Naissance et enfance d'un Dieu. Jésus Christ dans l'évangile de Matthieu

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NAISSANCE ET ENFANCE DUN DIEU Jésus-Christ dans l’évangile de Matthieu Elian Cuvillier 2005

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NAISSANCE ET ENFANCE D’UN DIEU Jésus-Christ dans l’évangile de Matthieu

Elian Cuvillier

2005

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REMERCIEMENTS

Je remercie les étudiants de la faculté de théologie de Montpellier, mais aussi ceux

des facultés de Paris, Lausanne et Neuchâtel qui ont « testé » les premières ébauches de cet ouvrage. En effet, c’est à l’occasion d’un cours consacré à l’évangile de Matthieu que m’est venu l’idée de rédiger ce texte sur le récit de l’enfance et la façon dont la suite de la narration en déploie les thèmes principaux. Par leur écoute attentive et critique et par leurs remarques souvent pertinentes ils ont participé, à leur manière, à ce travail. Je remercie également Didier et Isabelle Fievet qui ont relu le texte et m’ont permis de préciser ma pensée en certains points importants. Une mention particulière à Emmanuelle Steffek qui a procédé à une correction minutieuse du manuscrit et a largement contribué à son amélioration, particulièrement au plan stylistique.

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INTRODUCTION

Matthieu 1 et 2 : un récit « mythique »

Lire, en 2005, les évangiles de l’enfance, et ici précisément dans leur version matthéenne : pour quoi faire ? Dans l’histoire de l’Eglise, les récits de l’enfance de Jésus (Mt 1-2 et Lc 1-2) ont toujours été au cœur des débats christologiques, c’est-à-dire des questions relatives à l’identité de Jésus. Aujourd’hui malheureusement, deux positions aussi stériles l’une que l’autre rendent leur lecture et leur interprétation délicates. D’un côté ils font l’objet d’une reprise folklorique, en particulier pendant le temps de Noël. De l’autre, dans un même mouvement, beaucoup les congédient sous le prétexte qu’ils ne sont justement que des récits légendaires. Nous allons essayer de montrer qu’une troisième voie est possible.

L’hypothèse qui fonde notre lecture est que Mt 1 et 2 forment ce que l’on pourrait appeler une préhistoire mythique à la narration évangélique, un peu à la manière des dix premiers chapitres de la Genèse. Dire d’un texte évangélique qu’il est « mythique » signifie que le récit renvoie à des réalités plus profondes que le simple établissement chronologique et exact des faits. La narration mythique raconte, une fois pour toutes, ce qu’il en est de la réalité profonde des événements rapportés dans le récit. Ainsi, les récits de l’enfance racontent ce qu’il en est de l’identité de Jésus, le Messie, et ce que cela signifie pour la communauté croyante réceptrice de ces textes. Il s’ensuit que si « mythique » signifie « non historique » au sens de l’établissement des faits bruts, le récit « mythique » est cependant « historique » dans l’exacte mesure où il réfléchit au sens de l’existence humaine dans le monde et devant Dieu.

Parce qu’ils sont mythiques, ces récits disent donc des choses essentielles de l’existence. Ils parlent de généalogie, de conjugalité, de sexualité, d’engendrement, de mort, de haine et d’amour : bref, tout ce qui fait la vie humaine. Plus encore, nous aimerions montrer que ces récits « mythiques » peuvent aussi être dit « symboliques » au sens précis que la psychanalyse donne à ce terme : notre hypothèse est en effet que ces récits parlent de ce qui fonde le sujet humain comme être de langage, en deçà et au-delà mais sans jamais les ignorer, des images et des représentations dans lesquelles chacun est inscrit ici-bas. Ils se proposent de montrer que, dans la personne de l’homme Jésus, le Dieu de la Bible se révèle dans tout ce qui constitue l’existence d’un sujet humain : la société dans laquelle il voit le jour, l’histoire de la nation à laquelle il appartient, le désir de ceux qui l’ont précédé, leurs grandeurs et leurs misères. Mais au-delà, ils disent qu’une autre origine est aussi possible qui permet au sujet d’échapper aux enfermements que génèrent les généalogies humaines. En un mot, ils affirment que le Dieu de Jésus s’est impliqué dans l’histoire des hommes. En cela ils sont tout sauf « folkloriques ».

2. Le récit matthéen de l’enfance et son déploiement : une lecture narrative Mt 1-2, un récit inaugural « mythique » qui constitue un élément essentiel du message

que l’évangéliste veut transmettre à ses lecteurs : c’est cette hypothèse que nous allons mettre à l’épreuve de notre exégèse de ces chapitres. Tenant compte du renouvellement actuel de

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l’exégèse scientifique du Nouveau Testament1, notre approche se situera à l’articulation entre une exégèse classiquement historico-critique et une approche narrative Sans négliger les questions diachroniques (la dimension historique du texte), nous ferons en effet une large part à la lecture synchronique (l’évangile comme récit). Précisons également que, tout au long de notre enquête, nous tenterons aussi de tenir compte de la dimension anthropologique des textes étudiés.

L’insistance sur la dimension narrative de l’évangile aura deux conséquences. Tout

d’abord, l’exégèse narrative de Mt 1 et 2 qui occupera la première partie du présent ouvrage nous conduira à nous intéresser aux échos du récit de l’enfance perceptibles dans l’ensemble de la narration évangélique. Dans la seconde partie de l’ouvrage, en effet, nous montrerons comment un certain nombre de thèmes identifiés au cours de notre lecture de Mt 1 et 2 se déploie dans l’ensemble de la narration : la question de la filiation et celle de la violence, le double thème du particularisme et de l’universalisme, celui de la Loi et de la justice, enfin la figure de l’enfant. Au fil de notre lecture du récit matthéen de l’enfance comme à travers notre analyse des échos que l’on en retrouve dans la suite de la narration, nous serons ainsi conduits à aborder la plupart des questions théologiques qui sont au cœur de l’écriture du premier évangile. Il nous sera donné de découvrir le double visage de l’évangéliste à la fois écrivain et théologien.

Secondement, nous avons inséré, en annexe, deux prédications données entre 2000 et

2004 sur ces chapitres 1 et 2 du premier évangile. Cette démarche inhabituelle dans un ouvrage scientifique procède du désir de montrer comment le travail exégétique, et tout particulièrement l’exégèse narrative, peut ouvrir la voie à une reprise du texte biblique pour aujourd’hui. Ces deux prédications sont donc à lire comme un essai d’actualisation des résultats de notre parcours exégétique : leur auteur est convaincu d’une pertinence de ces vieux récits bibliques pour l’homme du XXIe siècle. Une pertinence qui ne fasse l’économie ni de la démarche exégétique rigoureuse à distance d’une posture « militante », ni d’une reprise herméneutique où puisse s’affirmer une conviction croyante.

1 Sur cette question méthodologique on se reportera à l’annexe 1 en fin d’ouvrage : « L’évangile de Matthieu, une lecture renouvelée »

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PREMIERE PARTIE MATTHIEU 1 ET 2 : UNE LECTURE

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MATTHIEU 1-2 : INTRODUCTION A LA LECTURE2

1. « Aux commencements »

La façon dont débute un récit est très importante : on peut même affirmer que, la plupart du temps, les premiers mots d’une narration donnent la tonalité de l’œuvre un peu comme un dièse ou un bémol en début de portée indique le ton sur lequel doit être jouée la partition musicale. Ainsi, chacun des évangélistes, dans la manière par laquelle il choisit de faire débuter sa narration, fournit des informations importantes sur la façon dont il comprend Jésus.

Le quatrième évangile s’ouvre par un prologue qui inscrit Jésus dans un « commencement » en dehors de l’histoire des hommes, auprès de Dieu : « Au commencement […] la Parole était tournée vers Dieu, la Parole était Dieu » (Jn 1,1). C’est en quelque sorte un commencement absolu — donc aussi le commencement véritable de toute existence humaine — et le lecteur ne peut en avoir connaissance que par le témoignage même de « la Parole faite chair » (Jn 1,14) qui fait connaître le Père (Jn 1,18). Pour Marc, le « commencement » de la Bonne Nouvelle qui concerne Jésus-Christ semble être la prédication du Baptiste, lui-même annoncé par Esaïe. C’est donc au cœur de l’espérance des prophètes que s’inscrit Jésus. Seuls Luc et Matthieu choisissent de débuter leur évangile par un récit de l’enfance de Jésus. Mais, là encore, la configuration n’est pas identique, loin s’en faut. Quatre différences majeures doivent ici être soulignées :

1. Luc ouvre son évangile par un prologue qui inscrit son auteur dans la lignée des historiens antiques (Lc 1,1-4). Une telle prétention est totalement absente chez Matthieu qui s’enracine très directement, on va le voir, dans la tradition du judaïsme (cf. Mt 1,1).

2. Luc, toujours lui, propose un double récit d’enfance : celui de Jean-Baptiste et celui de Jésus. Chez Matthieu, seules l’origine et l’enfance de Jésus sont rapportées.

3. Chez Luc, la généalogie termine le récit de l’enfance (Lc 3,23-38) et remonte jusqu’à Adam : le parcours va de Jésus jusqu’à la création du premier homme. Chez Matthieu, le récit de l’enfance s’ouvre par une généalogie (Mt 1,1-17) qui débute avec Abraham : le parcours conduit de l’histoire d’Israël, depuis les patriarches, à celle de Jésus.

4. Enfin, on constate chez l’un et l’autre des écarts significatifs entre les traditions relatives à Jésus qui tendent à prouver que le genre littéraire n’est pas d’abord celui de l’enquête historique mais du projet théologique : il s’agit, pour l’un et l’autre, de préciser des points importants de leur compréhension respective de l’identité de Jésus.

2 L’ouvrage de référence sur les récits de l’enfance reste celui de R. E. BROWN, The Birth of the Messiah,

New York : Doubleday, 19932. En français, on consultera Ch. PERROT, Les récits de l’enfance de Jésus. Matthieu 1-2 - Luc 1-2 (Cahiers Évangile 18), Paris : Cerf, 1976. Sur le récit matthéen de l’enfance, cf. A. PAUL, L’évangile de l’enfance selon Saint Matthieu, Paris : Cerf, 19842 ; également, K. STENDAHL, « ’Quis et Unde’ ? An Analysis of Mt 1-2 », dans G. N. STANTON éd., The Interpretation of Matthew, Edinburgh : T. & T. Clark, 19952, p. 69-80 ; récemment, M. MAYORDOMO-MARÍN, Den Anfang hören. Leserorientierte Evangelienexegese am Beispiel von Matthäus 1-2, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1998.

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Les récits d’enfance chez Matthieu et Luc : tableau comparatif

Matthieu 1-2 Luc 1-2.3,23-38 - Généalogie qui commence par Abraham (1,1-17) - Généalogie qui remonte à Adam (3,23-38) - Annonce faite à Joseph. (1,18-25) - Annonce faite à Zacharie et à Marie (1,5-38) ... - Visitation (1,39-56) ... - Naissance et circoncision de Jean-Baptiste (1,57-80) ... - Naissance de Jésus à Bethléem (2,1-7) - Visite des Mages (2,1-12) - Visite des bergers (2,8-20) - Fuite en Égypte et massacre des innocents (2,13-18) ... ... - Circoncision et présentation au Temple (2,21-38) - Retour à Nazareth (2,19-23) - Vie cachée à Nazareth (2,39-40) ... - Jésus au Temple à douze ans (2, 41-52)

Ainsi, la façon dont Matthieu ouvre son récit inscrit résolument Jésus dans une histoire religieuse et nationale qui est celle du peuple d’Israël (Abraham, David, la déportation à Babylone) et des traditions bibliques (1,1 : « Livre des origines » littéralement, on va le voir, « Livre de la genèse… »). C’est donc une véritable « carte d’identité » de Jésus le Messie que propose Matthieu. Cette « carte d’identité » semble à première vue se situer dans une continuité avec la tradition héritée du judaïsme ancien. Nous allons cependant découvrir que, au cœur même de cette continuité, Matthieu inscrit des déplacements significatifs.

2. Une « carte d’identité » en trois volets

Les chapitres 1 et 2 de l’évangile de Matthieu racontent donc les origines de Jésus, sa naissance et les circonstances qui l’entourent. En ce sens, comme nous l’avons déjà fait, on peut dire que ces deux chapitres constituent la « carte d’identité » de Jésus. Au plan formel, celle-ci se présente sous la forme d’un triptyque :

Premier volet (1,1-17) : Généalogie de Jésus v. 1 : « Livre de l’origine de Jésus-Christ fils de David fils d’Abraham » v. 2-6a : d’Abraham à David v. 6b-11 : de David à la déportation v. 12-16 : de la déportation à Jésus Christ v. 17 : conclusion : d’Abraham à David, de David à la déportation, de la déportation à Christ

Second volet (1,18-25) : Naissance de Jésus v. 18-19 : conception de Jésus et décision de Joseph v. 20-21 : intervention de l’ange auprès de Joseph v. 22-23 : commentaire du narrateur v. 24-25 : intervention de Joseph Troisième volet (2,1-23) : Jésus et Hérode v. 1-12 : Visite des Mages v. 13-15 : Fuite en Egypte v. 16-18 : Massacre des enfants de Bethléem v. 19-23 : Retour et installation à Nazareth

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CHAPITRE DEUXIEME PREMIER VOLET : GENEALOGIE DE JESUS (1,1-17)3

1. Traduction du texte 1 Livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham. 2 Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères,

3 Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar, Pharès engendra Esrôm, Esrôm engendra Aram, 4 Aram engendra Aminadab, Aminadab engendra Naassôn, Naassôn engendra Salmon, 5 Salmon engendra Booz, de Rahab, Booz engendra Jobed, de Ruth, Jobed engendra Jessé, 6 Jessé engendra le roi David.

David engendra Salomon, de la femme d’Urie, 7 Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abia, Abia engendra Asa, 8 Asa engendra Josaphat, Josaphat engendra Joram, Joram engendra Ozias, 9 Ozias engendra Joatham, Joatham engendra Akhaz, Akhaz engendra Ezékias, 10 Ezékias engendra Manassé, Manassé engendra Amôn, Amôn engendra Josias, 11 Josias engendra Jéchonias et ses frères ; ce fut alors la déportation à Babylone.

12 Après la déportation à Babylone, Jéchonias engendra Salathiel, Salathiel engendra Zorobabel, 13 Zorobabel engendra Abioud, Abioud engendra Eliakim, Eliakim engendra Azor, 14 Azor engendra Sadok, Sadok engendra Akhim, Akhim engendra Elioud, 15 Elioud engendra Eléazar, Eléazar engendra Mathan, Mathan engendra Jacob, 16 Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus, que l’on appelle Christ.

17 Le nombre total des générations est donc : quatorze d’Abraham à David, quatorze de David à la déportation de Babylone, quatorze de la déportation de Babylone au Christ.

2. Les généalogies dans le judaïsme ancien et post-exilique4 Le récit matthéen de l’enfance de Jésus s’ouvre par une généalogie de trois séries de

quatorze générations, depuis Abraham jusqu’à Jésus. Dans le judaïsme, les listes généalogiques sont assez fréquentes. Il s’agit certes d’une forme littéraire mineure et sa présence dans un texte ne contribue pas, dans l’esprit du lecteur moderne, à en rehausser la qualité littéraire tant il est vrai que l’on est rapidement lassé par le caractère répétitif de ces listes de noms plus ou moins longues. Mais, on s’en doute, ces listes portent en elles, et à travers leur forme stéréotypée, des projets qui dépassent la simple énumération plus ou moins complète et précise de patronymes. D’où l’intérêt, quand une généalogie se présente en ouverture ou au cœur d’un récit, de l’analyser avec soin. Une analyse qui doit porter sur sa forme mais aussi sur sa fonction au sein du récit qu’elle introduit ou au milieu duquel elle est intégrée. En effet, au sein de parties narratives, les généalogies sont une manière de donner un éclairage particulier au propos d’ensemble. Ainsi, « à ne vouloir lire dans les généalogies que de la généalogie au sens strict, c’est-à-dire un discours sur la seule filiation, face auquel la fonction de l’historien serait de démêler l’exact de l’incohérent, le vrai du faux, ce dernier

3 Sur la généalogie de Matthieu et, plus généralement, sur les généalogies dans la littérature biblique, outre les commentaires du premier évangile et les travaux cités note 16, on mentionnera X. LEON-DUFOUR, « Livre de la genèse de Jésus-Christ » dans Etudes d’Evangile, Paris : Seuil, 1965, p. 49-63 ; J. JEREMIAS, Jérusalem au temps de Jésus, Paris : Cerf, 1976, p. 365 ; cf. p. 365-392 et tout spécialement pour la généalogie de Mt, p. 376-392 ; S. LEGASSE, « Les généalogies de Jésus », BLE 99 (1998), p. 443-454 ; Ph. ABADIE, « Les généalogies de Jésus en Matthieu et Luc », LumVie 241 (1999), p. 47-60 ; V. GILLET-DIDIER, « Généalogies anciennes, généalogies nouvelles. Formes et fonctions » (Cahier biblique 40), Foi et Vie, 100 (2001), p. 3-12.

4 Ce paragraphe reprend directement les réflexions que développe l’excellent travail de V. GILLET-DIDIER, op. cit.

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prend le risque de perdre la véritable teneur et la véritable fonction de ces généalogies »5. Dans le judaïsme ancien et post-exilique, en effet, les listes généalogiques ont des fonctions spécifiques6 :

- L’établissement des liens de parenté constitue la première fonction de la

généalogie. Ces liens de parenté entre individus ou groupes d’individus s’établissent par voie d’ascendance (d’enfants à parents) ou de descendance (de parents à enfants). Cela peut se faire de manière linéaire (d’un individu à un autre, une génération après l’autre) ou de manière plus complexe (à partir d’un ancêtre commun on peut suivre plusieurs lignes de descendance ou d’ascendance collatérales). Cette fonction renvoie au terme hébreu qui, dans l’Ancien Testament (désormais AT), traduit le terme français de généalogie, le mot Tôledôth formé sur la racine yâlad qui signifie « enfanter », « mettre au monde ». Tôledôth, au féminin pluriel, signifie, dans ce cas précis, les « générations ».

- Le mot Tôledôth revêt cependant aussi le sens plus général d’« histoire » ou de

« chroniques ». Ainsi, certaines Tôledôth servent à périodiser l’histoire. C’est par exemple le cas des deux Tôledôth du livre de la Genèse : Gn 5,1-32 rapporte la généalogie des dix patriarches antédiluviens, d’Adam à Noé et couvre ainsi la période qui va de la Création au Déluge ; Gn 11,10-26 rapporte la généalogie des dix patriarches post-diluviens descendants de Noé, de Sem à Abraham et couvre ainsi la période du repeuplement de la terre après le Déluge. Ces deux généalogies, grâce à une succession facilement mémorisable de dix générations, servent de fondement à la constitution d’une histoire. Elles permettent au peuple d’Israël de s’offrir un récit cohérent de ses origines.

- Le retour de l’Exil et les débuts de la période du second Temple sont marqués par un

regain d’intérêt pour la forme littéraire de la généalogie, ainsi dans des textes comme les livres d’Esdras, de Néhémie et bien sûr dans les deux livres des Chroniques. Cela correspond à un besoin nouveau de la société juive du retour de l’Exil, une société qui exprime au travers de ces listes généalogiques le besoin de légitimer l’existence des individus occupant des fonctions spécifiques. La généalogie va désormais servir à renforcer la légitimité d’un individu dans l’exercice de la fonction qui est la sienne — si ce n’est à appuyer sa promotion à cette fonction — en faisant la démonstration de son appartenance à telle grande famille ou de ses liens avec telle grande figure du passé. On assiste à une individualisation de la fonction des généalogies : non plus premièrement l’organisation et la structuration d’un passé et d’une identité collective mais l’attestation d’une origine ou d’une légitimité individuelle. Cela est tout particulièrement vrai de la classe sacerdotale qui a en charge le culte au Temple de Jérusalem et qui se doit de faire la preuve de la pureté de ses origines, donc de son ascendance généalogique. Mais cela est vrai aussi pour les laïcs : il s’agit alors pour eux de faire la preuve de leur appartenance au véritable Israël afin de pouvoir bénéficier de certains droits, notamment, au retour de l’Exil, pour retrouver leurs biens héréditaires autrefois spoliés.

Notons enfin que les généalogies bibliques se caractérisent par ce que les spécialistes

ont appelé leur « fluidité », c’est-à-dire « la capacité d’adaptation et de variation des listes généalogiques […] en fonction des réalités religieuses, sociales et politiques » [de leur époque]. Cette fluidité […] passe par la modification de liens de parenté, par l’introduction de nouveaux noms ou par la suppression pure et simple de noms à l’intérieur d’une lignée »7. On peut certes expliquer le phénomène par le fait que les auteurs de listes généalogiques

5 V. GILLET-DIDIER, op.cit., p. 3-4. 6 Sur ces fonctions, cf. V. GILLET-DIDIER, op.cit., p. 4-8. 7 V. GILLET-DIDIER, op.cit., p. 7.

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avaient peut-être recours à des sources différentes. Mais on doit aussi considérer que ces modifications sont aussi au service d’un projet précis. En cas de conflit d’intérêts, les généalogies peuvent devenir des instruments stratégiques servant les intérêts d’un groupe particulier dont le discours relève parfois de la polémique. « Ainsi, la généalogie constitue non seulement l’instrument pratique grâce auquel une mise en scène spécifique peut se construire mais aussi le lieu où s’inscrit et peut se lire un discours particulier qui le plus souvent vise à dire du neuf avec de l’ancien »8.

Établir les liens de parenté, périodiser l’histoire, asseoir la légitimité d’un individu

assurant une fonction spécifique, instrument d’un discours spécifique (polémique et/ou apologétique) : nous allons voir de quelle manière (continuité et/ou rupture) ces caractéristiques de l’écriture généalogique dans le judaïsme se retrouvent dans la généalogie de Matthieu. Trois questions se posent en effet à la lecture de la généalogie matthéenne : sert-elle « à établir Jésus au sein d’un réseau de liens de parenté ou bien à le situer dans l’histoire en ordonnant autour de lui une mise en ordre périodique du passé ? [Sert-elle] à faire la démonstration d’une pureté des origines nécessaire à l’exercice d’une fonction qui la requiert ou bien [sert-elle] à créer ou à appuyer une légitimité individuelle ? Enfin, [cette généalogie constitue-t-elle un exemple] de fluidité généalogique servant un discours particulier dont le rôle au sein du texte [qu’elle introduit…] est déterminé non seulement par le contenu et la forme qui [lui] ont été donnés, mais aussi par [son] ancrage au sein du tissu narratif auquel [elle appartient] ?9 » Pour répondre à ces questions, il nous faut nous aventurer dans le détail de cette généalogie. Nous allons découvrir que, au-delà de sa fonction apparemment « informative », la généalogie de Jésus cède le pas à une triple fonction narrative, théologique et anthropologique.

3. Commentaire du texte de la généalogie 3.1. Le verset 1 Le verset qui ouvre l’évangile constitue-t-il l’ouverture de l’ensemble de l’évangile, de

la première partie (jusqu’au début du ministère en Galilée), du récit de l’enfance ou simplement de la généalogie ? En faveur de la dernière hypothèse, les arguments suivants peuvent être avancés :

- L’expression « Livre des origines » (littéralement : « de la genèse ») est une reprise de Gn 2,4 dans la traduction grecque de la Bible hébraïque, la Septante (désormais LXX) : « Voici les origines — lit. « la genèse » — du ciel et de la terre » (cf. également Gn 5,1 : « Voici les origines — lit. « la genèse » — des hommes » ; en hébreu : « Voici le livre de la postérité d’Adam »). Selon les hypothèses, elle introduit ou conclut le récit de création du ciel et de la terre (Gn 2,4) et la généalogie d’Adam (Gn 5,1). Dans le contexte de la Genèse, l’expression ne se présente pas comme le titre de l’ensemble de l’ouvrage.

- Le terme geneseôs est ici l’équivalent des Tôledôth hébraïques. Il désigne les origines et non pas uniquement la naissance (gennêsis). Dans la Genèse, il annonce la descendance des personnages importants : 6,9 ; 10,1 ; 11,10 ; 11,27 ; 25,12 ; 25,19 ; 36,1 et 9 ; 37,2. Certes, en 6,9 pour Noé, 25,19 pour Isaac et 37,2 pour Jacob, le terme semble signifier plus généralement « histoire de ». On pourrait supposer qu’il en va de même ici : le verset 1 introduirait alors l’histoire de Jésus, c’est-à-dire non seulement le récit de l’enfance mais

8 V. GILLET-DIDIER, op.cit., p. 8. 9 V. GILLET-DIDIER, op.cit., p. 8.

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encore l’ensemble de l’évangile. Cependant, le fait que Matthieu reprenne le terme genesis au v. 18 pour introduire le récit de la naissance, puis en 2,2 le verbe gennaô, semble confirmer que la portée du v. 1 est limitée à la généalogie10.

- Matthieu, attestant dès le début de sa narration d’un enracinement dans la tradition juive, fait précéder la présentation de son personnage d’une généalogie circonstanciée. Celle-ci était, depuis le retour de l’exil, « la preuve de l’origine légitime […] véritable fondement de la communauté du peuple restaurée »11.

On notera néanmoins que le verset fait écho au dernier verset de l’évangile au moyen de l’inclusion que constitue le terme geneseôs, en ouverture de l’évangile, et l’expression « jusqu’à la fin des siècles » (tês sunteleias tou aiônos) en 28,20 : le récit sur Jésus se présente à la fois comme un nouveau commencement et les effets de ce nouveau commencement se poursuit jusqu’à la fin des siècles.

Matthieu présente Jésus comme Christos (en conformité avec Marc 1,1). Ce terme se

retrouve 16 fois dans le premier évangile si l’on excepte 16,21, passage mal attesté (Mc : 8 fois ; Lc 12 fois ; Jn 19 fois). En Mt 16,16 ; 22,42 ; 24,23 et 26,63, le terme est repris de Marc. En 1,1.16.17.18 ; 2,4 ; 11,2 ; 16,20 ; 23,10 ; 24,5 ; 26,68 ; 27,17 et 22 il est propre à Matthieu. On note l’intérêt très marqué de Matthieu pour ce titre qui exprime l’espérance messianique juive dans ce qu’elle a de plus traditionnel : Christos est la traduction grecque d’un terme hébreu qui signifie « oint » (dans l’AT en parlant du roi choisi par Dieu pour Israël, puis par extension le terme désigne l’oint du Seigneur qui délivrera le peuple, le Messie). En Mt 1-2, le titre apparaît à cinq reprises et dans deux acceptions différentes. En Mt 1,1.16 et 18 il est utilisé comme patronyme de Jésus et témoigne d’une évolution propre au christianisme primitif qui, très rapidement, en vient à désigner Jésus de Nazareth comme Jésus Christ. En 1,17 et 2,4, le terme signifie Messie au sens juif : Matthieu affirme ainsi que Jésus est bien le Messie attendu par les prophètes (1,17 : aboutissement des 42 générations depuis Abraham ; 2,4 : accomplissement des prophéties qui annoncent la naissance de Messie à Bethléem). Il est significatif que l’évangéliste articule les deux acceptions du terme pour rappeler l’enracinement vétérotestamentaire de l’appellation chrétienne traditionnelle. En disant de Jésus qu’il est Christos, Matthieu le désigne par ses origines et par l’histoire du peuple d’Israël auquel il appartient. Le terme exprime les racines juives de Jésus. Cependant, dans l’esprit de Matthieu, on va le voir, il les dépasse aussi.

Matthieu enracine ensuite la généalogie de Jésus Christ dans deux personnages

fondamentaux de la tradition d’Israël : Abraham et David. - La figure d’Abraham n’a pas chez Matthieu une place prépondérante. Les trois seules

fois où le nom du patriarche est mentionné, en dehors du récit de l’enfance (Marc : 1 fois ; Lc 15 fois ; Jn 10 fois dans le seul chapitre 8), c’est de manière polémique : en 3,8 contre Pharisiens et Sadducéens à qui Jean-Baptiste interdit de se réclamer du titre de Fils d’Abraham ; en 8,11 contre les « Fils de Royaume » qui ne seront pas à table avec Abraham ; en 22,32 à nouveau contre les Sadducéens qui ne croient pas à la résurrection alors que Dieu déclare être le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ». Abraham est une des figures fondatrices de la foi d’Israël. Dans le judaïsme post-exilique, Abraham, avant même Moïse, est le premier à obéir à la Loi (cf. Si 44,19-23 comme relecture de Gn 17,4-14 en part. v.10 ;

10 Dans ce sens, encore récemment, J. NOLLAND, « What Kind of Genesis Do We Have in Matt 1.1 ? », NTS 42 (1996), p. 463-471.

11 X. LEON-DUFOUR, « Livre de la genèse de Jésus-Christ », p. 53.

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cf. encore II Ba 57,1-2) en se faisant circoncire et en acceptant de donner son fils pour le sacrifice. Il est celui à qui Dieu a imputé la justice à cause de son obéissance (Jub 23,10 ; 1 M 2,5). Pourtant, quand on sait par ailleurs la place importante que Matthieu accorde à l’obéissance à la Loi (5,17-20), il est peut-être significatif de constater que Matthieu ne joue pas de ce registre-là avec la figure d’Abraham. Il reste que, pour Matthieu, faire remonter Jésus à Abraham, le « père des pères » (Test. Jacob 7,22), inscrit Jésus dans le peuple juif : le désigner comme Fils d’Abraham c’est l’immerger dans le peuple d’Israël.

- L’expression fils de David souligne l’identité messianique de Jésus et explicite son

appellation comme Christ : dans la tradition juive, le Messie sera de souche davidique, il sera Fils de David (cf. en particulier Ps Sal 17). Dans l’évangile de Matthieu, la figure de David est importante. En dehors du récit de l’enfance (5 occurrences dont deux fois l’expression Fils de David attribuée respectivement à Jésus, v. 1, et à Joseph, v. 20), on retrouve l’expression comme titre messianique attribué à Jésus à 7 reprises : 9,27 (// Mc 10,45-52) ; 12,23 ; 15,22 ; 20,30-31 (2 fois // Mc 10,45-52) ; 21,9 (// Mc 11,10) et 15. En outre, exception faite de 12,3 (controverse sur les épis arrachés), la figure de David est encore présente en 22,42-45 (controverse sur la christologie davidique). Le titre Fils de David attribué à Jésus revêt chez Matthieu une importance capitale. Matthieu y exprime sa conviction de ce que Jésus accomplit l’espérance messianique d’Israël. L’évangéliste témoigne d’un enracinement dans la tradition juive de son temps pour laquelle l’espérance messianique était avant tout l’espérance d’un libérateur de souche davidique.

Le premier verset de l’évangile est ainsi chargé d’allusions qui ne laissent planer aucun

doute sur l’importance du personnage dont Matthieu va maintenant raconter la naissance : en lui se raconte une nouvelle « genèse ». Il est le messie davidique attendu. Comme fils d’Abraham, il est un membre authentique du peuple d’Israël.

3.2. Les versets 2 à 6a

La première liste des ancêtres de Jésus suit fidèlement Ruth 4,18-22 (de Pharès à David). Cf. aussi 1 Ch 1,34 et 2,1-15 selon la LXX (le texte hébreu omet Boaz et passe directement de Salmon à Obed). Le v. 2 mentionne les trois figures emblématiques des patriarches, Abraham, Isaac et Jacob. Isaac est l’héritier de la promesse. Jacob est le père des Douze tribus d’Israël auxquelles Matthieu fait sans doute allusion à travers l’expression « Juda et ses frères », les intégrant ainsi dans l’accomplissement des promesses que constitue l’advenue de Jésus. Il est donc le descendant en ligne directe de ceux qui participeront au festin du Royaume aux toutes premières places (Mt 8,11), ceux dont le nom même sert à identifier le Dieu d’Israël (le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, 22,31). Il est bien et totalement un fils d’Israël.

Suit une liste de noms plus ou moins connus dans la tradition biblique. Esrom

(Gn 46,12 ; Nb 26,21 ; Rt 4,18 ; 1 Ch 2,5.9 ; 4,1) ne doit pas être confondu avec l’un des fils de Ruben (Gn 46,9 ; Ex 6,14 ; Nb 26,6 ; 1 Ch 5,3). Il donne son nom au clan des Esronites (Nb 26,21). En 1 Ch 2,9, les fils d’Esrom sont trois, Yerahmeel, Ram et Keloubaï. Le texte de la LXX en ajoute un quatrième, Aram, dont elle fait le père d’Aminadab et que mentionne Matthieu. Aminadab (v. 4) est le beau-père d’Aaron (Ex 6,23) ; Nahshôn (Nb 1,7 ; 2,3 ; 7,12.17 ; 10,14) est chef d’une tribu de Juda (1 Ch 2,10 l’appelle « prince des fils de Juda »), il est le beau-frère d’Aaron (Ex 6,23). Salmon se retrouve seulement dans les généalogies de 1 Ch 2,10-11 et Rt 4,19-20. Boaz (v. 5) est de Bethléem. Selon le livre de Ruth, c’est un homme puissant et riche ; selon le Targum de 1 Ch 4,22 il est le maître des savants de

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l’académie de Bethléem. Isaï ou Jessé (voir 1 S 16-17) vivait à Bethléem. David est connu comme « fils de Jessé » (1 S 20,27.30) et de la « souche » ou de la « racine » de Jessé (Es 11,1.10 ; Rm 15,12), ce qui est une référence messianique. Sur Pérets, Esrom, Aram, Aminadab, Naasson, Salmon, Boaz, Obed, Isaï et David : cf. Rt 4,18-19 (cf. aussi 1 Ch 2,9-15).

La précision « David, le roi » (v. 6, cf. 2 S 6,12 ; 7,18 et, dans certains manuscrits grecs de Ruth 4,22) fait de la généalogie de Jésus une généalogie royale (cf. 1,1 : « fils de David »). Il reste à définir, pour Matthieu, cette royauté, ce qui sera fait plus tard. David est le premier ancêtre de Jésus à être qualifié par une fonction. Il est aussi le quatorzième sur la liste (cf. plus loin, v. 17).

3.3. Les versets 6b à 16

- v. 6b-11 : deuxième liste :

On constate que si la première série de quatorze suit très scrupuleusement les traditions vétérotestamentaires, la seconde omet un certain nombre de personnes par rapport à la liste de 1 Chr 3,10-16 qu’elle semble suivre.

Sur Salomon (v. 6b), voir Mt 6,29 et Mt 12,42, qui déploient une image finalement assez critique du roi-sage. Roboam (v. 7) fut le premier roi de Juda après le partage du Royaume. D’après 1 R 14,21-24 et 2 Ch 12,13-14, sa mère était ammonite et il « fit ce qui est le mal parce qu’il n’appliqua pas son cœur à rechercher l’Éternel ». Pour Abiya, fils de Roboam, le verdict de l’AT est plus controversé. En 1 R 15,1-8, le verdict est négatif ; à l’inverse, pour l’auteur de 2 Ch 13,1-22 le verdict est favorable. Asaf (v. 8) est-il pour Matthieu le roi Asa dont parlent positivement 1 R 15,9-24 et 2 Ch 14,1-7 ? Ou est-il l’ancêtre d’une caste de musiciens lévites du Temple (les « fils d’Asaf ») auxquels de nombreux psaumes sont attribués (cf. 1 Ch 29,30 ; 35.15) ? Dans la mesure où le v. 8 fait d’Asaf le père de Josaphat, il est vraisemblable que Matthieu pense au roi de Juda (ce que confirme la correction de certains scribes qui ont supprimé le « f »). Sur Josaphat (v. 8), cf. 2 Ch 17-20 ; sur Yoram (v. 8), cf. 2 Ch 21.

Le nom d’Ozias (v. 9) soulève des difficultés : correspond-il à Ahazyahu-Ochozia (Ozias dans certains manuscrits de la LXX) ou Uzziyah-Azaria (Ozias dans d’autres manuscrits) ? Quoi qu’il en soit, Matthieu omet trois rois. Soit Ahazyahu-Ochozia, Yoas et Amasias ; soit Yoas, Amasias et Azaria. Cette omission peut difficilement être involontaire. En effet, le dessein est d’aboutir au chiffre de 14 (cf. v. 17). L’omission est donc intentionnelle. Reste à comprendre le choix des rois supprimés. D’après l’AT, c’est par la volonté de Dieu que meurent de façon violente Ahazyahu-Ochozia, Yoas et Amasias (cf. 2 Ch 22-25). Ozias ne subit pas cette malédiction (quoique frappé par la lèpre). Cela ferait pencher pour une suppression, par Matthieu, de ces trois rois et une identification entre Ozias et Uzziyah-Azaria. Matthieu ne « purifie » certes pas la généalogie de Jésus (cf. plus haut) mais devant la nécessité de supprimer des noms (une pratique courante dans l’AT selon le principe que « les fils de fils sont fils », il aura choisi d’éliminer quelques-uns des « rois maudits ». Sur Jotham (v. 9), cf. 2 Ch 27 ; sur Achaz (v. 9), cf. 2 Ch 28 ; sur Ezéchias (v. 9), cf. 2 Ch 29-32 (Ézéchias). Si Jotham et surtout Ezéchias furent des rois « fidèles à Dieu », ce n’est pas le cas d’Achaz. L’alternance de rois « fidèles » et « infidèles » à Dieu montre bien que l’intention de Matthieu n’est pas de constituer un lignage « purifié » mais bien d’inscrire Jésus dans l’histoire d’Israël avec ses grandeurs et ses misères.

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Sur Manassé (v. 10), cf. 2 Ch 33,1-20. C’est un mauvais roi en Israël. De même pour Amôn (2 Ch 33,21-25). Il n’en va pas de même pour Josias (2 Ch 34-35), sous le règne duquel fut redécouvert le rouleau de la Loi (2 Ch 34,8-18). Pourtant, pas d’allusion de la part de Matthieu à un fait sans doute important dans la mémoire du judaïsme du premier siècle. Cette absence d’allusion à la redécouverte du rouleau de la Loi s’inscrit peut-être dans un constat plus large sur lequel nous aurons à revenir : rien dans la généalogie de Jésus ne fait allusion à la Loi et à l’obéissance qui est requise à celle-ci. Au contraire, c’est plutôt, comme on le verra plus loin, la transgression et la désobéissance qui se donnent à connaître ! Matthieu fait de Yékonia (v. 11) le fils de Josias alors que, d’après 1 Ch 3, il est son petit-fils (fils de Yehoyaqim omis par Matthieu), omission corrigée par certains manuscrits. La tradition manuscrite atteste des difficultés que cela a posé aux copistes puisque certains l’intercalent ce qui a pour conséquence d’ajouter un quinzième nom à la seconde série.

- v. 12-16 : troisième liste :

La division entre la deuxième et la troisième série (v. 12) est signifiée par la déportation à Babylone. L’exil n’est évidemment pas considéré comme un accident de l’histoire mais comme une conséquence de la désobéissance du peuple à Dieu. Il marque un tournant capital dans l’histoire d’Israël. Abraham, David, la déportation : les trois étapes retenues par Matthieu (pas celle du don de la Loi).

La troisième liste (v. 13-15) mentionne des personnes dont tous les patronymes se retrouvent dans la LXX mais qui sont quasiment toutes inconnues. Après la déportation à Babylone la généalogie matthéenne rentre dans l’anonymat. Derrière cet anonymat se dit aussi l’enracinement de Jésus dans la longue file des enfants d’Abraham, non seulement les « grands » de l’histoire d’Israël mais encore tous les « petits » et « sans grades » qu’elle comporte. Il est intéressant de noter que l’événement catastrophique de la captivité à l’étranger, et non une personne, marque la fin de la deuxième période et le commencement de la troisième. On peut suggérer, de cette compréhension schématique de l’histoire d’Israël, que les deux dons, celui de la terre (Abraham) et du Royaume (David) qui furent perdus au temps de l’exil doivent être restaurés avec la venue de Jésus.

Le v. 16 brise la logique amorcée depuis le v. 2 selon laquelle A engendra B, marquant ainsi l’écart décisif existant entre Jésus et ceux qui le précèdent. En effet, si Jacob engendre bien Joseph, l’époux de Marie, c’est de Marie qu’est né Jésus (« de laquelle est né Jésus » au passif, le verbe peut se traduire aussi bien être engendré que être né. Ici avec la forme « de laquelle » du début de la phrase, c’est le second sens qui semble le plus évident). Cette formulation est là pour indiquer que Joseph n’est pour rien dans la conception de Jésus, même s’il est son père selon la Loi, puisque la reconnaissance d’un enfant par un homme en fait un fils véritable. Jésus est donc bien fils de David par Joseph et pourtant celui-ci n’est pas son père biologique. Le v. 16 prépare donc le récit des v. 18-25 qui va expliquer les raisons de cet état de fait. Fils de Marie, selon les liens du sang, Jésus l’est certes. Joseph, lui, est père adoptif. Un père lié à son fils par une parole et une reconnaissance qui ne doivent rien, ni à la chair ni au sang. Il faut ici sortir des questions oiseuses sur la possibilité ou l’impossibilité d’une conception miraculeuse de Jésus. Poser la question en ces termes serait en effet passer à côté de l’essentiel qui est le sens de ce que nous dit ici le texte évangélique : Jésus tient son existence d’une autre origine. Au cœur des déterminismes les plus forts, Dieu vient inscrire sa liberté ! Par ailleurs, il nous rappelle dans le même temps l’importance et la supériorité du lien de la parole sur les liens du sang.

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3.4. Les femmes dans la généalogie de Jésus12 On a souvent remarqué la présence de cinq noms de femmes dans la généalogie de Jésus

telle que Matthieu nous la propose (cf. v. 3.5a.5b.6 et 16). La mention de femmes dans une généalogie juive n’est pas fréquente sans être exceptionnelle. Elle a toujours une raison précise qu’il faut, chaque fois, tenter de déterminer. Pour ce qui concerne la généalogie de Matthieu, au moins cinq hypothèses sont en présence :

- Les femmes dans la généalogie de Jésus sont des pécheresses et leur présence soulignerait le thème du Dieu qui accueille et sauve les pécheurs. Suggérée à l’origine par Saint Jérôme, l’hypothèse n’est pas satisfaisante pour au moins quatre raisons. a. Dans la tradition juive, Thamar ainsi que Rahab sont considérées comme des modèles de foi. b. Dans l’histoire de Thamar et de Bethsabée, la tradition biblique fait porter la responsabilité sur Juda et David. c. Rien dans l’histoire de Ruth ne souligne qu’elle est pécheresse. d. Ailleurs dans la généalogie, certains ancêtres de Jésus sont des rois qui ont « fait le mal » aux yeux de Dieu : point n’est besoin des femmes pour souligner la présence de pécheurs dans la généalogie de Jésus ! Dit autrement, les femmes de la généalogie ne sont ni plus ni moins pécheresses que ne le sont les hommes.

- Ces femmes sont des étrangères ce qui soulignerait l’ouverture de Matthieu aux païens. Luther a insisté sur ce point. Ruth et Rahab sont des étrangères. Thamar, dans la tradition juive, est considérée comme araméenne, (Test. Juda 10, Jub 41,1). Mais cela ne vaut qu’indirectement pour Bethsabée (c’est Urie qui est hittite). Enfin, rien ne permet de dire de Marie qu’elle est étrangère.

- Matthieu soulignerait la situation de vulnérabilité de ces femmes que Dieu protège par sa bénédiction. Cela est valable pour Thamar et Ruth ainsi que pour Marie. Moins évident pour Rahab et Bethsabée.

