On tue un enfant

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On tue un enfant « La violence résout les problèmes » (Chris Kyle) Qu’est-ce qu’un enfant ? Un enfant peut être une cible vivante, un « objectif » au bout d’un fusil. Voici comment Chris Kyle, le plus grand « tueur » individuel de l’histoire de l’armée américaine (255 ennemis abattus), surnommé « le Diable » par les Irakiens, et devenu le héros du film American sniper de Clint Eastwood, raconte ses premiers faits d’armes : « La mère prend quelque chose dans ses vêtements, tire dessus d’un coup sec puis confie l’objet à son enfant qu’elle pousse en direction des Marines. Elle a dégoupillé une grenade. Je presse mon doigt sur la détente. Je touche l’enfant qui s’écroule. Je tire sur la mère tandis que la grenade explose. Ce jour-là, je ne pus m’empêcher de haïr de toutes mes forces le mal qui habitait cette femme. Un mal implacable, diabolique. Voilà ce que nous combattions en Irak. C’était la première et la dernière fois que je tuais quelqu’un d’autre qu’un homme armé en Irak. Je n’avais pas le choix. » Chris Kyle, élevé à l’Américaine (à la Texane ?), dans une famille très croyante, the Holy Bible à la main et un fusil dans l’autre, n’ignorait pas que, dans l’Ancien Testament, le Dieu de Moïse (donc le Dieu des Chrétiens et des Américains), n’hésite pas, pour tester la foi du fidèle (Abraham), à lui demander le sacrifice de sa progéniture (Isaac) ou, dans les cas extrêmes, à supprimer les petits enfants de ceux qui s’opposent à sa loi et qui persécutent son peuple. 1

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On tue un enfant

« La violence résout les problèmes »(Chris Kyle)

Qu’est-ce qu’un enfant ?Un enfant peut être une cible vivante, un « objectif » au boutd’un fusil.

Voici comment Chris Kyle, le plus grand « tueur » individuel del’histoire de l’armée américaine (255 ennemis abattus),surnommé « le Diable » par les Irakiens, et devenu le héros dufilm American sniper de Clint Eastwood, raconte ses premiers faitsd’armes : « La mère prend quelque chose dans ses vêtements, tire dessus d’uncoup sec puis confie l’objet à son enfant qu’elle pousse en direction des Marines. Ellea dégoupillé une grenade. Je presse mon doigt sur la détente. Je touche l’enfant quis’écroule. Je tire sur la mère tandis que la grenade explose. Ce jour-là, je ne pusm’empêcher de haïr de toutes mes forces le mal qui habitait cette femme. Un malimplacable, diabolique. Voilà ce que nous combattions en Irak. C’était la première etla dernière fois que je tuais quelqu’un d’autre qu’un homme armé en Irak. Je n’avaispas le choix. »Chris Kyle, élevé à l’Américaine (à la Texane ?), dans unefamille très croyante, the Holy Bible à la main et un fusil dansl’autre, n’ignorait pas que, dans l’Ancien Testament, le Dieude Moïse (donc le Dieu des Chrétiens et des Américains),n’hésite pas, pour tester la foi du fidèle (Abraham), à luidemander le sacrifice de sa progéniture (Isaac) ou, dans lescas extrêmes, à supprimer les petits enfants de ceux quis’opposent à sa loi et qui persécutent son peuple.

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Abdessemed Le Sacrifice d’Isaac

Ainsi, dans la version hollywoodienne du récit biblique, Les DixCommandements (Cecil B. De Mille, 1956), peut-on voir lepropre fils du tout-puissant pharaon Ramsès (joué par YulBrynner, doublé en français par la belle voix grave de GeorgesAminel, qui fut aussi celle de Dark Vador, donc la voix du mal)succomber à la malédiction divine, son père n’ayant pas vouluse plier aux injonctions du Dieu des Juifs, représenté par sonprophète Moïse (Charlton Heston). Même l’ancienne fiancée deMoïse, la belle Néfertari (Anne Baxter, déjà la perfide Eve deAll about Eve, Mankiewicz, 1950), malgré ses robes moulantes etson sex-appeal ravageur n’arrivera pas à faire plier l’inflexiblereprésentant de Jéhovah, qui ne sauvera donc pas son enfant.Charlton Heston, spécialiste des torses huilés et des rôleshallucinés, qui incarna l’immortel Ben-Hur (William Wyler,1959), d’abord Juif vengeur puis compatissant disciple deJésus, mais aussi Le Cid (Anthony Mann, 1961), chevalier trèschrétien mais tolérant qui combat en Andalousie, à côté de« musulmans modérés », les sombres djihadistes venus d’Afrique(les fanatiques berbères Almohades), fut, à la fin de sa vie,le très impliqué président de la National Rifle Association, défendantfarouchement le droit pour tout Etatsunien de porter une arme.

