Ordonner l’Ancien et le Moderne : « embellissements » des églises paroissiales gothiques...

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fig.1 Chœur de l’église Saint-Merry, Paris. L’ une des caractéristiques de la culture des XVII e et XVIII e siècles est l’historicisation des connaissances. L’érudition connaît en effet un développement exceptionnel, tant chez les laïcs que chez les clercs, en particulier chez les Mauristes de Saint-Germain-des-Prés 1 . Cette nouvelle passion pour le savoir historique a des conséquences décisives pour l’évolution de l’architecture, et plus précisément de l’architecture sacrée. Dans la seconde moitié du XVII e siècle, l’intérêt pour une tradition architecturale antique, paléochrétienne voire préchrétienne, oriente les recherches théoriques en architecture. François Blondel, premier directeur de l’Académie royale d’Architecture fondée en 1671, construit dans son Cours d’architecture un véritable système de références en citant abondamment l’Antiquité romaine et biblique. Le temple de Jérusalem, édifice mythique s’il en est, est d’ailleurs analysé longuement à l’Académie, le 21 mars 1712 : « On s’est entretenu des mesures et des proportions du temple de Jérusalem » 2 . Les architectes, autant que les amateurs éclairés, cherchent à retrouver une pureté originelle, tant sur la question des plans que pour les élévations 3 . Une seconde tradition s’exprime toujours dans les 139 1 Voir Gasnault (Pierre), L’érudition mauriste à Saint-Germain-des-près, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1999, 334 p. 2 Procès-verbaux de l’académie royale d’architecture, H. Lemmonier éd., vol. 4, 1915, p. 6. 3 On sait que l’un des grands thèmes de discussion et de polémique est la supériorité (conséquence de son antériorité) du système à colonnes isolées portant un linteau droit sur le système moderne du pilier composé ou du trumeau portant une arcade. La colonnade du Louvre est le premier exemple de l’emploi de ce système. 4 Outre les deux niveaux et les collatéraux, les deux chapelles annexes dédiées au rez-de-chaussée, à saint Louis et à l’étage, à la Vierge, constituent des éléments en saillie, dans la tradition des chapelles rayonnantes médiévales. Le langage architectural reprend les principes de l’architecture religieuse médiévale : arcs en plein cintre, arcades à piliers carrés et hautes fenêtres qui « créent une équivalence de la sensation de saturation de lumière suggérée par les vitraux des intérieurs gothiques » (Guy Walton, Louis’s XIV Versailles, Londres, Viking, 1986, p. 203). Enfin, la tour lanterne et la toiture élevée accentuent la verticalité et les proportions de l’ensemble évoquant là aussi, la recherche de hauteur des grandes cathédrales gothiques. 5 Un riche mémoire de l’École du Louvre s’est également penché sur la question, en démontrant que les embellissements de la première moi- tié du XVII e siècle influent davantage que les travaux de Notre-Dame de Paris sur les embellissements du XVIII e siècle : Dufoulon (Fabien), Les « embellissements des églises paroissiales, l’aménagement des chœurs à Paris aux XVII e et XVIII e siècles, Mémoire de DRA, École du Louvre, 2005. Ordonner l’ancien et le moderne : les « embellissements » des églises paroissiales gothiques parisiennes aux XVII e et XVIII e siècles Sébastien BONTEMPS ouvrages théoriques : la tradition médiévale avec un renouveau d’intérêt pour l’histoire et l’art du Moyen Âge français. L’architecture de la chapelle royale de Versailles (1698-1710) présente par exemple des élé- ments caractéristiques du style gothique et plus géné- ralement de l’architecture médiévale 4 . Cet engoue- ment a fait l’objet de traités, dont un majeur d’André Félibien en 1699, Dissertation touchant l’architecture gothique et l’architecture antique. Au cœur des préoccu- pations des architectes, des ecclésiastiques mais aussi des fidèles, le problème du rapport entre l’architecture médiévale et l’aménagement moderne des églises se manifeste ouvertement dès qu’il s’agit d’adapter une église gothique aux besoins liturgiques post-tridentins, et donc, pour reprendre les termes des contemporains, d’« embellir » les églises. Ce phénomène des « embellissements » concerna ainsi, au cours des XVII e et XVIII e siècles, de nom- breuses églises paroissiales parisiennes 5 . La transfor- mation des sanctuaires constituait l’un des aspects de la redéfinition de l’espace sacré, au même titre que le désenclavement du chœur et le désencombrement de la nef. Elle ne fut cependant qu’assez rarement l’occa- sion de bouleverser l’organisation liturgique ancienne.

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fig.1 Chœur de l’église Saint-Merry, Paris.

L’une des caractéristiques de la culture des

XVIIe et XVIIIe siècles est l’historicisation des

connaissances. L’érudition connaît en effet un

développement exceptionnel, tant chez les laïcs que

chez les clercs, en particulier chez les Mauristes de

Saint-Germain-des-Prés1. Cette nouvelle passion pour

le savoir historique a des conséquences décisives pour

l’évolution de l’architecture, et plus précisément de

l’architecture sacrée. Dans la seconde moitié du XVIIe

siècle, l’intérêt pour une tradition architecturale

antique, paléochrétienne voire préchrétienne, oriente

les recherches théoriques en architecture. François

Blondel, premier directeur de l’Académie royale

d’Architecture fondée en 1671, construit dans son

Cours d’architecture un véritable système de références

en citant abondamment l’Antiquité romaine et

biblique. Le temple de Jérusalem, édifice mythique

s’il en est, est d’ailleurs analysé longuement à

l’Académie, le 21 mars 1712 : « On s’est entretenu

des mesures et des proportions du temple de

Jérusalem »2. Les architectes, autant que les amateurs

éclairés, cherchent à retrouver une pureté originelle,

tant sur la question des plans que pour les élévations3.

