Mémoire M. Ngom N°2

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monde. Les gens accourent de toutes parts, de l'Uusine Bène Tally, de Usine Niary Tally, de Bopp, de la zone A, etc. Il faudra l'intervention de la police pour dégager la demeure de F.F. Il faudra surtout arracher cette femme à cette foule surexcitée. F.F est accusée de sorcellerie par sa voisine N.S. On les amène toutes deux au poste pour rétablir le calme dans le quartier. Cela ne suffira pas. On fera appel aux forces de l'ordre pour maintenir les gens à distance. On interdira également l'accès de la "rue de la sorcière" aux personnes qui n'y habitent pas, puis à toutes celles qui voudront y entrer (sans discernement) puisque les curieux, pour franchir les barrages, prétendaient loger dans telle ou telle maison et venaient se grouper à la porte de celle-ci. F.F est toute troublée quand elle arrive à la police du Point E. Elle vient de passer un mauvais moment. Sa voisine regrette de se retrouver là, car d'accusatrice, elle devient à son tour accusée. Accusée de diffamation. Tout avait commencé trois jours plutôt. L'enfant de N.S était malade. C'est une fille. On l'a conduite chez un guérisseur qui avoua ne rien connaÎtre à l'origine du mal qui frappait l'enfant. Il recommande à ses parents d'aller voir une guérisseuse: si c'est un sorcier qui est responsable de cette situation, nul doute que cette dernière saura guérir la victime. La guérisseuse d'ailleurs ne prétend-elle pas avoir mené des activités de sorcière jusqu'à l'age de 15 ans où elle fut reconvertie par un guérisseur qui lui enseigna l'art de lutter contre le diable? La guérisseuse eu recours au procédé suivant: 'Je vais mettre cette poudre dans les narines de votre enfant. Si elle éternue, c'est qu'elle est possédée par un sorcier. Sinon, c'est qu'il s'agit d'une maladie naturelle". N.S sortira de la maison de la guérisseuse, convaincue de la cause surnaturelle de la maladie de son enfant. Elle emportera un liquide que lui a remis cette femme et avec lequel elle enduit, le soir, le corps de son enfant. Le soir justement, la petite fille a une crise. Elle délire et dans ses propos, c'est le nom de F.F qui revient sans cesse. Ah tiens! Voilà la criminelle qui veut lui ravir son enfant! Elle fait part de sa découverte aux membres de sa famille. Les deux familles se connaissent, mais n'avaient que des rapports de voisinage. Alors, N. S. a été guidée par les présomptions et par les divagations de son enfant: voici la femme! C'est une N.S complètement troublée elle aussi qui arrive au poste. Elle n'avait pas mesuré les conséquences qu'aller avoir cette affaire. Elle 48

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monde. Les gens accourent de toutes parts, de l'Uusine Bène Tally, de Usine Niary

Tally, de Bopp, de la zone A, etc.

Il faudra l'intervention de la police pour dégager la demeure de F.F. Il faudra

surtout arracher cette femme à cette foule surexcitée. F.F est accusée de sorcellerie

par sa voisine N.S. On les amène toutes deux au poste pour rétablir le calme dans le

quartier. Cela ne suffira pas. On fera appel aux forces de l'ordre pour maintenir les

gens à distance. On interdira également l'accès de la "rue de la sorcière" aux

personnes qui n'y habitent pas, puis à toutes celles qui voudront y entrer (sans

discernement) puisque les curieux, pour franchir les barrages, prétendaient loger

dans telle ou telle maison et venaient se grouper à la porte de celle-ci. F.F est toute

troublée quand elle arrive à la police du Point E. Elle vient de passer un mauvais

moment. Sa voisine regrette de se retrouver là, car d'accusatrice, elle devient à son

tour accusée. Accusée de diffamation. Tout avait commencé trois jours plutôt.

L'enfant de N.S était malade. C'est une fille. On l'a conduite chez un guérisseur qui

avoua ne rien connaÎtre à l'origine du mal qui frappait l'enfant. Il recommande à ses

parents d'aller voir une guérisseuse: si c'est un sorcier qui est responsable de cette

situation, nul doute que cette dernière saura guérir la victime. La guérisseuse

d'ailleurs ne prétend-elle pas avoir mené des activités de sorcière jusqu'à l'age de 15

ans où elle fut reconvertie par un guérisseur qui lui enseigna l'art de lutter contre le

diable?

