Métaphores de Koltès : Éclats d’un Theatrum Mundi

11
f Vol. 18 Liminaires - Passages interculturels italo-itériques En France, 2009 aura été «l'année Koltès». Une année pour rappeler la vi- talité et 1 actualité dune œuvre, la fascination quelle exerce toujours sur les lecteurs et les metteurs en scène. Les colloques de Caen (Bernard-Marie Koltès : IJemons, Chimères et autres métamorphoses, octobre 2009) et de Paris 7 (Koltès, maintenant, novembre 2009) ont ainsi été des moments d'échanges et de réHexions sur un théâtre qui n'en finit pas d'interpeller les universitaires, les chercheurs les praticiens, les acteurs... Revenant sur les textes et leur mise en scène, sur les traductions, sur la correspondance et sur les enjeux que soulève cette écriture poétique et cinématographique, les contributions qui sont ras- semblées dans ce livre témoignent de la pluralité des lectures qu'offre l'œuvre de Bernard-Marie Koltès. Regards parfois nouveaux où l'œuvre esthétique et poétique est articulée au mouvement de l'Histoire, à celle aussi que connut Bernard-Marie Koltès. Yannick Butel est dramaturge, critique et professeur en Etudes théâtrales à l'Université de Provence, Aix-Marseille I . Il a notamment publié Esfai sur la Présence (2000) et Vous comprenez Hamlet (2005). Vient également de paraître Regard Critique (2009). Il collabore à diverses revues et a participé à l'ouvrage collectif des Voies de la Création théâtrales consacré à Claude Régy, publié par le CNRS (2009). Christophe Bident est professeur de théâtre à l'Université de Picardie Jules Verne. Il a notamment publié Maurice Blanchot, partenaire invisihle (1998) et Re- connaissances - Antelme, Blanckot, Deleuze (2003). Son ouvrage sur Koltès, initialement paru en 2000, connaîtra une réédition augmentée en 2011, sous le titre, Bernard-Marie Koltès, Généalogies suivi de Le Sens du monde. Christophe Triau est maître de conférences à l'Université Diderot Par^ 7. Il a notamment publié, avec Christian Biet, Qu est-ce ç,ue letkeatreZOOS) Il est membre du comité de rédaction de la revue Alternat.ves théâtrale, et dramaturge au Centre Dramatique National de ThionvJle-U,rra.ne. (2009). 1 , Fabrizio-Costa Collection P;;J7;,STN 1660-1505 ISBN 978-3-0343-0526-6 / i»= 83 )5266 www nplerlaiii2.com ] minaires - Passages interculturels italo-itériques 'eter Lang Yannick Butel, Cliristopke Bident, Ckristopke Triau Arnaud Maïsetti (éds) Koltès maintenant et autres métamorpkoses 1 1 ' . , Actes des colloaues Je 1 un.ve.it, de Caen Basse-Nor „anjL et Je Paris-Diderot, Paris 7

Transcript of Métaphores de Koltès : Éclats d’un Theatrum Mundi

f Vol. 18

Liminaires - Passages interculturels italo-itériques

En France, 2009 aura été «l'année Koltès». Une année pour rappeler la vi­talité et 1 actualité dune œuvre, la fascination quelle exerce toujours sur les lecteurs et les metteurs en scène. Les colloques de Caen (Bernard-Marie Koltès : IJemons, Chimères et autres métamorphoses, octobre 2009) et de Paris 7 (Koltès, maintenant, novembre 2009) ont ainsi été des moments d'échanges et de réHexions sur un théâtre qui n'en finit pas d'interpeller les universitaires, les chercheurs les praticiens, les acteurs... Revenant sur les textes et leur mise en scène, sur les traductions, sur la correspondance et sur les enjeux que soulève cette écriture poétique et cinématographique, les contributions qui sont ras­semblées dans ce livre témoignent de la pluralité des lectures qu'offre l'œuvre de Bernard-Marie Koltès. Regards parfois nouveaux où l'œuvre esthétique et poétique est articulée au mouvement de l'Histoire, à celle aussi que connut Bernard-Marie Koltès.

Yannick Butel est dramaturge, critique et professeur en Etudes théâtrales à l'Université de Provence, Aix-Marseille I . Il a notamment publié Esfai sur la Présence (2000) et Vous comprenez Hamlet (2005). Vient également de paraître Regard Critique (2009). Il collabore à diverses revues et a participé à l'ouvrage collectif des Voies de la Création théâtrales consacré à Claude Régy, publié par le CNRS (2009).

Christophe Bident est professeur de théâtre à l'Université de Picardie Jules Verne. Il a notamment publié Maurice Blanchot, partenaire invisihle (1998) et Re­connaissances - Antelme, Blanckot, Deleuze (2003). Son ouvrage sur Koltès, initialement paru en 2000, connaîtra une réédition augmentée en 2011, sous le titre, Bernard-Marie Koltès, Généalogies suivi de Le Sens du monde. Christophe Triau est maître de conférences à l'Université Diderot Par^ 7. Il a notamment publié, avec Christian Biet, Qu est-ce ç,ue letkeatreZOOS) Il est membre du comité de rédaction de la revue Alternat.ves théâtrale, et dramaturge au Centre Dramatique National de ThionvJle-U,rra.ne.

(2009).

1 , Fabrizio-Costa Collection P;;J7;,STN 1660-1505 ISBN 978-3-0343-0526-6 / i»=

83 )5266 w w w nplerlaiii2.com

] minaires - Passages interculturels italo-itériques

'eter Lang

Yannick Butel, Cliristopke Bident, Ckristopke Triau Arnaud Maïsetti (éds)

Koltès maintenant et autres métamorpkoses

1 1 ' . , Actes des colloaues Je 1 un.ve . i t , de Caen Basse-Nor„anjL

et Je Paris-Diderot, Paris 7

Métaphores de Koltès : Eclats d'un Theatrum Mundi

Jérémie Majorel

Dès demain je retournerai suivre mon cours de linguistique.

Roberto Zucco

L'utilisation du terme «métaphore» par Koltès doit être resituée dans le contexte des divers entretiens qu'il accorda dans les années 1980. Cela nous permettra ensuite de mieux définir ce qu'il appelle «méta­phore», puis d'analyser en détail les agencements métaphoriques d'une de ses pièces (Roberto Zucco).

Périodisation, localisation et contextualisation

Au fil de ces entretiens, fil qui nous apparaît grâce à leur rassemble­ment en un recueil posthume, Koltès laisse apparaître une périodisation de son œuvre autour de trois temps.