Une seconde tradition s’exprime toujours dans les

139

1 Voir Gasnault (Pierre), L’érudition mauriste à Saint-Germain-des-près, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1999, 334 p. 2 Procès-verbaux de l’académie royale d’architecture, H. Lemmonier éd., vol. 4, 1915, p. 6.3 On sait que l’un des grands thèmes de discussion et de polémique est la supériorité (conséquence de son antériorité) du système à colonnesisolées portant un linteau droit sur le système moderne du pilier composé ou du trumeau portant une arcade. La colonnade du Louvre est lepremier exemple de l’emploi de ce système.4 Outre les deux niveaux et les collatéraux, les deux chapelles annexes dédiées au rez-de-chaussée, à saint Louis et à l’étage, à la Vierge,constituent des éléments en saillie, dans la tradition des chapelles rayonnantes médiévales. Le langage architectural reprend les principesde l’architecture religieuse médiévale : arcs en plein cintre, arcades à piliers carrés et hautes fenêtres qui « créent une équivalence de lasensation de saturation de lumière suggérée par les vitraux des intérieurs gothiques » (Guy Walton, Louis’s XIV Versailles, Londres, Viking,1986, p. 203). Enfin, la tour lanterne et la toiture élevée accentuent la verticalité et les proportions de l’ensemble évoquant là aussi, larecherche de hauteur des grandes cathédrales gothiques.5 Un riche mémoire de l’École du Louvre s’est également penché sur la question, en démontrant que les embellissements de la première moi-tié du XVIIe siècle influent davantage que les travaux de Notre-Dame de Paris sur les embellissements du XVIIIe siècle : Dufoulon (Fabien), Les« embellissements des églises paroissiales, l’aménagement des chœurs à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Mémoire de DRA, École du Louvre, 2005.

Ordonner l’ancien et le moderne :les « embellissements » des églises paroissiales gothiquesparisiennes aux XVIIe et XVIIIe siècles

Sébastien BONTEMPS

ouvrages théoriques : la tradition médiévale avec un

renouveau d’intérêt pour l’histoire et l’art du Moyen

Âge français. L’architecture de la chapelle royale de

Versailles (1698-1710) présente par exemple des élé-

ments caractéristiques du style gothique et plus géné-

ralement de l’architecture médiévale4. Cet engoue-

ment a fait l’objet de traités, dont un majeur d’André

Félibien en 1699, Dissertation touchant l’architecture

gothique et l’architecture antique. Au cœur des préoccu-

pations des architectes, des ecclésiastiques mais aussi

des fidèles, le problème du rapport entre l’architecture

médiévale et l’aménagement moderne des églises se

manifeste ouvertement dès qu’il s’agit d’adapter une

église gothique aux besoins liturgiques post-tridentins,

et donc, pour reprendre les termes des contemporains,

d’« embellir » les églises.

Ce phénomène des « embellissements » concerna

ainsi, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, de nom-

breuses églises paroissiales parisiennes5. La transfor-

mation des sanctuaires constituait l’un des aspects de

la redéfinition de l’espace sacré, au même titre que le

désenclavement du chœur et le désencombrement de

la nef. Elle ne fut cependant qu’assez rarement l’occa-

sion de bouleverser l’organisation liturgique ancienne.

Germain-l’Auxerrois, au milieu du XVIIIe siècle, Charles-Nicolas Cochin écrivait :

« C’est un problème difficile à résoudre, si ayant une

église gothique à décorer, on doit volontairement et

sciemment chercher une décoration dans le goût mani-

festement mauvais de ces architectes goths, ou s’il est

plus convenable de négliger les rapports du tout

ensemble et de faire belle architecture dans la partie qui

nous est confiée7 ».

Cochin exprimait alors toute l’ambiguïté desembellissements des anciennes églises, qui étaient nonseulement des compositions artistiques destinées àmettre en valeur un espace particulier, généralementle chœur, mais aussi des actions destructrices menéesbien souvent au détriment de l’unité stylistique –néanmoins relative – des édifices médiévaux.

