Mémoire marie-H (2014) 1-80
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EHESS - ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
« Aire De Recherche, Ère De La Quête Du Sens. »
ETHNOGRAPHIE D’UNE UTOPIE, L’EXEMPLE DE LA COMMUNAUTÉ
INTERNATIONALE D’AUROVILLE.
Mémoire de Master en Science Sociale, Ethnologie et Anthropologie Sociale
Sous la direction de Jean-Claude Galey
Marie Horassius2012 - 2013Master 2 - Ethnologie et Anthropologie SocialeSeptembre 2012
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Introduction 5
Pourquoi Auroville ? 8Démarche méthodologique 10
Auroville, un non-objet anthropologique : 15L’espace 15La population 17
Les institutions 20Considération théorique 22
La philosophie 22La quête : 29Qu’est-ce que la bhakti ? 31
Individualisme et Subjectivisme : 38« L’ère du subjectivisme » : 44
Auroville « une utopie du retour à la nature » ? 46Utopie, Zone Autonome Temporaire ou anarchie : quel choix pour Auroville ? 48L’Utopie : 49
La TAZ : 54L’Anarchisme : 58
AIRE DE RECHERCHE, ÈRE DE LA QUÊTE DE SENS. 69
Position juridico-légale : 72L’ashram 72
Le Rôle de la Mère 73Auroville et La Sri Aurobindo Society (SAS). 76
La guerre 78Les implications du Trust 80Le système “politique” de la ville 85
I) Le Governing Board 86II) Le conseil d’Auroville / Auroville Advisory Council : 89
III) L’assemblée des résidents 90La bureaucratie 94I. L’autorité du guru 96
II. Société des experts versus l’idéologie libertaire : Système participatif, démocratie délibérative 99III. Auroville aujourd’hui : entre « anarchie divine » et société bureaucratique. 100
Le système économique : 105I.L’ashram et le don 106II. Le pot commun et le « troc » 107
III. Le numéro, le compte et le coffre 108Conclusion 116
Bibliographie 120Sitographie 126Filmographie 126
Annexes 127
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Remerciements
À ma mère et à mes pères (réel et spirituels), sans qui cela n’aurait jamais pu se faire.
Merci à mon tuteur qui m’a suivie tout au long de ces années, malgré quelques difficultés parfois à
comprendre la direction dans laquelle j’allais. Il n’a pas perdu confiance en moi et a su me laisser
libre dans cette recherche. J’espère aujourd’hui, qu’il reste fier du résultat.
Un grand merci à l’EHESS pour la solide formation distribuée, l’école m’a permis de découvrir des
champs et des théories jusqu’alors inexplorés, de rencontrer des chercheurs de tous horizons et
d’une extrême qualité.
Sans oublier les nombreux soutiens que j’ai pu avoir tout au long de cette recherche, de mes amis à
mes collègues jusqu’aux professeurs de l’école qui ont pris sur leur temps pour me donner de
nouvelles pistes et calmer mes inquiétudes, le plus souvent de manière désintéressée. Merci ainsi à
M. Deperne pour ses patientes relectures, son soutien inébranlable et inégalable. À M. Godelier
pour ses sages conseils et sa force de caractère dont l’exemple m’a permis de ne pas fléchir. Merci
à M. Jeudy-Ballini pour son soutien, sa lecture et ses encouragements, merci encore à R. Ciavolella
pour les voies qu’il m’a ouvertes et que je n’avais pas perçues et enfin à R. Voix, avec qui j’espère
avoir la chance de travailler un jour.
Merci enfin, aux Aurovilliens pour leur accueil chaleureux et leur patience, eux qui ont pris le
temps de répondre à mes questions et de m’expliquer leur vision du monde. J’espère ici ne pas faire
offense à leur hospitalité et avoir réussi à leur offrir quelques possibilités, ou tout du moins des
éléments de réflexion.
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« Quand on réalise une étude ethnographique, on observe ce que les gens font, et on essaie ensuite
de découvrir la logique symbolique, morale ou pragmatique implicite qui sous-tend leurs actions ;
on essaie de découvrir la logique derrière les habitudes et les actions des gens, logique dont ils ne
sont pas complètement conscients. C’est précisément là un des rôles évidents d’un intellectuel
radical : observer ceux qui créent des alternatives viables, essayer de comprendre quelles peuvent
être les implications plus larges de ce qu’ils font déjà, et offrir ensuite ces idées, non pas comme
des prescriptions, mais comme des contributions ou des possibilités, comme des dons. »
David Graeber, Pour Une Anthropologie Anarchiste, page 22
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1 Les disques externes du Matrimandir (Le temple de la mère). Ces disques ont fais l’objet d’un long débat lors de la construction du monument : «
fallait-il construire un coffre de marbre ? Un globe doré ? Si on choisit le globe : comment allons-nous nous y prendre ? » Finalement grâce à un
ingénieur Allemand, le Matrimandir sera recouvert de disque d’or. Toutefois, pour couvrir les 36 m de diamètre et les 29 m de haut du monument, les
ingénieurs n’ont utilisé que 4kg d’or. Ils ont pour cela placé de fines feuilles d’or entre des disques de verres. Le Matrimandir a été achevé en 2008,
après 37 ans de construction.
Introduction
Traiter d’Auroville, entité multinationale, multi-site (il y a une antenne en Afrique),
pluriculturelle, pluri-religieuse, située en Inde, n’est pas chose aisée. La forme atypique et la
contemporanéité d’Auroville ont fait de cette première expérience ethnographique un parcours semé
d'embûches mais riche en réflexions. Ce travail s’est révélé toutefois d’une étonnante stimulation
intellectuelle. J’ai dû puiser ma réflexion dans des théories que je ne soupçonnais pas a priori mais
qui finalement cadraient avec l’objet auquel j’étais confrontée. Cette singularité peut paraître
obscure ; les théories et les concepts utilisés pour cette analyse sont à prendre comme un éclairage
qui mettra au jour certains traits particuliers de la communauté mais ne donnera pas une vue exacte
de cette dernière. Les voies d’accès à Auroville sont multiples : on aurait pu se contenter d’analyser
les pratiques écologiques ou spirituelles. J’ai ici tenté de répondre à un étonnement : comment peut-
il y avoir « autant d’Aurovilles que d’Aurovilliens » (verbatim favori des résidents) ? Comment
cette ville peut-elle « fonctionner depuis 45 ans ? » Si Auroville souhaite devenir un jour une petite
société, citoyenne du monde et modèle alternatif, sur quelle base fonde-t-elle son unité ?
Cet écrit est divisé en plusieurs parties. Tout d’abord un chapitre est dédié au retour
épistémologique. J’ai tenté de répondre - un peu à la manière des soixante-huitards - à la question
“d’où parles-tu?”. Cette partie plus personnelle, permet de saisir par quels angles j’ai abordé
Auroville. Qu’elle fût ma formation suivie et, par là même, quel regard personnel posé sur la
communauté, ses constructions. Cette partie n’est sans doute pas aussi importante pour comprendre
la communauté mais elle permet de saisir avec plus de justesse pourquoi j’ai choisi d’aborder
Auroville par cet angle. Dans la seconde partie de ce travail, j’ai cherché à rendre avec détails ce
que j’ai pu comprendre de l’idéologie de la communauté, de ses fondateurs et de ce mouvement de
pensées à l’heure actuelle. Cela pourra faire l’objet de discorde mais j’ai cherché à rester au plus
proche de la manière dont les aurovilliens me présentaient leurs croyances et leur idéal. Aucun
d’eux ne s’est décrit en terme d’anarchie (puisque ce concept politisé aujourd’hui est très galvaudé),
il rejette purement l’idée d’être une communauté « utopique » et ne se revendique pas nécessaire
d’être alternatif. En effet, les résidents cherchent simplement à vivre et à travailler, ils font des
gestes (citoyens, écologiques, attentifs) mais ne se sentent pas menés par un devoir messianique. Là
est la raison de mon dernier chapitre. La théorisation n’est pas un exercice du quotidien. Les
aurovilliens cherchent à vivre une vie simple, et à vivre tout simplement. Certains groupes vont
rechercher des modèles alternatifs plus radicaux, d’autres vont continuer à vivre la même vie qu’ils
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menaient dans leur pays d’origine, en ne sentant que la différence de continent. Par l’analyse de
l’histoire de la fondation de la communauté et de la construction des institutions, nous avons essayé
de dévoiler les évolutions idéologiques et de comprendre comment Auroville a pu survivre à la
chute des mouvements de la contre-culture, tant bien même que Christina Church au Danemark en
est à son cinquième rachat des locaux et tentative de sauvegarde de la communauté. Comment cela
peut-il être aussi “facile” pour Auroville ? En faisant un minimum de publicité, la ville continue
d’attirer et d’accueillir de nouveaux arrivants. Ce sont ces changements idéologiques et structuraux
que nous chercherons à dévoiler dans la dernière partie de ce travail. Enfin, nous avons essayé de
replacer Auroville dans un contexte idéologique plus large de recherche d’alternatif économique,
politique et d'ingénierie, que l’on observe aujourd’hui sur la toile, dans des conférences de plus ou
moins grandes envergures scientifiques et politiques. Ainsi les jalons et les balises fournis par ces
concepts généraux, aideront à saisir quelques caractéristiques de la communauté mais ne se
gargarisent pas d’être la seule voie d’accès à la communauté.
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Auroville : aire de recherche, ère de la quête de sens.
2 Auroville est la « dernière communauté utopique » issue des revendications des années 68
toujours en fonctionnement à l’heure actuelle. Voilà à peu près la façon dont est présentée Auroville
dans les médias. Intriguée par ce “résidu” des révolutions sociales, j’ai entrepris d’y faire mon
terrain. Cette ville est un bout de territoire de 19,63 km carrés, située à 10 km de Punduchery
(Pondichéry) dans le district du Villupuram de l’État du Tamil Nadu au sud-est de l’Inde. Ces terres
furent allouées en partie par l’État indien ou achetées par la fondation d’Auroville dans les années
68-70. Néanmoins une question restait en suspens, alors que je me préparais à partir : pourquoi
donc un État accepterait-il de « donner » une partie de son territoire (même minime) à des étrangers
pour qu’ils y bâtissent une “communauté internationale” ? Telle était l’une des premières questions
que j’emportais avec moi. En arrivant sur place, quelle ne fut pas ma surprise en constatant que la
“ville” à vrai dire n’en était pas une : Auroville est, en effet, composée à 90% de forêts et ses
bâtiments restent pour la plupart camouflés par une épaisse
végétation. La reforestation, je l’apprendrai plus tard, est l’une des
priorités de la ville. Si le gouvernement a accepté “si facilement”
l’abandon d’une partie de son territoire (aujourd’hui très convoitée),
c’est aussi parce que lors de son offre, celle-ci était un désert
inhabité et « inhabitable » : seuls 3000 villageois peuplaient le
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2 Photographies d’Auroville en 2005 et en 1968 lors de l’arrivée du bus des “pionniers”. On observe sur la première photographie l’éolienne de la
Cheese Farm et l’épaisseur de la forêt tropicale plantée par les pionniers. Ces photographies étonnamment représentent le même endroit à 40 ans de
différences.
territoire. Aujourd’hui les six villages tamoul jouxtant la ville se composent (les données sont
imprécises) d’environ 40 000 habitants. Dans les leçons d’introduction à la ville3, on nous explique
qu’ici est « le lieu d’une recherche perpétuelle ». À partir de là, je pensais donc trouver des
institutions bien ancrées, ou tout du moins réfléchies. Il devait y avoir un système élaboré de prise
de décisions et d’application de celles-ci. Mais il n’en était rien, à mes yeux, lorsque je commençais
à entreprendre mes recherches. On me parlait « d’anarchie divine », de comités et de responsabilité
individuelle. Finalement, travailler sur une utopie, revient peut-être à travailler sur des paradoxes.
Toutefois, comme l’écrit en 1995, Marie Louise Reiniche dans sa contribution aux Les Ruses du
salut, on pourrait se demander si : « aucune société n’existe, idéalement et pratiquement, en dehors
des contradictions logiques et morales qui la fondent. » (Les Ruses du Salut, p. 9)
Pourquoi Auroville ?
Je suis née sur l’île de La Réunion. Ce petit bout de France perdue dans l’Océan Indien est le
département français qui possède le record national du nombre de sectes par habitant. Mais en
même temps, c’est le département où la tolérance inter-religieuse est la plus visible et où le
syncrétisme est le modèle dominant et privilégié des insulaires, comme le dévoilent les recherches
de l’ethnopsychiatre Jean Benoist.4 Arrivant en métropole, j’ai longtemps été fascinée par la hantise
des Français de métropole face au religieux et au spirituel en général. La Réunion comme l’Inde,
possèdent une « ambiance spirituelle » très prononcée : le rapport à la spiritualité pour moi n’a
jamais été un sujet d’étonnement mais bien plus sa réception française.
Carte de l‘Inde du Sud
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3 Donné lors des visites au visitor center et lors de réunion d’introduction aux principes de la communauté
4 Benoist Jean, « L’esprit sur lui et le cerveau gâté », Psychiatrie française, 5, 1983.
Au cours de mes études en histoire des arts — avant ma rencontre avec l’anthropologie —
j’ai travaillé pour mon baccalauréat sur la question de l’utopie et de la dystopie dans les arts.
Fascinée par la “recherche d’idéal”, j’avais laissé cette question en suspens dans ma mémoire. Un
reportage produit par Public Sénat en 2008, fut ma première approche de ce sujet. Oui, plus
qu’idéalement ou à travers les arts (sur des supports “fictifs”) des individus avaient « tenté
l’expérience » de construire en Inde une nouvelle société. Et 40 ans plus tard elle était toujours sur
pied ! J’ai, à plusieurs reprises, changé de sujet pour finalement revenir à ma première idée : les
utopies et la recherche d’alternatives.
En effet, le monde dans lequel cette recherche s’inscrit est inondé de termes et de notions
tels qu’alternatif, changement, idéal, nouveaux
mouvements… Il semblerait que ce début du XXIe siècle
soit une période d’effervescence de la pensée subjective.
On refuse les dogmes et valorise une individuation (et une
individualisation)5 du rapport au monde. Ainsi les slogans,
autant publicitaires que politiques, incitent à une
découverte du “soi”, de “ses vraies valeurs”, d’une “Vérité
universelle immanente” ou plus simplement à une
“réappropriation” tant politique que religieuse. Ainsi, à nos yeux, Auroville était l’un des symboles
vivants de ce phénomène. Située sur un territoire déterminé, avec une histoire, une construction et
des référents connus, cette communauté me permettait de mettre en place une recherche à partir
d’un terrain court et clairement délimité.
Trois questions vont constituer le cadre de cette étude : sur quelle base idéologique, sur quel
“idéal”, cette communauté s’est-elle construite ? À quel phénomène plus global peut-elle renvoyer ?
Et finalement qu’est-ce qui « tient ensemble » cette communauté ? Nous considérons qu’on ne peut
comprendre cette communauté si l’on ne prend pas en compte la manière dont ses habitants
souhaitent se gouverner, la “direction” qu’ils ont choisie avec sa mise en application. Et enfin, les
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5 Nous reviendrons sur une définition plus précise de ces deux notions dans le chapitre considérations théoriques,
toutefois, ici nous pouvons rappeler ces deux distinctions :
Individuation : En référence aux travaux de Malrieu et de Wallon, l’individuation est le processus par lequel chaque
être humain prend conscience de sa qualité et de sa valeur d’individu.
Individualisation : Renvoie à la valeur d’une société qui part du principe de l’autonomie de l’individu et place comme
“valeur supérieure” son indépendance vis-à-vis du groupe, valeur fondée sur le principe et l’idéal d’un individu
souverain et égal à tous les autres.
Auroville dans les années 70
idéaux sur lesquels reposent leurs actions. L’idée originelle était d’analyser Auroville en sortant
d’une conception militante ou ‘démonstrative’, en faisant tout d’abord un « état des lieux »
semblable à l’analyse d’une tribu ou d’une société par l’ethnographie traditionnelle. À l’image de
Bruno Latour dans son livre La vie de laboratoire, nous souhaitions chercher à comprendre, non pas
le “pourquoi” mais plus essentiellement le “quoi”. Toutefois, n’ayant pas les moyens temporels,
quantitatifs et qualitatifs de mettre en place cette étude, nous tenterons dans cet écrit de rendre une
première tentative d’analyse et laisserons à une future thèse l’approfondissement de cette démarche.
Le MatriMandir, situé au centre d’Auroville, appelé « l’âme de la ville »
Démarche méthodologique
J’ai entrepris une recherche de courte durée, de 3 mois de terrain, dans la communauté
d’Auroville. Je suis tout d’abord entrée en contact avec l’une des “maisons” (ou lieu-dit)
d’Auroville, la « communauté d’Aspiration ». Mon choix fut étonnamment judicieux puisque j’ai
appris par la suite qu’Aspiration est le premier lieu-dit à avoir été créé à la fin des années 60 et que
la majorité des pionniers d’Auroville est passée par lui. Je pus alors recueillir quelques réflexions
personnelles sur les transformations de la “maison” au fil des décennies, à travers le témoignage des
aurovilliens. De par la pauvreté du matériel disponible et des sources théoriques, il m’est apparu
clairement que l’approfondissement d’une seule perspective d’Auroville ne serait pas satisfaisante.
Je n’avais pas eu accès à beaucoup de données sur la ville avant de partir, et je m’étais
volontairement préservée de la lecture des traités des penseurs (voulant d’abord connaître comment
les habitants me les présenteraient), je n’avais alors qu’une faible idée de la pensée et de la
topographie mobilisé par ce terrain. Les données mises à disposition sont avant tout historiques ou
argumentatives (Qu’est-ce qu’Auroville ? Pourquoi Auroville ? …) ; le caractère publicitaire étant
très fort, je n’ai pas persisté dans l’analyse de ces données, préférant arriver d’une manière plus
“neutre” sur un domaine très idéologiquement marqué.
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Ci-dessus la carte des infrastructures d’Auroville : on observe la disposition des bâtiments au sein
de la végétation (en vert sur la carte). En jaune : la route d'asphalte qui fait le tour de la ville. Au
centre, en orange, le Matrimandir, dont la photographie de la page précédente donne la réalité de
la topographie. Ci-dessous, la carte qu’on me confia à mon arrivée sur place. On peut y observer
en blanc (parmi le vert), les terrains qui n’appartiennent « pas encore » à Auroville (10 % des
terres du centre n’appartiennent pas à Auroville et seulement 35 % des terrains de la Greenbelt
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appartiennent à la ville) et les terrains (en vert) d’Auroville situés à l’extérieur de la zone officielle
(délimitée par le cercle orange que nous avons retracé (l’original n’était pas assez visible)).
Auroville est “perforée” par des villages tamouls, de plus ou moins grande envergure. Le
village auprès duquel ma “maison” se trouvait, Kuilapalayam, est peuplé approximativement de
5000 habitants (à lui seul le double des habitants d’Auroville). Celui situé au Nord-Ouest :
Kottakarai de 10 000 habitants et pour le plus gros situé au sud-ouest de la ville, Edayanchavadi, 15
000 habitants.6
Des Aurovilliens, ex-aurovilliens ou new-comers vivent parmi les villageois, construisent
des associations et des entreprises, et sont activement engagés dans la sphère sociale de ces villages.
5000 workers tamouls travaillent quotidiennement à Auroville.
J’ai alors décidé d’observer Auroville dans sa diversité. Je voulais mettre en place une
enquête systématique, faite de porte-à-porte et d’observation participante. Mais confrontée à une
communauté dispersée, je n’ai pas pu entreprendre cette démarche comme initialement prévu. À
Aspiration, j’ai tout d’abord rencontré Boris, un Aurovillien d’origine russe âgé de 75 ans, qui vit à
Auroville depuis 23 ans. Boris malgré son âge, est quelqu’un de très dynamique et amical : il m’a
pris sous son aile afin de me servir de guide dans la communauté. Il me fit découvrir l’étendue des
terres d’Auroville ainsi que les villages alentours, principalement ceux de Kuilapalayam et de
Periyarmudaliarchavadi. Après une semaine de visite et d’acclimatation, je commençai mon
enquête. Boris me présenta lors de nos pérégrinations à un grand nombre d’Aurovilliens et habitants
d’Auroville (non-aurovilliens). Il écrivit même une note dans le journal de la ville, le News and
Notes, où il évoqua mon arrivée et mes intentions. Les termes utilisés, très bienveillants, me
permirent d’être introduite auprès des habitants sans difficulté ni méfiance : ils savaient qui j’étais.
J’ai poursuivi mes recherches par de nombreux entretiens, pour la grande majorité,
informels (les Aurovilliens n’apprécient généralement pas d’être enregistrés)7, et des visites dans les
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6 Periyarmudaliarchavadi : le “village” de pécheurs est un peu plus éloigné des terres officielles d’Auroville; il
contiendrait plus de 25 000 habitants. Il m’a été très difficile de trouver les statistiques officielles du Tamil Nadu pour
ces villages où le recensement n’est pas encore automatique. Les données affichées par Auroville sur son site internet
sont aujourd’hui obsolètes puisqu’elles datent de 2001. Les approximations données ici sont soutenues par les
Aurovilliens.
7 En effet, à de nombreuses reprises, les habitants ont fait mention d’une certaine « crainte » qu’on utilise leur propos à
mauvais escient, ou encore, ils justifiaient l’idée d’une “impermanence” des mots : « à cette heure-ci je dis cela comme
ça, mais peut-être qu’une autre fois je le dirais différemment et ce sera plus juste. »
différents “lieux-dits” de la ville. J’ai suivi aussi le “programme” d’introduction à la ville, mis à la
disposition des visiteurs par les organismes officiels d’Auroville — chargés du tourisme et de
« l’image » de la ville. Dans un second temps, le Town Hall ou centre administratif d’Auroville,
m’est apparu comme l’un des lieux les plus intéressants de la ville. Considérée comme le cœur de
l’activité politique et économique, la “mairie” est située au cœur de la ville faisant face au
MatriMandir (le Golden Globe), « l’âme de la ville », son cœur spirituel. Afin d’être plus
facilement accueillie auprès des bureaux administratifs, je suis venue tous les jours durant une
semaine, frappant aux portes et demandant à m’entretenir avec les comités locaux et les membres
officiels du gouvernement indien. Mais ce fut beaucoup plus difficile que je ne l’avais cru. En effet,
toutes les tensions sociales, économiques et politiques sont ici concentrées ; les habitants n’ouvrent
pas leur porte à des inconnus. Je suis repartie bredouille mais encore plus motivée. Au cœur du
Town Hall se trouve un restaurant, Le Morgan. À mon plus grand bonheur, le patron de ce
restaurant habitait au sein d’Aspiration, dans l’une des premières huttes construites dans les années
70. J’ai fini par faire sa rencontre dans la communauté. De nature très discrète et réservée, (j’ai
passé deux semaines à Aspiration sans le remarquer, bien que ce lieu-dit ne possède qu’une
trentaine d’habitants) Jean-Marc m’a acceptée, après plusieurs entretiens, au sein de son équipe de
cuisine. Cette stratégie m’a permis d’approcher deux éléments : la relation patronale à Auroville, le
travail des workers et les villageois tamouls. Mais surtout, étant au cœur du Town Hall, j’avais
accès directement aux personnes engagées dans les comités et les groupes de travail (working
group). Je pus alors percevoir des bribes de conversations, extrêmement intéressantes pour
comprendre les enjeux et les conflits au sein de la communauté, ceux-là mêmes qu’on s’attachait à
me dissimuler. Mais en tant qu’anthropologue, je n’ai pas été surprise de percevoir des éléments de
fusion et de fission au sein de la ville : comme dans n’importe quelle société, aussi idéale qu’elle
souhaite être, ces forces se rencontrent. Comme les habitants le disent eux-mêmes : « Nous ne
sommes que des Hommes ».
Parallèlement, je continuais mes visites journalières des différents lieux-dits de la
communauté à la fin de mon service à 15h, et j’assistais toutes les deux semaines aux réunions de
l’Assemblée des Résidents (RAS), qui correspond à l’assemblée parlementaire de la ville. Au Town
Hall, j’ai pu rencontrer la “classe politique” des aurovilliens, mais, me suis rapidement rendue
compte qu’Auroville ressemblait plus à un prisme qu’à une médaille : chaque aurovillien représente
une face de sa diversité. S’y trouvent ainsi juxtaposé les hommes de la forêt (les Greenbelteux) ; les
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hommes de la ville (les builders) ; les hommes spirituels, les “politiciens”, les familles, les
businessmen, les “retirés”… Et je pourrais proposer encore de nombreuses autres catégories.
Auroville ne se laissera pas aborder si facilement. On m’expliquera que c’est justement tout
l’intérêt de cet endroit : essayer de vivre ensemble dans une diversité d’être. « On veut créer l’unité
humaine, pas des modèles à la chaîne ! » (Unity in diversity). (Jean, juillet 2012)
La tâche est difficile : ils discutent, s’opposent, se détestent, se font des coups bas mais
finalement s’acceptent et se tolèrent. Aucun, en effet, n’est vraiment légitime sur cette terre et ils le
savent. Ils se cherchent alors une place, un rôle à jouer dans cette pièce sans metteur en scène. Ce
qui insuffle une très forte dynamique à la ville. De nombreuses recherches sont entreprises à tous
les niveaux (écologique, éducatif, social, ésotérique, spirituel…), vu notamment qu’on leur laisse
carte blanche. Les aurovilliens et les new-comers multiplient les projets, les innovations et la
recherche : « C’est un laboratoire d’expériences : alors on essaie ! » m’a-t-on expliqué un jour.