La guérisseuse eu recours au procédé suivant: 'Je vais mettre cette poudre

dans les narines de votre enfant. Si elle éternue, c'est qu'elle est possédée par un

sorcier. Sinon, c'est qu'il s'agit d'une maladie naturelle". N.S sortira de la maison de

la guérisseuse, convaincue de la cause surnaturelle de la maladie de son enfant. Elle

emportera un liquide que lui a remis cette femme et avec lequel elle enduit, le soir, le

corps de son enfant.

Le soir justement, la petite fille a une crise. Elle délire et dans ses propos,

c'est le nom de F.F qui revient sans cesse. Ah tiens! Voilà la criminelle qui veut lui

ravir son enfant! Elle fait part de sa découverte aux membres de sa famille. Les

deux familles se connaissent, mais n'avaient que des rapports de voisinage.

Alors, N.S. a été guidée par les présomptions et par les divagations de son

enfant: voici la femme! C'est une N.S complètement troublée elle aussi qui arrive

au poste. Elle n'avait pas mesuré les conséquences qu'aller avoir cette affaire. Elle

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nie avoir accusé qui que ce soit de sorcellerie. Qui a donc orchestré les cris et les

jets de pierres des gosses mercredi après-midi? D'aucuns disent que c'est l'une des

filles âgée de 22 ans. C'est elle qui aurait désigné F.F à la vindicte publique pour lui

faire lâcher sa "proie". Elle aussi nie. Mais N.S reconnaÎt avoir dit à ses enfants d'où

venait le mal qui s'était emparé de leur sœur. C'était un secret de famille. Comment

celui-ci aurait été connu du mini-commandos qui a assiégé la voisine, si les "affreux

Jojo justiciers" n'avaient pas été suffisamment dressés contre F.F et ses enfants?

N.S et sa fille restent muettes devant une telle question. Par leur faute, elles ont

troublé l'ordre public, car la foule restera dans les rues adjacentes jusqu'à 22 heures.

Elles ont (inconsciemment?) compromis la tranquillité d'une honnête famille. La

jeune fille guérira rapidement. Mais la terrible machine qui va marginaliser les

membres de la famille de F.F, accusée de sorcellerie, ne s'arrêtera pas. Une jeune

fille a déclaré tout uniment que la dame F.F était une sorcière. Les gens ont répondu

en chœur que c'était vrai, même ceux qui ne l'ont jamais connue, qui ne l'ont jamais

vue. Dans ces histoires, de sorcellerie, il y a toujours un consensus populaire. 1/suffit

qu'un inconnu vous traite de sorcier pour que tous enfourchent leurs chevaux pour

une chasse au sorcier.

On n'aime pas non plus les étrangers. On trouve toujours leurs manières très

louches. Surtout si, en arrivant, ils se tiennent à l'écart, et ne s'intègrent pas

d'emblée à la vie de la communauté (celle du village, ou celle du quartier, ou même

la vie dans une petite rue). C'est peut-être ce qui a signé le malheur de F.F et qui a

provoqué sa mise au ban de la société tout entière.

F.F. est en effet dans le quartier depuis moins d'un an. Elle n'a pas tellement

de rapports avec les voisins»

En résumé, à partir d'un diagnostic vague, formulé par une guérisseuse, la

fille de N.S est attaquée par les sorciers. Il se développe d'abord un soupçon à

l'endroit d'une voisine du nom de F.F. ; nom prononcé par la malade délirant. Puis le

consensus du quartier désigne F.F. à l'unanimité comme sorcière. F.F. sera obligée

de changer de quartier.

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D'autre faits divers vont conduire à la mort du sorcier désigné par les autres.

Voici deux cas brièvement.

Le récit de Sandiou

Sandiou est un guérisseur qui est en prison pour une affaire qui a entraîné la

mort d'une femme.

Il a été sollicité par un client, Moussa, dont la femme était malade depuis

longtemps la malade ne guérissait pas, le soupçon de sorcellerie se développe au

sein de la famille. Le mari et sa belle-mère (mère de la malade) s'accusent

mutuellement de sorcellerie. Le mari, Moussa décide d'avoir recours à Sandiou dans

une épreuve qui doit le disculper. Cette épreuve consiste à absorber une préparation

faite avec de la farine de mil et de la farine de riz. En préparant ce mélange, le

guérisseur prononce des incantations qui vont donner le pouvoir au médicament. Ce

médicament a deux effets: aider à la fécondité des femmes qui n'ont pas d'enfants,

révéler les sorciers qui s'accusent mutuellement.