< Les enjeux

Les premiers embellissements datent du milieu duXVIIe siècle. Les projets et réalisations se succédèrentd’abord assez lentement dans les églises paroissiales dela capitale : Saint-Laurent (1654), Saint-Séverin (1677-1684) et Saint-Paul (1672-1696), puis Saint-Jean-en-Grève (1700) furent les premières églises concernées.Les chantiers se sont ensuite multipliés pendant lapremière moitié du XVIIIe siècle. Dans un premiertemps, les architectes limitèrent leurs projets auxarcades situées à proximité immédiate du maître-autelet les interventions se faisaient donc à l’échelle dusanctuaire. Dans un second temps, ils prirent en consi-dération l’ensemble de l’espace situé derrière la grandegrille et les interventions se faisaient à l’échelle del’ensemble du chœur architectural. Les églises post-tridentines devaient répondre à de nouvelles exigencesen termes de mobilier et d’espace, dont la convenanceétait d’ailleurs souvent vérifiée dans le cadre de visites

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6 Parmi l’abondante littérature de guides du XVIIIe siècle, citons Brice (Germain), Description de ce qu’il y a de plus remarquable dans la villede Paris, 2 vol., Paris, 1725 [première édition en 1684], Piganiol de la Force, Description historique de la ville de Paris, 8 vol., Paris, 1742,et Dezallier d’Argenville (Antoine-Nicolas), Voyage pittoresque de Paris, Paris, 1755.7 Henry (Charles) (éd.), Mémoires inédits de Charles-Nicolas Cochin sur le comte de Caylus, Bouchardon, les Slodtz, Paris, Charavay Frères,1880, p. 32.

Ordonner l’ancien et le moderne

Le terme « embellissement » définit l’acte par lequelles artistes interviennent sur un édifice qui passe d’unétat ancien à un état nouveau, conforme à la demandedes commanditaires. La majorité des guides parisiensdu XVIIIe siècle emploie le mot « embellissement » etle verbe « embellir » pour désigner les interventionsdans les anciennes églises paroissiales parisiennes6, lecas extrême étant celui de Piganiol de la Force qui uti-lise ce moyen sémantique par six fois. L’omniprésencede ces termes donne une idée de l’ampleur du phéno-mène à Paris. L’espace concerné est, la plupart dutemps, le chœur architectural qui est divisé en deuxentités selon leur fonction : le sanctuaire où est exposéle Saint Sacrement, et le chœur liturgique. L’ensembleforme le point focal de la liturgie, il est donc naturelqu’il s’agisse du point de convergence de tous lesefforts de décoration. Mais ces embellissements quipourraient apparaître comme issus d’une simple déci-sion relevant du souci des marguilliers de la fabriqueparoissiale d’assurer le confort de leurs paroissiens et laconvenance de la liturgie, constituent en réalité àl’époque un véritable sujet de débat. Ainsi, à proposde la transformation du chœur de l’église Saint-

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fig.2 Chœur de Saint-Leu-Saint-Gilles.

ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ : L’ARCHITECTURE ET SON DÉCOR

fig.3 Simon Vouet, retable de Saint-Nicolas-

des-Champs, 1629.

fig.4 Chœur de l’église Saint-Laurent.

siales toujours animées par le désir d’égaler ou de sur-

passer leurs voisines. Le mouvement se poursuit au

cours des décennies suivantes à Saint-Gervais (1736),

Saint-Jacques-de-la-Boucherie (1759) et à Saint-

Séverin (1762). Le fait que les auteurs des guides indi-

quent précisément une date pour chacune des cam-

pagnes témoigne de l’intensité du mouvement.

Confrontation du gothique et du moderne :

« le gothique des temps modernes »11

Dans la première moitié du XVIIe siècle, la

construction de cinq églises paroissiales parisiennes

s’acheva dans le style gothique pour notamment res-

pecter l’unité stylistique. Il s’agit de Saint-Leu-Saint-

Gilles (1612), Saint-Nicolas-des-Champs (1613),

Saint-Médard (1620), Saint-Gervais (1657) et Saint-

Laurent (1661). L’exemple le plus significatif est celui

de Saint-Leu-Saint-Gilles (fig.2). Le nouveau chœur a

en réalité été construit en 1727. L’objectif était de

construire quatre fausses voûtes d’ogives en bois et

plâtre, tout en remployant les chapiteaux anciens. On

obtenait quatre nouvelles travées qui devaient ainsi

former un volume unifié en style gothique. Cet

exemple montre bien la permanence de l’architecture

gothique et l’importance de la sacro-sainte unité sty-

listique. Saint-Leu-Saint-Gilles constitue un contre-

point aux interventions contemporaines réalisées dans

les chœurs des autres églises paroissiales, qui visaient

en revanche à habiller « à la moderne » les piliers et

les arcs gothiques, rompant cette fois-ci délibérément

l’unité visuelle de l’édifice. La majorité des architectes

sont hostiles au gothique. On a vu que le terme

« embellissement » indique bien un jugement de

valeur de la part des constructeurs. Un ouvrage comme

celui de Leblanc sur l’Architecture des églises anciennes et

nouvelles (1733), condamne sans appel les proportions

et les décors des églises médiévales, dénonçant le mau-

vais goût d’hommes qu’ils considéraient comme igno-

rants. Aux yeux des fidèles, du clergé, des marguilliers

et plus encore des architectes, il pouvait ainsi appa-

raître naturel de revêtir les vieux squelettes gothiques

de panneaux de bois ou de marbres, à défaut de pou-

voir les abattre totalement.