Le premier irait des Amertumes ( 1970) à La Nuit juste avant les forêts (1977). Koltès juge ses pièces de jeunesse «informelles, très élémentaires»' et marquées avant tout par le souci d'«inventer des choses» (10) et de «rendre des manières de langages» (31). On re-niarque qu'il reprend ici des catégories rhétoriques : dispositio, inventio

elocutio. Le deuxième moment irait de Combat de nègre et de chiens ( 1979)

à Dans la solitude des champs de coton ( 1987). Koltès cherche désor-"̂ ais à remédier au défaut de dispositioen élaborant une «forme [. . .]

' Une Part de ma vie. Entretien.s (1983-1989), Minuit, 1999, p. 10. Les numéros de pages seront désormais entre parenthèses dans le corps du texte.

162 Jérémie Majorel

de plus en plus rigoureuse, précise» (10). Cela l 'amène à une redécou­verte de la Poétique d'Aristote et du théâtre classique français qui se fait sur trois niveaux.

Tout d'abord, i l ne cesse d'insister sur son perfectionnement dans l'art de «bien les [les choses] raconter» (id.), de «raconter une his­toire» (31), de «raconter de mieux en mieux des histoires» (67): on retrouve ici le principe aristotélicien du mythos, c'est-à-dire «la mise en intrigue» (Ricœur), comme fondement même du théâtre. Koltès n'abandonne pas pour autant son souci de «rendre des manières de langage» mais i l l'intègre à son intérêt nouveau pour r«action»: «Le théâtre c'est l'action, et le langage-en-soi, finalement, on s'en fiche un peu. Ce que j'essaie de faire - comme synthèse - , c'est de me servir du langage comme d'un élément de l'action» (32). Il re­trouve ainsi cette parole-action qui constituait l'essence même du théâtre racinien selon Barthes- .̂ Cette vision narrativiste de l'écriture théâtrale trouve sa réciproque dans une conception narrativiste de la mise en scène qui minimise celle-ci aussi radicalement que chez Aris-tote Vopsis (le spectacle) était inessentiel au mythos:

On essaie de vous montrer le .sens des choses qu'on vous raconte, mais par contre, la chose elle-même, on la raconte mal, alors que c'est à bien la raconter que servent les auteurs et les metteurs en scène, et à rien d'autre. (57)

Cependant, précise-t-il, et i l s'agit du deuxième niveau de cette redé­couverte d'Aristote, i l ne peut pas raconter avec les moyens du ro­man, oîi tout est permis, mais avec les moyens contraignants du théâ­tre: «J 'aime bien écrire pour le théâtre, j 'aime bien les contraintes qu'i l impose» (13). Koltès n'a pas une attitude romantique vis-à-vis des règles du genre. Pour lui la contrainte d'écriture est créatrice. C'est au contraire la dérégulation du roman qui le paralyse: «Le ro­man me tente beaucoup, mais j ' a i encore un peu peur de la liberté formelle qu'il donne. Ce qui permet d'écrire, quand même, est V'^^' cumulation de contraintes [...]» (23). C'est donc là qu'intervient-après la redécouverte du mythos, celle de la règle des trois unités. S i ' insiste surtout sur l'unité de temps («La contrainte de temps est li*

2 Voir Roland Barthes, « Logos et Praxis », in Sur Racine, Seuil, 1963, pp. 66-̂ "

Métaphores de Koltès: Eclats d'un Theatrum mundi 163

chose la plus importante. I l faut aller d'une affaire qui se noue à une solution, trouver des repères ; jours, nuits, heures... » (65)), c'est que celle-ci renforce sa vision narrativiste de l'écriture théâtrale. Un nœud et un dénouement, c'est le mythos aristotélicien dans toute sa pureté.

Son utilisation du terme de «métaphore» intervient à plusieurs reprises dans le contexte de cette redécouverte: elle en est le troi­sième niveau. N'oublions pas que la métaphore faisait l'objet elle aussi d'une définition canonique dans la Poétique: «La métaphore est le transport à une chose d'un nom qui en désigne une autre, trans­port ou du genre à l'espèce, ou de l'espèce au genre ou de l'espèce à l'espèce ou d'après le rapport d'analogie». Koltès n'utilise ni le terme d'«allégorie», ni celui de «symbole», ni celui d '«image». Les oc­currences du terme de «métaphore» dans les entretiens, je ne les con­sidère pas ici, oii je cherchais juste à les localiser

Le troisième grand moment de l'œuvre, interrompu par la mort de l'auteur, irait de la traduction du Conte d'hiver de Shakespeare ( 1988) à Roberto Zucco (1989). C'est le moment shakespearien de la libéra­tion des contraintes:

Ce mec [Shakespeare] m'a appris la liberté. Il m'a beaucoup libéré par rapport aux règles du théâtre. Quand quinze ans ont passé, quelqu'un vient le dire, et c'est fait : quinze ans ont passé. Le montage des scènes est ahurrissant. Shakes­peare nous dit aussi qu'il ne faut pas s'emmerder avec les décors. [...] Les clas­siques français, au contraire, nous foutent dans la merde. Mon aversion peureux se développe quand je lis Shakespeare. (90)

Pourtant, cette libération, sur laquelle i l insistera dans deux autres entretiens- ,̂ coexiste avec la persistance d'un aristotélisme radical qui continue, par exemple, à considérer le metteur en scène comme étant «au service de la pièce» (103). Koltès donne les exemples de Stanis-lavski, de Chéreau et de Stein. I l en vient même à affirmer: «la mise ^fi scène, on n'en a pas besoin. [ . . . ] Le théâtre a besoin des auteurs et

Deuxième entretien avec Colette Godard, Le Monde, 28 septembre 1988, repris m Une Part de ma vie, op. cit., p. 97 [non revu par Koltès]; et entretien avec Emmanuelle Klausneret Brigitte Salino, L'Evénement du Jeudi. 12 janvier 1989, repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 151 [non revu par Koltès].

164 Jérémie Majorel

des acteurs, c'est tout» (143). I l répétera ces affirmations radicales dans le dernier entretien qu'il accordera, testament dramaturgique qui fait donc profession de foi d'aristotélisme.'*

De même, i l continue d'envisager l'écriture théâtrale de la même façon : « Mes pièces sont faites sur le texte, exclusivement sur le texte » (144). Le terme «pièce» s'entend chez lui presque au sens méca­nique du terme, comme ic i : «Je n'écris pas des spectacles, j 'écris des pièces» (86). Autrement dit, Vopsis n'est rien par rapport au mythos. Ses pièces sont des mécaniques de précision que l'on peut démonter comme une Jaguar ou briquer comme une Harley. « Une bagarre n'est pas simplement faite d'un poing sur la gueule; elle suit aussi les trois mouvements logiques de l'introduction, du développement et de la conclusion» (134). Shakespeare ne signifie donc pas davantage de «spectacle», de jeu, de rituel et moins de «pièces» bien huilées, mais au contraire radicalisation du mythos. Koltès n'éprouve certes plus de complexe face aux règles, mais cette désinhibition rétroagit sur son rapport au romanesque plus que sur son rapport au spectaculaire. Disparition des règles, cela signifie que la voie du roman est désormais entièrement ouverte, fût-ce au sein même de l'écriture théâtrale.