Jean-Marc, qui aime les métaphores culinaires, m’explique que ce qu’il y a de « beau ici » c’est
cette force d’essayer : « C’est comme moi avec la cuisine, je n’y connaissais rien, mais j’essaye,
j’expérimente… Si ça ne marche pas, je fais différemment, et si ça ne fonctionne toujours pas, je
laisse tomber : je ne vais pas prendre le risque d’empoisonner les gens sur un entêtement ! » (juillet
2012). Mais comme il le dira ironiquement par la suite : « En même temps, parler d’expérience ça
nous met à l’abri des résultats ! ».
C’est cet ensemble inconsistant et polymorphe que je m’attacherai à présenter ici. À l’aide
des données de première main que j’ai pu récolter en trois mois, et des données grises mises en
abondance à la disposition des curieux par la ville, j’essayerai de comprendre comment cette société
s’organise, comment elle se pense et finalement ce qui fait son unité. J’ai pu rencontrer une centaine
de personnes regroupant Aurovilliens, New-Comers, non-Aurovilliens, ex-Aurovilliens, workers et
villageois. Je n’ai pu enregistrer seulement qu’une dizaine d’entre eux me contentant de prendre
notes manuscrites pour les autres. Toutefois, la ville est très souvent sollicitée par les journalistes :
ainsi sur internet, au travers de films et de livres, j’ai eu accès à une trentaine de récits de vie et
d’interviews complémentaires. Ces documents montrent d’ailleurs une certaine homogénéité du
discours sur la ville. Ils mettent aussi en avant une certaine catégorie de “vedettes” ou stars de la
communauté, porte-paroles auto-attitrés vers lesquels les autres aurovilliens redirigent volontiers les
curieux. J’ai assisté à l’ensemble des Residents Assembly (RAS) durant les 3 mois de terrain, 7 en
tout (normalement il aurait dû n’y en avoir que 6, mais un débat concernant un projet de loi
polémique prit de l’ampleur ; on rapprocha alors les rencontres afin d’étendre les discussions). J’ai
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participé à la vie communautaire de la maison d'Aspiration (réunions, cuisine, conflits et
changements…). Durant les deux dernières semaines de mon terrain, j’ai vécu dans un autre
lotissement appelé Utility. À l’inverse d’Aspiration, Utility ressemblait plus à un lotissement qu’à
une communauté. J’ai pu y observer une autre facette des lieux-dits, avec un caractère privatif plus
prononcé.
Auroville, un non-objet anthropologique :
Je suis arrivée à Auroville avec l’ambition d’étudier une communauté sur la base d’une
méthode ethnographique spécifique de l’enquête systématique. Je pensais pouvoir analyser ses
institutions, sa population, son espace, sa topographie sans grande difficulté. En effet, les données
auxquelles j’avais eu accès avant mon départ faisaient mentions d’une ville, donc d’un espace
délimité, d’institutions, de règles de vie communes et d’une base philosophique partagée dont les
plus grands traits avaient été rédigés par ses fondateurs, il y a déjà plus d’un siècle. Je m’étais donc
préparée à analyser l’équivalent d’un groupe à caractéristique “monastique” inséré dans le monde
dans un espace spécifique. De nombreux éléments m’avaient toutefois mis en garde contre l’idée
d’une analyse systémique d’une structure rigide puisqu’en effet la communauté d’Auroville se
déclare être « en recherche perpétuelle » et rejette donc l’élaboration de règles strictes et
d’institutions figées. Je savais a priori que ce que j’allais observer correspondrait à une situation
éphémère à un moment t de la communauté. Toutefois, les difficultés auxquelles j’ai été confrontée
dépassèrent largement ce à quoi je m’attendais.
L’espace
Auroville n’est pas une ville à proprement parler. La communauté est implantée au cœur
d’une forêt tropicale de 80 millions d’espèces végétales (dont 8 millions d’arbres ont été replantés
par les aurovilliens) qui laisse difficilement percevoir les infrastructures de la ville. Les résidents
sont dispersés au sein de 96 « sous-communautés » que l’on nomme « lieux-dits ». Je distinguerai
d’ailleurs deux types de manière d’habiter : les lotissements et les « communautés » (ou
“maisons”). Ainsi certains lieux-dits telle que la sous-communauté d’Aspiration où j’ai vécu, ou
encore Sadhana Forest qui reste exemplaire de par sa spécificité, perpétuent un système de vie de
type communautaire. À Aspiration, il y a 35 habitants qui se répartissent les tâches de gestion et
d’entretien. Une fois par semaine, chaque personne, épaulée par une « amma » salariée, prépare le
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repas du midi ou du soir pour l’ensemble des résidents (et des guests). Seul le dimanche soir est
libéré.
À Sadhana Forest, l’esprit communautaire est encore plus prononcé. C’est d’ailleurs la seule
communauté d’Auroville où la dimension globale d’« Auroville » n’est que rarement mentionnée,
au profit de la valorisation de la spécificité de cette entité comme détachée. Cette communauté
possède une dizaine de résidents permanents mais accueille de nombreux
visiteurs en recherche de « l’esprit pionnier » d’Auroville. Il y a peu
d’échange d’argent, on demande 100rs par jour aux extérieurs (comme
dans tout Auroville). On met en avant l’idée d’« économie du don » :
chaque personne est mise à contribution dans les différentes tâches de la
vie quotidienne : soit pour préparer les repas, pour faire de l’électricité en
pédalant (un vélo donne l’électricité pour le lieu-dit) soit en participant au
projet de reforestation en plantant des arbres et en arrosant les pousses. La
nourriture y est exclusivement végétalienne (ils ne consomment ni œuf ni
lait) et vivent tous ensemble dans des maisons communautaires faites en
bambou, appelées « capsules ». La démarche est avant tout écologique et
pédagogique : les écoles d’Auroville et des villages alentour y envoient les
enfants pour qu’ils y apprennent les bases de la permaculture8, de la
reforestation et des systèmes écologiques. Mais c’est une communauté
totalement atypique au regard des autres lieux-dits d’Auroville.
Aspiration est la première grande communauté implantée à
Auroville en 1967 (avec Promesses qui était toutefois d’envergure plus
modeste). Presque tous les pionniers d’Auroville sont passés par elle lors
de leur arrivée. Aujourd'hui bon nombre de huttes ont fait place à des
maisons de parpaings ; et Aspiration possède une Guest house qui
représente la moitié des habitations : 14 chambres pour deux personnes sont
dédiées aux visiteurs. Mais il semble qu’elle soit le dernier lieu-dit avec une base communautaire
qui, comme j’ai pu moi-même le constater, est aujourd’hui souvent remise en cause. Sri Ma, un
lieu-dit situé à l’extérieur d’Auroville, pourrait aussi posséder ces caractéristiques mais les 20
habitants sont, d’après mes informations, tous issus de la même famille, alors qu’Aspiration
16
8 La permaculture est un ensemble de pratiques et de modes de pensée visant à créer une production agricole soutenable
(suitable), très économe en énergie (travail manuel et mécanique, carburant...) et respectueuse des êtres vivants et de
leurs relations réciproques. Elle vise à créer un écosystème productif en nourriture ainsi qu'en d'autres ressources utiles,
tout en laissant à la nature "sauvage" le plus de place possible.
rassemble des familles de différentes nationalités et origines socio-culturelles. Il y a ainsi une
famille dont la mère est espagnole et le père estonien. Deux hommes russes, un français, une femme
seule (tamoule), une famille d’indiens dont le mari est originaire du Tamil-Nadu (Aurovillien de
“naissance”) et sa femme du nord de l’Inde, huit familles tamoules et une famille keralaise.
Ce que je nomme « lotissement » représente pour moi les lieux-dits où chaque résident
possède sa propre maison (Utilité) ou son appartement (Citadine, Vikas). Aucune des tâches n’est
partagée et du personnel salarié (souvent des femmes, aurovilliennes ou non) s’occupe de
l’entretien des espaces communs (voire des espaces privés) et, dans le cas de Citadine, de la
cafétéria.
La population
En mai 2013, la population d’Auroville est estimée à 2281 habitants. Elle possède une
croissance moyenne annuelle de 2,3 %. Toutefois, là encore, nous avons affaire à une spécificité : la
population fluctue énormément tout au long de l’année. Il y a un va-et-vient permanent. Les
aurovilliens calculent une moyenne pour leurs données démographiques car on m’a expliqué que le
nombre d’habitants passe de 1800 à la saison sèche à 2300 durant « la belle saison » où s’ajoute un
millier de visiteurs par jour. Il y a aussi différentes manières de vivre à Auroville. On m’a décrit
plusieurs pratiques qui semblent particulièrement caractéristiques de cette situation. Les « résidents
permanents », qui ne quittent jamais Auroville (par choix ou faute de moyens). Les « saisonniers »
qui passent six mois en Occident (la plupart du temps pour travailler) et six mois à Auroville (voire
3 mois ici, 3 mois là-bas, et ainsi de suite… (Croquette)). Les « travellers » (Odile) qui partent trois
mois sur 12 travailler dans leur pays d’origine pour accumuler un pécule car la maintenance
d’Auroville n’est pas suffisante pour satisfaire certains biens de consommation tels que l’achat d’un
véhicule, les voyages (ou pour payer des études) puis rentrent à Auroville reprendre leurs activités.
Enfin, certains partent plusieurs années (mais moins de 5 ans, faute de quoi ils perdent leurs droits
sur leur maison) pour payer les études de leurs enfants par exemple (Croquette), ou reprendre eux-
mêmes des études (Pascal), voire pour prendre de la distance avec Auroville (Paul-Vincent).
Ensuite, il y a des variations très importantes de population chez les new-comers.
Fréquemment, des personnes quittent famille et patrie pour Auroville pour finalement rentrer
comme ils sont partis au bout d’un an. La raison majoritairement évoquée par les aurovilliens pour
expliquer ces départs est celle d’une « ambition trop élevée ». « Ils voulaient réformer le système
17
politique, économique ou autre et se sont confrontés à des murs. Déçus, ils sont repartis. » (Julien)9.
Parce qu’en effet m’explique Julien : « Si tu viens à Auroville sans attendre quoi que ce soit, tu
trouves beaucoup de choses à faire. Mais si tu viens avec des grandes ambitions, tu te casses les
dents ! ». Ainsi, chaque année, une cinquantaine de personnes fait une demande pour devenir
Aurovillien et obtient le statut de new-comer ; à l’inverse, une petite trentaine de personnes quitte
Auroville (ces nombres sont très variables). Ce qui explique la faible croissance démographique
globale de la communauté. Enfin, certaines personnes viennent à Auroville par curiosité (ou par
hasard), travaillent parfois en coopération avec les aurovilliens mais vivent au cœur des villages
tamouls (Thomas) sans pour autant désirer devenir Aurovillien. Cette population peut difficilement
être comptabilisée. J’ai rencontré Hélène qui vit depuis plus de dix ans près d’Auroville ; elle vient
très souvent dans la ville faire ses achats, proposer des work shop (elle est musicienne), donner des
concerts, mais rejette la communauté et refuse de participer aux démarches pour devenir
aurovillienne car elle considère le système comme trop élitiste. La « mentalité », m’explique-t-elle
« est bien loin de ce qu’elle croyait ». Sous-entendu : les habitants sont loin d’avoir atteint l’idéal
postulé de la « nouvelle humanité ».
Relevé statistique :
18
9 Julien : “si tu veux faire des choses, c’est l’endroit pour. Mais si tu cherches à faire “un grand projet” (refonder le
système économique, politique, etc…) ça n’aboutira pas : et tu repartiras comme tu es venu !” ; “j’ai pas de stat’ pour
ça,mais c’est vraiment flagrant, ceux qui partent, c’est souvent parce qu’ils étaient trop ambitieux ! Une volonté de
changer le monde un peu trop exacerbée”. À Auroville si tu ne cherches pas quelque chose en particulier, finalement tu
trouves beaucoup de choses à faire ! Mais si tu viens avec des directives et si tu souhaites imposer ton point de vue, ben,
à la fin, tu te casses les dents et tu repars comme tu es venu…” “non pas parce que les gens vont te virer mais parce que
ça ne marchera pas et que, déçu, tu repartiras...”
+ 12+ 20- 8- 7+ 19+ 30- 6- 11- 5+ 26+ 41+ 10- 6+ 46+ 25+ 31
Tableau n°1
On observe grâce à ce tableau que dans le courant d’une même année la population fluctue
beaucoup. Prenons par exemple l’année 2009 : Auroville accepte 102 personnes mais 6 personnes
quitteront la communauté. Et en 2011 : 22 personnes quitteront Auroville et 30 seront acceptées.
Ainsi entre les années 2009 et 2013, nous arrivons à une croissance annuelle moyenne de 2,3 %.
Les nationalités présentes à Auroville sont elles aussi multiples. Aujourd’hui la ville compte
49 ressortissants de pays différents. La plus grande part est indienne (nord et sud) 42 % de la
population en 2012, soit 950. La seconde nationalité représentée est celle des Français 15 % en
2012, 332 personnes (Avril 2012), suivie de près par les Allemands, 235, soit 10 % de la population.
Toutes les nationalités d’origine ne sont pas représentées, il y a très peu de ressortissants africains
ou des pays du Moyen-Orient. Mais la population reste tout de même très variée pour une
communauté de 2300 habitants. Une fois de plus les nationalités fluctuent autant que les vagues de
population comme le dévoilent les deux graphiques ci-dessous, un “permanent” visible dans le
Visitor Center (graphique n°3 et 4) et l’autre que l’on retrouve sur le site internet de la communauté
(graphique n°2),. Un exemple flagrant est celui de la population américaine qui en 2009,
représentait le deuxième groupe de population soit 15 % et ne représente plus que 3 % en 2012.
19
Graphique n°2
Graphique n°1
Tableau n°2 : (extrait)
Les institutions
Mon troisième sujet d’étonnement fut l’étude des institutions. Confrontée à un terrain plus
difficile d’accès que je ne l’aurais cru, je décidais alors de me concentrer sur l’analyse des
institutions afin de donner un cadre concret à mes observations. Là encore, je me suis heurtée à un
paradoxe évident entre idéal et réalité. On donnait « l’anarchie divine » pour idéal et j’observais une
société bureaucratisée. L’analyse diachronique de l’histoire d’Auroville et de ses institutions
permettra de saisir avec plus de justesse la manière dont le système politique et économique de la
ville s’est transformé au gré des vagues démographiques successives et des idéologies courantes.
Enfin parce que justement, pour acquérir une forme de stabilité, je me suis concentrée sur
les institutions, le traitement des données a posteriori s’est avéré plus difficile et plus pauvre que je
l’aurais souhaité. Les récits de vie (dont le petit nombre est pallié en partie par les nombreuses
entrevues et les livres produits par (ou sur) la communauté, disponibles sur le web notamment)
aujourd’hui me font défaut. Toutefois, les données que nous avons à disposition nous semblent
suffisantes pour une première analyse. Nous tenterons de saisir comment et par quels moyens les
aurovilliens réussissent à répondre aux paradoxes apparents de leur communauté. L’analyse
historique des institutions donne à voir des transformations à la fois idéologiques et
organisationnelles, auxquelles sont confrontés les aurovilliens.
Ainsi ce sujet est réellement atypique dans sa forme. Auroville n'est pas une société ; elle
semble être une forme de communauté culturo-spiritualiste, basée sur une conception utopique mais
habiter par un individualisme ambiant. En quelque sorte, les aspirations individuelles se conjuguent
et malgré tout construisent des référents communs. Derrière cette fluidité et cette inconsistance, une
unité bureaucratique (institutionnelle) partagée répond en même temps à une forte idéologie
individualiste.
20
Graphique n°3 et 4
Visible au Visitor Center
Lorsque j’ai débuté mes entretiens avec les aurovilliens, un élément revenait
perpétuellement dans les discours : « il y a autant d’Auroville que d’Aurovilliens ». Un peu étonnée
je leur demandai : « Mais alors qu’est-ce qui fait votre unité ? ». Après m’être initiée au discours du
fondateur Sri Aurobindo et sa notion (développée en 1915, dans le Cycle Humain, inspirée de son
étude des Upanishads), de « l’unité dans la diversité », attribué aujourd’hui à Nehru, j’ai fini par
comprendre que deux éléments soudaient les aurovilliens entre eux et à la communauté. Ils me
décrivaient tous Auroville comme un espace de recherche qui s’inscrit dans une démarche
individuelle de la « quête de sens ».
Ainsi avais-je mon point d’entrée : Auroville, « une aire de recherche dans une ère de la
quête de sens. » En croisant mes données, j’ai pu comprendre que ce qui avait “séduit” mes
informateurs, ce sont ces deux points : Auroville représentait pour eux un espace de liberté pour
entreprendre mais aussi pour vivre librement une spiritualité non dogmatique, gage philosophique
d’une unité.
Ce dernier point montre avec force que cette communauté ne peut pas être étudiée sous
l’angle du phénomène sectaire même si son analyse et la spécificité indienne à son égard permettent
de comprendre comment Auroville a pu être acceptée sur le territoire indien (Annexe n°2 et 3). Il
n’est cependant pas un élément constitutif de son unité. Il n’y a ni règles, ni préceptes obligatoires,
seulement quelques guides donnés par les fondateurs en vue de créer une nouvelle “spiritualité
universelle” d’où découlera une nouvelle “forme d’humanité”, « plus tolérante et plus subjective ».
Dans notre description de l’idéologie des penseurs, nous montrerons à quel point Sri
Aurobindo lui-même valorise l’individualisme et le subjectivisme (individualisme-subjectiviste)
pour construire une nouvelle spiritualité dans une lecture néo-védantique et syncrétique des
religions. On comprend alors mieux pourquoi la communauté est si souvent associée au mouvement
New-Age. Toutefois, dans notre analyse nous utiliserons la définition plus englobante de Nadia
Garnoussi d’une « nébuleuse psycho-philo-spirituelle » et d’un « néo-personnalisme »10 qui, défini
21
10 Valeurs ou « principe supérieur commun » (De la justification, Boltanski et Thévenot) « qui met l’accent, non sur le
système, mais sur les êtres humains à la recherche d’un sens. » (…) « D’où l’importance du rôle accordé aux relations
de face à face, à la responsabilisation, à la confiance, aux situations vécues ensemble, à la parole donnée (qui vaut tous
les contrats), à l’entraide, à la coopération (…) » (Boltanski et Chapiello, 1999:192)
BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), « la formation de la cité par projet » in Le nouvel esprit du capitalisme, éd.
Gallimard, 843p, pp. 167-256.
par Boltanski et Chapiello, « met l’accent non sur les systèmes mais sur des êtres-humains à la
recherche d’un sens. » (1999:192).
Considération théorique
Par cette porte, nous entrons directement, il me semble, dans les enjeux contemporains de la
“libération des dogmes” et de la valorisation de l’individu dans sa propre capacité à se «
réapproprier le réel ». Les études sur les Nouveaux Mouvements Religieux (NMR) menées par
Danielle Hervieu-Léger dans La Religion en miettes ou la question des sectes (2001), expliquent ce
phénomène : après une analyse précise de la notion de “secte” et de son traitement juridique et
national, l’auteur se concentre sur l’étude du développement global des nouveaux mouvements
religieux. La notion de « groupements de pratiquants » (Hervieu-Léger, 2001 : 160), nous sera
particulièrement utile, pour décrire ce qu’elle qualifie comme le second type de rapport aux NMR.
Toutefois, Auroville, tout en étant un groupement de pratiquants, entre aussi dans une troisième
catégorie : les groupes à spiritualité « utopique et militante » (p. 166) qui cherchent par des actions
à la fois spirituelles et politiques (pratiques) à « changer le monde ».
La philosophie
La philosophie de la communauté est basée en grande partie sur les préceptes des deux
fondateurs : Sri Aurobindo (15 août 1872 à Calcutta - 5 décembre 1950 à Pondichéry) et Mirra
Alfassa ou Richard (21 février 1878 à Paris - 17 novembre 1973 à Pondichéry) dite : « la Mère ».
Sri Aurobindo est une figure très célèbre en Inde et aussi très respectée, à la fois pour son caractère
de maître spirituel (guru) mais aussi pour son rôle éminent en tant que révolutionnaire nationaliste
22
pour l’indépendance de l’Inde. En effet, on peut voir
aujourd’hui, à l’assemblée nationale indienne, les ministres parler dos à une statue de Sri Aurobindo
siégeant auprès d’autres figures célèbres tels que Vivekananda, Gandhi ou encore Nehru. Ainsi, ce
personnage hybride dont les partisans voient en lui soit un libérateur indépendantiste, soit un maître
spirituel (voire encore un avatar de Krishna), a produit de nombreux ouvrages dans lesquels il
explique sa pensée et sa nouvelle voie d’élévation pour l’humanité. La biographie de Peter Heehs,
La Vie de Sri Aurobindo (2003), reprend son parcours et dévoile avec force la complexité de ce
personnage, à la fois en tant qu’intellectuel, révolutionnaire et guru. Or, une grande part de
23
Annexe n°3 :
Mirra Richard (1878-1973), née Mirra Alfassa (Blanche Rachel Mirra Alfassa) vient au monde à Paris en 1878 et décède
en 1973 à Pondichéry. Elle est née d’une mère d’origine égyptienne et d’un père turc. Mirra Richard est célèbre à
Auroville pour sa période occultiste, où elle passa plusieurs années auprès du célèbre occultiste Max Théon, en Algérie.
À 16 ans, elle entre à l'Académie Julian, proche du mouvement post-impressioniste. Elle y fréquente les grands
artistes de l'époque et participe à des expositions du prestigieux Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts à Paris. Elle
étudie aussi la musique et les mathématiques. « Entre dix-huit et vingt ans, elle découvre le Râja Yoga de Vivékananda et
la Bhagavad-Gitâ. Elle étudie l'occultisme et fonde, à Paris, un petit groupe de chercheur. Vers le début de 1900, Mirra se
rend en Algérie pour y rencontrer deux grands occultistes Max Théon et son épouse Alma, une irlandaise.
» (Auroville.org)
À 19 ans, elle se marie avec le peintre André Morisset avec qui elle aura un fils. Celui-ci l’introduit dans les
milieux avant-gardistes de l’époque. Puis elle divorce et se remarie en 1911 avec un diplomate français, Paul Richard,
avec qui elle voyage à travers le monde. Elle effectue un premier séjour à Pondichéry en 1914 où elle rencontre pour la
première fois Aurobindo. Cette rencontre semble avoir été décisive pour la suite de leur relation. Elle part ensuite pour le
Japon pendant quatre ans où elle rencontre à de nombreuses reprises le poète Rabindranath Tagore. Elle revient
définitivement auprès de Aurobindo à partir de 1920. Mirra Richard reste l’une des disciples les plus avertis du penseur,
lors de sa “retraite” en 1926, elle fonda avec quelques disciples du guru, l’ashram d’Aurobindo (Sri Aurobindo Ashram),
et ce dernier lui confia la poursuite de son idée de la création d’un lieu paisible et universel. Elle met en œuvre ce projet
avec la construction de l’utopie d’Auroville en 1964 : ville universelle de l’Aurore et d’Aurobindo. Il semblerait que le
surnom de « la Mère » viennent de Sri Aurobindo lui-même : la considérant comme l’incarnation de la Mère divine, il
l’appelait la Mère. Une anecdote raconte que lorsqu’on lui demanda pourquoi ce surnom, Sri Aurobindo rédigea un essai
« d’introduction à la personne de la Mère ».
Mirra Alfassa, dite La Mère
24
Annexe n°3, extrait :
Aurobindo (1872-1950), né Arabindo Akroyd Ghose à Calcutta d’un père chirurgien et d’une mère fille de brahmane. Son père, à
la suite de la maladie de la mère d’Aurobindo et pour de multiple raison, a toujours éloigné ses fils du contact avec la culture
indienne. Ils furent élevés à l’anglaise dans le but de devenir des fonctionnaires de l'Empire britannique, en entrant dans l’Indian
Civil Service. Après l'aggravation des troubles mentaux de sa mère, âgés de 7 ans, Aurobindo et ses deux frères aînés sont envoyés
à Manchester pour y recevoir une éducation européenne. Dr Ghose demanda aux tuteurs de ses enfants, les Drewett, de ne jamais
mentionner l’Inde ni la culture indienne afin qu’ils s’adaptent au mieux à la culture anglaise. Aurobindo se révèle très vite être un
excellent élève, et le seul de ses frères apte à exaucer les aspirations de son père d’entrer dans les Services Civils Indien. Au St
Paul’s School de Manchester puis à Cambridge University, il apprend l’anglais victorien puis le latin, le grec, le français, l’italien
et même quelques notions de Bengali. Malgré toutes ses capacités, le jeune Aurobindo ne souhaite pas embrasser la carrière qui lui
était tracée : arraché à sa Terre natale brusquement, privé de son histoire par le silence, Aurobindo s’intéresse de plus en plus à ce
passé caché. Il lit alors les grandes épopées indiennes et apprend l’histoire de son pays d’origine. Les documents auxquels il eut
accès n’étaient pas d’une grande qualité, emprunt de condescendance colonialiste (Heehs, « Shades of orientalisme »). Après une
réussite spectaculaire aux examens finaux de l’Université anglaise, Aurobindo échoue « volontairement » à l’examen éliminatoire
d’équitation de l’Indian Civil Service. À 21 ans, il décide de rentrer en Inde. Une tragédie égéenne surviendra sur la route du
retour : les autorités de Bombay (Mumbai) annoncent au père de Aurobindo que le bateau où se trouvait son “fils favori” s’est
échoué près des côtes portugaises, celui-ci accablé par le chagrin se laisse mourir. Malheureusement lorsque Aurobindo arrive, il
est déjà trop tard pour pallier cette fausse information, son père décède avant qu’il ne touche son sol natal, en février 1893.