- Matthieu développerait le motif de la place des femmes dans le plan de salut de Dieu. Ces femmes appartiendraient à la catégorie des grandes figures féminines de la tradition juive (les « matriarches »). Ainsi Marie serait intégrée dans ce lignage.

- Ce sont les irrégularités ou anomalies dans la ligne davidique qu’indiquerait la présence de ces femmes. Matthieu soulignerait ainsi sa connaissance (et son adhésion) à ce thème que l’on retrouve dans la tradition pharisienne. Pour Thamar et Marie, le fait est évident. Pour Rahab, Bethsabée et Ruth les données sont plus complexes.

Faut-il choisir entre toutes ces hypothèses ? Faut-il, à tout prix, tenter de trouver un

thème commun unique expliquant à la présence de ces cinq femmes dans la généalogie de Jésus ? Deux points communs sont à noter : ce sont des femmes ! Cela est en soit significatif dans un contexte fortement patriarcal. Secondement, les obstacles réels ou supposés qu’évoque le nom même de ces cinq femmes. Notre hypothèse de lecture consistera à tenter d’établir un lien des quatre premières nommées avec la figure de Marie. Largement inconnue à l’époque où Matthieu écrit, on peut penser que l’évangéliste a choisi de donner consistance au personnage de Marie à l’aide de ces figures féminines qui la précédent comme ancêtres de Jésus.

v. 3a :Thamar. L’histoire de Thamar est connue (cf. Gn 38) : mariée aux deux premiers

fils de Juda, elle se retrouve veuve sans descendance et Juda, son beau-père, lui refuse son troisième fils. Elle use alors d’un stratagème, se faisant passer pour une prostituée, afin de s’assurer, avec Juda lui-même, une descendance. Pérets et Zérah sont les deux fils qu’elle a

12 Sur les femmes dans la généalogie de Jésus, outre les références mentionnées notes 16 et 17, cf. W. J. C. WEREN, « The Five Women in Matthew’s Genealogy », CBQ 59 (1997), p. 288-305 ; J. NOLLAND, « The Four (Five) Women and Other Annotations in Matthew’s Genealogy », NTS 43 (1997), p. 527-539.

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eus avec Juda. Accusée d’adultère, elle est finalement innocentée par Juda lui-même qui affirme : « Elle est plus juste que moi, car il est vrai que je ne l’ai pas donnée à Chéla mon fils » (Gn 38,26). La tradition juive abonde dans ce sens13. Thamar apparaît comme celle qui, au prix d’irrégularités par rapport à la Loi, assure une descendance à Israël. Le lien avec Marie est ici assez clair : dans ces circonstances où sa réputation peut être mise en cause, et même si l’attitude de Joseph n’est en rien identifiable à celle de Juda (cf. Mt 1,19), Marie permet au Messie de venir au monde.

Pourquoi, au v. 3, mentionner les deux fils de Thamar ? Est-ce pour que l’allusion à l’histoire de Gn 38 soit plus évidente ? Est-ce pour montrer que Dieu choisit librement et souverainement l’un des deux ? C’est une troisième hypothèse que nous retenons. Comme pour la mention de « Juda et ses frères », elle tend à indiquer que la généalogie ne craint pas d’assumer l’entièreté de l’histoire d’Israël : que le lignage de Jésus n’exclut pas les branches parallèles.

Un commentaire de Jean Calvin sur Thamar

« Juda engendra Pharez. Ce faict-ci a esté comme une entrée ou quelque petit commencement de l’anéantissement duquel parle Sainct Paul. Le fils de Dieu pouvoit bien maintenir son lignage en pureté, l’exempter et préserver de toute meschanceté et infâmeté : mais d’autant qu’il venoit en ce monde pour s’anéantir, et en prenant forme de serviteur, (Philippiens, chap. II,7) estre faict ver, et non point homme, l’opprobre des hommes, et mespris du peuple, (Ps. XXII, 6) et finalement pour souffrir la mort maudite de la croix, il n’a point refusé de porter encore ceste note en son lignage, que celuy qui devoit estre l’un de ses ancestres, nasquist d’inceste. Car combien que Thamar ne fust point menée d’une affection de paillardise à désirer la compagnie de son beau-père, si est-ce qu’elle a essayé un moyen illicite pour se venger du tort qu’on luy faisoit : et Juda voulant paillarder, a commis sa meschanceté avec sa bru, pensant que ce fust une autre : mais la bonté de Dieu singulière et inestimable a bataillé contre le forfaict de tous deux, afin que néantmoins ceste semence bastarde veinst à avoir un jour en main le sceptre Royal »14. v. 5a : Rahab. Rahab est habituellement identifiée à la prostituée de Jéricho (Jos 2 et 6).

Trois problèmes se posent cependant. 1. L’orthographe du nom : Rachab, orthographe inhabituelle, au lieu de Raab, (LXX ; certains manuscrits de l’historien juif Flavius Josèphe ont Rachabê). 2. Une question de chronologie. La chronologie de l’AT sépare Rahab et Salmon de près de 200 ans ! 3. L’absence d’attestation, dans la tradition juive, d’un lien entre Rahab et Salmon ainsi qu’avec Boaz. Le Talmud Rahab en fait plutôt l’épouse de Josué. La présence de Rahab est-elle le produit de l’imagination de Matthieu ou s’agit-il d’une autre Rahab ?

En ce qui concerne le point 1, on fait habituellement remarquer que l’orthographe des

noms de la généalogie matthéenne manifeste souvent de petites différences d’avec la LXX. Le point 2 est contesté par certains exégètes15 qui proposent une autre interprétation : la généalogie des ancêtres de David, depuis Juda, a trop peu de générations pour remplir la période qu’elle prétend couvrir. En fait, si l’on calcule à rebours, depuis David, alors Salmon,

13 Sur la tradition juive concernant Thamar, cf. M. PETIT, « Exploitations non bibliques des thèmes de Tamar et de Genèse 38. Philon d’Alexandrie ; textes et traditions juives jusqu’aux Talmudim », dans ALEXANDRINA. Hellénisme, judaïsme et christianisme à Alexandrie. Mélanges offerts au P. Claude Mondésert, Paris : Cerf, 1987, p. 77-115 ; du même auteur : « Tamar », dans Figures de l’Ancien Testament chez les Pères, Strasbourg : CADP, 1989, p. 143-157. Sur Thamar, cf. également Ph. ABADIE, « Les généalogies de Jésus en Matthieu et Luc », p. 56-58.

14 J. CALVIN, « Sur l’harmonie évangélique », Commentaires sur le Nouveau Testament, tome I, Paris : Meyrueis, 1854, p. 52-53.

15 Ainsi R. BAUCKHAM, « Tamar’s Ancestry and Rahab’s Marriage », NT 37 (1995), p. 313-329, cf. p. 322.

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le père de Boaz a vécu beaucoup plus tard que Rahab. Mais si l’on considère Salmon en référence à son Père, Naasson (beau-frère d’Aaron, cf. Ex 6,23), alors Salmon est contemporain de la génération qui entre en Canaan : il peut être l’époux de Rahab. Sur le dernier point, Matthieu n’a peut-être pas inventé le lien entre Salmon et Rahab. Les spéculations sur les généalogies sont connues dans le judaïsme (à Qumrân par exemple) et beaucoup sont sans doute perdues. On invoque également une exégèse midrashique de 1 Ch 2,54-55 où Rekab est assimilé à Rahab. Ainsi, la « maison de Rekab-Rahab » est-elle assimilée à Salmon. On signalera également que la tradition juive relie parfois Ruth et Rahab16.

Si Rahab n’est pas la prostituée de Jéricho17, elle est inconnue de la tradition juive. La

question est : pourquoi, alors que les autres femmes sont connues, celle-ci est-elle inconnue et quelle est la raison de sa présence ? On peut souligner que, à partir de Zorobabel, la plupart des noms mentionnés sont certes connus comme patronymes mais désignent des personnages totalement inconnus. La présence féminine pourrait ici souligner que des femmes inconnues appartiennent aussi à la généalogie de Jésus. En ce sens, un lien est possible avec Marie, parfaite inconnue au cœur d’une généalogie où les personnalités sont nombreuses. Contre l’hypothèse plaide cependant le nom même de Rahab qui évoque, très directement la prostituée de Jéricho.

S’il s’agit bien de Rahab, comme cela est vraisemblable, on doit souligner les points suivants. Dans le NT, Jc 2,25, H 11,31 en font une figure de la fidélité à Dieu suivant en cela des traditions rabbiniques (Mekhilta sur Ex 18,1 : elle se serait faite prosélyte ; Sifré sur Nb 29,78 ; huit prêtres et huit prophètes auraient été ses descendants ; Berakot 2,8 : modèle de foi18. Cf. également Flavius Josèphe, AJ V,2. Il est intéressant de constater que la réhabilitation de Rahab dans la tradition rabbinique se fait par l’adoption de la foi israélite (cf. déjà Jos 6,25) et par la descendance (elle a mis au monde des prêtres et des prophètes). Le personnage de Rahab est donc traité de façon largement positive dans les traditions juives et chrétiennes. Les rabbins louent sa beauté, la considèrent comme une prosélyte et une prophétesse. Le lien avec Marie est évidemment plus difficile à établir. Ruth Rab. nous apprend que le Saint Esprit demeura sur Rahab ; est-ce par ce biais-là qu’on peut trouver une relation ? Ou par la réputation « sulfureuse » que contient le nom même d’une prostituée et qui peut évoquer la réputation qui planait sur Marie dans la polémique juive anti-chrétienne ?

v. 5b : Ruth. Ruth la moabite est étrangère et a séduit Boaz pour se faire épouser. La

tradition biblique voit en elle le modèle de la prosélyte (cf. Ruth 2,12 comme désignant la conversion au judaïsme). En outre la généalogie de la fin du livre de Ruth fait d’elle une ancêtre de David. Dans le même sens, le Midrash Genèse Rabba rappelle que le roi Messie est issu de Ruth la moabite19. Enfin, le Livre des Antiquités Bibliques souligne que « Ruth choisit pour elle les chemins du Tout-Puissant et marcha en eux » (LAB 61,6).

16 L. L. LYKE, « What Does Ruth Have to Do with Rahab ? Midrash Ruth Rabbah and the Matthean Genealogy of Jesus », dans C. A. EVANS - J. A. SANDERS, The Function of Scripture in Early Jewish and Christian Tradition, Sheffield : Academic Press, 1998, p. 262-284.

17 Opinion défendue par J. D. QUINN, « Is RACHAB in Mt 1,5 Rahab of Jéricho ? », Biblica 62 (1981), p. 225-228 ; réponse de R. E. BROWN, « Rachab in Matt 1.5 probably is Rahab of Jericho », Biblica 63 (1982), p. 79-80.

18 Cités par F. VOUGA, L’épître de Saint Jacques, Genève : Labor et Fides, 1984, p. 90 note 128 ; cf. également H. L. STRACK - P. BILLERBECK, Kommentar zum neuen Testament aus Talmud und Midrasch, vol. I, Munich : Beck, 1924, p. 20-33.

19 D’après Ch. PERROT, Les récits de l’enfance de Jésus. Matthieu 1-2 - Luc 1-2, p. 20.

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v. 6 : La « femme d’Urie ». La quatrième femme mentionnée est la « femme d’Urie », Bethsabée (cf. 2 S 11,26 ; 12,10.15 ; 1 Ch 3,5 et pour Urie, « le Hittite », 2 S 12,9)20. Dans l’affaire du meurtre d’Urie le Hittite (2 S 11-12) elle n’apparaît pas comme la coupable mais comme l’objet du délit. C’est David qui porte l’ensemble de la responsabilité (ce que confirment à sa manière le Ps 51 et CD 5,5-6). Par contre, en 1 R 1-2 elle est une actrice décisive de l’histoire d’Israël (après avoir mis au monde Salomon) : avec la bénédiction de Nathan elle permet à David de s’en tenir à ce qu’il avait promis, à savoir que Salomon régnerait sur Israël. Cette femme mariée à un étranger a été intégrée d’une manière illégale au peuple d’Israël et appartient à la descendance royale de David. Pourquoi parler de Bethsabée sans la nommer et en la désignant par son lien avec Urie ? Pour souligner sa gentilité ? Mais c’est Urie qui est Hittite, pas Bethsabée. Pour rappeler la faute de David et l’irrégularité du lignage ? Notre préférence va à cette seconde hypothèse dans la mesure où cette désignation se retrouve dans la tradition juive lorsqu’il est question de la faute de David (2 S 11,3 ; Test. Sal. I,1 ; AJ VII,131. 153. 154. 391…). Sur la mention de « la femme d’Urie » encore un commentaire de Calvin pour conclure. Parlant de « ceste vileine tache sur le commencement du règne » de David, le Réformateur ajoute : « Dieu a ainsi voulu donner à entendre et déclarer que ce n’a point esté par aucuns mérites des hommes qu’il a esté induit à fonder et establir ce règne »21.

Comment expliquer la présence de ces femmes dans la généalogie ? Matthieu reprend

peut-être ici la tradition rabbinique qui célèbre les quatre matriarches d’Israël. Les traditions diffèrent sur l’identité des matriarches. Selon les cas, il s’agit de Sarah, Rebecca, Rachel et Léa ou d’Eve, Sarah, Rébecca et Lea, ou encore, chez Philon, de Sarah, Rebecca, Léa et Séphora. On constate la présence d’une triade permanente, Sarah, Rebecca et Léa. Si Matthieu a repris cette tradition, il en a changé la totalité des noms et ajoute un cinquième en la personne de Marie.

v. 16 : Marie. Quelle signification à la présence de ces quatre noms et quel lien avec Marie ? De Marie, il faut simplement souligner le caractère illicite de la conception de Jésus. L’attitude du juste Joseph qui projette de la répudier (1,19) le confirme : seuls ceux qui reçoivent de Dieu une révélation peuvent y voir, non pas une faute, mais l’intervention décisive de Dieu dans l’histoire de son peuple et du monde. L’union irrégulière entre Thamar et Judas qui fait courir un risque à Thamar n’est pas sans évoquer l’histoire de Marie qui court le risque d’être accusée d’adultère. Comme Ruth donne naissance à un ancêtre du Messie, Marie met au monde Jésus dans des circonstances qui ne sont pas courantes. Rahab et la femme d’Urie évoquent, elles aussi, l’irrégularité et les chemins détournés de la filiation davidique. Peut-être aussi, une évocation indirecte de la réputation sulfureuse de Marie : comme Rahab, ne serait-elle pas une prostituée ? On peut formuler cela ainsi : « Scandaleux ou non, les exemples antérieurs [à Marie] montrent que Dieu est capable de vaincre tous les obstacles, qu’ils soient d’ordre moral ou biologique, quand il s’agit de réaliser le dessein qui doit aboutir au Messie »22. Il est vraisemblable que Matthieu a voulu souligner ce point avec une certaine emphase. Pour cela il reprend une pratique juive (célébration des matriarches d’Israël) mais se démarque en mentionnant d’autres noms. Ces noms sont certes reconnus dans le judaïsme de son temps, mais mis ensemble ils évoquent les circonstances particulières, et à vues humaines douteuses, qui entourent la naissance de Jésus.

20 Sur Bethsabée dans la tradition juive, M. PETIT, « Bethsabée dans la tradition juive jusqu’aux

Talmudim », Judaica 47 (1991), p. 209-223. 21 J. CALVIN, « Sur l’harmonie évangélique », p. 53. 22 S. LEGASSE, « Les généalogies de Jésus », p. 449.

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3.5. Le verset 17

La généalogie de Jésus est synthétisée, par l’évangéliste lui-même, comme une série de trois fois quatorze générations chacune. Une difficulté surgit cependant : il n’y a que quarante et une générations, plus exactement, treize générations depuis la déportation jusqu’à Jésus. Il faut supposer soit une erreur de décompte23 de Mt, soit que David est volontairement compté deux fois étant à la fois dernier de la première liste (v. 2-6a) et premier de la deuxième (v. 6b-11), cf. v. 17 : quatorze générations d’Abraham à David, quatorze de David à la déportation. Cette dernière hypothèse est peu vraisemblable dans la mesure où cela ferait quinze générations dans la deuxième liste et treize dans la troisième.

Décompte des générations dans la généalogie matthéenne

Abraham (1) engendra Isaac ; Isaac (2) engendra Jacob ; Jacob (3) engendra Juda et ses

frères ; Juda (4) engendra Pharès et Zara de Thamar ; Pharès (5) engendra Esrôm ; Esrôm (6) engendra Aram ; Aram (7) engendra Aminadab ; Aminadab (8) engendra Naassôn ; Naassôn (9) engendra Salmon ; Salmon (10) engendra Booz, de Rahab, Booz (11) engendra Jobed de Ruth, Jobed (12) engendra Jessé ; Jessé (13) engendra le roi David (14).

David engendra Salomon (1), de la femme d’Urie, Salomon engendra Roboam (2) ; Roboam engendra Abia (3) ; Abia engendra Asa (4) ; Asa engendra Josaphat (5) ; Josaphat engendra Joram (6) ; Joram engendra Ozias (7) ; Ozias engendra Joatham (8) ; Joatham engendra Akhaz (9) ; Akhaz engendra Ezékias (10) ; Ezékias engendra Manassé (11) ; Manassé engendra Amôn (12) ; Amôn engendra Josias (13) ; Josias engendra Jéchonias et ses frères ; ce fut alors la déportation à Babylone (14).

Après la déportation à Babylone, Jéchonias engendra Salathiel (1) ; Salathiel engendra Zorobabel (2) ; Zorobabel engendra Abioud (3) ; Abioud engendra Eliakim (4) ; Eliakim engendra Azor (5) ; Azor engendra Sadok (6) ; Sadok engendra Akhim (7) ; Akhim engendra Elioud (8) ; Elioud engendra Eléazar (9) ; Eléazar engendra Mathan (10) ; Mathan engendra Jacob (11) ; Jacob engendra Joseph (12), l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus, celui qu’on appelle le Christ (13).

Non pas quarante-deux comme le prétend Matthieu mais quarante et une. Erreur de scribe ou omission volontaire ? C’est indécidable. Le seul fait certain c’est qu’il en manque une. Qu’il y a du « manque », qu’un grain de sable est venu gripper la machine trop bien huilée des engendrements successifs. Ce manque, ce quelque chose qui ne fonctionne pas bien, est peut-être là comme pour signifier que tout n’est pas aussi verrouillé qu’on ne pourrait le penser, narrateur en tête. Et l’exégète qui est aussi ici théologien est fondé à proposer une hypothèse : dans ce manque d’une génération, n’y a-t-il pas une autre origine, une autre parole qui vient s’inscrire ? Car il s’agit bien pour Jésus de naître fils de quelqu’un. Mais fils de qui ? Fils de Joseph, charpentier de son état ou fils du Père céleste, premier-né de toutes les filles et fils qui trouveront libération et adoption en lui ? Telle est bien la question qui est au cœur de la généalogie. Fils de Joseph, il le sera certes. Mais, Joseph, tel Abraham qui offre Isaac sur le Mont Morija (Gn 22)24, devra laisser ce fils devenir libre des liens familiaux qui sont toujours, peu ou prou, des liens d’esclavage (c’est aussi l’une des significations possibles de ce vieux dogme de la conception virginale de Jésus implicitement contenu dans le v. 16 et ensuite mis en récit en 1,18-25). En ce sens, la généalogie proposée par Matthieu est bien au service de l’attestation de la filiation d’un individu nommé Jésus : elle réfléchit à ce que signifie « être fils ». Mais, compte tenu de la personnalité du personnage dont la généalogie raconte l’origine si particulière, cette filiation concerne chaque

23 C’est l’opinion de W. D. DAVIES - D. C. ALLISON, Matthew, vol. I, p. 186, qui signalent que des erreurs

de ce genre existent dans les généalogies de l’époque (1 Ch 3,22 et autres références chez Davies - Allison). 24 Devenir père, en effet, c’est permettre au fils de ne plus appartenir au père. S’il est quelque chose à

sacrifier au véritable Dieu-père, ce n’est pas le fils, c’est la prétention paternelle à la propriété des fils (le bélier, animal-totem qui prend la place d’Isaac dans le récit de Gn 22).

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lecteur potentiel de l’évangile : en tant qu’il est lui aussi un fils d’homme ; en tant aussi qu’il est appelé à devenir, par Jésus, fils du Père (cf. Mt 5,45).

La signification de cette série de trois fois quatorze est difficile à expliquer précisément. On peut en souligner la dimension symbolique : quatorze étant un multiple de sept, chiffre dont le potentiel symbolique n’a besoin d’être démontré. Pour le reste, quantité de propositions ont été faites pour expliquer la portée de ce chiffre (14 x 3) dans la généalogie de Matthieu25. L’explication la plus courante et qui obtient l’agrément de pas mal de commentateurs fait appel à la gématrie26. Il s’agit de prendre en compte la valeur numérique des consonnes hébraïques du nom David : D + W + D = 4 + 6 + 4 = 14. La généalogie compte trois fois quatorze générations parce que le nom David a trois consonnes dont la valeur numérique est quatorze. L’hypothèse a pour elle, outre la vraisemblance historique (la gématrie était une pratique courante à l’époque), de proposer une explication englobant l’ensemble des données textuelles. Encore faut-il supposer que Matthieu, écrivant en grec, calculait la valeur numérique des lettres sur l’hébreu. On peut alors poursuivre l’exégèse en postulant la présence d’un notarikon27 dans le v. 1 : les trois lettres hébraïques du nom Adam formeraient les initiales de trois nouveaux noms :

a —> abrham (Abraham) d —> dwd (David) m —> mshyh (Christ)

Chacun des noms commanderait une des séries de quatorze noms28. Une autre hypothèse, moins ambitieuse, est possible : pour la première série de noms, Matthieu reprend littéralement Ruth 4,18-22 (seule l’orthographe de quelques noms diverge ; en outre Matthieu a ajouté Rahab et Ruth). À cette série de dix noms, Matthieu dont le projet est de faire remonter la généalogie de Jésus jusqu’à Abraham, rajoute les quatre noms manquants : Abraham, Isaac, Jacob et Juda (+ Thamar). Il obtient un nombre de quatorze noms masculins, nombre symbolique et convenant parfaitement à son projet (Jésus comme accomplissement des promesses de Dieu). Il va donc le reproduire dans la suite de la généalogie (en particulier en supprimant des noms pour la deuxième série qu’il reprend de 1 Ch 3,10-16)29. L’hypothèse a le double mérite de rendre compte de ces trois séries de quatorze auxquelles Matthieu a lui-même rendu le lecteur attentif (v. 17) sans risque de surinterprétation : ces séries de quatorze attestent bien que ce qui est décrit ici n’est pas le fruit du hasard mais de la volonté souveraine du Dieu d’Israël qui amène les temps à leur accomplissement. Matthieu nous indique ainsi, en conclusion de la généalogie, quelle en est la clé d’interprétation, comment il convient de la lire et de la comprendre : comme l’aboutissement des temps. Dans la personne de « celui qu’on appelle Christ » Israël doit reconnaître son Messie. Dieu accomplit ainsi l’histoire de

25 Cf W. D. DAVIES - D. C. ALLISON, Matthew, vol. I, p. 161-165 qui discutent pas moins de huit hypothèses !

26 Hypothèse défendue par P. BONNARD, L’évangile selon Saint Matthieu, p. 15 ; W. D. DAVIES - D. C. ALLISON, Matthew, vol. I, p. 163-164. Rappelons que l’écriture hébraïque n’a pas de chiffre. Il est donc attribué à chaque lettre une valeur numérique. La gématrie n’est pas la numérologie, c’est une technique d’interprétation juive des Écritures : un chiffre donné désigne un homme ou un objet. Ce chiffre est obtenu en additionnant la valeur numérique des lettres qui constituent le nom. C’était une pratique courante à l’époque et chère aux anciens qui l’utilisaient souvent. Mais pour nous, la clé en a été très souvent perdue et il est difficile de la retrouver. Il faut retenir que les chiffres dans la Bible représentent souvent bien autre chose que leur valeur numérique, ces notions d’un tout autre ordre échappant au lecteur d’aujourd’hui.

27 Procédé qui consiste à interpréter chaque lettre d’un mot comme l’abréviation d’une phrase ou d’un mot entier (principe du sigle ou de l’acronyme).

28 J. CHOPINEAU, « Un notarikon en Matthieu 1,1 », ETR 53 (1978), p. 269-270. 29 Hypothèse proposée par X. LEON-DUFOUR, « Livre de la genèse de Jésus-Christ », p. 57-58.

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son peuple. La régularité des cycles d’engendrement, trois séries de quatorze, manifeste que la plénitude des temps est à son terme en Christ.

3.5. Conclusions

Nous sommes maintenant en mesure de répondre aux questions que nous formulions après avoir rappelé la signification des listes généalogiques dans le judaïsme post-exilique :

- La généalogie de Matthieu sert-elle à établir Jésus au sein d’un réseau de liens de parenté ou bien à le situer dans l’histoire en ordonnant autour de lui une mise en ordre périodique du passé ? Les deux hypothèses ne sont pas incompatibles. Ce n’est pas seulement l’ascendance davidique que Matthieu veut attester mais également la place particulière que Jésus occupe dans une histoire d’Israël que Dieu conduit, à travers lui, à son accomplissement.

- Sert-elle à faire la démonstration d’une pureté des origines nécessaire à l’exercice d’une fonction qui la requiert ou bien sert-elles à créer ou à appuyer une légitimité individuelle ? Ici les deux aspects sont présents mais d’une façon paradoxale : d’une part Matthieu semble s’évertuer à suggérer que la « pureté » de Jésus est d’une tout autre nature que la compréhension traditionnelle : la miséricorde de Dieu prend des chemins détournés. D’autre part, le fondement de la légitimité individuelle de Jésus est déplacé : Jésus tient certes sa légitimité de la filiation davidique, mais également d’une « autre origine » (v. 16).

- Enfin, cette généalogie « nouvelle » de Jésus constitue-t-elle un exemple de fluidité généalogique servant un discours particulier dont le rôle au sein du texte qu’elle introduit est déterminé non seulement par le contenu et la forme qui lui ont été donnés, mais aussi par son ancrage au sein du tissu narratif auquel elle appartient ? Il faut ici répondre clairement oui. Mais quel est ce discours ? Trois remarques à ce sujet :

1. Nous avons indiqué que le v. 1 soulignait que Jésus, Messie des chrétiens, était un fils d’Israël, accomplissement des prophéties. L’ensemble de la généalogie confirme cette perspective. Cette généalogie s’enracine en effet dans ce que la tradition d’Israël a de plus significatif (les patriarches), de plus important (la lignée davidique royale) et de plus commun (des hommes dont beaucoup sont inconnus mais qui sont d’authentiques descendants d’Abraham et de David). Elle est structurée en période de quatorze générations et Jésus arrive au terme de la troisième période. Cela n’est pas le fruit du hasard, mais souligne au contraire l’intervention décisive de Dieu dans cette histoire : Jésus doit être compris comme celui en qui Israël trouve l’aboutissement de tout ce qu’il espère.

2. Mais la généalogie ne se contente pas de préciser le v. 1, elle va plus loin, en soulignant combien Jésus est l’acte eschatologique de Dieu pour Israël et pour le monde. Le v. 16 souligne fortement que l’origine même de Jésus est divine : significatif ici est l’écart indiqué par Matthieu entre toutes les générations depuis Abraham jusqu’à Jacob, le père de Joseph, et Joseph lui-même : on passe du père géniteur à la mère de laquelle est né Jésus. En outre, alors que les généalogies d’individus ou de famille sont, dans la Genèse, des listes de descendants (cf. aussi Nb 3,1 ; Rt 4,17 ; 1 Chr 1,29…), celle de Jésus est une généalogie ascendante. Cela peut s’expliquer simplement par le fait qu’il s’agit ici de justifier la légitimité israélite et pour tout dire davidique de Jésus. Flavius Josèphe ne fonctionne pas différemment qui commence son Autobiographie en énumérant la « succession » de ses ancêtres, en vue d’attester de ses origines royales, et conclut celle-ci par ces mots : « Voilà donc la généalogie de notre famille ». Cependant, le fait que Matthieu accompagne la

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généalogie de Jésus d’un titre qui rappelle Gn 2,4 et 5,1 invite peut-être à interpréter théologiquement l’écart entre les généalogies de la Genèse et la généalogie de Mt 1,1-17. Pour l’évangéliste ce n’est pas l’origine de la généalogie (ici Abraham) qui est importante mais l’aboutissement (Jésus). Du point de vue de l’histoire d’Israël au sein de laquelle Matthieu se situe résolument, c’est en Jésus que le peuple trouve l’accomplissement des promesses faites à Abraham et qui se poursuivent dans l’attente messianique liée au roi David. Si l’on ajoute, en outre, que la seule généalogie ascendante de la Genèse est celle de la terre et des cieux (Gn 2,4) dont on raconte l’origine dans l’acte créateur en Dieu, on peut prudemment poursuivre l’interprétation théologique que nous supposons être celle de Matthieu : comme le ciel et la terre, Jésus trouve en fait son origine en Dieu, ce que la fin de la généalogie de Jésus va souligner au v.16 et que la suite (v. 18-25) confirmera.

3. Au total donc, Matthieu construit une généalogie à partir de traditions essentiellement vétérotestamentaires (sauf pour la dernière série de quatorze qui remonte peut-être à des traditions circulant dans la communauté matthéenne). Il la rédige très librement en lui donnant une signification théologique. Le but poursuivi est double. D’une part, asseoir la légitimité de Jésus, tant dans le peuple d’Israël que dans la lignée royale (lignée davidique par la branche régnante à la différence de Luc) : Matthieu souligne ici la continuité fondamentale qui existe entre Jésus et l’histoire qui le précède. D’autre part, il s’agit de montrer l’originalité et pour tout dire la nouveauté de cette légitimité qui est questionnée ou plus exactement redéfinie de deux manières : par la présence d’une série originale de cinq femmes, signe de la grâce de Dieu qui rend droit ce qui ne l’est pas et ne choisit pas les chemins habituels des hommes ; par le fait que la naissance de Jésus, non conforme à la Loi, est fruit de l’acte créateur de Dieu. Matthieu souligne ici la discontinuité (cf. surtout le v.16 par rapport aux v. 2-15) entre Jésus et l’histoire qui le précède.

La généalogie matthéenne, en même temps qu’elle justifie le titre de Fils de David appliqué à Jésus semble sinon le contester du moins en dire les insuffisances. Nouveauté dans la continuité : telle est l’expression qui semble résumer cette généalogie. Une nouveauté qui n’est donc pas un imprévu de Dieu mais l’accomplissement de quelque chose d’ancien : Dieu ne change pas. De telle manière que c’est une nouvelle compréhension de son histoire qui est proposée à Israël : il lui faut relire son passé pour y comprendre le Dieu des pères de manière nouvelle. Matthieu propose ici l’interprétation autorisée de l’histoire du peuple d’Israël, une histoire qui s’accomplit dans l’acte eschatologique de Dieu en Christ.

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CHAPITRE TROISIEME SECOND VOLET : LE RECIT DE LA NAISSANCE DE JESUS (1,18-25)30

1. Traduction du texte 18 Or, de Jésus Christ, ainsi fut l’origine. Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph,

avant de s’être unis, elle se trouva enceinte par l’Esprit Saint. 19 Or Joseph, son mari, étant juste et ne voulant pas faire d’elle un exemple, décida de la répudier en secret. 20 Or ayant réfléchi à ces choses, voici un ange du Seigneur se manifesta à lui en songe disant : « Joseph fils de David, ne crains pas de prendre Marie ta femme. Car ce qui a été engendré en elle est de l’Esprit Saint. 21 Elle enfantera un fils et tu l’appelleras du nom de Jésus. Lui en effet sauvera son peuple de ses péchés. 22 Or tout cela arriva afin que fut accomplie la parole du Seigneur par le prophète, disant : 23 « Voici la vierge sera enceinte et enfantera un fils et ils l’appelleront du nom d’Emmanuel », ce qui se traduit « Dieu avec nous ». 24 Or, Joseph s’étant levé du sommeil, fit comme lui avait ordonné l’ange du Seigneur et il prit sa femme, 25 et il ne la connut pas jusqu’à ce que elle eut enfanté un fils. Et il l’appela du nom de Jésus.

2. Commentaire du texte - v. 18 : La phrase qui ouvre le v. 18 (« Or, de Jésus Christ, ainsi fut l’origine ») fait le

lien entre la généalogie (reprise du substantif geneseôs, « origine », du v. 1) et introduit les v. 18b-25. Le but de la généalogie était de nous apprendre qui était Jésus, le Christ : de la descendance d’Abraham et issu de souche davidique (v. 1), cependant né de Marie et non de Joseph (v. 16) et dont la naissance intervient comme l’aboutissement des temps (v. 17). Maintenant (v. 18-25) c’est le comment et le pourquoi de cette origine qui vont nous être précisés. À cet effet, la présence active du Dieu d’Israël, implicite jusque-là quoique évidente pour l’auditeur de l’évangile, va se manifester dans toute sa plénitude.

Pour comprendre le propos du narrateur, il faut l’interpréter dans le cadre des usages juifs de l’époque. « Les fiançailles […] qui scellent l’engagement en vue du mariage, avaient lieu très tôt (douze ans et demi chez la jeune fille). Alors la fiancée, quoique demeurant encore sous le toit de ses parents, était considérée comme appartenant à son fiancé et soumise à son autorité. Si celui-ci mourait, elle comptait comme veuve ; si elle le trompait, elle devenait adultère. La répudiation se faisait selon les règles du divorce. Mais les rapports sexuels étaient exclus et les deux jeunes gens ne devenaient mari et femme qu’au bout d’un an après le contrat de mariage, quand l’épousée s’établissait dans la maison de son mari »31.

Ainsi s’explique, pour les auditeurs de l’évangile, la fin surprenante de la généalogie : il se passe, avec Marie, quelque chose qui sort de l’ordinaire. Sa maternité ne ressortit pas au cours normal des choses : elle est le fait d’une intervention de Dieu. C’est ainsi qu’il faut comprendre ici la double mention de l’Esprit Saint. « Quand donc il révèle le rôle du souffle divin dans l’origine de Jésus, Matthieu entend dire que la conception miraculeuse de Jésus est le fait de Dieu lui-même […] La question des modalités de l’action ne se pose même pas »32.

30 Bibliographie : en plus des références déjà mentionnées à la note 16, ajouter : X. LEON-DUFOUR,

« L’annonce à Joseph », Études d’Évangile, Paris : Seuil, 1975, p. 69-81 ; D. D. KUPP, Matthew’s Emmanuel. Divine Presence and God’s People in the First Gospel, Cambridge : University Press, 1996 ; J. NOLLAND, « No Son-of-God Christology in Matthew 1.18-25 », JSNT 62 (1996), p. 3-12 ; S. LEGASSE, « Joseph pouvait-il répudier Marie ‘en secret’ ? », BLE 99 (1998), p. 369-372.

31 S. LEGASSE, « Joseph pouvait-il répudier Marie ‘en secret’ ? », p. 370. 32 M.-A. CHEVALLIER, Souffle de Dieu. Le Saint-Esprit dans le Nouveau Testament, Paris : Beauchesne,

1978, p. 144.

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- v. 19 : L’évangéliste nous présente Joseph comme un homme « juste ». Comment comprendre la « justice » de Joseph ? Trois interprétations sont en concurrence :

1. Joseph connaît les causes de la grossesse de Marie et il ne veut pas prendre une place qui n’est pas la sienne courant ainsi le risque de s’opposer au plan de Dieu.

2. Le terme de « juste » signifie que Joseph est un homme bon et que, soupçonnant l’adultère de Marie, il ne veut pas que l’affaire s’ébruite par souci de la préserver.

3. Joseph est juste au sens vétérotestamentaire du terme. Confronté à ce qu’il est en droit de considérer comme une désobéissance à la Loi (l’adultère supposé de Marie, cf. Mt 1,18-19), il agit avec droiture (il ne supporte pas le péché et donc se doit de répudier sa fiancée33) mais sans accabler le pécheur (il agit selon la miséricorde).

L’hypothèse 1 doit être écartée en raison même de la cohérence du récit : ce n’est qu’au v. 20 que Joseph apprend que Marie est enceinte « par le Saint Esprit » . Entre l’hypothèse 2 et l’hypothèse 3, c’est la dernière qui est la plus conforme à l’enracinement juif de Matthieu : ce n’est pas la philanthropie de Joseph qui est soulignée mais bien sa fidélité au Dieu d’Israël et à sa Loi. Ce qui est plus rarement remarqué cependant, c’est que l’attitude « juste » de Joseph constitue, dans la logique du récit, un obstacle à l’accomplissement de la volonté de Dieu. Il faut quelque chose de supérieur à la justice de Joseph pour que ce dernier change son projet initial. Traduit en termes narratifs, l’action initiée par la justice de Joseph (répudier Marie) constitue la première complication (ou force perturbatrice) de la narration matthéenne que l’intervention de l’ange de Dieu permet de résoudre.

Mentionnons encore la présence du thème du « secret », connoté négativement un peu plus loin en 2,7 quand Hérode convoque les Mages « en secret » (lathra, même terme dans les deux cas ; par contre, en 6,4 et 6,10 — « ton Père qui voit dans le secret » — , Matthieu emploie le terme kruptos). Le « secret » peut porter sur le projet de Joseph (« décida secrètement ») ou, comme cela nous semble plus vraisemblable, sur la répudiation (« de la répudier en secret »). En effet, au plan narratif, on ne voit pas l’intérêt de préciser que la décision de Joseph se fait « en secret ». Par contre, on comprend la mention d’une répudiation « discrète » : elle évite à Marie une diffamation publique et construit, à l’intention du lecteur, le sens à donner à la « justice » de Joseph.

- v. 20 : Le vocabulaire utilisé par Matthieu pour narrer les résolutions de Joseph est un

verbe rare sous la plume de l’évangéliste, connoté négativement la seconde fois où il apparaît. En Mt 9,4, Jésus reproche aux scribes de « ruminer des pensées mauvaises » (cf. également 12,15). Quoi qu’il en soit de l’interprétation que l’on fait du motif du secret (v. 19) et de la portée des « pensées » intérieures de Joseph (l’auditeur n’en connaît pas le contenu, il sait simplement que Joseph est « juste »), l’attitude de Joseph n’est pas conforme au projet de Dieu. L’intervention d’un ange est nécessaire. Il apparaît « en songe ». Expression propre à Matthieu : pour Joseph, également 2,13.19.22 ; pour les Mages 2,12 ; pour la femme de Pilate, 27,19. Dans toutes ces occurrences, le songe est lié directement au sort du Christ (sa naissance, son sauvetage des mains d’Hérode, des circonstances liées à sa mort). Matthieu établit un contraste entre, d’une part, les projets humains de Joseph (résolutions intérieures qui conduisent à mettre un terme au projet de Dieu) et, d’autre part, l’intervention souveraine de

33 De l’avis de D. C. ALLISON, « Divorce, Celibacy and Joseph (Matthew 1.18-25 and 19.1-12 », JSNT 49

(1993), p. 3-10, ce thème de l’adultère supposé de Marie explique la précision propre à Mt, en 19,9 sur le motif d’infidélité (cf. aussi 5,32). De même, l’insistance de Matthieu sur la préférence donnée à l’abstinence (cf. 19,10-12) serait une évocation implicite de 1,25.

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la vision divine qui explicite à l’intention de Joseph ce que les auditeurs de l’évangile savent déjà.

Le « n’aie pas peur » n’est pas du même ordre que celui prononcé par l’ange aux femmes devant le tombeau (28,5), ni du même ordre que celui de Jésus aux disciples apeurés (14,27 ; 17,7 et 28,10) devant la manifestation du divin. C’est de prendre Marie pour femme que Joseph ne doit pas craindre. Qu’y a-t-il à craindre ? Le soupçon d’adultère, la transgression de la Loi (deux risques effacés par la parole de l’ange) et la mauvaise réputation de Marie (impossible à dissiper).

- v. 21 : La formule qu’utilise l’ange pour s’adresser à Joseph rappelle les formes

habituelles des récits biblique annonçant une naissance (Gn 16,11 ; 17,19 ; Es 7,14). Jésus est la forme grecque de l’hébreu Yeshua qui signifie « Yavhé sauve ». Ici c’est le

« peuple » qui est le destinataire du salut. Dans l’évangile de Matthieu, le terme désigne Israël (cf. 2,4.6 ; 4,16 ; 13,15 ; 15,8 ; 21,23 ; 26,3.47 ; 27,25). Le peuple sera sauvé de ses péchés. Comment Jésus sauve et quels sont les péchés du peuple est quelque chose que Matthieu ne précise pas ici. Le verset anticipe cependant l’image fréquente, chez Matthieu, de Jésus comme celui qui pardonne les péchés (9,2.5.6) et fréquentant les pécheurs (9,10.11.13 ; cf. aussi 11,19). Dans le récit du dernier repas, le sang de Jésus sera déclaré sang de l’alliance en vue du pardon des péchés (26,28). Nous avons affaire ici au premier énoncé donnant une visée à l’histoire de Jésus : le salut du peuple d’Israël. Ce Jésus qui apparaît au terme d’une généalogie dont il représente l’aboutissement constitue, dans sa venue même, le geste salvateur de Dieu. Ce geste salvateur n’est cependant une nouveauté absolue, il s’inscrit, lui aussi, comme l’aboutissement, plus exactement, l’accomplissement des Ecritures.

- v. 22-23 : Nous trouvons ici la première des « citations d’accomplissement » de

l’évangile. On désigne ainsi les citations de l’Ancien Testament par lesquelles le narrateur affirme qu’en Jésus s’accomplit l’attente des prophètes (1,22-23 ; 2,15 ; 2,17-18 ; 2,23 ; 4,14-16 ; 8,17 ; 12,17-21 ; 13,35 ; 21,4-5 ; 27,9-10). Ces citations sont toutes introduites par une formule stéréotypée : « afin que soit accompli »…(cf. aussi 13,14 et 26,54.56)34.

Qui parle ici : l’ange ou le narrateur ? Deux indices laissent penser que nous avons ici affaire à une « intrusion » du narrateur dans le récit, un discours qui interprète, à l’intention des auditeurs, ce que vit le personnage de Joseph. D’abord le fait que toutes les autres citations d’accomplissement se présentent clairement comme des prises de parole du narrateur. Secondement, dans l’évangile de Matthieu le fait que les anges n’argumentent pas à partir des Écritures. Ils se contentent de donner des ordres et de transmettre des instructions de la part de Dieu.

Si l’on considère la citation comme une prise de parole du narrateur, quel en est l’effet sur les auditeurs ? Elle constitue une interprétation des événements à l’intention des auditeurs qui en savent plus que le personnage principal du récit (auparavant, Joseph avait été informé des circonstances de la grossesse de Marie juste après les auditeurs). D’une certaine manière, les auditeurs ont toujours « une longueur d’avance » sur Joseph. Mais ici l’avance risque d’être plus conséquente. En effet, ce que va apporter la citation d’Esaïe interprète certes ce que Joseph a appris de l’ange. Mais entre le v. 21 et le v. 23 existent des écarts qui sont significatifs.

Avant d’en venir au contenu de la citation, encore une remarque sur la formule d’introduction elle-même. Pourquoi la mention « par le Seigneur » qui fait redondance avec la forme passive « ce qui avait été déclaré par le prophète », qui indique clairement que le

34 Sur les citations d’accomplissement, voir la bibliographie rassemblée dans le dernier travail significatif publié sur la question, celui de J. MILER, Les citations d’accomplissement dans l’évangile de Matthieu, Rome : Pontificio Istituto Biblico, 1999, p. 13-34.