Doit-on le prendre au mot quant à l'authenticité de cette triple évolution? Pas forcément. I l me semble que c'est par là qu'on peut aborder la dramaturgie de ses pièces tout en dépassant le dramaturgique vers, non plus la poétique, mais le poétique, le cosmologique, le po­litique, l'éthique et le philosophique. La métaphore dans ce théâtre est aux antipodes d'être un simple stylème réactionnaire, giralducien si l'on veut, qui en marquerait la date de péremption. Qu'est-ce que Koltès appelle « métaphore »? Quel est son rôle dans la genèse de ses pièces? Dans quelle mesure peut-on les relire, les revoir et les mon­ter dans une perspective métaphorique? Je voudrais montrer que ces questions sont indissociables de deux autres en forme de chiasme : pour Koltès, qu'est-ce que le théâtre sans monde? et, inversement, qu'est-ce que le monde sans théâtre?

4 Entretien avec Emmanuelle Klausner et Brigitte Salino, L'Evénement du Jcu'li-12 janvier 1989, repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 153 [non revu P-" Koltès].

Métaphores de Koltès: Eclats d'un Theatrum mundi 165

Le théâtre sans monde

Une comparaison entre Koltès et le cinéaste Quentin Tarantino peut être éclairante pour approcher du premier aspect de la métaphore koltésienne. Je ne sais pas si Koltès aurait aimé ce réalisateur, peut-être Kill Bill, et je précise que ce n'est pas vraiment mon cas, mise à part cette unique séquence dlnglorious Bastards qui sauve l'ensem­ble de sa filmographie: l'incendie de la salle de cinéma où sont enfer­més tous les dignitaires du régime nazi par l'inflammation de pelli­cules de film. C'est une belle métaphore koltésienne en ceci que la métaphore du cinéma coïncide parfaitement, sans décalage entre sens littéral et sens figuré, sans allégorisme ni symbolisme artificielle­ment plaqués, avec l'épisode dramatique représenté grâce à l'inflam-mabilité naturelle et connue à l'époque de ces vieilles bobines gor­gées de nitrate.

Lorsqu'il parle lui-même de «métaphore» au cours de ses entre­tiens, Koltès cite en exemple le roman Au cœur des ténèbres de Con­rad, avec la remontée des méandres d'un fleuve en pleine jungle afri­caine par un jeune officier britannique de la marine marchande à la recherche de Kurtz, directeur de comptoir et collecteur d'ivoire en perdition (métaphore si puissante que Coppola l'avait adaptée au ciné­ma dans le contexte du Vietnam), matrice sans doute des intinerrances ténébreuses des personnages koltésiens. 11 cite également le roman Les Travailleurs de la mer de Hugo, avec la figure de Gilliat sur l'écueil rocheux, antre d'une monstrueuse pieuvre, qui bricole une embarcation fracassée au milieu de l'océan déchaîné, peut-être la matrice de tous les bricolages louches des personnages koltésiens, eux aussi plus ou moins échoués sur une île déserte, non pas en pleine mer, mais en pleine terre, ce qui est plus difficile à concevoir.

Combat et Quai Ouest élaborent de telles métaphores. Pour Com-f>at, ce sont les habitations des cadres blancs du chantier africain proté­gées de l'extérieur par un enclos de barrières et par des gardiens noirs '"visibles aux bruits de veille étranges, le pont inachevé qui enjambe Une rivière boueuse (il y avait déjà la métaphore du pont dans Sallinger (1977) et dans La Nuit juste avant les forêts), un cadavre dont on

166 Jérémie Majorel

n'arrive pas à se débarrasser puis qu'on n'arrive pas à retrouver^. De même, pour Quai Ouest, c'est le hangar désaffecté et fragmenté, aux jeux d'ombre et de lumière, dans un ancien port abandonné, séparé de la ville par un fleuve sale, qui abrite une population multiethnique. Ces métaphores théâtrales ont pour qualité principale de s'incruster dans le tissu du monde en une parfaite symbiose avec lui : «c'était seulement si ce que je racontais avait l'apparence d'une <hypothèse réaliste> que la métaphore prenait son sens et ne devenait pas une simple fantaisie» (14).

Voilà ce que Koltès défend: dans theatrum mundi, i l y a aussi le mot «monde», ne l'oublions pas. La métaphore transporte le théâtre dans le monde, mais elle transporte aussi le monde dans le théâtre. Le jeu pour le jeu, le rituel pour le rituel, le code pour le code, le ludisme déchaîné ou la métathéâtralité tous azimuts, ne méritent aucun égard. L'enclos des Blancs et le hangar abandonné ont assez de présence concrète pour ne pas être dématérialisés par leur sens métathéâtral et inversement. C'est tout le défi du metteur en scène que de respecter cet équilibre. La critique koltésienne semble s'accorder sur la plus ou moins grande réussite des expériences de Chéreau. Celui-ci aurait en partie échoué dans Quai Ouest: le gigantisme du décor écrasait les paroles des comédiens. Mais dans Combat i l aurait su recréer la mé­taphore koltésienne en utilisant un pont en construction à proximité du théâtre Nanterre-Amandiers comme modèle pour le pont inachevé

5 Dans la lettre du 15 mars 1978 à Bichette, Koltès relate cette mésaventure adve­nue à la fin de son périple africain: «Le petit truc que j'avais dans le dos au moment de quitter Ahoada a pris des proportions impressionnantes, suite à une chute dans... les égouts de Lagos, la veille de mon départ (il faudra que je vous raconte cela: une superbe métaphore!)», in Lettres, Minuit, 2009, p. 326. On sait par ailleurs que Koltès dit avoir été très impressionné par la vue d'un cada vre flottant dans une rivière quand il débarqua en Afrique. Ces deux aventures biographiques qui inaugurent et terminent le voyage au Nigeria se conjoigneni donc pour donner le motif du cadavre à la dérive dans les égouts tel qu'il e-st construit dans la pièce. La métaphore, on le voit, n'est pas dénué d'autodérisioii Surtout, elle est transport de soi dans l'autre et partage d'une mort anonyme ei immonde, c'est-à-dire de la mort, puisque celle-ci est toujours anonyme et im­personnelle (Blanchot) et qu'elle est chaque fois non pas la fin d'un monde, mai'-la fin du monde (Derrida).