Le début de la vie d’Arabindo Ghose en Inde va être très mouvementé : tour à tour enseignant en langue, pigiste pour des
journaux, écrivain, plume pour Sayajirao Gaekwad (Le Maharadja de Baroda), sous-directeur puis directeur du Baroda College et,
surtout, militant engagé activement dans la lutte indépendantiste du pays, Aurobindo va jouer un rôle clé dans l’histoire de la
dissidence de l’Inde. Auprès de grandes figures tels que Lokmanya Tilak, son frère cadet Barindra “Ghosh”, Sister Nivedita,
Jatindranath Banerjee (dit Niralamba Swami à partir de 1910) et les révolutionnaires Jatindranath Mukherjee, dit Bagha Jatin et
Tagore, Aurobindo multiplie les actions : boycottages, écrits engagés, réunions militantes et même il semblerait, des actions
armées type attentats. Il participe avec Tilak à refonder l’Indian National Congress au début du siècle : il préside la séance de
1907 lorsque Tilak parle aux délégués. Il s’engage de plus en plus intensément dans la lutte indépendantiste auprès des « Lal, Pal,
Bal » dits les « extrémistes » du National Congress (Lajpat Rai (1865-1928), Bal Gangadhar Tilak (1856-1910), Bipin Chandra
Pal (1858-1932)). Parallèlement Arabindo Ghose parfait ses lectures des textes de la tradition hindoue et l’apprentissage des
langues du sous-continent notamment le sanskrit et le bengali : il relit le R!m!ya"a, le Mah!bh!rata, les Védas et plus
attentivement les Upanishad et les textes de la Bhagavad-G#t!, le 6ème livre du Mah!bh!rata, dont il fera ses propres commentaires.
Dans ces écrits, il puise les éléments pour engager la lutte face aux Anglais. La force de son discours réside dans son utilisation de
référents hindous mais aussi dans la tonalité de ses discours ; où celui-ci replace toujours la souffrance entre les mains des indiens
plutôt que seule conséquence d’un phénomène externe : « Si vraiment nous entendons rénover notre pays, alors, nous devons
cesser de tendre des bras implorants en direction du Parlement anglais, tel un bébé qui pleure pour que sa nounou lui donne un
hochet ; nous devons admettre la dure vérité qui veut que chaque nation doit se frayer un chemin vers le salut dans la douleur et
la difficulté, au lieu de s’en remettre à la tutelle d’une autre. » (Heehs, citant Aurobindo, 1989 : 49). Il professe la poursuite du
mouvement swadeshi, du boycott et des luttes armés au nom de K!l#. Aurobindo sera finalement arrêté et mit en prison de mai
1908 à mai 1909, sur suspicion d’acte terroriste (car rien ne put être formellement prouvé) suite à un attentat à la bombe. Ses amis
seront pour certains fusillés d’autre comme Pal exilé au Mexique. À sa sortie de prison, se sentant perpétuellement observé,
Aurobindo s’exile dans le Sud de l’Inde en 1910 à Pondichéry, qui était encore un territoire indépendant français. Une anecdote
amusante raconte que les anglais ayant appris son exil dans le comptoir français auraient demandé aux Français son extradition,
sous pretexte du caractère subversif et dangereux d’Aurobindo. Les autorités françaises (dont la rivalité avec l’Angleterre est
historique) auraient refusé, sur l’argument que s’il connaissait le grec, le latin et le français : « il ne pouvait pas être quelqu’un de
dangereux ». Aurobindo n’étant plus inquiété par les Anglais, poursuivit alors son travail de rédacteur et parallèlement ses
recherches spirituelles. Il rencontre Mirra Richard en 1914 puis se « retire du monde » en 1926, il ne reviendra que quelques mois
avant sa mort en 1950.
l’idéologie de la ville aujourd’hui se réfère directement aux livres de Sri Aurobindo. On rapproche
aujourd’hui la pensée de l’auteur à celle de Jiddu Krishnamurti, qui est plus contemporain, une
forme de syncrétisme entre la philosophie occidentale et orientale. Trois livres peuvent être retenus
dans cette analyse : La Vie divine, la Synthèse des Yogas et le Cycle humain.11
En ce qui concerne la pensée de « la Mère » nous pouvons nous référer au livre de Sri
Aurobindo, La Mère, où il explique le principe féminin du monde et place Mirra Richard comme
l’incarnation de la Mère divine sur Terre, qui dans l’hindouisme renvoie au principe d’action et de
complémentarité du monde (prak!ti). Comme l’illustrent les propos de la « Mère » s’appuyant sur
la conception de Sri Aurobindo et diffusés à Auroville : « Without him I exist not, without me, he is
unmanifest. » Cette conception des principes féminins et masculins est très bien intégrée dans la
religiosité contemporaine New-Age et néo-védantique. Pour expliquer cette dernière, nous pouvons
utiliser une image syncrétique (toute “nouvel-âgeuse”) entre la philosophie orientale et les sciences
modernes, faisant écho à l’idéologie des NMR : ‘la "akti (l’énergie féminine) serait ainsi le boson
de higgs de la matière. Au commencement, il y avait la matière (#iva ou Vi$%u selon les traditions),
l’énergie masculine (puru$a), et lorsque $iva se regarda, il prit conscience de ce qu’il était et il se
manifesta en faisant sortir hors de lui, la "akti, l’énergie féminine (prak!ti). Celle-ci lui permit
d’être au monde.’
Ainsi pour reprendre la première conception, la matière serait pour les disciples de Sri
Aurobindo, l’énergie masculine mais ce qui lui donne sa consistance, ce que l’on nomme
aujourd’hui en physique le boson de higgs est le principe féminin de l’univers. L’homme est le
réflexif, le féminin l’actif. Cette conception peut étonner les traditions chrétiennes, car inversement
le féminin en Occident est perçu comme “passif”12, mais il entre dans la conception pan-indienne de
la complémentarité des « énergies du monde ». Nous nous référons ainsi à une dimension néo-
védantique (en anglais Neo-Advaitan, qui se réfère aux Védas, textes sacrés de l’Inde ancienne)
25
11 SRI AUROBINDO, (1960) The Life Divine. Pondicherry: Sri Aurobindo Ashram Trust ; (1990), The Synthesis of Yoga,
Lotus Press, Twin Lakes, Wisconsin ; (2003) Le Cycle Humain, Sri Aurobindo Ashram Trus (1ère éd, 1972).
12 Pour aller plus loin : voir le livre de Pierre Bourdieu, La domination masculine (2002), où il catégorise les principes
associés au féminin (lune, humide, le froid, le passif...) et au masculin (soleil, le chaud, le sec, l’actif…)
comme définie13 par Jane Meier dans son article de 2006 « Being Aurovilian : Constructions of
Self, Spirituality and India in an International Community »14. L’auteur explique le shaktisme page
8 en citant Fuller :
« the guiding principle of the evolution of the universe (Sri Aurobindo 1928,
64).
Shakti is the energising power of deities that is marked as female and,
reflecting the classical idea, in popular Hinduism the gods commonly require
female consorts – their shaktis – in order to act. (Fuller 1992, 44.) »
Ce mandala est présent de manière stylisée dans le Matrimandir. Avant de découvrir sa
signification dans le livre de Jean Varenne, L’enseignement secret de la Divine Shakti15, j’avais
demandé à un Aurovillien sa signification. Mais celle-ci ne m’avait pas été donnée (on m’avait
26
13 « Neo-Advaitan discourse that Aurovilians separate their spiritual orientations from religions, referred to in the
plural as dogmatic, stagnated and outer expressions of the underlying true spirituality or universal religion which
Auroville is dedicated to. All Aurovilians I came across stressed the supremacy of inner discovery, self-development and
spiritual growth as authority in the Auroville context. The focus on personal experience in the spiritual quest allows for
a strong sense of community in spirit to override feelings of, and even make meaningful, the lack of practical community
in every day life experience. » (Meier, 2006:3-4)
14 MEIER J. M.A., (2006), « Being Aurovilian: Constructions of Self, Spirituality and India in an International
Community », Ethnologie latine, J@rgonia, 10.
15 VARENNE J., (1995), L’enseignement secret de la Divine Shakti, Anthologie de textes tantriques, Les écritures sacrées,
Grasset.
rapproché ce symbole de celui d’Aurobindo). Il y a beaucoup de symboles, visibles, à Auroville dont
la signification n’est dévoilée qu’après avoir soi-même entrepris des recherches pour les
comprendre. Des symboles visibles cachés pourrait-on dire...
Toutefois, le guru s’étant éteint en 1950 et les aurovilliens venant de tout bord, drainèrent
avec eux un bagage conséquent d’idéologies personnelles. Auroville a été fondée en 1968, la
première vague de population était liée au mouvement de contre-culture de cette époque. Ainsi il
n’est pas extravagant de prendre en compte aussi les idéaux avec lesquels ces jeunes “venus de
toute part” se sont installés et ceux vers lesquels ils souhaitent tendre encore aujourd’hui. De fait
une analyse du New-Age comprise dans les nouveaux mouvements religieux semble essentielle. On
se référera aux travaux de Marie-Jeanne Ferreux dans Le New-Age, Ritualités et mythologies
contemporaines (2002) et à ses différents articles16, mais aussi aux travaux de Françoise Champion
et Martine Cohen sur le « bricolage du religieux » dans Sectes et démocratie17 (1999). Néanmoins,
comme cela a été dit précédemment, l’analyse de la doctorante Nadia Garnoussi dans De nouvelles
propositions de sens pratiques dans le domaine de l’existentiel : étude sociologique de la «
nébuleuse psycho-philo-spirituelle » (2007)18 se rapproche avec plus de force de ce que j’ai moi-
même pu observer, à savoir « une nébuleuse psycho-philo-spirituelle ». Car Auroville n’est pas à
proprement parler New-Age : des personnes très “rationalistes” participent à sa construction. On
peut aussi percevoir un profond attachement à la culture indienne, les aurovilliens se référant autant
à Sri Aurobindo et sa Synthèse des Yogas, qu’à la Bhagavad-G#t!19, aux Védas, aux Upanishads (les
textes sacrés de l’hindouisme) et même directement au shaktisme, comme nous l’avons signalé plus
haut.
Ainsi une étude produite par une étudiante en sociologie, Elsa Sieger-Libine qui vécut à
Auroville et la contribution de Jane Meier montrent un certain « imaginaire partagé » par la
communauté, lié à la nécessité d’intégrer le discours politico-religieux lors de l’entrée dans le
parcours de new-comer (nouvel arrivant) pour devenir Aurovillien. Le court article de Patrick
27
16 FERREUX M.-J., (2000), Le New-Age, Ritualités et mythologies contemporaines, l’Harmattan, 265 p.
(2001), « Le New-Age, Un « nouveau monde » cybersacré », Socio-anthropologie,10.
17 CHAMPION F., COHEN M. (sous la direction de), (1999), Sectes et démocratie, Éditions Seuil.
18 GARNOUSSI N., (2007), De nouvelles propositions de sens pratiques dans le domaine de l’existentiel : étude
sociologique de la « nébuleuse psycho-philo-spirituelle »., rapport de thèse, Ss la dir. De Jean Baubérot, EHESS.
19 INCONNU, (2004), La Bhagavad-G&t', traduction d’Émile Sénart, Agora.
Michel (2003), « Élément pour une sémiotique de la « conversion » » aide à l’analyse de ce
phénomène, même si l’auteur lui-même montre la faiblesse des analyses sur la conversion — et
nous allons dans son sens — qui se sont concentrées exclusivement sur la conversion religieuse
mais devraient aussi être mises en perspective avec des phénomènes de conversion laïque (ou
profane)20. Lorsque l’on fait la démarche d’entrée dans une communauté spirituelle, on entre aussi
par une démarche de “conversion”. Un discours partagé est produit afin d’uniformiser le groupe
autour de valeurs. Il est de ce point de vue étonnant de voir à Auroville chaque personne expliquer :
« il y a autant d’Auroville que d’Aurovillien ». Cette réflexion partagée par tous devient en quelque
sorte la marque de fabrique, le “slogan” d’Auroville. L’analyse d’Elsa Sigier-Libine, bien
qu’imparfaite sur de nombreux points (c’est un travail de licence), est intéressante sur le fait
notamment que l’auteur a vécu elle-même sur le territoire et qu’elle a fait alors un vrai travail de
décentrement réflexif et critique pour construire son analyse. Plus jeune que moi, elle a eu accès
aussi à une population que j’ai eu beaucoup de mal à approcher lors de mon séjour, celle des «
jeunes d’Auroville » et des adolescents.21
Le discours sur « l’énergie » de la ville, les pouvoirs de la “mère”, le travail spirituel d’
Aurobindo et sa théorie du Karma Yoga (le yoga de l’action) sont au cœur du quotidien de la vie
spirituelle et de la construction de l’imaginaire aurovillien. De nombreux écrits de production
interne renvoient sans le dire à ces conceptions. Ainsi dans notre analyse, il sera nécessaire de
prendre en compte les données grises, mises à la disposition de la ville, souvent en termes de récit
de vie et/ou biographique. L’ouvrage Retournements, Les débuts d’Auroville vus de l’intérieur, d’
Auroville Press en est un exemple parfait. On prendra en compte aussi les ouvrages issus des
conversations enregistrées avec la « Mère » lors de la fondation d’Auroville, tels que les Agendas
de Mère mais aussi le “quasi-traité” d’une centaine de pages, toujours lu et considéré comme idéal
(guideline) par les Aurovilliens : Mère parle d'Auroville.22
28
20 MICHEL P., (2003), Élément pour une sémiotique de la « conversion », CNRS éditions.
21 SIEGER-LIBINE L., (2012), Auroville, un lieu, une population, un imaginaire ?, Mémoire de 3ème année de Licence de
Sociologie – année 2011-2012, Université Marc Bloch - STRASBOURG.
22 ALFASSA M., (1977), Mère parle d'Auroville, Mère, Auropublications, 100 pages.
La Shakti
La quête :
Reprenons alors notre réflexion sur la « quête » à l’aide de l’analyse de Nadia Garnoussi.
Suivant la même intuition, l’auteur a rédigé sa thèse sur l’entrée flagrante dans le vocabulaire
courant de notions religieuses aujourd’hui sécularisées. Elle analyse pour cela, un ensemble
conséquent de magazines et de discours de chef de culte new-age. Mais l’auteur se distancie des
travaux des chercheurs en histoire de religion pour construire sa propre catégorie en termes de
« nébuleuse psycho-philo-spirituelle ». Toute sa thèse se construit autour de cet axe dont le pivot
serait la recherche d’un sens. Celle-ci explique, page 8 :
« Bien que présentant un caractère diffus, cette « quête » est néanmoins clairement
orientée vers la question du « sens de la vie » et la recherche de valeurs morales et
éthiques pour orienter l’existence « ici-et-maintenant ». »
Cette conception s’oppose alors à une philosophie trop abstraite ou théorique :
« elle se caractérise par un paradigme se traduisant notamment dans la recherche d’une «
sagesse » ou plus communément d’un « art de vivre » qui inclut une certaine « spiritualité
». » (2007 : 8)
L’auteur explique ainsi qu’elle qualifie ce phénomène de nébuleuse en écho aux
qualifications des sociologues des religions d’un phénomène souvent « hétéroclite et aux contours
flous car ne disposant pas d’instance régulatrice stable » (p.12). Renvoyant à la notion de Françoise
Champion de « nébuleuse mystique-ésotérique » ou encore celle de V. Rocchi d’une « voie de salut
séculière », l’auteur avance ainsi l’idée que les nouveaux mouvements religieux s’inscrivent dans le
sillage de la contre-culture, qui sont « des groupes divers qui possèdent leurs propres croyances,
référents et pratiques. Toutefois, ils prennent leurs racines dans un moment clé de la modernité, de
rupture et de contestations de certaines valeurs. » (p.24). Ce que l’on nomme le mouvement de la
contre-culture des années 60-70. Pour nous, la description en termes de nébuleuse se justifie, le
nouvel-âge renfermant autant de pratiques et de voies qu’il y a de préceptes. Ce phénomène est lié
pour l’auteur à une disposition post-moderniste. Sans aller jusqu’à ces catégorisations23, nous nous
attacherons plus bas à dévoiler les forces qui sont entrées en jeu ces derniers siècles, depuis la
Révolution industrielle entre la place prépondérante de l’individualisme jusqu’à, depuis une
quarantaine d’années, la valorisation de la subjectivité ou comme l’écrivent Boltanski et Chapiello
l’accentuation croissante d’un néo-personnalisme. Nous reviendrons plus bas sur ces notions.
29
23 Comme l’a écrit Bruno Latour « n’avons-nous jamais été moderne ? »
Toutefois, la logique utopique inhérente au mouvement de la contre-culture (qui est une critique de
la société dans son ensemble) est quant à elle basée sur la croyance en un changement radical du
monde. Parce que pour N. Garnoussi :
« Le type de religiosité dont les Nouveaux Mouvement Religieux (NMR) sont porteurs
s’avère être un puissant révélateur des contradictions et des paradoxes véhiculés par la
modernité. »
Les individus aujourd’hui en se réappropriant les sphères d’actions se pensent de plus en
plus pouvoir agir sur le monde. Si, avec le sécularisme, le religieux a pu entrer dans la sphère
privée, il semble avec des mouvements tels que les 99%, Occupy et les indignés, que les
revendications d’appropriation soient passées aujourd’hui de la sphère religieuse aux sphères plus
profanes, du politique et de l’économique. Comme nous le verrons par la suite, reprenant une
analyse d’Aurobindo, il semble qu’à la suite de l’individualisme, la ligne prolongeante soit l’entrée
dans « l’ère du subjectivisme ».
Pour conclure sur les NMR, nous rapporterons à l’instar de Garnoussi, page 29, la
construction idéale typique de Françoise Champion sur le mouvement du Nouvel-Âge, qui éclaire
une part de la philosophie des fondateurs d’Auroville et la base idéologique de ses habitants :
- L'espérance en des temps nouveaux
- La visée continue d’une transformation sociale
- Des pratiques sociales alternatives à dimension collective
- Un éclectisme des références et l’individualisation du système symbolique
- Un flou des frontières entre le religieux et le non-religieux
- Une certaine aspiration démocratique.
Ces notions larges englobent une réalité mouvante. Ainsi la définition par l’auteur en terme
de « nébuleuse » pour qualifier un phénomène contemporain mouvant et polysémique nous semble
particulièrement intéressante pour décrire le croire des aurovilliens. Ceux-ci en effet semblent se
retrouver dans les idéaux-types fondés par F. Champion et révélé par Garnoussi. Mais à l’image de
la construction wébérienne, ces catégories ne sont ni exclusives ni fondamentales. Les Aurovilliens
ne se retrouvent pas tous dans une conception new-age du monde. Souvent même, il y a un rejet très
fort de l’idée du new-age, dans le sens commun de sa définition, comme le montre l’extrait ci-
dessous :
30
« Il y a des gens ici qui ne savent rien d’Auroville, rien du yoga, rien de Mère ou de Sri
Aurobindo ou du concept du yoga [sous-entendu Intégral]. [À la place] il y a toutes ces
imbécillités de New-Age. Des imbécillités ! » (Jocelyn, Retournements, p35)
Ainsi, on observe qu’il y a une distanciation prise à l’égard des idéologies, si l’on peut dire
« basiques » ou comme l’écrit Hakim Bey, du « consumériste froid » du nouvel-âge. Car les
définitions scientifiques du phénomène placent l’idéologie de Sri Aurobindo dans une conception
semblable bien que différenciée. Ainsi, la construction de Champion renvoie aux aspirations des
individus, comme nous avons pu l'observer, mais les pratiques pour répondre à celles-ci sont
diversifiées. Auroville recherche principalement le perfectionnement par le travail et le dépassement
de la condition humaine en cherchant l’unité dans la diversité. Voilà en deux notions schématiques,
deux postures sur lesquelles, ils peuvent à peu près tous s’accorder. Finalement, les Aurovilliens
vont s’unifier, par l’intermédiaire du karma-yoga, sur une conception de la spiritualité par la
dévotion, décrite dans la Bhagavad-G#t!. Reprenons à présent ces différents termes.
Qu’est-ce que la bhakti ?
Le karma-yoga, trouve son origine dans les textes du Mah!bh!rata et plus précisément le
septième livre celui de la Bhagavad-G#t! : c’est l’idée d’atteindre un perfectionnement par la voie
de l’action et non pas par celle du détachement et de l’inaction, en opposition aux conceptions
bouddhistes. Elle trouve sa base dans le principe de la bhakti, autrement appelé “la dévotion”. Du
verbe BHAJ signifiant « partager, distribuer » à l’actif et « recevoir en partage, prendre part à » (au
31
Annexe n°2 :
Ainsi la notion de secte est un outil de description du réel plus qu’un concept exclusif. Les
chercheurs McLeod et Wach73 mettront alors en avant les notions indiennes de « samprad'ya
» et de « panth ». Le « samprad'ya » qui est un terme sanskrit, fait référence à la transmission et
par extension à la tradition. Mais à ce terme “trop difficile à retenir”, McLeod préféra la
dénomination anglaise de « panth » qui renvoie quant à elle à la « voie », laissant sous-entendre
le principe du choix. Cette notion a été développée pour la communauté Sikh qu’étudiait Mcleod
mais elle n’est nullement restrictive et peut donc être utilisée pour d’autres communautés.
Littéralement cela signifie la « voie du Guru » : « Guru’s path » ou « way » et fait référence à la
voie du salut obtenue par l’application des conseils ou des paroles du guru.
moyen), bhakti est son substantif : on retrouve cette double utilisation dans la citation d’un extrait
de la G#t! traduction de A-M Esnoul et O. Lacombe : « Ceux qui m’adorent [verbe BHAJ] avec
dévotion [bhakti] ».24
On fait remonter l’entrée de la bhakti dans l’hindouisme au développement du bouddhisme
en Inde. Ce serait en effet, en réaction à sa croissance et pour légitimer de nouveau leur nécessité,
que les brahmanes utiliseront le principe du renoncement pour mettre en place des écoles de pensée
tenues par eux, les sa(ny'sin. Marie-Louise Reiniche dans Les Ruses du Salut, l’explique en ces
termes : « en intégrant la bhakti dans l’hindouisme, cela permit le maintien de la cohésion sociale et
religieuse » (Reiniche, 1995:164). Ce sont alors ces écoles qui évolueront en samprad'ya ou secte,
suivant les préceptes du guru fondateur. Le bouddhisme prône une philosophie de l’inaction pour
interrompre le cours du karman et atteindre par là une voie de libération plus rapide. C’est par la
non-action et la non-pensée qu’on peut atteindre un état de pureté et ainsi, la fin du cycle des
transmigrations. L’hindouisme avec le principe de la bhakti, utilise le texte de la Bhagdavad-Gita
pour faire l’éloge de l’action désintéressée. C’est par la dévotion totale à un dieu du panthéon et par
la consécration de chacune des actions et pensées en son nom, que la libération peut être atteinte.
Ainsi, le principe n’est alors plus celui de l’inaction mais c’est un déplacement de la relation au
dieu où celui-ci n’est plus le prodigateur de récompenses, mais c’est à lui que l’on dédie actions et
offrandes, sans attendre de lui, les fruits de ses actions. La pratique n’est pas celle de « l’isolement
» requis par le monachisme bouddhique mais bien un respect des rites et des pratiques quotidiennes
et un recueillement sur soi pour trouver la divinité en son for intérieur : à l’image du “yoga
integral” développé par Aurobindo Ghose. Marie-Louise Reiniche dans les Ruses du Salut
argumente ainsi :
« C’est ce que la bhakti a toujours favorisé, à savoir une quête individuelle de maîtrise de soi et
du monde ainsi que la quête de critère de différenciation » répondant à « une certaine idée de la
modernité et aux difficultés qui y sont liées. » (…) « En intégrant la bhakti dans l’hindouisme »
cela permit le maintien de la cohésion sociale et religieuse. (Reiniche, 1995:171)
À quoi elle ajoute :
« L’hindouisme de la bhakti, dans la multiplicité de ses modes d’être et de pratiques, définit une
idée de l’universel (hindou) et, en ce sens, rencontre l’universel occidental de la démocratie
(Stern, 1985), avec une notion d’égalité quant au « salut » dans un au-delà toujours
problématique en regard des certitudes recherchées dans ce monde. » (Reiniche, 1995:174)
32
24 Pour aller plus loin, voir Annexe n°2.
Dans Retournements, recueil d’entretien des premiers Aurovilliens, Tim évoque cette idée de
la force de la Bhagavad-G#t! pour expliquer comment ils perçoivent leur relation au monde et aux
fondateurs :
« Fixe en moi ta pensée, sois mon dévot ; offre-moi ton sacrifice et ton hommage. Ainsi
tu viendras à moi. Je te promets car tu m’es cher.