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Seigneur est à l’origine de la parole ? On retrouve la même précision en 2,15 où elle introduit la référence au « fils » appelé d’Égypte (de même en 1,23 est-il question d’un « fils »). Peut-être la précision s’explique-t-elle par la christologie du Fils de Dieu que développe Matthieu dans ce récit de l’enfance : le « fils » dont il est question dans les deux cas est le « fils du Seigneur ».

Es 7,14 (hébreu) Es 7,14 ( LXX) Mt 1,23 Voici, la jeune fille est enceinte. Elle mettra au monde un fils. Et l’appellera Emmanuel.

Voici, la vierge sera enceinte. Elle mettra au monde un fils. Et tu l’appelleras Emmanuel.

Voici, la vierge sera enceinte. Elle mettra au monde un fils. Et ils l’appelleront Emmanuel, ce qui signifie : Dieu avec nous.

La citation est faite sur la LXX par rapport à laquelle on constate deux différences35 : - D’abord la précision « ce qui signifie Dieu avec nous » (reprise de Es 8,8.10). Plus

qu’une traduction à l’intention d’un public ne connaissant pas l’hébreu, il faut sans doute y voir une insistance théologique de Matthieu (cf. l’inclusion que constitue la finale de l’évangile : « je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde »). En Jésus, Dieu est présent dans le monde et plus précisément avec les siens.

- La seconde différence avec le texte de la LXX réside dans le passage du « tu » au « ils » pour désigner celles ou ceux qui doivent nommer Emmanuel. On peut comprendre le « ils » comme un « on » indéfini. On peut aussi y voir une façon proleptique (le temps est un futur) de désigner la communauté de ceux qui confesseront Jésus comme présence de Dieu. Dans ce sens, déjà, Jean Calvin : « Mais depuis que ce nom a esté publié, il appartient à tous fidèles d’avouer et confesser que Dieu s’est communiqué et baillé à nous en Christ »36.

La citation met en scène deux sujets indéterminés le « ils » et le « nous ». Par rapport au v. 20, l’écart est donc sensible : du « tu » (« appelleras ») au « ils » (« appelleront ») et du « son » (« il sauvera son peuple de leurs péchés ») au « nous » (« Dieu avec nous »). La citation interprète donc l’annonce de l’ange en déplaçant l’objet de la venue de Jésus et les bénéficiaires (du salut pour le peuple d’Israël pécheur à la présence auprès d’un groupe encore indéterminé). La citation, non seulement interprète l’histoire de Jésus à la lumière de la prophétie d’Esaïe (cependant dans la tradition juive, Es 7,14 n’est pas l’objet d’une lecture messianique) mais encore, elle introduit une « réserve de sens »37. Celle-ci se situe sur un double plan : christologique (de Jésus à Emmanuel, il y a un contenu de sens donné à la figure de Jésus qui ne correspond pas totalement ni à la généalogie ni à la parole de l’ange) et ecclésiologique (en ouvrant sur un extérieur de la narration, un « nous » qui n’est pas acteur du récit et qui sera, au terme de l’évangile, le « vous » communautaire).

35 Par rapport au texte hébreu, le texte de la LXX (suivi par Matthieu) manifeste deux écarts : le passage

de « jeune fille » (almah) à vierge (parthenos) et le passage du présent (« est enceinte ») au futur (« sera enceinte »).

36 « Sur l’harmonie évangélique », p. 62. 37 J. MILER, Les citations d’accomplissement dans l’évangile de Matthieu, p. 33. Les remarques de cet

auteur ont inspiré notre commentaire de ce verset.

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3. La conception virginale : origine et actualité38 Matthieu souligne la conception de Jésus « par le Saint-Esprit » (v. 18 et 20) chez une

vierge (cf. la reprise du terme parthenos du texte de la LXX, terme désignant clairement une vierge) ce qui suppose la passivité de Joseph (confirmée explicitement dans le récit matthéen, cf. v. 16 et 18).

Même en supposant, à l’arrière-plan du récit matthéen, l’écho d’une polémique juive liée à l’origine illégitime de Jésus contre laquelle Matthieu prendrait position39 (un point de toute manière invérifiable), l’évangéliste développe l’idée d’une conception virginale de Marie (thèse clairement développée par Luc, cf. Lc 1,26-38). Deux questions se posent alors : où Matthieu emprunte-t-il ce thème et quel sens lui donne-t-il ?

À la première question, on peut rappeler, avec un spécialiste, que « l’engendrement du Messie par l’Esprit divin est un développement, influencé par des apports étrangers, du messianisme juif et de la christologie de l’Eglise primitive. Il ne constitue pas un corps étranger »40. Les influences des religions païennes ne peuvent en effet pas être écartées. Le bassin méditerranéen est, à la fin du premier siècle, le lieu d’un véritable brassage culturel et religieux. Ni le judaïsme ni le christianisme naissant n’ont échappé, peu ou prou, à l’influence d’autres courants religieux. Ainsi le motif de la naissance d’un enfant providentiel est très répandu à l’époque : « Au jour du solstice d’hiver, Hélios s’est emparé du pouvoir et sous son règne a lieu sur la terre la naissance d’un enfant mâle et d’une ère nouvelle »41. Que les traditions juives ne soient pas à l’écart de ce type d’influence, les Targums ou le Pseudo-Philon le montrent par les légendes qu’ils rapportent racontant la naissance miraculeuse d’Isaac ou de Moïse. Chez Philon, la naissance d’Isaac est comprise comme une naissance virginale (Cherub., 40-52 ; Migr. Abr. 33-35) et la LXX envisage sans doute une telle hypothèse en Es 7,14. À Qumrân, on connaît l’engendrement d’humains par des anges (1QgenApocr 2,1) et peut-être du Messie par Dieu (1Qsa 2,11-12). Il reste qu’il n’est pas nécessaire de postuler une influence directe des religions païennes sur Matthieu. L’évangéliste se situe dans la lignée du judéo-christianisme primitif qui interprétait christologiquement les prophéties d’Esaïe. Il déploie son interprétation sur fond d’un messianisme déjà empreint d’influences païennes.

La réponse à la seconde question découle logiquement des remarques précédentes : Matthieu développe le thème de la conception virginale pour dire quelque chose de Jésus. Sous forme narrative il développe un discours christologique : Jésus est non seulement l’envoyé de Dieu au sens du messianisme juif, mais bien le « Fils de Dieu » dans une relation unique de filiation. Le récit de Mt 1,18-25 est un theologoumene, c’est-à-dire l’expression narrative d’une vérité théologique. Dire cela ne signifie pas affaiblir la portée ou la vérité du récit. Bien au contraire, cela lui donne sa véritable pertinence : c’est dans l’écoute croyante des récits de la généalogie et de l’annonce à Joseph que les auditeurs peuvent approcher le mystère du Dieu fait homme et le rencontrer d’abord sous les traits de l’enfant de Bethléem.

38 On ne peut que renvoyer ici aux pages de Ch. PERROT, Les récits de l’enfance de Jésus. Matthieu 1-2 -

Luc 1-2, p. 62-70. 39 Ainsi, J. SCHABERG, The illegitimacy of Jesus, San Francisco : Harper and Row, 1987 40 F. BOVON, L’Evangile selon Saint Luc 1-9, Genève : Labor et Fides, 1991, p. 71 (cf. p. 66-71) ; nos

réflexions s’inspirent directement de cet excursus. 41 Texte egyptien lié au culte du soleil et à la religion d’Isis, cité par F. BOVON, L’Evangile selon Saint

Luc 1-9, p. 69 d’après le travail de E. NORDEN, Die Geburt des Kindes. Geschichte einer religösen Idee, Leipzig/Berlin : Teubner, 1924, p. 22.

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Une autre démarche, en particulier historicisante ou spéculative, risque de conduire à l’incrédulité ou à la capture objectivante.

La précision « il ne la connut point » ne constitue pas une réflexion sur la virginité de Marie (« perpétuelle » ou pas)42 mais une dernière insistance de l’évangéliste sur le statut particulier de Jésus. C’est donc bien la christologie qui est en jeu dans ce récit. Pour le reste, la construction de la phrase semble bien supposer une limite dans le temps à la situation indiquée par le narrateur (cf. la même construction grammaticale en Mt 17,9). Il est à noter qu’une version syriaque dite sinaïtique du Nouveau Testament (manuscrit du IVe siècle) omet la phrase « il ne la connut pas jusqu’à ce que » (le v. 25 devenant alors : « Et elle enfanta un fils. Et il l’appela du nom de Jésus »). On peut comprendre l’omission, soit comme l’affirmation de la paternité biologique de Joseph43, soit au contraire justement comme cherchant à défendre la virginité perpétuelle de Marie (dit autrement : il ne la « connut » jamais !).

42 Du point de vue de l’histoire de l’interprétation, la position du Réformateur français Jean Calvin,

souvent méconnue par les protestants eux-mêmes, est particulièrement intéressante : « Sous couleur de ce passage, Helvidius a de son temps esmeu de grans troubles en l’Eglise ; pource que par iceluy il vouloit maintenir que Marie n’avoit esté vierge sinon jusques à l’enfantement, et que depuis elle avoit eu d’autres enfans de son mari. S. Hiérome a fort et ferme soustenu la virginité perpétuelle de Marie, et en a escrit amplement. Or il nous doit suffire d’entendre que cela ne vient point au propos de l’Evangéliste, et que c’est une folie de vouloir recueillir de ce passage ce qui en a esté après la naissance de Christ. Il est nommé premier nay, mais non pour autre raison, sinon afin que nous sçachions qu’il est nay d’une mère vierge, et qui jamais n’avoit eu enfant. Il est dit que Joseph ne l’avoit point cognuë jusqu’à ce qu’elle enfant : cela se doit aussi restraindre au mesme temps. Touchant ce qui a esté depuis l’enfantement, l’Evangéliste n’en dit mot. On sçait bien que selon l’usage commun de l’Escriture, ces manières de parler se doyvent ainsi entendre. Certes c’est un poinct duquel jamais homme n’esmouvera dispute, si ce n’est quelque curieux : au contraire aussi jamais homme n’y contredira obstinéement, si ce n’est quelque opiniastre ou raillard » (J. CALVIN, « Sur l’harmonie évangélique », p. 62).

43 En faveur de cette interprétation plaideraient deux autres variantes de cette même version syriaque. La première, au v. 16, lit : « Jospeh, à qui était fiancée la vierge Marie, engendra Jésus qu’on appelle Christ » ; la seconde, au v. 21, lit : « elle t’enfantera un fils ». Ces deux variantes isolées reflèteraient l’embarras de certains courants (« adoptionnistes » ?) face à l’idée d’une conception virginale. On peut cependant comprendre ces variantes comme de simples améliorations stylistiques compatibles, dans l’esprit du scribe qui en est responsable, avec l’idée d’une conception virginale (« engendrer » étant alors à traduire par « être père » au sens juridique et non biologique).

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CHAPITRE QUATRIEME TROISIEME VOLET : JESUS ET HERODE (2,1-23)44

1. La visite des Mages (2,1-12)

1.1. Traduction du texte 1 Or, Jésus étant né à Bethléem de Judée, aux jours du roi Hérode, voici des Mages

d’Orient arrivèrent à Jérusalem 2 disant : « Où est le roi des juifs qui a été enfanté ? En effet, nous avons vu son étoile à l’orient et nous sommes venus pour nous prosterner devant lui. » 3 Ayant entendu, le roi Hérode fut troublé et tout Jérusalem avec lui. 4 Et ayant rassemblé tous les grands prêtres et les scribes du peuple, il s’informait auprès d’eux où le Messie doit naître. 5 Ils lui dirent : « À Bethléem de Judée. Car ainsi a-t-il été écrit par le prophète : 6 ‘Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n’es certainement pas le plus petit parmi les chefs-lieux de Juda. Car de toi sortira un dirigeant, celui qui conduira mon peuple Israël’ ». 7 Alors Hérode ayant appelé secrètement les Mages se fit préciser par eux le temps d’apparition de l’étoile. 8 Et les ayant envoyés vers Bethléem, il dit : « Allez vous renseigner précisément au sujet de l’enfant. Puis, quand vous l’aurez trouvé, faites-le moi savoir, en sorte que moi aussi, étant allé, je me prosterne devant lui ». 9 Eux, ayant entendu le roi, allèrent et voici l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient les précédait jusqu’à ce qu’elle vint se placer au-dessus de l’endroit où était l’enfant. 10 Ayant vu l’étoile, ils se réjouirent d’une très grande joie. 11 Et, étant entrés dans la maison ils virent l’enfant avec Marie, sa mère, et étant tombés à terre ils se prosternèrent devant lui, et ayant ouvert leurs trésors ils lui apportèrent des dons : or, encens et myrrhe. 12 Et ayant été avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils s’éloignèrent par un autre chemin vers leur pays.

1.2. Premier regard L’épisode est inséparable des trois autres qui lui font suite (v. 13-15 ; v. 16-18 ; v. 19-

23) avec lesquels il forme un ensemble cohérent consacré à l’enfance de Jésus. Ce thème est construit autour d’un parcours géographique dont il faudra mesurer la signification théologique. À côté du déplacement des Mages (de l’Orient à Jérusalem, de Jérusalem à Bethléem et de Bethléem vers l’Orient), le chapitre 2 est en effet articulé autour des déplacements de Jésus. Il naît à Bethléem (v. 1), est conduit en Égypte (v. 13), ramené en « terre d’Israël » (v. 21) et installé « dans la région de Galilée » (v. 22), à Nazareth (v. 23). Le chapitre 2 est d’ailleurs saturé de références géographiques, puisqu’on en compte pas moins de 22 (v. 1 et 5 : « Bethléem de Judée » ; v. 6 : « Bethléem, terre de Juda » ; v. 8 : « Bethléem » ; v. 16 : « Bethléem et ses environs » ; v. 1, 2 et 9 : « Orient » ; v. 12 : « leur pays » (en parlant de l’Orient) ; v. 1 et 2 : « Jérusalem » ; v. 6 : « chefs-lieux de Juda » ; v. 13, 14, 15 et 19 : « Égypte » ; v. 18 : « Rama » ; v. 20 et 21 : « Terre d’Israël » ; v. 22 : « Judée » ; v. 22 : « région de Galilée » ; v. 23 : « Nazareth », et que les quatre citations scripturaires font référence à un lieu précis (cf. v. 6, 15b, 18 et 23).

44 Outre les références citées à la note 16, ajouter M. HENGEL - H. MERKEL, « Die Magier aus dem Osten

und die Flucht nach Ägypten (Mt 2) im Rahmen der antiken Religionsgeschichte und der Theologie des Matthäus », dans P. HOFFMANN éd., Orientierung an Jesus (FS J. Schmid), Freiburg : Herder, 1973, p. 139-169 ; F. MARTIN, « Naître entre juifs et païens », SemBi 51 (1988), p. 8-21, paru également dans Filologia Neotestamentaria 1 (1988), p. 77-93 ; R. COUFFIGNAL, « Le conte merveilleux des Mages et du cruel Hérode », Revue Thomiste 89 (1989), p. 97-117 ; E. CUVILLIER, « La visite des Mages dans l’évangile de Matthieu (Matthieu 2,1-12) » (Cahier biblique 38), Foi et Vie, 98 (1999), p. 75-85.

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1.3. Sources du récit, arrière-plan culturel et religieux

La question des sources de l’épisode, et plus largement de l’ensemble constitué par 1,18-2,23, est très controversée. Matthieu a-t-il utilisé des traditions — orales ou écrites — circulant dans son univers religieux, ou le récit est-il une composition originale se basant sur un genre littéraire existant ? En faveur de la première hypothèse, on souligne que l’ensemble constitué par Mt 1,18-2,23 fait apparaître une double tradition ; l’une centrée autour du personnage de Joseph (1,18-25 ; 2,13-15 ; 2,19-23), l’autre autour d’Hérode (2,1-12 ; 2,16-18). Matthieu aurait recueilli ces deux traditions et les aurait enchâssées. À l’encontre de cette hypothèse, on fera valoir que l’ensemble constitué par les quatre épisodes du chapitre 2 est indissociable. L’épisode de la fuite en Égypte (v. 13-15) et celui qui rapporte le retour à Nazareth (v. 19-23) n’ont de sens que par l’existence de l’épisode de la venue des Mages (v. 1-12) et celui de la colère d’Hérode (v. 16-18). Par ailleurs, le style et le vocabulaire matthéens se font fortement sentir dans l’ensemble du chapitre. Il est de toute manière impossible de répondre de manière définitive à la question des sources ; Matthieu a probablement travaillé à partir de traditions qu’il est aujourd’hui difficile de reconstituer.

L’ensemble du chapitre 2 est composé de récits légendaires qui prennent parfois la forme d’un commentaire midrashique45. Matthieu cherche à traduire l’événement exceptionnel de la naissance de Jésus, en puisant dans les récits d’enfance juifs. Aujourd’hui ce procédé littéraire peut nous paraître curieux, mais il n’enlève rien au sérieux du message qui nous est proposé. La littérature juive et païenne offre de nombreux motifs parallèles à l’épisode de la visite des Mages. Ainsi, Pline (Hist. Nat. 30,1,16) et Suétone (Nero 13) rapportent la venue de Mages de Perse pour honorer Néron, en 66, sur l’indication des astres et qui repartent par un autre chemin. La haggada de Moïse propose les rapprochements les plus significatifs avec l’ensemble du chapitre : des astrologues (cf. le commentaire de Rachi sur Ex 1,22 ; pour Flavius Josèphe, AJ II,205 : « un scribe expert à prédire exactement l’avenir ») annoncent à Pharaon la naissance de Moïse, Pharaon s’alarme et ordonne le massacre des enfants mâles (Flavius Josèphe, AJ II,206). Pour le motif de l’étoile, les parallèles sont nombreux mais souvent plus tardifs. La prophétie du devin Balaam (Nb 22,7) — venu de l’Orient (Nb 23,7) — sur l’étoile de Jacob (Nb 24,17), prophétie dont l’interprétation messianique est très fréquente en particulier à Qumran (ainsi CD 7,18-21), offre sans doute un arrière-plan plausible. Comme pour les traditions mosaïques cependant, il n’y a aucune influence directe. Quant à la recherche d’un substrat historique, elle n’apporte rien de substantiel à l’interprétation du texte évangélique.

1.4. Commentaire du texte

- v. 1 : Le verset présente, de façon extrêmement concise, l’ensemble des protagonistes et des lieux essentiels au développement de l’intrigue : Jésus, Hérode et les Mages ; Bethléem, Jérusalem et l’Orient. La naissance de Jésus est relatée de façon lapidaire. Au plan narratif, la précision est indispensable dans la mesure où 1,18-25 s’en tenait aux circonstances précédant

45 « Le Midrash est une réflexion sur l’Écriture et une actualisation d’une donnée biblique en fonction de

la situation présente. Cette réflexion s’est opérée de deux manières : 1 - Les scribes ont d’abord réfléchi sur l’Écriture pour y découvrir les règles du comportement moral, social et religieux. Les nombreuses lois de Moïse étaient alors adaptées en fonction des besoins concrets du temps. En terme technique c’est le Midrash halaka [...] 2 - Les scribes réfléchirent aussi sur les hommes importants et les grands événements du salut rapportés par l’Écriture, afin de montrer comment ces personnages du passé restaient toujours exemplaires pour le temps présent et comment les événements anciens trouvaient encore leur point d’aboutissement ou leur ‘accomplissement’. Le Midrash aggada rassemble ces rappels et actualisation de l’histoire biblique » (Ch. PERROT, Les récits de l’enfance de Jésus, p. 11 et 15).

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celle-ci. Matthieu en indique le lieu (la précision « de Judée » sert moins à distinguer la cité du roi de David — cf. 1 S 17,12 — de Bethléem de Zabulon — cf. Jos 19,15 —, qu’à préparer la citation scripturaire du v. 6) et l’époque (sous Hérode le Grand qui régna de 37 av. J.-C. à 4 av. J.-C.. La mort d’Hérode le Grand (cf. Flavius Josèphe AJ XVII, 167 et 213) est habituellement datée de l’an 750 de Rome, quelques années après la naissance de Jésus. L’erreur de calcul de Denys le Petit, moine du VIe siècle, qui fait commencer l’ère chrétienne en l’an 754 de Rome, conduit à dater la naissance de Jésus avant le Christ ! La naissance a ainsi une portée religieuse (Bethléem) et politique (Hérode) dont la suite du récit va préciser la teneur.

Le terme « mage » est dérivé du nom d’une caste sacerdotale de l’ancienne religion Perse (Hérodote 1. 101, 120, 128). Les Mages étaient spécialistes en astrologie et astronomie. Par extension, dans l’Antiquité, le terme désigne ceux qui possèdent une connaissance supérieure, les astrologues, les interprètes de rêves (Flavius Josèphe AJ X, 195.216) mais aussi les magiciens et sorciers de toutes sortes (Philon, Spec. Leg. 3,93). Les traditions bibliques (AT : Dt 18,9-12 ; Es 47,13 ; cf. l’utilisation du terme dans la version Théodotion de Daniel : 1,20 ; 2,2.10.27 ; 4,4 ; 5,7.11.15 ; NT : Ac 8,9 ; 13, 6. 8) et rabbiniques sont généralement critiques à l’encontre des pratiques divinatoires. Chez Matthieu cependant, aucun indice textuel ne permet de déprécier la figure des Mages ; pour lui, ils sont vraisemblablement des savants, hommes sages, venus du monde païen (l’Orient désigne ici tout ce qui est au-delà du Jourdain). Même si l’évangéliste ne le précise pas, le lecteur peut ainsi induire qu’il s’agit là de l’élite spirituelle du monde païen.

- v. 2 : Par l’expression publique de leur quête, les Mages jouent le rôle de révélateurs involontaires d’une opposition entre le Roi Hérode à Jérusalem et le Roi Jésus à Bethléem. La suite du chapitre va en montrer le caractère irréductible. Les Mages cherchent le « roi des juifs » dont ils ont vu l’étoile à l’Orient (même expression au v. 9). Il s’agit ici d’exprimer la situation de l’astre, le point cardinal en quelque sorte, « à l’Orient » ou « au Levant » : l’étoile du roi des juifs apparaît « à l’Orient », du côté des païens, pour les guider vers le Christ. Le thème de l’apparition d’une étoile à l’occasion de la naissance d’un personnage important est un topos classique de la littérature de l’époque. Il convient donc ici de ne pas tomber dans le piège du concordisme : ni comète, ni supernova, ni conjonction planétaire mais bien intervention miraculeuse de Dieu. L’étoile est aussi, dans les traditions juives, une métaphore du Roi-Messie ; dans le NT, Jésus est lui-même l’étoile du matin, cf. 2 P 1,19 ; Ap 22,16. Les Mages viennent pour « adorer ». On a pu parler ici d’une « adoration épiphanique » : par leur attitude, les Mages reconnaissent la révélation divine dont ils sont bénéficiaires. S’ils se mettent en route grâce à l’étoile, les Mages n’arrivent pas à Bethléem mais à Jérusalem d’où l’étoile paraît absente.

- v. 3 : Le trouble suscité par les Mages peut être une simple émotion causée par un fait insolite ; il peut aussi résulter d’une révélation (cf. Lc 1,12 : Zacharie « troublé » par l’apparition de l’ange du Seigneur ; Mt 14,33 // Mc 6,50 : les disciples « troublés » par l’apparition de Jésus marchant sur les eaux ; Lc 24,38 : les disciples « troublés » par l’apparition du ressuscité ; cf., dans des contextes de révélation, Tb 12,16 ; Dn 5,9 ; 7,15, Théodotion). Il s’accompagne alors, le plus souvent, de la crainte liée aux manifestations du divin. Compte tenu du genre littéraire de l’ensemble constitué par 1,18-2,23, c’est ce dernier sens qui nous paraît ici le plus probable : les propos des Mages constituent, pour Hérode, une révélation. Loin cependant de le pousser à la crainte et à l’adoration, elle produit chez lui une opposition mortelle à Celui en qui il découvre un concurrent. Hérode joue ici le rôle de Pharaon par rapport à Moïse : son attitude suggère le thème biblique de l’endurcissement. L’expression « tout Jérusalem » signifie-t-elle que la ville partage ce sentiment et cette

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attitude ? La précision « avec lui » plaide en cette faveur : pour Matthieu, Jérusalem représente déjà la ville où Jésus va mourir.

- v. 4 : Hérode « assemble » (terme fréquent chez Matthieu — 24 emplois —, il préfigure ici le « rassemblement » de Mt 26,57) les grands prêtres et les scribes. La mention du « peuple » fait écho à 1,21 et annonce 2,6. Pour la reconnaissance de son Messie (au v. 4, le terme Christos doit être traduit par « Messie » puisqu’il s’agit non pas de Jésus mais du titre générique) le peuple est à la merci de ses responsables religieux. Sans doute, la non-reconnaissance du Messie par Israël fut-elle un « trouble » pour l’évangéliste et sa communauté. D’autant plus que, comme le suggèrent les v. 5-6, les scribes avaient, selon Matthieu, tous les éléments pour qu’elle soit possible. La justesse de la démarche exégétique des responsables religieux d’Israël (v. 5-6) ne produit aucun déplacement de ces derniers vers Bethléem : ils sont immobiles, enfermés dans leur savoir théorique. L’immobilisme qui les caractérise est ici le signe de l’opposition et de l’incrédulité. Dès le début de son évangile, quoique de manière encore mesurée, Matthieu construit négativement la figure des chefs du peuple.

- v. 5-6 : La réponse des responsables religieux à la question d’Hérode n’est pas, à proprement parler, une citation d’accomplissement (ces dernières apparaissent toujours comme des interventions de l’évangéliste lui-même dans son récit, cf., en Mt 1-2, 1,22-23, 2,15. 17-18 et 23). La référence aux Écritures n’en a pas moins d’importance ici. Le texte auquel se réfèrent les chefs du peuple est Mi 5,1-3 (+ 2 S 5,2). Matthieu diffère à la fois de la LXX et du texte hébreu :

Mi 5,1-3 (hébreu) Mi 5,1-3 ( LXX) Mt 2,6

1 « Et toi, Bethléem Ephrata trop petite pour compter parmi les clans de Juda de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël… 2a… jusqu’aux temps où enfantera celle qui doit enfanter… 3a… Il se tiendra debout et fera paître son troupeau

1 « Et toi Bethléem, maison d’Ephrata tu es trop petite pour être parmi les milliers de Juda de toi sortira pour moi celui qui sera prince en Israël… 2a … jusqu’au moment où celle qui enfante enfantera… 3a… et il tiendra debout et il regardera et il conduira son troupeau

« Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n’es certainement pas le plus petit parmi les chefs-lieux de Juda. Car de toi sortira un dirigeant qui conduira mon peuple Israël (2 S 5,2)

Les trois corrections majeures sont : a. le remplacement d’« Ephrata » par « terre de

Juda », b. le renversement complet de la proposition affirmative en proposition négative (« tu n’es certainement pas ») et c. l’« attraction » de 2 S 5,2 sur Mi 5,3. Comme ses contemporains juifs, Matthieu manie les Écritures avec une grande liberté ; ici elles sont mises au service de sa conviction de la messianité de Jésus. L’utilisation de Mi 5,1-3 s’explique par deux raisons principales : a. le passage faisait déjà l’objet, dans les traditions juives contemporaines de Matthieu, d’une interprétation messianique (cf. le Targum de Michée), b. la mention, au v. 2a de la femme enceinte, non reprise par Matthieu mais connue de ses auditeurs.

- v. 7-8 : À la différence des chefs du peuple, Hérode, lui, réagit. Il convoque les Mages « en secret » (terme déjà utilisé pour exprimer le projet de Joseph de répudier Marie). Ici le secret ne peut être interprété que comme machination. Le terme contraste en effet avec la publicité faite par les Mages à leur arrivée, le trouble de « tout Jérusalem » et le cadre de révélation donné à l’ensemble de la péricope. À ce point du récit, c’est le seul indice textuel relativement explicite d’un projet négatif d’Hérode. Il recoupe cependant l’image que

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l’auditoire matthéen a vraisemblablement construit sur la foi de ce qu’il connaît de la figure historique d’Hérode comme souverain usurpateur, inquiet et cruel (cf., plus loin, l’encadré sur Hérode). Par touches successives, Matthieu connote ainsi l’image négative d’Hérode jusqu’à sa pleine révélation au v. 13. Ainsi s’explique, au v. 7b, l’interrogation des Mages par Hérode : au plan narratif, elle prépare l’énoncé de son projet meurtrier au v. 16. De même encore, l’énoncé de son intention d’aller lui-même adorer l’enfant (v. 8b) ne peut tromper le lecteur. Si Matthieu utilise ici le même terme que pour les Mages (« adorer »), le lecteur est invité à être attentif : il y a loin de la parole aux actes, de l’intention exprimée à l’intention réelle.

- v. 9-11 : Après leur entrevue avec Hérode, les Mages poursuivent leur route. Plutôt qu’« obéir », akousantes signifie, dans ce contexte, « entendre » (cf. 2,3.18 et 22) : les Mages sont au bénéfice des informations que leur donne Hérode. On peut cependant s’interroger sur la valeur réelle que Matthieu accorde à ces informations, puisque l’étoile réapparaît aussitôt le départ de Jérusalem, quand Hérode disparaît de la scène. C’est elle en dernière instance, et non Hérode, qui guide les Mages. C’est elle, enfin, et non les informations données par Hérode, qui suscite la joie des Mages. Cette joie (ailleurs chez Mt : 13,20.44 ; 25,21.23 ; 28,8) est soulignée par l’évangéliste de façon emphatique (« Ils se réjouirent d’une grande joie »). Elle est un indice supplémentaire (avec le thème du projet d’adoration accompli au v. 11) de la construction positive du personnage des Mages. Le contraste est frappant entre, d’un côté le geste des Mages (geste d’adoration) et la qualité de leurs présents (une allusion au pèlerinage eschatologique des nations qui apportent à Sion le meilleur de leurs produits ; cf. Es 60,6 ; PsSal 17,3146) — sans oublier auparavant l’apparition de l’étoile, l’entrevue avec Hérode à Jérusalem, la confirmation des Écritures —, et de l’autre le caractère dépouillé de la royauté de Jésus : une « maison » , un « enfant avec Marie sa mère » : la christologie de Matthieu se construit sur cette tension.

- v. 12 : Le retour des Mages dans leur pays fait suite à une révélation spéciale (« divinement avertis en songe » : être instruit spécialement par Dieu ; cf. Flavius Josèphe, AJ III,212). Avant que le lecteur ne sache encore ce que manigance Hérode, il sait pourtant qu’il n’est pas, qu’il n’a jamais été, le maître de la situation : Dieu, par son intervention, rompt définitivement le lien entre les Mages et Hérode.

1.5. Ouvertures

Au terme de notre lecture du récit de la visite des Mages plusieurs pistes de réflexions nous semblent ouvertes :

1. Le contraste entre la démarche positive des Mages païens et l’opposition ou l’indifférence des autorités politiques et religieuses juives est le moteur principal de l’intrigue. On peut insister sur le fait que l’épisode porte les germes du conflit à venir entre Jésus et son peuple (sous l’aspect de ses responsables politiques et religieux) et qui aboutira à la Passion47. On peut aussi souligner qu’il préfigure l’universalisme matthéen (sous le signe du déplacement des savants païens vers Jésus et de leur adoration)48.

46 On hésite aujourd’hui, comme le font les Pères de l’Église, à reconnaître dans les présents offerts par

les Mages, la Royauté (or), la divinité (encens) et la Passion (myrrhe) de Jésus. 47 Dans ce sens, D. R. BAUER, « The Kingship of Jesus in the Matthean Infancy Narratives. A Literary

Analysis », CBQ 57 (1995), p. 306-323 ; cf. p 323. 48 Pour Ch. PERROT, Les récits de l’enfance, p. 28, non seulement « l’astrologie s’incline », mais encore,

l’évangéliste « souligne la suprématie du Seigneur sur les ‘Éléments du monde’ (Ga 4, 3) ».

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2. L’épisode propose également une réflexion christologique. L’identité de Jésus est ici en effet fortement soulignée. C’est le roi des juifs qui vient de naître, celui qu’auparavant Matthieu a qualifié d’« Emmanuel » (1,23). On verra que la suite du chapitre amplifie la tension construite par Matthieu entre une christologie royale et sa profonde implication dans les aléas de l’histoire humaine en ce qu’elle a de plus humble.

3. L’épisode amorce en effet une réflexion sur l’intervention de Dieu dans l’histoire (histoire du salut) : Jésus est inscrit dans une histoire dont il n’est, pour l’heure, qu’un acteur passif. Matthieu ne dit pas que Dieu dirige l’histoire (ni le contraire) mais qu’il intervient par des signes forts, des révélations particulières ou encore dans les Écritures. C’est la réaction des individus à ces interventions qui provoque les événements dont ils ne sont cependant pas les maîtres. Pour les uns (les Mages) c’est une mise en marche dans la confiance ; pour d’autres (Hérode), l’intervention de Dieu est une contestation de leur pouvoir et ainsi l’occasion d’une opposition.

4. À la lecture de ce récit, on peut également être conduit à réfléchir à l’articulation entre sagesse humaine et Révélation divine. Les Mages se mettent en marche sur la base d’une révélation miraculeuse (l’étoile) que leur fonction (leur « science ») les prédisposait à découvrir. Il est ici à rappeler qu’ils arrivent à Jérusalem et non pas à Bethléem (n’est-ce pas leur « sagesse » humaine qui les conduit à la capitale des rois d’Israël ?) et que l’étoile ne réapparaît que lorsqu’ils quittent Hérode49.

5. Une dernière réflexion sur le rôle des Écritures. Hérode et les chefs du peuple connaissent, par les Écritures, ce que les Mages cherchent depuis l’Orient lointain. Ce savoir « objectif » n’est pas synonyme de foi. Les Écritures en elles-mêmes ne produisent pas la foi50. On peut opposer le désir qui déplace les Mages, à la « possession » des Écritures et l’absence de désir qui caractérisent les scribes.

Excursus : Une autre version du récit de la visite des Mages L’épisode des Mages, et ce qui s’ensuit, est repris de manière encore assez sobre dans le

Protévangile de Jacques, 21,1-4 et dans l’Évangile du Pseudo-Matthieu, 16,1-17,2. De façon plus amplifiée et romancée dans d’autres traditions, par exemple dans la Vie de Jésus en arabe, chs 5 et 6 (connu aussi sous le nom d’Évangile arabe de l’enfance) :

« Lorsque Jésus naquit à Bethléem de Juda au temps du roi Hérode, les Mages vinrent de

l’Orient à Jérusalem — ainsi que l’avait prophétisé Zoroastre —, portant des offrandes d’or, de myrrhe et d’encens. Certains prétendent qu’ils étaient trois, comme les offrandes, d’autres qu’ils étaient douze, fils de leurs rois, et d’autres enfin qu’ils étaient dix fils de rois accompagnés d’environ mille deux cents serviteurs. Lorsqu’ils arrivèrent à la grotte et y entrèrent, ils trouvèrent Joseph, Marie et l’enfant emmailloté dans les langes et déposé dans la crèche. Ils se prosternèrent devant lui, lui présentèrent leurs offrandes et s’informèrent de l’histoire de Joseph et Marie. Ces derniers s’étonnèrent de les voir déposer leurs couronnes devant Jésus et se prosterner devant lui sans s’assurer de qui il était. Ils leur demandèrent : « Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? » Ils

49 Dans un sens proche, J. CALVIN, Sur l’harmonie évangélique., p. 74 : « ces Sages ne pouvoyent […]

sans autre aide, parvenir jusques à Christ : il a donc fallu qu’ils ayent eu une révélation secrète de l’Esprit. Toutesfois je ne nie pas qu’ils n’ayent peu estre aucunement aidez par quelques principes de l’art : mais je di qu’ils n’eussent peu suffire et n’eussent de rien servi à cela, s’il n’y eust quant et quant quelque révélation nouvelle et extraordinaire ».

50 De manière suggestive, F. MARTIN, « Naître entre juifs et païens », oppose le désir qui déplace les Mages, à la ‘possession’ des Écritures et l’absence de désir qui caractérisent les scribes ; cf. p. 10 : « Aux signes des païens qui induisent de longs déplacements répond l’écrit des Juifs qui maintient en un surplace se suffisant à lui-même […] Aucune nécessité d’aller chercher ailleurs. Le Livre dans lequel sont consignés les énoncés suffit ».

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répondirent : « Nous sommes des Persans, et nous sommes venus pour celui-ci. » Alors, Marie prit un des langes et le leur donna ; ils l’acceptèrent le plus gracieusement du monde. La nuit du jeudi suivant la naissance, l’ange apparut aux Persans, semblable à l’étoile qui les avait guidés à l’aller ; ils s’en allèrent, guidés par sa lumière, et retournèrent dans leur pays. Leurs rois et leurs prêtres se réunirent avec eux et leur dirent : « Qu’avez-vous vu et fait ? Comment êtes vous allés et revenus ? Qu’avez-vous rapporté ? » Ils montrèrent alors le lange que Marie leur avait donné et firent une fête en son honneur ; ils allumèrent un feu selon leur coutume, se prosternèrent devant lui et y jetèrent ce lange. Le feu le saisit et se mêla à lui, mais lorsqu’il s’éteignit, ils en retirèrent le lange qui était comme avant : le feu ne l’avait pas touché. Ils se mirent à le baiser et le mirent sur leurs têtes et leurs yeux disant : « Ceci est la Vérité, sans aucun doute ; c’est une chose divine puisque le feu n’a pas pu le brûler ni le gâter. » Et ils le gardèrent chez eux avec beaucoup de respect »51.

2. Exode et retour de Jésus (Mt 2,13-23)

2.1. Traduction du texte

13 Or, eux étant partis, voici un ange du Seigneur se manifeste en songe à Joseph disant : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère et fuis en Egypte et restes-y jusqu’à ce que je te dise. En effet, Hérode est sur le point de chercher l’enfant pour le faire périr. 14 Or, s’étant levé, il prit l’enfant et sa mère de nuit et il se retira en Egypte. 15 Et il demeura là jusqu’à la mort d’Hérode afin que soit accomplie la parole du Seigneur par le prophète disant : « Hors d’Egypte j’ai appelé mon fils ». 16 Alors Hérode voyant qu’il avait été joué par les Mages, fut extrêmement irrité, et il fit envoyer tuer tous les enfants qui étaient à Bethléem et dans tous ses environs, de deux ans et moins selon le temps qu’il s’était fait précisé par les Mages. 17 Alors s’accomplit la parole de Jérémie le prophète disant :

18 « Une voix se fit entendre à Rama, grande lamentation et plainte. Rachel pleurant ses enfants, ne voulait pas être consolée car ils ne sont plus »

19 Or, Hérode étant mort, voici un ange du Seigneur se manifeste en songe à Joseph en Egypte 20 disant : «Lève-toi, prends l’enfant et sa mère et va dans la terre d’Israël. Car ils sont morts ceux qui cherchaient la vie de l’enfant. 21 Or, s’étant levé, il prit l’enfant et sa mère et il entra dans la terre d’Israël. 22 Or, ayant entendu que Archélaüs est roi de Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de venir là. Or, ayant été divinement averti en songe, il se retira dans la région de Galilée. 23 Et étant arrivé, il s’installa dans la ville appelée Nazareth de sorte que fut accomplie la parole des prophètes : « Il sera appelé Nazoréen »

2.2. Commentaire du texte

- v. 13-15 : Matthieu rapporte maintenant la fuite de Jésus vers l’Égypte pour échapper à la volonté meurtrière d’Hérode. La scène rappelle 1,18-25 et la réponse de Joseph au v. 24. Joseph est, une nouvelle fois, le seul acteur : il prend en charge Marie et Jésus et obéit à l’ordre de l’ange du Seigneur. La fuite de nuit dans la précipitation est une typologie exodiale confirmée par la citation d’accomplissement : « D’Egypte j’ai appelé mon fils ». Cette citation d’Os 11,1 est une traduction faite sur l’hébreu sans doute à cause du singulier « mon fils » qui permet à Matthieu une relecture christologique du texte de l’AT lequel désigne, à l’origine, le peuple d’Israël comme « fils » (dans le texte de la LXX, c’est un pluriel : « mes enfants »). L’accomplissement des Écritures réside, pour Matthieu, dans le fait que celui qui est sauvé de la mort puis appelé hors d’Egypte récapitule toute l’histoire du peuple de Dieu. La pointe christologique du récit est claire : en Jésus, le fils de Dieu, s’accomplit l’histoire d’Israël. Dieu protège son fils du dessein meurtrier d’Hérode. Dans ce fils sauvé s’accomplit le salut du peuple. Mais alors, pourquoi raconter le massacre des enfants de Bethléem ? En

51 Cité dans la traduction des Ecrits apocryphes chrétiens, Paris : Gallimard, 1997, p. 213-214.

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effet, au plan de la cohérence du récit, les v. 16-18 ne sont pas nécessaires. Après la mort d’Hérode (v. 19), Matthieu aurait pu se contenter de raconter le retour de Joseph et de sa famille en terre d’Israël.

- v. 16-18 : L’épisode du massacre des enfants et de la fuite de Jésus en Égypte est à lire en parallèle avec l’histoire de Moïse. Les allusions les plus suggestives sont les suivantes52 : 1. l’assassinat des premiers nés d’Israël en Égypte sur ordre du Pharaon (Ex 1,22), assassinat auquel échappe Moïse (Ex 2,1-10) ; 2. La fuite de Joseph « de nuit » évoque la fuite d’Égypte la nuit de Pâque (Ex 12,31), mais aussi la fuite de Moïse, en danger de mort, lorsqu’il tue le soldat égyptien (Ex 2,11s) ; 3. le retour de Jésus dans son pays qui inaugure le ministère de Jésus, l’envoyé de Dieu ; ce retour rappelle celui de Moïse revenu pour délivrer le peuple, envoyé par Dieu. Jésus est ainsi solidaire des malheurs de son peuple (cf. Mt 8,17, 11,28-30), jusque dans la violence subie par les plus petits d’entre eux et à laquelle, dans la logique du récit de Matthieu, il n’échappe que provisoirement. La mise en scène de Matthieu a pour conséquence d’assimiler Israël à l’Égypte du récit de l’Exode et Hérode à Pharaon. La terre d’Israël est en quelque sorte le nouveau pays de l’esclavage dans lequel Jésus, tel Moïse autrefois, revient pour sauver son peuple. On peut alors se demander si la communauté matthéenne ne constitue pas le peuple qu’il faut sauver du milieu de la terre de servitude que constitue Israël/Egypte ?

L’historicité de l’épisode est très difficile à établir dans la mesure où, en dehors de Matthieu, n’existe aucun écho d’un tel événement. Cependant, s’il ne s’agit pas d’un épisode historiquement avéré (dit autrement, s’il s’agit d’un trait légendaire de Matthieu comme la visite des Mages), l’évangéliste traduit un fait historique certain parce que corroboré par les auteurs de l’époque : la cruauté d’Hérode qui n’hésitait pas à recourir aux pires exactions pour assurer son pouvoir. Son témoignage rejoint donc une donnée historique solide. Pourquoi alors rattacher le souvenir de la cruauté d’Hérode à la naissance de Jésus ? En rapportant cet épisode, Matthieu souligne que la venue de Jésus est une contestation des pouvoirs humains et que ceux-ci n’auront de cesse de le réduire au silence.