L’Académie elle-même fut amenée à se prononcer

sur le sujet. En effet, les académiciens ne purent assu-

rément rester sourds aux besoins de leurs temps. Les

sujets de concours pour le Prix de Rome et les procès-

verbaux constituent les deux sources pour interroger

la position de l’Académie. L’église paroissiale apparaît

dans les sujets de concours à quinze reprises12, de

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8 Le Répertoire des visites pastorales de la France. Première série : anciens diocèses (jusqu’en 1790), vol.3, Paris, éd du CNRS, 1983, p. 370-380 ne signale aucune visite pastorale dans une paroisse parisienne intra-muros au XVIIIe siècle. Pour le XVIIe siècle, on peut relever une visitede l’archevêque de Noailles à Saint-Jacques-de-la-Boucherie le 19 novembre 1698. Toutefois ces visites demeuraient rares à Paris. 9 Sauval (Henri), Histoire et recherches des antiquités de la Ville de Paris, Paris, Chez Charles Moette et Jacques Chardon, 1724, vol.1, p. 291.10 Mercier (Louis-Sébastien), Tableau de Paris, 1789, vol.12, p. 92.11 Le titre reprend ici le titre de l’ouvrage d’Hélène Rousteau-Chambon, Le gothique des temps modernes, Paris, Picard, 2003, 327 p. 12 Les épreuves du Grand prix d’architecture avaient lieu au Louvre depuis sa création en 1701. Les plans et aménagement d’église sontproposés comme épreuve en 1721 (Procès-verbaux de l’académie royale d’architecture, Henri Lemmonier éd., vol. 4, 1915, p. 226), 1724 (Id.,vol. 4, 1915, p. 287), 1725 (Id., vol.4, 1915, p. 304), 1726 (Id., vol.4, 1915, p. 327), 1729 (Id., vol.5, 1918, p. 43), 1732 (Id., vol.5, 1918,p. 94), 1734 (Id., vol.5, 1918, p. 141), 1741 (Id., vol.5, 1918, p. 292), 1743 (Id., vol.5, 1918, p. 343), 1753 (Id., vol.6, p. 199), 1755(Id., vol.6, 1920, p. 260), 1760 (Id., vol.7, 1922, p. 43-44), 1765 (Id., vol.7, 1922, p. 215), 1766 (Id., vol.7, 1922, p. 248-249) et 1781(Id., vol.9, 1926, p. 45-47).

Ordonner l’ancien et le moderne

pastorales8. Mais les fidèles eux-mêmes se montraient

exigeants et exprimaient deux doléances principales :

la recherche de lumière, directe ou indirecte, et la dis-

position de l’espace liturgique.

La recherche de lumière

Deux possibilités s’offraient aux marguilliers pour

rendre leur église moins obscure. Ils pouvaient inter-

venir, d’une part sur les verrières, sources directes de

lumière, d’autre part sur les parois, sources indirectes

de luminosité. Cette recherche peut s’expliquer par la

volonté réelle de redéfinir la place des fidèles lors des

célébrations. La recherche de lumière permettait aux

fidèles de participer au culte par la lecture des textes

sacrés, ainsi que par la contemplation du miracle de la

transsubstantiation. Le mouvement janséniste, très

actif à Paris, insistait sur l’accessibilité de chacun à

l’écriture. Le souci de répondre aux attaques des

Réformés, qui rejetaient le dogme de la transsubstan-

tiation, joua vraisemblablement un rôle clef sur ce

dernier point. La position janséniste est d’ailleurs celle

qui fut le plus souvent adoptée. Elle est celle d’un

homme, comme Sauval, qui rend bien compte du méprisgénéral envers les vitraux de l’époque médiévale :

« Quant aux fenêtres, elles étaient petites et garnies de

verres fort épais, si bien qu’on y voyait goutte 9».

Il fallait redéfinir l’unité visuelle de l’édifice. Faceaux partisans de la lumière se dressaient les adeptes del’obscurité, parmi lesquels figurent au XVIIe siècleJean-Baptiste Thiers, défenseur traditionnel des ritesanciens dans les églises, surtout lorsqu’il préconise den’exposer le saint sacrement qu’avec parcimonie dansson Traité de l’exposition du saint sacrement de l’autel

(1673), mais aussi d’une manière peut-être plus inat-tendue au XVIIIe siècle, Louis-Sébastien Mercier, lors-qu’il critique « les blanchisseurs d’église10 » italiens.

La chronologie et l’importance des blanchimentsdu parement intérieur des églises paroissiales peuventêtre connues par les anciens guides parisiens. Les pre-mières campagnes évoquées dans les guides datent dela décennie 1720. Elles concernent les églises Saint-Jean-en-Grève (1724), Saint-Germain-l’Auxerrois(1728), Saint-Nicolas-des-Champs (1728) et Saint-Barthélémy (1729). La succession rapide des opéra-tions montre bien la réactivité des fabriques parois-

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ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ : L’ARCHITECTURE ET SON DÉCOR

fig.5 Gilles-Marie-Oppenord, Projet de Maître-autel de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, BnF, Est., Va 419j ; R. de C. 1882., 1710 ca.

fig.6 Gilles-Marie Oppenord, Projet de maître-autel de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, 1710 ca., Le Grand Oppenord, planche 82, 1749.

fig.7 François Blondel, maître-autel de Saint-Jean-en-Grève, sanguine, Stockholm, National Museum, Institut Tessin.

franchir de l’architecture, pour se rapprocher desfidèles. La disposition ancienne dans laquelle le sanc-tuaire se situait derrière le chœur liturgique, pouvaitêtre renversée. L’occasion ne semble pourtant guèreavoir été saisie.

Les textes théoriques expliquent cette réticence.Certaines positions sont seulement dictées par le res-pect des textes anciens ; on peut donc les considérercomme dogmatiques. D’autres sont en revanche justi-fiées par des considérations pratiques.