Abandonne tous les dharma et prends refuge en moi seul. Je te délivrerai de tout péché ;
ne t’afflige pas. »
Enfin, le Karma Yoga, plus qu’une simple idéologie, entraîne avec lui des implications
concrètes en matière de réflexion pratiques qui conduisent les protagonistes à se penser en termes
de société alternative. Comme nous l’avons vu plus haut c’est ce que Danielle Hervieu-Léger
nomme dans sa troisième catégorie, les groupements utopiques militants (2001 : 166) sans pour
autant tomber dans les extrêmes qu’elle soulève pour ces groupes. En effet, Auroville cherche à
travailler sur des domaines liés à l’écologie, à la spiritualité ou au social en général. Mais la ville se
défend de faire un prosélytisme exacerbé et ne produit pas des documents alarmistes dans le but de
faire adhérer à une cause. En cela, elle se situe à mi-distance entre un groupe de pratiquants et un
groupe utopique militant. L’auteur dans son ouvrage s’est toutefois attachée à être très critique à
l’égard de ces communautés afin de répondre à une demande du MIVILUDE, le ministère chargé de
la « dérive sectaire ». Ainsi, la chercheur adopte un point de vue très protectionniste ou, comme le
critique Baubérot et Milot (annexe n°2) une position exclusiviste « franco-française », qui va mettre
l’accent sur des groupes très caractéristiques au lieu de dévoiler la diversité des groupes et de leurs
approches. On renverra le lecteur aux annexes pour comprendre le caractère modéré d’Auroville.
Nous mettrons donc l’accent sur la volonté libertaire de la communauté plutôt que sur le caractère
religieux, les études produites antérieurement sur la ville dévoilant suffisamment la spiritualité de
ces habitants. Rapportons, finalement, la réflexion du premier ministre indien Manmohan Singh.
Lorsqu’on lui demanda si pour lui, Auroville était une secte, l’officiel répondit : « La différence
entre Auroville et une secte est celle-ci. Dans une secte, c’est très facile d’y rentrer mais très
difficile d’en sortir. À Auroville, c’est très difficile d’y rentrer, mais très facile d’en sortir. »
On se référera alors aux travaux du philosophe Hakim Bey sur les TAZ (Zone Autonome
Temporaire)25, qui donnent quelques pistes de réflexion sur les communautés militantes et sur la
recherche d’alternatif, mais aussi aux travaux scientifiques de Raphaël Voix et principalement celui
33
25 BEY H., (1991), T. A. Z.. The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism, Autonomedia
Anti-copyright, 1985.
d’Une utopie en pays bengali26 qui explique clairement aujourd’hui l’idée qu’un renonçant doit
aussi « agir dans le monde » (annexe n°2). La libération dans un élan démocratique doit toucher
tout le monde et passer par le renouvellement des institutions. À présent, redonnons dans le texte
l’approche de Sri Aurobindo.
Sri Aurobindo, pour construire sa philosophie, se réappropria les philosophies hindoues en
les insérant dans une perspective néo-évolutionniste. En effet, le guru est né vers la fin du XIXe
siècle ; la théorie de Darwin avait vu le jour et les thèses évolutionnistes de l’humanité
poursuivaient leurs ravages colonialistes. Toutefois, au début du XXe siècle, de nombreuses
personnes commencèrent à questionner la thèse du « chaînon manquant ». Comment pouvait-on
mettre sur le même plan des événements, des individus contemporains et ceux datant de quelque
trois millions d’années ?
Aurobindo qui fait partie de cette génération, en tant qu’indien élevé en Angleterre,
ressentait bien la faiblesse des thèses évolutionnistes et leurs caractères profondément racistes.
Néanmoins attaché à la thèse de Darwin, Aurobindo passa des décennies à élaborer une perspective
évolutionniste de l’avenir de l’humanité. La prochaine évolution ne serait pas physique pour le
philosophe mais mentale, spirituelle. En effet, la dernière évolution qui transforma l’animal en
Homme fut celle de l’arrivée de la conscience. « Je pense donc je suis » : l’Homme à la différence
des animaux est un être pensant mais surtout conscient (de son environnement, de lui-même, des
autres) et à travers elle, selon l’auteur, devient intrinsèquement spirituel. Il commence à s’interroger
sur l’existence et cherche à y répondre (à l’aide de deux “forces” : l’expérience et “l’intuition”,
autrement dit, la raison et la foi).
La prochaine évolution pour Aurobindo se fera alors sous la conscience de l’Homme : s’il
est conscient d’un changement, il peut accélérer cette transformation suggère le penseur. Aurobindo
34
26 VOIX R., (2011), « Une utopie en pays Bengali : De l’idéologie sectaire hindoue à l’édification d’une alternative
communautaire », Études thématiques, n°25, Paris 2011
Sri Aurobindo
délimite quatre qualités (stades) de l’humain : le vital, le physique, le mental et le supramental
(perception divine du monde qui doit être atteinte). Le stade supramental est l’avenir de l’homme,
son but pour sa prochaine évolution ; c’est un stade où l’homme a fait entrer le divin (le Brahman)
en lui et où celui-ci agit à travers lui. Porté par le courant néo-védantique, Sri Aurobindo dépasse les
thèses de Shamkara du mayavada, en ajoutant que, comme lui, il a perçu que le monde était UN,
que la matière dans son état est une illusion — puisque la Vérité la rend identique —, alors que
l’expérience, la perception humaine lui donne forme dans la diversité. On retrouve ici les thèses
contemporaines spirituo-quantiques qui nous permettent de comprendre cette idée : ‘Le monde
fondamentalement est fait d’atomes c’est-à-dire des “billes27 de matière” faites de l’énergie
combinée des électrons et des ions. Au niveau quantique, il n’y a pas de distance, il n’y a que des
atomes. Selon les théories quantiques, même le toucher est une perception (une construction de
l’esprit28) puisque les atomes entre eux se repoussent, et ainsi ne se touchent jamais. Mais à notre
niveau, “dans notre dimension” nous n’observons que de la matière brute. Les atomes sont
imperceptibles et les éléments nous semblent dissociés. La distance et le temps permettent d’exister
et de se mouvoir dans le monde.’
Aux commentaires de Shamkara et de la mayavada : « la réalité que nous percevons du
monde n’est qu’une illusion et l’on doit comprendre son unité pour s’en détacher ». Sri Aurobindo
donne une autre explication, rapportons ici son expérience contée dans Lettres sur le Yoga I,
rapporté par Heehs dans la Vie de Sri Aurobindo, p 139 et 140 :
« Cette expérience « s’accompagnait tout d’abord d’une perception et d’un sentiment
irrésistible de la totale irréalité du monde ». Par une étrange ironie, Sri Aurobindo venait
de vivre l’expérience même qui était à l’origine de la philosophie du mayavada, qu’il
avait tout d’abord rejetée :
35
27 Parler de « billes » n’est pas juste car, à dire vrai, ce qui fait l’un des « mystères quantiques » c’est la déconstruction
de l’hypothèse des électrons en tant que billes de matière. Les expériences sur l’univers quantique ont démontré que les
électrons agissent comme des ondes. Mais lorsque l’on cherche à observer ce phénomène, les électrons « se comportent
» comme des billes de matière. Un vrai casse-tête pour les chercheurs qui aujourd’hui concluent sur l’hypothèse que
« l’observateur influence son observation ». La question de savoir pourquoi le monde macroscopique qui nous entoure
ne ressemble pas à sa contrepartie microscopique n'est pas encore complètement tranchée et fait partie des problèmes
d'interprétation de la mécanique quantique. Faisant étrangement écho aux théories contemporaines en Sciences
Humaines, ce phénomène est traduit en physique en ces termes : la mécanique quantique est contextualiste, c'est-à-dire
que l'existence des propriétés physiques n'est garantie que lorsque l'on précise un contexte expérimental permettant de
les mesurer.
28 voir les travaux de Henri Bergson à cet égard : BERGSON H., (1896), « Critique du dualisme » in Matière et mémoire
Essai sur la relation du corps à l'esprit, pp.246-7.
« Il n’y avait pas d’ego, pas de monde réel — seulement quand « on » regardait à travers
les sens immobiles, quelque chose percevait ou portait sur son absolu silence un monde
de formes vides, d’ombres matérielles sans substance véritable. Il n’y avait ni Un, ni
même plusieurs, seulement Cela, absolument, sans traits, sans relation, pur,
indescriptible, impensable, absolu, et pourtant suprêmement réel et seulement réel. »
(…) « Bientôt, l’aspect illusoire du monde cédait la place à un autre aspect où l’illusion
n’était plus qu’un petit phénomène de surface, avec une immense Réalité divine par-
derrière, une suprême Réalité divine au-dessus et une intense Réalité divine au cœur de
toutes les choses qui, tout d’abord, m’étaient apparues comme des formes vides ou des
ombres cinématographiques. Et ce n’était pas un réemprisonnement dans le sens, pas une
diminution ou une chute de l’expérience suprême ; au contraire c’était une élévation
constante et un élargissement constant de la Vérité ; c’était l’esprit qui voyait les objets,
non les sens, et la Paix, le Silence, la liberté dans l’Infinitude demeuraient toujours où le
monde et tous les mondes n’étaient qu’un incident continu dans l’éternité sans temps du
Divin. »
« La mayavada était donc vraie, mais elle n’était pas l’unique vérité ». (Heehs, La vie de
Sri Aurobindo, 139-140, extrait de Lettres sur le Yoga I de Sri Aurobindo, p 59-60)
Il me semblait important de rapporter ces éléments de la philosophie de Sri Aurobindo
puisqu’aujourd’hui, avec l’interprétation spirituelle des théories de la mécanique quantique, un
“écho” international est réservé aux idées du philosophe, confortant les aurovilliens dans leur choix,
et dans leur foi en leur penseur. ‘Si en 1907, il écrivait déjà cela, et que la « science » confirme son
intuition : peut-être le reste sera-t-il confirmer par la suite ?’ Ainsi Janaka rapporte cette idée :
« Nous étions au porte de la révolution estudiantine du mois de mai 68. Prévenu par mes
lectures du Sri Aurobindo concernant l’évolution de l’humanité, moi qui n’étais en rien
concerné par les études, je vis là une formidable éclosion de Sa vision. (…) 28 février
1968 - 3 mai 1968 : à peine soixante-trois jours séparait la fondation d’Auroville de la
révolte des jeunes du monde entier. Première révolution dans l’histoire qui ne
revendiquait pas davantage de biens de consommation mais qui, au contraire, criait contre
le pléthore et voulait une « autre vie ». Par quel hasard ? » (Janaka, Retournements, p.51)
Ce mélange de spiritualité rationnelle parcourt la communauté dans son ensemble et façonne
ses habitants : qu’ils souhaitent être pragmatiques, cartésiens ou yogiques et purement spirituels (ce
qu’ils nomment vitaux, mentaux, psychiques voire supramentaux) n’est à partir de là pas
incohérent. Les deux vérités coexistent, donc les deux manières d’être au monde ne sont pas
antinomiques et ne doivent pas être opposées. Auroville justifie ainsi sa diversité et en ces termes sa
cohésion.
36
« Mon contact a été davantage avec la Charte d’Auroville et les écrits de Sri Aurobindo.
Je ne suis pas très ouvert à ce niveau, je le sais, je ne suis pas du tout un bhakta. Je sens
une connexion très forte avec les idéaux d’Auroville, et les idéaux de Mère et de Sri
Aurobindo, mais je n’étais pas très ouvert au côté mystique. » (Charlie, Retournements, p.
50)
C’est alors par l’action, c’est en faisant pour le simple « bonheur de faire » ou pour celui
d’offrir son action à un projet « plus grand » voire, selon leurs termes : « faire pour le divin », que
se crée le perfectionnement29. Auroville ne sera pas une cité monastique.
« Yogic methods have something of the same relation to the customary psychological
workings of man as has to scientific handling of the natural force of electricity or of
steam to the normal operations of steam and of electricity. And the two, are formed upon
a knowledge developed and confirmed by regular experiments, a practical analysis and
constant results. All methods grouped under the common name of Yoga are special
psychological processes grounded on a fixed truth of nature and developing, out of
normal functions, powers and results which were always latent but which her ordinary
movements do not easily or do no often manifest. » (Sri Aurobindo, La synthèse des
Yoga)
Par le Yoga intégral, par le karma-yoga, ses habitants agiront perpétuellement, garantissant son
évolution. « Le vivant est mouvement » clame Aurobindo. Et l’action, garante de l’évolution. Le
futur de l’homme sera d’agir consciemment à son perfectionnement. Viendra alors une « nouvelle
humanité plus subjective et plus spirituelle » : l’homme supramental.
« Voir et trouver le Divin en soi-même, mais voir et trouver en même temps le Divin en
tous ; rechercher sa propre libération ou sa perfection individuelle, mais rechercher aussi
la libération et la perfection des autres, telle est la loi complète de l’être spirituel. (…)
Mais celui qui voit Dieu en tous, servira Dieu en tous, librement, par amour. (…) Il ne
sentira la perfection de son individualité que dans l’universalité la plus vaste, la plénitude
de sa vie individuelle, dans l’unité avec la vie universelle. Il ne vivra pas pour lui-même,
ni pour l’État ou pour la société — pour l’ego individuel ou l’ego collectif —, mais pour
quelque chose de plus grand : pour Dieu en lui-même et pour le Divin dans l’univers.
L’âge spirituel sera prêt à s’instaurer quand le mental collectif de l’homme s’éveillera à
ces trois vérités : divinité, liberté, unité (…) » (Le Cycle Humain, Sri Aurobindo, 1972, pp
139-140)
37
29 Ces éléments renvoient au principe de dévotion, la bhakti évoquée dans la Bhagavad-G#t! (le livre 7 de l’épopée du
Mah!bh!rata) cité dans la première partie de cet écrit, le principe est celui-ci : offre moi (dédie moi) tes actions sans
attendre les fruits de celles-ci, dans la dévotion je te libérerai.
Sur cette base, on comprend alors l’orientation utopique de la ville ; qui doit moins être pensée de
l’extérieur que par une approche individuelle. Aurobindo a donné quelques éléments de sa “vision”
de la « bonne société », en voici des extraits :
« L’État social parfait doit donc être celui où la contrainte gouvernementale est abolie et
où l’homme peut vivre avec ses semblables dans un esprit de libre accord et de libre
coopération. » (Aurobindo, 1972 : 275)
Et encore :
« En effet, elle implique qu’aucun des mécanismes inventés par la raison n’a le pouvoir
de perfectionner l’homme, ni en tant qu’individu ni en tant qu’être collectif — un
changement intérieur est nécessaire dans la nature humaine (…) » (le Cycle Humain,
1972 : 279)
Individualisme et Subjectivisme :
Nous avons soulevé précédemment deux points essentiels dans la conception du monde par
Aurobindo, l’idée d’individualisme et celle de subjectivité. Ces deux notions restent alors à analyser
et à expliquer. Toutefois, à l’inverse de nombreuses démarches nous ne chercherons pas à décrire
des périodes temporelles, nous éviterons d’entrer dans les débats en questionnant les notions de
« modernité », « post-modernité » ou « hyper-modernité ». Ces catégories temporelles sont utilisées
pour décrire des périodes, des transitions souvent sur une base technologique. Nous nous
cantonnerons, ici, à détailler des pratiques et des conceptions, plutôt qu’à nommer une ère
temporelle, qui semble plus abstraite et tombe dans des débats exclusivement scientifiques de
catégorisation. Ainsi, « Nous sommes tous en quelque sorte des individualistes ici » m’ont confié
plusieurs aurovilliens, mais qu’entendaient-ils par-là ? Cet élément révèle pour nous, l’un des points
communs avec la TAZ (Temporary Autonomous Zone) comme nous le verrons plus bas, qui est
constitutif d’Auroville. Dans un premier temps revenons sur ce phénomène : individualisme,
individuation et subjectivisme.
Dans son article « Individuation et individualisation » de la Revue européenne des sciences
sociales30, Vincent Descombes analyse ces deux concepts. L'individualisation selon l’auteur est le
processus d’autonomisation de l’individu, d’émancipation à l’égard des solidarités sociales.
38
30 Descombes V., (2003), « Individuation et individualisation », Revue européenne des sciences sociales, XLI-127, Nov
2009.
L’individuation renvoie, quant à elle, à cette démarche de l’individu (dans une société
individualisée) où celui-ci prend conscience de son individualité et se pense en tant qu’entité
séparée capable de « contrôler » sa propre vie, et ainsi de l’améliorer (“estime de soi”, capacité,
compétences…). C’est l’idée-slogan d’être « maître de sa propre vie ».
Synthétiquement on peut définir ces deux notions de cette manière :
Individuation : En référence aux travaux de Malrieu et de Wallon, psychosociologue français,
l’individuation est le processus par lequel chaque être humain prend conscience de sa qualité et de
sa valeur d’individu.31
Individualisation : Renvoie à la valeur d’une société qui part du principe de l’autonomie de
l’individu et place comme “valeur supérieure” son indépendance vis-à-vis du groupe, valeur fondée
sur le principe et l’idéal d’un individu souverain et égal à tous les autres.
Descombes débute son article par une observation, celle d’une « contradiction apparente ».
Il explique que finalement, plus une société devient de type organique (selon la définition de
Durkheim), plus les individus sont dépendants les uns des autres au sein d’une organisation
complexe. Et il précise que « c’est parce que la division du travail a diminué l’emprise de la
conscience collective sur le groupe ». Cette baisse de la conscience du groupe amène les individus à
se penser comme indépendant de celui-ci. Mais comme le montreLouis Dumont dans Homo
Hierarchicus, plus qu’une réalité de fait, c’est une manière de se percevoir dans le monde. Chaque
société place les valeurs, soit dans l’individu soit dans le groupe, puis hiérarchise celles-ci entre
elles. Finalement, Vincent Descombes suggère l’idée que c’est la division du travail et le
déplacement des « institutions du sens » (Églises, État) vers la sphère profane, pour reprendre une
formule de Nathalie Lucas qui a provoqué ce que Max Weber nomme le « désenchantement du
monde ».32 Mais comme le montrent les recherches contemporaines sur les Nouveaux Mouvements
Religieux (NMR), à l’inverse des suppositions de Weber à-propos de la fin du religieux, on observe
que les individus investissent alors d’autres sphères et y réintègrent des éléments autrefois associés
aux religieux afin de « trouver un sens » à leur vie ou de redonner un sens à leurs actes. Ainsi les
études sur les NMR, menées par Danielle Hervieu-Léger, mais aussi par Françoise Champion et
Nathalie Lucas, dévoilent l’entrée dans une individualisation du sens et une individuation du
39
31 Cité dans : GOIRAND P., (2010), « Le dessous des mots : Individu, individuation, individualisation, individualisme »,
Revue Contre-Pied, Supplément.
32 WEBER M., (1920), L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004.
rapport au monde. Les individus replacent la « quête du sens » au sein de toutes pratiques. Qu’ils
fassent du sport ou entrent dans un ashram, tous vont chercher un « sens plus profond » dans les
pratiques. Enfin, ce que nous appelons « individuation du rapport au monde » c’est l’idée qu’aucun
dogme ne permet la libération ou l’épanouissement de l’individu. Seule une connaissance
approfondie de « soi » ou la pratique d’une discipline (que l’on se choisit) est garante de cette
recherche, et conséquemment de sa découverte.
Vincent Descombes reprend les concepts d’individualisation et d’individuation. Il explique
qu’il y a deux formes de définitions : un sens normatif comme a tenté de le définir E. Durkheim et
un sens empirique dévoilé par L. Dumont. Ainsi, empiriquement, l’individu existe dans toutes les
sociétés. Toutes les sociétés reconnaissent à leurs agents une altérité de conscience d’action et une
différence (une individualité). Mais la société place dans un sens normatif la valeur principale d’un
groupe : ce qui est constitutif du groupe ce sont les agents ou le groupe en lui-même. Comme l’a
affirmé Madame Thatcher en 1987 : « il n’y a pas de société, il n’y a que des individus ». On
comprend dans cette affirmation la valeur ou le “principe supérieur” (Boltanski et Thévenot, 1991)
donnée par les Anglais à l’individu. Ou pour reprendre le titre explicite de Norbert Elias : est-ce
« une société d’individus » ou est-ce une société d’abord, qui possède des individus ? Louis
Dumont dans Homo Hierarchicus, finalement conclut sur l’idée que les différences culturelles entre
l’Occident et l’Orient sont intrinsèquement basées sur leur réponse à cette question. Les
« occidentaux » valorisant d’abord l’individu comme entité indépendante du groupe alors que les
« orientaux » justement mettent comme valeur supérieure l’idée que la société, le groupe préexiste à
l’individu et que celui-ci ne peut pas être pensé comme une accumulation de monades, puisqu’il est
d’abord un être social (Dumont, 1966 : 17).
Dans une deuxième partie Vincent Descombes analyse les effets de ces conceptions sociales.
À l’image de sa refléxion, on peut critiquer la notion de consensus défini par Durkheim comme
« un accord silencieux de plusieurs ensembles qui sentent et pensent de même ». Cette idée
durkheimienne est difficile à appliquer au contexte aurovillien puisque l’idéal de la ville est basé sur
le principe de la « bonne volonté » (ce qui est différent d’un accord et d’une “harmonie” de pensée).
Ainsi, plus qu’à un consensus on a plutôt affaire à une forme de « consentement collectif » où l’idée
de bien commun, de communauté, doit dépasser les désirs individuels (qui sont eux bien présents).
Mais les institutions, construites sur un système rotatif et sur des règles impermanentes, permettent
une forme de résistance dans l’application des décisions. Une décision prise par consensus
40
finalement s’appliquera selon la « bonne volonté » des individus puisque « personne ne peut forcer
les gens à faire quelque chose » (Pryia, septembre 2012), notamment parce que, comme le constate
Jean-Marc : « il n’y a ni police ni armée pour faire appliquer une décision. » (juillet, 2012)
« Il faut être conscient de l’impermanence des choses aussi. Du coup oui, il y a une
hiérarchie, il y a des trips d'ego monstrueux — au moins autant qu’ailleurs, si ce n’est
plus—, il y a un esprit de propriété qui est très fort pour un endroit qui ne possède rien.
Tu as pleins de choses comme ça, mais … si tu peux avoir suffisamment de recul pour
regarder comment ça coule, tu ne le prendras pas au sérieux. Le pouvoir de nuisance des
gens est assez faible finalement. (…) Donc oui, il y a de la hiérarchie qui se récrée, oui,
c’est inquiétant parce qu’on n’est pas venu pour ça. Mais j’ai tendance à penser que ça a
peu d’importance. Grâce à cette propriété d’impermanence et de flotabilité, si tu veux, qui
est très indienne. » (Julien, août 2012)
Finalement, la question soulevée par V. Descombes nous interpelle particulièrement à
savoir : comment rendre cohérent un phénomène lorsque « nous parlons d’un tout, donc d’une
entité complexe dans laquelle on doit trouver une unité, mais aussi une diversité interne, et donc des
rapports entre les parties » ? Ce passage est particulièrement intéressant pour notre réflexion car il
met en lumière la vraie difficulté de la communauté d’Auroville à lier les aspirations individuelles
et le bien-commun inhérent à la vie en communauté. Il dévoile aussi la difficulté du chercheur à
dégager des éléments de cohérence dans ces conceptions polymorphes. Comment lier l’unité à la
diversité ? C’est tout le travail entrepris ici, aussi imparfait qu’il soit, il aura peut-être le mérite de
dévoiler les contours de la complexité. Finalement, V. Descombes conclut son article ainsi : « Le
consensus qu’on peut imaginer sera celui qui se dégage (laborieusement) au terme d’une
confrontation des intérêts individuels et des opinions personnelles. »
David Graeber dans son livre Pour une anthropologie anarchiste33, analyse l’idée de « processus du
consensus », sa réflexion aide à pousser davantage l’analyse de Descombes :
« Que signifie processus de prise de décision. En Amérique du Nord, ce processus passe
presque invariablement par la recherche d’un consensus. Comme je l’ai mentionné, cela
est beaucoup moins étouffant idéologiquement qu’il n’y paraît car la présupposition
derrière tout bon processus de consensus est qu’on ne devrait même pas essayer d’amener
les autres à adopter notre point de vue d’ensemble. L’objectif du processus de consensus
est de permettre à un groupe de décider d’une ligne de conduite commune. Plutôt que de
voter pour ou contre des propositions, celles-ci sont travaillées et retravaillées,
41
33 GRAEBER D., (2006), Pour une anthropologie anarchiste, Bibliothèque et archives du Canada, ed. Lux, 2004.
abandonnées, ou réinventées, jusqu’à ce qu’on en arrive à quelque chose qui soit
acceptable pour tous. » (2006 : 134)
C’est pourquoi « chaque décision à Auroville prend beaucoup de temps » (Jean-Yves), et
parfois, est annulée six mois plus tard, ou ne pourra jamais être appliquée car elle demande l’accord
des individus en contexte. Des décisions en somme bien indiennes, ou pour reprendre la formule
d’A. K. Ramanujan, applicables seulement en « context sensitive ». La difficulté ne réside pas dans
la prise de décision mais lors de son application. Ainsi, comme l’écrit Vincent Descombes :
« L’exigence du consensus tend à devenir purement procédurale » et encore plus dans le cas
d’Auroville. L’individu existe dans toutes les sociétés en tant que “sujet pensant et agissant
indépendamment du collectif”. C’est le sens alors d’individuation où le sujet a accès à une plus
grande autonomie. On renvoie les individus à une responsabilité individuelle, à l’estime de soi, à
ses savoirs et ses compétences. Ce phénomène s’inscrit à la fois dans le processus
d’individualisation de la société — qui est lié aux valeurs comme le montre Dumont dans Homo
Hierarchicus—, à la hiérarchisation des valeurs entre l’individu et le collectif, la partie et le tout.