Excursus : Hérode, tyran et bâtisseur « Les Évangiles ne sont pas la seule source d’information concernant la cruauté du roi :

Flavius Josèphe nous transmet un récit peu flatteur. Né en 74 avant notre ère, Hérode n’est pas issu de la dynastie des Hasmonéens, comme l’étaient les précédents rois de Judée depuis 130. Son père, Antipater, est gouverneur de la région d’Idumée, située au sud-est de la Palestine, et lui-même n’est d’abord que stratège de Galilée. Mais il réussit, à force d’intrigues auprès des Romains, à se faire accorder le titre de roi par le Sénat en 40. Son royaume comprend la quasi-totalité de la Palestine occidentale et une large part de la Transjordanie. Commence alors une période d’élimination des opposants et de tous ceux qui, trop populaires, menacent son influence. Antigone, prince héritier et dernier représentant des Hasmonéens, est sa première victime, auquel succèderont les conseillers d’Hérode, jusqu’aux membres de sa famille : sa femme, Mariamme I, soupçonnée d’adultère, et la mère de celle-ci, ainsi que ses fils Alexandre et Aristobule. Aussi est-il rapidement détesté des Juifs.

Pourtant, il faut reconnaître à Hérode la paternité de constructions qui firent le renom de la

Judée dans tout le monde romain. Au premier rang de celles-ci, on trouve le nouveau Temple, composé d’immenses blocs encore visibles aujourd’hui, tout comme l’infrastructure du mausolée des patriarches à Hébron, le Palais de Jéricho, les forteresses de Massada et de Machéronte, la fondation maritime de Césarée : Hérode contribue ainsi largement à enrichir le patrimoine du

52 R. J. ERICKSON, « Divine Injustice ? : Matthew’s Narrative Strategy and the Slaughter of the Innocents

(Matthew 2.13-23) », JSNT 64 (1996), p. 5-27, cf. p. 14-15. Sur l’existence d’une typologie mosaïque en Mt 1-2, cf. D. C. ALLISON, The New Moses : a Matthean Typology, Edinburgh : T. & T. Clark, 1993, p. 140-165.

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royaume et à assurer son rayonnement. Il sait créer une intense circulation d’artistes et d’ouvriers, et instaurer un climat de prospérité. Il doit ce rayonnement à son habileté politique, à sa capacité à profiter des avantages que sa courtisanerie auprès de Rome lui procure, tout en étant soumis à Auguste dans sa politique extérieure. Son goût pour la culture hellénistique, qui se manifeste dans ses palais, l’éloigne de la tradition religieuse juive. Hérode réduit d’ailleurs le pouvoir du Grand Prêtre, ce qui accroît encore son impopularité. Hérode meurt détesté au printemps de l’an 4 av. J.-C., et est enterré à Hérodium, dans une forteresse aménagée par ses soins. Son royaume est alors partagé entre ses trois fils survivants, ce qui divise le pouvoir et accroît l’emprise de l’administration romaine : désormais, elle nomme des préfets en Judée. Quant au Temple, il est dévasté moins d’un siècle plus tard, lors de la mise à sac de la ville par les Romains.

Après la mort de son père Hérode le Grand, Hérode Antipas devient tétrarque de Galilée et de Pérée. Il continue les travaux de son prédécesseur en fondant la ville de Tibériade, en l’honneur de l’empereur Tibère. Les évangiles nous apprennent qu’il se trouve à Jérusalem pour célébrer la Pâque au moment de la Passion de Jésus, et Pilate envoie celui-ci comparaître devant lui (Lc 23, 8-12). En épousant sa nièce Hérodiade, Hérode Antipas s’attire de vifs reproches de la part de Jean le Baptiste, qui le paye de sa vie (Mt 14,3-12). Fidèle allié de Rome, comme son père, il reçoit l’insigne honneur de faire prêter serment de fidélité à l’empereur Caligula lorsqu’il succède à Tibère. Pourtant, il est exilé en Gaule et assassiné sur ordre de l’empereur en 39 après J.-C., sous le motif qu’il aurait collaboré avec les Parthes, qui sont les ennemis orientaux des Romains »53.

- v. 17-18 : Quatre remarques sur la citation de Jr 31,15 au v. 1854:

1. La formule d’introduction mentionne le prophète Jérémie55. Ce prophète revêt un intérêt particulier pour Matthieu qui le nomme explicitement trois fois (outre, 2,17-18, cf. 27,9-10 — référence à Jérémie pour parler de la « vente » de Jésus par Judas aux chefs du peuple — et 16,14 — Jésus assimilé à Jérémie —). La première et la dernière références (2,17-18 et 27,9-10) sont en étroite relation attestant, chez Matthieu, l’opposition mortelle au Messie de la part de ceux qui auraient dû le reconnaître et le recevoir. La mention de Jérémie renforce le lien entre les récits de l’enfance et le récit de la Passion, soulignant le rejet du Messie par son peuple, plus exactement par ses responsables religieux. Quant à la mention de Mt 16,14, elle confirme d’une autre manière les remarques précédentes : pour Matthieu, Jésus fut perçu par ses contemporains comme un prophète de malheur. Tel Jérémie, il en subit les conséquences, c’est-à-dire le rejet. Pour Matthieu, ce rejet est déjà inscrit au tout début de l’existence terrestre de Jésus. On peut aussi ajouter que Jérémie est aussi le prophète de « l’expérience de la fin, signifiée à travers la destruction du Temple et l’Exil du peuple »56.

2. La citation est introduite par « alors » et non par « afin que ». Même phénomène en 27,9 (autre citation du prophète Jérémie) qui conclut l’épisode de l’achat du champ du potier avec l’argent de la trahison de Judas (27,3-10). L’explication la plus fréquemment avancée est la vieille distinction entre volonté ‘décrétive’ et ‘permissive’ de Dieu : dans la mesure où ces deux citations concluent la relation de maux subis à cause de l’opposition à Jésus (massacre d’enfants et suicide de Judas), ils ne peuvent pas venir de Dieu. La culpabilité en revient à ceux qui s’opposent à la volonté de Dieu (Hérode et les chefs du peuple). Une autre explication part du constat que, dans les deux cas, l’accomplissement est le fait d’agents humains qui ne se souciaient nullement d’accomplir une prophétie quoi que celle-ci l’ait été.

53 D. TEXIER, « Hérode le Grand, tyran cruel et grand bâtisseur », Biblia 3 (2001), p. 20. 54 Cf. B. BECKING, « A Voice Was heard in Ramah », BZ 38 (1994), p. 229-241 et J. MILER, Les

citations d’accomplissement dans l’évangile de Matthieu, p. 55-67. 55 Sur la figure de Jérémie chez Matthieu, cf. M. KNOWLES, Jeremiah in Matthew’s Gospel. The Rejected

Prophet Motif in Matthaean Redaction, Sheffield : Academic Press, 1993 ; également, F. VOUGA, « La seconde Passion de Jérémie », LumVie 32 (1983), p. 71-82.

56 J. MILER, Les citations d’accomplissement dans l’évangile de Matthieu, p. 62-63.

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Le « alors » serait plus approprié. Il signifie que Dieu « prend donc en charge le négatif à travers lequel se réalise aussi sa volonté »57.

3. La citation est une traduction de l’hébreu. Matthieu ne conserve que deux des trois termes qui traduisent pleurs et lamentations. Par l’adjonction de l’adjectif grec polus il insiste sur l’intensité et la durée de la plainte.

4. Dans le contexte du livre de Jérémie, le pleur de Rachel concerne le départ en exil des enfants d’Israël. Matthieu fait donc une lecture typologique de l’Exil : massacre des enfants et déportation à Babylone sont reliés. Le massacre est donc l’aboutissement de l’Exil. À ce massacre, un enfant, un fils d’Israël, échappe par l’exil en Egypte. Il en reviendra pour sauver son peuple de ses péchés.

- v. 19-21 : Selon le procédé déjà utilisé en 1,20 et 2,13, un ordre est donné à Joseph qui l’accomplit sans discuter. La mort d’Hérode permet le retour « en terre d’Israël ». L’allusion au récit de l’Exode est encore évident (cf. Ex 4,19-20 : « Le Seigneur dit à Moïse en Madian : retourne en Egypte car tous ceux qui en voulaient à ta vie sont morts. Moïse prit sa femme et ses fils, les installa sur l’âne et retourna au pays d’Egypte »). Mais l’allusion s’élargit également au retour des exilés « en terre d’Israël » (cf. Ez 20,38).

- v. 22 : Il met en scène Joseph avec un peu plus de relief que précédemment (cf. déjà 1,19). Joseph a peur en apprenant que le fils d’Hérode, Archélaüs (réputé être le plus cruel des trois fils d’Hérode) règne en Judée. En 1,18-25, l’intervention de l’ange permettait de corriger un projet de « Joseph le juste » qui risquait d’entraver le projet divin. Depuis lors, l’ange intervenait directement et Joseph obéissait sans dire mot. Au sortir de la scène, les craintes de Joseph rencontrent la volonté divine. L’initiative de Joseph joue un rôle ici : ce n’est pas en Judée que résidera Jésus. Mais c’est, au final, une dernière intervention divine qui dirige Joseph et les siens en Galilée.

- v. 23 : Cette dernière citation d’accomplissement du récit de l’enfance (« Il sera appelé Nazoréen ») constitue une énigme dans la mesure où aucun texte de l’AT ne correspond à l’énoncé cité. L’évangéliste en est conscient qui introduit la citation par une généralisation : « ce qui avait été dit par les prophètes ». Il faut donc tenter de dégager la signification exacte de Nazôraios58. Les principales hypothèses proposées sont au nombre de trois59 :

1. Nazôraios est dérivé de Nazareth. Matthieu désigne ainsi Jésus comme habitant de Nazareth. Cela est conforme avec l’indication selon laquelle Joseph s’installe avec sa famille à Nazareth. Cependant, l’explication est insuffisante dans la mesure où la ville de Nazareth n’est jamais mentionnée dans l’AT. Matthieu part donc vraisemblablement du signifiant « nazaréen » désignant un habitant de Nazareth pour évoquer une autre réalité dont on doit trouver mention dans l’AT.

57 J. MILER, op.cit., p. 63. 58 R. PESCH, « ‘Er wird Nazoräer heißen’. Messianische Exegese in Mt 1-2 », dans F. VAN SEGBROECK -

C.M. TUCKETT - G. VAN BELLE - J. VERHEYDEN eds, The Four Gosepls 1992 : Festschrift F. Neirynck, tome 2, Leuven : University Press 1992, p. 1385-1402 ; J. A. SANDERS, « Nazôraios in Matthew 2.23 », dans C. A. EVANS - W. R. STEGNER eds., The Gospels and the Scriptures of Israel, Sheffield : Academic Press, 1994, p. 116-128 ; Kl. BERGER, « Jesus als Nasoräer/Nasiräer », NT 38 (1996), p. 323-335 ; J. MILER, Les citations d’accomplissement dans l’évangile de Matthieu, p. 67-76.

59 Cf. R. E. BROWN, The Birth of the Messiah, p. 209-213.

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2. Certains relient le terme au neser, la « branche » messianique d’Esaïe 11,1 : « Un rameau sortira de la souche/branche de Jessé ». La pointe soulignée par Matthieu serait alors celle de l’origine davidique de Jésus qu’il « accrocherait » non plus seulement à Bethléem mais à Nazareth, guidé cette fois par la contrainte historique (Jésus étant effectivement de la bourgade de Nazareth). Le lien avec Es 7,14 est évidemment fort. On peut aussi rappeler qu’en Syrie les premiers chrétiens s’appelaient les nazaréens (cf. aussi Ac 24,5) : les premiers auditeurs de l’évangile ne se comprenaient-ils pas comme issus eux-mêmes du rameau de la souche de Jessé ? L’objection principale à l’hypothèse réside dans la proximité phonétique peu concluante entre l’hébreu neser et le grec Nazôraios.

3. D’autres enfin dérivent le terme de Nazir (texte grec de Jg 13,5. 7 : nazir ou naziraion ; à comparer avec le Nazôraios de Mt). La pointe serait ici sur la « consécration » (nazir) de Jésus à Dieu. À l’appui de cette lecture, outre la proximité phonétique des deux termes, la référence à « des » prophètes dans l’introduction matthéenne de la citation. L’expression peut désigner soit les petits prophètes (cf. Ac 7,42) soit les « premiers prophètes » (livres de Josué, Juges, Samuel et Rois). L’objection principale réside dans le fait que Jésus ne manifeste pas l’une des caractéristiques essentielles du naziréat, à savoir l’ascétisme (cf. Mt 11,18-19). On peut cependant comprendre l’appellation comme signifiant « consacré au service de Dieu depuis la naissance ». Dans le texte grec de Jg 16,17 l’expression hébraïque nazir est traduit naziraios theou ou agios theou selon les manuscrits : Matthieu a peut-être fait une lecture messianique de l’expression (cf. Mc 1,24 ; Lc 4,34).

Est-il possible de choisir entre les trois hypothèses ? Si notre préférence va plutôt à la deuxième, l’ambiguïté demeure de toute manière dans la façon peu explicite dont Matthieu se réfère à l’AT.

Pour finir, une remarque sur les citations d’accomplissement du chapitre 2. Les quatre

citations comportent chacune un référent géographique : Bethléem, Egypte, Rama et Nazareth. Le but de ces mentions n’est pas de donner des renseignements sur l’origine de Jésus. Elles participent du projet théologique de Matthieu d’inscrire Jésus dans l’histoire d’Israël. L’histoire de sa constitution comme peuple dans l’acte de délivrance de l’Egypte. L’histoire de son exil (Rama). L’histoire de son espérance (Bethléem). L’histoire, enfin, de sa nouvelle origine en Jésus et dans la communauté chrétienne (Nazareth).

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CHAPITRE CINQUIEME OUVERTURES

Au terme de ce parcours exégétique, notre lecture nous a permis de faire un certain nombre de remarques sur la signification que revêtent, pour l’évangéliste, ces deux chapitres qui ouvrent sa narration. En particulier, il nous est apparu que plusieurs thèmes théologiques et anthropologiques sont au cœur du projet d’écriture de l’évangéliste. Nous aimerions faire ressortir cinq d’entre eux et montrer comment ils sont repris et déployés dans la suite de la narration.

1. Le premier thème ressortit à l’anthropologie. Il s’agit évidemment de la question de la filiation. En ouvrant son récit par une généalogie, l’évangéliste a souhaité réfléchir au sens de la filiation du messie, une filiation à la fois humaine et « divine ». Il nous faut maintenant interroger la suite de la narration pour tenter de voir comment se déploie le discours matthéen sur la filiation de Jésus.

2. Le deuxième thème est étroitement lié au premier : au cœur de cette généalogie et au commencement de l’existence de Jésus, la violence est présente : violence des ancêtres de Jésus (ainsi le rappel du meurtre d’Urie par David) et violence politique contre le fils à naître (l’épisode du massacre des enfants). Au terme de l’évangile, cette violence meurtrière se retrouve en une apothéose tragique, celle de la Passion. Comment se dessine ce parcours de la violence d’un bout à l’autre du récit et comment le « fils de Dieu » la subit-il et comment, surtout, en triomphe-t-il ?

3. Le troisième thème sur lequel nous voudrions nous arrêter est plus spécifiquement théologique. Au cœur du récit de la naissance de Jésus, le personnage de Joseph « le juste » nous est apparu paradigmatique d’une figure de la foi juive que Matthieu affectionne et dont pourtant il semble montrer les limites. Qu’en est-il de la figure du juste et de la justice dans la suite de la narration, et avec elle de la place de la Loi dont il est apparu que la généalogie semblait la transgresser de façon répétée tout au long des engendrements conduisant au messie ?

4. Quatrième thème, théologique lui aussi, celui de l’universalisme et du particularisme qui semblent être en tension : les Mages d’Orient viennent et adorent tandis que les représentants du peuple restent immobiles. Jésus, venu pour « sauver son peuple de ses péchés » va devenir Seigneur des païens : comment une telle ouverture, présente en filigrane dans la généalogie (la présence de femmes étrangères en particulier) et les traditions relatives aux Mages, est-elle rendu possible par la suite ?

5. À la frontière du théologique et de l’anthropologique, le dernier thème dont nous souhaiterions repérer le déploiement narratif est au cœur même de ces deux chapitres : la figure de l’enfant. On ne le note pas assez, mais le Jésus matthéen se présente d’abord comme un enfant. Comment s’articule cette révélation initiale avec les propos de ce même Jésus sur les enfants et, plus largement, sur ceux que Matthieu appelle les « petits » ? Peut-on discerner, et si oui laquelle, une cohérence dans la construction narrative matthéenne de la figure de l’enfant, du début à la fin de son évangile ?

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SECONDE PARTIE : LES ECHOS AU RECIT DE L’ENFANCE DANS L’EVANGILE

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CHAPITRE SIXIEME LA FILIATION DE JESUS DANS L’EVANGILE DE MATTHIEU

COMME PROLONGEMENT DE LA GENEALOGIE60 Notre exégèse des dix-sept premiers versets de l’évangile nous a conduit à la conclusion

que Matthieu utilise le genre de la liste généalogique, dans un but théologique autant que narratif, au service de l’attestation de la double filiation de Jésus, à la fois humaine et « divine ». La généalogie réfléchit donc à ce que signifie, pour Jésus, « être fils ». Matthieu montre comment, dans les engendrements humains qui précèdent Jésus, engendrements qui portent en eux le poids d’un passé tumultueux et complexe, est venue s’inscrire une parole extérieure qui fait éclater les fermetures mortifères. Les particularités de l’écriture de cette généalogie soulignent qu’une libération est possible et que celle-ci est inscrite dans la « filiation divine » de Jésus. Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie pour Matthieu cette « filiation divine ». C’est ce que nous allons essayer de voir, tout d’abord dans les deux récits du baptême et de la tentation de Jésus. Dans un second temps, nous nous intéresserons à la nomination de Jésus comme fils et de Dieu comme Père dans l’ensemble de la narration matthéenne.

1.Baptême, tentation et filiation divine Juste avant le début du ministère en Galilée (4,12-17), Matthieu rapporte deux épisodes

qui constituent d’une part l’« intronisation » de Jésus (le récit du baptême 3,13-17) et d’autre part « l’épreuve qualifiante » (le récit de la tentation, 4,1-11). Alors que la généalogie réfléchissait, prioritairement mais non exclusivement on l’a vu (cf. Mt 1,16), à la nature de la filiation humaine de Jésus, dans ces deux épisodes c’est la filiation divine de Jésus qui est mise en scène.

1.1. Le baptême du « fils bien-aimé » (Mt 3,13-17)

3 Alors Jésus arrive de Galilée au Jourdain, vers Jean, pour être baptisé par lui. 14 Mais Jean s’opposait à lui disant : C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et toi tu viens à moi ? 15 Mais Jésus lui répondit en ces termes : Laisse faire maintenant, car il convient qu’ainsi nous accomplissions toute justice. Alors il le laisse faire. 16 Ayant été baptisé, aussitôt Jésus remonta de l’eau. Et voici les cieux furent ouverts pour lui, il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. 17 Et voici une voix des cieux disant : Celui-ci est mon Fils bien-aimé; c’est en lui que j’ai pris plaisir.

Arrêtons-nous ici sur ce que dit la voix céleste au moment du baptême : « Celui-ci est mon fils bien-aimé » (3,17). L’expression « bien-aimé » est synonyme de « unique ». La déclaration part de Ps 2,7 (« Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ») mais en renforce considérablement l’intensité (dans l’AT, le terme yahîd que traduit le français « bien-aimé » est toujours en rapport avec la mort d’un fils ou d’une fille unique). C’est l’expression d’une relation unique et privilégiée d’un fils avec son père qui est contenue dans ce verset. Jésus est donc établi comme ayant une relation unique avec Dieu. Dans l’AT, le roi est considéré comme fils de Dieu, mais il s’agit toujours d’une adoption (Ps 2,7) ; des anges, des juges, l’homme juste, le roi davidique sont également dits « fils de Dieu ». Dans la littérature intertestamentaire, l’expression désigne parfois le peuple d’Israël (cf. Jubilés 1,24 : « Et ils

60 Sur ce thème, voir E. CUVILLIER, « Filiation humaine, filiation divine : Jésus fils dans l’évangile de Matthieu », Le Supplément 225 (2003), p. 69-86.

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seront tous appelés fils du Dieu vivant »). Dans l’ensemble, le judaïsme évite d’appeler le Messie fils de Dieu et il ne s’agit pas d’un titre messianique courant, même si on le retrouve à Qumrân pour désigner un personnage eschatologique (cf. 4Q 226 : « Il sera dit le fils de Dieu et le fils du Très Haut »). Il est par contre assez courant, dans le monde gréco-romain, de désigner rois et empereurs comme « fils des dieux ». Peut-être Matthieu polémique-t-il implicitement avec l’idéologie impériale. La naissance d’Auguste, « sauveur » et « dieu », n’est-elle pas alors considérée comme « bonne nouvelle » pour le monde61 ?

Une question se pose alors : qu’est-ce qui qualifie Jésus comme « fils » de Dieu de façon unique et privilégiée ? Dit autrement : quelle qualité requiert le titre « fils bien-aimé » prononcé sur Jésus au moment de son baptême ? C’est ce que le récit de la tentation va montrer.

1.2. La tentation du fils de Dieu (Mt 4,1-11)

1 Alors Jésus fut emmené par l’Esprit au désert, pour être mis à l’épreuve par le diable. 2 Ayant jeûné quarante jours et quarante nuits, finalement il eut faim. 3 Et étant venu, le tentateur lui dit : Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. 4 Mais il répondit : Il est écrit : l’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. 5 Alors le diable l’emmène dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple 6 et lui dit : Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera à ses anges des ordres à ton sujet, et ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. 7 Jésus lui dit : Il est aussi écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu. 8 Le diable l’emmène encore sur une montagne très haute, lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire, 9 et lui dit : Je te donnerai tout cela si tu tombes à mes pieds pour te prosterner devant moi. 10 Alors Jésus lui dit : Va-t’en, Satan ! Car il est écrit : C’est devant le Seigneur, ton Dieu, que tu te prosterneras, et c’est à lui seul que tu rendras un culte. 11 Alors le diable le laisse, et voici des anges vinrent et le servaient.

Le récit de la tentation permet de vérifier ou d’éprouver la qualité de Fils attribué à Jésus : comment le fils est-il « fils bien-aimé » ? Trois remarques sur ce récit :

- Jésus n’est pas désigné par le tentateur comme « fils du père » mais comme « fils de Dieu ». Dieu ne sera désigné comme « père » que par Jésus dans le Sermon sur la Montagne (désormais SM).

- Le tentateur déclare fils de Dieu celui qui échappera à la condition humaine : ne plus connaître la faim (v. 3), la mort (v. 6) et recevoir le pouvoir (v. 9). Pour le tentateur, le statut de « fils de Dieu » correspond au fantasme d’immortalité et de toute-puissance que chacun

61 En l’an 9 avant notre ère, un décret pris par l’assemblée des délégués des cités d’Asie témoigne de

l’impact de la puissance impériale sur les élites locales conquises à l’idéal romain, impact qui trouve son apogée tout au long du Ie siècle de notre ère : « Puisque la Providence qui ordonne toute notre vie, dans son attention et dans son zèle, a prévu l’accomplissement le plus parfait de la vie humaine en lui accordant Auguste qu’elle a rempli de vertus pour le plus grand bien du genre humain et qu’elle nous l’a envoyé, à nous et à nos descendants, comme un Sauveur, lui qui a fait cesser la guerre et qui a établi l’ordre partout. Et puisque César Auguste, quand il est apparu, a surpassé toutes les espérances, car non seulement il est allé au-delà des bienfaiteurs antérieurs, mais il n’a même laissé à ceux qui viendront après lui aucun espoir de le surpasser, et puisque la date de naissance du dieu Auguste marque pour le monde le début des bonnes nouvelles (euangeliôn), pour ces raisons, il a été décidé par les Grecs d’Asie que le nouvel an commencerait dans toutes les cités le neuvième jour avant les calendes d’octobre, qui est le jour de la naissance d’Auguste. » (cité d’après H. COUSIN - J.-P. LEMONON - J. MASSONNET, Le monde où vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998, p. 31).

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projette sur la divinité à défaut de ne pouvoir les posséder62. - À chacune de ces tentations répond le fils « bien-aimé », c’est-à-dire unique et

authentique. À l’épreuve qui propose de ne plus connaître les épreuves que connaissent tous les hommes, le fils oppose son refus par trois fois.

De ces trois rapides remarques, on peut légitimement conclure que Jésus détruit la figure du Dieu définie par le tentateur. Il n’est « fils de Dieu » qu’en renonçant à être « dieu » au sens où le terme définit le contraire de ce qu’est l’homme. Il n’est « fils de Dieu » qu’en se manifestant comme non-Dieu. C’est pourquoi, le Dieu de Jésus-Christ est le « Père » qui se révèle dans la face finie de son fils et non dans la puissance inquiétante d’une divinité projection du désir des hommes d’immortalité et de puissance. En conséquence de quoi, en Jésus, le fils véritable, il devient possible à l’homme de se savoir fils sans se vouloir dieu. Et c’est pourquoi aussi, à la lumière de cette filiation divine particulière, peut s’interpréter la nomination de Dieu comme père de Jésus et des disciples dans la narration matthéenne.

2. Jésus comme « fils » du « Père céleste » dans le premier évangile

Aborder le thème de la filiation de Jésus dans l’ensemble de l’évangile de Matthieu, c’est d’abord faire un double constat auquel on ne prête souvent pas toute l’attention qu’il mérite :

- D’une part la désignation de Jésus comme « fils » est récurrente dans la narration matthéenne (55 fois chez Mt contre 43 fois chez Lc, 27 fois chez Mc et 40 fois chez Jn). Jésus est, régulièrement et de plusieurs manières différentes, désigné comme « fils » : Fils de David et d’Abraham dès l’ouverture de l’évangile (1,1), « fils » en tant que né de Marie (1,21.23.25) ou « fils du charpentier » (13,35) en tant qu’ayant Joseph pour père, « fils de David » comme titre messianique (9,27 ; 12,23 ; 15,22 ; 20,30-31 ; 21,9.15) « fils de l’Homme » (8,20 ; 9,6 ; 10,23 ; 11,19 ; 12,8.32.40 ; 13,37.41 ; 16,13.27 ; 17,9.12.22 ; 19,28 ; 20,18.28 ; 24,27.37.39.44 ; 25,31 ; 26,2.24.45.64), « fils de Dieu » (4,3.6 ; 8,29 ; 14,33 ; 16,16 ; 26,33 ; 27,40.43.54), « fils bien-aimé » (3,17 et 17,5) ou encore « fils » dans l’absolu (2,15) et/ou en lien avec le « Père » (11,27 ; 24,36 ; 28,19).

- D’autre part, la désignation de Dieu comme Père est également remarquable dans l’évangile de Matthieu. Si l’on excepte l’évangile de Jean où Dieu est désigné 118 fois comme Père, Matthieu se distingue en la matière par rapport aux synoptiques (45 désignations contre 16 fois chez Luc et 5 fois seulement chez Mc).

Ce double constat souligne, s’il en était besoin, combien la question de la filiation est centrale dans la réflexion christologique du premier évangile.

2.1. Dieu comme « père » dans le Sermon sur la Montagne

Le ministère de Jésus en Galilée s’ouvre, chez Matthieu, par le SM. Dans ces trois chapitres, Dieu est désigné quinze fois comme « Père » (cinq fois seulement comme « Dieu » et quatre fois comme « Seigneur »). Quatorze fois comme « père » des auditeurs du SM qui sont les disciples (Mt 5,1) et les foules (7,28-29). Une fois, presque en clôture du SM (7,21), comme père de Jésus lui-même.

62 Ou, pour le dire avec A. WENIN, « Satan ou l’adversaire de l’alliance », Graphé 9 (2000), p. 23-43, p.

41 : « Au fond, sous trois formes différentes, le diable propose à Jésus de régler son comportement sur le désir d’échapper aux limites humaines ».

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Le constat est, en lui-même, intéressant : dans les quatre premiers chapitres, en particulier à travers la généalogie et les récits du baptême et de la tentation, Jésus a été désigné comme fils et, plus particulièrement fils de Dieu. Cette désignation éclaire d’un jour particulier la désignation de Dieu comme Père dans le SM : dans la logique narrative de Matthieu, on peut alors se demander si la nomination de Dieu comme Père ne prend pas racine dans la désignation de Jésus comme « fils ». Ainsi, serait mis en récit ce qui sera explicité plus loin : on n’a accès à Dieu comme Père que par le fils (cf. 11,27, souvent appelé le logion « johannique » de Matthieu : « Tout m’a été remis par mon Père. Nul ne connaît le fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler »).

La question qui reste en suspens est alors celle de la compréhension de cette paternité de Dieu, eu égard en particulier à un certain nombre de représentations déployées, par le Jésus matthéen, de cette relation filiale ou encore des exigences posées sur les « fils » supposés de ce père céleste. Quelques exemples pris dans le SM sont à cet égard significatifs :

- Pour devenir fils de ce père, il faut aimer ses ennemis (5,44-45). - Il faut être « parfait » comme ce père lui-même est « parfait » (5,48). - Une menace plane : celle ne pas recevoir de récompense de ce père (6,1). - Ce père voit tout dans le secret et rendra ainsi en conséquence (6,4 et 18). - Ce père sait ce dont on a besoin avant même qu’on le lui demande (6,8

cf. également 6,32). - On invoque ce père dont on « sanctifie » le nom et dont la volonté doit être faite sur

la terre comme au ciel (6,9) - Ce père ne nous pardonnera pas si nous ne pardonnons pas (6,14-15). - Enfin, en 7,21, Jésus affirme que seuls ceux qui font la volonté de « son » père

entreront dans le Royaume de Dieu.

Une paternité divine qui paraît pesante, pour ne pas dire oppressante : un père exigeant, tout-puissant, omniscient et qui laisse peu d’espace aux « disciples-fils » pour échapper à son emprise. Il ne faut pourtant pas oublier ce point capital : le père dont il faut faire la volonté est le père de Jésus (cf. 7,21). Cela signifie que, pour le disciple, la paternité de Dieu n’est accessible que par le statut filial de Jésus. Et cela a une double conséquence : en Jésus le fils, le disciple reçoit une autre origine que les engendrements humains porteurs de malédictions. Lui aussi possède un père « céleste » et échappe donc à l’enfermement de sa propre généalogie. Secondement, si la paternité de Dieu ne peut se recevoir, se comprendre et se vivre que dans la filiation telle qu’assumée par Jésus, alors, comme l’a souligné le récit de la tentation, cela signifie qu’être fils c’est accepter de n’être pas tout-puissant, cela signifie assumer son humanité et ses limites.

Il en résulte alors une tension entre l’humanité pleinement assumée de la filiation divine de Jésus dans le récit de la tentation, une filiation qui rejaillit sur le disciple, et l’exigence presque inhumaine de la paternité de Dieu envers les disciples dans le SM. On peut alors se demander si la paternité de Dieu telle qu’elle est présentée dans le SM est vraiment libératrice pour les disciples/fils. En effet, si être fils c’est accepter ses limites, n’est-ce pas, en retour, accepter la toute-puissance du Père comme semble l’indiquer, à première lecture, l’image qui est donnée du « Père céleste » dans le SM ? Dit autrement, si le récit de la tentation a révélé quel fils était Jésus, la question est : quel Père révèle Jésus (cf. 11,27) ? Faut-il s’en tenir à ce qu’il nous en dit dans le SM et alors se retrouver avec une figure de père tout-puissant aux exigences terribles pour ses fils ? Notre hypothèse est qu’il faut se transporter au récit de la Passion où le combat commencé par Jésus dans le récit de la tentation pour assumer le statut

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filial trouve son aboutissement. Un aboutissement d’où peut alors naître une nouvelle compréhension de la paternité de Dieu qui, en retour, permet de réinterpréter la figure qui en est déployée dans le SM.

2.2. Dieu « père » dans le récit de la Passion ou la dernière tentation du Christ

Ce dernier combat de Jésus commence à Gethsémané (Mt 26,36-46). Trois remarques sur l’écriture matthéenne de la prière de Jésus : a. il s’adresse à Dieu comme « mon père » (Lc : « Père », Mc « Abba Père ») ; b. alors que Marc fait dire à Jésus, s’adressant au Père, « Tout t’est possible » (Lc : « si tu veux »), Matthieu rapporte : « s’il est possible » ; c. enfin, Matthieu rapporte la seconde prière de Jésus (cf. v. 42) : « Mon père s’il n’est pas possible que cette coupe passe sans que je ne la boive, que ta volonté soit faite ». Le texte de Matthieu est ambigu dans sa formulation même : on pourrait y entendre la soumission d’un fils à la « volonté » toute-puissante et perverse d’un père qui laisse mourir son fils. En regard du récit de la tentation dont on a vu qu’il mettait en scène le refus d’une figure toute-puissante de Dieu, on peut cependant comprendre cette prière de Jésus comme la demande qu’il fait à son père de ne pas lui épargner d’être fils. Dit autrement : tu m’as institué comme fils bien-aimé à travers l’acceptation des limites propres à tout homme, ne me fait pas tomber dans la tentation d’échapper à cette condition humaine. Que ta « volonté » que je sois fils de cette manière soit faite. Ne me fais pas refuser d’être fils de la manière que tu as voulue pour moi. Jésus refuse de s’autofonder : ce n’est pas de lui-même qu’il parle mais de la parole de celui qui l’a établi comme fils. Pour le dire en d’autres termes, Jésus institue Dieu comme père symbolique (c’est-à-dire qui lui a attribué une place de fils par sa parole — cf. 4,4 : l’homme vit de la parole de Dieu et non de pain seulement) et non plus comme père imaginaire (le tout-puissant qu’il faut séduire ou à qui il faut se soumettre à défaut de pouvoir prendre sa place). Et cependant, répétons-le, l’ambiguïté est constitutive de l’écriture matthéenne : il appartient au lecteur de décider comment il comprend cette prière de Jésus à son père. Le second texte, celui de l’arrestation, le manifeste clairement.

Au moment de l’arrestation de Jésus (26,47-56), alors que l’un des proches de Jésus sort son épée, Jésus lui intime l’ordre de rengainer et affirme : « penses-tu que je ne puisse faire appel à mon Père et il me fournirait maintenant plus de douze légions d’anges ? ». À la fois Jésus accepte la « volonté » de son père d’être fils en assumant jusqu’au bout ce qui fait la condition humaine, et dans le même temps il continue à poser la « toute-puissance » d’un père capable de lever à l’instant, s’il le lui demandait, des légions d’anges pour lui éviter la mort. Jésus résiste à la dernière tentation identique à la première : devenir un dieu à contre-image de l’homme, un « fils de Dieu » à la manière des Empereurs romains.

Cette image de Dieu, c’est la croix qui l’écarte définitivement (Mt 27,45-56) : au seuil de la mort, Jésus vit un abandon radical. Récitant le Psaume 22, il crie son incompréhension de ce qui lui arrive : « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (27,46). Lui le Messie, fils d’Abraham et de David, fils « bien-aimé », il se retrouve seul. Est-ce aller trop loin que de dire qu’un dieu l’a bel et bien abandonné, plus précisément une certaine image de Dieu ? Qu’au moment de mourir Jésus découvre que le seul Dieu présent à ses côtés est celui qui meurt avec lui et non pas le tout-puissant qui pourrait lui éviter la mort ? Pour que le « Père céleste » authentique advienne il faut qu’un dieu meure. Pour qu’il soit vraiment proclamé « fils de Dieu » (27,54), il faut que dieu lui-même soit pendu au gibet, au gibet de ses représentations et de ses fantasmes. Alors, après Pâques, il pourra envoyer les disciples baptiser les nations « au nom du Père et du Fils » (28,19). Mais pas avant. Pas avant que le Fils bien-aimé ne soit passé par la mort, pas avant que le dieu qui le tentait ne soit mort et qu’advienne son Père. Alors il sera possible pour Jésus d’être fils et pour les disciples d’avoir

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un « Père céleste » et de vivre paisiblement sous son regard.

Être « parfait » comme le Père céleste est parfait (5,48), ce sera alors, pour le disciple, accepter d’être fils comme le Père céleste a accepté de se révéler dans le fils, c’est-à-dire en acceptant les limites constitutives de l’humanité. « Faire la volonté » du père de Jésus (7,21), ce sera, pour le disciple, accepter d’avoir été institué comme fils, accepter de ne pas s’autofonder. L’évangile de Matthieu réintroduit une filiation nouvelle car l’humaine est toujours un peu mortifère : elle empêche en effet que vienne autre chose que le père humain ou, ce qui revient au même, un père divin oppressant qui n’est que la projection de nos fantasmes de toute-puissance.

Il reste que cette place de fils est une place impossible : seul le fils véritable l’a tenue. Nous courrons toujours le risque de comprendre ce « Père céleste » comme un père imaginaire à qui nous attribuons tous les pouvoirs. Le texte de Matthieu est, à cet égard, ambigu. Tout se décide chez le lecteur : est-ce qu’il va faire fonctionner son fantasme ou est-ce qu’il va entendre une parole qui le fonde et le fait vivre ? Dans le récit de Matthieu les choses ne sont pas décidées d’avance. Elles se décident dans l’histoire de chacun. Jésus a vaincu la tentation mais il a dû lutter jusqu’au bout. Il a été l’homme véritable, le fils véritable, comme nul autre ne l’a jamais été et ne pourra jamais l’être. Par lui, il est donné au disciple de connaître le Père et de recevoir un statut filial dont l’accomplissement, la « perfection », pour être eschatologique, n’en est pas moins une réalité dans la foi au Christ.

3. Les « fils » de Zébédée et leur mère ou la filiation déplacée

Pour terminer, il est intéressant de s’arrêter sur une figure de la narration où est mise en récit cette compréhension renouvelée de la filiation. Il s’agit du personnage des fils de Zébédée.

La première apparition des fils de Zébédée, Jacques et Jean, se situe en 4,21. Jésus les appelle. Ils laissent alors « leur père » et le suivent (v. 22). Cet épisode s’inscrit dans la logique d’une suivance radicale : quitter père et mère pour suivre le Christ. On retrouve les deux frères mentionnés dans la liste des Douze (cf. 10,2 : « Jacques de Zébédée et Jean son frère ») au moment où Jésus institue les Douze.

Le troisième épisode où les deux frères sont mentionnés est sans doute le plus intéressant pour notre propos. Il s’agit du passage où les deux frères demandent à Jésus de siéger à sa droite et à sa gauche lors de sa venue en gloire (Mt 20,20-23). Si, comme les deux autres, cet épisode trouve son parallèle dans l’évangile de Marc, il en diffère cependant sur un point surprenant : chez Matthieu la demande n’émane pas de Jacques et Jean eux-mêmes mais de leur mère : « Alors s’approcha de lui la mère des fils de Zébédée avec ses fils et se prosterna pour lui faire une demande » (Mt 20,20). C’est d’ailleurs elle que Jésus interroge : « Que veux-tu ? », et c’est elle qui demande les places privilégiées pour ses fils (cf. 20,21). Par la suite, ce sont les fils qui continuent le dialogue avec Jésus attestant bien qu’ils sont dans le désir de la mère (cf. 20,22). Héritiers d’une espérance qui leur a fait quitter leur père, l’attente du Messie d’Israël, c’est cependant leur mère qui définit les contours que leur participation à cette espérance doit prendre. Et cette mère veut pour eux la meilleure des places. Elle en appelle alors à une figure de puissance, le Christ siégeant dans son Royaume, susceptible de répondre à cette demande. Ils sont toujours « fils de Zébédée » mais c’est la mère qui prend en charge leur destinée. Et c’est alors que le Jésus matthéen fait intervenir un « père » : « siéger à ma droite et à ma gauche, ce n’est pas à moi de donner cela mais c’est pour ceux à qui cela a été préparé par mon Père » (20,23). Deux frères qui sont dans le désir

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de toute-puissance de leur mère ; un fils bien-aimé qui accepte de ne rien savoir de la décision de son « Père céleste » (cf. également 24,36) : deux représentations pour le moins contrastées de la filiation.

Mais, dans l’évangile de Matthieu, le parcours des deux frères et de leur mère n’est pas terminé. On retrouve d’abord les deux frères mentionnés lors de la prière à Gethsémané, puis, plus loin, la « mère des fils de Zébédée » mentionnée (seulement chez Mt) comme appartenant au groupe des femmes au pied de la croix (27,56). Les deux fils séparés de leur mère, la mère séparée de ses fils, mais les uns et l’autre à la fois proches et distant du « fils bien-aimé ». Proximité au sens où Gethsémané et la croix sont les lieux privilégiés où la filiation divine de Jésus se donne à connaître dans sa particularité ; distance, dans la mesure où à Gethsémané les disciples ne peuvent veiller avec Jésus et que, à la croix, les femmes regardent « de loin » (27,55). Comme une métaphore de l’impossible possibilité de la suivance de Jésus jusqu’au lieu où se révèle en vérité sa filiation et la nôtre.

4. Conclusion

Il y a deux façons différentes d’aborder la question de la filiation dans le récit matthéen de l’enfance, comme il y a deux façons de l’aborder dans le récit de la Passion. Soit on lit les récits de l’enfance et de la Passion comme la description d’une volonté immuable et implacable d’un Dieu Tout-Puissant qui fait advenir les éléments selon un dessein éternel que rien ne pourra jamais faire dévier ne serait-ce que d’un iota. Le risque est évidemment de comprendre la filiation comme la soumission d’un Dieu/fils à un Dieu/père pervers. Soit on les lit comme le témoignage rendu à un Dieu venu s’inscrire dans l’histoire des hommes. Il ne s’agit pas alors de nier que Dieu puisse faire accomplir sa volonté. Simplement, et plus modestement, il s’agit d’accepter de ne savoir de Lui que ce qu’il accepte de nous révéler dans l’enfant de Bethléem et le crucifié de Jérusalem : la filiation prend alors un tout autre relief. La filiation du Christ s’inscrit en effet dans la continuité de nos filiations humaines. Avec ceci de salutaire que, là où nous ployons sous le poids de généalogies trop lourdes à porter, la filiation du Christ nous offre la possibilité de devenir des filles et des fils libres parce que libérés du poids trop lourd des engendrements successifs dont nous sommes le fruit. Prononcer « que ta volonté soit faite » ne consiste plus alors à se soumettre à la volonté toute puissante d’un père imaginaire et pervers, mais accepter de devenir fils, c’est-à-dire s’inscrire dans une relation de filiation porteuse de vie. Une filiation qui prend racine dans une parole libératrice, une parole qui offre la possibilité d’avancer vers son propre désir, en adulte, sur un chemin de responsabilité et d’autonomie.

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CHAPITRE SEPTIEME DU RECIT DE L’ENFANT AU RECIT DE LA PASSION :

JESUS AUX PRISES AVEC LA VIOLENCE DANS L’EVANGILE DE MATTHIEU63 Celui qui fait l’effort de laisser un instant de côté la lecture folklorique qui fait écran

entre lui et le récit matthéen de l’enfance de Jésus, celui-là est frappé par la violence contenue dans ces deux chapitres. Rappelons ici quelques faits relevés dans la première partie de notre travail qui soulignent combien Jésus est marqué à la fois par une violence originelle et séculaire :

La généalogie de Jésus qui ouvre l’évangile (Mt 1,1-17) atteste, à sa manière, que la

violence précède la venue au monde de Jésus. En effet, la longue liste des ancêtres de Jésus porte en elle l’histoire mouvementée et violente du peuple d’Israël. Comme fils d’homme, inscrit dans l’histoire d’une nation, Jésus vient au monde chargé du poids de l’histoire du peuple d’Israël, une histoire faite de guerres et de paix, de violences et de réconciliations. De manière plus précise encore, un détail de cette généalogie indique que Jésus est marqué par la violence, pas seulement comme membre du peuple d’Israël, mais comme membre d’une lignée particulière. En effet, après avoir indiqué que Jésus est un « fils de David » (Mt 1,1), Matthieu note (v. 6) que « David engendra Salomon de la femme d’Urie ». Pourquoi, comme pour Rahab, Thamar et Ruth, n’avoir pas appelé cette femme par son nom, Bethsabée ? Sans doute faut-il y voir un rappel de l’épisode au cours duquel David, après s’être rendu coupable d’adultère avec celle qui deviendra une ancêtre de Jésus, fait mettre à mort son mari (cf. 2 S 11)64 ?

