu, la participation de l’individu au « jeu du monde » etl’amor fati. Influence donc, mais qui agit plutôt de biais que defront, et qu’il est difficile de cerner. Qu’en est-il aujourd’hui ? Ce à quoi Nietzsche en appelle,

dit Eugen Fink, c’est, après l’exténuation de la tradition, àune « conversion radicale ». Or l’époque présente, aprèsl’échec des idéologies et des utopies de la raison, est bienl’époque des conversions tous azimuts : multiples sectes,attrait du bouddhisme, etc. Un point commun : ce sont desconversions au bonheur, mais euphorique, non tragique. À cela,Nietzsche oppose une autre conversion, qui ne suppose rien demoins qu’une réévaluation et un renversement de notre rapportaux Grecs : afin que les Grecs ne soient pas simplement notrepassé, mais soient notre avenir – en quoi Nietzsche anticipe lavision de Heidegger. Pourquoi les Grecs ? C’est que les Grecs sont ceux qui ont le

plus aimé la vie, au point de n’avoir pas eu besoin qu’elle aitun sens. Erwin Rohde, l’ami de Nietzsche, qui était un ferventapologiste de l’hellénisme, disait qu’il ignorait tout d’un« sens de la vie ». Abolir cette notion, que supposent toutesles conceptions dont l’homme moderne vit – christianisme,rationalisme, progressisme, positivisme, morale du devoir,démocratie, socialisme –, tel est le rôle du mythe du retouréternel de toute chose. Alors la volonté de puissance n’estplus seulement volonté de toujours plus de puissance, ce quin’est qu’un comparatif : elle atteint au superlatif par le ouiabsolu à la vie sans plus, délivrée de toute finalité, de la

« servitude des fins ». Au XIXe siècle, Heinrich Heine, Louis-Auguste Blanqui, Gustave Le Bon ont parlé, avant Nietzsche, duretour éternel. Ainsi Blanqui, en 1871 : « Ce que j’écris en cemoment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et jel’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume,sous des habits, dans des circonstances toutes semblables. » Àpropos des pythagoriciens, des stoïciens, Nietzsche a parlé duretour éternel avec Erwin Rohde ou Franz Overbeck sans luiaccorder, alors, un intérêt particulier. Quelques années plustard, en 1882 et 1884, cela devient un « terrible secret »,dont il parle d’une « voix prodigieusement sourde », ditOverbeck. Que s’est-il passé ? Simplement que ce qui n’étaitqu’une théorie fumeuse s’est transformé en mythe – destiné à sesubstituer aux mythes, religieux ou non,qui laissent à l’hommequelque espoir d’une vie meilleure ou de pouvoir « changer lavie ». Que l’individu ne puisse que revivre éternellement sapropre vie, sans changement aucun, sans amélioration d’aucunesorte et sans jamais pouvoir échapper à ce fatum, voilà ce dontil faut persuader les hommes et qui doit être l’objet desprêches de l’avenir : car c’est là le moyen de séparer les deuxsortes d’hommes, les forts et les faibles, ceux qui disent ouide ceux qui disent non. Nietzsche ne croit pas au retour éternel comme théorie

physique. Il critique tous les concepts qui interviennent dansla formulation de l’hypothèse : le concept de vérité, leconcept de connaissance, les catégories épistémologiques tellesque la causalité, les concepts métaphysiques, telles lesnotions de tout, de monde, les concepts scientifiques, telcelui de force, les concepts logiques, y compris la notion denon-contradiction. Ne reste que le mythe, lequel ne vaut quepar son effet, sa capacité paralysante ou exaltante. Ici serévèle le pragmatisme de Nietzsche, et par là même sonscepticisme à l’égard de la philosophie. Mais ce scepticisme est aussi et d’abord scepticisme à

l’égard de lui-même. Par sa pratique sceptique, Nietzsche endit plus long qu’aucun philosophe depuis Montaigne sur lanature de la philosophie. La pensée du philosophe n’est pas unepensée du soir, comme le voulait Hegel, mais une pensématinale. Pour Nietzsche comme pour Montaigne, c’est toujoursle matin de la pensée. Cela signifie qu’il faut toujoursregarder les choses comme pour la première fois. Le philosophede l’avenir, maintenant que l’époque des systèmes est derrière

nous, sera, je crois, à l’exemple de Montaigne et de Nietzsche,un continuel essayeur, faisant retour sans cesse aux plusinitiales évidences, refusant toute accumulation de savoir quimènerait au système et à l’arrêt de la pensée. Si laphilosophie est une tentative toujours recommencée, elle est enelle-même sképsis (examen, réflexion, questionnement), rechercheinfinie sous l’idée de vérité – car c’est au nom de la véritéque Nietzsche critique le concept de vérité. Qui, au XXesiècle, fut le plus fidèle à la leçon de Nietzsche ? AvecHannah Arendt, je dirai : Heidegger. Elle le compare àPénélope ; ce qui a été filé le jour se défait la nuit pourpouvoir être recommencé le jour suivant : « Chacun des écritsde Heidegger se lit, dit-elle, comme s’il recommençait tout. »C’est ce que Heidegger appelle « l’absence d’égard aveclaquelle recommence chaque fois le penser », et il dit cela àpropos de Nietzsche. Mais qu’à cet égard il soit fidèle à laleçon de Nietzsche ne fait pas de lui un philosophe lyrique.Pour cela lui fait défaut ce qui est, en définitive, le plusremarquable chez Nietzsche : le style – non qu’on puissel’égaler à Pascal, mais presque.

Marcel Conche est professeur émérite à la SorbonneDernier ouvrage paru : Présence de la nature (PUF, 2001).