Descombes conclut sur l’idée que « la réalité n’est jamais entièrement adéquate à l’exigence
d’autonomie que porte l’idée normative d’individualité. » Créant ainsi des tensions entre le désir de
liberté, l’idéal d’égalité et le principe d’individualité.
« La solution est d’aller profondément à l’intérieur de soi-même et de trouver le lieu où
toutes les différences se rejoignent pour constituer l’unité essentielle et éternelle. » (La
Mère, 1991 : 40)34
Graeber justifie dans son étude l’idée que dans un groupe égalitaire (ou anarchiste) la prise
de décision ne peut pas être faite par le vote, car celle-ci entraîne l’écrasement de la minorité. Donc
le consensus s’impose. Nous gardons alors la réflexion de Descombes sur l’idée d’un consensus
procédural car personne n’est jamais entièrement d’accord avec une décision. Toutefois, Graeber
dépasse le caractère illusoire de la procédure en expliquant que c’est justement la nature même du
consensus : arriver à un compromis auquel on peut toutefois soit refuser de l’appliquer pour soi, soit
y mettre un veto. Finalement ce qu’on observe à Auroville, c’est l’idée de Graeber de cette
application en contexte :
« quand on arrive au stade final, à un consensus comme tel, deux sortes d’objections sont
possibles : on peut « ne pas faire obstacle », ce qui revient à dire « ça ne me plaît pas et je
42
34Mère parle d’Auroville, propos recueillis et publiés par l’ashram de Sri Aurobindo, 1991, p. 40, parole du 04/05/1969)
n’y prendrai pas part, mais je ne m’oppose pas à ce que d’autres le fassent », ou « bloquer
», ce qui fait l’effet d’un veto. On peut seulement bloquer une proposition si on pense
qu’elle contrevient aux principes fondamentaux ou aux raisons d’être d’un groupe ».
(2006 : 134)
Nous avons pu observer la même chose lors du débat sur l’exit policy, un projet de loi très
polémique qui a amené l’intervention du governing board. Celui-ci a alors évoqué les principes
fondateurs de la ville contre lesquels le projet de loi s’opposait, ce qui a entraîné l'entérinement du
projet. Graeber, nous reviendrons sur ce point plus bas, donne une hypothèse, qui éclaire la
conception des aurovilliens au niveau de leur prise de décision politique.
« J’aimerais proposer l’explication suivante : il est beaucoup plus facile, dans une
communauté où tout le monde se connaît, d’arriver à savoir ce que la plupart des
membres de cette communauté souhaitent que de trouver comment convaincre ceux qui
ne veulent pas suivre. La prise de décision par consensus est caractéristique des sociétés
où il n’y a aucun moyen de contraindre une minorité à accepter une décision de la
majorité — soit parce qu’il n’y a pas d’État avec un monopole de la force coercitive, ou
parce que l’État ne s’occupe pas des décisions d’ordre local. S’il n’y a pas de moyen
d’obliger ceux à qui la décision de la majorité ne convient pas à s’y plier, alors la dernière
chose qu’on souhaite est de passer au vote. (…) »
Il explique alors que deux facteurs semblent faire émerger une « démocratie de la majorité » :
« le sentiment que tous devraient avoir voix au chapitre dans les décisions collectives, et
un appareil coercitif capable de faire respecter ces décisions. »
À Auroville, ces deux facteurs ont été volontairement retirés. Ainsi, comme nous avons
essayé de le montrer, certaines personnes se sont volontairement retirées de toute implication
politique et personne ne désire les forcer à entrer dans ce jeu. Parce que c’est leur liberté et que ces
décisions n’entraînent pas une contrainte par la force. Ils ont alors le droit de se soustraire à la prise
de décision puisqu’ils pourront faire entendre leur résistance lors de l’application. Ils feront
entendre leur voix soit lorsque cela leur paraîtra essentiel ou tout simplement ils choisiront de ne
pas suivre ces principes pour eux-mêmes. Le fait qu’il y ait des personnes politisées ou non
participe du principe de consensus et de liberté individuelle.
43
« L’ère du subjectivisme » :
À l’individualisme, Auroville ajoute un autre phénomène existentialiste : la subjectivité. On
entre alors dans une sorte d’« individualisme subjectiviste » pour reprendre une formule de
l’économiste autrichien Ludwig Von Mises35, où la subjectivité est placée comme valeur première
mais entraîne avec elle un flot de contradictions. Comment créer une unité lorsque les sujets
affirment : qu’il y a « autant d’Auroville que d’Aurovilliens ». Et que, finalement, il faut que cela
reste comme tel, parce qu’« Auroville, c’est ce que chacun veut en faire ». On place ainsi la valeur
de l’individu comme essentielle et on ajoute à cela l’idée de subjectivité : la personne est contrainte
à percevoir le monde d’une manière spécifique. Cette manière unique et subjective lui indiquera
comment se comporter et quelle est sa voie (personnelle) de perfectionnement (qui est différente de
celle d’un autre), parce que pour reprendre une formule de Krishnamurti : « la vérité est un pays
sans chemin ».
Seule l’école d’économie autrichienne a
élaboré une théorie de la subjectivité pour les
sciences humaines. Ludwig Von Mises a proposé
une lecture de l’action humaine en terme «
d’individualisme subjectiviste ». Dans l’article
d’Arena Richard et Festré Agnès « Connaissance
et croyances en économie », les auteurs
expliquent que pour Von Mises « l’existence des
croyances individuelles propres à chaque agent »
c o m m e n o u s a l l o n s n o u s a u s s i
l’évoquer, « implique et pose le problème de la
coordination entre les décisions et les actions
autonomes des acteurs » (2002 : 638). Les chercheurs partent du principe que la société est basée
avant tout sur un effort de coopération (von Mises, 1949 :152). Pour von Mises « l’homme est
toujours inséré dans un contexte socio-culturel qui influence ses choix subjectifs. » Ce fait amène
les individus à ce qu’il nomme un « processus de partage des croyances individuelles ». Cette
44
35 VON MISES L., (1949), L’action humaine : Traité d’économie, Paris : Presses Universitaire de France, Réed 1985.
Cité dans Arena Richard et Festré Agnès, « Connaissance et croyances en économie » L'exemple de la tradition
autrichienne, Revue d'économie politique, 2002/5 Vol. 112, p. 635-657.
Subjectivisme : Doctrine d’après laquelle
toute connaissance est relative à l’esprit qui
connaît et dépend de la manière dont les
choses extérieures nous affectent. Selon le
subjectivisme, la connaissance n’est pas
conna issance de l ’ob je t , mais e s t
connaissance subjective qui se suffit à elle-
même. Il y a alors autant de subjectivismes
possibles qu’il y a de sujets. — (Gérard
Siegwalt, Nature et histoire, 1966).
Encyclopédie Universalis.
notion de « processus » revient très souvent dans les analyses des chercheurs que nous avons
étudiés. En effet, pour étudier des mouvements à caractère “nébuleux”, on observe qu’il n’y a pas
de lignes directrices mais plutôt une démarche. Un processus (ou process) vers quelque chose dont
la finalité est encore inconnue.
Ainsi, l’individualisme subjectiviste renverrait à une posture où les agents valorisent
l’individu en tant que sujet faisant partie d’un collectif mais dont l’individualité (sa capacité à se
penser en entité différente de celle du groupe) est survalorisée et commune à tous. Ainsi la manière
dont un sujet X perçoit le monde est tout autant juste que celle du sujet Y. Ils ont cela en commun,
mais leur tâche en tant qu’être collectif est celle de toujours rechercher dans leurs actions l’unité et
la posture la plus juste (« bonne volonté ») afin d'acquérir un « savoir vivre » et un « savoir être
» (lié à l'individuation).
« Le droit de l’homme est de poursuivre librement la Vérité et de s’en approcher
librement par ses propres voies. Mais chacun doit savoir que sa découverte est bonne pour
lui seulement et qu’elle ne doit pas être imposée aux autres. » (La Mère, 1991 : 39)36
Ou comme le cite Aurobindo p.188, exaltant la Bhagavad-G#t!, III. 35 :
« Mieux vaut suivre sa propre loi, fût-elle médiocre, que la loi d’autrui, fût-elle meilleure.
» (1972 : 188)
Il est alors étonnant, à l’instar de Vincent Descombes, d’observer ce que Foucault et
Goffman dans leurs théories sur l’autorité nomment une auto-censure et un auto-contrôle exacerbés
par ces postures. Lorsque les Aurovilliens évoquent un « cadre invisible » qui restreint la liberté par
la responsabilité individuelle, on observe que cet auto-contrôle devient aussi contraignant que celui
que pourrait établir la société par les lois et les règles. L’étude de l’anarchisme défini par P.
Kropotkine et N. Chomsky mettra en lumière cette idée, notamment lorsque Kropotkine écrit
inversant la devise chrétienne : « Fais aux autres ce que tu aimerais qu’ils te fassent dans les mêmes
circonstances ». Mais puisque chaque chose est contextuelle, donc subjective, on ne peut pas
appliquer le principe : toute chose égale par ailleurs. Les aurovilliens valorisent le « cas particulier
», le « contexte » et la subjectivité.
Enfin, comme l’explique Louisa dans le Rêve de Mirra : « On est libre de faire, oui … ce
que l’on veut... mais c’est une liberté difficile parce qu’on est face à nous-mêmes tous les jours, à
45
36 op. cit, La Mère, 1991, p39, parole du 13/05/1970)
chaque instant. » Valentine m’a parlé aussi d’une sorte de « cadre invisible » : plus on est libre de
faire, plus la contrainte pèse. À l’image de la contradiction soulevée par Descombes dans son
article, à savoir que plus une société se pense en termes de sujets indépendants, plus on observe que
les individus sont dépendants des autres pour vivre (et donc de la société). Ici, plus la liberté est
grande, plus l’exigence et la contrainte portée sur l’individu s’exacerbent. Une réflexion de Julien
sur la propriété privée semble être révélatrice de ce phénomène :
« Mais il y a autre chose, il y a aussi un paradoxe qui fait que dans une société classique,
une société qui reconnaît la propriété privée comme droit standard, je ne fais pas de
jugement là-dessus (…) Quand tu vis dans une société comme ça [dont la propriété privée
est à la base du contrat social] la propriété privée est tellement évidente que tu n’as pas
besoin de la rappeler à tout bout de champ, tu n’y penses pas. Tu achètes un appart’ c’est
ton appart’ ! (…) Tu as le droit et des institutions pour te défendre. Du coup,
paradoxalement, en Europe, les gens protègent moins, ont moins le sens de la propriété
privée, parce qu’ils n’ont pas besoin de l’avoir, parce que des institutions, la société le fait
pour toi. (…) [Évoque l’exemple de la propriété privé dans le cadre de la construction
d’une entreprise ou d’une association] L’idée, c’est que quand tu n’as pas d’institutions
qui protègent, ou organisent, les individus sont obligés de le faire eux-mêmes. (…) Mais
en soi ce n’est pas un problème de ne pas atteindre un idéal. Les idéaux ne sont pas faits
vraiment pour être atteints. (…) Pour moi, je ne parle que pour moi, l’idéal c’est un
concept asymptotique. Donc tu vas t’en approcher, tu ne vas probablement jamais le
toucher. Mais le process de t’en approcher t’apprend des choses. (…) donc le process de
s’approcher de cet idéal, même s’il ne mène pas à l’idéal, te donne une conscience de la
façon dont ça fonctionne, dont je fonctionne aussi et dont la société fonctionne. (…) C’est
une gymnastique intellectuelle. »
Auroville « une utopie du retour à la nature » ?
46
“Auroville demain” modélisé par Uriel pour The Auroville Galaxy, Master Plan.
http://map.auroville.org.in/publicmap/
Selon nous, il semble que nous ne nous trouvions pas dans ce que Jean-Loup Amselle
nomme la « rétrovolution »37, c’est-à-dire un mouvement issu de la contre-culture repris par la
philosophie New-Age qui aspire à un retour à la nature, à la vie « sauvage » comme système idéal
de vie. Auroville ne peut pas être dans l'absolu (il y a des cas particuliers38) associé à ce
mouvement. La communauté est profondément “tournée vers l’avenir”. Comme le dévoile son
architecture futuriste, ce n’est pas une sagesse antique ou un retour forcé de l’homme à un état de
nature idéalisée (thèse du « bon sauvage » de Rousseau), héritière d’une sagesse immémoriale et
plus authentique (et par là plus “vraie”). Auroville ne peut pas être associée à ce mouvement
puisqu’elle souhaite associer les forces rationnelles et scientifiques de la connaissance aux «
lumières de la spiritualité », seules garantes de l’unité des Hommes et des êtres. Ainsi, on est bien
dans une idéologie que l’on pourrait qualifier d’individualisme-subjectiviste orienté dans un
mouvement spirituo-quantique, mais qui proclame une marche en avant plutôt qu’un retour en
arrière. Auroville n’est cependant, pas non plus dans une idéologie unilinéaire de progrès :
« La société moderne a découvert un nouveau principe de survie : le progrès ; mais le but
de ce progrès, elle ne l’a jamais découvert — à moins que ce ne soit toujours plus de
connaissance, toujours plus d’équipement, plus de commodités et de conforts (…) une vie
de plus en plus encombrante par son opulence. (…) elles tournent en rond et ne
conduisent nulle part (…) elles semblent seulement, pendant un temps, découvrir ce
secret [le principe d’immortalité] dans l’illusion d’une série d’expériences, dont chacune
se termine par une désillusion. Telle a été jusqu’à présent la nature du progrès. » (Sri
Aurobindo, 1972 : 284)
« L’élan vers l’avenir, c’est d’être prêt à abandonner tous les gains moraux et matériels,
de manière à acquérir ce que l’avenir peut nous donner. »39 (La Mère, 1991 : 32)
Toutefois, comme nous l’avons dévoilé précédemment grâce aux analyses de la pensée de
Sri Aurobindo, même si Auroville ne prône pas un retour à la nature ou une idéologie du progrès,
son idéal s’oriente sur l’idée de la possibilité d’un « avenir meilleur ». Ces différents éléments,
dévoilent alors le projet utopique de la ville, bien que ses habitants se défendent de vivre au sein
d’une utopie (au sens paradisiaque). Ainsi Shaly, dans Le Rêve de Mirra explique :
47
37Amselle J.-L., (2010), Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Stock.
38 Les personnes que l’on nomme les « greenbelteux », les « hommes de la forêt », eux, sont un peu plus dans cette
approche. Colleen et Jean par exemple correspondent à cet archétype : « si tu veux vraiment comprendre Auroville, il
faut que tu viennes ici, dans la forêt. C’est ici le vrai cœur d’Auroville ! ». (Juillet, 2012)
39 Mère parle d’Auroville, propos recueillis et publiés par l’ashram de Sri Aurobindo, 1991, p32, parole du 05/08/1968)
« Auroville est loin d’être parfaite, il y a encore beaucoup de travail à faire, il y a encore
des conflits à régler. Il y a beaucoup encore ici de choses qui sont en contradiction avec
l’idée que nous nous faisons d’Auroville. Ce que nous essayons de manifester, ce que
nous essayons d’être... Quand vous venez à Auroville, vous êtes sensés travailler pour la
communauté ou au moins tenter de donner quelque chose qui est en vous, in a someway…
Pourtant, ceux qui arrivent en font le moins possible. Alors je me demande ce qu’ils sont
venus faire ici et comment ils utilisent la liberté qui leur est donnée… »
Jean-Yves quant à lui reprend cette idée mais rappelle le projet utopique :
« Auroville n’est pas un lieu idéal. Auroville est un lieu plongé dans la condition humaine
mais c’est un lieu où la condition humaine est confrontée à la nécessité de son
dépassement. Et il s’agit de savoir si on le veut vraiment. »
Utopie, Zone Autonome Temporaire ou anarchie : quel choix pour Auroville ?
Cet optimisme résolu face à l’avenir permet de mieux cerner Auroville comme un dispositif
de conception utopique. Interrogeons à présent le caractère de “cité idéale” de la ville. Nous
utiliserons pour cela trois concepts : l’utopie, la TAZ et l’anarchie. Comme nous avons tenté de le
décrire dans le chapitre un non-objet anthropologique, Auroville cherche à s’écarter voire à
déconstruire l’ensemble des modèles existants pour construire une nouvelle société. Ainsi la ville
est à la fois utopique en ce qu’elle recherche un idéal et semble optimiste quant aux possibilités
avenir. Mais elle existe néanmoins quelque part et mobilise des outils alternatifs pour se gouverner.
En termes de société « idéale », Auroville s’est construite entre ces trois notions, une utopie, une
TAZ et une anarchie, tout en l’englobant et les dépassant pour construire et réaliser un espace, fondé
sur une sorte d’idéologie du chaos ordonné. Ainsi l’utopie est absence de lieu, l’anarchie absence de
gouvernement, la TAZ quant à elle, assure le lien : un groupement autonome et temporaire sans
gouvernement, sans temporalité précise, mais localement incarné. C’est alors selon la formule des
surréalistes la recherche de la « pénétration du Merveilleux » dans le quotidien qui motive les
habitants à construire des modèles alternatifs, un combat contre TINA (There is no alternative)
comme le déclame le groupe militant Fight against TINA40. Reprenons ces trois notions.
48
40 Fight Against TINA, est un mouvement citoyen rassemblant des professionnels et amateurs de toutes catégories dont
la devise est cette lutte contre TINA, TINA représentant le slogan : « There is no alternative ». Cette association de
personnes met en place des work shop, des ateliers (à l’image du Do It Yourself) où ils donnent des formations, le plus
souvent, gratuites et variées notamment dans le domaine des technologies alternatives. Par exemple : comment
construire sa propre antenne-relais etc...
L’Utopie :
« Auroville is an attempt to realize on earth a slightly more ideal life »
La Mère, les Agendas, vol. 6 p.144.
Le mot « utopie » voit le jour au XVIe siècle. Imaginé par l’écrivain Thomas More, ce terme
vient du grec « ou » préfixe négatif et de « topos » le lieu. Ainsi, « utopie » aurait pour signification
« sans-lieu », « qui ne se trouve nulle part ». Cependant, dans l’en-tête de l’édition de Bâle de 1518
d’Utopia, More utilise exceptionnellement le terme d’« Eutopia » désignant ainsi la cité qu’il a
décrite dans son « carnet de voyage ». Dans ce second néologisme, le privatif « ou » se transforme
en préfixe « eu » qui signifie « bon ». Le lieu de nulle part devient alors le lieu d’élection, celui qui
est bien gouverné. Cette nuance ira dans le sens de l’œuvre : bien que Thomas More décrive le
voyage entrepris dans une cité fictive (Utopia), il y démontrera le projet d’établissement rationnel
d’une société idéale (Eutopia). Cet idéal est cependant moins porté par un climat favorable, ou par
une « condition de nature » comme celle que décrit Diderot dans Supplément au Voyage de
Bougainville (1796), que par un gouvernement et des lois rationnellement établies, justes et
égalitaires. Une société qui ne serait plus fondée sur la concurrence et la rareté, mais sur
l’abondance et l’entraide. Il chercha alors à repousser les critiques à l’encontre de cet « Eden » en
construisant un système solide de gouvernement et de règles sociales en opposition aux valeurs de
la société dans laquelle il vivait— qu’il considérait à l’origine de la contamination de l’idéal social
—, car Utopia ne jouit pas d’un climat paradisiaque, et n’est en rien fondée sur l’oisiveté de ses
habitants.
Mais l’idée d’une société idéale a vu le jour bien avant Thomas More. Dès l’Antiquité, on
aspire à une société justement gouvernée. La République de Platon mettait en avant les idées de
Socrate sur cette éventuelle « bonne cité » nommée Callipolis. Platon émet l’idée que seule une
communauté de sages, un groupement de philosophes pourrait conduire à une société utopique,
discours repris au XXe siècle par les thèses de l’expertise et les théories des chefs (Yves Cohen41).
Déjà dans l’Odyssée, Homère décrit l’arrivée d’Ulysse dans l’île de Phéacie, gouvernée par le sage
Alkinoos. Par la suite, de nombreux artistes humanistes tels Léonard de Vinci, Heinrich
Schickhardt, Raphaël et sa fameuse École d’Athènes, l’écrivain Kaspar Stiblin, ont travaillé à
49
41 Cohen Y., (2013), Le Siècle des Chefs, une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940),
Éditions Amsterdam, Paris.
l’élaboration d’une cité idéale sur le plan structurel (harmonie, perspectives…) pour les premiers,
politique pour ce dernier. De nos jours, le mot utopique a perdu son sens d’idéal. Par antonomase, le
nom propre est devenu substantif : on considère utopique quelque chose d’irréalisable. L’idéal, le
parfait ne fait plus rêver mais effraie. La seconde guerre mondiale n’est pas étrangère à cet état de
fait. Le projet nazi d’une société parfaite et homogène contamina l’ensemble des projets idéalistes.
Au nom de la recherche d’une « perfection » aseptisée les pires horreurs seront commises. Des
ouvrages dystopiques verront alors le jour pour maintenir en état d’alerte les êtres humains contre
ces projets. 1984 de Georges Orwell, Le meilleur des mondes de Aldous Huxley, Sauvagerie de
James G. Ballard, dévoilent la face obscure des sociétés « parfaites ». Les auteurs dystopiques
semblent aller dans la même direction : l’Homme n’est pas un être parfait, la société, même si elle
est rationnellement et scientifiquement organisée, ne peut pas être parfaite (ou plutôt “bonne”)
puisqu’elle détruirait ce qui fait l’être humain : son imperfection. Les critiques semblent se porter
davantage sur l’idée de l’organisation rationnelle-scientifique de Taylor, sur l’eugénisme (Huxley),
sur les sociétés autoritaires de type socialisme stalinien, celles où l’individu n’existe plus et où il est
écrasé au profit du commun (Orwell) et sur la critique du « principe sécuritaire » (Ballard). À ces
livres désenchantés, s’opposeront les rêves d’utopie ; les écrivains s’exercent à montrer le chemin à
ne pas prendre et les architectes poursuivent leur idéal de villes nouvelles. Pourtant Raphaël Voïx,
dans Une Utopie en pays Bengali, p.166, prête cette réflexion à Seguy: [si] « tout changement
social, en tant qu’il suscite l’idéologie qui le rend possible, ne passe pas nécessairement en Occident
par une phase utopique » (Seguy, 1999 : 158).
À partir du XXe siècle, et notamment après la seconde guerre mondiale (bien que ces projets
prennent racine dans l’entre-deux guerres), se développent les projets architecturaux, construits sur
le protocole de la Charte d’Athènes (CIAM, 1933), d’une ville idéale, tels que les projets de Cités
radieuses de Le Corbusier (évoquées dans Ravage de Barjavel, 1943). Comme le montre R. Voïx :
« l’utopie est, selon ce nouvel usage, un exercice d’idéalisation qui, dès le départ est conçu pour
être réalisé. » (2011 : 166). La ville de Brasilia, construite en seulement 1000 jours, inaugurée en
1960, est un bel exemple toujours vivant de ce mouvement. Oscar Niemeyer, l’architecte de
Brasilia, concrétise le projet d’utopie fonctionnelle de l’École du Bauhaus, idée reprise par d’autres
figures célèbres telles que celles de Le Corbusier pour la France et de Frank Lloyd Wright pour les
États-Unis.
« Les utopies ne sont que des vérités prématurées » disait Lamartine. A quoi Le Corbusier
répondait : « Voilà qui donne à nos rêves de la hardiesse, ils peuvent être réalisés ! ». Des projets de
50
grande envergure virent le jour dans le courant des années 50-60. Des « mégastructures » tels que
Brasilia ou le projet de le Corbusier « projet A (Alger) fort l’empereur » (resté au stade de croquis)
furent développés. On trouvera ci-dessous quelques croquis de cette époque. On y observe un
consensus architectural établi autour de formes rectilignes, d’espaces ouverts permettant la
circulation, d’immeubles et de gratte-ciel, symboles de la modernité et du progrès. Tous ces projets
se réfèrent au courant fonctionnaliste, qui toucha les sphères scientifiques, y compris
l’anthropologie, durant cette période. Les directives « rationnelles-scientifiques », l’hygiénisme du
début du siècle expliquent le choix de « lignes pures », d’ « artères aérées et dégagées », toutes les
commodités devant être faciles d’accès… Quatre points donneront les directives : travailler,
habiter, cultiver le corps et l’esprit et circuler. (CIAM, 1933, Athènes).
51
Broadacre City, Frank Lloyd Wright, 1934-35
Auroville avait lors de sa fondation deux options : on pouvait comme à Brasilia construire
une ville puis y installer les habitants, ou au contraire, d’abord les faire venir pour qu’ils
construisent une ville. Roger Anger l’architecte de la ville désigné comme tel par la Mère (qui
s’inscrit dans la filiation de Le Corbusier mais la prolonge vers le futurisme) exprima en ces termes
leur choix pour cette deuxième option : « Encore une fois, ce qui est important, ce n’est pas de
construire une ville, mais de construire des hommes nouveaux. » (à Jean-Pierre Elkabbach en 1973,
dans le reportage Auroville).