Au chapitre 2, Matthieu rapporte aussi un acte particulièrement violent, celui du massacre des enfants de Bethléem (Mt 2,16-18). Par cet assassinat collectif, Hérode essaie de se débarrasser d’un concurrent indésirable. En Jésus se répète alors le thème vétérotestamentaire de la révolte contre l’envoyé de Dieu qui conteste les puissants.

Nous nous proposons de montrer comment se déploie ce thème de la violence dans l’ensemble de la narration. Depuis le ministère en Galilée jusqu’au récit de la Passion, Matthieu met en scène non seulement la violence subie par Jésus et plus largement par les envoyés de Dieu, mais peut-être aussi une issue à celle-ci.

1. Traces de violence dans la narration évangélique

La violence n’est pas seulement présente dans les premiers chapitres de l’évangile. On en découvre de fortes traces tout au long de la narration évangélique. Soulignons en quelques-unes.

1.1. La violence contre les disciples et contre Jean Baptiste

En Mt 10, Jésus annonce la violence que subiront les disciples dans leur mission de proclamation du Règne de Dieu ; cf. 10,16-42 (v. 21-22 : « le frère livrera son frère à la mort,

63 Sur ce thème, voir E. CUVILLIER, « Jésus aux prises avec la violence dans l’évangile de Matthieu », ETR 74 (1999), p. 335-349.

64 C’est dans ce sens que vont deux articles récents déjà mentionnés sur les femmes dans la généalogie de Jésus, ceux W. J. C. WEREN, « The Five Women in Matthew’s Genealogy » et J. NOLLAND, « The Four (Five) Women and Other Annotations in Matthew’s Genealogy » ; pour cet auteur, l’introduction de Bethsabée comme « femme d’Urie » souligne le péché de David et le jugement de Dieu sur lui (cf. p. 539).

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et le père son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mourir. Vous serez haïs de tous à cause de mon nom, mais celui qui aura résisté jusqu’au bout, celui-là sera sauvé » ; v. 35 : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée »). Le rejet de l’Évangile et la violence qu’il provoque chez ses adversaires sont expliqués théologiquement : le Christ est objet de scandale. Il revendique tout l’être humain et il provoque donc la haine et la discorde. La haine que s’attirent les disciples n’est ainsi pas le simple fait du hasard ou de la méchanceté des autres. Plus fondamentalement elle est le résultat de la séparation qu’opère l’Évangile : il faut abandonner ses sécurités et ses certitudes pour suivre le Christ, et cela est un objet de scandale pour tous les hommes, juifs comme païens (cf. v. 34-38).

En Mt 14,1-12, Matthieu rapporte la mort violente de Jean-Baptiste65. Ce meurtre doit être interprété dans le cadre de la violence que la venue du Royaume suscite chez l’être humain. Jean-Baptiste est la figure du prophète mis à mort parce que, au nom de Dieu, il interpelle les puissants. Dans ce sens, la violence qu’il subit annonce celle que subira Jésus. Matthieu lui-même l’atteste de façon explicite : « Je vous le déclare, Elie est déjà venu, et, au lieu de le reconnaître, ils ont fait de lui tout ce qu’ils ont voulu. Le Fils de l’homme lui aussi va souffrir. Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste » (Mt 17,12-13).

1.2. La mort de Jésus comme aboutissement de la violence

La mort de Jésus s’inscrit donc dans cette tradition de l’envoyé de Dieu rejeté et violenté par le peuple, sous l’influence de ses chefs religieux dont il conteste, par sa prédication, les privilèges66. Deux exemples suffisent à le souligner.

En Mt 12,14, après avoir subi l’interpellation radicale de Jésus sur la question de l’interprétation du sabbat (cf. 12,1-13), les pharisiens forment le projet de faire périr Jésus67. C’est la première fois, depuis le projet d’Hérode au tout début de l’évangile, que Jésus est explicitement soumis à un désir de mort. Se profile déjà, à l’horizon du récit, l’arrestation, la condamnation et la mise à mort de l’envoyé de Dieu.

Ce sont surtout les trois annonces de la Passion qu’il faut ici mentionner. En Mt 16,21, Jésus annonce qu’il sera livré « aux anciens, grands prêtres et scribes » ; en 17,22, c’est « aux mains des hommes » qu’il va être livré ; en 20,17, les grands prêtres et les scribes, après l’avoir condamné à mort, le livreront « aux païens ». La violence à l’encontre de Jésus n’est pas celle des chefs du peuple en tant que juifs, mais bien la violence qui, par-delà le cas particulier d’Israël, est celle de tout homme (juif ou païen) confronté à la parole du prédicateur du Royaume des cieux. La perspective de sa mort, Jésus la « montre » (deiknuein,

65 Sur la mort de Jean-Baptiste, cf. W. D. DAVIES - D. C. ALLISON, Matthew, vol. 2, p. 463-477. Sur la

figure de Jean-Baptiste chez Matthieu, cf. J. P. MEIER, « John the Baptist in Matthew’s Gospel », JBL 99 (1980), p. 383-405 ; R. L. WEBB, John the Baptizer and Prophet. A Socio-Historical Study, Sheffield : Academic Press, 1991, p. 55-60, cf. bibliographie p. 55-56, note 28 ; H. FRANKEMÖLLE, « Johannes der Täufer und Jesus im Matthäusevangelium : Jesus als Nachfolger des Täufers », NTS 42 (1996), p. 196-218.

66 Ce point est fortement souligné par E. FUCHS, « La violence de l’Évangile », BCPE 26 (1974), p. 27-33, cf., en particulier, p. 29-31. Le lien entre religieux et violence a été réfléchi par R. GIRARD, La violence et le sacré, Paris : Grasset, 1972.

67 Sur Mt 12,14 et l’ensemble constitué par Mt 12,1-14 dont il constitue la conclusion, cf. Y.-E. YANG, Jesus and the Sabbath in Matthew’s Gospel, Sheffield : Academic Press, 1997 ; cf. spécialement, sur Mt 12,1-14, p. 139-221 ; sur le v. 14, p. 209-214.

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cf. 16,2168) à ses disciples, c’est-à-dire qu’il en a compris le caractère inéluctable. Le Jésus matthéen est ainsi conscient de la violence que suscite sa parole. Tels les prophètes de l’ancien Israël, porteurs de la parole de Dieu, tel Jean-Baptiste, Jésus est rejeté et va subir la violence meurtrière. Ceux qui se réclameront de lui subiront le même sort que lui, car « le disciple n’est pas au-dessus du maître » (Mt 10,24).

1.3. Le Royaume assailli par la violence (Mt 11,12)

Terminons ce premier temps de notre enquête en nous intéressant au logion de Mt 11,12 (// Lc 16,16)69 :

« Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu’à présent, le royaume des cieux est soumis à la violence et ce sont les violents qui s’en emparent ».

Les principales interprétations du verset sont au nombre de cinq. Trois interprètent positivement le logion, deux négativement :

- Positivement, le logion signifierait, 1) la « sainte violence de ceux qui s’emparent du Royaume de Dieu au prix des plus durs renoncements »70 ; 2) en rendant le verbe biazo par un actif (« Le Royaume des cieux se fraie sa voie avec violence ») l’idée selon laquelle le Royaume, malgré tous les obstacles, viendrait avec puissance71 ; 3) l’expression « les violents » (biastai) serait une désignation des disciples de Jésus par leurs adversaires72 ou par eux-mêmes73. Ces « violents », ces « marginaux » s’emparent désormais du Royaume.

- Négativement, le logion désignerait, 1) la violence des zélotes qui veulent faire advenir le Royaume par les armes (et que Jésus désavouerait)74 ; 2) dans les termes de l’apocalyptique juive, le combat des forces mauvaises (Satan et ses représentants terrestres, à savoir, Hérode qui a fait arrêter puis tuer Jean-Baptiste, plus tard les autorités juives et romaines qui mettent

68 Seul autre emploi du terme en Mt 4,8 : le Diable « montre » — deiknusin — à Jésus tous les royaumes de la terre.

69 R. BULTMANN, Histoire de la tradition synoptique, Paris : Seuil, 1973, cf. « Complément » (1971), p. 562 ; G. SCHRENK, « Biazomai, Biastes », dans G. KITTEL - G. FRIEDRICH Theological Dictionary of the New Testament, I, Grand Rapids: Eerdmans, 1964, p. 609-614 ; W. STENGER, « Biazomai, Biastes », dans H. BALZ - G. SCHNEIDER éds., Exegetical Dictionary of the New Testament, I, Grand Rapids : Eerdmans, 1990, p. 216-217 (et bibliographie) ; W. D. DAVIES - D. C. ALLISON, Matthew, vol. 2, p. 254-256.

70 P. BENOIT, L’Évangile selon Saint Matthieu, Paris : Cerf, 1950, p. 78, note b ; c’est l’opinion de M.-J. LAGRANGE, Évangile selon Saint Matthieu, Paris : Gabalda, 1941, p. 221-222 : « C’est un bien d’entrer dans le royaume même de cette façon… Il s’agit d’une énergie qui produit des efforts. On se jette sur le règne de Dieu, expression très forte, mais qui convient à une époque nouvelle » ; dans un sens proche, A. SCHWEITZER, Le secret historique de la vie de Jésus, Paris : Albin Michel, 1961, p. 74 : « La repentance et la rénovation morale en vue du Royaume de Dieu sont en quelque sorte une pression exercée dans le dessein de le contraindre à venir… Les violents qui s’en emparent sont ceux qui acceptent la rénovation morale. Ils l’attirent de force sur la terre ».

71 G. HÄFNER, « Gewalt gegen die Basileia ? Zum Problem der Auslegung des ‘Stürmerspruches’ Mt 11,12 », ZNW 83 (1992), p. 21-51.

72 J. JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament, Paris : Cerf, 1975, p. 144. 73 G. THEISSEN, « Le mouvement de Jésus, une révolution charismatique des valeurs », dans Histoire

sociale du christianisme primitif, Genève : Labor et Fides, 1996, p. 71-90, cf. p. 88-90. Également, « Jünger als Gewalttäter (Mt 11,12f. ; Lk 16,16) », Studia Theologica 49 (1995), p. 183-200.

74 O. CULLMANN, Dieu et César, Neuchâtel : Delachaux et Niestlé, 1956, p. 24 : « Nous devons […] penser ici à des gens comme le chef zélote Judas. Certes, cette parole ne renferme pas uniquement un blâme. Jésus reconnaît que ces gens se mettent en peine pour le Royaume de Dieu. Cependant il désavoue leur action, car le Royaume de Dieu ne viendra pas par la violence humaine et ne sera pas non plus instauré comme un royaume politique ».

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Jésus à mort) contre le Royaume de Dieu et ses envoyés. Dit autrement, la souffrance de Jean-Baptiste et de Jésus après lui est interprétée dans les termes de la tribulation eschatologique des derniers jours75.

Dans le contexte de l’évangile de Matthieu, et compte tenu de ce que nous avons dit sur la forte présence de la violence contre les envoyés de Dieu, le passage doit, semble-t-il, être interprété comme une métaphore du sort réservé à Jean Baptiste puis à Jésus : en leur personne, c’est le Royaume même de Dieu qui est pris d’assaut et qui subit la violence. Les violents sont ici ceux qui mettent la main sur les envoyés de Dieu pour prendre un bien qui ne leur appartient pas (cf. Mt 22,38). Un combat apocalyptique est en train de se livrer entre Dieu et les puissances. Depuis Jean-Baptiste le nouvel éon est aux portes (cf. Mt 3,1) et l’opposition est à son paroxysme. Jean-Baptiste est en prison (il sera bientôt mis à mort) et le sort qui attend Jésus n’est pas différent. La violence est donc constitutive même de l’advenue prochaine du Règne de Dieu. Celui-ci suscite en effet, chez ses opposants, une violence meurtrière. Nous sommes ici dans la continuité d’une tradition prophétique : le rejet et parfois le meurtre de l’envoyé de Dieu qui provoque colère et jugement de Dieu sur son peuple. Pour Matthieu cependant, la période qui débute avec Jean-Baptiste et culmine en Jésus, est la période de la fin, d’où une violence qui atteint à son paroxysme.

Ainsi pouvons-nous tirer de ce premier temps de notre enquête deux informations complémentaires. D’une part, à travers la généalogie et le récit de l’enfance, Matthieu souligne que la violence est constitutive de l’existence historique de Jésus en ce qu’il est issu d’une lignée humaine, caractérisée par la violence et le meurtre. D’autre part, à cette violence commune à toute destinée humaine, s’ajoute pour Matthieu, la violence suscitée par la proclamation de la proximité du Règne de Dieu. Cette proclamation qui interpelle l’homme dans ses certitudes et sa suffisance suscite rejet et haine à l’encontre de l’envoyé de Dieu.

2. La violence du Dieu de Jésus contre ses opposants

On peut cependant se demander si, assailli par la violence des hommes, le Royaume de Dieu n’en devient pas lui-même violent ? Si le prédicateur du Règne lui-même n’est pas conduit à répondre à la violence des hommes par un appel à la violence vengeresse de Dieu ? Se pose en effet, dans le contexte spécifique du premier évangile, la question de la rétribution violente que le Dieu de Jésus, Dieu du jugement, envisage comme rétribution pour ses ennemis. Dans la logique culturelle et religieuse de Matthieu, la violence contre les prophètes appelle un jugement de Dieu (le thème du jugement est omniprésent chez Matthieu76). Ce qui a fait dire à un chercheur que Matthieu développait une eschatologie apocalyptique dont le cœur était le besoin de vengeance et de rétribution77. Il est vrai que les paroles vengeresses, et donc violentes, de Jésus ne manquent pas dans le premier évangile. Une rapide énumération de quelques-unes parmi les plus significatives permet de se faire une idée de l’importance du

75 Ainsi, avec des variantes dans le détail, N. PERRIN, Rediscovering the Teaching of Jesus, New York : Harper & Row, 1967, p. 74-75 ; W. D. DAVIES - D. C. ALLISON, Matthew, vol. 2, p. 256 ; S. LLEWELYN, « The Traditionsgeschichte of Matt. 11:12-13, par. Luke 16:16 », NT 36 (1994), p. 330-349 ; cet auteur propose même un suggestif rapprochement avec la parabole des vignerons homicides qui aurait été, originellement, une illustration de ce logion. Tout récemment encore, E. P. MEADORS, Jesus the Messianic Herald of Salvation, Tübingen : Mohr, 1995, p. 224.

76 Sur ce thème matthéen, cf. D. MARGUERAT, Le jugement dans l’évangile de Matthieu, Genève : Labor et Fides, 19952 ; cf. particulièrement p. 13-50 pour un inventaire des mentions matthéennes du jugement. Cf. également, du même auteur, Le Dieu des premiers chrétiens, Genève : Labor et Fides, 1990, spécialement chapitre 3, « Le Dieu du jugement », p. 51-67.

77 D. C. SIM, Apocalyptic Eschatology in the Gospel of Matthew, Cambridge : University Press, 1996. L’analyse du donné textuel de Matthieu que nous proposons permet de s’inscrire en faux contre cette hypothèse.

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thème de la violence rétributive du Dieu du Jésus matthéen : - Mt 11,21-24, malédiction contre Chorazin, Bethsaïde et Capharnaüm (cf. v. 23 : « Et

toi, Capharnaüm […] tu seras précipitée jusqu’aux enfers »). - Mt 13,36-43, explication de la parabole de l’ivraie (cf. v. 42 : « Ils les jetteront dans la

fournaise ardente : là seront les pleurs et les grincements de dents »). - Mt 18,23-35, parabole du débiteur impitoyable (cf. v. 34 : « Et dans sa colère, il le

livra aux tortionnaires, en attendant qu’il eût remboursé toute sa dette »). - Mt 22,11-14, parabole des invités au festin (cf. v. 7 : « Le roi fut courroucé et dépêcha

ses troupes qui firent périr ces meurtriers et incendièrent leur ville » ; cf. également v. 13 : « Jetez-le, pieds et poings liés, dehors, dans les ténèbres : là seront les pleurs et les grincements de dents »).

- Mt 23, invectives contre scribes et pharisiens (cf. les sept malédictions, d’une rare violence verbale ; ainsi, v. 33 : « Serpents, engeance de vipères ! Comment pourrez-vous éviter d’être condamnés à la géhenne ? »).

- Mt 25,14-33, parabole des talents (cf. v. 30 : « Et que ce propre à rien soit jeté dans les ténèbres : là seront les pleurs et les grincements de dents »).

- Mt 21,33-45, parabole des vignerons homicides. La violence rétributive atteint ici son paroxysme. La parabole des vignerons meurtriers est traversée, de bout en bout, par le thème de la violence meurtrière de ceux qui veulent s’emparer de l’héritage qui ne leur appartient pas. Le meurtre est ici le geste ultime par lequel on tente de devenir propriétaire de la vigne. La violence engendre alors la violence : le maître vient punir les misérables en leur faisant subir le sort qu’ils ont fait subir au fils78.

Il convient pourtant de pointer quelques écarts entre la violence subie par Jésus et Jean-Baptiste, et la violence divine, annoncée par Jésus, sur ses ennemis :

- Le Jésus de Matthieu en appelle à la vengeance mais il ne se fait pas vengeur lui-même. Dit autrement, la parole de Jésus est parfois violente, pas ses actes. L’épisode des vendeurs chassés du Temple (Mt 21,12-13) ne rentre pas dans la catégorie de la violence rétributive, mais constitue plutôt un geste de purification du Lieu Saint.

- Le langage de jugement du Jésus matthéen est, le plus souvent, un langage parabolique. Le langage métaphorique peut être considéré comme un moyen de déplacer l’appel à la violence : le Maître qui punit son mauvais serviteur, le Roi qui fait périr les invités récalcitrants, ou encore le propriétaire qui fait périr les vignerons, ne peuvent pas, sauf « violence » faite au texte, être directement assimilés à Dieu. Ils n’en sont que des représentations qui disent, au fond, l’image que chacun s’en fait.

- L’encadrement narratif que Matthieu fait subir à certaines des paraboles de jugement pourrait amener à nuancer la violence des propos. Ainsi, en Mt 18, la parabole du débiteur impitoyable (v. 23-35) est précédée de la parabole du bon berger (v. 12-14) : l’image du roi miséricordieux mais à la justice redoutable ne demande-t-elle pas d’être interprétée à partir de celle du berger fou d’amour pour ses brebis79?

- Dans la tradition vétérotestamentaire, la fonction du langage de jugement reste l’appel à la repentance. Le Jésus matthéen se situe ainsi dans la grande tradition prophétique

78 Il faut cependant remarquer ici que la parole violente du v. 41 (« Il fera misérablement périr ces

misérables ») n’est pas de Jésus mais des adversaires qui répondent à la question qu’il leur pose sur l’attitude attendue du maître de la vigne.

79 De la même manière que la parole d’exclusion de 18,17 devrait être interprétée par l’épisode de Mt 9,10.

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vétérotestamentaire80. En outre, il a été montré81 que la menace du jugement divin ne concerne pas seulement Israël ou les incrédules mais également des figures du récit derrière lesquels les membres de la communauté matthéenne peuvent se reconnaître (le débiteur impitoyable, l’invité au festin nuptial…).

- La violence verbale mise dans la bouche du Jésus matthéen (cf. Mt 23 en particulier82) s’explique aussi par le contexte historique dans lequel évolue la communauté matthéenne. En un sens, on peut se demander si la violence verbale n’a pas un effet de catalyseur d’une violence physique ou morale ressentie. Celui qui peut exprimer par des mots la souffrance subie et le besoin de rétribution qui en découle peut ainsi extérioriser la violence contenue en lui. Elle s’écoule alors par le verbe plutôt que par le geste.

Concluons ce deuxième temps de notre enquête. Chez Matthieu, Jésus et les chefs du peuple sont dans un rapport de violence réciproque dans le sens où, par son attitude et ses paroles, Jésus provoque les chefs du peuple et où les chefs du peuple rejettent Jésus. Au terme du récit, les chefs du peuple rassemblent le peuple dans la haine et dans la volonté de le faire mourir. Ce rejet, présent dès le début, provoque, chez Jésus, l’appel au jugement divin. Dans le discours du Jésus matthéen sur le jugement, fonctionne, en arrière-plan, un Dieu juste mais violent, un Dieu redoutable qui rend à chacun selon ses œuvres. Ce jugement divin, toujours sous forme métaphorique, est cependant reporté dans un futur eschatologique qui évite à Jésus et aux disciples d’en être, eux-mêmes, dans le temps présent, les dépositaires. Au contraire, les paroles de jugement résonnent comme un avertissement également adressé aux disciples.

3. La mort de Jésus comme fin de la violence en Dieu

Dans la logique narrative de Matthieu, la mort de Jésus est la dernière violence humaine contre le Royaume. L’ultime violence faite à Dieu lui-même en la personne de son fils. Or cette ultime violence qui aurait dû logiquement conduire à une violence en retour de Dieu lui-même (cf. la parabole des vignerons homicides) devient le lieu où chez Matthieu, Jésus accepte de se dessaisir du besoin de violence et de vengeance, non seulement en actes mais également en paroles.

Ce consentement à la violence, sans appel à la vengeance, se révèle dans trois épisodes qui sont les mêmes (mais est-ce vraiment surprenant ?) que ceux où se révélait une nouvelle compréhension de la filiation de Jésus en même temps que se fissurait une certaine idée de la paternité divine. À Gethsémané (Mt 26,36-45), le Jésus matthéen accepte de subir la violence en se soumettant à la volonté de son Père (cf. v. 39). Lors de son arrestation (Mt 26,47-56), dans un épisode propre à Matthieu (26,51-56), Jésus accepte de ne pas faire intervenir la force divine, et ainsi de ne pas répondre à la violence par la violence : il s’agit de l’incident au cours duquel un proche de Jésus frappe le serviteur du grand prêtre, provoquant une intervention sans ambiguïté de Jésus : « Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée. Penses-tu que je ne puisse faire appel à mon Père, qui mettrait aussitôt à

80 De l’avis de J. ZUMSTEIN, « Violence et non-violence dans le Nouveau Testament », dans Miettes

exégétiques, Genève : Labor et Fides, 1991, p. 355-368, les malédictions qui « ont pour fonction de mettre en garde leurs destinataires contre la possible exclusion du salut eschatologique […] n’émargent pas directement à [la] problématique » de la violence (p. 356, note 2).

81 Tout particulièrement, et de manière convaincante, par D. MARGUERAT, Le jugement dans l’évangile de Matthieu.

82 Sur cette question, cf. D. MARGUERAT, « Quand Jésus fait le procès des Juifs. Matthieu 23 et l’antijudaïsme », dans A. MARCHADOUR, éd., Procès de Jésus, procès des Juifs. Éclairage biblique et historique, Paris : Cerf, 1998, p. 101-125.

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ma disposition plus de douze légions d’anges ? » (cf. Mt 26,51-53)83. Enfin, lorsque Jésus meurt (Mt 27,45-50), meurt avec lui, et pour lui, une image de Dieu. Plus précisément, une image de Dieu l’abandonne. N’est-ce pas ainsi que l’on pourrait interpréter le fameux cri de Jésus « Mon Dieu mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? » (v. 46). À la croix, meurt le Dieu de la vengeance et de la rétribution. Le déchirement du voile du Temple (v. 51) en est peut-être un signe narratif : désormais l’ancien système sacrificiel, fondé sur la réparation violente de la faute, est aboli84.

Quatre remarques complémentaires peuvent être apportées ici :

- Il est intéressant de constater qu’à une notable exception près (la parabole des vignerons homicides), les nombreuses paroles de Jésus annonçant le jugement de Dieu ne sont pas liées à la perspective de sa mort prochaine. Même les logia du Fils de l’homme comme dépositaire du jugement divin, fort nombreux chez Matthieu, n’établissent aucun lien entre ce jugement et la mort de Jésus (cf. Mt 13,41 ; 16,27, cf. aussi Mt 24-25). Mieux même, les logia sur le Fils de l’homme souffrant ne sont jamais accompagnés d’une annonce du jugement. La seule exception est Mt 26,24 (malédiction contre Judas) qui se réalise, dans le récit, en Mt 27,3-10.

- Il a été remarqué85 que, chez Matthieu, le contraste est particulièrement frappant entre l’importance accordée aux paroles de Jésus durant son ministère terrestre, et son silence durant le récit de la Passion. Ce passage de la parole virulente des discours prophétiques (cf. Mt 23 et 24-25 en particulier) au silence de celui qui est livré à la violence des hommes est un signe narratif du changement qui s’opère : « À la figure du prophète dressé contre les puissances idéologiques succède celle du prophète fauché par ces mêmes puissances, réduit au silence »86.

- L’abandon de Jésus par Dieu, la fin d’un ancien système (déchirement du voile du Temple) et la confession de Jésus comme « Fils de Dieu » (cf. 27,54) sont proposés, par Matthieu, dans le cadre d’une interprétation apocalyptique de la croix. Ce cadre apocalyptique est narrativement souligné par les traditions relatives au tremblement de terre et à l’ouverture des tombeaux que Matthieu (et lui seul des quatre évangélistes) insère dans le récit de la mort de Jésus (cf. Mt 27,51b-53). Ce que la prédication de Jean-Baptiste et de Jésus laissaient entrevoir (cf. Mt 3,2 et 4,17) est désormais arrivé. La mort de Jésus est, pour Matthieu, le lieu d’un basculement : l’éon ancien s’achève, l’éon nouveau commence87.

- Il est enfin remarquable que le Jésus ressuscité ne prononce aucune parole de vengeance ou d’appel au jugement. Plutôt que le ressentiment, la rétribution contre les coupables ou l’appel au jugement de Dieu, c’est le « faire des disciples » qui préoccupe le Jésus ressuscité (cf. Mt 28,16-20).

83 L’importance de ce passage pour l’élaboration de la théologie matthéenne a déjà été souligné par

F. J. LEENHARDT, « Réflexions sur la mort de Jésus », RHPR 37 (1957), p. 18-23. 84 Il n’est peut-être pas anodin que, par deux fois, Matthieu rapporte, dans la bouche de Jésus, la citation

d’Os 6,6 : « ce n’est pas le sacrifice que je veux, mais la miséricorde ». Tout se passe comme si le ministère en Galilée préparait ce que la croix allait révéler.

85 Ainsi, après d’autres, F. VOUGA - H. MOTTU, « La Passion de la Parole. Jésus, prophète invectivant et souffrant », BCPE 30 (1978), p. 38-46, cf. p. 44.

86 F. VOUGA - H. MOTTU, « La Passion de la Parole. Jésus, prophète invectivant et souffrant », p. 44. 87 Dans le même sens, S. LEGASSE, Le procès de Jésus, tome 2, Paris : Cerf, 1995, qui parle, p. 292, des

« signes du passage à une autre ère ».

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Concluons. Dans un premier temps, Jésus fait appel à un jugement qu’il réclame de Dieu, à une violence divine qui reflète sans doute la sienne. À Gethsémané, il consent à la volonté de son Dieu et s’abandonne ainsi à la violence des hommes. À la croix, c’est son Dieu lui-même qui l’abandonne : « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Cet abandon par son Dieu marque, chez Jésus, la fin d’une certaine compréhension de Dieu. Relue dans le cadre de la mise en scène apocalyptique de Matthieu, la mort de Jésus peut être interprétée, non seulement comme fin de la violence en Dieu (ou fin d’une image violente de Dieu), mais encore fin du sacrifice (cf. le déchirement du voile du Temple) compris comme système de réparation violente de la faute : dans la mort de Jésus, un temps nouveau commence où l’ancien ordre de choses et sa logique n’ont plus cours.

4. Le « sang du juste » comme signe du déplacement

La thématique du sang offre une illustration de ce changement. En Mt 23,30 et 35, dans la lignée de la tradition vétérotestamentaire88, Jésus annonce que le sang des justes et des prophètes doit retomber sur les scribes et les pharisiens. Le Dieu de la rétribution est ici au cœur des invectives du Jésus matthéen. Plus loin, Judas subit cette logique rétributive, ayant « livré un sang innocent » (27,4), précédé par la malédiction prononcée sur lui par Jésus (Mt 26,24). Après s’être donné la mort il est d’ailleurs enterré dans le champ du sang (cf. 27,6 et 8). Pilate lui se « lave les mains » et se déclare innocent du sang de Jésus (27,24) alors que le peuple demande que son sang retombe sur lui et sur ses descendants (27,25). Le meurtre appelle le meurtre, le sang appelle le sang. C’est encore la Loi du Talion, la Loi du sang, qui prédomine.

Il y a cependant une autre interprétation proposée par la voix de Jésus, mais du Jésus en chemin vers sa Passion et non plus du Jésus des invectives de Mt 23 : lors du dernier repas, Jésus annonce que son sang devient le sang versé pour la multitude et pour le pardon des péchés (Mt 26,28). On ne venge plus ce sang, on le reçoit comme signe d’alliance et de pardon. Entre Mt 23,30.35 et Mt 26,28, c’est à un véritable déplacement que l’on assiste : le sang ne retombe plus comme une malédiction, il devient signe de pardon89.

Dans une de ses nombreuses oppositions dont il à le secret (cf. Mt 5,19 vs Mt 11,11 ; Mt 5,22 vs Mt 23, 17 ; Mt 10,5b-6 vs Mt 28,19 ; Mt 23,35 vs Mt 26,28…), Matthieu nous révèle un Jésus aux prises avec la contradiction qui découvre, dans le chemin vers Jérusalem et vers sa mort, la pleine signification de son Évangile. Dans ce contexte particulier au premier évangile, il n’est sans doute pas anodin que la trop fameuse parole du peuple « Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants » (Mt 27,25) soit précédée par l’annonce que ce même

88 Cf. H. CAZELLES, article « Sang », Supplément au Dictionnaire de la Bible, tome XI, Paris : Letouzey

& Ané, 1991, cols. 1332-1353. 89 Il serait intéressant de retravailler ce déplacement à partir des hypothèses développées par A. MARX et

C. GRAPPE, Le sacrifice. Vocation et subversion du sacrifice dans les deux testaments, Genève : Labor et Fides, 1998. Pour ces auteurs, on distingue, dans les traditions vétérotestamentaires, deux grands types de sacrifices :

- Le sacrifice d’expiation. L’immolation de la victime rend l’expiation possible. La victime est identifiée au coupable par imposition des mains. Il y a donc mort substitutive de la victime (cf. Lv 1,4).

- Le sacrifice de communion (repas). Le sacrifice est une offrande à Dieu. Il établit la communion la plus étroite possible, même si on fixe des limites en soulignant l’altérité de Dieu (les offrandes sont parfois toutes consacrées à Dieu, tantôt une partie seulement).

On peut alors se demander si les traditions évangéliques du repas pascal ne témoignent pas d’un conflit des interprétations entre ces deux compréhensions de la notion de sacrifice. Sur cette difficile question de la place du sacrifice, on pourra également consulter J. ANSALDI, « Le sacrifice comme séduction du ‘Dieu obscur’ », (Cahier biblique 35) Foi et Vie 95 (1996), p. 77-91. L’ensemble du Cahier biblique est d’ailleurs consacré au sacrifice.

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sang est signe de pardon (Mt 26,28). Dit autrement une porte reste ouverte, dans l’esprit de Matthieu, pour que chaque membre de ce peuple puisse « prendre sur lui » ce sang d’une manière nouvelle : comme signe de pardon et non plus de jugement.

Concluons. Dans la tradition vétérotestamentaire, le sang versé injustement réclame réparation qui suppose que le sang du coupable soit versé en retour. Dans l’évangile de Matthieu, tout spécialement au chapitre 23, Jésus en appelle à cette logique rétributive pour prononcer la condamnation sur les scribes et les pharisiens. Cependant, lors du dernier repas, cette logique est brisée : le sang de Jésus n’est plus le sang que l’on venge mais il est signe d’alliance et de pardon. Dans la configuration narrative de l’évangile de Matthieu, la signification que Jésus donne à la coupe partagée avec ses disciples (Mt 26,28) est la possibilité offerte d’un nouveau rapport au sang versé, dont Judas, précédé d’une malédiction antérieure de Jésus — cf. Mt 26,24 — ne peut malheureusement bénéficier. Le cas du peuple de Jérusalem qui affirme prendre sur lui le sang de Jésus (Mt 27,25) est, quant à lui, plus ouvert.

5. Le Sermon sur la Montagne : nouveau discours sur Dieu

Matthieu offre la particularité de mettre, en ouverture du ministère de Jésus en Galilée, le SM. Celui-ci s’ouvre sur les Béatitudes (« Heureux les humbles, les doux, les artisans de paix…»). Un peu plus loin, ce sont les antithèses (cf. en particulier Mt 5,21-26 et 38-48). Ici, avec une radicalité sans égale, le Jésus matthéen met fin à la logique du Talion. « Les antithèses du Sermon sur la Montagne sont une dénonciation de la violence qui habite la réalité humaine et cela à la lumière du Règne qui vient […] Le Christ du Sermon sur la Montagne révèle le monde des hommes pour ce qu’il est — un espace infesté par la violence — mais, simultanément, il appelle ses disciples à faire apparaître un nouvel ordre de valeur où chacun est radicalement respecté pour ce qu’il est, accueilli dans son identité — même problématique — et remis au Dieu dont l’amour est non-discriminant »90. À la violence, constitutive de toute société humaine, le Jésus du SM invite à répondre par un changement radical, une opposition non-violente qui est une véritable déclaration de guerre à la violence des hommes. C’est que le SM contient, par sa radicalité même, une violence faite à la logique du monde. Un nouveau discours sur Dieu qui suscite violence et opposition contre celui qui en est le prédicateur. La suite du récit matthéen montre d’ailleurs que Jésus devra assumer la violence que ses paroles suscitent. Il montre aussi que Jésus lui-même, pour être en cohérence avec ces paroles inouïes du SM, devra passer par un deuil fondamental, celui d’une image violente et rétributive de Dieu, profondément ancrée dans son histoire et sa culture. Si le récit matthéen souligne que le Jésus terrestre est venu pour accomplir, dès son ministère en Galilée, ce que le SM annonce (cf. Mt 11,28-30 ; 20,28), cet accomplissement n’est cependant que partiel. La parole de Jésus, dans la suite de l’évangile, reste souvent en écart avec la logique radicale et inouïe du SM. Seule la Passion permettra que se réalise pleinement, en Jésus, ce nouveau discours sur Dieu.

Ainsi, on peut affirmer que, dans le SM, et de manière programmatique, le Jésus matthéen rompt avec la logique de la violence. La Parole qu’il prononce alors est vraiment Parole d’altérité en ce qu’elle énonce l’inouï, un inouï qui ne se confond pas totalement avec ce que le Jésus terrestre donne à connaître de lui dans la suite de son ministère en Galilée. Le SM anticipe ce qui va se réaliser pleinement dans la Passion de Jésus. Le refus de prendre l’épée, au moment de l’arrestation, marque que l’agir de la Parole est préféré à celui des armes. La mort sur la croix est le lieu où Jésus met en acte, jusqu’au bout de sa logique, la

90 J. ZUMSTEIN, « Violence et non-violence dans le Nouveau Testament », p. 360.

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parole inouïe du SM. À Golgotha, Jésus est révélé véritablement comme « Fils de Dieu » qui brise la logique de la violence et offre un lieu où découvrir le nouveau visage de son Père que le SM annonçait.

6. Conclusion

Dans le contexte de la narration matthéenne, la naissance de Jésus est marquée par la violence propre à toute généalogie humaine. Son ministère, ainsi que celui du Baptiste, sont aussi l’occasion d’un déchaînement de violence qui caractérise la proximité du Règne de Dieu. En termes apocalyptiques, un combat sans merci est engagé entre Dieu et ses envoyés d’un côté et le monde des hommes, au pouvoir du diable (Mt 4,8), de l’autre. Dans ce combat, le Jésus matthéen se positionne de deux manières différentes : d’une part en annonçant la justice rétributive de Dieu sur ceux qui s’opposent à la venue du Règne ; d’autre part en proclamant la parole radicalement non-violente du SM. Chez Matthieu, la croix révèle la violence ultime contre Jésus : les violents ont poursuivi jusqu’à son terme leur projet de s’emparer du Royaume des cieux (cf. Mt 22,38). Contrairement à ce que l’on pouvait attendre cependant (cf. Mt 22,41), le fruit de cette violence contre Jésus n’est pas le jugement mais l’advenue d’un temps nouveau, celui de l’alliance et du pardon (Mt 26,28) dont les disciples se feront désormais les proclamateurs (Mt 28,16-20). Ainsi s’accomplit ce que le récit de l’enfance matthéen laissait entrevoir : Jésus est le signe de la présence de Dieu au milieu des hommes, il est venu sauver « son » peuple de ses péchés, par quoi on peut aussi entendre qu’il est venu offrir à chacun une issue à la violence.

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CHAPITRE HUITIEME DE JOSEPH LE « JUSTE » A LA « JUSTICE SUPERIEURE » :

LOI ET JUSTICE DANS LA NARRATION MATTHEENNE91 Au cœur du récit matthéen de l’annonce de la naissance de Jésus (1,18-25), nous avons

rencontré la figure de Joseph le « juste » (1,19) selon l’AT. Et nous avons découvert que sa « justice » ne lui permet pas de reconnaître l’intervention de Dieu. Il faut une parole extérieure à sa justice. Cela ne signifie pourtant pas que la « justice » de Joseph soit dénigrée. Bien au contraire : elle est, pour Matthieu, très importante. Par ailleurs, nous avons également constaté l’absence de toute référence à un législateur dans la généalogie de Jésus. Une généalogie dont nous avons souligné combien elle est marquée, d’un côté par l’absence de la moindre référence explicite à la Loi et de l’autre par les transgressions constantes à la règle édictée par la Loi. Mais alors, comment comprendre la présence très forte de références à la Torah chez Matthieu dans la suite de sa narration ? C’est ce qu’il nous faut maintenant tenter d’expliquer. Pour cela nous proposons une enquête sur les termes dikaois (juste) et dikaiosunê (justice) chez Matthieu, et tout particulièrement, sur le passage central de Mt 5,17-20 où, on va le voir, se donne à connaître la compréhension matthéenne de la justice. À partir de là, nous serons armés pour tenter de discerner comment se déploie la tension entre Loi et justice que met en place l’évangéliste tout au long de sa narration.

1. Dikaios et dikaiosunê chez Matthieu92 1.1. L’arrière-plan religieux93 Dans la LXX, dikaios correspond la plupart du temps94 à la racine hébraïque çèdèq. Le

juste est, dans ce contexte comme dans celui de l’ensemble de la littérature juive de l’époque, celui qui est fidèle à la Loi, prêt à subir la persécution pour elle de la part du méchant. Ainsi, dans l’univers religieux de Matthieu (c’est-à-dire dans le contexte du judaïsme de la fin du premier siècle), le sens le plus courant pour dikaios est « conforme à la Loi ». Dans le judaïsme en effet, ce qui concerne la justice est contenu dans la Torah. Les textes de Qumrân (cf. en particulier Le Document de Damas), la littérature intertestamentaire et, plus tard, la littérature rabbinique nous présentent, sur le fond, la même compréhension : ceux qui sont authentiquement religieux parce qu’ils observent la Loi de Dieu et pratiquent la miséricorde sans s’illusionner sur eux-mêmes, sont çedîqîm, justes.

Précisons cependant que, dans le judaïsme, les justes ne sont pas parfaits, ils commettent des manquements aux ordonnances de la Loi. Toutefois, ils ont une attitude qui les distingue radicalement des pécheurs ou des impies : ils cherchent la repentance et souhaitent de tout leur cœur obéir à la Loi. Ils comptent pour cela sur la grâce de Dieu, source et accomplissement de leur salut. Le juste est donc radicalement séparé de l’impie qui ne

91 Sur ce point, voir E. CUVILLIER, « La Loi comme réalité avant-dernière : Mt 5,17-20 et son déploiement narratif dans l’évangile de Matthieu », dans Y. BOURQUIN – E. STEFFEK, éds., Raconter, interpréter, annoncer. Parcours de Nouveau Testament. Mélanges offerts à Daniel Marguerat pour son 60e anniversaire, Genève : Labor et Fides, 2003, p. 81-91.

92 Cf. G. QUELL - G. SCHRENK, Justice, (Dictionnaire biblique Gerhard Kittel), Genève : Labor et Fides, 1969 ; B. PRZYBYLSKI, Righteousness in Matthew and his World of Thought, Cambridge : University Press, 1980. Egalement, E. CUVILLIER, « Justes et petits dans le premier évangile : Matthieu à la croisée des chemins », ETR 72 (1997), p. 345-364, en particulier p. 350-353.

93 Cf. G. QUELL - G. SCHRENK, Justice, p. 25-37. 94 Dans plus de 80 % des cas.

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cherche pas à marcher selon la Loi et qui ne réclame pas le pardon de Dieu. Le sort de ce dernier est la perdition (cf. par exemple 2 Hénoch 10). À l’inverse Dieu pardonne aux justes et leur permet de vivre dans la sphère de la justice et non plus du péché. Si les justes sont donc au bénéfice de la grâce divine, c’est par leur obéissance persévérante à la Loi qu’ils pourront se maintenir dans l’alliance. Le problème n’est pas d’abord celui du légalisme (même si le travers paraît à certains égards inévitable). Ce qui est en jeu ici est la question de l’identité croyante devant Dieu. À cette question, le judaïsme du premier siècle, dans sa diversité, répond en termes de Torah, de circoncision, de Sabbat, de pureté rituelle, d’identité nationale, d’alliance95.

1.2. Le dikaios dans la narration matthéenne

Dikaios pour désigner des individus se trouve 16 fois chez Matthieu96, c’est-à-dire assez fréquemment (Mc : 2 fois97 ; Lc : 10 fois98). À une exception près99, toutes les occurrences sont propres à Matthieu100. Une analyse rapide et synthétique de ces occurrences semble confirmer que le cadre religieux est le même que celui évoqué plus haut : pour Matthieu, les justes sont caractérisés par l’obéissance à la Loi (Mt 1,19), la recherche de la justice (Mt 21,32) et la pratique de la miséricorde (Mt 25,31-46). Aux justes sont opposés les « injustes » (Mt 5,45), « pécheurs » (Mt 9,13), « faiseurs d’iniquités » (Mt 13,41), « mauvais » (13,49) et « maudit » (25,41) : autant de termes qui, dans la tradition vétérotestamentaire et juive désignent ceux qui n’ont pas un rapport droit avec les commandements et la Loi. L’injuste persécution que subissent les justes de la part des méchants (Mt 23,29-35) sera compensée par l’héritage du Royaume au dernier jour, tandis que le feu éternel est pour les impies (Mt 13,41-43. 49-50 : un texte qui fonctionne d’ailleurs en dehors de toute sotériologie spécifiquement chrétienne). En attendant, Dieu fait pleuvoir sur les uns comme sur les autres (Mt 5,45). Quant à l’invective contre les « faux-justes » que seraient scribes et pharisiens (Mt 23,28), elle ne constitue pas un écart qualitatif avec le monde religieux de l’époque : il n’est qu’à consulter les écrits de Qumrân et ses invectives contre l’aristocratie sadducéenne de Jérusalem101 pour se convaincre que, au sein d’un même univers religieux, chacun peut, à tout moment et au gré des conflits plus ou moins violents, devenir l’impie et le faussaire de l’autre ! Matthieu est donc en parfaite harmonie avec l’univers religieux du judaïsme de son temps.