Eddie Ray Routh, jeune engagé dans les Marines et envoyé àBagdad, en pleine détresse morale, téléphone un jour à sonpère : «Qu’est-ce que tu dirais si je tuais un enfant ?».De retour après différentes missions éprouvantes en Irak et enHaïti, il sombre dans la dépression et lapsychose paranoïaque ; après plusieurs séjours en hôpitalpsychiatrique, à la demande de sa mère, affolée par soncomportement inquiétant (il menace de « faire sauter lacervelle de toute sa famille »), il est alors pris en chargepar Chris Kyle, devenu entre temps, « thérapeute » pourvétérans atteints de syndrome post-traumatique, et qu’il soigneen les emmenant à son stand de tir (!), le Rough Creek Lodge andResort.Là-bas, Eddie Ray Routh abat ce dernier ainsi que son ami, ChadLittlefield, en les criblant littéralement de balles, tiréesdans leur dos. Il vient d’être condamné à la prison àperpétuité par un tribunal du Texas, qui n’a pas retenul’argument de la démence, l’estimant donc responsable de sesactes.

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« Les poètes de sept ans » (Arthur Rimbaud)

Qu’est-ce qu’un enfant ?Un enfant peut être une bombe, un engin de mort téléguidé, undrone tueur.

Au Nigéria, à Potiskum, le 22 février, une fillette de sept anss’est fait exploser en plein marché, causant la mort de 5personnes et faisant 19 blessés. Le 10 janvier, une autrepetite fille de 10 ans cette fois, avait tué de la même façon19 personnes à Maidugin, et deux autres enfants agissaient demême, le lendemain, (au moment où quatre millions de personnesdéfilaient à Paris), faisant 6 morts.

Un autre jeune enfant, un bambin de deux ans cette fois, s’estrévélé extrêmement dangereux, mortel et pour lui-même et pourl’humanité. En effet, des chercheurs allemands de l'InstitutRobert Koch dépêchés en Afrique auraient récemment établi quela toute première victime de la nouvelle épidémie due au virusEbola, le patient index, comme disent les épidémiologistes, fut unpetit garçon Guinéen nommé Émile Ouamouno. Après enquête, ilapparaît que cet enfant, comme tous ceux du village deMeliandou, avait l’habitude de jouer dans un arbre creux quiabritait une importante colonie de « chauves-souris dogues »(mops condylurus), porteuses passives du virus. Il aurait sansdoute mangé une de ses chauves-souris, ce qui l’auraitcontaminé ; on connaît la suite : près de 8000 morts, desdizaines de milliers de malades, etc.

On aurait ici deux exemples de manipulation, la « ruse del’histoire » d’un côté, la « ruse de la nature » de l’autre,chacune se servant de l’enfant, de l’innocent, pour arriver àses fins maléfiques : destruction de l’ennemi d’un côté,destruction de l’espèce humaine de l’autre. Dans une nouvellede Maupassant, Le Lit 29, on trouve une sorte de synthèse desdeux cas de figure et une préfiguration de la guerrebactériologique, fantasme de toutes les armées modernes : dansune ville occupée par les Prussiens victorieux, une prostituéepatriote, atteinte de la syphilis, refuse de se soigner etentreprend de contaminer le plus possible de soldats allemands,