Mirra Alfassa avait en tête l’idée de construire un lieu où pourrait se créer l’idéal de « l’unité
humaine ». Elle choisit ainsi, la stratégie “pharaonique”42, si je puis dire, d’unir les nouveaux
habitants autour d’un grand projet, d’un grand travail : le Matrimandir. La ville se construirait
52
42 Ou tout du moins Égyptienne : les dernières découvertes de l’archéologie ont montré que la cité d’Égypte n’était pas
construite sur l’esclavage mais sur le travail. Ainsi les premiers pharaons réussirent à unir les différentes tribus d’Égypte
et pour montrer à tous la grandeur de leur nation, ils unifièrent ces dernières autour des grands travaux (Pyramides,
Sphinx, nécropoles etc…) qui stratégiquement maintenaient la paix au sein de la société et imposaient par leur grandeur
le respect des autres civilisations.
Le Corbusier, Paris : Plan Voisin, plan masse du site d’implantation , 1925
« Les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées », écrivait Lamartine, à quoi Le Corbusier, en exergue
de sa Cité Radieuse, ajoutait : « Voilà ce qui donne à nos rêves de la hardiesse : ils peuvent être réalisés. »
autour de celui-ci. Cette stratégie était audacieuse ; elle eut le mérite d’être efficiente. Depuis son
achèvement, les aurovilliens évoquent parfois même l’idée d’un manque, portés par la crainte de ne
plus avoir de projet concret et commun aujourd’hui, avec le risque de désunir peu à peu la
communauté. Mais utopie est aussi synonyme d’expérience : de nombreux autres projets ou
tentatives garantissent le dynamisme de la ville et l’attachement de ses habitants. Si, comme prévu,
la ville doit accueillir 50 000 personnes, il y a encore beaucoup à faire.
Il y eut un parti pris dès le début d’Auroville. Ce n’était pas une cité idéale qui devait être
créée mais une humanité idéale. Celle-ci se réaliserait par le travail, par l’action. Non pas dans le
sens prométhéen ou catholique de travail-labeur (afin de se libérer de ses péchés) mais bien celui de
l’idée hindoue (ou plutôt néo-védantique) du perfectionnement par l’action : le Karma-yoga.
« On ne travaille pas pour gagner sa vie, on travaille pour progresser ! » (Jean-Yves, Le
Rêve de Mirra)
L’utopie permet de mettre l’accent sur l’idéal recherché ; elle donne de la force aux actions.
Néanmoins, vu que la ville existe quelque part, elle se situe à mi-distance entre un projet utopique et
une réalisation alternative. Une théorie développée par Hakim Bey (Peter Lamborn Wilson) pourrait
éclairer notre analyse.
53
Une maison d’Auroville, construite dans les années 80
Le nettoyage des disques du MatriMandir
La TAZ :
Hakim Bey est un philosophe anarchiste américain né en 1945 à New-York. Il a travaillé sur
les questions de mouvements sociaux, de mouvements alternatifs et s’est concentré sur les critiques
du capitalisme et du néolibéralisme. Il a alors découvert des zones de résistance qu’il s’attela à
théoriser. Il construit pour cela les notions de Zone Interdite puis de Zone Autonome Temporaire.
Ainsi plus qu’une utopie, Auroville finalement ressemble à ce que le philosophe nomme une TAZ,
une Zone Autonome Temporaire. Selon nous, Auroville semble bien s’être construite sur les critères
donnés par H. Bey. On retrouve dans l’histoire de nombreux pionniers, avant leur arrivée à
Auroville, le fait qu’ils avaient expérimenté d’autres communautés, groupes, ou samprad'ya, qui
possédaient des caractéristiques soit monastiques, soit ésotériques, anarchistes ou encore avaient les
caractéristiques d’une TAZ (tel le Living Theater). Ainsi la ville a-t-elle conservé quelques traces de
cet état. Bey, en constituant son traité sur la TAZ, explique qu’il s’est volontairement abstenu de
définir ce qu’était une TAZ parce que selon lui, « elle se comprend dans l’action » (2011 : 10).
Néanmoins, nous allons essayer de proposer ici quelques fragments d’explication, faute de
définition stricto sensu. Ainsi selon l’auteur :
« La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération
de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant
que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace. Puisque l’État
est davantage concerné par la Simulation que par la substance, la TAZ peut « occuper »
ces zones clandestinement et poursuivre en paix relative ses objectifs festifs pendant
quelque temps. Certaines petites TAZs ont pu durer des vies entières parce qu’elles
passaient inaperçues, comme les enclaves rurales Hillbillies du Sud US — parce qu’elles
n’ont jamais croisé le champ du Spectacle, qu’elles ne se sont jamais risquées hors de
cette vie réelle qui reste invisible aux agents de la Simulation. » (pp. 13-14)
« Sa grande force réside dans son invisibilité (…) Dès que la TAZ est nommée
(représentée, médiatisée), elle doit disparaître ; elle va réapparaître, laissant derrière elle
une coquille vide, pour resurgir ailleurs, à nouveau visible puisqu’indéfinissable dans les
termes du Spectacle. (p. 14)
« Elle est ce microcosme de ce « rêve anarchiste » d’une culture libre. » (p. 15)
54
Cours d’art du cirque, disrribué aux enfants d’Auroville, MatriMandir
La TAZ comme festival :
« L’essence de la fête c’est le face à face : un groupe d’humains mettent en commun leurs
efforts pour réaliser leurs désirs mutuels — soit pour bien manger, trinquer, danser,
converser — tous les arts de la vie, y compris le plaisir érotique, soit pour créer une
œuvre commune, ou rechercher la béatitude même — bref, une « union des égoïstes
» (comme la définit Stirner) sous sa forme la plus simple — ou encore, selon les termes
de Kropotkine, la pulsion biologique de base pour l’« entr’aide mutuelle ». (pp. 22-23)
« Le concept de nomadisme psychique (ou comme nous l’appelons par plaisanterie, «
cosmopolitisme sans racine ») est vital dans la formation de la TAZ. » (2011: 23)
Cela renvoie à des individus qui, poussés par la « curiosité », cherchent à rencontrer la diversité
culturelle (de fait ou virtuellement), n’étant pas convaincus par l’idée d’un relativisme culturel
absolu ou inversement, d’une homogénéisation des cultures désirée par le capitalisme économique
mondial. Cet état de nomadisme psychique pour Bey concerne « tout le monde », des marginaux
aux intellectuels et artistes, « vous et moi », chaque personne qui agit, que ce soit par
l’intermédiaire d’outils technologiques ou en prenant leur sac à dos, tous ceux qui luttent pour la «
destruction créatrice » (2011 : 24-25). Pour élaborer sa notion, Bey s’inspire des travaux de Deleuze
et Guattari et leur « Traité de nomadologie ».43
Finalement selon Bey :
« La TAZ est « utopique » dans le sens où elle croit en une intensification du quotidien ou
comme auraient dit les Surréalistes, une pénétration du Merveilleux dans la vie » Mais
elle ne peut pas être utopique au vrai sens du mot, nulle part, ou en un lieu-sans-lieu. La
TAZ est quelque part. » (…) [c’est] « La vie passée à vivre plutôt qu’à simplement
survivre. » (p.32)
Et page 62 et 73 : « la TAZ est dans un certain sens une tactique de la disparition. »
« Une expérience forte aussi bien au niveau social qu’individuel. Un yoga du chaos, un
projet d’organisation plus « raffinée » en surfant la vague du chaos du dynamisme
complexe. » (p. 73)
Dans ces extraits, malgré le caractère enthousiaste, d’une certaine « fantaisie poétique » ou
« ranteresque »44 comme le décrit l’auteur lui-même (2011 : 10), qui colore cet écrit au discrédit
55
43 DELEUZE G., GUATTARI F., (1980), « Traité de nomadologie », in Milles Plateaux. Vol. Collection Critique, Paris:
Éditions de minuit.
44 « De Ranterish, Les Ranters étaient une secte de protestants radicaux au XVIIe siècle, connus pour parler dans des
langues étranges quand ils étaient possédés par le saint-esprit. » (p.87, TAZ)
d’une certaine objectivité, on arrive à saisir quelques éléments : une TAZ est une zone où la
contrainte sociale (culturelle plutôt), étatique et administrative ne pèse plus (peut-être au profit
d’autres contraintes) où les individus cherchent à vivre différemment du monde qu’ils rejettent ou
qu’ils ont connu, pour vivre une vie « simple ». Elles ont existé de tout temps, que ce soit au travers
de communautés religieuses ou monastiques, dans des sphères matérialisées telles que les enclaves
pirates du XVII et XVIIIe siècles, dont parle Bey, et comme le relatent Rediker et Linebaugh
dans L’Hydre aux mille têtes45, ou encore virtuellement dans les zones libres du Net (Black-Net).
Toutefois, deux caractéristiques inhérentes selon Bey aux TAZs doivent être mentionnées ici. La
TAZ pour exister doit être invisible. De fait, elle est intrinsèquement temporaire, éphémère
puisqu’elle se dissout pour se refondre ailleurs dès que l’État l’a placée sous ses projecteurs.
Comme le décrit Thomas page 29, dans Retournements à propos du Living Theatre :
« Les gens de l’extérieur voient bien ce qui se passe ici [à Auroville], ils voient la
bureaucratie, etc. Le problème d’Auroville, c’est que c’est un succès. Ce sera un succès.
Du temps où il n’avait pas de succès, le Living Theater était vivant, en quête de quelque
chose — du jour où il a atteint Broadway, il s’est perdu. »
Toutefois, c’est dans son ouvrage Zone Interdite46, qu’il semble que Bey aille le plus loin
dans sa théorie sur la TAZ. Il se rapproche alors avec plus de force encore de cette idée
d’Aurobindo d’un communalisme spirituel lorsqu’il évoque lui-même :
« (…) comme la prédisait le rationalisme, et secundo, la religion a prouvé qu’elle était
une puissante source de cohésion sociale (…) plus puissante que l’idéologie politique ou
le projet utopique. » (…) « Je ne suis pas en train de dire que la zone interdite devrait être
« religieuse », je suis en train de dire qu’elle sera « religieuse », et qu’elle est « religieuse
» (…) (Bey, 1991 : 75)
Puis :
« Formes de spiritualité de la terre et du corps (…) ; immanence plutôt que
transcendantalisme ; mise en valeur d’un existentialisme des œuvres et non de la foi,
accompagné d’une éthique et non d’un moralisme ; tolérance radicale pour tous les cultes
(…) ; méfiance à l’égard des modèles dualistes mais également des modèles monistes
totalitaires ; mysticisme mais non ascétisme : la fête sans le sacrifice. Voilà quelques-uns
des modèles proposés par notre forme de spiritualité. (…) Une spiritualité de la « vie
quotidienne » dans le sens situationniste du mot. » (Bey, 1991 : 77)
56
45 REDIKER M., LINEBAUGH P., (2008), L'Hydre aux mille têtes, L'histoire cachée de l'Atlantique révolutionnaire, Édition
Amsterdam, 519pp.
46 BEY H., (1991), Zone Interdite, Carnets, L’Herne. 78pp.
Il explique alors que la zone interdite doit « s’auto-organiser dans une forme non
hiérarchique » et qu’elle devra inventer de nouvelles formes d’organisations et d’économies (au
sens large) puisqu’aucun modèle jusqu’alors n’est suffisant. Pour ce faire, peut-être, la TAZ ou ici la
Zone interdite : « concoctera un mélange de tout ce qui peut marcher à l’intérieur d’une structure
très large de non-autoritarisme organique ». Elle piochera là “où ça marche” mais sans modéliser,
elle essaiera différemment toujours dans le but « d’avancer » à partir de cet idéal d’égalité et de
liberté. Finalement, comme il le dit lui-même page 78 de Zone Interdite, ce qu’il décrit n’est pas
forcément une réalité mais simplement le désir de décrire des possibles car au moins la romance «
triomphe du désespoir. »
En quoi alors peut-on rapprocher Auroville d’une TAZ ? Ce sont les passages pages 13, 23
32, et 73 de TAZ qui posent ce rapprochement. En effet, Auroville existe néanmoins quelque part.
La ville, bien que partiellement construite, n’est pas un lieu rêvé mais matérialisé. C’est une sorte
d’« union des égoïstes » comme l’évoquait Bey où « la loi la plus honorée en l’âge spirituel de
l’humanité sera celle d’une liberté intérieure croissante. » (Sri Aurobindo, p. 327). Comme la TAZ,
Auroville est un microcosme de ce « rêve anarchiste », elle est une expérience forte « aussi bien au
niveau social qu’individuel » où « un groupe d’humains met en commun ses efforts pour réaliser
ses désirs mutuels » (Bey, 2011 : 22-23). Où comme l’évoque Jean Préposiet lui-même dans
Histoire de l’anarchisme, page 47 :
« Dans la préface de la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel soutient que « le vrai est le
tout ». On peut facilement se représenter a contrario l’attitude libertaire, à partir de cette
affirmation hégélienne. En effet, les anarchistes ont beau être tous très différents les uns
des autres, visiblement, pour eux, le « vrai » c’est l’individuel, « l’unique » (Stirner).
Auroville est ainsi plongée entre le désir de liberté et d’égalité, théorisé par l’anarchisme du
début du XXe siècle et porté par l’idéal d’une vie simple loin des contraintes gouvernementales où
pourraient « s’exprimer pleinement » les aspirations et les capacités humaines.
C’est à la fois une valorisation de la simplicité, comme le dit Bey : « pas survivre mais vivre
» (1991 : 32) (ou encore tel que l’écrivit John Dryden dans La Tempête, en 1667, reprenant les
propos du capitaine Bartholomew Roberts : « une vie brève mais joyeuse »47), de l’idéal du
changement et de l’action (karmayoga), et du perfectionnement individuel par des méthodes allant
du yoga au faire quotidien.
57
47 Citée dans Rideker et Linebaugh, (2008), L’Hydre au mille tête, l’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire,
p253.
« Quand il [l’esprit de l’homme] relâche la tension de son effort, l’espèce se fige et stagne
(…) » (Aurobindo, 1972 : 287)
Or ces conceptions rapprochent Auroville d’une utopie et du concept de TAZ. Cependant, la
ville est une TAZ atypique. Plusieurs éléments justifient cette approche. Auroville est quelque part,
elle est fluctuante, ses institutions changent radicalement au cours des décennies, et ses règles au
cours de l’année. Mais elle annonce la fin de son état de TAZ car l’État aujourd’hui la contraint, la
taxe, lui donne des directives. Des associations non-gouvernementales lui font de la publicité, la
soutiennent et la financent (dans le respect de certains principes : non-gouvernance et éducation
perpétuelle (UNESCO))48. Ainsi, si la thèse de Bey est juste : Auroville va disparaître. Alors
pourquoi tient-elle toujours ? Trois éléments semblent être constitutifs de ce phénomène :
- la « mauvaise » publicité, a lié Auroville à ses débuts à une secte, au mouvement “hippie”, ce qui
l’a préservée d’une vague d’arrivée de population. Cette réputation dure encore aujourd’hui.
- La spécificité de l’Inde (son rapport aux sectes, aux financements des cultes et des communautés)
et son rapport au fondateur Sri Aurobindo, considéré comme le “père du nationalisme”, qui est une
figure très respectée en Inde.
- Une bureaucratie stable, gage de la fluidité des institutions de la ville.
Ainsi en construisant une ville quelque part, portée par un idéal de vie “juste “et alternative
mais anarchique puisque sans gouvernement, Auroville a construit un espace particulier difficile à
décrire.
L’Anarchisme :
Si Auroville, n’a pas d’institution ni de gouvernement, il semble qu’elle se rapproche de
l’idéal anarchique. Mais c’est une sorte « d’anarchie ordonnée » comme l’a si bien décrite Evans-
Pritchard à propos des Nuers. Reprenons la définition de la TAZ proposée par H. Bey comme «
microcosme de ce « rêve anarchiste » d’une culture libre. » (2011 : 15). Tout d’abord, qu’est-ce que
l’anarchisme ?
58
48 « Recognizing that the aims of Auroville are to promote international understanding, peace, innovative education, a
learning society, and all-round material and spiritual development for harmonious individual and collective growth, and
that such aims contribute to the advancement of the objectives of UNESCO, especially dialogue among civilizations,
cultures and religions, cultural diversity, and cultural diversity, and culture as a factor for development, »
Dans Histoire de l’anarchisme de J. Préposiet, de 2002, on trouve l’avant-propos de Noël Sigottier
où celui-ci explique en 1992 :
« Pour moi, en effet, l’anarchisme c’est essentiellement — n’ayons pas peur des mots —
un esprit, une manière d’être au monde, avant de devenir une attitude politique classable
et définissable. C’est peut-être là sa faiblesse, mais je crois que c’est aussi et surtout ce
qui assure sa pérennité. »
Plus qu’une théorie politique c’est cet « esprit » que nous allons essayer de décrire ici. Nous
nous attacherons à garder une certaine cohérence dans nos propos et face à l’idée même
qu’Auroville se fait d’elle-même. Pour cela nous travaillerons avant tout, sur les travaux d’auteurs
dits « anarchistes optimistes », bien que Bey et Préposiet page 47 expliquent que pour eux
l’anarchisme est avant tout, une doctrine optimiste, qui recherche le meilleur dans l’humain. Où,
comme l’écrit Ch.-Aug. Bontemps cité par Préposiet page 57 :
« L’anarchisme n’est pas une étiquette. Il est le nom propre d’une philosophie évolutive
qui définit une éthique et une esthétique de vie personnelle, quelle que soit la société où
l’on vit en un temps donné. »
L’anarchisme avant d’avoir été théorisé, semble avoir existé depuis le début des luttes libertaires.
Renvoyant à une conception humaniste en termes d’êtres « libres et égaux ». Préposiet fait remonter
les idées anarchistes au Moyen-Age. Rapportons quelques éléments de réflexion. Dans La Morale
Anarchiste et L’Entr’aide, Piotr Kropotkine (1842-1921) élabore une analyse de ce qu’il nomme la
morale anarchiste. Il y interroge les concepts de « morale », de « nature » et celui d’« entraide ». Le
philosophe émet ainsi l’hypothèse que plus que la sélection naturelle de Darwin basée sur le seul
concept de concurrence infra-espèce pour la survie, l’Homme en tant qu’animal social garantit la
reproduction de son espèce et son évolution sur ses capacités d’entraide et de collaboration. Ainsi il
explique :
« N’en déplaise aux vulgarisateurs de Darwin, ignorant chez lui tout ce qu’il n’avait pas
emprunté à Malthus, le sentiment de solidarité est le trait prédominant de la vie de tous les
animaux qui vivent en sociétés. (…) En toute société animale, la solidarité est une loi (un fait
général) de la nature, infiniment plus importante que cette lutte pour l’existence dont les
bourgeois nous chantent la vertu sur tous les refrains, afin de mieux nous abrutir. »
Pour lui, c’est cette capacité d’entraide et d’empathie qui explique tous les sentiments moraux et
l’éthique des sociétés : la solidarité est à la base des relations entre les espèces sociales. Les
recherches de Kropotkine s’inscrivent dans le courant antinaturaliste du début du siècle. Il critiquait
59
la justification de la domination par le concept de survie de Darwin et par la suite soutenue par les
théories psychanalytiques de Freud, qui ont amené certains auteurs, tel Gustave Lebon en 1895, à
parler de la nécessité du chef49 : « Les hommes en foule ne sauraient se passer de maître. » Renaud
Gracia dans sa thèse50 consacrée aux travaux de Kropotkine écrit :
« L'un des principaux intérêts de cet antinaturalisme consiste à saper la constitution d'un
naturalisme métaphysique, qui aurait tendance à sacraliser la nature ou la vie, en les
élevant au rang de références absolues, qu'il s'agisse de s'y absorber dans un fantasme de
fusion (comme y invite la religiosité New-Age) ou d'en tirer les valeurs suprêmes
guidant l'action éthique et politique (on peut penser ici au « principe de
responsabilité » de Hans Jonas (1903-1993)). Cet antinaturalisme-là, qui refuse de voir
dans la nature une source d'enseignement moral, un guide sûr de la conduite humaine à
travers la spontanéité des instincts, et finalement une entité que l'homme devrait respecter
comme si son ordre obéissait à un plan divin (…) »
Darwin, malgré lui, nourrira les thèses sur la domination (et surtout sur la légitimité de la
domination). Jean-Christophe Angaut dans son article « Individu et société dans L’Entraide de
Pierre Kropotkine » explique :
« Il est vrai qu’elle [la théorie de Kropotkine] s’oppose aux deux versions archétypales du
darwinisme social : la lecture idéologique des sociétés humaines qui légitime la
domination en la faisant résulter d’une lutte pour l’existence conçue comme un processus
naturel, et le projet politique qui se propose de régénérer la société à partir d’une mise en
concurrence généralisée des individus. Néanmoins, la thèse de Kropotkine partage avec
ces deux versions du darwinisme social ce postulat fondamental que les lois de la nature
s’appliquent aux sociétés humaines.
Kropotkine écrit ainsi dans L’Entraide. Un facteur de l’évolution, page 83 :
« L’homme n’est pas une exception dans la nature. Lui aussi se conforme au grand
principe de l’aide mutuelle qui donne les meilleures chances de survivance à ceux qui
savent le mieux s’entraider dans la lutte pour la vie. »
Dans Le Siècle des chefs, Yves Cohen analyse la manière dont l’élite et les intellectuels du XXe
siècle vont s’atteler à construire un discours légitimant « la nécessité d’un chef ». Celui-ci dévoile
alors que s’il a fallu construire un discours de légitimation ce n’est pas à un phénomène naturel,
objectif auquel cela renvoie :
60
49 On renverra le lecteur à l’excellente analyse de Yves Cohen, Le siècle des chefs.
50 Garcia R., (2012), Nature humaine et anarchie : la pensée de Pierre Kropotkine, thèse en ligne.
« Réciproquement, ce « besoin » [de chef], non pas en tant qu’il serait objectif mais en
tant qu’il est détecté et proclamé, contribue à configurer les conjonctures historiques.
» (p. 27)
« Et ce sont des discours tenus aux foules et aux masses : vous ne sauriez exister sans
chef, vous avez besoin de chefs. Et qui soient bien sûr comme nous le concevons. » (nous
soulignons, 2013 : 41)
Tout son ouvrage porte sur l’idée qu’il y a construction d’un discours qui pénètre l’ensemble
des sphères sociales et intellectuelles51, lié à cette crainte « de la crise de l’autorité ». La lecture
contemporaine et pessimiste des théories de Darwin où « l’enfer c’est les autres » comme l’écrit
Sartre, est une version tronquée de la théorie de l’évolution. Mettant l’accent exclusivement sur le
principe de domination et diminuant les capacités d’entraide et de solidarité inhérente aux espèces
sociales. Ainsi aux discours anarchistes et marxistes du début du siècle proclamant une révolution
des institutions et un libertarisme, on répondra par les études sociologiques et psychologiques de la
« soif de soumission » pour reprendre une formule de Lebon. Angaut, reprenant les théories de
Foucault sur la domination, va distinguer deux formes d’individualisme : « l’une tournée vers la
recherche de la dominat ion , l ’aut re or ientée cont re les formes répress ives
que finissent par revêtir les institutions d’entraide. »
Cela renvoie au passage de Kropotkine sur la distinction entre altruisme et égoïsme qu’il
considère insensé d’opposer, puisque l’être humain, cet animal conscient, œuvre pour la satisfaction
des plaisirs (mais il s’oppose ici à Adam Smith sur l’idée de maximisation du profit, puisque le
plaisir chez l’homme peut aussi bien être donné par le dénuement et le don de soi).
« La distinction entre l'égoïsme et l’altruisme est donc absurde à nos yeux. C’est pourquoi
nous n’avons rien dit, non plus, de ces compromis que l’homme, à en croire les
utilitariens, ferait toujours entre ses sentiments égoïstes et ses sentiments altruistes. Ces
compromis n’existent pas pour l’homme convaincu. » (Kropotkine, La morale Anarchiste,
1889)
Kropotkine définit alors le principe anarchiste en ces termes :
« En nous déclarant anarchistes, nous proclamons d'avance que nous renonçons à traiter
les autres comme nous ne voudrions pas être traités par eux ; que nous ne tolérons plus
l'inégalité qui permettrait à quelques-uns d'entre nous d'exercer leur force, ou leur ruse ou
leur habileté, d'une façon qui nous déplairait à nous-mêmes. Mais l'égalité en tout,
61
51 « Il s’ensuit que l’étude universitaire des mondes managériaux et de la gestion ne saurait être menée isolément du
sociale, de la politique, ni même du spirituel, comme cela se pratique souvent, sous peine de se priver d’une grande part
de compréhension, (…) de rester aveugle au mouvement circulatoire des formes de pouvoir qui en fait la force.
» (Cohen, 2013 : 37)
synonyme d'équité, c'est l'anarchie même. » (P. Kropotkine, La morale anarchiste, 1889 :
44)
L’anarchisme selon ces auteurs n’est pas le simple règne du chaos prôné par le slogan « ni
Dieu, ni maîtres » c’est une démarche selon laquelle « on doit toujours justifier une posture
d’autorité » (Noam Chomsky, 1990 : 177) seule garante d’une réelle égalité entre les individus.