Une analyse plus attentive de la narration matthéenne, si elle ne contredit pas fondamentalement ces conclusions, permet cependant de souligner quelques points importants pour notre propos :

- Dans la majorité des occurrences (14 cas sur 16) dikaios désigne un personnage

95 Ces remarques nous ont été suggérées par M. WINNINGE, Sinners and the Righteous. A Comparative Study of the Psalms of Solomon and Paul’s Letters, Stockholm : Almqvist & Wiksell International, 1995.

96 Mt 1,19 ; 5,45 ; 9,13 ; 10,41 (3x) ; 13,17 ; 13,43 ; 13,49 ; 23,28 ; 23,29 ; 23,35 (2 x) ; 25,37 ; 25,46 ; 27,19. Nous laissons de côté 20,4 (« salaire juste ») ; par ailleurs, Mt 27,4 et 24 ne sont pas correctement attestés dans la tradition manuscrite.

97 Mc 2,17 (// Mt 9,13) et 6,20. 98 Lc 1,6 ; 1,17 ; 2,25 ; 5,32 (// Mt 9,13) ; 14,14 ; 15,7 ; 18,9 ; 20,20 ; 23,17 ; 23,50. Nous ne comptons

pas 12,57 (« ce qui est juste »). 99 Mt 9,13 que l’on retrouve en Mc 2,27 et Lc 5,32 100 Cinq se trouvent dans des péricopes propres à Matthieu (Mt 1,19 ; 13,43 ; 13,49 ; 25,37.46), six dans

des péricopes qui ont un parallèle synoptique (Mt 5,45 ; 10,41 trois fois ; 23,28 et 27,19) et quatre dans des passages où le contexte immédiat a un parallèle synoptique (Mt 13,17 ; 23,29 ; 23,35 deux fois).

101 C’est ainsi que l’on peut interpréter les menaces que l’on trouve, par exemple, dans le Document de Damas 1,13-2,1 contre la « congrégation des traîtes » et « l’homme de raillerie » par quoi il faut comprendre la Synagogue officielle et le Grand Prêtre.

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collectif et/ou indéfini. Ce personnage ne participe jamais activement à l’intrigue. Toujours objet du discours de Jésus (seule la parole de Jésus désigne et reconnaît les « justes »), il n’y occupe jamais une place de premier plan102, à la notable exception de Mt 25,31-46.

- Seuls deux textes désignent sous le vocable de « juste » des individualités dont le rôle est effectif pour la dynamique interne du récit : Joseph (1,19) et Jésus (27,19). A ces personnages, nous ajoutons Jean-Baptiste, désigné par Matthieu comme « marchant dans le chemin de la justice » (Mt 21,32). Arrêtons nous un instant sur ces trois personnages :

a. Nous l’avons déjà noté, l’attitude de Joseph est conforme à celle du juste dans la tradition juive : confronté à ce qu’il est en droit de considérer comme une désobéissance à la Loi (l’adultère supposé de Marie, cf. Mt 1,18-19), il agit avec droiture (il ne supporte pas le péché) mais sans accabler le pécheur (il agit selon la miséricorde). Ce qui est plus rarement remarqué cependant, nous l’avons déjà souligné, c’est que cette attitude de « juste » constitue un obstacle à l’accomplissement de la volonté de Dieu. Il faut quelque chose de supérieur à la justice de Joseph pour que ce dernier change son projet.

b. À l’autre extrémité du récit, alors que Jésus comparaît devant Pilate, la femme de ce dernier lui fait dire : « Ne te mêle pas de l’affaire de ce juste ! Car aujourd’hui j’ai été tourmentée en rêve à cause de lui » (Mt 27,19). Si en la personne de Jésus se concentre tout ce que la tradition vétérotestamentaire et juive peut décrire du « juste persécuté »103 et si l’on peut considérer que lui seul a accompli la Loi jusqu’au bout et dans l’obéissance la plus totale, il n’en reste pas moins vrai que le titre de « juste » appliqué à Jésus est insuffisant pour rendre compte de la richesse de la christologie matthéenne. Dans le scénario mis en place par Matthieu, la désignation de Jésus comme « juste » n’est en fait qu’une approximation. Le personnage mis en scène sous les traits de la femme de Pilate, formule ce que représente Jésus du point de vue d’un païen apeuré par une révélation surnaturelle : Jésus est quelqu’un qui est proche de Dieu, condamné injustement et auquel il vaut mieux éviter de s’opposer. Pour le reste, ailleurs dans l’évangile, le Jésus matthéen fait preuve d’une autorité par rapport à la Loi que pas même le fameux Maître de Justice de Qumrân ne se serait attribuée. Sa volonté constante de prendre ses repas avec « pécheurs et collecteurs d’impôts » (Mt 9,10-11 ; 11,19) n’a rien de conforme avec l’attitude du juste. Pour le dire autrement, si obéissance de Jésus à la Loi il y a chez Matthieu, elle est qualitativement très différente de celle du « juste » de la tradition juive. Mais, à cela, Matthieu nous avait déjà préparés dans le récit de l’enfance.

c. Le troisième personnage qui nous intéresse est Jean-Baptiste, « venu dans le chemin de la justice » (Mt 21,32). Il apparaît et disparaît au seuil du ministère de Jésus (cf. 3,1-17 et 4,12). Son attente d’un Messie juge eschatologique (3,11-12), si elle n’est pas foncièrement contredite par l’ensemble de l’évangile, ne dit pas tout de la présentation matthéenne de Jésus. Il est intéressant de noter que lorsque Jésus répond aux doutes de Jean-Baptiste (cf. Mt 11,2 ; Matthieu veut-il suggérer que Jésus n’aurait pas agi comme Jean-Baptiste l’espérait ?), il lui renvoie une image assez différente de celle qu’il évoquait dans sa prédication (comp. Mt 3,11-12 et Mt 11,4-5). Mais surtout, en même temps que le récit désigne Jean-Baptiste comme le plus grand parmi les hommes, il nous apprend que le plus petit dans le Royaume de Dieu sera plus grand que lui (Mt 11,11) ! On est loin ici de ce refrain lancinant de la littérature de

102 Cette passivité du « personnage » des justes ne doit pas être interprétée selon la catégorie théologique

de la « justice passive » ou « imputée » : ce qui caractérise le juste dans la narration c’est bien sa pratique concrète de la justice.

103 C’est sans doute la raison pour laquelle les premiers copistes ont ajouté par deux fois ce qualificatif dans le récit de la Passion, cf. Mt 27,4 et 24.

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l’époque et que Matthieu partage ailleurs, selon lequel aux justes sont réservées les premières places dans le Royaume. Comme Joseph, Jean-Baptiste se situe aux frontières de l’Évangile : si sa justice n’est pas un obstacle à la Bonne Nouvelle, elle ne lui permet que d’entrevoir imparfaitement la nouveauté en germe dans la personne de Celui que le terme de « juste » ne peut définir en vérité.

Ajoutons encore deux remarques :

a. En Mt 9,13 Jésus affirme qu’il n’est pas venu appeler les justes mais les pécheurs. Ce verset est habituellement compris de façon ironique : le terme « justes » désignerait les pharisiens. Ceux-ci n’écoutent pas l’appel de Jésus qui suppose, de la part de l’auditeur, une compréhension de soi comme pécheur. Nous nous écartons de cette lecture sur un point : l’identification justes/pharisiens. Elle équivaut en effet à interpréter Matthieu à partir de Paul (pour qui il n’y a pas de véritable juste, cf. Rm 3) et oublie l’ensemble des autres occurrences du terme dans le premier évangile. Pour Matthieu, comme dans l’ensemble de la littérature juive, les justes existent. Comparé cependant aux écrits de Qumrân et à certains textes du judaïsme contemporain de l’évangéliste (cf. I Hénoch 94,6-98,3) où l’opposition entre justes et pécheurs se situe au cœur même de la problématique du texte, Mt 9,13 construit deux écarts significatifs exprimant une orientation particulière de la christologie matthéenne : d’une part, justes et pécheurs ne sont pas opposés mais juxtaposés ; d’autre part, et contre toute attente, le Messie choisit de s’occuper prioritairement, sinon uniquement, des pécheurs. Il s’ensuit que les justes semblent n’être plus qu’une figure seconde (mais non pas secondaire) de la narration matthéenne et que la réflexion anthropologique matthéenne s’en trouve orientée de façon originale.

b. Deux termes me paraissent rendre compte de la construction du personnage des justes chez Matthieu : non savoir et éloignement. Exception faite des justes du passé (dont l’identité est parfois révélée), nous sommes bel et bien confrontés à un non savoir sur l’identité des justes du présent comme du futur. Seule l’identité des « faux-justes » est précisée (Mt 23,28) ! L’effet d’éloignement est dû au fait que, la plupart du temps, les justes, même si leur présentation est largement positive, ne jouent pas un rôle de premier plan dans la narration. À une exception (Mt 25,31-45), ils ne sont pas des personnages de proximité dans lesquels il est éventuellement possible de se reconnaître. De telle manière que, si la recherche de la justice est une exigence du SM (cf. 6,33), jamais le projet d’être un juste n’est une exigence adressée au lecteur. Il faut d’ailleurs noter, après d’autres104, que jamais le titre de juste n’est utilisé pour désigner les disciples, personnage collectif essentiel de la narration et dans lequel le lecteur historique, membre de la communauté destinatrice, pouvait assez aisément se reconnaître.

1.3. Loi et « Justice supérieure » : lecture de Mt 5,17-20

Le terme dikaiosunê (« justice ») se retrouve à 7 reprises chez Matthieu. Outre 3,15 et 21,32 où il est en lien avec Jean-Baptiste, il est présent 5 fois dans le SM : 5,6.10.20 ; 6,1 et 33. Intéressons-nous principalement à 5,17-20 où Matthieu articule deux concepts fondamentaux, ceux de la Loi et de la Justice. Cette articulation particulière à Matthieu nous indique dans quel sens il nous faut comprendre l’un et l’autre terme.

La place du SM en ouverture du ministère de Jésus en Galilée, et, au sein du SM, le caractère programmatique de Mt 5,17-20 immédiatement suivi des antithèses, soulignent la

104 Ainsi J. ZUMSTEIN, Matthieu le théologien, p. 34.

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place centrale, chez Matthieu, de la réflexion sur l’articulation entre Loi et justice. Dans la recherche matthéenne de la dernière moitié du XXe siècle, le thème est récurrent105 : quelle est l’interprétation matthéenne de la Torah, comment elle s’articule avec la notion de justice et quel rôle joue-t-elle dans sa compréhension de l’Évangile ? Nous ne prétendons pas apporter une réponse à l’ensemble de cette problématique complexe. Notre propos, plus modeste, consiste, en restant au plus près du texte, à rendre compte de la cohérence interne de Mt 5,17-20. Dans un deuxième temps, nous montrerons comment la proposition que le Jésus matthéen fait dans ce passage se déploie dans les antithèses et, au-delà, dans le SM. Enfin, dans un troisième temps, nous ferons quelques incursions dans l’ensemble de la narration évangélique pour pointer quelques échos de la compréhension matthéenne de la Loi et de la justice développée en 5,17-20.

17 Ne pensez pas que je sois venu pour abolir la Loi où les Prophètes. Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir. 18 Amen, je vous le dis, en effet, jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota ou un seul trait de lettre de la Loi ne passera, jusqu’à ce que tout soit arrivé. 19 Quiconque donc violera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux, mais quiconque (les) fera et (les) enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux. 20 Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez certainement pas dans le royaume des cieux.

Le passage est organisé de façon très cohérente. La mise en évidence de cette organisation permet de faire ressortir la perspective particulière de l’évangéliste :

a. Le passage débute par une déclaration solennelle (v. 17) qui se déploie en deux temps : v. 17a, Jésus n’est pas venu « abolir » (katalusai) la « Loi où les prophètes » (ton nomon ê tous profêtas) ; v. 17b, Jésus est venu pour les « accomplir » (plêrôsai). De cette affirmation inaugurale, découlent deux affirmations, non moins solennelles — introduites par legô humin (v. 18-19 et v. 20) — qui l’explicitent.

b. La première (v. 18-19) se présente, elle aussi, en deux temps et développe l’affirmation selon laquelle la Loi n’est pas abolie : Au v. 18, une déclaration sur la pérennité de la Loi encadrée de deux formules en ean qui en indiquent les limites. Au v. 19, un développement sur les conséquences, pour les disciples (humin), de ce que, au regard du v. 18, nous proposons d’appeler la « pérennité relative » de la Loi.

Il faut noter que c’est la Loi comme lettre et « commandement » dont le statut est envisagé dans les v. 18-19, et non plus « la Loi ou les prophètes » (v. 17) comme expression de la volonté de Dieu dans un sens plus large que le simple commandement.

c. La seconde affirmation (v. 20) fait intervenir la notion de « justice »

105 La bibliographie sur ce sujet est immense. Outre l’incontournable contribution de G. BARTH, « Das

Gesetzesverständnis des Evangelisten Matthäus », dans Überlieferung und Auslegung im Matthäusevangelium, p. 54-154, on signalera les contributions de D. MARGUERAT, « ’Pas un iota ne passera de la Loi…’ (Mt 5,18). La Loi dans l’évangile de Matthieu », dans C. FOCANT, éd., La Loi dans l’un et l’autre Testament, Paris : Cerf, 1997, p. 140-174 ; J. ZUMSTEIN, « Loi et Évangile dans le témoignage de Matthieu », dans Miettes exégétiques, Genève : Labor et Fides, 1991 p. 131-150 ; M. DUMAIS, Le Sermon sur la Montagne. État de la recherche. Interprétation. Bibliographie, Paris : Letouzey et Ané, 1995, cf. spécialement p. 171-180 : « L’accomplissement de la Loi (Mt 5,17-20) » ; M. STIEWE - F. VOUGA, Le Sermon sur la Montagne. Un abrégé de l’Évangile dans le miroitement de ses interprétations, Genève : Labor et Fides, 2002, cf. spécialement p. 59-71 ; enfin, E. CUVILLIER, « La Loi comme réalité avant-dernière : Mt 5,17-20 et son déploiement narratif dans l’évangile de Matthieu ».

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(dikaiosunê) que, auparavant, Matthieu a interprétée christologiquement et en lien avec le thème de l’accomplissement (cf. Mt 3,15 : plêrôsai pasan dikaiôsunê). Au contraire des v. 18-19 qui rétrécissaient le champ de réflexion par rapport au v. 17, le v. 20 l’élargit : chez Matthieu, la notion de justice est englobante, elle ne se définit pas uniquement par la Loi comme commandement (cf. les autres emplois du terme chez Matthieu : 3,15 ; 5,6.10 ; 6,1.33 ; 21,32).

Le vocabulaire du v. 17 met en place deux champs sémantiques déployés respectivement par les deux affirmations des v. 18-19 et du v. 20. D’un côté le registre juridique de l’abolition ou de la permanence, de la transgression, de l’enseignement ou de l’obéissance. Ce registre développe une casuistique du classement dans le Royaume (v. 18-19). De l’autre ce que j’appelle le registre téléologique de la plénitude, de l’excès et de la surabondance. Ce registre situe l’auditeur sur le plan de la sotériologie : entrer ou ne pas entrer dans le Royaume (v. 20), c’est-à-dire la vie ou la mort. L’expression « Loi ou prophètes » (v. 17) semble, quant à elle, englober les deux champs identifiés :

v. 17 : « Loi et prophètes » « ne pas abolir » registre juridique « accomplir » registre téléologique v. 18 : « La Loi » « ne passe pas » registre juridique v. 19 : « Commandement » « enseigner et faire » v. 20 : « justice » « surpasser » registre téléologique. Une lecture du passage au plus près du texte confirme et précise les perspectives déjà

entrevues : a. Verset 17 : Contre ceux qui affirment que la venue de Jésus a pour conséquence

l’abolition de la Loi et des Prophètes le Jésus matthéen s’inscrit en faux. Jésus est venu, non pour abolir, mais pour accomplir. Deux remarques sur ce verset :

- Jésus accomplit la « Loi et les prophètes » par sa venue même, ses actes et ses paroles (cf. les citations d’accomplissement en plêroô en particulier 1,22 ; 8,17 ; 12,17 ; 13,35 ; 26,56). À cause de l’expression « Loi et prophètes », le verbe « accomplir » revêt une signification assez large : pour Matthieu, Jésus accomplit l’espérance d’Israël en donnant son véritable sens à la Torah et aux promesses prophétiques. Savoir si le Jésus matthéen obéit littéralement, transforme ou complète la Loi est, ici, un faux débat : en effet, le v. 17 n’oppose pas « abolir » à « demeurer » ou « abolir » à « obéir » (c’est l’opposition qui sera construite au v. 18 et qui concerne la Loi), mais « abolir » à « accomplir », un verbe signifiant, chez Matthieu, que Jésus est Celui en qui la « Loi et les prophètes » trouvent tout leur sens. Ce n’est donc pas la lettre de la Loi qui est en question ici (cela le sera au verset suivant) mais la « Loi et les prophètes » comme expression de la volonté de Dieu et de l’espérance d’Israël.

- Il est important de souligner la portée christologique de l’expression « Je suis venu ». Le malentendu existant au sujet de la « venue » de Jésus, prouve par son existence même que dans tous les cercles chrétiens (et donc dans la communauté matthéenne) on attribue à Jésus une autorité sur les traditions juives les plus fondamentales. Jésus est au-dessus de la Loi et des prophètes, il est Celui qu’ils désignent. Sa « venue » opère une redéfinition des traditions religieuses existantes : c’est à l’aune de cette « venue » qu’elles doivent maintenant être évaluées.

Non pas abolir mais accomplir : dans les v. 18-20, Matthieu va développer ces deux thèmes dans l’ordre où ils se présentent au v. 17.

b. Versets 18-19 : « non pour abolir »

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- v. 18 : ne pas abolir signifie que toute la Loi demeure, dans le moindre détail, jusqu’à la consommation de toutes choses (« jusqu’à ce que le ciel et la terre passent »). Un terme est assigné à la Loi. Il est répété une seconde fois : « jusqu’à ce que tout arrive ». On doit vraisemblablement comprendre l’expression comme désignant la fin de toutes choses (cf. 24,34-35106). En tout cas, rien dans le texte ne permet d’affirmer que la mort et la résurrection de Jésus sont envisagées comme terme à la validité pleine et entière de la Loi.

- v. 19 : La « pérennité relative » de la Loi a pour conséquence qu’aucun homme n’est dispensé de s’y soumettre. Cependant, là encore, Matthieu fait une restriction : ce n’est pas l’entrée dans le Royaume qui est en jeu, mais le classement dans le Royaume. Un classement que, par la suite, Matthieu remettra en question (cf. Mt 11,11 et 20,16). Dissiper le malentendu sur la mission de Jésus c’est donc rappeler la fidélité à la tradition juive mais dans le même temps, la relativiser : la Loi en tant que commandement est comprise comme réalité avant-dernière par rapport à une réalité dernière, qui est le « je suis venu » christologique (v. 17) et la « justice supérieure » qu’il apporte (v. 20).

c. Verset 20 : « pour accomplir » Pour entrer dans le Royaume, il faut en effet une justice dépassant celle des scribes et

des pharisiens, c’est-à-dire une compréhension de la Loi différente (ce que vont montrer les antithèses). La « justice supérieure » est celle que Jésus inaugure par sa venue, justice paradoxale au nom de laquelle le Messie se solidarise avec ceux qui ont besoin du baptême de repentance (cf. 3,15) et au nom de laquelle il affirme être venu appeler non les justes mais les pécheurs (cf. 9,13). L’enjeu est non seulement sotériologique mais également christologique : ou la justice des pharisiens ou celle de Jésus107. C’est la réalité dernière qui est en question ici. On est en rupture avec la compréhension pharisienne de la Loi et des prophètes.

Le passage du concept de « Loi » à celui de « justice » est un indice de l’élargissement de la perspective : la Loi comme lettre du commandement cède ici la place à la justice « supérieure ». Ce qui est en jeu ici, c’est la finalité de la Loi : ce n’est pas tant pour qu’on obéisse à ses commandements qu’elle existe que pour la manifestation de la promesse contenue en elle. Ainsi s’explique l’apparente contradiction du texte : il est possible à la fois de transgresser le commandement (et être appelé le plus petit dans le Royaume, cf. v. 19) tout en ayant une justice supérieure aux pharisiens (et ainsi entrer dans le Royaume). Il y a, en effet, une différence qualitative entre le v. 19 et le v. 20 : il est possible de transgresser un commandement (la lettre de la Loi) sans se méprendre sur le sens de la Loi et des prophètes, autrement dit sur la signification qu’ils prennent à la lumière de la venue du Christ. Le présupposé de cette lecture, c’est que, chez Matthieu, ce n’est pas la « Loi » mais, très précisément, la « Loi et les prophètes » qui désignent la promesse d’un accomplissement eschatologique que le Christ fait advenir. En Lui, ce n’est plus l’obéissance à la lettre du commandement qui est décisive mais la révélation de la justice supérieure qui offre une nouvelle compréhension de Dieu, de soi-même et des autres. Celui qui ne voit pas dans la Loi, à la lumière du Christ, la promesse d’une nouvelle compréhension de Dieu de soi-même et des autres, dit autrement celui qui la réduit au commandement, en fait un fardeau pesant (Mt 23,4), se méprend sur elle et reste hors du Règne de Dieu qui n’est pas un espace

106 Il est significatif de retrouver en Mt 24,34-35 un vocabulaire et des expressions proches de Mt 5,18 pour souligner, par contraste, que les paroles de Jésus, elles, ne passeront jamais : « En vérité, je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive. Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles de passeront pas ».

107 Que cette justice soit désignée comme étant celle des auditeurs de Jésus (« votre justice », cf. également 6,1) ne signifie pas qu’elle trouve son origine dans le faire de l’homme. À cause de Mt 3,15 et surtout à cause du « je » de Jésus qui constitue l’ossature des antithèses (« Mais moi je vous dis… »), il apparaît clairement que, pour Matthieu, la « justice supérieure » trouve son origine en Jésus. En ce sens, on peut dire que pour l’évangéliste, la justice des disciples est d’abord celle que, en Jésus, Dieu leur octroie.

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géographique mais l’espace où Dieu règne (c’est-à-dire l’existence même de l’individu qui entend et reçoit la parole du Christ).

Au final, il apparaît que, dans ces quatre versets, Matthieu tient en tension deux logiques, deux ordres de choses. D’une part l’ordre ou la logique de la Loi comme commandement. Celle-ci demeure valable aussi longtemps que l’ordre et la logique de ce monde perdurent. La venue de Jésus n’annule donc pas la Loi qui appartient, dans ce contexte, aux choses « avant-dernières » : sur elle ne se joue pas l’entrée dans le Royaume, mais le classement à l’intérieur de celui-ci (cf. cependant Mt 11,11 et 20,16). D’autre part, face à cette logique de la Loi, Matthieu met en place la logique de « l’accomplissement » par le Christ de la « Loi et des prophètes », c’est-à-dire de la mise en lumière de la volonté première de Dieu. C’est alors la notion de « justice » qui est convoquée. Celle-ci surpasse la Loi telle que les scribes et les pharisiens la pratiquent. La justice nouvelle que Jésus inaugure est ce sur quoi se joue l’entrée dans le Royaume.

Il nous faut maintenant vérifier que cette mise en tension de deux logiques, celle du monde et de la Loi d’un côté et celle du Royaume des Cieux et de la justice de l’autre, se retrouve ailleurs dans le SM. C’est d’abord vers les antithèses qu’il nous faut nous tourner.

2. Règne du monde et Règne des cieux dans le Sermon sur la Montagne

Les antithèses du SM sont l’illustration directe du cadre herméneutique mis en place en 5,17-20. Le fil conducteur de chacune des antithèses réside dans la logique du « non seulement, mais même » : non seulement le meurtre mais même la haine, non seulement l’adultère mais même le regard impur… : tout cela est contraire à la volonté de Dieu. C’est un renouvellement de la compréhension de l’existence que veut provoquer la parole du Jésus matthéen, en invitant à passer d’un ordre de choses à un autre, d’une réalité à une autre, du règne de ce monde au Règne des cieux. Il ne s’agit pas ici de maximes morales, dit autrement d’un « commandement » (5,18-19), mais de la « justice supérieure » (5,20). La logique qui prévaut à ce passage est celle de l’excès. Or, quand il y a de l’excès, de l’incalculable, l’autre n’est pas simplement une « personne », objet d’un respect quantifiable au regard du commandement et évaluable selon un des critères reconnus par la société, il est devenu « sujet »108 que l’on rencontre comme prochain par-delà la règle et les convenances sociales.

108 La « personne » est d’essence imaginaire. Par imaginaire, il faut entendre une construction de

l’humain par identifications à des images de soi-même supposées aimables dans le regard de l’autre, que ce soit le regard social ou familial. Le mot « personne » trouve son étymologie dans le latin « persona » dont le sens premier désigne le masque que les acteurs de théâtre portaient pour se composer une identité factice. On trouve d’ailleurs une même ambivalence dans le grec « proposon » qui signifie tout à la fois le visage et le masque. Il ne faut pas confondre l’être véritable et la personne ; il ne faut pas non plus mépriser cette composante imaginaire qui est nécessaire à la construction de chacun. Nul ne vit sans une image acceptable de lui-même et sans s’adosser à des modalités possibles de la représentation de soi. Cependant, si l’être humain existe socialement en portant sur lui un certain nombre de traits repérables, il ne s’y réduit pas. En ce sens, il est « sujet ». Il ne souffre aucune clôture définitive. Un sujet véritable est toujours en excès de ce qui prétend l’encercler dans une définition objectivante. Il y a ainsi place pour la précédence d’une parole qui n’enferme pas l’être humain dans un rôle défini une fois pour toute, mais qui l’appelle à sa propre capacité d’invention. Repris théologiquement, le christianisme affirme que l’être humain advient à son humanité authentique par une Parole qui le précède et le fonde comme sujet unique et aimé inconditionnellement. Le nom de « fils » signifie qu’un être humain n’est pas reconnaissable par les marques qualificatives qu’il se donne ou qu’on lui confère, mais par un acte qui le nomme d’ailleurs que du lieu de ses images (Matthieu dirait « fils de votre Père céleste »). L’identité chrétienne prend certes place au cœur des identités qui composent chacun en son histoire personnelle et collective, mais elle ne fait pas nombre avec ces dernières (je remercie ici mon collègue le professeur Jean-Daniel Causse pour son aide précieuse dans la formulation de cette distinction entre « personne » et « sujet », distinction empruntée aux sciences humaines, et particulièrement à la psychanalyse).

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L’utilisation de l’hyperbole indique ici que la parole du Jésus matthéen ne vise pas la description précise d’une pratique, sauf à rendre l’excès raisonnable et à ramener la « justice supérieure » de l’ordre du Règne de Dieu à la lettre du « commandement » de l’ordre de ce monde. La Loi, dans sa casuistique pharisienne, est raisonnable, elle permet un vivre ensemble. Radicalisée par le Jésus matthéen, elle est excessive et n’appartient plus à l’ordre de ce monde. Ce qui est codifié par les scribes et pharisiens, c’est une éthique du vivre ensemble rendue possible par l’obéissance à des règles reconnues par tous. Ce qui est proposé par la parole de Jésus c’est une « suspension téléologique » de l’éthique au nom d’une logique de la surabondance qui ne rentre pas dans des codes. La différence réside entre une Loi assurant un vivre ensemble raisonnable et une suspension du raisonnable qui rend possible la rencontre de l’autre. À ce stade, il faut faire trois remarques essentielles :

- Pour que cette suspension de l’éthique raisonnable soit audible il faut d’abord qu’elle ait été posée, barrant ainsi la route à la prise de pouvoir du plus fort. Dit autrement : le « mais moi je vous dis… », n’annule pas le « vous avez entendu qu’il a été dit… ». Ce dernier est même un préalable nécessaire à l’émergence possible du premier. Simplement, ce que visent à souligner les antithèses c’est que le « vous avez entendu qu’il a été dit… », s’il suppose la reconnaissance du prochain comme un autre soi-même, ne permet pas sa rencontre en vérité,.

- L’utilisation du langage hyperbolique souligne ainsi que le vivre ensemble raisonnable que permet la Loi ne peut pas être le but ultime de l’existence. Dit autrement : vous ne pouvez, affirme le Jésus matthéen, vous satisfaire du « je n’ai pas tué, je n’ai pas volé », sauf à reconnaître que vous contentez de la logique des scribes et des pharisiens, à savoir la logique du monde. Alors, effectivement, vous « n’entrez pas dans le royaume des cieux » (5,20). En ce sens l’hyperbole est là pour contester l’illusion de la suffisance de la Loi raisonnable et la tentation d’auto-justification qui lui est liée (cf. Mt 6,1ss).

- De l’éthique du raisonnable à sa suspension qui ouvre à ce que l’on pourrait qualifier une « éthique de l’excès », il y a un saut non pas quantitatif (c’est-à-dire qui inviterait à plus de Loi ou plus d’effort pour aller à la rencontre de l’autre) mais qualitatif (c’est-à-dire qui vise au changement de système de valeurs de l’interlocuteur). On se situe alors bien sur un autre axe, celui du Règne de Dieu.

Cette logique du Règne de Dieu, l’ouverture du SM l’avait déjà déployée à travers les Béatitudes (5,3-12). Celles-ci se présentent en effet comme une proclamation selon laquelle le Royaume des cieux appartient aux « pauvres en esprit » (1e Béatitude) et à ceux qui sont persécutés à cause de la justice (8e Béatitude). Selon la première, seuls ceux qui n’ont pour vivre que la confiance absolue en la grâce de Dieu ont une raison d’espérer (cf. Mt 11,5). Le Royaume appartient à ceux qui entendent la proclamation de Jésus et qui fondent leur existence sur cette parole. Selon la huitième, le Royaume est pour ceux qui comprennent que la justice, telle qu’interprétée par Jésus, est ce qui fonde leur existence. La neuvième et dernière Béatitude matthéenne explicite ce qu’est la « persécution pour la justice » : lier sa vie à la parole du prédicateur du Royaume des cieux (cf. v. 11 : « à cause de moi »). Entre ces deux axes centraux (proclamation de la grâce de Dieu pour ceux qui se confient en lui — 1e Béatitude — et qui sont liés au Christ, jusqu’à souffrir à cause de lui et de la justice qu’il proclame — 8e et 9e Béatitudes), les six autres Béatitudes déploient ce qu’est, pour Matthieu, l’attitude existentielle qui correspond à la proclamation initiale de Jésus. Cette proclamation initiale du Règne et de la justice de Dieu, que Mt 5,17-20 puis les antithèses articulent avec la logique du monde et de la Loi, se déploie dans la suite du SM (Mt 6-7).

En Mt 6,1 le Jésus matthéen affirme : « Gardez-vous de pratiquer votre justice devant

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les hommes ». S’ensuit (v. 2-18) une réinterprétation des trois piliers de la piété juive, l’aumône, le jeûne et la prière. Ce que déploie en substance cette réinterprétation peut se résumer sous la forme d’une alternative : ou une « éthique du paraître » par laquelle le croyant assure sa vie du regard que les autres posent sur lui, ou une « éthique du secret » selon laquelle l’identité ne se joue pas dans ce que fait l’homme sous le regard des autres, mais dans la relation filiale au Père qui voit dans le secret. Il ne s’agit pas tant de contester la validité des œuvres de piété que de souligner que l’entrée dans le Royaume (dit autrement : la « récompense » v. 1.2.5.16) est accordée selon des critères qui ne sont pas ceux du monde et de sa logique, à laquelle l’ordre religieux appartient. Dans la logique du Règne des cieux qui est celle du secret et de l’intime, l’acte éthique ou le geste de piété sont justement à l’inverse de ce que l’on peut constater à l’œil nu : la justice du Règne n’a donc rien à voir avec la justice des hommes. Et c’est pourquoi au lieu de s’inquiéter des choses de ce monde, c’est à la confiance absolue dans le Père que l’auditeur du SM est invité (cf. v. 19-34). Appartenir au Règne des cieux implique un rapport au monde différent : rechercher le Royaume des cieux et sa justice (v. 33) c’est vivre dans la confiance, c’est-à-dire dans la dépendance totale vis-à-vis de Dieu. Au final, la Loi et les prophètes réinterprétés par le Jésus matthéen, c’est une compréhension de soi-même et des autres comme êtres en relation (7,12) et non seulement, comme la Loi le rend possible, un vivre ensemble raisonnable.

3. Loi et Justice dans l’ensemble de la narration matthéenne

Quelques rapides incursions dans la narration matthéenne permettent de percevoir de quelle manière se déploie l’herméneutique de la Loi posée en Mt 5,17-20 :

Cette herméneutique est d’abord anticipée, nous l’avons montré, dans les deux premiers chapitres qui relatent les récits de l’enfance de Jésus (Mt 1-2). Rappelons, sur ce point, les principaux acquis de notre lecture. Tout d’abord le constat que la généalogie de Jésus ne laisse aucune place à la Loi dans sa dimension de commandement. Outre qu’aucun des ancêtres de Jésus n’appartient à la lignée des législateurs (certes le roi réformateur Josias appartient bien aux ancêtres de Jésus — cf. v. 10b et 11a — mais aucune allusion n’est faite à la redécouverte du rouleau de la Loi sous son règne, un événement pourtant hautement symbolique), il a été souligné combien les transgressions aux commandements de la Torah étaient nombreux dans l’histoire de la venue au monde de Jésus. Thamar et Judas, David et « la femme d’Urie » (Mt 1,6), Salomon ainsi qu’un certain nombre de rois mentionnés dans la seconde liste et dont le règne est sévèrement critiqué dans l’AT : de quelque manière qu’on l’interprète, tous ces personnages attestent que le projet de salut du Dieu de Matthieu dépasse la simple obéissance à la Loi comme commandement. Secondement, nous avons dit que la figure de Joseph était elle-même significative de l’insuffisance de la justice légale : l’attitude de Joseph le « juste » (Mt 1,19) constitue, dans la logique du récit, un obstacle à l’accomplissement de la volonté de Dieu. Il faut quelque chose de supérieur à la justice de Joseph pour que ce dernier change son projet initial de répudier Marie.

Dans les chapitres 3 et 4 de l’évangile, ce que laissait entrevoir le récit de l’enfance se trouve confirmé de façon significative par le récit du baptême de Jésus par Jean-Baptiste. Ce récit est en effet l’occasion d’une subversion même de l’idée de justice (3,15) : « accomplir toute justice » consiste pour Jésus à se placer dans la position de ceux qui sont en rupture avec le commandement de Dieu et ont besoin d’un baptême de purification (d’où la résistance bien compréhensible du Baptiste !). Il est donc clair que si, pour Matthieu, le projet divin est de « sauver son peuple de ses péchés » (1,21), ce n’est pas par un retour à la Loi que s’opérera ce salut mais par une découverte de la justice paradoxale du Messie d’Israël.

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Cette justice paradoxale est confirmée dans les chapitres qui suivent le SM (Mt 9-12). Les récits de miracles (Mt 8-9) attestent clairement du dépassement, par Jésus, des limites imposées par le commandement : la guérison d’un lépreux (8,1-4), du serviteur d’un païen (8,5-13) et, plus encore, l’appel de Lévi (9,9-13, cf. 10,3) montrent que la « miséricorde » a remplacé le « sacrifice » (9,13, cf. aussi 12,7), dit autrement que la « justice » a supplanté la « Loi » dans l’ordre du salut. Cette bonne nouvelle est si surprenante que Jean-Baptiste a lui-même besoin d’en entendre rappeler le fondement prophétique de la bouche même de Jésus (11,2-6). C’est alors l’occasion pour Matthieu de faire un pas de plus par rapport à la logique du classement mise en place en 5,18-19 : « parmi ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean-Baptiste, et cependant le plus petit dans le Règne des cieux est plus grand que lui » (11,11). Au final, Jésus peut reprendre à son propre compte le terme par lequel, dans le judaïsme de son temps on désignait la Loi : son « joug » (11,28) est léger et ceux qui sont fatigués et chargés (par exemple des « fardeaux pesants » des scribes et des pharisiens, cf. Mt 23,4) peuvent ainsi se reposer sur lui (11,28-30) : les deux controverses qui suivent cette déclaration (12,1-14) et la citation d’accomplissement qui les accompagne (12,15-21) en sont la claire illustration.

Le langage parabolique est aussi à comprendre comme la manifestation de la justice paradoxale de Dieu. Deux exemples suffisent à le montrer : la parabole des ouvriers de la dernière heure (Mt 20,1-16) et celle des invités au festin (Mt 22,1-14)109.

- La justice paradoxale qui renverse la logique du monde, la parabole des ouvriers de la dernière heure (Mt 20,1-16) la déploie de façon exemplaire : le Jésus matthéen brouille complètement l’image du monde de l’auditeur qui perd ses points de repère. Une autre proposition de monde est faite, qui pose une autre compréhension de la justice. C’est bien de la logique du Règne dont il est question ici, car la réalité décrite n’est pas la réalité de ce monde ! Ce que cherche à faire surgir la parabole chez l’auditeur, c’est une autre compréhension de Dieu, de lui-même et des autres qui ne soit plus fondée sur une justice rétributive (c’est-à-dire humaine) mais sur une justice nouvelle (extérieure à ce monde) qui articule équité et bonté. C’est un changement de système qui est proposé où les premiers se retrouvent les derniers (Mt 20,16).

- La parabole des invités au festin (Mt 22,1-14) confirme quant à elle que, pour Matthieu, l’obéissance au commandement — qui distingue le juste de l’impie et le bon du méchant — n’est plus une garantie de l’entrée dans le Royaume des cieux : bons et mauvais y sont invités et sont présents dans la salle de noces (v. 10). Certes, dans sa version matthéenne, le roi chasse de la salle de noces celui qui n’avait pas « d’habit de noce » (v. 11-14). Mais il est alors justement significatif que le critère d’exclusion ne soit plus la « méchanceté » (rien ne permet de dire que, dans la parabole, c’est un « mauvais » qui est exclu) mais bien le vêtement de noce. Cette métaphore symbolise l’appartenance à la communauté des sauvés, elle est l’image de la justice que Dieu accorde, le vêtement du pardon qu’il s’agit de revêtir. Cela est en tout point conforme à la christologie matthéenne, énoncée dès le chapitre 9, selon laquelle Jésus est venu appeler des pécheurs et non des justes (Mt 9,13) : celui qui se reconnaît pécheur (c’est-à-dire « mauvais »), celui-là reçoit le pardon et s’assoit à la table du Fils de l’homme.

Au terme de la narration, lors de l’envoi par le Ressuscité des disciples vers les nations

109 Sur ces paraboles, cf. E. CUVILLIER, « PONEROS dans le premier évangile. Matthieu et la question du

mal », dans E. CUVILLIER, éd., Sola Fide. Mélanges offerts au professeur Jean Ansaldi, (Actes et Recherches), Genève : Labor et Fides, 2004, p. 53-64, en particulier p. 61-62.

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(28,16-20), l’exigence du Jésus matthéen prend alors un relief particulier. Jésus demande en effet à ses disciples d’apprendre aux nations à « garder », non plus la Loi comme commandement, mais ce qu’il leur a « ordonné » : la Loi comme commandement a bel et bien été supplanté, dans l’ordre du salut, par la « justice supérieure » qu’enseigne Jésus.

4. Conclusion

L’étude de la notion de justice et de son déploiement dans l’ensemble de la narration permet d’invalider l’hypothèse selon laquelle nous aurions affaire, avec Matthieu, à l’émergence d’un légalisme chrétien. Tout d’abord, pour Matthieu, la « venue » de Jésus provoque, dans tous les cercles chrétiens, un questionnement radical sur le statut de la Loi. Ce simple constat montre que, pour quiconque se réclame du prédicateur de Nazareth, ce n’est pas Jésus qui est soumis à la Loi mais le contraire. Deuxièmement, la validité de la Loi est limitée (« jusqu’à la fin du monde »). Troisièmement, elle ne permet pas l’accès au Royaume des cieux (5,19). Pour Matthieu, la Loi appartient à l’ordre de ce monde : le disciple est certes invité à lui obéir — en tant qu’elle régit le vivre ensemble des hommes — mais aussi la dépasser pour espérer entrer dans le Règne des cieux (5,20). Chez Matthieu la Loi telle que scribes et pharisiens la mettent en pratique n’est donc pas source de vie. C’est la « Loi et les prophètes » réinterprétés par Jésus qui seuls permettent l’accès à la vie. Au final, la parole de Jésus est sagesse et repos pour ceux qui déposent devant lui leur fardeau et prennent son joug facile et léger (Mt 11,28-30). Que la « Loi et les prophètes » soient une promesse pour Matthieu, cela n’est possible qu’au nom de Celui qui en est l’interprète eschatologique. La compréhension matthéenne de la Loi est ainsi, quoi qu’on en dise, radicalement éloignée de celle du judaïsme du premier siècle. C’est que, pour l’évangéliste, on est passé de la Loi à la Justice, de la Torah au Messie. Un passage que, à sa manière, le récit matthéen de l’enfance anticipait.

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CHAPITRE NEUVIEME JESUS, ISRAËL ET LES PAÏENS : DU MESSIE « NATIONAL » AU MESSIE UNIVERSEL110

1. Introduction

Au cœur du récit matthéen de l’enfance, se trouve une tension qui n’échappe pas au lecteur attentif, celle qui semble opposer une ligne « particulariste » et une ligne « universaliste » : Jésus « fils de David, fils d’Abraham » (1,1) est totalement immergé dans la tradition juive ; il est venu « sauver son peuple de ses péchés » (1,21) et c’est en « terre d’Israël » (2,21) qu’il revient pour accomplir sa mission. Dans le même temps, ce sont des Mages qui, les premiers l’adorent (2,1-12), tandis que c’est dans le pays qui fut autrefois lieu de la servitude qu’il trouve refuge (2,14). Cette tension, perceptible dans les deux premiers chapitres se prolonge dans l’ensemble de l’évangile de Matthieu. Elle est bien connue des exégètes. Elle est tout particulièrement repérable dans les deux affirmations apparemment inconciliables de Mt 10,5b-6 et Mt 28,19. Dans la première, Jésus envoie les Douze en mission avec cette consigne : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » (cf. aussi Mt 15,24). Dans la seconde, ce même Jésus leur ordonne : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples ».

Les tentatives d’explication proposées sont nombreuses111. Celle d’Ulrich Luz rencontre, à ce jour encore, un certain consensus. Pour cet auteur, les deux formulations de 10,5-6 et 28,19-20 sont clairement contradictoires : un ordre de Jésus a, en quelque sorte, été remplacé par un nouveau commandement de ce même Jésus. Constatant que ces affirmations constituent deux moments bien distincts de la narration — au plan narratif, la mission universelle succède chronologiquement à la mission particulariste —, il en conclut qu’il s’agit bel et bien d’un changement d’orientation. Ce changement, préparé et déployé dans la narration, aboutit à un déplacement théologique : « Les disciples de Jésus, qui se savent chargés par le Fils de Dieu de rassembler le peuple d’Israël et se comprennent eux-mêmes comme le noyau de Tout-Israël, ont vécu le refus d’Israël et la persécution. Pour l’essentiel leur mission a échoué ; ils ne se trouvent plus au centre d’Israël, mais exclus de la Synagogue. Cette expérience doit avoir été traumatisante […] L’histoire de Jésus telle que Matthieu la raconte essaie d’assimiler cette expérience, tout en offrant à la communauté de Jésus une nouvelle perspective. C’est la perspective d’une Église qui existe avec le Seigneur en face des païens, mais sans Israël »112.