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afin de contribuer avec ses moyens propres, à l’anéantissementd’un adversaire qu’elle ne peut combattre autrement « J’ai voulu mevenger, quand j’aurais dû en crever ! Et je les ai empoisonnés aussi, tous, tous le plusque j’ai pu. »Mais ici, il s’agit d’une entreprise consciente, délibérée,tout le contraire de l’inconscience de l’enfant, de sonirresponsabilité. Qu’est-ce qu’un enfant ? c’est précisément celuiqui est considéré comme non responsable de ses actes, le sujet decet état de minorité dont Kant voulait sortir l’homme de sontemps.Ainsi, toujours dans le même registre, la vidéo d’un clipréalisé par des enfants de Sarcelles, brandissant des fusils etagitant des billets de banques tout en déclamant un rap violentet misogyne qui célèbre les armes et leur usage, a été vue plusde cent mille fois sur You tube. Cette vidéo a suscité demultiples réactions, notamment celle du parquet de Pontoise,qui a ouvert une enquête, et celle du maire de la ville,François Pupponi, qui a déclaré: « C’est irresponsable ! »

« Tuer l’enfant /Tu es l’enfant/Tuer l’enfant qu’on a dedans »(Téléphone)

Qu’est-ce qu’un enfant ?Un enfant peut être déguisé en vieux, un enfant peut se donneralors comme une figure de rhétorique, un oxymore : un vieilenfant.

Charlie, répétons-le, fut, est, aura toujours été, un enfant. Toutle monde, même si on connaissait ou pouvait connaîtreobjectivement l’âge de certains dessinateurs, a été frappé del’écart existant entre cet âge réel et l’aspect vraimentenfantin de Cabu (76 ans !), Charb (47 ans), Tignous (57 ans),etc. Cabu en particulier, qui possédait les traits de sonpersonnage, le Grand Duduche, semblait n’avoir jamais grandi etêtre resté en un perpétuel état d’enfance, malgré son grandâge, sa longue carrière et ses milliers de dessins. Leurmeurtre aura donc été doublement horrible : non seulement, on aassassiné des « artistes », des « hommes libres », etc., toutesdéfinitions auxquelles ils correspondent, mais, et c’est sansdoute cela qui a déclenché une charge émotionnelle aussiintense, ce sont aussi et surtout des « enfants » qui ont étésupprimés.

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Dans Libération, la très sérieuse Nathalie Heinich, spécialistede l’art contemporain et de ses problématiques, revient sur lecas de Charlie Hebdo, notamment sur la fameuse Une de Luz« Tout est pardonné »), qu’elle regrette et qu’elle considèrecomme « une erreur politique ». S’appuyant sur une distinction de MaxWeber, elle oppose deux postures : l’« éthique de conviction » : « celle-ci incitant à clamer haut et fort ses convictions », et « l’éthique deresponsabilité » : celle-là impliquant « la prise en considération [du]contexte et des conséquences », soit par exemple renoncer à publierune image dont on sait qu’elle aura des effets négatifs sur unepartie de la population. Toute à son alternative sérieuse, adulte : les convaincus versusles responsables, elle en oublie l’essentiel, la troisièmevoie, à savoir la non-éthique de l’irresponsabilité,l’infantilisme fondamental des dessinateurs, qui, comme lesenfants, ne pensent qu’à jouer, sans vraiment penser auxconséquences. Bien sûr, ces « grands enfants » s’amusaient, comme lesécervelés de Sarcelles, avec des jouets d’adultes : la politique, lareligion, le terrorisme, etc., d’où la contradiction, et leretour du réel, avec la violence que l’on sait. Comme le disaitWolinski, ici dédoublé, l’adulte conscient parlant en quelquesorte ici à son autre (soi-même) infantile  : « Je crois que noussommes des inconscients et des imbéciles qui avons pris un risque inutile. C’est tout.On se croit invulnérables […] et puis un jour, la provocation se retourne contrenous. »

« L’enfant-phare »(Marcel Duchamp)

Qu’est-ce qu’un enfant ? 5

Philosophiquement, l’enfant est le philosophème ducommencement.