L’ouvrage de Thiers est très intéressant, puisqu’ildénonce avec virulence les transformations effectuéesdans les églises paroissiales. D’après l’auteur, lesdérives sont anciennes, datant des premiers tempschrétiens. Ainsi, il condamne l’autel adossé, car ilempêche le prêtre de se déplacer comme il le devrait,et le retable, car il introduit des éléments profanes àl’intérieur du sanctuaire. Afin d’illustrer son propos, ilcite des exemples de l’Ancien Testament. Selon lui, lemodèle auquel il est indispensable de revenir est celui

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13 Procès-verbaux de l’académie royale d’architecture, H. Lemmonier éd., vol.4, 1915, p. 10. Étaient présents : De la Hyre, Boffrand, Bullet,Desgodets, De la Hyre fils, Félibien.14 Procès-verbaux de l’académie royale d’architecture, H. Lemmonier éd., vol.5, 1918, p. 346. Etaient présents : Aubry, Boffrand, Cartaud,Cheveoote, De Cotte, Deluzy, Garnier d’Isle, Godot, Jossenay, Lebon, J.-B. Leroux, De Lespée, Tavenot, De Vigny, Camus. 15 Jacques-François Blondel donne la meilleure définition du principe de convenance, que l’on peut assimiler à la bienséance : « lorsquel’esprit de convenance préside, l’ordonnateur a prévu dans toute son ordonnance le style et le caractère dont il devait faire choix pour expri-mer par exemple la décence dans l’embellissement de nos temples », Blondel (Jacques-François), Cours d’architecture, 1771, vol.1, p. 389-390. Voir article à paraître : Bontemps (Sébastien), « “L’esprit de convenance” : harmonie et discordance du décor sculpté dans les églisesparisiennes à la fin du XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe siècle », dans Sculptures [actes des journées d’étude du Framespa,Université de Toulouse-II Le Mirail, et du CESR, Université François Rabelais de Tours, 2008-2011], Marion Boudon-Machuel éd., 2012.16 Laugier (Marc-Antoine), Essai sur l’architecture, Paris, 1753, p. 136.

Ordonner l’ancien et le moderne

1701 à 1792 ce qui indique qu’il s’agis-sait d’un type défini, répondant à descritères précis. En 1741, le chœur lui-même fut donné comme sujet de grandprix aux candidats, chargés de réfléchirtant à son architecture qu’à sa décora-tion. Les procès-verbaux permettentégalement de se faire une idée du senti-ment des académiciens. L’Académie roya-le d’architecture exprima officiellementson rejet de l’architecture gothique aucours d’une séance du 18 juillet 1712,soit quelques mois après avoir débattusur l’architecture des temps bibliques :

« l’architecture antique est tellement au-

dessus de la gothique qu’il n’y a nulle comparaison à

faire de l’une ou de l’autre »13.

L’Académie étouffa donc la possibilité même d’undébat sur le sujet. Cependant, face à l’ampleur du phé-nomène des embellissements des paroisses parisiennesdans la première moitié du XVIIIe siècle, l’Académies’interrogea le 25 juin 1743 sur :

« la manière la plus convenable de faire une chapelle

dans une église d’architecture gothique (…) l’avis du

plus grand nombre a été que si la chapelle est liée à l’ar-

chitecture gothique, il convient de faire la chapelle

d’une architecture gothique »14.

Certes, le principe de convenance15, exigeant uneparfaite harmonisation de toutes les parties, dicte cechoix, mais il s’agit aussi d’une critique contre lesembellissements modernes des édifices. Cette idée estreprise par Marc-Antoine Laugier dans son Essai en1753 qui met en garde contre les dérives des embel-lissements :

« On est accoutumé à un genre de décoration, l’habitude

en veut faire usage partout, il en résulte des mélanges

d’architecture incompatibles. Ainsi à Notre-Dame, à

Saint-Jean-en-grève, à Saint-Sauveur, aux Grands-

Augustins et dans beaucoup d’autres églises gothiques,

on voit des décorations d’autels où l’architecture

grecque contraste mal à propos avec l’ordonnance du

bâtiment »16.

Mais tous ne partagent pas cette opinion et sou-

vent la condamnation de l’ornement gothique est sans

appel.

< Les aménagements de la première moitié du XVIIIe siècle

Le maintien du sanctuaire dans l’abside

Il est possible de distinguer trois types d’autels :

l’autel à courtines, entouré de rideaux tendus entre

quatre petits supports, l’autel adossé, surmonté d’un

retable, et l’autel isolé, emprunté aux églises romaines.

Le passage du deuxième au troisième type apportait

une certaine liberté. L’autel pouvait désormais s’af-

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ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ : L’ARCHITECTURE ET SON DÉCOR

fig.9

Arcades du chœur de l’église Saint-Merry.

fig.8 Dessin du maître-autel de l’église Saint-Paul, Archives nationales N II Seine 109 bis n°7.

des-champs évoque, comme à Saint-Louis-des-Jésuites,

la façade d’une église, avec son fronton et ses colonnes.

Cependant il n’est pas contre l’abside de l’église

comme à Saint-Louis, mais il est isolé au centre d’un

espace ouvert. L’aspect colossal s’expliquerait par le

souci des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’œuvre,

d’ôter au regard des fidèles le pilier situé dans l’axe de

l’église, séparant le premier du second déambulatoire.