Métaphores de Koltès: Eclats d'un Theatrum mundi 167

de la pièce. La métaphore du théâtre coïncidait ainsi parfaitement avec ce qu'elle disait du monde, le sens koltésien de theatrum mundi était retrouvé, tout comme le nitrate des pellicules de film dans le dernier Tarantino donne un appui réaliste à son fantasme naïf d'un pouvoir du cinéma. A l'inverse, avec Dans la solitude des champs de coton, i l y avait le risque non plus d'une matérialité concrète écrasant l'abstraction des paroles, mais d'une abstraction évacuant tout an­crage spatial. Les conteneurs imposants de Quai Ouest trouvaient sans doute alors leur véritable emploi ici et le point d'équilibre méta­phorique aurait été de nouveau préservé.

Le monde sans théâtre

Koltès précise à propos de Combat: «Tout cela peut aussi bien arri­ver dans une H L M de Sarcelles. Le lieu < Afrique > est en même temps une métaphore» (34). D'oii son insistance à dire que Combat n'est pas une pièce sur l'Afrique ou sur le néo-colonialisme. Ceux qui en­ferment la pièce dans cette vision référentielle manquent son fonc­tionnement métaphorique encore opératoire aujourd'hui, ce qui fait qu'on n'a pas fini de monter ni de lire Koltès. Pensons par exemple à ce qu'une collusion politico-médiatique a appelé récemment «la jun­gle de Calais». Et l ' H L M de Sarcelles n'a pas bougé.

C'est le deuxième aspect de la métaphore koltésienne. Le théâtre sans monde, certes, rien de plus irritant et de plus futile. 11 vaut mieux voyager ou philosopher dans sa chambre. Le monde sans théâtre n'est pourtant pas mieux. Sans quoi on ne comprendrait pas l'acharnement de Koltès à écrire. Sans un certain usage du théâtre, le monde serait iriimonde, tout resterait dans un état de confusion et de chaos innom­mable et incompréhensible. C'est le choc de sa découverte du Nicara­gua en plein bouleversement politique ou de son arrivée au Nigeria:

Auparavant, si de Paris je pensais à l'Afrique, je croyais avoir des idées claires sur la lutte des classes, je me disais qu'il suffisait de se ramener avec sa bonne

168 Jérémie Majorel

volonté pour en parler. Mais, quand on est au Guatemala pendant la guerre civile, ou au Nicaragua pendant le coup d'Etat, on se trouve devant une telle confusion, devant une telle complication des choses, qu'il n'est plus possible d'écrire la pièce sous un angle politique. (20)

Ses repères cognitifs, la grille de lecture de l'école du PCF, la mécanique réglée de la lutte des classes, tout cela vole en éclats, se déglingue, le laisse dans un état de stupeur et de fragilité, de révolte informulable.

C'est justement la métaphore qui lui permet d'organiser ce chaos sans se réfugier dans une idéologie politique dogmatique ni se noyer définitivement dans la confusion ressentie. La métaphore donne un ordre qui n'arraisonne pas le désordre. On est alors à la fois proche et distant ici de ce que Ricœur développe dans La Métaphore vive{\) : la métaphore comme modèle réduit qui propose des re-descriptions du réel, tout comme la «mise en intrigue», le mythos tragique, per­mettrait de donner un sens à la temporalité vécue. En effet, juste avant d'évoquer la métaphore à propos de Combat, Koltès disait avoir be­soin «[djevant un sujet qui nous paraît tout à coup immense et com­pliqué» d'«instruments à notre mesure» (14). La métaphore serait donc cette mesure qui permet de rendre compte de la démesure.

Mais ce serait pacifier le choc. La métaphore garde au contraire chez lui la trace de l'événement déchirant. En effet, on le sait, Koltès n'a pas écrit Combat pendant qu'il était chez ses amis dans le chantier africain, mais plusieurs mois après dans un village aztèque. N'est-ce pas une façon de transporter la signification d'un mot propre à un autre? Koltès n'a-t-il pas un besoin viscéral de voyage parce que le transport métaphorique lui est nécessaire? Ecrire sa pièce en Afrique, c'est rester dans les débris chaotiques de la perte des repères. L'écrire à Paris, c'est colmater la brèche. L'écrire en Amérique latine, c'est trouver une ressemblance dans la dissemblance. Le vrai communisme de Koltès n'est donc pas un communisme de parti, i l est dans ses pièces et i l demande une perception métaphorique du monde, savoir per­cevoir les ressemblances dans les dissemblances sans résorber celles-ci. La métaphore koltésienne est palingénésique : elle refonde le monde, la communauté et le politique à partir de la fin du monde, de la commu­nauté et du politique. Un chantier blanc au cœur de l'Afrique, un quai déconnecté du reste de New York, un collège jésuite de Metz en plein

Métaphores de Koltès: Eclats d'un Theatrum mundi 169

quartier arabe, chacun de ces lieux qui problématisent les frontières entre le dedans et le dehors, entre nous et les autres, est le fruit d'une extraction et d'une condensation par rapport au chaos environnant, un microcosme apte à rendre compte sans lui être infidèle d'un macro-cosme inexprimable autrement, de sorte que la métaphore de la méta­phore la plus fidèle au théâtre de Koltès serait peut-être le « chaosmos » que Deleuze et Guattari ont repris à Joyce.^ La métaphore koltésienne prend acte de l'éclatement des repères cognitifs, mais ne referme pas la blessure, elle permet seulement, et c'est déjà beaucoup, de la loca-User dans le corps.

Les agencements métaphoriques de Roberto Zucco (1989)

Mais la métaphore se retrouve dans le détail de chacune des pièces, pas seulement dans leur genèse ou dans la quintessence de leur dispositif spatial. Prenons l'exemple de Roberto Zucco. Avec cette pièce, i l s'agit moins du paradigme hugolien de l'île en pleine terre que du paradigme conradien de Vintinerrance ténébreuse, qui a aussi sa part lumineuse.