Hannah Arendt, dans Idéologie et terreur, suivant ici étroitement StAugustin, définit l’enfant, l’apparition de l’enfant, sonépiphanie, à prendre au sens étymologique, commel’événement/avènement du nouveau : « L’homme a été créé afin quequelque chose en général commençât. Le commencement a fait son apparition dansle monde avec l’homme. »Cette définition ontothéologique de l’enfant, qui constitue uneréponse dans le réel à l’éternelle question : pourquoi y a-t-ilquelque chose plutôt que rien ?, tout en la rendant en quelquesorte caduque, possède une correspondance sur le planpolitique : l’évènement de l’enfant, du nouvel être, c’est,pour Hannah Arendt, l’avènement d’un possible dans l’espace d’undonné humain, d’un déjà-là social fermé qui ne peut s’ouvrirque grâce à son advenu ; en clair, l’enfant c’est l’ouverturevers la liberté : «La continuité de la vie commune n’est jamais ébranlée que parce que nous appelons communément la liberté humaine ; ce qui sur le plan politique,correspond à la naissance de chaque nouvel être mis au monde au sein de cette viecommune puisque toute nouvelle naissance inaugure un nouveau commencement,une liberté nouvelle, un monde nouveau. »A cette épiphanie de la singularité, celle de l’événement etcelle de l’individu, s’oppose précisément l’idéologietotalitaire, qui :1) nie l’événement dans le temps global et orienté dudéterminisme, soit celui de l’histoire (totalitarisme marxistestalinien), soit celui de la nature (totalitarisme« darwinien » nazi) ; 2) nie l’individu dans le « Un » globalisant de la classe (pourles marxistes) ou celui de la race (pour les nazis) : «La terreurévince les individus au nom du genre, sacrifie les hommes au nom de l’humanité, etpas seulement ceux qui finissent effectivement par en être victimes, mais,fondamentalement, tous puisque le procès de l’histoire ou de la nature ne peut êtrequ’inhibé par le nouveau commencement et la fin individuelle que représente toutevie humaine. » Le totalitarisme et/ou terrorisme, c’est le même nom, la mêmeidéologie en acte, quel qu’il soit, est donc par définition,tueur d’enfants : les enfants de l’ « ennemi » (à exterminer), sespropres enfants (à sacrifier), sans oublier l’« enfantintérieur », l’espace de liberté qui pourrait subsister au seinde chaque adulte, lui aussi à détruire, et « l’enfant à

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venir », déjà tué avant de naître puisque intégré à un  procèsde dé-singularisarion qui le dissout dans une entité anonyme etsupérieure: « La terreur parvient à organiser les hommes de telle manière qu’ilsn’existent plus au pluriel, mais seulement au singulier comme s’il n’y avait plus surterre qu’un seul être humain gigantesque dont les mouvements coïncideraient, entoute certitude et de manière tout à fait prévisible, avec le déroulement d’unprocessus automatique et nécessaire de la nature ou de l’histoire. »

« Cornegidouille ! Nous n’aurons point tout démoli si nous nedémolissons même les ruines ! »(Alfred Jarry)

Qu’est-ce qu’un enfant ?C’est un sauveur : « Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaireshumaines, de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité… »(Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne)

Nouvel épisode de la guerre des images entreprise par l’EtatIslamique : après le saccage des sculptures et bas-reliefs dumusée de Mossoul, L’EI a «pris d’assaut la cité historique de Nimroud et acommencé à la détruire avec des bulldozers» ; qu’est-ce qui est « sacré »pour les mécréants occidentaux ? L’art, l’histoire, lepatrimoine, etc., un « capital symbolique » défini comme communà tous (dans l’espace et dans le temps) et dont le sujet seraitlui aussi un « universel » : l’Humanité.Soit ce que Hannah Arendt appelle le Monde, l’universartificiel construit par les hommes, composé de produits,d’œuvres, de créations plus ou moins matérielles et durables,mais toutes destinées à leur survivre et qui, bien plus qu’une« nature » qu’elle a pour fonction de redoubler, est leurvéritable «patrie, dont la stabilité résiste et survit au mouvement toujourschangeant de leurs vies et de leurs actions ». Le Monde ne s’oppose pas àla vie mais se situe dans une relation dialectique avec elle,notamment la loi des générations, la naissance qui constitue àla fois une menace : les nouveaux venus portent en eux lapossibilité de la destruction, de la « table rase », ou toutsimplement de l’inédit, et une sauvegarde : ce « monde »n’existe qu’habité par des vivants et sa pérennité est doncliée à leur survie, un peu comme celle de l’espèce dépend decelle des individus.Or, aussi pertinente soit cette définition de la Conditionhumaine comme écartelée entre Monde et Vie, elle demeure trop