Comme Bey l’écrit dans TAZ, il y a un « attrait naturel » des êtres humains vers l’association
clanique. La bande, dit Bey, est la structure même de la TAZ (p.18). Pour Kropotkine aussi, le clan
est la forme d’association humaine qui a duré le plus longtemps puisqu’elle met en rapport les
individus non selon un modèle hiérarchique mais selon une « structure horizontale » (Bey, p.19) :
« La persistance même de l’organisation du clan montre combien il est faux de
représenter l’humanité primitive comme une agglomération désordonnée d’individus
obéissant seulement à leurs passions individuelles et tirant avantage de leur force et de
leur habileté personnelle contre tous les autres représentants de l’espèce. L’individualisme
effréné est une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive
» (Kropotkine, L’Entr’aide. Un facteur de l’évolution, p. 95)
Sri Aurobindo dans son livre Le Cycle humain développe quelques traits de la société idéale
selon lui. Il explique ainsi que l’anarchie théorisée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle
semble correspondre à son désir de liberté institutionnelle permettant à l’individu libre de
s’exprimer et d’œuvrer à un travail « supérieur ». Ainsi, page 273-274, il écrit :
« Bien qu’elle n’ait pas encore trouvé de forme sûre, la pensée anarchiste ne peut
manquer de se répandre à mesure que grandira la pression de la société sur l’individu, car
elle opprime indûment un élément nécessaire à la perfection humaine. Nous n’attacherons
pas beaucoup d’importance à l’anarchisme grossier, vitaliste ou violent, qui cherche à
réagir par la force contre le principe social, ou revendique le droit de l’homme à « vivre
sa vie », dans un sens égoïste et brutalement vitaliste. Mais il existe une pensée plus
haute, un anarchisme intellectuel qui, par son but et sa formule, retrouve et pousse jusqu’à
ses conclusions logiques les plus avancées, une vérité réelle de la nature humaine et du
divin dans l’homme. (…) L’homme ne vit pas vraiment en tant qu’être isolé, et il ne se
développe pas non plus par une liberté isolée. Il croît par ses relations avec autrui, et sa
liberté doit s’exercer dans une harmonisation progressive avec la liberté de ses
semblables. »
Et encore page 276 :
« La pensée anarchiste trouve cet autre pouvoir dans une sympathie humaine naturelle
qui, si on lui donne le champ libre et les conditions requises, devrait garantir une
62
coopération naturelle ; c’est l’appel à ce que le poète américain [Walt Whitman] a nommé
l’amour des camarades ; c’est le principe de fraternité, le troisième et le plus négligé de la
célèbre formule révolutionnaire. Une libre égalité fondée sur une coopération spontanée,
et non sur la force gouvernementale ni sur la contrainte sociale, tel est l’idéal l’anarchiste
le plus haut. » (1972 : 276, nous soulignons)
Ces extraits de la pensée de Sri Aurobindo mettent en évidence les raisons pour lesquelles nous
nous sommes concentrés sur des penseurs anarchistes tels que Piotr Kropotkine, Noam Chomsky et
Hakim Bey. Pour nous, ces auteurs évoquent la même idée de l’anarchisme que celle prônée par
Aurobindo, une sorte d’anarchisme optimiste comme le définira plus tard V. Garcia. Un anarchisme
plus viable et concret que l’anarchisme « sauvage » qui scande une liberté absolue et sans
restriction :
« Question : Le mot « anarchie » a souvent un autre sens que celui que vous utilisez — il
signifie généralement le « chaos ».
N. Chomsky : Oui, et c’est vraiment un coup bas. C’est comme évoquer la bureaucratie
de type soviétique en parlant de « socialisme », ou comme pour n’importe quel terme
auquel on donne un autre sens dans le cadre de lutte idéologique. « Chaos » est bien l’un
des sens du mot anarchie, mais ce n’est un sens qui s’applique de quelque façon à la
réflexion sociale. L’anarchie en tant que philosophie sociale n’a jamais eu le sens de
« chaos ». En réalité, les anarchistes classiques croyaient en une société très organisée
mais de manière démocratique, en partant de la base. » (N. Chomsky, Comprendre le
pouvoir, l’indispensable de Chomsky, 1990 : 172)
Ainsi Noam Chomsky explique :
« Ceci dit le principe de base que j’aimerais communiquer aux gens, c’est l’idée que toute
forme d’autorité, de domination et de hiérarchie — toutes les structures autoritaires —
doivent être justifiées ; elle ne se justifie pas a priori. » (…) « Et si vous regardez bien,
ces structures d’autorité ne se justifient pas la plupart du temps : la morale ne les justifie
pas (…) Je pense donc que face à des situations de pouvoir, il est nécessaire de se poser la
question, et la personne qui soutient la légitimité de cette autorité a toujours la charge de
la justifier. Et s’il lui est impossible de le faire, c’est que cette autorité est illégitime et elle
doit être remise en cause. Pour moi, l’anarchisme n’est guère plus que cela. » (…) « Pour
autant que je le sache, c’est juste le point de vue selon lequel les gens ont le droit d’être
libres et selon lequel les contraintes à cette liberté doivent tout simplement être justifiées.
Parfois c’est possible bien sûr, ni l’anarchisme, ni quoi que ce soit d’autre ne pourra vous
dire quand ça l’est. Il faut examiner les choses au cas par cas. » (Chomsky 1990 :
176-177)
63
Kropotkine, tout comme Chomsky, montre l’importance de justifier une posture d’autorité.
Il est nécessaire d’« expliquer et conseiller » (expliquer aussi pourquoi ce conseil et ne pas
l’imposer par l'autorité car seule l'expérience pourrait persuader un sujet). C’est la seule vraie
posture à tenir à des hommes libres :
« C’est aussi tout ce que nous pouvons faire en fait de morale. Nous n’avons que le droit
de donner un conseil ; auquel nous devons encore ajouter : "Suis-le si tu le trouves bon".
» (Kropotkine, La Morale anarchiste)
Néanmoins dans la citation précédente de Chomsky, on retrouve aussi cette idée du contexte et du
« cas par cas », qui est à la base de la pensée anarchiste et qui amène sa difficulté à s’élaborer en
théorie politique et en termes de programme détaillé. Jean Préposiet évoque aussi cette idée dans
son Histoire de l’anarchisme, page 56 :
« En opposition à ce pur esprit de révolte, voici comment Maurice Fayolle définit
l’anarchisme révolutionnaire : »
« Au contraire, l’anarchisme révolutionnaire, parce qu’il a en vue une transformation,
dans le présent, de la société, jugera indispensable une organisation solide, structurée,
qui assure à tous ses membres une liaison étroite, un coude à coude constant. Pour
parvenir à ce résultat, il abandonnera — volontairement — une partie de sa liberté et se
pliera à une discipline — librement consentie — absolument indispensable pour assurer
la cohésion de l’ensemble et l’efficacité de l’action entreprise en commun. » (Préposiet,
2002 : 56)
L’idéal anarchiste base son action dans l’élaboration d’un projet utopique :
« Nous reconnaissons la liberté pleine et entière de l’individu ; nous voulons la plénitude
de son existence, le développement libre de toutes les facultés. Nous ne voulons rien lui
imposer et nous retournons ainsi au principe que Fourier opposait à la morale des
religions, lorsqu’il disait : Laissez les hommes absolument libres ; ne les mutilez pas —
les religions l’ont assez fait. Ne craignez même pas leurs passions : dans une société libre,
elles n’offriront aucun danger. » (Kropotkine, La Morale Anarchiste)
Mirra Richard s’appuyant sur les préceptes d’Aurobindo, a ainsi insufflé cet élan anarchiste
dans ses directives lors de construction d’Auroville. Le groupe devra être autonome
économiquement et politiquement, aucune règle (ou le moins possible) ne devra être mise en place
dans la ville, et il n’y aura la place pour aucune force répressive (ni police, ni armée) ni concept de
propriété. Reprenons le projet utopique d’Aurobindo, p276 et 278 :
« Cela semblerait nous conduire, soit à un libre communisme coopératif — une vie
unifiée où le travail et la propriété de tous profiteraient à tous —, soit à ce que l’on 64
pourrait appeler plus justement un « communalisme » : une société où l’individu aurait de
plein gré choisi de vivre et où la juste liberté de son individualité serait reconnue, mais où
le surplus de son travail et de ses biens serait utilisé ou donné par lui au bien commun,
sans réticence dans un élan spontané de coopération. » (1972 : 276)
« Un anarchisme spirituel ou spiritualisé pourrait sembler plus proche de la vraie solution,
ou du moins la pressentir de loin. » (1972 : 278)
Dans ces citations de la philosophie d’Aurobindo, on retrouve les idées du philosophe Hakim Bey
dans son ouvrage Zone interdite, évoquées précédemment. L’anarchisme ne peut se séparer du
religieux (du sens « sentiment religieux ») puisqu’il s’appuie sur une idéologie de l’empathie et de
l’entraide, deux notions que le religieux englobe. Finalement comme l’écrit Vivien García dans
L’anarchisme aujourd’hui faisant écho aux propos détaillés au fil de ces pages :
« Optimiste, l'anarchisme marquerait une foi presque incommensurable dans les progrès
scientifiques et historiques […] Radicalement humaniste, il s'insurgerait contre
l'assujettissement de tout être humain. […] Altruiste, il définirait la nature de l'homme
comme essentiellement bonne et imputerait sa possible corruption aux seuls méfaits du
pouvoir. L'anarchisme constituerait donc le parachèvement de la modernité. » (Vivien
García, L’anarchisme aujourd’hui, 2002 : 20.)
À la suite de ces définitions, on peut émettre l’hypothèse que l’idéal d’Auroville est
profondément ancré dans une conception anarchiste de la société. Il ne se réclame pas directement
de l’anarchisme mais explique que la ville est basée sur le principe de « l’anarchie divine » comme
l’a définie La Mère. Chaque personne étant dans une démarche de bonne volonté doit faire preuve
d’un « lâcher prise » d’un surrender pour que les règles puissent s’appliquer et que détacher de
l’ego, chacun puisse vivre en harmonie.
« Il me vient une définition amusante : une anarchie divine. Mais le monde ne
comprendra pas. Il faut que les hommes prennent conscience de leur être psychique et
spontanément s’organisent sans règles et sans lois fixes, c’est l’idéal. Pour cela, il faut
être en contact avec son être psychique, que l’on soit dirigé par lui, et que l’autorité et
l’influence de l’ego disparaissent. » (La Mère, 1991 : 27)52
« Il faut partir du principe que normalement à Auroville tout le monde doit faire preuve
de « bonne volonté ». C’est-à-dire qu’on devrait à chaque fois laisser nos intérêts
personnels et nos idées en suspens pour que d’autres puissent aussi exprimer leurs points
65
52 op. Cit. Mère parle d’Auroville 28/12/1972
de vue et par consensus, après discussion, que l’on trouve finalement, une solution.
L’anarchie divine c’est alors l’idée que l’on peut avoir un système construit sans règles
strictes où chaque personne travaillant pour quelque chose de plus grand, étant au service
du divin, va devoir faire preuve d’empathie et de bonne volonté pour vivre en harmonie.
Là où aucune règle ne s’applique, il y a une responsabilité individuelle. » (Pascal,
novembre 2012)
Toutefois, il est étonnant de voir l’évolution du discours de la Mère qui, dans un premier
temps est plongée dans une valorisation de « l’expertise », d’un groupe de « sages » :
« S’il n’y a pas de représentant de la Conscience Suprême (cela peut arriver n’est-ce pas),
s’il n’y en a pas, on pourrait peut-être remplacer cela (ce serait un essai à faire) par le
gouvernement d’un petit nombre, qu’il faudrait décider entre quatre et huit, quelque chose
comme cela. Quatre, sept ou huit, d’une intelligence intuitive. » (La Mère, 1991 : 26)
Elle rejetait l’idée de comité pour la prise de décision : « Plus de comités, plus de bavardages
» (p81). Finalement, à sa mort comme nous le verrons dans la dernière partie de cette étude, les
aurovilliens vont passer par plusieurs systèmes de prise de décisions différentes. Au début, ils s’en
remettaient directement à la parole du guru, puis ils élaboreront un système de décision de type
délibératif et participatif, pour aujourd’hui être dans un système par comité basé sur le principe de
« l'anarchie divine ».
Après avoir passé en revue les fondements théoriques sur lesquels nous pouvions
questionner la posture aurovillienne, il est nécessaire maintenant d’entrer dans le concret de la ville
et de comprendre comment cette zone autonome (peut-être) temporaire s’est construite et a
transformé ses institutions pour être 45 ans plus tard toujours en état de fonctionnement et en accord
avec ces idéaux libertaires et égalitaires.
Dans son ouvrage, pages 62 à 65, Jean Préposiet, analyse la Révolution française et
l’installation de l’État moderne. À l’instar de nombreux auteurs, il explique que celle-ci a pu se
faire notamment parce que l’administration et la bureaucratie étaient déjà bien en place. Comme le
dévoile Nobert Elias dans La Dynamique de l’Occident, si la révolte a pu passer d’une simple
insurrection à une “vraie” révolution c’est parce que les organes de l’État étaient déjà installés : on a
pu couper la tête du roi parce qu’il n’était plus que l’image de l’état et non plus ses bras. À
Auroville, il semble en être a priori de même, les comités sont fluctuants puisque l’administratif,
lui, est stable, ainsi bien que les rouages changent, la mécanique reste en place.
66
Comme nous l’avons déjà signaler, Auroville est loin d’être une communauté parfaite ou
idéale. Aujourd’hui de nombreuses forces antinomiques s’affrontent : la volonté d’être au monde et
de posséder et le désir de correspondre à son idéal de détachement. Un petit groupe de personnes,
une centaine aujourd’hui, se répartissent la plupart des tâches dites « politiques » et semblent
« échanger entre elles les postes de pouvoir » . Mais finalement, comme les habitants n’ont cessé de
me l’expliquer, ceci n’est pas très important. Ce « groupe de 100 » est connu mais n’a aucun
pouvoir effectif : ce sont des personnes que l’on m’a décrites comme portées par un élan politique,
des gestionnaires, avec le besoin de se sentir agir sur les « Grandes Questions ».
« Ce sont des luttes d’égo ici (…) les personnes dans les groupes s’octroient un pouvoir,
mais les aurovilliens ne se rendent pas compte qu’ils ont le pouvoir qu’on veut bien leur
donner. (…) Des politiciens dans l’âme qui ont besoin d’ordonner, de gérer, de tout
contrôler, mais à Auroville ça ne se passe pas comme ça… C’est pour ça que beaucoup
quittent Auroville. (…) On est un groupe de mentaux sur une terre d’intuitifs (parlant des
indiens) si tu arrives… enfin on arrive tous comme ça… tu crois avoir LA vérité, tu veux
l’imposer et après finalement tu te prends un mur ! » (Uriel, Août 2012)
Les comités changent tous les ans ou tous les six mois, leur pouvoir n’est donc que très
éphémère : « Ils ont le pouvoir qu’on veut bien leur donner » (Uriel, Août 2012). Et aucune loi n’est
réellement écrite, elles sont contextuelles et procédurales, plus qu’efficientes que contraignantes.
N’ont-ils pas alors autant le droit d’endosser ce rôle politique ou de gestion – « il en faut bien » –
que celui qui demande à en être éloigné le plus possible : « moi, je ne veux pas rentrer dans ce jeu,
je leur fiche la paix du moment que, eux aussi me la fichent ! » (Jean-Marc, Juillet 2012). Il semble
que ces postures personnelles soient alors cohérentes avec la philosophie anarchiste décrite plus
haut et correspondent à l’hypothèse de Graeber donnée page 39. Il est évident que peu
d’aurovilliens se sont présentés à moi comme étant anarchistes. Ils m’ont tous dit adhérer au
principe de la ville, qui, elle, est fondée sur “l’anarchie divine”, autrement dit une forme de «
communalisme53 de la bonne volonté ». Nous ne prétendons pas avoir trouvé une « enclave
libertaire », mais ce à quoi les habitants d’Auroville ont accès, c’est une réelle liberté
d’entreprendre et de vivre en terme de “citoyens” libres et égaux dans un “esprit de
fraternité” (idéalement), parce que soutenus par le groupe. Il est d’ailleurs étonnant de voir la
67
53 On pourrait ici rapporter la définition de Max Weber dans Économie et Société (1920), donnée par L. Sieger dans son
travail sur l’imaginaire d’Auroville (15 : 2012), de « communalisation », qui est « une relation sociale basée sur un
sentiment d’appartenance ». Elle se fait selon trois fonctions (ou justification) principales :
- Le fait objectif d’avoir quelque chose en commun
- Le sentiment subjectif d’avoir un trait commun
- La relation sociale objective basé sur ce sentiment de communauté
« force segmentaire », pour reprendre une formule d’Evans-Pritchard, sans doute liée à la formation
clanique du groupe, qui transparaît dans la communauté. Si on y regarde de plus près, il y a
beaucoup de conflits entre les personnes mais dès que l’entité d’Auroville est attaquée, celle-ci
s’unit sous un même drapeau pour exister sous une unité de principe malgré les divisions d’idées.
« Une seule âme existait déjà malgré les dissensions. Je le sais depuis et pour toujours.
Aux heures graves, l’Âme d’Auroville s’éveille et ses hommes, faisant taire leurs petites
histoires, s’unissent à son appel. » (Janaka, Retournements, 53)
Les habitants ont cherché à reproduire une vie clanique basée sur des rapports horizontaux et
se battent pour que cela se perpétue. D’autres aussi se battent pour que les institutions soient plus
fortes, pour qu’un ordre revienne dans ce chaos complexe. Mais lorsque l’on prend une perspective
diachronique, on comprend qu’en réalité cet état de fait libertaire ne change pas vraiment ; seuls les
groupes se transforment : ainsi, ce sont les moyens qui changent et non pas le but. En analysant la
forme des institutions, nous espérons pouvoir dévoiler un peu de cette complexité, en sortant d’un
simple regard critique et accusateur. En effet, il y a des conflits et des luttes pour un pouvoir
abstrait, en effet Auroville n’est pas une utopie parfaite et ne compte pas vraiment l’être. Mais
l’expérience qui essaie d’être constituée ici mérite qu’on lui accorde un regard attentif et descriptif
plus qu’une simple prise de position supérieure ou scientiste.
« Si Auroville a survécu aux Aurovilliens, je crois qu’Auroville survivra aussi au
gouvernement indien. » (Retournements, Francis p65)
68
Aire de recherche, ère de la quête de sens.
Ces deux éléments : l’aire de recherche et la « quête de sens » sont les deux thèmes auxquels
les Aurovilliens font souvent référence pour se définir. Dans ce chapitre, nous allons essayer de
montrer par l’histoire et l’ethnographique, comment les institutions d’Auroville se sont construites
sur l’idée d’une « recherche perpétuelle ». Grâce à la perspective historique, on comprend que cette
situation de dynamisme institutionnel a permis à Auroville de perdurer pendant 45 ans, tout en
l’inscrivant continuellement, à chaque période, dans les courants de pensées contemporains. Cette
capacité de fluctuation, de changement, suit l’évolution de l’idéologie de la communauté, qui elle
aussi s’inscrit plus globalement dans une transformation idéologique internationale. On suit alors la
démarche de Georges Balandier, lorsque celui-ci conseillait vivement de réinsérer les sociétés
étudiées dans un cadre historique. Toutefois, l’ensemble des documents dont nous disposons sont
avant tout des discours sur l’histoire. Nous n’avons pas eu accès aux archives elles-mêmes. Ce sont
alors par des entretiens que j’ai moi-même faits, par les entretiens disponibles en librairie ou sur le
web que que l’on peut tenter de reconstituer l’histoire d’Auroville. L’autre grande partie de mes
données a été récupérée sur le site internet de la ville « auroville.org », notamment en ce qui
concerne la description de l’organisation interne d’Auroville, puis couplée et croisée par
l’observation et les entretiens. Vis-à-vis du système économique, pour pallier le manque
d’informations, je me suis concentrée sur les analyses produites par des aurovilliens eux-mêmes et
des non-aurovilliens, principalement l’étude de Marco Antonio Bermudez Gonzalez, Beyond The
Capitalism Paradigm? An Exploration of the Diverse Economy of Auroville (Netherlands, décembre
2012), qui base ses recherches sur l’analyse diachronique de Thomas Henk, White paper on
Auroville Economy (2002), mais aussi l’étude de Daniel Grings, économiste autrichien qui a vécu
quelques années à Auroville, dans Reflections on the Auroville Economy from Mainstream
Economic Perspective, et celle de Carel, un aurovillien, The Vision of the Auroville Economy
(2010).
Plus haut nous avons émis des réserves quant à cette idée d’« espace de liberté ». En effet,
cette notion d’espace libéré est très présente dans les discours. Mais lorsque la parole se libère dans
les entretiens, on se rend compte malgré tout qu’il y a de fortes contraintes idéologiques qui pèsent
aussi sur les individus. Julien m’a rapporté que ces faits ne sont pas contraignants lorsque l’on n’y
prend pas garde mais d’autres personnes ressentent fortement cette contrainte. Les new-comers sont
69
particulièrement sujets à ces difficultés. Si le discours n’est pas correctement appris (Mutu), si le
discours est trop intégré, il y aura des difficultés pour accéder aux services de la ville ; ce qui fut le
cas (qu’on m’a décrit) d’une femme russe qui vit depuis plus de 10 ans à Auroville mais dont
l’Entry Group refuse toujours actuellement l’adhésion à la communauté sous prétexte qu’elle tient
un discours « extrémiste ». Ainsi, pour entrer à Auroville on doit tenir un discours modéré, à la fois,
assez élaboré pour répondre de manière “juste” aux questions, mais pas tourné exclusivement vers
la spiritualité et les traités des fondateurs pour ne pas être associé à une forme de “fanatisme”. Le
cas de Mutu est particulièrement explicite pour démontrer la difficulté d’intégrer le discours « juste
». Cela fait 10 ans qu’il travaille à Auroville mais n’a, malgré ses demandes, toujours pas été
accepté au sein d’Auroville. On m’expliqua qu’il fallut lui faire comprendre qu’il ne pouvait pas
répondre de manière “candide” aux questions. Par exemple, à la question : pourquoi souhaites-tu
venir à Auroville ? Est-ce parce que tes amis et ta famille sont ici ? Ou est-ce pour Auroville ?, il
faut répondre par les deux voies. C’est à la fois pour la famille mais aussi pour Auroville et aussi
essentiellement ni l’une ni l’autre, c’est pour plus que ça (l’expérience, la démarche etc…).
Réponse très difficile à mettre en forme mais c’est la plus juste pour le comité. La seconde
contrainte concerne le Master Plan et l’Avenir d’Auroville. Certains comités semblent être tenus par
des Aurovilliens d’une main ferme ou du moins ne semblent accepter en leur sein de nouvelles
personnes seulement si elles tiennent « le bon discours ». La contrainte idéologique est très forte au
sein de ce comité, puisqu’il décide des plans à venir de la construction d’Auroville. Prenons un
exemple rapporté par Elsa Sieger-Libine dans son étude :
« Une situation marquante s’est produite avec un jeune homme étant né et ayant grandi à
Auroville (fils de pionnier). Ayant fait un master de géographie en France, le groupe
chargé de planifier le développement d’Auroville appelé « l’Avenir » lui demande de
devenir membre du groupe. Il accepte, mais doit rédiger un texte expliquant ses
motivations et ses buts. Dans cet écrit il explique qu’il ne souhaite pas suivre le « Master
Plan »54 car les plans ne prennent pas en compte les facteurs écologiques et la
construction naturelle de la terre, ce qui risque à long terme d’être défavorable au
développement. Il lui a été demandé de réécrire son texte s’il voulait participer à l’avenir
car ce n’était pas un texte qui convenait. Il a préféré partir, en disant qu’on ne pouvait le
contraindre à penser ce qu’il ne pensait pas. » (p. 22, 2012)
Ainsi, de nouveau surgit une contradiction voire un paradoxe, au sein de ces comités : l’idée
d’une liberté d’action mais d’une contrainte des discours (ou de l’idéologie). Lors de l’une des
Assemblées, lorsque l’Avenir proposa un plan à 25 ans d’Auroville, une jeune femme se leva et
70
54 Plans initiaux pour le développement d’Auroville dans tout ce qui est des structures
demanda avec provocation « c’est bien beau de nous présenter des plans sur 25 ans. Ok, je suis
d’accord avec ça. Vos graphiques sont très jolis, mais avez-vous des projets à nous présenter pour
l’année prochaine ou même pour dans 5 ans ?» Après un certain temps et quelques haussements de
ton, elle finit par dire à l’un des pionniers d’Auroville (qui semblait s’approprier l’Avenir) : « Mais
pourquoi faites-vous des plans sur 25 ans ?! Dans 25 ans tu seras mort ! » Cet exemple est un peu
“violent”, mais il est vrai qu’on m’a rapporté à plusieurs reprises la rigidité des comités
décisionnels. À vrai dire, il est fort probable que leurs plans ne verront pas le jour comme ils les
avaient prévus puisque, comme expliqué plus haut, après la décision prise dans les bureaux, il peut
y avoir une résistance rencontrée sur le terrain ; Du fait qu’il requiert l’accord des individus en
contexte est demandé. Jean et Colleen m’ont
rapporté une anecdote à ce propos. On voulait
faire traverser la route par la Green Belt, mais
pour cela il fallait couper un Banyan. Ils se sont
farouchement opposés au projet et la route a donc
été détournée. Elsa Sieger rapporte le même type
d’événement : les jeunes ont eux-mêmes planté
des Banyans et ont fait un sitting pour s’opposer,
avec succès, au projet. Toutefois, les personnes
impliquées dans ces comités ne voient pas d’un
bon œil ces « événements » et sont tout à fait conscientes des oppositions. C’est ce qu’on m’a décrit
comme « la lutte entre les builders et les green-belteux ». Ainsi, un aurovillien ingénieur, perçu
comme builder, m’a expliqué : « Au bout d’un moment il faut être cohérent. Soit on fait le Master
Plan, soit on abandonne tout. Mais ce plan, c’était ce que voulait Mère. Pour donner un vrai sens à
Auroville, il les faut, ces lignes de forces. C’est pas dramatique de couper quelques arbres pour
pouvoir construire. On les replantera ailleurs ! Autrefois il n’y avait rien, maintenant il y a 10
millions d’arbres plantés et 80 % en plus qui ont poussé tout seuls ! On peut bien en couper
quelques-uns. Même si tout le monde n’est pas d’accord avec ça… » Alors qu’un autre Aurovillien
m’a expliqué que c’était tout simplement absurde de vouloir s’attacher au plan de Roger Anger à ce
point : « ça devient du fanatisme » (notamment puisque l’architecte lui-même n’a jamais vécu à
Auroville). Si la mère était encore là, « je suis sûr qu’elle ne serait pas si rigide ». « Moi, j’ai fait un
rêve » m’explique Pavitra, « la nature était très présente, elle est très forte ici ».