Son point de départ est triple, ce sur quoi Koltès insiste dans quatre entretiens : la photo du visage du tueur sur un avis de recherche pla­cardé dans le métro, le visionnage à la télévision du défi de Succo lancé du toit de sa prison et l'histoire du tueur. Au fi l des entretiens, c'est ce point de départ-là qui prend de plus en plus d'importance. Koltès est Ifasciné par le parcours de l'assassin et aime à le répéter par cœur aux Bournalistes qui l'interrogent. C'est une histoire avec un début, un milieu et une fin, et la fin a ceci de remarquable qu'elle renvoie au commencement, Succo se suicidant par étouffement de la même ma-"ère qu'il avait tué son père. Ce triple point de départ résume donc à

u près la triple périodisation de son œuvre : «rendre des manières de gage» (le visage de Succo comme idiosyncrasie), art d'agencer un

Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari. «Conclusion. Du chaos au cerveau», in Qu'est-ce que la philosophie?. Minuit, 1991, pp. 189-206.

170 Jérémie Majorel

bon mythos (l'histoire circulaire de Succo) et libération shakespearienne (le défi spectaculaire de Succo), avec prédominance tout de même du myhos.

Roberto Zucco est donc la seule pièce de Koltès où l'on sait déjà ce qui va se passer. S'il y a donc une tragédie chez lui, c'est bien là. On peut même la qualifier de tragédie antique puisque Koltès lui-même considère Succo comme «un héros antique» (145). Ce tragique anti­que se manifeste, par exemple, dans la scène où la pute relate le meur­tre de l'inspecteur, reprise du topos du messager, tel un moderne récit de Théramène. Mais i l n'est jamais plus visible que dans le dénoue­ment métaphorique de la pièce. En effet, ce dénouement solaire où Zucco s'envole et/ou chute du toit de sa prison déconstruit, c'est-à-dire reprend et déplace, le dieu apo mechanes ou le deus ex machina (ce pourrait être Apollon) qui apparaissait sur le toit de la skene des tragédies antiques. Koltès dit avoir éprouvé son premier choc théâtral décisif à vingt-et-un ans lorsqu'il vit pour la première fois Maria Casarès dans la Médée de Sénèque. Son dénouement est comparable à celui de Roberto Zucco. Médée est elle aussi une figure mythique, petite fille du Soleil, qui s'envole dans une apothéose solaire après les meurtres les plus inhumains, Jason s'écriant: «Va témoigner partout où tu iras / Que les dieux n'existent pas. » I l est donc particulièrement émouvant de voir que Koltès, dans sa dernière pièce, retrouve indirec­tement ce qu'i l a désigné lui-même comme étant à l'origine de sa vocation théâtrale. On a déjà remarqué que plusieurs de ses pièces se terminent par des déflagrations solaires analogues.^ Ces déflagrations ne sont pas loin de retrouver ce que Nietzsche développait dans Ui Naissance de la tragédie : on se souvient que la tragédie eschyléenne représentait pour lui la plus haute expression dans l'art de l'humanité d'une dialectique entre apollinisme et dionysisme. Mais pour définit l'alliance entre ces deux forces, i l prenait comme exemple une expé­rience physiologique très concrète : quand nos yeux regardent un so-

7 Voir Christoptie Triau, «La résolution en raz-de-marée. Sur les fins de pièces koltésiennes», in Etudes théâtrales, «Bernard-Marie Koltès au carrefour des écritures contemporaines >>, n° 19, 2000, Centre d'études théâtrales, Université catholiquedeLouvain, pp. 111-122.

Métaphores de Koltès: Eclats d'un Theatrum mundi 171

leil éclatant de face, ils se recouvrent de taches sombres qui gênent notre vue. Nietzsche rappelle que ces taches ont pourtant une fonction très bénéfique: elles évitent à nos yeux de brûler. Ainsi en est-il de l'apollinisme face au dionysisme. C'est cette dialectique que retrou­vent les dénouements de Koltès et leur tache aveugle métaphorique.

Le fait même de placer le défi de Zucco sur le toit de la prison au dénouement de la pièce est également en lui-même un double retour à l'origine. En effet, la pièce s'ouvrait sur une première évasion de Zucco sur les toits d'une autre prison. I l y a donc maintien d'un mythos circulaire, même s'il n'y a plus bouclage avec l'étranglement du père. En outre, ce défi, on l'a vu, est l'un des trois points de départ qui ont décidé Koltès à écrire cette pièce. La fin renvoie donc également à l'origine de l'écriture même de la pièce. Autre retour à l'origine sup­plémentaire, ce dénouement solaire est le renversement du dénoue­ment chtonien de L'Héritage (1972), où Pahiquial arrosait de son sang l'herbe verte. Le dénouement de Zucco qui coïncide avec de multiples retours à l'origine, ou plutôt aux origines^, démontre donc bien que la métaphore koltésienne est palingénésique, d'autant plus qu'ici elle est directement connotée d'une aura cosmique.

Cependant, cette dernière pièce ne se réduit pas à déconstruire le modèle tragique et ses cycles mythiques. Si on la lit et la regarde de près, on remarque que son f i l narratif est aussi en lui-même métapho­rique: une métaphore filée qui laisse le mythos et la narration peu à peu à l'écart, à tous les niveaux sémiotiques que la représentation théâtrale permet (langage, décor, lumière, son...).

Ainsi, la métaphore du train qui déraille utilisée par la mère pour qualifier la folie de son fils au début de la pièce («Tu dérailles, mon pauvre vieux»^, «Comment as-tu quitté les rails, Roberto? [ . . . ] Un train qui a déraillé, on n'essaie pas de le remettre sur ses rails. On l'abandonne, on l'oublie.»'^) se retrouve plus loin réalisée concrète-ntent lorsque Zucco converse dans une station de métro fermée avec

8 Sur ces retours, ces origines, voir Christophe Bident. Bemard-Marie Koltès, Généaio)>ies. Tours, Farrago, 2000.

9 Roberto Zucco, Minuit, 1990/2001 (rédaction, 1988), p. 16. /Wrf., pp. 17-18.

172 Jérémie Majorel

un vieux monsieur, Zucco la reprenant aussi au niveau de la parole : «Je suis comme un train qui traverse tranquillement une prairie et que rien ne pourrait faire dérailler» Le Monsieur lui rétorque: «On peut toujours dérailler, jeune homme, oui, maintenant je sais que n'im­porte qui peut dérailler, n'importe quand.»" De même, mais cette fois i l s'agit uniquement du décor, lorsqu'il converse dans une gare, autre lieu de rails et de déraillements, avec la femme qu'il a kidnap­pée. La dialectique entre train sur rail et train qui déraille est aussi la dialectique narrative de cette pièce entre continuité et discontinuité, jouant la fragmentation tout en soignant son traitement du mythos. Surtout, elle est le transcendantal de la métaphore, la métaphore de la métaphore, le transport qui rend possible tous les transports de sta­tion en station, que je résumerai ainsi: plus d'un rail.