Le problème se posait exactement de la même manière

à Saint-Séverin à la fin des années 1670 et à Notre-

Dame à la fin des années 1690. Dans ces deux cas, l’ar-

cade centrale de l’abside fut obstruée. Le choix du

retable monumental était donc avant tout un choix de

raison, les architectes se trouvant dans l’impossibilité

totale d’ouvrir une grande perspective, comparable à

celle de l’église Saint-Roch, où le volume de l’abside

se prolongeait visuellement grâce l’enfilade la chapelle

de la Vierge, de la chapelle de la Communion et de la

chapelle du Calvaire.

Le lambrissage des arcades

Le développement monumental avait donné nais-

sance, dans les cas précédents, à des façades planes,

plus ou moins imposantes, au fond du sanctuaire.

L’évolution se poursuivit avec des créations plus origi-

nales. Le retable était en effet appelé à fusionner avec

l’architecture de l’église.

À Saint-Laurent (fig.4) la décision de mettre au

goût du jour le sanctuaire fut prise très tôt, dès 1654.

L’entreprise fut confiée à un habitant de la paroisse,

qui n’était autre que l’architecte et ornemaniste

Antoine Le Pautre (1621-1679). Celui-ci ne pouvait

donner au retable l’aspect d’une paroi, comme à Saint-

Nicolas-des-Champs, cela aurait signifié l’installation

du maître-autel dans la troisième travée du chœur, et

par conséquent le regroupement des stalles dans la

première travée, ce qui n’était techniquement guère

envisageable. Il décida donc d’adapter le retable

monumental à la forme de l’abside, en lui donnant un

plan curviligne. Le résultat partiellement conservé

permet de comprendre sa démarche. Les arcades de la

troisième travée et de l’abside furent fermées. Sur la

paroi, fut appliquée une ordonnance de pilastres

simples et de pilastres corinthiens, supportant une

corniche architravée régnant d’un bout à l’autre du

sanctuaire, procédé qui permettait d’unifier visuelle-

ment l’ensemble. Pour assurer la transition entre le

décor moderne et l’architecture ancienne, les écoin-

çons des arcs brisés furent ornés de palmes. Au centre

du sanctuaire était installé un petit baldaquin, plaqué

contre le mur, sous lequel était disposé le maître-autel.

À Saint-Jacques-de-la-Boucherie, le projet d’Oppenord

est connu grâce à des documents graphiques. Il s’agit

de dessins issus de l’atelier de l’artiste, longtemps

considérés comme des projets d’aménagement de la

chapelle Saint-Jean-Baptiste de la cathédrale d’Amiens18,

et dont les gravures sont publiées dans Le grand

Oppenord. Comme à Saint-Laurent, les arcades du sanc-

tuaire devaient subir un traitement décoratif. Dans un

premier projet, les deux arcades de part et d’autre du

maître-autel sont totalement obstruées, les trois autres

étant simplement redessinées, grâce à la pose d’un cof-

frage de pierre ou de bois autour des piliers (fig.5). La

seconde variante, dans laquelle se trouve un tableau

représentant la Décollation de saint Jacques, produit un

effet beaucoup moins monumental (fig.6). Le projet

finalement réalisé par Sébastien Slodtz de 1708 à

1712, ne frappa guère les auteurs des guides anciens.

Les arcades étaient revêtues de panneaux de bois ver-

nis, ornés de motifs végétaux. L’arcade centrale était

occupée par une suspense et par un tableau. Enfin ce

« retable » était encadré par deux statues, et surmonté

d’un globe avec une croix et un serpent, empruntés au

décor du baldaquin de Saint-Germain-des-Près, où

l’artiste travailla en 1705.

< Les interventions à l’échelle du chœur

Les aménagements des artistes pouvaient dans cer-

tains cas se répandre au-delà des limites du sanctuaire.

Les interventions se faisaient dès lors à l’échelle du

chœur.

Les baldaquins monumentaux

La fortune du baldaquin à Paris résulte d’une part

de la force de séduction des exemples italiens au pre-

mier rang desquels se trouvait celui de Saint-Pierre de

Rome, d’autre part à la permanence des traditions

147

17 C’est le cas notamment de Marc-Antoine Laugier dans son Essai sur l’architecture, Paris, 1753, p. 221.18 Gilles-Marie Oppenord travailla pour la chapelle Saint-Jean-Baptiste d’Amiens en 1710.

Ordonner l’ancien et le moderne

de l’autel à courtines, encore en place dans nombre de

cathédrales et de collégiales. Ces dernières sont donc à

considérer comme des conservatoires des traditions

anciennes, qu’il convient de transposer dans les églises

paroissiales. En théorie, il ne s’oppose pas non plus à

l’autel à la romaine en plaçant l’autel au bas du chœur

architectural devant le chœur liturgique.

Les architectes paraissent assez réservés pour profi-

ter du site de la croisée et y installer le maître-autel.

Ils ne jugèrent pas opportune la mise en place du

« quadrangle choral » adopté par les Réformés à par-

tir de la fin du XVIe siècle, système dans lequel la table

de communion est placée au centre d’un rectangle

délimité par les sièges des fidèles et des anciens. Bien

plus, ils rejetèrent l’installation du maître-autel à l’en-

trée du chœur, qui était déjà nettement moins auda-

cieuse. L’effet rendu à Saint-Sulpice n’était en effet

jugé que très peu satisfaisant17. Les architectes restè-

rent donc sur des positions anciennes, en choisissant

de placer le sanctuaire derrière le chœur, à l’extrémité

de l’église.