71
Construction d’une maison, le bulldozer fait sa route dans la forêt
Position juridico-légale :
I.L’ashram
Avant même Auroville, se trouvait un ashram. Lorsque Sri Aurobindo s’est exilé en 1910 à
Pondichéry, plusieurs personnes se sont installées auprès de lui. P. Heehs dans sa biographie sur Sri
Aurobindo, explique que l’indépendantiste vivait dans une maison d’allure modeste, entouré d’une
dizaine de disciples dont cinq vivaient quotidiennement auprès de lui. Aurobindo Ghose poursuivit
pendant cette période son travail de rédacteur et d’écrivain, et parallèlement ses recherches
spirituelles. Cette posture fonda son aura charismatique et de plus en plus de personnes chercheront
à suivre ce nouveau guru, au travers de la voie traditionnelle hindoue du samprad'ya, jusqu’à la
fondation de l’ashram en 1926 sur l’initiative de Mirra Richard. (Annexe n°3)
Toutefois, plus le nombre de disciples augmentait, plus Sri Aurobindo se retirait, dépréciant
selon Heehs, les termes de guru, ashram et disciple. Mais le mouvement était lancé et les adeptes se
pressaient aux portes.
« (…) A movement in the case of a work like mine means the founding of a school or a
sect or some other damned nonsense. It means that hundreds and thousands of useless
people join in and corrupt the work or reduce to a pompous farce from which the Truth
that was coming down recedes into secrecy and silence. It is what has happened to
‘religions’ and is the reason of their failure. (...) Founding a new religion means repeating
the same mistake that has happened in connection with all religions on earth — the Truth
that was coming down receded into secrecy and silence, leaving the ‘religions’ nowhere.»
He says on August 18, 1935 :
« I may say that it is far from my purpose to propagate any religion, new or old, for
humanity in the future. A way to be opened that is still blocked, not a religion to be
founded, is my conception of the matter. » (http://barinchaki.webs.com/)
72Darshan de la Mère
Dans les annexes n°2 et 3 de ce document, on trouvera une analyse de la place de la secte
dans les différentes conceptions étatiques. Pour comprendre les différences de réception de ces
principes par les États nous renvoyons le lecteur à ce document. Rapportons toutefois, ici la
spécificité de l’Inde et la définition d’un samprad'ya. À la différence de la France, l’Inde reconnaît
l’ensemble des cultes sur son territoire. La jeune République admet et semble s’accommoder du
phénomène sectaire, présent depuis plusieurs millénaires, par une attitude d’inclusivisme plutôt que
de rejet. Le samprad'ya est le nom sanskrit donné à ce que l’on nomme en occident “secte”.
Néanmoins, de nombreux auteurs vont préférer l’utilisation du terme “panth” ou voie en français
pour qualifier ces écoles, notamment parce que le terme « secte » renferme des connotations
sémantiques chargées. Les samprad'ya sont alors des groupements d’individus organisés autour de
la figure d’un guru vivant ou mythique, dans le but de développer une voie spirituelle. Le but
spirituel recherché est celui du salut et de la libération du cycle des transmigrations, voire
simplement celui, privilégié aujourd’hui, d’agir dans le monde dans un but altruiste et humanitaire
(Annexe n°2). Ainsi, l’histoire de l’ashram de Sri Aurobindo n’est pas un événement extraordinaire
mais s’inscrit dans une pratique traditionnelle pan-indienne, que l’on retrouve toujours de nos jours,
au travers des écoles telles que celle de Jiddu Krishnamurti à Bangalore, ou encore de l’ashram de «
Amma », Mata Amritanandamayi que l’on peut trouver en France, à 25 km de Chartres.
II.Le Rôle de la Mère
C’est en 1920, lorsqu’il rencontra Mirra Richard qui décida de rester auprès de lui après son
retour d’un voyage de longue durée au Japon, que l’ashram put se constituer. Sri Aurobindo confia
la direction de ce dernier, qui ne possédait alors qu’une douzaine de disciples, à celle qu’il appellera
dorénavant « la Mère ». De nombreuses résistances s’opérèrent contre cette directive : beaucoup
refusèrent l’idée que l’ashram puisse être dirigé par une femme qui, de plus, était étrangère.
Aurobindo rédigea alors un traité où il utilisa des référents hindous et néo-védantiques (Meier,
2000) pour justifier le rôle de la Mère. On retrouve ici l’idée de Barbara Southard d’une “stratégie
politique”55 volontairement mise en place par Aurobindo, mais dans ce cas-ci, on observe la
73
55 SOUTHARD, B., (1980), « The Political Strategy of Aurobindo Ghosh : The Utilization of Hindu Religious
Symbolism and the Problem of Political Mobilization in Bengal. », Modern Asian Studies, Vol. 14, No. 3, Cambridge
University Press, pp. 353-376.
réappropriation d’une notion indigène/locale pour faire adhérer une population réticente à un point
de vue classique de la pensée hindoue.
En effet, le Sud de l’Inde d’après les études sur le shaktisme semble être un lieu voué au
culte de cette figure féminine, notamment dans sa forme la plus “violente” celle de Durg!. Comme
l’écrit Jean Varenne, page 326, historiquement : « C’est au Tamil Nadu que les représentations de
cette déesse [Durg!] sont les plus nombreuses, et ceci du VIIe au XIIe siècle. » (1995 : 326)
Les villages aux alentours d’Auroville
sont submergés de sanctuaires dédiés au culte de
la Déesse. Il y a fort à penser que ces derniers
aient été présents avant Auroville même si ces
temples puissent également être liés par réaction
au culte de la Mère (Mirra Richard) et soient
donc l’effet de l’implantation de la communauté.
Toutefois, la conjoncture était propice à accepter
les figures de Aurobindo comme avatar de K%&na
et à celle de la mère comme avatar de la Mère
divine. La statue photographiée ci-contre a été
construite récemment, dans le courant de l’année
précédent mon arrivée, semble-t-il. Elle
représente un mélange des différentes formes de
la déesse reprenant des attributs à la fois à K!l#
mais aussi à Durg! ; toutefois on me l’a décrite
comme étant K!l#. Mais des temples sont dédiés à toutes les formes de la déesse. Ainsi nous avons
pu voir un temple à Lalita mais aussi Lak&m#, pour les seuls que nous avons aperçus (et reconnus).
Or, le Sud de l’Inde dont le Tamil Nadu est le plus large État, semble être un foyer de culte tantrik'
et "'kta, notamment d’après l’hypothèse que ces cultes étaient d’abord des cultes tribaux oralement
célébrés en langue vernaculaire (Kathleen M. Erndt, &!kta, 143-147). L’analyse de Louis Dumont
dans le chapitre intitulé « Aiyanar » de La civilisation indienne et nous (1975 : 96-108), porte sur la
complémentarité en Inde des dieux et des déesses. Les déesses étant très souvent les figures
protectrices des villages, soumises aux grands dieux mais endossant leur propre rôle. Ainsi La Mère
pouvait devenir la fondatrice et la protectrice du village d’Auroville ; le fait qu’elle soit étrangère
participe à l’idée qu’Auroville est une ville internationale.
74
Temple dédié à la Déesse, ici K!l#, à Kuilapalayam, juillet-août 2012)
On retrouve au cœur de l’Auroville Foundation Act une mention sur l’énergie shaktique de la mère
et de sa matérialisation du projet d’Auroville :
« Significantly, it was none other than the Mother herself the Shakti power who created
its organizational structure, supervising it down to the least detail. Sri Aurobindo
followed the work from his room, where he lived in reclusion for the last twenty-four
years of material existence » (Auroville Foundation Act, p25)
Ces références de la part d’Aurobindo à la Mère divine date de son combat pour
l’indépendance de l’Inde. Southard rapporte dans son article l’influence de la classe moyenne
Bengali dans la diffusion des croyances shaktique. André Padoux dans son étude sur le tantrisme
(Comprendre le tantrisme, 2010) rapporte la complexité du culte à la déesse qui mêle la simple
dévotion aux énergies complémentaires à celle d’un culte des déesses locales, jusqu’à la
réappropriation de la figure de K!l# pour les révoltes indépendantistes et enfin, plus communément,
à l’assimilation par l’hindouisme en général des pratiques tantrik' telles que la personnification des
dieux et la P'j!. Comme A. Padoux l’explique, l’exercice du culte à la déesse est très controversé et
se doit d’être gardé privé. On retrouve cette formule simplifiée dans le chapitre sur la $!kta de
Kathleen M. Erndl, page 140 : « As a Bengali saying goes, one should be “Vai("ava in public, $aiva
in private, and $!kta in secret” » ce qui rend l’étude du shaktisme bien difficile à mener.56
Reprenant la posture d’Aurobindo de la shakti comme énergie de l’action, la Mère proposa
au philosophe de concrétiser sa pensée en construisant une ville qui serait l’espace pour l’apparition
des « hommes nouveaux ». Il donna son accord mais le projet fut enterré jusque dans les années 60.
En 1963, Mirra Richard lors d’une conférence, présenta un plan “détaillé” de la ville à la Sri
Aurobindo Society. En 1964, il est accepté et en 68, le projet est inauguré en grande pompe sur un
plateau désertique situé à quelques kilomètres de Pondichéry. Une grande célébration réunissant
124 pays inaugura le site. On versa dans une urne un peu de la terre de chaque pays, symbolisant
ainsi le premier geste de l’unité humaine, premier objectif d’Auroville. L’Unesco sera présente et
apporta son soutien au projet. L’organisme non-gouvernemental soutient toujours à l’heure actuelle
la communauté notamment par des aides financières, mais surtout elle lui donne une certaine
crédibilité à l’égard entre autres du gouvernement indien (le premier soutien financier d’Auroville).
À cette époque, la Sri Aurobindo Society (SAS) est en charge de l’organisation et de la gestion de la
75
56 page 33 de A. Padoux : « Très caractéristique et fort explicite est également une formule parfois citée dans les textes
de tradition kaula pour dire ce que doit être le comportement de l’adepte d’une tradition tantrique : il doit être :
« intérieurement kaula, extérieurement shivaïte et védique dans sa pratique publique. » Comprendre le tantrisme, les
sources hindoues, Albin Michel, 2010.
communauté. Une première zone d’habitation est
créée en 1967 : Promesses. Elle sera suivie de très près
par la communauté d’Aspiration construite afin
d’accueillir les étrangers (la caravane), tout juste
arrivés en Inde. La Mère avait prévu que celle-ci soit
temporaire mais comme nous avons pu le constater,
cette “Maison” est toujours active de nos jours. On
retrouve dans l’Auroville foundation Act le rapport de la
Mère à la SAS en ces termes :
« The Mother temporarily confided the management to the Pondy-based Administrative
Committee of Auroville (C.A.A.). The Sri Aurobindo Society, of which the Mother was
the President and Navajata the Secretary, was entrusted with the financial and material
assets. From 1971 onwards, day-to-day’s affairs were carried on via Shyam Sunder, a
brilliant lawyer and millionaire, who had surrendered his fortune to the Mother. He met
with her daily, acting as the liaison between her and the community, to which he
conveyed her messages and instructions, often in writing, which he received from the
Mother. » (Auroville Foundation Act p26)
III.Auroville et La Sri Aurobindo Society (SAS).
La SAS a été définie comme Société dans le cadre du West Bengal Societies Registration Act
de 1961 et fut enregistrée en tant que telle dans les Bureaux de Calcutta de l’État du Bengale
occidental (West Bengal). C’est la Mère qui en était le tuteur légal et désigna un ashramite comme
secrétaire général, Shyamsunder (ou Shyam Sunder). Cette société a été constituée pour permettre
l’édification légale de l’ashram. C’est donc la SAS qui est à la tête de l’organisation de ce dernier.
Auroville voit le jour le 28 février 1968. La communauté est placée à ce moment-là sous
l’autorité morale et économique de Mirra Richard et de l’ashram de Sri Aurobindo, par
l’intermédiaire du contrôle administratif et juridique de la Sri Aurobindo Society (SAS). La Mère et
la SAS subviennent alors aux besoins des Aurovilliens, leur fournissant matériel de construction,
nourriture et même de l’aide humaine venant de l’ashram pour la construction des fondations du
Matrimandir. Jean, Aurovillien depuis 40 ans, explique qu’il suffisait d’envoyer une lettre à la Mère
avec une photographie de soi pour lui demander d’adhérer à Auroville. Elle acceptait ou non. Une
fois Aurovillien, on utilisait le même procédé pour demander l’autorisation pour certains projets,
76
Aspiration dans les années 70.
des financements etc… Et c’est le SAS qui prodiguait le
matériel de première nécessité (eau, nourriture, mais aussi
shampooing , b rosses à den t , fourn i tu res de
construction…)
À la mort de la Mère, une violente lutte opposa les
aurovilliens à la SAS. Les premiers accusaient la SAS de
vouloir transformer Auroville en ashram et de ne pas
respecter les préceptes de Mère. La SAS, quant à elle,
condamnait violemment le côté “hippie” (freak) des
aurovilliens, les blâmant de ne pas être sérieux, ni
disciplinés, d’être des paresseux, loin d’atteindre l’idéal
de la nouvelle humanité attendu par les fondateurs.57 Mais
selon Jean, la « goutte de trop » fut le moment du décès de la mère. En 1973, alors qu’elle devenait
de plus en plus faible, elle expliqua qu’elle était en train de faire un travail sur ses cellules
corporelles, un effort de transformation. Elle « prédit » qu’elle quitterait bientôt son corps mais qu’à
ce moment-là ses disciples devaient être patients et attendre quatre jours pour qu’elle puisse
« revenir ». Mais lorsque l’heure arriva, les ashramites déclarèrent son décès et l’inhumèrent au
Samadi auprès d’Aurobindo, deux jours après l’annonce de son décès. Certains aurovilliens
accuseront alors les ashramites d’avoir “assassiné” la Mère en n’ayant pas respecté ses dernières
volontés et en ayant rendu son « retour » impossible. Les Aurovilliens s’opposèrent violemment au
projet de la SAS de reprendre Auroville, en fondant notamment l’Auroville Society en 1975, définie
par les Aurovilliens en ces termes : « Entité légale créée en 1975 par quelques Aurovilliens, dont
Jocelyn, avec le but de devenir indépendants de la Sri Aurobindo Society (dont le président était
Navajata — ou « Nava »). Comme tous les biens d’Auroville étaient officiellement sous le nom de
la SAS, la Society utilisait ce fait pour contrôler les finances, l’entrée à Auroville et les visas.
Toutefois, l’Auroville Society n’a duré que quelques temps avant que le conflit soit arbitré par la
Cour Suprême de l’Inde. » (Retournements, p58)
77
57 Comme le rapporte Jiddhu Jonkhri : « To the society, Aurovillians, at their worst, represented Western chaos with free
sex, drugs, indelicate behavior and humanity on a lower level. Aurovillians were seen as quarrelsome, anticommunal
foreigners with false perceptions of Aurobindo’s philosophy. To many Aurovillians, the distant SAS people represented
conventional authority, aggrandizement, unjustified rules and standards, rigid hierarchies, moralism, petrified
socioeconomic views and even fascism, racism and fanaticism – everything that Auroville was created to overcome. »
« La Sri Aurobindo Society, est
l’entité légale chargée par la Mère
d ’ache te r l e s t e r r a ins pour
Auroville. Après le départ de Mère,
cette société a voulu s’imposer
c o m m e h a b i l i t é e à d i r i g e r
Auroville, ce qui a mené à un long
conflit entre les Aurovilliens et ces
gens, dont la plupart vivaient à
Pondichéry. (Shyamsunder était
Secrétaire générale de cette
société.) » (Note de bas de page,
Retournements, p10)
IV. La guerre
S'ensuivit une « guerre » très violente entre aurovilliens et ashramites, principalement contre la SAS
sur le rôle de l’ashram en tant qu’autorité d’Auroville. Satprem, le premier disciple de Mère, dut
même s’exiler à la suite de menaces à l’encontre de son intégrité physique. Des aurovilliens seront
expulsés d’Inde et d’autres envoyés en prison. Francis, dans Retournements, explique ainsi :
« [...] en 1975, quand « la révolution » a commencé, Savitra et moi avons reçu des ordres
d’expulsion. Qu’ils veuillent me mettre dehors m’a fait vouloir rester d’autant plus. Je
serais probablement parti de moi-même s’ils n’avaient pas fait cela. Le jeu divin. Nous
avons été expulsés. C’était un jeu politique. J’avais dit la mauvaise chose à la mauvaise
personne au mauvais moment. (…) JRD Tata a bloqué tout ça et est venu à notre secours.
Il est devenu le garant de mon visa, ce qui a impressionné pendant des années les
fonctionnaires du FRO [Service des étrangers]. Je suis donc revenu à Auroville en plein
dans ce que j’appelle le « syndrome de Jeanne d’Arc » et « on se bat pour la vérité », etc.
» (Retournements, p. 64-65)
Différentes figures de l’élite indienne soutiendront
sous diverses formes la communauté, assurant à
Auroville sa réputation mais aussi des supports
autant économiques que juridico-politiques.
Comme le précise la note de bas de page 65 : «
JRD Tata était l’industriel indien légendaire qui,
en de nombreuses occasions, accorda son soutien
à Auroville. »
La “guerre” s’inscrivit même au cœur d’Auroville entre ceux qui étaient pour l’autorité de
l’ashram, ceux qui étaient contre et les “neutres” (Neutral). Comme le raconte Mahalingam, page
56 de Retournements :
« [Quand êtes-vous venu à Auroville ?] C’était probablement dans les années 80. Plus
tard, je quittai Auroville à cause de la dispute entre la Society et un autre groupe
[Auroville Society]. Comme nous ne voulions faire partie d’aucun groupe, on nous
appelait les Neutres. Je n’aimais pas cela. Nous étions venus ici pour l’unité humaine,
l’unité du monde entier et voilà que nous ne pouvions même pas faire l’unité dans cette
toute petite communauté. Je suis parti. »
78
Last School et Pyramid (une des écoles et le centre artistique)
Mahalingam est revenu vivre à Auroville par la suite et aujourd’hui il travaille encore à traduire les
textes de Sri Aurobindo et de la Mère en tamoul. Nous l’avons nous-mêmes rencontré, fidèle à son
“poste”, attablé à ses traductions dans les locaux de l’école de Transition. Cet événement, même s’il
semble anecdotique aujourd’hui, est constitutif de l’histoire et de « l’imaginaire partagé »
d’Auroville. Ainsi, la première fois que j’ai rencontré Jean, lorsque je lui ai demandé son nom de
famille parce que son visage m’était familier, c’est par cette anecdote qu’il m’a répondu. Elle fait
partie de la construction identitaire d’Auroville :
« Il n’y a qu’en temps de guerre qu’on demande le nom de famille ! Moi j’ai toujours
refusé de le donner même lorsque la Society m’a envoyé en prison (…) Dis-moi, sais-tu
combien il y a eu de résistant pendant la WWII ? 2% et combien de collaborateurs ? (…)
2%. Vois-tu, il n’y a que 2% de personnes qui font un choix, le reste suit. (…) Tu n’as pas
entendu parler du conflit entre Auroville et la SAS ? »
Un vocabulaire très élogieux et des références quasi-chevaleresques sont utilisés pour
décrire cette période de la part des vainqueurs (les aurovilliens). Pour ceux qui prirent position
contre la Society, l'événement se conte tel le combat de David contre Goliath : c’était une victoire
inespérée, mais la justice (« soutenue par la Mère ») leur a donné raison : « Je suis donc revenu à
Auroville en plein dans ce que j’appelle le « syndrome de Jeanne d’Arc » et « on se bat pour la
vérité», etc. » (Francis) Le conflit prit une telle ampleur qu’Auroville fit appel à la décision de la
Cour Suprême de l’Inde. Il semblerait que les événements de l’époque, entre les différents
emprisonnements et les soutiens par des figures célèbres, aient accentué l’intérêt des officiels
indiens au cas d’Auroville. En effet, le projet d’Auroville fut dès ses débuts très médiatisé et
directement soutenu par l’Unesco. Un long procès déboucha sur la décision de l’indépendance
d’Auroville à l’égard de l’ashram et la constitution d’un nouveau dispositif légal : l’Auroville
Foundation Act. La cour accorda à Auroville le statut de Trust.
79
Auroville was founded with even further complexities: it was meant to be not an ashram but a
town; its citizens could still have a family life and were not necessarily engaged in the yogic
pursuit. Simple goodwill, the thirst for progress and the ideal of human unity was sufficient to
gain admittance. On such a broad basis, with all the risks that this entails, the experiment was
launched.
Auroville Foundation Act, page 26
V.Les implications du Trust
80
Définition légale d’un Trust :
Les tentatives de définition du trust nous éclairent sur la nature de cette institution. À la différence du contrat, il n'existe pas de définition « officielle » du trust car il semble qu'aucune définition n'ait été acceptée comme complète et exacte. Le juriste anglais Underhill propose de voir le trust comme « une obligation équitable, liant une personne, appelée le trustee, en vue de gérer des biens sur lesquels elle exerce un contrôle, appelés les biens du trust, pour le bénéfice de personnes appelées bénéficiaires, dont il peut être l'une d'elle et de quiconque peut exiger l'exécution de l'obligation »
Une définition classique du trust se trouve dans Halbury's laws of England : « lorsqu'une personne a dans son patrimoine des droits dont elle est titulaire ou qu'elle est tenue d'exercer dans l'intérêt ou pour le compte d'une ou plusieurs autres personnes ou encore pour l'accomplissement d'un ou plusieurs buts déterminés, elle est considérée avoir ces droits in trust dans l'intérêt du ou des bénéficiaires ou pour l'accomplissement du ou des buts dont il s'agit. Le titulaire de ces droits est un trustee..., lequel dispose de pouvoirs fiduciaires et est uni au bénéficiaire en vertu d'une relation fiduciaire ». (Nous soulignons)
Nous remarquons que dans ces deux définitions, et cela est commun aux définitions des auteurs anglo-saxons, la notion de constituant disparaît totalement de l'institution car le trust, une fois constitué, échappe en principe au settlor. La convention de La Haye du 1er juillet 1985 « Convention relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance » pose les caractéristiques essentielles que doit présenter une institution pour être regardée comme un trust.
La Rapport von Overbeck précise ainsi que l'article 2 ne contient pas une « définition » en tant que telle . Selon la convention, le trust présente les caractéristiques suivantes :
a) les biens du trust constituent une masse distincte et ne font pas partie du patrimoine du trustee ;b) le titre relatif aux biens du trust est établi au nom du trustee ou d'une autre personne pour le compte du trustee ;c) le trustee est investi du pouvoir et chargé de l'obligation, dont il doit rendre compte, d'administrer, de gérer ou de disposer des biens selon les termes du trust et les règles particulières imposées au trustee
par la loi. (Nous soulignons. Ce dernier point met en exergue le rapport actuel du gouvernement à l’égard d’Auroville)
Nous voyons ainsi par l'étude de ces différentes définitions que ni la doctrine, ni les instruments internationaux tels que la Convention de La Haye ne semblent se rallier à une définition proche de celle du contrat. Au mieux, le professeur Keeton parle de la naissance d'une « relation » mais l'on voit bien que la constitution du trust résulte de la seule volonté du constituant. C'est donc un engagement unilatéral, à l'opposé de l'accord de volonté créateur de la relation contractuelle.Le trust n'est pas un contrat. « Il résulte en effet d'un engagement unilatéral du constituant, qui transfère une partie de ses biens à un tiers, le trustee, ce dernier les utilisant au profit de bénéficiaires ou dans un but précis. Au contraire, le contrat naît d'un accord de volonté entre les parties par lequel chacune s'engage à fournir une contrepartie à la promesse de l'autre. Le contrat donne naissance à des droits personnels d'une partie envers l'autre, alors que le trust crée un droit réel, un droit de propriété équitable au profit de tiers. Par ailleurs, dans le contrat, l'objet est transféré du patrimoine de l'une des parties dans le patrimoine de l'autre partie alors que dans le trust, le bien transféré par le constituant n'entre pas dans le patrimoine personnel du trustee ; il constitue une masse indépendante, seulement disponible au profit des bénéficiaires. (http://droitdutrust.online.fr/)