On peut étudier dans une perspective analogue la métaphore du liquide qui traverse les grilles les plus fines, utilisée par les gardiens à l'ouverture de la pièce: «S' i l passait les grandes grilles, i l y en a, après, de plus fines, comme des passoires, et plus fines ensuite, comme un tamis. I l faudrait être liquide pour pouvoir passer à travers. » ' ' Dans le métro fermé, le Monsieur, qui n'a aucun rapport avec les gardiens, reprend ce f i l métaphorique. Koltès brise ainsi la subordination aris­totélicienne des personnages à l'intrigue puisqu'il n'y a aucune lo­gique qui justifie la reprise de cette métaphore des gardiens dans la bouche du Monsieur: «même un grillage fermé, un jeune à l'esprit clair comme vous le traverserait comme une goutte d'eau à travers une passoire. » ' ̂ Cette métaphore de la fluidité et du refus de 1 ' enfermement justifie un parallèle avec Sallinger. Dans ces deux pièces, on remarque une même porosité des espaces. Qu'on pense à l'ouverture de Roberto Zucco, clin d'œil à Hamlet, une sorte de fondu enchaîné où l'halluci­nation des gardiens se dissipe peu à peu dans l'urgence d'une évasion jugée jusque-là impossible. Zucco, c'est le fluide qui donne du jeu à la pièce. C'est Poros sans Pénia, un pur désir sans aucun expédient. Il passe magiquement à travers tous les murs et toutes les mailles, comme

11 //;W..p. 38. ' 12 lbid..ç. 11. . , , . . • 13 Ibid, p. 36.

Métaphores de Koltès: Eclats d'un Theatrum mundi 173

le fantôme du Rouquin. Mais dansZucco la porosité des espaces coexiste en une tension féconde avec l'espace classique. Ainsi, par exemple, la scène où Roberto dépucelle sous la table la Gamine alors que la Mère arrive récrit la fameuse scène de Molière où Tartuffe manque de violer Elmire sur la table tandis qu'on ne sait quelle raison fait qu'Orgon reste dessous. La métaphore est donc le principe de transport qui fait passer l'un dans l'autre espace classique et espace poreux, espace de l'enfermement et espace du désir. On a déjà remarqué que le mur est une métaphore constante chez lui. De même, on remarque souvent que le thème du dépucelage est lui aussi très présent. C'est que les deux sont en fait liés : l'hymen transpercé est un avatar de la métaphore du franchissement des murs. Ou plutôt, et ce n'est pas la même chose, l'hymen transpercé est la métaphore pure de tous ces franchissements de frontières. L'exemple emblématique se trouve dans Quai Ouest: pour Fak, faire franchir le «mur d'obscurité» du hangar à Claire, c'est métaphoriquement déjà la «baiser». Comme l'a montré Jacques Der­rida à propos de Mallarmé'-^, l'hymen fait coïncider deux contraires, l'union, dans le sens de l'hymen comme mariage, et la séparation, dans le sens de l'hymen comme membrane protectrice de la virginité. L'hy­men est donc le théâtre de la frontière par excellence où ce qui ne devrait pas se toucher se touche et s'écarte du même coup.

L'autre métaphore importante de Roberto Zucco, c'est le motif de la neige en Afrique, évoqué par le meurtrier et repris par la Gamine lors de son interrogatoire. Anne Ubersfeld remarque que l'efficacité de cette image repose sur l'oxymore entre la neige et l'Afrique.'^ Mais n'oublions pas qu'i l y a bel et bien de la neige en Afrique et Zucco ne manque pas de le rappeler à la Gamine. On retrouve donc ici la métaphore koltésienne indissociable du monde dont elle scande les contradictions à la fois fécondes et douloureuses : de la neige en Afrique tout comme i l y avait un chantier blanc au Nigeria, un port

'4 Koltès est passé maître dans l'art de subvertir des procédés théâtraux déjà existants : par exemple, les multiples objets qui circulent entre les personnages dans Quai Ouest réactualisent à leur manière le ruban de Chérubin...

*5 Jacques Derrida, « La double séance », in La Dissémination, Seuil, 1972, pp. 215-347.

'6 Anne Ubersfeld, Bernard-Marie Koltès, Arles, Actes Sud - Papiers, 1999, p. 179.

174 Jérémie Majorel

désaffecté à New York, des bourgeois provinciaux dans un quartier arabe... Mais maintenant que nous pouvons lire la correspondance de Koltès, on peut observer que ce motif pourrait avoir un point de départ dans une des lettres adressées à sa mère lorsqu'il était adoles­cent. I l s'agit de la lettre du 2 mars 1965. I l vient d'avoir dix-huit ans et se trouve dans la maison familiale de Metz invalidé par un énorme plâtre. Nous sommes en hiver et i l neige. En contraste complet avec cette situation, sa mère est partie en voyage en Afrique, au Togo. 11 lui écrit alors ceci :

Profite ! Profite ! Comment es-tu remise de ton voyage ? Ne fait-il pas trop chaud ? Ici il y a plein de neige, plus que tout l'hiver réuni. Je ne vois pas grand-chose, mais on me le dit ! Raconte-moi tout ce que tu vois : les couchers de soleil dans les palmiers, les levers sur la mer, tout et tout

Le contraste entre ici et là-bas, la séparation de Bernard d'avec sa mère, se condensent donc par l'opposition entre la neige de Metz et le soleil de l'Afrique. Réunir les deux, ce serait un peu réunir la mère et l'enfant, fût-ce par l'oxymore. C'est ce qui est fait dans la lettre suivante du vendredi 5 mars 1965:

J'ai tout vu par tes yeux - du moins autant que mon imagination a pu s'évader de la neige noire de la ville. [...] Mais... je divague... et je vois vite que je n'ai pas quitté 46 rue de Verdun, et le froid, et la neige, la neige...

On entend ici la syntaxe si singulière qui sera celle de la fin de La Nuit juste avant les forêts où la pluie remplacera la neige. Retenons l'ex­pression de «neige noire»: l'adjectif est utilisée au sens figuré, i l connote la mélancolie. Dans Zucco, ce sera le sens littéral. Douze ans plus tard, dans une lettre du 19 novembre 1977, Koltès écrit à des amis au Nigeria qu'i l envisage de les rejoindre. I l leur précise: «Vers le 8 décembre, je compte aller à Pralognan - plus tranquille que Paris pour travailler-et ma mère m'y rejoindra. Si je viens, le choc sera rude entre la neige et l'Afrique ! » ' C'est ici le projet naissant du voyage qui

17 18 19

Lettre à sa mère du 2 mars 1965. in Uttres, op. cit., p. 3L Lettre à sa mère du 5 mars 1965, in Z /̂fre.v, op. cit., pp. 32-33 Lettre à Bichette du 19 novembre 1977, in Uttres. op. cit., p. 305.