Nous nous proposons d’interroger la stratégie narrative mise en place par l’évangéliste pour guider son lecteur vers le déplacement narratif qui conduit d’une mission particulariste à une mission universaliste. Nous défendrons l’hypothèse que l’écriture matthéenne met en scène ce déplacement en convoquant et construisant l’esprit critique de son lecteur. Pour le montrer, nous nous intéresserons d’abord à la façon dont les neuf premiers chapitres de l’évangile proposent ce que nous appelons un scénario à « double entrée » : d’une part, le narrateur prépare le lecteur au discours missionnaire « particulariste » du chapitre 10 ; d’autre part, et dans le même temps, il place ici et là des signaux clairs annonçant un changement de

110 Sur ce point, voir E. CUVILLIER, « Mission vers Israël ou mission vers les païens ? À propos d’une tension féconde dans le premier évangile », dans A. WENIN – C. FOCANT éds., La Bible en récits II, Leuven : University Press, p. 251-258.

111 Pour un état de la question, cf. E. CUVILLIER, « Particularisme et universalisme chez Matthieu : quelques hypothèses à l’épreuve du texte », Biblica 78 (1997) p. 481-502.

112 U. LUZ, L’évangéliste Matthieu : un judéo-chrétien à la croisée des chemins, p. 91.

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perspective. Dans un deuxième temps, nous montrerons que le chapitre 10 est un texte en « trompe-l’œil » provoquant, chez le lecteur attentif, une mise en question de sa propre interprétation de la narration. Le troisième temps de notre enquête sera consacré à Mt 15,21-28 dont nous analyserons la fonction narrative. Au final, nous soulignerons de quelle manière le narrateur invite le lecteur à se comprendre différemment devant le texte et, par voie de conséquence, à comprendre différemment le texte.

2. Scénario particulariste et « signaux » universalistes

Avec Matthieu, le lecteur est en présence d’un récit profondément enraciné dans la tradition du judaïsme. De cet héritage, le narrateur semble, à première vue, pleinement se satisfaire et l’on sait que les traditions propres à Matthieu fortement marquées d’une empreinte juive sont nombreuses dans le premier évangile (cf. 5,17 ; 23,2…). Une lecture plus attentive conduit cependant à nuancer ce jugement.

Pour le narrateur, Jésus est « Christ » (1,1), c’est-à-dire l’espérance d’Israël. Il est l’envoyé de Dieu venu pour « sauver son peuple de ses péchés » (1,21), aboutissement et accomplissement de l’histoire d’Israël. En même temps, Jésus est présenté comme un messie ouvert aux païens. Les touches universalistes ne manquent pas dans les premiers chapitres de l’évangile : des femmes païennes sont incluses dans la généalogie de Jésus ; des Mages venus d’Orient sont les premiers adorateurs du Messie ; celui-ci trouve refuge en Égypte, autrefois pays de l’esclavage ; enfin, si l’on en croit la citation de 4,15-16, c’est la « Galilée des Nations » sur qui se lève la lumière. Même si la perspective « nationale » reste présente, la bonne nouvelle du Règne de Dieu qu’annonce Jésus intéresse donc chacun indépendamment de ses origines, qualités ou héritages. Inscrite dans un lieu historiquement marqué (l’histoire du peuple d’Israël) elle en élargit pourtant les perspectives.

En Mt 4,23 (cf. aussi 9,35) Jésus est présenté comme guérissant « toute maladie et toute infirmité parmi le peuple ». Deux chapitres (8-9) sont d’ailleurs consacrés au déploiement de cette conviction qu’en Jésus Dieu est venu « sauver son peuple » (1,23) : Jésus guérit « tous les malades » (8,16), il a autorité sur les forces démoniaques qui emprisonnent les hommes (8,28-34), il pardonne les péchés qui paralysent l’humain (9,1-8), appelle pécheurs et collecteurs d’impôts au salut (9,9-13), donne la vie à ceux que la mort ou la stérilité frappent (9,18-26), ouvre les yeux des aveugles et fait parler les muets (9,27-32). L’activité thérapeutique de Jésus est absolument nouvelle : « jamais rien de tel ne s’est vu en Israël ! » (9,33). En lui, Dieu s’est approché de son peuple. Aussi, au chapitre 10, c’est tout naturellement vers ce peuple que les disciples de Jésus sont envoyés. Ici encore, ce même lecteur attentif aura cependant peut-être enregistré les touches universalistes distillées dans la narration. Notons les principales : le sommaire de 4,23-25 (« Sa renommée gagna toute la Syrie […] De grandes foules le suivirent, venues de la Galilée et de la Décapole, de Jérusalem et de la Judée, et d’au-delà du Jourdain » à comparer avec le sommaire sur l’activité de Jean Baptiste en Mt 3,5 qui est géographiquement plus restrictif : « Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain ») ; la guérison du serviteur d’un centurion romain (8,5-13, cf. v. 10-12) ; le passage dans le territoire des Gadaréniens (8,28-34).

Concluons. L’insistance sur l’enracinement juif de Jésus en même temps que les signaux persistants visant à indiquer que les païens sont attirés et accueillis par Lui, ce double phénomène produit un effet contrasté sur le lecteur. D’un côté il reçoit fort naturellement le récit d’envoi en mission des disciples vers Israël (Mt 10) comme la réponse à la compassion de Jésus devant l’égarement et la souffrance de son peuple (cf. 9,35-38). D’autre part, compte tenu des signaux fréquents en direction d’une ouverture universaliste, il n’est pas

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complètement préparé à la restriction de Mt 10,5b qui sonne comme une note discordante : Jésus n’aurait-il pu envoyer les disciples vers « les brebis perdues de la maison d’Israël » (10,6) sans assortir cet envoi d’une interdiction explicite d’entrer « dans les maisons des païens » (10,5b) ? Notre hypothèse est que le caractère résolument exclusiviste de 10,5b-6 sert ici à attirer l’attention du lecteur : le narrateur en appelle à sa perspicacité et l’invite à lire très attentivement le discours missionnaire.

3. Matthieu 10 comme récit en « trompe-l’œil »113

Arrivé à ce point de la narration, le lecteur interprète généralement Mt 10 comme la description d’une mission des Douze exclusivement réservée à Israël, par laquelle Jésus a espéré convertir son peuple. De plus, au moment où il lit ce texte, le lecteur sait que cette mission a été un échec : Jésus a été refusé par son peuple et la destruction de Jérusalem à laquelle la narration fera plus tard une allusion indirecte (cf. Mt 23,37-38) semble devoir être interprétée comme le signe du jugement de Dieu sur Israël. Désormais, c’est-à-dire dans le temps du lecteur, les disciples sont envoyés vers « toutes les nations » (Mt 28,16-20). Une fois passé le désagrément d’une mission restreinte au seul peuple d’Israël, le lecteur a donc tôt fait d’intégrer cette restriction dans le cadre d’une histoire du salut au sein de laquelle ceci ne représentait qu’une étape finalement bénéfique : l’endurcissement d’Israël aura profité au plus grand nombre.

Une lecture plus attentive du discours matthéen sur la mission oblige cependant ce même lecteur à questionner la reconstitution traditionnelle de l’histoire du salut telle qu’il l’a nécessairement mise en œuvre pour pouvoir poursuivre sans difficulté sa lecture de la narration évangélique. Le discours missionnaire présente en effet une difficulté de taille qui met en question la plausibilité du scénario implicite mis en place par le lecteur. Cette difficulté prend la forme du constat suivant : si le Jésus matthéen envoie bien ses disciples (v. 5), leur départ n’est à aucun moment mentionné dans le récit (cf. par contraste Mc 6,12 : « ils partirent »), pas plus d’ailleurs que leur retour (même s’ils sont bien présents avec Jésus dès le chapitre 12 ; cf. par contraste Mc 6,30) ! Par contre, dès la fin du discours missionnaire, c’est Jésus lui-même qui « part de là pour enseigner et prêcher » (11,1). De fait, dès 11,1, le scénario reprend son cours normal montrant Jésus poursuivre son activité en Galilée et dans les régions avoisinantes accompagné de ses disciples.

Il faut alors tirer de ce constat du non départ des Douze en mission une conséquence très importante : si l’envoi en mission n’est pas validé par la narration, le refus d’Israël que présuppose le lecteur ne l’est pas plus et donc, avec lui, l’ensemble de l’interprétation traditionnelle de l’histoire du salut. C’est dire qu’entre l’histoire telle que la reconstitue le lecteur de l’évangile (et telle qu’elle a peut-être historiquement été !) et le monde du récit se crée un écart et qu’il devient alors nécessaire de s’interroger : est-il légitime de faire fonctionner la reconstitution habituelle de l’histoire du salut pour interpréter le récit évangélique ? Une chose est certaine : si le narrateur laisse le lecteur libre de combler les blancs du texte114, il ne l’approuve pas forcément. Mieux même, l’écart entre le ressenti du lecteur et le scénario évangélique doit interroger le premier : et si c’était d’une autre manière

113 Sur Mt 10, on consultera l’excellente contribution de C. COMBET-GALLAND, Matthieu 10 : du champ des moissonneurs au chant des serviteurs (Cahiers bibliques 21), Foi et Vie 81 (1982), p. 31-39. Cf. également D. J. WEAVER, Matthew’s Missionary Discourse, Sheffield : Academic Press, 1990.

114 Cf. U. ECO, Lector in Fabula. Le rôle du lecteur, p. 63 : « Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’il seraient remplis et les a laissés en blanc. […] Un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire ».

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que le monde du récit s’imbriquait dans le monde du lecteur ? Je veux dire : autrement que par un recours à une « histoire du salut » qui le fait, lui lecteur, détenteur d’un savoir sur le dessein de Dieu et le sort d’Israël. L’impasse dans lequel le conduit le scénario matthéen en « trompe l’œil » est au moins un indice que les choses ne sont pas aussi claires qu’il l’imaginait. L’épisode de la syrophénicienne (Mt 15,21-28) que nous allons maintenant examiner confirme cette impression.

4. Mt 15,21-28 : le déplacement du Jésus matthéen et de ses disciples115

21 Jésus étant parti de là se retira vers la région de Tyr et de Sidon. 22 Et voici, une femme Cananéenne venue de ce territoire criait disant : Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est gravement tourmentée par un démon. 23 Il ne lui répondit pas un mot ; ses disciples vinrent lui demander : Renvoie-la (ou « Libère-là »), car elle crie derrière nous. 24 Il répondit en ces termes : Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ; 25 Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : Seigneur, viens à mon secours ! 26 Il répondit : Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. 27 – Oui, Seigneur, dit-elle ; d’ailleurs les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. 28 Alors Jésus lui dit : O femme, grande est ta foi ; qu’il t’advienne comme tu veux. Et à cette heure même sa fille fut guérie.

Mt 15,21-28 atteste de la présence de Jésus hors du territoire juif proprement dit : « région de Tyr et Sidon ». Dans l’AT l’expression est connotée négativement (cf. Jr 25,22 ; 27,3 ; 47,4 ; Jl 4,4 ; Za 9,2 ; 1 M 5,15). Le narrateur l’a déjà employée en 11,21-22. Ce passage est une vive critique à l’encontre des villes de Chorazin, Bethsaïde et Capharnaüm dans lesquelles Jésus a opéré des miracles. Les villes païennes de Tyr et Sidon, elles, se seraient converties si les miracles avaient eu lieu chez elles. D’une certaine manière, 11,21-22, qui suit la mission de Jésus dans « leurs villes » (11,2), prépare notre passage.

Par rapport à Marc, le dialogue est plus développé : silence de Jésus (v. 23), parole de mise à distance (v. 24), reproche fait à la femme de prendre ce qui n’est pas à elle (v. 25). Cela a pour conséquence de rendre la résistance de Jésus plus forte. Une résistance qui est déjà présente dans l’épisode de Mt 8,5-13 à travers l’ambiguïté du egô elthôn therapeusô auton (v. 7) que l’on peut traduire par une affirmation (« Moi étant venu, je le guérirai ») ou une question (« Est-ce que, étant venu, je le guérirai ? »). Il est à noter qu’une ambiguïté existe aussi dans notre épisode, cette fois mise sur le compte des disciples ; cf. Apoluson autên (v. 23) que l’on peut traduire par « libère-la » ou « renvoie-là »116

On constate l’absence, chez Matthieu, de la première partie de Mc 7,27 : « Laisse d’abord se rassasier les enfants ». L’insistance ne porte pas ici sur la succession chronologique (comme dans le modèle d’histoire du salut) mais sur la priorité réservée à Israël (cf. v. 26 : « il n’est pas bon de prendre le pain des enfants ») que l’on peut interpréter alors comme privilège exclusif. Or, confronté à ce privilège, la femme obtient pourtant la pleine participation aux promesses. Jésus, faisant sienne une instruction qu’il a auparavant donnée à ses disciples (cf. 10,6), semble se laisser déplacer, s’ouvrant à la perspective que l’annonce du Règne de Dieu est pour tous, même les païens.

115 Sur ce passage, cf. l’article de J. M. C. SCOTT, « Matthew 15.21-28 : A Test-Case for Jesus’

Manners », JSNT 63 (1996) p. 21-44. 116 Il est impossible, dans un cas comme dans l’autre, de dire si l’ambiguïté est voulue par Matthieu. Quoi

qu’il en soit cependant, elle existe bel et bien : comme une « résistance » qui se donnerait à entendre dans le texte.

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Il convient pourtant de remarquer que Jésus ne reprend pas la totalité de l’instruction qu’il donne à ses disciples au chapitre 10 : la mention explicite de l’interdit d’aller « sur les chemins des païens et dans les villes des samaritains » (10,5b) n’est en effet pas repris. La conséquence est sans doute qu’un espace s’ouvre pour une redéfinition de l’expression « brebis perdue de la maison d’Israël » qui n’exclut a priori pas la femme païenne ; comme si l’expression pouvait désormais avoir une portée métaphorique à dimension non ethnique.

Concluons. L’épisode de la femme syrophénicienne confirme le refus du narrateur de s’associer à la périodisation de l’histoire du salut. C’est bien d’un déplacement dont il est question : non pas tant celui de Jésus que celui auquel les disciples et au-delà peut-être, le lecteur sont invités. L’ouverture à la mission universelle est la résultante, non pas d’une périodisation de l’histoire, mais d’un déplacement identitaire. Si le départ des disciples n’a pas eu lieu au chapitre 10, c’est tout simplement parce que, fondé sur une mauvaise interprétation de la parole restrictive de Jésus, il aurait été prématuré. Il fallait d’abord que les disciples, et avec eux le lecteur, passent par cette expérience « initiatique » du dialogue de Jésus avec la femme syrophénicienne et s’ouvrent ainsi à une redéfinition possible de la notion de « brebis perdue de la maison d’Israël ».

5. Le lecteur convoqué par le récit

Mais alors, ce qui est dit dans l’ensemble du chapitre 10 concerne-t-il encore le présent du lecteur une fois l’élargissement universaliste proposé en 28,16-20 et surtout la mise en cause de l’interprétation traditionnelle opérée par le lecteur ? On peut, sur cette question, faire trois remarques complémentaires :

Il faut d’abord revenir sur le constat que ni le départ ni le retour de mission ne sont mentionnés en Mt 10. En ne validant ni l’un ni l’autre, le narrateur, on l’a dit, veut alerter le lecteur sur le risque d’une mission qui serait prématurée (c’est-à-dire qui ne serait pas précédée par une redéfinition des signifiants utilisés par Jésus). Mais l’absence de départ des Douze résonne aussi comme un appel : la mission ne devient effective que dans le départ du disciple contemporain de l’évangile, dès lors qu’il a lui-même expérimenté le déplacement auquel le convie le récit !

Cette hypothèse est confirmée au terme du récit. En Mt 28,16-20, lors du second envoi en mission, une autre particularité doit nous alerter. Comme en Mt 10, à aucun moment les Onze envoyés par Jésus ne se mettent en route. Là encore, un espace est laissé au lecteur pour occuper la place de l’envoyé à qui est promise la présence du Ressuscité à ses côtés. Il s’ensuit que, comme au chapitre 10, le lecteur est peut-être préalablement conduit à s’interroger sur la portée exacte des instructions de Jésus.

Notons enfin que cette expérience d’une redéfinition des signifiants (et avec elle d’un déplacement identitaire) était déjà à l’œuvre dans le chapitre 10. On constate en effet, entre le v. 15 et le v. 16 de Mt 10, un changement de compréhension de la figure même du disciple. Les Douze passent du statut d’ouvriers dans le champ divin (9,38 et 10,10), à celui de « brebis au milieu de loups » (v. 16). À la fin du chapitre ensuite, le statut du disciple se déplace encore : il devient un « petit » et sa mission n’est pas de donner quelque chose mais d’être accueilli par les autres (v. 40-42). De celui qui apporte (la guérison, l’annonce du Règne, la paix) le disciple devient celui qui est en situation de manque et qui reçoit (l’accueil, le verre d’eau). La narration propose ainsi une compréhension originale de la vocation du disciple : être missionnaire ce n’est pas apporter quelque chose, mais être accueilli dans sa petitesse. C’est se comprendre soi-même comme une « brebis au milieu des loups », c’est-à-

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dire, si nous voyons bien, une « brebis perdue » objet de la sollicitude du berger au « cent brebis » (cf. 18,12-14) !

Si le monde du récit fait irruption dans le monde du lecteur, c’est de façon oblique : non pour le situer en position privilégiée par rapport à Israël, mais comme invitation à se comprendre dans la seule position possible pour que résonne la Bonne Nouvelle : « brebis perdue » au bénéfice de la compassion du Christ (9,35-38). La mission universelle est l’aboutissement d’un parcours qui aura fait le passage, non seulement par Mt 10 et 15,21-28, mais encore par Golgotha, c’est-à-dire le deuil d’un messie qui ne serait que la projection de notre idéologie nationale ou de notre tradition religieuse.

6. Conclusion

Notre lecture du récit matthéen nous a conduit à le comprendre comme une stratégie de communication au moyen de laquelle l’évangéliste invite les membres de sa communauté à passer d’une réception du récit comme grandeur historique appartenant au passé, à une réception du récit comme possibilité offerte d’entrer dans le monde du récit en tant que contemporain de Jésus, auditeur de ses paroles. Cette contemporanéité n’est ni répétition de moments primordiaux idylliques, ni revendication identitaire crispée et sectaire mais réinterprétation, relecture critique de l’histoire, à partir de sa propre expérience et de l’expérience même du Maître. Du point de vue de la logique interne à la narration, le récit de Matthieu est le lieu où s’opère, pour l’auditeur, le passage d’une compréhension lointaine et particulariste de la mission (celle des Douze, apportant la guérison à Israël) à une mission actuelle et universaliste (celle de l’auditeur construit par le récit). Cette mission est un « être au monde » particulier avant d’être un programme religieux : l’appel du Christ constitue le disciple matthéen comme « petit », c’est-à-dire, comme celui qui, à l’image de son Maître, vit dans l’insécurité sur lui-même et, ne pouvant plus compter sur les sécurités de ce monde, attend tout de l’Autre et des autres. Annoncer l’Évangile c’est ainsi, pour lui, être au monde comme disciple, sans rien apporter d’autre que sa petitesse. C’est donner l’occasion à ses contemporains, juifs et païens, d’accueillir un Dieu se donnant à connaître dans la faiblesse et l’humilité de l’homme de Nazareth et de ses envoyés.

Matthieu convie sa communauté à un déplacement. Mt 1-2 ouvre la narration en posant à la fois l’enracinement de Jésus dans la tradition juive et l’ouverture aux nations. Mt 10 atteste ensuite d’un moment symbolique où, dans la parole de Jésus, la communauté matthéenne se déplace à l’intérieur de sa propre histoire : la limite particulariste n’est qu’un effet de « trompe-l’œil ». En Mt 15,21-28, Matthieu inscrit ce déplacement dans le parcours du Jésus historique lui-même : ce qui est arrivé à Jésus fait mémoire et paradigme du parcours de la communauté elle-même. Mt 28,16-20 est l’aboutissement d’un parcours qui, entre temps, à fait le détour du Golgotha117.

Au final, notre hypothèse sur l’histoire de la communauté matthéenne est la suivante. La confession de Jésus comme Messie d’Israël par les judéo-chrétiens de la communauté matthéenne les a conduits à un élargissement radical des perspectives théologiques de leur tradition d’origine. Ce phénomène s’est fait sur la base d’un rattachement initial profond aux traditions juives (ces chrétiens n’auraient jamais confessé Jésus comme messie si leur propre tradition religieuse ne les avait pas rendu attentifs à la question messianique) mais les a peu à peu conduits à un questionnement radical de ces mêmes traditions. Le récit matthéen illustre

117 « Toute histoire racontée n’a-t-elle finalement pas affaire à des revers de fortune, en mieux comme en

pire ? » Paul RICŒUR, Temps et Récit, vol.1, Paris, 1983, p. 73.

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de façon exemplaire le destin d’une communauté judéo-chrétienne qui a été conduite, tout à la fois à assumer son héritage (le « vieux ») et la nouveauté de l’Évangile (le « neuf »). Cela a été rendu possible par un processus de relecture des traditions historiques, opéré par Matthieu, au nom d’une christologie qui déployait, au fur et à mesure, des potentialités nouvelles jusque-là ignorées. Dans ce contexte, le récit matthéen de l’enfance contient, en substance, tous les éléments permettant ce déplacement christologique. Il n’en reste pas moins vrai qu’il a sans doute fallu du temps et de la patience à cette communauté, comme il en a peut-être fallu au Jésus de l’histoire, pour vivre un tel déplacement et assumer l’Évangile dans le déploiement pluriel de ses conséquences, échappant ainsi au risque du repli identitaire et sectaire.

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CHAPITRE DIXIEME JESUS ENFANT, JESUS ET LES ENFANTS : UNE CHRISTOLOGIE DU « PETIT »

Il est un dernier thème constitutif du récit matthéen de l’enfance auquel il nous faut nous intéresser pour évaluer la façon donc il se déploie dans l’ensemble de la narration. Ce thème est justement celui de l’enfance. Dans ces deux chapitres en effet Matthieu a choisi de nous parler de Jésus « enfant ». Mais quelle image propose-t-il de l’enfant dans la suite de son récit ? Et cette image est-elle préparée par ce que Matthieu nous dit de Jésus dans ces deux premiers chapitres ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous nous intéresserons, d’une part au début du « discours communautaire » (Mt 18,1-14) où la figure de l’enfant (teknon, même terme que pour désigne Jésus enfant en Mt 1-2) et à la péricope de Mt 19,13-15 où Jésus accueille lui-même des enfants (paidia) ; dans un second temps, nous élargirons notre enquête à la figure des « petits » importante dans la construction narrative et théologique de Matthieu.

1. Les « enfants » dans le premier évangile en dehors de Mt 1-2

1.1. Mt 18,1-14 : Les disciples et les enfants

1 En cette heure-là, les disciples vinrent vers Jésus disant : Qui donc est le plus grand dans le royaume des cieux ? 2 Ayant appelé un enfant, il le plaça au milieu d’eux 3 et dit : Amen, je vous le dis, si vous ne faites pas demi-tour et ne devenez comme les enfants, vous n’entrerez certainement pas dans le royaume des cieux. 4 Donc, quiconque s’abaissera comme cet enfant, celui-ci est le plus grand dans le royaume des cieux. 5 Et quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci m’accueille moi-même. 6 Mais si quelqu’un devait causer la chute de l’un de ces petits qui mettent leur foi en moi, il serait avantageux pour lui qu’on lui suspende une meule de moulin au cou et qu’on le noie au fond de la mer. 7 Malheur au monde à cause des occasions de chute ! Certes, il est nécessaire qu’il y ait des occasions de chute, mais malheur à l’homme par qui cela arrive ! 8 Si ta main ou ton pied doivent causer ta chute, coupe-les et jette-les loin de toi ; mieux vaut pour toi entrer dans la vie manchot ou infirme que d’avoir deux mains ou deux pieds et d’être jeté dans le feu éternel. 9 Et si ton œil doit causer ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi ; mieux vaut pour toi entrer borgne dans la vie que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne de feu. 10 Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits, car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient constamment le visage de mon Père qui est dans les cieux. 11 […]118 12 Qu’en pensez-vous ? Si un homme a cent brebis et que l’une d’elles s’égare, ne laissera-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans la montagne pour aller chercher celle qui s’est égarée ? 13 Et s’il parvient à le retrouver, amen, je vous le dis, il s’en réjouit plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. 14 De même, ce n’est pas la volonté de votre Père qui est dans les cieux qu’il se perde un seul de ces petits.

- v. 1 : « En cette heure-là » (v. 1) : il s’agit d’un marqueur temporel qui a pour fonction de relier étroitement le « discours communautaire » (Mt 18,1-34) à ce qui précède : ce que le Jésus matthéen va dire à ses disciples s’inscrit en continuité avec ce qui précède depuis 16,13 (cf. même 16,5). En fait, depuis la confession à Césarée et jusqu’à l’entrée à

118 « Car le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu » : verset absent dans les meilleurs

manuscrits.

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Jérusalem (20,1), les disciples sont les interlocuteurs privilégiés de Jésus. Les disciples s’approchent de Jésus pour l’interroger. Leur question porte sur la primauté dans le Royaume des cieux. La réponse de Jésus se présente en trois temps : v. 2-3, 4 et 5.

- v. 2-3 : La réponse des v. 2-3 est en décalage avec la question. En effet, Jésus répond non pas d’abord à la question de la primauté mais pose les conditions d’accès au Royaume des cieux. La formulation rappelle 5,20 (« Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez certainement pas dans le royaume des cieux »). D’où il paraît légitime de conclure qu’avoir une justice supérieure aux scribes et aux pharisiens c’est « faire demi-tour (dit autrement : se convertir) et devenir comme des enfants ». Il est ici essentiel de prendre en compte l’image de l’enfant dans l’Antiquité119 : les enfants ne sont pas des êtres humains pleinement achevés. Incapables d’étudier la Torah, ils ne sont pas capables de jugement et sont dépendants des autres, c’est-à-dire en premier lieu de leurs parents. D’une certaine manière « devenir comme des enfants » s’est se comprendre incapable de se suffire à soi-même, totalement dépendant d’un autre.

- v. 4 : Ce n’est qu’une fois posé ce préalable de « l’entrée dans le Royaume des cieux » que Jésus répond à la question de la primauté dans ledit Royaume. La primauté ressortit à la même logique que l’entrée : être le plus grand c’est « s’abaisser » comme « cet enfant » (celui que Jésus a placé « au milieu » de ses disciples, cf. v. 2). Trois remarques sur ce verset :

- En 5,19, enseigner et pratiquer la Loi c’était être appelé « grand » dans le Royaume ; ici, s’abaisser comme cet enfant c’est « être le plus grand » : ainsi, l’obéissance à la Loi ne permet pas d’octroyer la meilleure place (« grand » et non pas « le plus grand ») ; c’est, au contraire, une attitude conforme à celui qui n’est pas capable d’étudier et de comprendre la Torah qui permet d’être « le plus grand » !

- Si, en 5,17-20, être « le plus petit » dans le Royaume n’était pas synonyme d’être exclu du Royaume, ici au contraire, « être le plus grand » et « entrer » semblent désigner la même réalité. Ce qui revient à dire, dans l’un et l’autre cas, que la Loi n’est plus le critère d’accès (« être le plus petit » = pouvoir entrer dans le Royaume même en ayant transgressé la lettre du commandement ; « être le plus grand » = entrer dans le Royaume en étant comme un enfant, c’est-à-dire incapable de comprendre la Torah). Au passage, cela signifie qu’il n’y a que des « plus grands » dans le Royaume et que ces « plus grands » sont aussi « les plus petits », c’est-à-dire des enfants.

- Mais alors, si « être le plus grand » revient à « entrer dans le Royaume », qu’apporte le v. 4 par rapport aux v. 2-3 ? À y regarder de plus près, on constate qu’aux v. 2-3, Jésus s’adresse à un collectif et donne en exemple « des enfants » ; au v. 4 par contre, il s’adresse à un individu (« celui qui ») qu’il invite à regarder vers « cet enfant ». Le passage du pluriel au singulier peut être compris comme un signal renvoyant à Mt 2 où Jésus est désigné à neuf reprises comme « enfant » (2,8.9.11.13.13.14.20.20.21). Un « enfant » objet de la quête des Mages, du désir de mort d’Hérode, de la protection de Joseph : bref, à aucun moment acteur de sa vie mais totalement dépendant des autres. À ce titre « le plus grand » dans le Royaume est assurément le prédicateur du Royaume qui a expérimenté dans sa chair même l’abaissement (comparer Mt 18,4 tapeinôsei heauton // Ph 2,8 etapeinôsei heauton) et qui s’identifie lui-même au « petit » (cf. Mt 10,42).

- v. 5 : Jésus apporte ensuite un troisième élément : « quiconque reçoit cet enfant, me reçoit ». Le verset indique les modalités du « devenir » enfant et de « l’abaissement de soi-même comme un enfant » : recevoir « cet » enfant que Jésus place au milieu de ses disciples, c’est le recevoir lui-même. Dit autrement : reconnaître que l’enfant est l’image même du

119 Cf. U. LUZ, Matthew 8-20, p. 428.

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disciple (non suffisant à lui-même, dépendant d’un autre) c’est recevoir le Christ (non suffisant à lui-même, dépendant d’un autre, cf. Mt 2) et donc devenir « comme un enfant » soi-même, entrer dans le Royaume des cieux, « être le plus grand », mais encore et également se savoir « enfant de », c’est-à-dire en lien de filiation, de dépendance par rapport au Père céleste. C’est cela « faire la volonté de mon Père ». Le v. 5 qui rappelle 10,42, permet le passage de la métaphore de l’enfant à celle du « petit » : comme Jésus fut lui-même un « enfant », le disciple est appelé à se comprendre comme tel dans sa relation au Père ; qui accueille un « enfant », c’est-à-dire quiconque reconnaît dans l’enfant la figure de celui qui est « capable » du Royaume, accueille le Christ. De façon similaire, quiconque donne un verre d’eau à un « petit » en sa qualité de disciple, reçoit le Christ (cf. 10,40) qui est lui-même un « petit » (ce qui sera confirmé en Mt 25,36-40).

- v. 6-9 : L’exhortation se déplace : il s’agit désormais de ne pas faire chuter les « petits » qui croient au Christ. À qui s’adresse l’exhortation ? En fait, c’est de la place qu’occupe l’auditeur que se décide la nature de l’exhortation : encouragement ou menace ! « Être une occasion de chute » (lit. « scandaliser ») dans l’évangile de Matthieu est lié au rejet de Jésus (cf. 11,6 ; 13,57 ; 15,12 ; 26,31.31) et à l’apostasie (13,21 ; 24,10). Scandaliser l’un de ces « petits » consiste donc à le séparer de la Bonne Nouvelle. Dans le contexte de notre passage, on pourrait dire : vouloir qu’il soit autre chose qu’un « enfant », autre chose qu’un « petit ». Le remettre sous le joug d’une loi de la puissance, de la performance, de la grandeur. D’une certaine manière, scandaliser un de ces petits qui croient en Jésus c’est le conduire à se poser la question : « Qui est le plus grand dans le Royaume des cieux ? » ; ou à tout le moins lui indiquer la façon de devenir « le plus grand » autrement qu’en le renvoyant à la figure de l’enfant. Le monde fonctionne selon la logique de la grandeur et de la primauté : il ne peut en être autrement. Malheur cependant à l’homme par qui le scandale arrive, c’est-à-dire malheur au disciple s’il est dans cette logique et s’il y entraîne un autre : il n’est pas dans le Royaume des cieux ! (v. 7). Il vaut mieux, pour le disciple, être « incomplet » dans le Royaume (c’est-à-dire dans la vie) que plein, entier, sans manque, dans la mort (v. 8-9).

- v. 10-14 : Jésus revient maintenant aux petits eux-mêmes : il ne faut pas les mépriser car ils sont devant la face même du Père céleste. La raison de cette sollicitude (v. 12-14) tient au fait qu’il est allé les chercher lui-même. Le « petit » est désormais la « brebis » égarée (comme celle de 9,35… et comme les disciples eux-mêmes, « brebis au milieu des loups », cf. 10,16). De la même manière que Jésus est venu appeler, non les justes mais les pécheurs (9,13), le Père céleste s’intéresse prioritairement à la brebis égarée. Il ne faut donc qu’aucun de ces « petits » ne se perde (v. 14). Avant de revenir plus longuement sur cette figure des « petits », intéressons-nous à l’autre péricope de l’évangile qui met en scène Jésus, les disciples et les enfants.

1.2. Mt 19,13-15 : Jésus et les enfants

13 Alors des gens lui amenèrent des enfants, afin qu’il leur impose les mains et prie pour eux. Mais les disciples les rabrouèrent. 14 Alors Jésus dit : Laissez les enfants et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui sont comme eux. 15 Il leur imposa les mains et partit de là.

Le refus par les disciples que des enfants s’approchent de Jésus ne doit pas être

interprété selon une compréhension contemporaine de l’enfant. Dans la mentalité de l’époque, nous l’avons déjà souligné, les enfants sont considérés comme n’ayant aucune capacité de comprendre la Torah, c’est-à-dire la volonté de Dieu. Les amener à Jésus est donc fondamentalement inutile. Par leur attitude les disciples manifestent que s’approcher de Jésus

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suppose une connaissance préalable, des capacités religieuses et intellectuelles. En retour, la déclaration sur le Règne de Dieu accessible à ceux qui le reçoivent comme un enfant ne renvoie pas à une quelconque innocence ou pureté supposées de l’enfant. Elle est à comprendre selon les critères en vigueur de l’époque : c’est justement parce qu’ils sont dans l’impossibilité de comprendre par eux-mêmes quoi que ce soit de Dieu et de la Torah qu’il leur est possible d’entrer dans le Règne de Dieu dont Jésus indique, par contrecoup, qu’il est à recevoir gracieusement et non à conquérir par l’ascèse physique, intellectuelle ou spirituelle. Seuls ceux qui se reconnaissent enfants, c’est-à-dire incapables et incompétents, sont à même d’accueillir et d’entrer dans le Règne de Dieu, car la seule attitude possible est celle de la confiance totale en Dieu. L’enfant, plus que l’adulte, est aussi celui dont l’identité est reçue passivement de la parole des autres (au premier rang desquels ses parents).

L’épisode se situe donc bien dans la continuité de ce qui a été déployé au chapitre 18 : c’est la condition de l’enfant qui rend « capable » du Royaume. Une condition synonyme de dépendance radicale et d’incapacité à comprendre la Torah. En cela le Jésus de Matthieu confirme ce qu’il a dit auparavant : le « Père céleste » révèle le Royaume aux « nourrissons » (nêpioi) et le cache aux « sages » et aux « intelligents » (11,25-26). Il nous faut maintenant élargir notre enquête à la figure des « petits », une figure centrale dans la réflexion théologique du premier évangile.

2. Mikros et elachistos chez Matthieu120

2.1. L’arrière-plan religieux

Dans la LXX, mikros et elachistos traduisent la plupart du temps deux racines hébraïques : qâtân (« être petit, être peu », d’où : « petit, plus jeune, cadet, moindre »), çâ“ar (« être petit, vil, faible, méprisé », d’où ça“îr, « le jeune, le petit, le dernier »). L’enfance et la jeunesse se retrouvent dans une relation de proximité avec la faiblesse, la petitesse et le caractère méprisable de certaines catégories de personnes. À ce constat, il faut tout aussitôt ajouter que, dans l’AT, Dieu choisit et exalte le petit. David est l’exemple le plus connu (1 S 16,11, cf. LAB 59,2), mais d’autres personnages de l’AT bénéficient de l’exaltation que Dieu accorde aux petits : Gédéon (Jg 6,15), choisi par Dieu est le plus jeune (en hébreu : ça“îr, en grec : mikros ou mikroteros) de sa maison. La tribu de Saül (1 S 9,21) est l’une des plus petites (hébreu : qâtân ; grec : mikros) et sa famille est la dernière (hébreu : ça“îr ; grec : elachistes) de la tribu. Cf. 1 S 15,17 : « bien que tu sois peu de choses (hébreu : qâtân ; grec : mikros) à tes propres yeux, n’es-tu pas à la tête des tribus d’Israël ? ». La tradition prophétique n’est pas en reste. Cf. Es 60,22 : le plus petit (hébreu : qâtân ; grec : oligostos) deviendra un millier, le plus chétif (hébreu : ça“îr ; grec : elachistos) une nation comptant des myriades.

Chez les auteurs juifs hellénistiques autour de l’ère chrétienne, lorsque mikros désigne

des personnes, il traduit l’idée de gens de peu. Ainsi, chez Flavius Josèphe : « Ne prends pas conseil de la colère que les petits (mikroi) prennent usuellement pour de la force » (AJ II,141) ; « Comment pourraient paraître grands des gens qui remportent la victoire sur des petits » (BJ 1,8). Cf. également, AJ II,333 où Moïse s’adresse au peuple hébreu assiégé par l’armée égyptienne : « Dieu a pouvoir aussi bien de rendre grandes les petites choses (ta mikra poiesai megala) que de décréter l’affaiblissement de puissance telles que celles qui nous entourent ».

120 Sur ce point, voir E. CUVILLIER, « Justes et petits dans le premier évangile : Matthieu à la croisée des

chemins », en particulier p. 354-361.

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2.2. Les « petits » dans la narration matthéenne

Dans le premier évangile, mikros et le superlatif elachistos sont utilisés 11 fois pour désigner des personnes121 (Mc 3 ; Lc 8). Mis à part 5,19 et 11,11, les occurrences se retrouvent, sous une forme stéréotypée en Mt 10,42 ; 18,6.10.14 (eis ton mikron touton) et 25,40.45 (eis ton elachiston touton).

Chez Matthieu, c’est en un sens métaphorique (cf. Mt 18) que l’enfance est reliée à la condition d’humilité et de faiblesse qui est celle du petit. De manière générale Matthieu utilise les termes mikros et elachistos sur la base de l’idée vétérotestamentaire selon laquelle Dieu donne une dignité surprenante (cf. Mt 10,42) aux gens méprisables ou avec lesquels il se solidarise (Mt 25,31-46). Une attention portée à la construction de la figure des petits dans la narration matthéenne permet de préciser ces remarques générales :

- Le premier passage qu’il faut examiner est Mt 10,42, presque à la fin du discours missionnaire adressé aux Douze disciples (cf. 10,1-4). Ce discours est une longue exhortation du Jésus matthéen, avec une insistance toute particulière sur les persécutions qui attendent les disciples (v. 16-39). La finale (v. 40-42) ouvre cependant sur une note plus positive : ces disciples missionnaires, qualifiés de « petits », ont une dignité égale à celle des justes et des prophètes, figures éminentes de la tradition juive. Matthieu christianise ici le motif de l’exaltation des petits : accueillir un de ces petits, c’est accueillir Jésus lui-même.

Le petit désigne ici clairement un disciple, et un disciple dans sa tâche missionnaire. Un certain nombre d’informations sur les disciples que le narrateur a données depuis le début de son récit se trouve résumé sous cette appellation :

a. L’appel des premiers disciples, les pécheurs Pierre, André, Jacques et Jean en Mt 4,18-21 confirme les origines humbles (socialement sinon matériellement) de ceux à qui les mystères du Royaume vont être confiés (13,10-11) et qui entendront et verront bientôt des choses que beaucoup de justes et de prophètes ont espéré voir et entendre (Mt 13,16-17). Les disciples sont des « petits » au sens vétérotestamentaire : l’appel de Dieu est pour eux une exaltation.

b. Ces disciples sont également caractérisés, en Mt 8,26, comme « petits croyants » (oligopistoi). Par la suite, ce qualificatif se répétera à deux reprises (Mt 14,31 et 16,8). Ils sont « petits » par leur incapacité à suivre Jésus dans une confiance totale.

c. Enfin, il faut mentionner, au cœur même de la liste des Douze qui, chez Matthieu, inaugure le discours missionnaire (Mt 10,1-4), l’effet de sens produit par l’analepse du v. 3 (« Matthieu le collecteur d’impôt ») et la prolepse du v. 4 (« Judas Iscarioth, celui-là même qui le livra »). L’analespe renvoie à l’épisode du repas de Jésus avec pécheurs et collecteurs d’impôts (Mt 9,9-13) et confirme, n’en déplaise aux pharisiens, la solidarité de Jésus avec ceux qui sont exclus de l’alliance : Matthieu le disciple est l’un de ces pécheurs que Jésus est venu appeler (cf. 9,13). La prolepse annonce que, dès les origines, la trahison est présente au cœur même du groupe des disciples.

Matthieu et Judas, sans oublier, plus tard dans le récit, Pierre à la « petite foi » (14,31), Jacques et Jean tiraillés par la question de la prééminence (Mt 20,20-23) et l’ensemble des disciples qui fuira dans le jardin des Oliviers (Mt 26,56), tous constituent les missionnaires envoyés à Israël… Ces petits-là ont la dignité des justes et des prophètes ! Ainsi narrativement construite par ce qui précède, l’allusion au disciple-missionnaire comme petit en 10,42

121 Autres occurrences qui ne désignent pas des personnes (13,32 : semence/Règne de Dieu ; 2,6 :

Bethléem ; 5,19 : un commandement).

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prépare la déclaration centrale de 11,25-27 : c’est bien, au sens métaphorique, les « petits enfants » (nêpioi) parmi lesquels prennent place « les pécheurs et les malades (9,12-13), les petits (Mt 10,42), les brebis sans berger (9,36) […] que Dieu choisit pour accueillir sa révélation »122 et, ajouterons-nous, pour la propager.

- L’expression eis ton mikron touton apparaît ensuite à trois reprises dans la première partie du discours communautaire (18,6.10.14). Comme en 10,42, l’expression désigne clairement des disciples (cf. Mt 18,6 : « un seul de ces petits qui croient en moi »). Rappelons les principaux acquis de notre lecture de Mt 18. Le « discours communautaire » s’ouvre par une question des disciples sur la prééminence dans le Royaume (thème récurrent chez Mt : 5,19-20 ; 11,11-12 ; 20,16, cf. 20,1 ; 20,21) : « Qui est le plus grand dans le Royaume des cieux ? » (18,3). Jésus déplace aussitôt la question. Il ne s’agit plus de savoir qui est le plus grand dans le Royaume mais plus radicalement comment y entrer : « Si vous ne changez et ne devenez comme les enfants, non vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. Celui qui s’abaisse comme un enfant, celui-là est le plus grand dans le Royaume des cieux » (18,3-4). L’enfant n’est pas ici l’innocent mais bien plutôt le dépendant, celui qui ne se suffit pas à lui-même, qui a besoin de l’autre : entrer dans le Royaume nécessite la reconnaissance d’un manque. Au verset 5, il ne s’agit plus de devenir enfant mais de l’accueillir, et ainsi, d’accueillir Jésus lui-même. Aussitôt après (v. 6), l’enfant est identifié à « l’un de ces petits qui croient en moi », c’est-à-dire un disciple qu’il faut absolument éviter de faire chuter. Pour ceux qui leur font courir un tel risque, le châtiment n’est évitable que par la perte d’une main, d’un pied, d’un œil : d’une certaine manière, pour eux aussi, le manque est nécessaire pour entrer dans la vie. Ces petits, dont les anges se tiennent devant le Père (18,10), courent également le risque d’égarement (18,12-14). Ils sont donc en grand danger et ne doivent qu’à la sollicitude du Père de ne pas se perdre à jamais. On le constate, les « petits » sont caractérisés, en Mt 18, par une situation de précarité. Comme des enfants, ils sont totalement dépendants des autres : ceux qui risquent de les faire chuter d’un côté, et le Père qui n’a de cesse de les chercher et les prendre avec lui, de l’autre. Devant Lui, ils n’existent que d’être accueillis et cherchés. Le reste du discours communautaire ne peut s’interpréter sans ce qui précède, en particulier les paroles sur l’exclusion de la communauté (18,15-18) : considérer le frère non repentant comme un païen et un collecteur d’impôts (v. 17), c’est peut-être, non pas le rejeter, mais agir à son égard à l’image du Père qui n’a de cesse d’aller chercher sa brebis perdue, c’est considérer le frère égaré comme celui avec qui Jésus partage sa table, qu’il n’a de cesse d’appeler123!