La permanence des dispositions anciennes

Les maîtres d’ouvrages semblent donc toujours

privilégier la prudence en matière d’aménagement

liturgique. Les embellissements des édifices anciens ne

furent que très rarement l’occasion de changements en

ce domaine. Les églises paroissiales parisiennes conser-

vèrent en général leur organisation ancienne, avec la

succession des trois espaces distincts : la nef des

fidèles, le chœur des prêtres, puis le sanctuaire. L’idée

générale est donc celle d’une graduation, plutôt que

celle d’une centralisation. Les sources permettent en

effet de penser qu’aucune église ne fut touchée par la

romanisation des autels. Le cas de Saint-Germain-

l’Auxerrois est même donné en exemple par Blondel.

Il indique que le maître-autel de cette église se situe

« après le chœur et vers le rond-point » ; il distingue

cette formule des deux autres employées dans les

églises modernes : autel devant le chœur à Saint-

Sulpice, ou autel au milieu du chœur à la Sorbonne.

Dès lors, toute tentative d’isolement ou de rapproche-

ment du maître-autel devint un acte original.

< Les embellissements à l’échelle du sanctuaire

Les premières opérations montrent bien la volonté

des artistes de ne pas s’éloigner du type du retable,

tout en lui donnant une ampleur telle qu’il puisse

recouvrir l’architecture.

La permanence des retables

La reprise du type du retable médiéval était cou-

rante dans l’ensemble des églises françaises depuis le

XVIe siècle. Il pouvait être disposé plus ou moins pro-

fondément dans l’abside. Le développer en hauteur et

en largeur, et l’avancer vers le chœur liturgique don-

nait un aspect monumental au sanctuaire. De surcroît,

le recours au retable permettait de contourner les

« inconvénients » liés à la présence du rond-point. Il

dissimulait en particulier le « désordre » qui résultait

de la disposition des supports du déambulatoire, sou-

vent jugée maladroite.

Le retable de Saint-Nicolas-des-Champs (1629)

(fig.3) joua vraisemblablement le rôle de modèle. Son

architecture marqua en effet autant les contemporains

que les deux peintures de Vouet et les quatre sculp-

tures de Jacques Sarrazin. Le retable de Saint-Nicolas-

146

ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ : L’ARCHITECTURE ET SON DÉCOR

fig.10-11 Projet d’embellissement du chœur de Saint-Merry, Archives Nationales N III Seine 728.

149

19 Élévation du maître-autel de Notre-Dame de Paris, plume et encre noire, lavis d’encre noire, aquarelle, BnF, Est. Va 254a ; R. de C. 1858.Voir aussi Fossier (François), Dessins du fonds Robert de Cotte, Paris, 1997, p. 207. 20 Piganiol de la Force, Description de la ville de Paris, vol.4, 1765, p. 112.21 Fabien Dufoulon qualifie de « décors extensifs » les travaux menés à Saint-Barthélémy et à Saint-Merry au milieu du XVIIIe siècle, maisnous proposons de situer l’essor de ce type de décor dès le milieu du siècle précédent. Dufoulon (F.), Les embellissements des églises parois-siales, l’aménagement des chœurs à Paris au XVIIe et XVIIIe siècles, Mémoire de DRA sous la direction d’Agnès Bos, École du Louvre, 2005.22 Archives Nationales, N III Seine 109 bis n°6.23 Laugier (M.-A.), Essai sur l’architecture, 1753, Paris, p. 206. 24 Sur Sainte-Geneviève voir l’ancienne monographie encore d’actualité de Michael Petzet, Soufflots Sainte-Geneviève und der franzözischeKirchenbau des 18. Jahrhunderts, Berlin, 1961.25 Le décor sculpté est aussi antiquisant : cinq reliefs décorent à l’antique le péristyle de l’église. Voir Scherf (Guilhem), « Pierre Julien etle décor sculpté de l’église Sainte-Geneviève à Paris », dans La Revue du Louvre et des musées de France, n°38, 1988, p. 127-137. 26 Pérouse de Montclos (Jean-Marie), Histoire de l’architecture française. De la Renaissance à la Révolution, Paris, Mengès, p. 399.

Ordonner l’ancien et le moderne

anciennes, notamment celle de la suspense eucharis-

tique. Les premiers furent ceux du Val-de-Grâce

(1663), des Invalides (1699) et de Saint-Germain-des-

Près (1705). Par ailleurs un projet de Pierre Lepautre

pour le chœur de Notre-Dame en 1699 comportait

également un baldaquin19.

L’aspect général du baldaquin de Saint-Jean-en-

Grève est connu grâce à un dessin de François Blondel

conservé à Stockholm (fig.7). Le baldaquin était une

structure très ouverte, composée de colonnes corin-

thiennes supportant un entablement curviligne, sur

lequel était disposé un riche couronnement organisé

autour de volutes. Son élément le plus curieux était

assurément la « gloire percée à jour dans le milieu,

afin de la rendre plus brillante, avec une glace sur

laquelle était peint en or un Saint Esprit, et des rayons

par dégradations 20», devant laquelle était accrochée la

suspense. Les descriptions des auteurs montrent qu’ils

furent très sensibles à cette profusion. Mais elles

posent un problème en mentionnant huit colonnes ;

on doit en conclure que la gravure correspond au des-

sin du projet initial perdu, à partir duquel ont été

rédigés les marchés, prévoyant quatre colonnes. La

décision de doubler le nombre de ces dernières fut cer-

tainement prise au cours du chantier. Elle se justifiait

peut-être par la volonté d’utiliser des colonnes jumelées.