Métaphores de Koltès: Eclats d'un Theatrum mundi 175

aboutira beaucoup plus tard à l'écriture de Combat. La situation entre la mère et l'enfant s'est inversée, c'est lui qui part là-bas, elle qui reste ici, mais la séparation de la neige et de l'Afrique est restée intacte. Le motif de la neige en Afrique dans Roberto Zucco métaphorise donc un retour à l'origine, un de plus, qui touche la nappe autobiographique de la pièce. Il est à distinguer de la scène dans la gare avec la femme kidnappée où Zucco dit projeter de partir pour Venise. Le vrai Roberto Succo était originaire d'une banlieue de Venise. I l y a donc deux retours aux origines supplémentaires : Venise se situe sur le plan du modèle, Roberto Succo, qui a servi à la construction du personnage de théâtre Roberto Zucco, la neige en Afrique se situe sur le plan de ce que Koltès a projeté de lui-même dans ce personnage.

Mais la métaphore de Roberto Zucco sans doute la plus impor­tante, c'est le nom même du personnage. On sait le rôle crucial qu'i l joue dans la pièce, pour l'intrigue certes, puisqu'il précipite le dé­nouement, mais aussi et surtout pour le rapport entre Roberto et la Gamine. Celle-ci se souvient de son nom grâce à une association de mots avec le sucre et la douceur. Ici, la métaphore koltésienne me semble très proche de ce que Levinas entend par «métaphore». On sait que par opposition à Heidegger, Levinas privilégie le rapport éthique entre les hommes plutôt que leur plus ou moins grande proxi­mité ontologique à la vérité de l'être et qu'i l repère ce primat de l'éthique dans quatre domaines: l'idée d'infini chez Descartes, le désir, le visage et la parole.•^^ Ces quatre éléments sont déjà intensément présents dans le théâtre de Koltès. Pour l'idée d'infini, pensons au Rouquin qui regarde les étoiles au lieu de sortir les poubelles, au discours d'Edouard sur la relativité restreinte avant qu'il ne saute dans l'hyperespace, à Zucco qui psalmodie la liturgie de Mithra avant de sauter lui aussi à son tour et après avoir rêvé à l'immortalité de la limace... Pour le désir, on a assez écrit sur ce point pour que je n'y insiste pas. Pour le visage, pensons à Leone qui se scarifie, et on a vu que c'est un des trois points de départ de Roberto Zucco, la scène du métro en étant la trace. Pour la parole, le théâtre de Koltès est le

20 Voir Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971.

176 Jérémie Majorel

théâtre même de la parole dans sa dimension d'adresse et de mala­dresse à l'Autre, comme en témoigne son usage si singulier dans nom­bre de ses pièces d'immenses soliloques qui s'entrecoupent. Les «no­tes sur la métaphore» de Levinas^' apportent une précision cruciale: la métaphore, parce que par définition elle est dépassement de la si­gnification vers une autre signification dans un mouvement inarrêtable en droit, serait la dimension d'infini du rapport à autrui qui serait propre au domaine de la parole. Le problème est que Levinas se mon­tre hésitant dans ses notes: ,

La méfiance platonicienne à l'égard du langage tient au fait que l'intelligence socratique ne peut rien penser que ce qu'elle sait déjà - et elle ne peut posséder que ce dont elle est capable. Signification toujours immanente. Le langage est dans la copule du jugement et dit par conséquent toujours « ce qui en est ». Négli­gence de l'autre intention du discours vers Autrui - vers l'infini - d'où viendrait (est-ce sûr) le transport de la métaphore.--

Le théâtre de Koltès est le lieu même oti se rejoue cette question : comment manifester l ' infini du rapport éthique à autrui dans la pa­role par le biais de la métaphore? C'est visible dans l'enjeu qui sous-tend le nom de Zucco et peut-être encore plus dans La Solitude : cette pièce est moins la réactualisation du dialogue platonicien ou de la maïeutique socratique que la recherche d'une métaphore apte à mani­fester l ' infini du rapport nu entre deux hommes qui se rencontrent par hasard dans une rue déserte. Le frottement des deux régimes de la parole adressée à l'autre que Levinas distingue, l 'un fermé sur lui-même par la rationalité socratique, l'autre ouvert par la métaphore, fait apparaître et disparaître en même temps le fameux objet énigma-tique du deal. Le nom de Zucco est aussi à sa manière l'objet d'un deal : tu me prends mon pucelage, mais tu me donnes ton nom.

21 Emmanuel Levinas, « Notes sur la métaphore », in Emmanuel Levinas et les terri­toires de la pensée, Danielle Cohen-Levinas et Bruno Clément (sous la direction de), PUF, 2007. Rappelons que Totalité et infini provient de la thèse soutenue par Emmanuel Levinas en juin 1961. Les « Notes sur la métaphore », selon leur éditeur, ont été écrites entre 1960 et 1962.

22 /WJ., pp. 33-34.

Métaphores de Koltès: Eclats d'un Theatrum mundi 177

Récapitulons. I l y a donc au moins quatre enjeux portés par la méta­phore dans le théâtre de Koltès. Tout d'abord, la métaphore concerne les lieux. Chez Koltès, les lieux sont métaphoriques.^^ Plus précisément, se manifeste un chiasme indémêlable, qui fait toute la puissance d'actua­lisation de ses pièces, entre lieu métaphorique et métaphore du lieu, théâtre dans le monde et monde sans théâtre. La métaphore est ensuite le principe de palingénésies multiples, diffractées et différentielles qui scindent les personnages, les temporalités et les histoires. De transports en transports, elle est aussi le motif de tous les franchissements de limites, en cela dépassement perpétuel de chaque frontière qui tendrait à se figer, dépassement aussi de chaque pièce elle-même par la suivante. La métaphore koltésienne problématise enfin la manifestation éthique du rapport infini à l'Autre dans la parole : c'est son enjeu communautaire.