Une dernière question reste en suspens : si, en Mt 18 comme d’ailleurs en Mt 10,42, l’accord se fait pour voir dans les petits une figure privilégiée des disciples, plus discutée est la question de savoir s’il s’agit de tous les disciples ou d’un groupe particulier parmi eux ? Sans doute est-ce là une vraie-fausse question : on constate bel et bien, en Mt 18,1-15, le glissement d’une invitation à se reconnaître enfant/petit à une exhortation solennelle à ne pas faire chuter ou mépriser ces petits. Il y a bien deux auditoires, et les deux appartiennent à la communauté chrétienne. Le texte dialogue ici avec ses lecteurs à partir du lieu où ils reçoivent et interprètent l’Évangile : lieu de la faiblesse et de l’égarement pour les uns, ou lieu de la force et de la rectitude doctrinale pour les autres. Aux premiers est rappelé l’amour inconditionnel du Père ; aux seconds un avertissement solennel et une invitation à reconsidérer la compréhension qu’ils ont d’eux-mêmes et ainsi le point de vue qu’ils portent

122 J. ZUMSTEIN, La condition du croyant dans l’évangile selon Matthieu, Göttingen : Vandenhoeck &

Ruprchet, 1977, p. 143. 123 Remarques proches chez J. ZUMSTEIN, La condition du croyant dans l’évangile selon Matthieu,

p. 396.

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sur leurs frères.

- Le dernier passage où apparaissent les petits est Mt 25,31-46, passage aussi connu que difficile à interpréter. Il met en relation de dépendance les « plus petits » (25,40.45 : eis ton elachiston touton) et les justes. Le débat herméneutique est le suivant : les petits sont-ils les pauvres en général et ceux qui comparaissent devant le Juge eschatologique sont-ils tous les hommes, disciples compris124? ou les petits sont-ils les seuls disciples et ceux qui comparaissent devant le Juge sont-ils uniquement les non disciples125? Même si cette question reste toujours ouverte126, trois raisons principales nous incitent personnellement opter pour cette dernière hypothèse et ainsi à identifier les petits de Mt 25 aux seuls disciples :

a. Partout ailleurs chez Matthieu, et en particulier dans les deux passages que nous venons d’examiner (10,42 et Mt 18), les « petits » désignent des disciples. Comme en Mt 10 et 18, les « plus petits » ne vivent que d’être accueillis par les autres : c’est en cela qu’ils représentent le Christ.

b. Ici, ces « petits » sont reconnus comme « frères » du Christ. Chez Matthieu encore, utilisé en rapport avec Jésus et en dehors des liens familiaux, le terme « frère » désigne explicitement les disciples (cf. Mt 12,49-50).

c. Le dénuement dans lequel vivent ces « petits » de Mt 25 (la faim, la soif, la nécessité d’être accueillis et vêtus, le risque de la maladie et de la prison) évoque directement les conséquences des conditions précaires de la mission des disciples telle qu’elle est décrite au chapitre 10 (cf. 10,9-15. 17-25 et 42). Quant à la solidarité du Christ avec eux, elle se concrétise, juste après, dans le récit de la Passion où prison, soif, nudité, extranéité sont le lot du Fils de l’Homme en route vers la mort.

Au final, pourtant, peut-être faut-il renoncer à dire qui est qui. Le texte ménage en effet

l’inconnu à proposn de ces petits. En ce sens, il renvoie à un non-savoir sur qui est disciple ou pas. Cela va dans le sens de la notion d’enfant développée, selon nous, par Matthieu, ainsi que l’éthique du secret (non connu) et de la grâce (non évaluable).127

3. Conclusion Les deux termes qui expriment sans doute le mieux la construction de la figure des petits

dans l’ensemble de l’évangile sont ceux de proximité et d’identité. Lorsqu’ils apparaissent en effet, ils sont toujours identifiés aux disciples. De plus, les paroles qui leur sont adressées s’introduisent d’ailleurs dans le temps des chrétiens matthéens (les situations décrites en Mt 10, 18 et 25 sont clairement des situations post-pascales). On notera alors que c’est en situation de précarité et de questionnement sur eux-mêmes que ces disciples sont décrits. Le disciple matthéen est ainsi appelé à une nouvelle compréhension de son existence : se

124 Ainsi, P. BONNARD, « Matthieu 25, 31-46. Questions de lecture et d’interprétation » (Cahiers bibliques

16), Foi et Vie 76 (1977), p. 81-87 ; J. ZUMSTEIN, La condition du croyant dans l’évangile selon Matthieu, p. 327-350 ; D. MARGUERAT, Le jugement dans l’évangile de Matthieu, p. 481-520.

125 Ainsi, J.-C. INGELAERE, « La ‘parabole’ du Jugement dernier », RHPR 50 (1970), p. 23-60 ; G. N. STANTON, « Once More : Matthew 25. 31-46 », dans A Gospel for a New People, Edinburgh : T & T Clark, 1992, p. 207-231.

126 État de la question : S. W. GRAY, The Least of My Brothers. Matthew 25: 31-46. A History of Interpretation, Atlanta : SBLDS, 1989. On notera le travail original de L. PANIER, « Le fils de l’homme et les nations. Lecture de Mt. 25,31-46 », SemBi 69 (1993), p. 39-52 qui essaie de dépasser la problématique habituelle ; également la position particulière de U. LUZ, The Theology of the Gospel of Matthew, Cambridge : University Press, 1995, p. 129-132, pour qui les ‘petits’ de Mt 25 sont les missionnaires chrétiens tandis que les ‘nations’ représentent tous les hommes chétiens compris.

127 Nous remercions tout particulièrement Didier Fiévet pour cette remarque.

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comprendre comme un petit et un étranger, à l’image de son Maître. Bref, se comprendre comme quelqu’un qui, rejeté par le monde, ne peut rien par lui-même mais attend tout de la présence secourable de Dieu (Mt 28,20) et de l’accueil que d’autres lui réservent. Matthieu propose ainsi une compréhension originale de la vocation du disciple : être témoin du Christ, ce n’est pas d’abord apporter quelque chose aux autres, mais être accueilli dans sa petitesse. C’est dans la seule mesure où il se comprend lui-même en situation de difficulté et de questionnement sur lui-même, que le lecteur peut se reconnaître dans cette figure des petits, donc accéder au statut de disciple. C’est pourquoi, les personnages qui les représentent le mieux dans l’évangile sont les enfants, ceux qui sont dépendants des autres et ne doivent leur protection qu’à une confiance totale en leurs parents. Cette figure de l’enfant n’est pas qu’une image. Elle est la condition même dans laquelle le Dieu de Matthieu a choisi de se révéler (cf. Mt 1-2) : la figure par excellence de l’enfant, totalement dépendant des autres pour le pire (Hérode faisant massacrer les nouveau-nés) et le meilleur (Joseph fuyant en Egypte avec « l’enfant et sa mère »), n’est-elle pas en effet celle du Christ lui-même dans son incarnation ?

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CONCLUSION GENERALE

Au début de notre enquête, nous avons formulé l’hypothèse que Matthieu 1 et 2 constituait une préhistoire mythique à l’évangile, en ce sens que ces deux chapitres réfléchissaient à la signification et aux conséquences théologiques de la reconnaissance de Jésus comme Messie par la communauté chrétienne. Nous ajoutions que ces récits disaient aussi des choses essentielles de l’existence par le fait qu’ils parlaient de généalogie, de conjugalité, de sexualité, d’engendrement, de mort, de haine et d’amour. En ce sens, nous les avons dits « symboliques » au sens précis que la psychanalyse donne à ce terme : ces récits parlent de ce qui fonde le sujet humain comme être de langage, en deçà et au-delà mais sans jamais les ignorer, des images et des représentations dans lesquelles chacun est inscrit ici-bas. Ils se proposent de montrer que, dans la personne de l’homme Jésus, le Dieu de la Bible se révèle dans tout ce qui constitue l’existence d’un sujet humain : la société dans laquelle il voit le jour, l’histoire de la nation à laquelle il appartient, le désir de ceux qui l’ont précédé, leurs grandeurs et leurs misères. Mais au-delà, ils disent qu’une autre origine est aussi possible qui permet au sujet d’échapper aux enfermements que génèrent les généalogies humaines. À côté de leur porté théologique, ces récits ont donc une dimension anthropologique que nous avons essayé de mettre au jour. Nous espérons aussi avoir montré, à travers quelques exemples, que les affirmations de ces deux chapitres n’étaient pas isolées dans l’évangile. Qu’au contraire elles étaient confirmées, voire élargies, par l’ensemble de la narration à travers la reprise et le déploiement de quelques thèmes importants, présents dans le premier évangile et dont on repère la présence dans les deux premiers chapitres. Au plan anthropologique, les thèmes de la filiation et de la violence ; au plan théologique, ceux de la justice (et son corollaire celui de la Loi) et de l’universalisme (et son corollaire, celui du particularisme) ; enfin, à l’articulation de l’anthropologique et du théologique, la figure même de l’enfant. Plutôt que de reprendre l’ensemble des résultats auxquels nous sommes parvenus, des résultats que nous avons collectés au fur et à mesure de notre enquête et synthétisés à la fin de chaque chapitre, nous préférons terminer par une réflexion de Martin Luther. Elle résume parfaitement notre propos, et nous l’espérons quelque part aussi un peu celui de Matthieu, théologien et narrateur de l’existence de Jésus enfant et Christ :

« La religion chrétienne n’a pas son point de départ sur les sommets, comme toutes les

autres religions, mais tout en bas […] C’est pourquoi, quand tu entends réfléchir à ton salut ou faire quelque chose pour cela, laisse là toute spéculation sur la majesté de Dieu, toute cogitation sur les œuvres, les traditions, la philosophie et les lois divines et hâte-toi de te retirer auprès de la crèche, du sein maternel, attache-toi à cet enfant, à ce fils de la Vierge et regarde-le naître, téter, croître, vivant parmi les hommes, enseignant, mourant, ressuscitant, enlevé au-dessus de tous les cieux, ayant pouvoir sur toute chose »128.

128 « Commentaire de l’Épître aux Galates », Œuvres, tome XV, Genève : Labor et Fides, 1969, p. 45-46.

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DOCUMENTS ANNEXES DEUX PREDICATIONS POUR LE TEMPS DE NOËL

I. La généalogie de Jésus selon Matthieu (Mt 1,1-17) Culte du 19 décembre 2004, Montpellier, Eglise Réformée Saint Paul

Liste impressionnante que celle des ancêtres connus ou inconnus de Jésus ! Plus de quarante générations qui s’étalent sur plusieurs siècles d’histoire. Longue litanie de noms qui, tissant les liens de la généalogie de Jésus, l’inscrivent dans l’histoire d’une famille et d’un peuple : fils de David, d’Abraham, d’Isaac, de Jacob… Mais aussi de parfaits inconnus : fils d’Abioud, d’Eliakim, d’Azor, de Sadok, d’Akhim et d’autres encore… Des hommes, quelques femmes aussi, qui ont fait la grande et la petite histoire d’Israël. Par des faits glorieux et remarquables dont la mémoire est restée gravée dans la Bible hébraïque… Mais aussi par des chemins détournés et contestables, voire coupables (prostitution, inceste, infidélité, adultère, crimes de sang) que nous raconte cette même Bible.

La généalogie de Jésus est riche d’histoire, trop riche sans doute au point qu’elle risque de l’emprisonner dans ce passé. La grande histoire d’Israël, depuis les patriarches jusqu’à l’Exil à Babylone et au retour en Terre Promise en passant par la Royauté, celles de David et de Salomon en particulier. La petite histoire aussi, celles des individus, puissants ou inconnus, avec leurs médiocrités, leurs bassesses, leurs existences tumultueuses. Derrière la mention de Thamar, il faut entendre Judas couchant avec sa belle-fille qu’il prend pour une prostituée ; derrière la mention de la « femme d’Urie », le crime de sang et l’adultère du « grand » roi David qui fait tuer le mari par lui trompé. Et puis encore, tous ces rois mentionnés dont beaucoup « désobéirent à l’Eternel » pour reprendre l’expression biblique, ce qui signifiait, prosaïquement, qu’ils servaient leurs intérêts avant de servir leur peuple ! Rien de nouveau sous le soleil en somme. Grandeur, héroïsme, sagesse. Et dans le même temps : médiocrités, infidélités, trahisons. L’incarnation n’est pas ici un vain mot.

Généalogie d’une famille donc et généalogie d’un peuple auquel appartient cette famille. Double héritage donc : Jésus, fils de ses pères et de son peuple, et dans le même temps fils de Joseph et de Marie ; en un mot : fils d’une histoire. Tellement précédé, si lourdement précédé, qu’il sera difficile pour lui de s’en libérer. Difficile de se libérer de l’emprise de son peuple. Ne dira-t-il pas à la femme païenne qui le supplie, avant finalement d’accéder à sa demande : « Je n’ai été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël » ? Difficile de se libérer de sa famille qui ne cessera de vouloir mettre la main sur lui. Difficile de se libérer des fausses espérances qui pèseront sur lui sa vie durant : « Que nous soyons assis à ta droite et à ta gauche quand tu viendras établir ton règne » lui demanderont ses disciples en mal de places d’honneur dans le Royaume terrestre qu’ils espèrent le voir établir lui, le « fils de David » ! Difficile enfin de se libérer du sang et du meurtre qui le précèdent : Hérode cherchera à le supprimer dès sa venue au monde, puis Pilate le condamnera à mort sur dénonciation des responsables religieux.

Oui, elle est lourde l’hérédité familiale de Jésus ; cette hérédité liée à une longue liste d’ancêtres, trop longue et trop chargée d’histoire pour qu’il soit possible de l’assumer sereinement. Il arrive qu’une généalogie soit si pesante qu’elle empêche quelqu’un de vivre : trop de grandeur le précède… Ou au contraire trop de misères qu’il ne cesse sa vie durant d’essayer de se libérer du poids d’un passé encombrant, paralysant, culpabilisant ou étouffant. « Les parents ont mangé des raisins verts et ce sont les enfants qui ont mal aux dents » disait-on déjà dans au temps du prophète Ézéchiel. Et Jésus lui, comment aurait-il pu avoir une existence ordinaire avec le poids si lourd de tout ce passé ? Comment aurait-il pu échapper à l’histoire si pesante d’Israël ? Au sang et à la violence qui le précèdent ? Jésus pouvait-il échapper à la double histoire de son peuple et de sa famille ?

Or voilà que, à lire attentivement cette généalogie, au-delà du poids de l’histoire et des précédences pesantes, la libération est inscrite. Voilà que deux détails de cette généalogie disent, pour qui sait écouter, que de l’extériorité est inscrite qui permettra qu’une parole nouvelle vienne se dire dans une histoire où tout semble écrit d’avance :

- Et d’abord le nombre des générations. L’évangéliste semble sûr de son fait : « Le nombre total des générations, nous dit-il, est donc : quatorze générations d’Abraham à David, quatorze de David à la déportation de Babylone, quatorze de la déportation à Babylone au Christ. » Bref en tout quarante-deux générations. Tout est écrit. Tout est cohérent. Rien ne semble pourvoir faire échapper Jésus aux déterminismes des chiffres. Il n’échappera pas à son destin, il est l’aboutissement inéluctable du désir conjoint d’un peuple, d’une famille et d’une certaine idée de Dieu. Et cependant, frères et sœurs, comptez et recomptez la liste des générations de la généalogie de Matthieu. Comptez et recomptez : vous n’en trouverez que quarante et une ! Non pas quarante-

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deux comme le prétend Matthieu mais bel et bien quarante et une. Erreur de scribe ou omission volontaire ? C’est indécidable. Le seul fait certain c’est qu’il en manque une. Qu’il y a du manque, qu’un grain de sable est venu gripper la machine trop bien huilée des engendrements successifs. Or, voyez-vous, ce manque, ce quelque chose qui ne fonctionne pas bien, est là pour dire : tout n’est pas si verrouillé qu’on ne le pense. Que dans ce manque d’une génération, il y a peut-être une autre origine, une autre parole qui est venue s’inscrire offrant une issue possible aux déterminismes des généalogies humaines qui disent que tout est écrit. Non, tout n’est pas écrit… puisqu’il manque justement l’écriture d’une génération !

- Et cette autre parole, discrète pour l’instant puisque présente uniquement dans le manque d’une génération, la voici maintenant au terme de tous les engendrements. Et c’est le second détail surprenant de cette généalogie, plus connu celui-là quoique pas toujours bien interprété. Je fais ici allusion à la façon particulière dont est rapporté le fait de la naissance même de Jésus : écoutons au plus près du texte en prenant la généalogie au beau milieu de la succession des générations : « Elioud engendra Eléazar ; Eléazar engendra Mathan ; Mathan engendra Jacob ; Jacob engendra Joseph… l’époux de Marie de laquelle est né Jésus que l’on appelle Christ ». Le voilà donc le second grain de sable qui grippe toute la machine : fils de Marie, selon la chair, il l’est certes, ce Jésus. Mais Joseph, lui, n’a, à la différence de ceux qui le précède pas « engendré Jésus ». Il n’est pas lié à lui par le droit du sang ! Il est un père adoptif ! Un père lié à son fils par une parole et une reconnaissance qui ne doivent rien, ni à la chair ni au sang. Sortons un instant des questions oiseuses sur la possibilité ou l’impossibilité d’une conception miraculeuse de Jésus. Poser la question en ces termes serait en effet passer à côté de l’essentiel qui est la signification profonde de ce que nous dit ici le texte évangélique : Jésus tient aussi son existence d’une autre origine. Au cœur des déterminismes les plus forts, Dieu vient inscrire sa liberté !

Car il s’agit bien pour Jésus de naître fils de quelqu’un. Mais fils de qui ? Fils de Joseph, charpentier de son état ou fils du Père céleste, premier-né de toutes les filles et fils qui trouveront libération et adoption en lui ? Telle est bien la question qui est au cœur de la généalogie. Fils de Joseph, il l’est certes. Mais, Joseph et avec lui Marie, tel Abraham qui offre Isaac sur le Mont Morija, devront laisser ce fils devenir libre des liens du sang qui sont toujours, peu ou prou, des liens d’esclavage. C’est une des significations possibles de ce vieux mais finalement important dogme de la conception virginale de Jésus. Il consiste à affirmer, non pas qu’il faudrait sacrifier notre raison humaine sur l’autel du miracle de la parthénogenèse, mais que la généalogie de Jésus ne l’emprisonne pas et que cela est pour nous signe de libération ! Car être Fils du Père céleste, pour Jésus, c’est d’abord être libre du poids de son peuple, de sa famille, des espoirs qui pèsent sur lui et de la violence meurtrière qui ne cessera de le poursuivre. Être libre de tout cela et cependant non pas le fuir, mais le vivre et l’affronter jusqu’au bout pour aussi nous en libérer… Affronter surtout la mort, le dernier combat que chaque fils d’homme doit mener, un combat que son Père céleste ne lui permettra pas de contourner mais dont il le relèvera pour faire de lui le premier-né d’une multitude de frères.

Frères et sœurs, en quoi cette généalogie de Jésus nous concerne-t-elle nous qui ne sommes ni Messie, ni fils de Rois, ni pour la plupart, n’avons la possibilité de remonter sur plusieurs siècles et sur quarante-deux générations ? Écoutons ici Paul au chapitre 4 de l’épître aux Galates : « Mais quand est venu l’accomplissement des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et assujetti à la loi, pour payer la libération de ceux qui sont assujettis à la loi, pour qu’il nous soit donné d’être fils adoptifs. Fils, vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba — Père ! Tu n’es donc plus esclave mais fils ; et comme fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu » (Ga 4,4-7). Ce texte écrit une génération avant Matthieu est pourtant sans doute la meilleure interprétation qu’il nous est donné d’entendre ce matin de la généalogie de Jésus : le fils du Père céleste fait de nous, par la foi, d’esclaves que nous étions, des filles et des fils adoptifs, c’est-à-dire libres parce que libérés par une parole entendue et reçue, une parole venue d’en dehors des discours, des paroles et des engendrements de ce monde. Celui qui est né d’une femme, né sous la Loi, nous libère de la malédiction de nos généalogies. Plus exactement, il fait que la bénédiction (la « bonne parole » de Dieu sur nos vies) l’emporte alors sur les malédictions. Et de tout qui nous précède, il peut faire que les bonnes paroles l’emportent sur les mauvaises. Les peuples ou les familles qui nous précèdent ou auxquelles nous appartenons. Les fratries qui nous pèsent. Les espoirs que l’on a mis sur nous. Le sang, la haine et la violence qui nous accueillent lorsque nous venons au monde. Les déchirures familiales. Autant de choses dont nous ne sommes pas forcément conscients mais dont nous ne sommes certainement pas libres. Voici que la parole du fils libre peut nous en libérer : dans sa naissance, il a assumé toute notre condition humaine, dans sa mort, il a crucifié notre existence et ses pesants fardeaux, par sa résurrection, il ouvre devant nous une vie nouvelle de fils libres parce que libérés.

Mais qu’est-ce que cela veut dire « être des filles et des fils libres » ? Sans doute d’abord entendre différemment la loi des généalogies. Entendre différemment le commandement ancien qui nous dit : « Honore ton Père et ta mère afin que tu vives longtemps dans le pays que je te donnerai » (Ex 20,12). Le saviez-vous, en hébreu, honorer cela veut dire « donner du poids » ? On se dit alors qu’il s’agit de donner de l’importance à son Père et à sa mère. Mais voit-on combien le poids qu’on leur donne, cette importance, peut-être pesante dans la

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vie des enfants. Aussi l’hébreu nous invite-il, nous permet-il de traduire : « donne-leur du poids », c’est-à-dire « charge-les de leur poids », « laisse-leur le poids, la charge qui leur appartient et qui n’est pas la tienne ». « Laisse-les vivre leur histoire, ne t’en charge pas, tu as la tienne à porter ». C’est cela « honorer son Père et sa mère » : les laisser être eux-mêmes et devenir soi-même. Alors je pourrais habiter le pays que Dieu me donne et non pas un pays dans lequel on m’a établi sans que je le veuille, par exemple, celui de mon père ou de ma mère. Honorer père et mère, les laisser avec leur histoire pour vivre la sienne propre : c’est cela être des filles et des fils libres parce que libérés. Se tourner vers la source du désir, source de la vie. Et non pas vers l’histoire de nos parents, le désir de nos parents.

Noël c’est cela : dans notre quotidien, Dieu vient inscrire sa grâce qui brise les déterminismes de notre existence et de nos liens familiaux. Christ présent dans mon histoire, dans mon quotidien pour m’ouvrir un chemin de libération. Cette libération est l’œuvre de Dieu. Le chemin pour la comprendre et la vivre en plénitude est long. Il ne faut pas trop de toute une vie pour le parcourir. Encore faut-il le prendre un jour. Et c’est ici là promesse qui nous est faite aujourd’hui : dans la foi au Christ, le Père céleste nous adopte comme ses enfants et nous libère des malédictions qui pèsent sur nous. Alors commence la longue route de la liberté reçue. Alors il faut faire nôtre cette parole de Jean Calvin : « Allons chacun son petit pouvoir et ne laissons point de poursuivre le chemin que nous avons commencé. Nul ne cheminera si pauvrement qu’il ne s’avance chaque jour en quelques pas pour gagner pays. » Et ce pays-là, pour quiconque croit, c’est le Fils unique qui en est le chemin, au commencement même de son existence, c’est lui qui l’y accompagne tout au long de sa vie, et c’est lui encore qui l’y accueillera au dernier jour. Amen

2. Visite des Mages, fuite en Egypte, massacre des enfants (Mt 2,1-23) Culte du 24 décembre 2000 au Temple de Sète

De quoi parle vraiment cette histoire ? Que veut-elle nous dire ? S’agit-il de nous raconter l’aventure de savants astrologues qui découvrent une étoile ? de rapporter les agissements de quelque dictateur sans scrupule? de dénoncer un crime particulièrement atroce perpétré contre des enfants ? de s’intéresser à une famille en exil politique ? À moins qu’il ne s’agisse plus simplement de raconter l’histoire des premières années de l’existence de Jésus ? Tout cela est certes présent, à des degrés divers, dans ce que nous avons lu.

Ce matin pourtant, j’aimerais m’arrêter sur un aspect de cette histoire auquel nous sommes moins attentifs. J’aimerais souligner ce que cette histoire a de commun avec toutes nos histoires de femmes et d’hommes d’aujourd’hui. Oui je le répète : j’aimerais insister sur ce que cette histoire, apparemment très particulière et très étrange, a de commun avec nos histoires qui n’ont, a priori, rien à voir avec celle de Jésus. Il me semble, en effet, que, au-delà du cas particulier de Jésus, ce récit nous apprend quelque chose de très important et qui nous concerne tous : à savoir que l’existence humaine est un voyage dont nous sommes, le plus souvent, les acteurs passifs. Oui, un voyage ! Car enfin, si je vois bien, Matthieu nous raconte comment, Jésus né à Bethléem s’est finalement retrouvé, au terme d’un certain nombre de péripéties, à Nazareth. On pourrait presque résumer la trame de ce chapitre en reprenant le début du premier et du dernier verset : « Jésus étant né à Bethléem (v. 1) vint habiter une ville appelée Nazareth (v. 25) ». Et parmi les raisons qui expliquent ce déplacement, il y a, dans l’ordre, des savants d’Orient, un dictateur à Jérusalem, une fuite en Égypte, un massacre à Bethléem, un retour en terre d’Israël puis en région de Galilée. Bref, un véritable jeu de piste géographique.

C’est là, diront certains, un destin un peu particulier qui fait quand même que cette histoire ne nous concerne pas directement, qu’elle n’est pas la nôtre. Il est vrai que, pour la plupart d’entre nous, les raisons des déplacements successifs qui jalonnent notre existence sont plus communs. Peu d’entre nous ont été personnellement visités par des Mages ou ont fui la volonté meurtrière d’un roi. Certes. Et cependant, d’une manière différente de Jésus, mais pas totalement étrangère, nos vies personnelles et familiales — nos petites histoires — sont influencées par les aléas de la grande histoire du monde, par les ambitions ou les peurs des puissants, les découvertes des savants, les choix des grands décideurs de ce monde. Cette influence est soit directe, lorsque adultes nous sommes confrontés à ces événements qui bouleversent nos vies et qu’il faut prendre une décision rapide ou subir tel ou tel changement qui nous est imposé ; soit indirecte, lorsque regardant en arrière, nous constatons que les choix de ceux qui nous ont précédés ont influencé nos vies présentes. Nos vies sont liées à la capacité qu’ils ont eu — ou n’ont pas eu — à réagir devant les grands événements de l’histoire : un exil, une fuite, une résistance, une compromission, un engagement, une injustice subie, un choix professionnel guidé par les circonstances particulières du moment… et la vie de ceux dont nous avons la responsabilité, ou qui viendront après nous, en est orientée d’une façon particulière et parfois décisive.

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C’est ce qui se passe avec Jésus. Dans son périple de Bethléem à Nazareth, en passant par l’Égypte, ce sont les événements extérieurs qui, d’une certaine manière, expliquent, justifient, nécessitent la réaction de Joseph. Si les Mages n’étaient pas arrivés à Jérusalem clamant partout haut et fort qu’ils cherchaient le roi des juifs, Hérode ne se serait pas affolé et la machine meurtrière ne se serait pas mise en route. Mais de cela, Jésus et ses parents n’étaient pas maîtres. Des savants — c’est ainsi qu’il faudrait aujourd’hui traduire le terme de Mages —, au demeurant hommes respectables et honnêtes, découvrent une étoile nouvelle et c’est, non seulement la fuite obligée de Jésus et de sa famille, mais encore la vie de dizaine d’enfants à Bethléem qui est irrémédiablement compromise. L’incompréhensible et l’inadmissible de l’injustice sont ici la conséquence indirecte d’une démarche totalement pacifique. L’immense et douloureux pourquoi, celui de Rachel, auquel font écho tous les pourquoi des tragédies humaines, ne trouve pas d’explication satisfaisante pour l’esprit. Sauf à constater que la population de Bethléem est le rassemblement de petites histoires radicalement bouleversées par les colères d’un tyran. Car, bien sûr, entre les Mages et Jésus il y a Hérode. Hérode n’a malheureusement rien de particulier. Il est tellement semblable à tous les dictateurs petits ou grands qui peuplent notre terre : il est prisonnier de lui-même, de ses ambitions, de son petit pouvoir, de ses angoisses, de sa peur de perdre ce qu’il possède, possessions dérisoires pour lesquelles il est prêt à toutes les extrémités. Vous le voyez, avec les Mages, on est bien loin du merveilleux de Noël, et sans doute plus près de la réalité de ce monde. Une lecture simplement lucide de cet épisode nous montre qu’il n’a rien de merveilleux ni de magique. Il raconte bien ce qui fait l’existence humaine. La « petite » histoire de chaque femme, de chaque homme au cœur de la grande histoire du monde.

Et, dans l’existence de Jésus, la « petite histoire », c’est Joseph qui l’incarne. Joseph nous invite à opérer une autre lecture de ce récit. Une lecture qui n’en reste pas seulement à la constatation de l’absurde du monde. Une lecture « croyante » du monde. C’est-à-dire une lecture qui accepte de reconnaître qu’au cœur même de nos petites histoires d’hommes et de femmes, un signe peut être donné que Dieu intervient. Attention cependant : le récit que nous avons lu ne dit pas que Dieu dirige la grande histoire. Que les Mages, et pire sans doute, Hérode ne seraient que ses serviteurs involontaires… Le récit ne dit ni cela, ni le contraire : sur ce point il nous laisse sans savoir. Et c’est heureux car cela nous évite d’avoir à essayer de comprendre le rôle que Dieu aurait bien pu jouer, depuis son ciel, dans le massacre des enfants de Bethléem (volonté « permissive » ou « décrétive » comme on disait avant, utilisant des nuances bien tendancieuses… comme si le fait de laisser faire plutôt que de décréter était une excuse suffisante). Non, Matthieu ne nous dit pas que Dieu dirige la grande histoire. Il nous dit simplement qu’il fait signe dans la petite histoire des hommes, qu’il y passe… et que c’est à eux de le découvrir. Et que cette découverte peut changer le cours de l’histoire.

Les Mages sont venus de leur propre initiative, personne ne les y a obligés, pas même l’étoile ; mais la Parole les fait repartir par un autre chemin. Cette même Parole s’adresse à Joseph, et celui-ci se met debout et s’en va en Égypte. L’histoire, la grande histoire des hommes continue cependant : les chercheurs cherchent, les rois gouvernent, les humains naissent et meurent, mais, dans le même temps des gens sont mis debout, en route, tel Abraham partant vers la terre promise, et cela peut changer le cours de la petite, et qui sait, de la grande histoire. Non, Matthieu ne nous dit pas que Dieu dirige l’histoire, cela nul ne le sait au fond. Il nous dit : Dieu est venu vivre notre histoire et cela n’est pas sans conséquence sur la vie de ceux qu’il croise, humbles ou puissants. Le signe de l’étoile et la parole du prophète l’attestent. Dieu lui-même se met en mouvement pour nous : il ne reste pas sur place, dans ses certitudes et dans son ciel. Il naît à Bethléem, passe par l’Égypte, arrive à Nazareth… et ce n’est qu’un début. Une chose est sûre pourtant : c’est à Bethléem que Dieu commence à agir de façon nouvelle dans l’histoire des hommes. Ce n’est pas à travers les Mages, encore moins par Hérode qu’il agit. C’est à Bethléem. En se faisant le compagnon de nos routes bizarres et tortueuses. Et c’est à Bethléem qu’il nous faut aller le rencontrer.

Je le répète : le personnage du récit qui nous dit cette présence de Dieu à Bethléem, c’est-à-dire cette présence de Dieu dans notre petite histoire, c’est Joseph. Une parole s’est faite entendre à lui, une Parole le fait vivre. C’est une Parole qui le met debout, le déplace. Il est déterminé… mais pas seulement ni même d’abord dans le sens courant de ce terme (c’est-à-dire dans le sens où il serait un être de décision, qui agirait mieux et plus intelligemment que les autres). Non, il est déterminé par une Parole. Cette Parole agit en lui — l’agit — plus qu’il n’agit lui-même. Cette Parole le met debout et il se laisse faire par elle. Dieu, en Christ qui est sa Parole, nous met en mouvement. Et cela peut avoir des conséquences que seuls les yeux de la foi permettent de comprendre. Dans notre récit d’ailleurs, il est frappant de constater que tous ceux que Dieu a rencontrés se déplacent : les Mages et Joseph ne restent pas en place. Seuls les scribes/théologiens et Hérode ne bougent pas !

Rester sur place et mourir. Se laisser déplacer par la Parole et les signes qui l’accompagnent et vivre. Tel est l’enjeu de notre récit qui nous dit dans le même temps que cet enjeu quelqu’un d’autre, bien avant nous, l’a vécu à notre place : Dieu lui-même s’est laissé déplacer. Car de Bethléem à Nazareth en passant par l’Égypte,

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puis de Nazareth à Jérusalem en traversant la Palestine, enfin de Jérusalem au Golgotha en passant par le tribunal de Pilate, Jésus a choisi de n’être pas totalement maître de son destin. Il a accepté de se laisser déplacer pour vivre notre condition humaine. Dieu lui-même, en Christ, a accepté de ne plus guider l’histoire mais de se laisser guider par elle, jusqu’à la croix. Et d’être, au cœur de cette histoire, l’homme véritable tel que nul autre ne le sera jamais et qui nous permet de nous tenir humblement mais paisiblement devant Dieu et dans l’histoire. Oui, en venant vivre l’histoire des hommes, Dieu en Christ donne une saveur nouvelle, un horizon nouveau à nos petites histoires.

La lecture de la parole, mais également la Cène que nous allons partager tout à l’heure sont là pour nous le rappeler. Ils sont les signes que Dieu nous offre aujourd’hui à un moment particulier de nos petites histoires. Nous n’avons pas fini notre périple ici-bas ; il sera plus ou moins long selon les cas. Qui peut dire par quelles routes il passera, où les aléas de la petite ou de la grande histoire les conduiront. Personne en vérité. Mais ici, ce matin, nous pouvons affirmer qu’un signe nous précède et nous suit. Ce n’est pas une « bonne étoile » dans le sens où elle nous éviterait tous les dangers et nous protégerait de façon magique. Non, c’est le signe de Jésus de Bethléem en route vers Nazareth, via l’Égypte. Le signe d’un Dieu qui s’est mis en route avec nous. Qui est venu vivre notre existence humaine. Et le fait de recevoir ce signe dans l’écoute de la Parole puis le partage du pain et du vin peut avoir des conséquences incalculables sur nos vies. Le signe que Dieu pose sur nos vies peut changer le cours de nos histoires quel que soit le temps qui nous reste encore à vivre. Ce signe ne nous évitera pas d’être confrontés aux difficultés. Simplement, mais c’est l’essentiel, ce signe rappelle que nos vies sont désormais des vies accompagnées. Dieu se fait compagnon de nos routes. Les chemins tortueux qu’elles prendront, il les connaît, non pas tant parce qu’il devinerait tout à l’avance, mais bien plutôt parce qu’il les a parcourus lui-même.

Je ne sais ce qui nous a fait venir ici ce matin : une foi authentique, une tradition religieuse, une habitude, un désir plus ou moins conscient ? Peu importe au fond. C’est par un autre chemin, vers d’autres lieux dont nous ignorons tout encore, que cette Parole et ces deux signes nous conduiront ou nous accompagneront. C’est par un autre chemin qu’il faut repartir ; non plus le chemin de la science des Mages ou de l’ordre du Roi, mais par le chemin que trace le Dieu qui se rencontre à Bethléem, un chemin à découvrir au jour le jour. Ce chemin ne nous fera pas échapper à l’histoire des femmes et des hommes de ce monde. Mais il nous la fera vivre autrement, c’est-à-dire dans la compagnie discrète de celui que l’on appelle le Nazaréen, présent à nos côtés, dans nos petites histoires, jusqu’à la fin du monde, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la grande histoire ! Amen

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97

LISTE DES ABREVIATIONS Revues : BCPE : Bulletin du Centre Protestant d’Etudes BLE : Bulletin de Littérature Ecclésiastique BZ : Bible Zeitung CBQ : Catholic Biblical Quarterly ETR : Etudes Théologiques et Religieuses JBL : Journal of Biblical Litterature JSNT : Journal for the Study of the New Testament LumVie : Lumière et Vie NT : Novum Testamentum NTS : New Testament Studies RHPR : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuse SemBi : Sémiotique et Bible ZNW : Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft Littérature biblique, juive et païenne : - Pour les Livres bibliques, les abbréviations sont celles de la Traduction Œcuménique de la Bible. - Ecrits Intertestamentaires II Ba : Deuxième livre de Baruch Jub : Livre des Jubilés Test. Jacob : Testament de Jacob Test. Sal. : Testament de Salomon Ps Sal : Psaumes de Salomon - Ecrits de Qumran 4Q226 : Fragment de la grotte 4 CD : Document de Damas 1 Qsa : Règle messianique 1 QgenApocr : Apocryphe de la Genèse - Flavius Josèphe AJ : Antiquités juives BJ : Guerre juive - Philon d’Alexandrie Migr.Abr. : De migratione Abrahami Cherub. : De Cherubim Spec.Leg. : De specialibus legibus - Auteurs romains Hist.Nat. : Histoire Naturelle (Pline) Nero : Vie des Césars, Néron (Suétone)

98

TABLE DES MATIERES

AVANT-PROPOS L’EVANGILE DE MATTHIEU, UNE LECTURE RENOUVELEE 3

1. Matthieu, le théologien 3

2. Matthieu, le narrateur 4

3. Le récit matthéen de l’enfance et son déploiement : une lecture narrative 5

PREMIERE PARTIE MATTHIEU 1 ET 2 : UNE LECTURE 6

CHAPITRE PREMIER MATTHIEU 1-2 : INTRODUCTION A LA LECTURE 7

1. Matthieu 1 et 2 : un récit « mythique » 7

2. « Aux commencements » 8

3. Une « carte d’identité » en trois volets 9

CHAPITRE DEUXIEME PREMIER VOLET : GENEALOGIE DE JESUS (1,1-17) 10

1. Traduction du texte 10

2. Les généalogies dans le judaïsme ancien et post-exilique 10

3. Commentaire du texte de la généalogie 12

3.1. Le verset 1 12

3.2. Les versets 2 à 6a 14

3.3. Les versets 6b à 16 15

3.4. Les femmes dans la généalogie de Jésus 17

3.5. Le verset 17 21

3.5. Conclusions 23

CHAPITRE TROISIEME SECOND VOLET : LE RECIT DE LA NAISSANCE DE JESUS (1,18-25) 25

1. Traduction du texte 25

2. Commentaire du texte 25

99

3. La conception virginale : origine et actualité 29

CHAPITRE QUATRIEME

TROISIEME VOLET : JESUS ET HERODE (2,1-23) 31

1. La visite des Mages (2,1-12) 31

1.1. Traduction du texte 31

1.2. Premier regard 31

1.3. Sources du récit, arrière-plan culturel et religieux 32

1.4. Commentaire du texte 32

1.5. Ouvertures 35

Excursus : Une autre version du récit de la visite des Mages 36

2. Exode et retour de Jésus (Mt 2,13-23) 37

2.1. Traduction du texte 37

2.2. Commentaire du texte 37

Excursus : Hérode, tyran et bâtisseur 38

CHAPITRE CINQUIEME : OUVERTURES 42

SECONDE PARTIE : LES ECHOS AU RECIT DE L’ENFANCE DANS L’EVANGILE 43

CHAPITRE SIXIEME : LA FILIATION DE JESUS DANS L’EVANGILE DE MATTHIEU COMME PROLONGEMENT DE LA GENEALOGIE 44

1. Baptême, tentation et filiation divine 44

1.1. Le baptême du « fils bien-aimé » 44

1.2. La tentation du fils de Dieu 45

2. Jésus comme « fils » du « Père céleste » dans le premier évangile 46

2.1. Dieu comme « père » dans le Sermon sur la Montagne 46

2.2. Dieu « père » dans le récit de la Passion ou la dernière tentation du Christ 48

3. Les « fils » de Zébédée et leur mère ou la filiation déplacée 49

4. Conclusion 50

100

CHAPITRE SEPTIEME DU RECIT DE L’ENFANCE AU RECIT DE LA PASSION : JESUS AUX PRISES AVEC LA VIOLENCE DANS L’EVANGILE DE MATTHIEU 51

1. Traces de violence dans la narration évangélique 51

1.1. La violence contre les disciples et contre Jean-Baptiste 51

1.2. La mort de Jésus comme aboutissement de la violence 52

1.3. Le Royaume assailli par la violence (Mt 11,12) 53

2. La violence du Dieu de Jésus contre ses opposants 54

3. La mort de Jésus comme fin de la violence en Dieu 56

4. Le « sang du juste » comme signe du déplacement 58

5. Le Sermon sur la Montagne : nouveau discours sur Dieu 59

6. Conclusion 60

CHAPITRE HUITIEME : DE JOSEPH LE « JUSTE » A LA « JUSTICE SUPERIEURE » : LOI ET JUSTICE DANS LA NARRATION MATTHEENNE 61

1. Dikaios et dikaiosunê chez Matthieu 61

1.1. L’arrière-plan religieux 61

1.2. Le dikaios dans la narration matthéenne 62

1.3. Loi et « Justice supérieure » : lecture de Mt 5,17-20 64

2. Règne du monde et Règne des cieux dans le Sermon sur la Montagne 68

3. Loi et Justice dans l’ensemble de la narration matthéenne 70

4. Conclusion 72

CHAPITRE NEUVIEME JESUS, ISRAËL ET LES PAÏENS : DU MESSIE « NATIONAL » AU MESSIE UNIVERSEL 73

1. Introduction 73

2. Scénario particulariste et « signaux» universalistes 74

3. Matthieu 10 comme récit en « trompe-l’œil » 75

4. Mt 15,21-28 : le déplacement du Jésus matthéen et de ses disciples 76

5. Le lecteur convoqué par le récit 77

101

6. Conclusion 78

CHAPITRE DIXIEME JESUS ENFANT, JESUS ET LES ENFANTS : UNE CHRISTOLOGIE DU « PETIT » 80

1. Les « enfants » dans le premier évangile en dehors de Mt 1-2 80

1.1. Mt 18,1-14 : Les disciples et les enfants 80

1.2. Mt 19,13-15 : Jésus et les enfants 82

2. Mikros et elachistos chez Matthieu 83

2.1. L’arrière-plan religieux 83

2.2. Les « petits » dans la narration matthéenne 83

3. Conclusion 86

CONCLUSION GENERALE 88

DOCUMENTS ANNEXES DEUX PREDICATIONS POUR LE TEMPS DE NOËL 89

BIBLIOGRAPHIE 94

LISTE DES ABBREVIATIONS 99

TABLE DES MATIERES 100

102