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abstraite ; pour comprendre le divers du réel, il faut laprolonger, la particulariser : dans les faits, il n’y a pas deMonde en général, il n’y a que des « mondes » particuliers,portés par des communautés qui les habitent et pour lesquellesil s’agit bien d’une « patrie », avec toutes les implications,territoriales et belliqueuses, qui peuvent s’attacher à ceterme. Ainsi, les « vandales » islamistes (comme naguère les Talibansafghans détruisant les vestiges gréco-bouddhiques) se sententengagés (et nous impliquent) dans une véritable « guerre desmondes », laquelle, contrairement au célèbre roman, est iciintra-terrestre : en détruisant les objets archéologiques, quiconstituent pour la pensée et l’imaginaire occidentaux mis enforme par des siècles de pensée muséale, les signes sacrésd’un grand récit du temps et de la mémoire, ils affirment -violemment- ne pas appartenir à ce Monde. Significativement,ils ont qualifié le musée de Mossoul de « musée anglais », cequi dans leur « vision du monde », signifie l’assignation de cedernier à un espace régional impérialiste et daté et non à cetuniversel : -temporel (un seul temps pour toute la planète), -spatial (un seul espace, celui du « patrimoine mondial »), -anthropologique (une seule communauté : l’Humanité), présupposépar la notion même de « Patrimoine de l’Humanité ». Seul un « enfant », idéal, théorique, né de cette « Humanité »elle-même abstraitement déduite de la pensée des Lumières (d’oùest issue l’utopie du Musée), pourrait donc « sauver » ceMonde : quelque chose comme le sujet de l’Unicef qui deviendraitle sauveur de celui de l’Unesco.

« Où il y a des enfants, là est un âge d’or »(Novalis)

Qu’est-ce qu’un enfant ?Entité sournoise et métamorphique, l’enfant peut revêtir desformes inattendues, notamment celles de véritables adultes.

Le caractère complexe, souvent conflictuel, de l’articulationentre le Monde et la Vie, se montre exemplairement chez nosvoisins Allemands : d’un côté, une prospérité économiquemanifeste qui semble garantir la stabilité de leur Monde, del’autre, du côté de la Vie, une natalité extrêmement faible,qui ne permet pas le renouvellement de la population : à long

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voire moyen terme, les Allemands et donc leur Monde, sont belet bien menacés de disparition.Angela Merkel, fille de pasteur, laquelle, comme Hannah Arendt,n’a jamais eu d’enfants, s’est récemment opposée au nouveaumouvement Pediga, dressé contre l’immigration, en particuliercelle issue de pays musulmans. Son argumentation, qui rejointl’opinion du patronat, notamment celle des industriels dubâtiment, c’est précisément de considérer ces immigrés comme laréponse au dilemme allemand, comme le « miracle » qui sauveral’Allemagne, le Monde allemand de « sa ruine naturelle». En bref,d’appréhender ces forces nouvelles sous l’angle biologique,cette dimension actuellement défaillante, ce qui donne ceraccourci étonnant : ces immigrés (adultes) sont les enfants que lesAllemands n’ont pas faits.