Les décors extensifs21

Autre solution adopté, le décor extensif se mani-

feste par des murs et des travées « habillés » de

meubles, de tapisseries (comme à Saint-Gervais) et de

lambris. À Saint-Paul (fig.8), la collaboration entre

Mansart et Corneille Van Clève avait donné naissance

à une simple superposition, si l’on peut dire, d’un

maître-autel moderne sur l’architecture gothique. Or,

au milieu du XVIIIe siècle, la fabrique paroissiale envi-

sageait de recouvrir et de transformer les piliers, de

doter l’autel d’une gloire mais de laisser visible l’ar-

chitecture gothique22.

Les embellissements de Saint-Merry (fig.1 et 9) peu-

vent être considérés comme l’aboutissement d’un

mouvement né un siècle plus tôt. La dépense totale

s’éleva à plus de 200 000 livres. Le coût total des

embellissements mettait donc paradoxalement en

péril l’entretien et la réparation de l’église à long

terme. La conservation partielle de ces aménagements

permet de se rendre compte de leur ampleur. Certains

éléments sont toutefois perdus : la suspense, l’autel en

forme tombeau, la châsse de saint Merry, et les quatre

anges adorateurs. Les piliers du sanctuaire et du chœur

sont habillés de marbre dans leur partie inférieure et

de stuc dans leur partie supérieure, tandis que les deux

espaces sont recouverts d’un remarquable dallage de

marbre. La référence directe semble bien avoir été le

nouveau chœur de Notre-Dame. Deux dessins mon-

trent l’évolution du projet (fig.10-11). Les artistes vou-

laient placer les archivoltes des arcades du chœur au

même niveau que celles du sanctuaire. Mais, probable-

ment pour des raisons de structure, ils ont abaissé

celles du chœur et créé une dénivellation. Il était donc

difficile de s’affranchir de l’architecture originale de

l’église, et il a fallu s’adapter.

< Les changements de conception dans la seconde moitié du XVIIIe siècle

Les aménagements du XVIIe siècle à Saint-Nicolas-

des-Champs et à Saint-Laurent furent considérés comme

des modèles à suivre et à adopter. L’augmentation

constante de l’ampleur des embellissements (cinq

arcades à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, sept arcades

à Saint-Jean-en-Grève et treize arcades à Saint-Merry)

montre bien le rêve des marguilliers de faire totale-

ment disparaître l’architecture gothique derrière un

décor de théâtre. C’est justement cet aspect théâtral

qui fut jugé indécent dans la seconde moitié du XVIIIe

siècle.

Le tournant majeur est le retour à la verticalité du

gothique, à une forme d’embellissement archaïque.

Ainsi, si l’on revient à Saint-Nicolas-des-Champs, de

nouvelles piles cannelées dressées en 1745 se rappro-

chent des piles fasciculées gothiques. Le cas de Saint-

Germain-l’Auxerrois est le plus célèbre. Œuvre de

Claude Baccarit et de Louis-Claude Vassé, les deux

artistes transformèrent en 1762 les piliers en colonnes

cannelées, surmontées de chapiteaux à guirlande ce

qui permettait d’ouvrir largement le chœur et le sanc-

tuaire sur la nef (fig.12). Mais la nécessité de prendre en

compte la structure gothique de l’église poussa l’ar-

chitecte à recourir à un système peu orthodoxe, avec la

disposition d’arcs brisés sur des colonnes cannelées

assez trapues.

Désormais, les architectes apprécient certes le

gothique, mais pour d’autres valeurs, et notamment

pour le gigantisme de l’architecture. Dès 1753, l’abbé

148

ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ : L’ARCHITECTURE ET SON DÉCOR

fig.12 Chœur de l’égliseSaint-Germain-l’Auxerrois.

Laugier, dans son Essai sur l’architecture, proposait des

plans d’églises où, expliquait-il, il avait :« cherché si, en bâtissant nos églises dans le bon goût

de l’architecture antique, il n’y aurait pas moyen de leur

donner une élévation et une légèreté qui égalât celle de

nos belles églises gothiques »23.

En 1757, Germain Soufflot se fit lui aussi partisan

de cette structure légère et aérienne, qui autorisait de

vastes dimensions, pour l’église abbatiale Sainte-

Geneviève de Paris24. L’architecte associa brillammentune ordonnance grecque, substituant les colonnes auxpiliers et les entablements aux arcades, et une structuregothique capable de supporter l’immense coupole25.En 1763, Contant d’Ivry s’inspira de cette église« gothico-grecque »26 pour un projet inabouti del’église de la Madeleine. Rigueur du vocabulaire déco-ratif et démesure de la structure composent à présentl’architecture et le décor sculpté religieux.

Sébastien Bontemps

Docteur en Histoire de l’art, Centre allemand d’Histoire de l’art de Paris