Il est à la fois essentiel et inessentiel que Koltès n'utilise que le terme de «métaphore». C'est essentiel, parce qu'i l s'agit bien au dé­part d'un retour à Aristote, dont la métaphore de la Poétique est un des trois volets avec le mythos et la règle des trois unités. D'oii l'insistance de ce terme précis, que ce soit dans les entretiens, que pour la plupart i l a lui-même revu, ou dans les lettres de la correspondance, oîi le terme est utilisé tout aussi spontanément. Mais c'est aussi inessentiel, non seulement parce que Koltès n'est pas féru de linguistique sorbonnarde, mais surtout parce que les quatre pratiques métaphoriques que nous avons mises en évidence dépassent radicalement ce sens aristotéli­cien. C'est pourquoi i l faudrait confronter la métaphore à d'autres con­cepts plus ou moins connexes, comme ceux d'« allégorie » ou de « para­bole», pour voir dans quelle mesure ce théâtre s'en rapprocherait.^"*

23 Voir Anne-Françoise Benhamou, «Des lieux métaphoriques», in « Territoires de l'œuvre», Théâtre aujourd'hui. «Koltès, Combats avec la scène», n° 5, 1996, pp. 26-32.

24 Je pense notamment à ce que Jean-Pierre Sarrazac développe dans La Parabole ou l'enfance du théâtre, Circé, 2002 où il est question de la « pièce-parabole » chez Brecht, Claudel et Kafka. La parabole est un « pas de côté », un « détour », un « dé­placement » (Freud) qui s'effectue contre les dramaturgies de la « routine » ( Adomo). C'est dire qu'elle est aussi un type de transport. Jean-Pierre Sarrazac l'oppose à l'allégorie : « L'attitude très répandue qui consiste à se défausser de la parabole en focalisant sur l'allégorie ne .saurait évidemment que dénaturer et banaliser la para­bole... » (48). Au contraire, la parabole serait «une métaphore aggravée» (56).

178 Jérémie Majorel

Loin d'être exhaustif et d'épuiser la question, mon propos a été avant tout introductif: i l n'était pas possible ici d'engager une analyse pré­cise de chaque pièce, de chaque lettre, de chaque critique de l'œuvre de Koltès.25

Dans son dernier entretien accordé à des journalistes, Koltès évoque le traitement par un metteur en scène al lemand de 1 ' épi sode où Edouard, dans Le Retour au désert (1988), s'envole dans l'espace:

Faire disparaître quelqu'un dans les airs, c'est un vieux truc de théâtre, qui se faisait déjà il y a trois siècles et que n'importe quel homme de théâtre devrait connaître. Au lieu de le faire, on m'envoie à la figure des histoires de métaphore de la mort. Mais on s'en fout, de la métaphore de la mort ! Je m'en fous, moi, de la mort, de toute façon. Alors comment voulez-vous que je parle d'une méta­phore de la mort ? C'est une idiotie. On ne fait pas la métaphore d'une chose qui est la négation de tout. (152)

I l y a deux manières d'entendre ce propos. La première consiste à reconnaître une limite à la métaphore. Koltès n'aurait plus ici d'affi­nités avec les ressources de l'expression métaphorique. Mais l'autre manière, celle à laquelle je souscris et que semble induire le fait que le rejet porte exclusivement sur la mort, serait de dire ceci : si la méta­phore ne peut être métaphore de la mort, c'est qu'elle est la part vive de l'œuvre, celle qui ne cesse pas de nous transporter.

S'il n'est pas que.stion de Koltès dans ce livre, on ne peut manquer de rapprocher cette conception de la « pièce-parabole » de ce que Jean-Pierre Sarrazac a déve­loppé dans ses travaux sur Koltès en s'intéressant, entre autres, à son «Pas», in Europe, n° 823-824, novembre-décembre 1997, pp. 37-39 et à sa manière de s'inscrire dans la tradition du «drame à stations », in « Une dramaturgie de l'ago­nie », Théâtre aujourd 'hui, « Koltès, Combats avec la scène », op. cit., pp. 162-164*

25 Contentons-nous pour l'instant de remarquer à quel point certains grands cri­tiques de Koltès ont été sensibles à son usage des métaphores pour décrire son propre théâtre dans ses entretiens ou dans ses lettres. Par exemple : pour les personnages comme «deux bateaux posés chacun sur deux mers en tempête», métaphore extraite d'une lettre de Koltès. voir Christophe Bident, Bernard-Marie Koltès. Généalogies, op. cit., p. 78 ; pour « la résolution en raz-de-marée », méta­phore extraite d'un entretien de Koltès, voir Christophe Triau, «La résolution en raz-de-marée. Sur les fins de pièces koltésiennes», in Etudes théâtrales. « Bemard-Marie Koltès au carrefour des écritures contemporaines », op. cit. On remarque qu'il s'agit à chaque fois de deux métaphores maritimes qui s'inscrivent dans le paradigme hugolien.

Koltès et Le Sang de l'agneau

Marie-José Tramuta

Dans Alternatives théâtrales, Heiner MUller écrivait: «aucun texte n'est à l'abri du théâtre' ». C'est de ce postulat que je partirai pour

s proposer une lecture parallèle du Sang de l'agneau^ de André Pieyre I de Mandiargues - récit d'ailleurs adapté au cinéma par Walerian

Borowczyk en 1975 sous le titre général de Les Héroïnes du mal - et que Koltès a peut-être vu et de Roberto Zucco. I l s'agit là d'un choix qui pourra peut-être apparaître un rien arbitraire mais qui ne cesse de

1 me hanter. Ou plutôt me hante l'image d'une petite fille, Marceline Caïn, la petite fille protagoniste de la nouvelle de Mandiargues et cette autre petite fille, la gamine de Roberto Zucco.

Ecoutons la description qu'en donne Mandiargues:

Marcelline Caïn: on eut dit qu'elle était mêlée de cendre, de sable et de sang. • C'était un petit visage éteint, triangulaire, têtu : deux yeux d'un marron très foncé,

pailletés de fauve, surtout remarquables par le développement insolite de la pru­nelle ; une bouche qui rarement se tenait tranquille, des lèvres minces, toujours déchirées par les dents trop pointues, peu de menton ; et cela sous une très grande chevelure libre, grise avec des reflets rouges comme du brouillard d'usine flot­tant à la traîne derrière le cou maigre bosselé de ganglions. A quatorze ans, Marcelline Caïn n'avait jamais rien aimé, n'aimait rien ni per­sonne qu'un gros lapin jaune orange ... Elle l'appelait Souci.^

Marceline, fille unique, vit auprès de ses père et mère. Un jour, ces derniers, bourgeois obtus et voraces, jaloux de Souci, le tue et le font laccommoder par la cuisinière. I l fera l'objet d'un dîner mémorable et

jl In Alernatives théâtrales, numéro consacré à Bemard-Marie Koltès, n° 35-36, juin 1991. pp. 35-36.

2 André Pieyre de Mandiargues. «Le Sang de l'agneau» in Récits erotiques et • fantastiques. Quarto Gallimard. 2009 ; \" éd. in Le Musée noir, Robert Laffont, : 1946. 1̂ /WcA.p. 158.