Bien sûr, l’opposition entre Pediga (proche idéologiquementd’autres mouvements voisins en Europe) qui considère cet apportcomme une catastrophe et leurs opposants (très présents euxaussi) qui y voient au contraire la « bonne nouvelle » est totale. Tout l’enjeu, on le voit, porte sur les rôles respectifs duMonde et de la Vie dans leur difficile ajustement; en effet, ces« enfants » providentiels, miraculeusement apparus, ne sont des«enfants» que d’un point de vue biologique, notamment si on lespense comme force de production, et c’est bien ainsi quel’interprète le patronat, lequel ne se soucie pas du Mondemais rabat tout le social sur la dimension du travail (lequel- entermes Arendtiens-, relève plus de la Vie que du Monde) ; car leproblème, c’est que, du point de vue mondain, ces travailleurs,aussi vivants soient-ils, sont, à la différence du bébé quivient de naître et comme tous les humains adultes, déjàporteurs d’un Monde, de leur Monde (langue, religion,culture…) ; or, c’est précisément, de ce Monde-là que leursopposants ne veulent surtout pas, qu’ils refusent à tout prix,persuadés qu’il va remplacer le leur. Eux aussi sont engagésdans une véritable Guerre des mondes, symétrique de celle del’Etat Islamique : Occident versus Orient.Résumons ce différend, insoluble, irréductible : les immigrésd’Allemagne sont à la fois des enfants et des adultes, à lafois de vrais et de faux enfants : « vrais » enfantsbiologiquement, « faux enfants » culturellement. Leurambivalence fait donc d’eux à la fois des sauveurs et desdestructeurs de Monde.

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« Voici le temps des assassins »(Arthur Rimbaud)

Qu’est-ce qu’un enfant ?Porteur de vie, porteur de mort, l’enfant peut être tueur outué, ou les deux à la fois.

En Côte d’Ivoire, à Abidjan, des groupes d’enfants abandonnés,drogués et ultra-violents, constitués en bandes, sèment laterreur dans les rues des quartiers pauvres, volant, agressantles passants à coups de machette. Frères nominaux des enfantscontaminés-contamineurs (les « virus ? »), on les appelle les« Microbes », terme qui pointe leur condition de parasitesmalfaisants et dangereux. Mais cette dimension « micro »,minuscule, de leur vie (bios), renvoie aussi bien à leurcondition précaire d’assassins assassinés : pourchassés par desmilices d’auto-défense, ils sont ainsi régulièrement lynchés àla machette, décapités, voire brûlés vifs par la populationexaspérée.

Dans l’exposition du dessinateur Jérôme Zonder, Fatum (LaMaison Rouge), il est également beaucoup question d’enfants etde leur univers. Dans les représentations, très nombreuses,dans les titres : On joue dans la chambre, La Maison des enfants, sériedes Jeu d’enfants, etc.Mais ces enfants sont plus des tueurs, des tortionnaires, quedes innocents, et l’Afrique et ces massacres (Rwanda), maisaussi l’Europe des assassins nazis, constituent le Monde danslequel l’artiste les inscrit : «En amont, je construis mon inspiration del’histoire de l’art et d’archives historiques qui m’ont fortement marqué. Lorsqu’undialogue finit par se créer entre ces deux types d’images […] j’arrête unecomposition que je fais rejouer à mes modèles.» Ces modèles sont desenfants, trois véritables enfants qu’il « suit » depuisquelques années et auxquels il a donné les noms de trois autres« enfants » fictionnels ceux-là, ceux du film Les Enfants duparadis : Garance (l’héroïne), Pierre-François (l’assassinLacenaire), Baptiste (le mime Deburau).Triple jeu donc, entre la réalité et ses images : les « enfantsmodèles » rejouent les scènes de meurtres, de tortures, issuesdes discours et des images adultes, manipulés par un démiurgepervers qui fait d’eux les frères des « microbes » d’Abidjan ou

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des gangs d’enfants du Brésil, lesquels « jouent » pour de vraides scènes identiques, ces « scènes » redeviennent desreprésentations avant de réintégrer physiquement le corps del’artiste qui va les expulser en les fixant à jamais dans lapoussière du graphite et le linceul du papier.

Ici, l’enfant, figure ambiguë, à la fois réelle et fictive, semétamorphose en une sorte de fantôme, interface spectralenaviguant dans la « zone grise » entre le réel et ses multiplesdoubles, entre une mémoire trop encombrée et un présentfracturé, entre l’innocence perdue et le poids de la faute. Ces enfants-monstres (ils ont souvent des pieds, des mains oudes visages de grandes personnes), sont des êtres de passages,de véritables chimères, l’expression horrifiée d’un devenir-enfance qui n’ouvre qu’à la violence du crime et d’un devenir-adulte qui ne connaît que le désespoir et la culpabilité.

© Miguel Egaña

02/2015

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