Après des hésitations, en relation avec les circonstances de la demande, du

lieu inhabituel où il doit opérer, Sandiou accepte après avoir demandé d'autorisation

du chef de village. Il accepte de faire l'épreuve pour le mari, Moussa; il refuse la

demande de la belle-mère qui exige aussi de subir le traitement. Le motif invoqué est

le suivant: la belle-mère ne peut plus avoir d'enfant, elle est trop âgée. Le

médicament est aussi utilisé pour favoriser la fécondité.

L'épreuve se déroule dans une atmosphère rendue dramatique par

l'accusation de sorcellerie anthropophagie qui pèse sur tous ceux qui y participent

(d'autres personnes du village ont insisté pour absorber le médicament et bénéficier

de son action bénéfique sur la fécondité). Mais le soupçon de sorcellerie, dés le

début des tractations qui durent 48 heures, est porté sur la belle-mère.

Malgré l'interdiction de Sandiou, la belle-mère a réussi à s'approvisionner une

part du médicament. Elle s'agite et meurt brusquement.

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Les analyses de la préparation ne montrent aucun produit toxique. L'autopsie

ne révèle aucune cause de décès.

Le suicide de Fatou

Fatou est une femme sérer (ethnie du Sénégal) âgée de 40 ans, mariée, mère

de trois enfants. Elle est originaire d'un village de l'arrondissement de Niakhar dans

le Sine-saloum, pays sérer où les traditions sont encore vivantes. Elle a eu un

premier mari avec qui elle a vécu pendant 10 ans au village de Dioulbé,

arrondissement de Niakhar. Ce mariage a été interrompu par un divorce. Le mari a

fait une maladie grave et Fatou a été accusée de sorcellerie par la famille de son

mari qui exigea le divorce.

Fatou rejoint son village natal et vit célibataire pendant 3 ans. Les accusations

de sorcellerie sont peu à peu oubliées et Fatou se remarie avec Wally N. du village

de Mbadane, toujours dans le même arrondissement. Le couple vient à Dakar et

s'installe dans le quartier de Ben Tally. Pendant 3 ans, la vie est tranquille. Mais pour

des raisons non précises, Fatou est accusée encore de sorcellerie et la famille doit

changer de résidence et s'installer dans un faubourg de Dakar, Ouakam.

Pendant 3 ans, tout va bien, mais un jour, dans une maison voisine, deux

jumeaux tombent malades. Fatou a peur et demande à son mari de changer de

quartier. Celui-ci refuse. La mère des jumeaux déclare que ses enfants ont été

attaqués par Fatou, accusée de sorcellerie. Quelques jours après, les jumeaux

meurent. La mère s'oppose à l'enterrement des enfants; leur mort est due à l'actionde Fatou.

Fatou fait appel à son frère Ndiogo, Saltigué(12)très connu dans le Sine-

Saloum. Le frère décide de procéder à un rituel qui doit apporter la preuve de

l'innocence de Fatou. Ce rituel (ordalie) consiste à chauffer un fer au rouge, à le

poser sur des tiges d'un arbuste spécial que la personne (accusée ou accusatrice)

(12) Le Saltigué est un personnage choisi parmi les voyants (madag en serer) pour annoncer les événements etprévenir leurs conséquences néfastes.

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porte dans ses mains. En prononçant les paroles suivantes: "si je ne dis pas la

vérité, que le fer me brûle; qu'il ne me brûle pas si je dis la vérité", le candidat à

l'ordalie doit lécher trois fois le fer. Le Saltigué qui conduit le rituel assisté par un

forgeron prononce aussi des versets. S'il y a fausse accusation. c'est l'accusateur

qui est brûlé, si l'accusation est vraie, c'est l'individu soupçonné de sorcellerie (et qui

ne veut pas avouer) qui est brûlé. Dans ce cas particulier, Fatou et son accusatrice,

la mère des jumeaux devraient subir l'ordalie. Mais la famille de la mère des jumeaux

refuse, Fatou se pend.

Ndiogo, Saltigué connaît bien ce type de problème puisqu'il est voyant. Il a

interrogé la sœur de sa mère: "comment se fait-il que Fatou soit sorcière alors que

moi, son frère, je suis "Madag" (c'est à dire voyant) et non sorcier' ? Elle a répondu:

"il est possible que sa mère morte (il y a longtemps) ait été sorcière (Nax) et qu'elle

ait mangé une personne pendant la grossesse de Fatou. Si c'est le cas, Fatou doit

être Nax. Si vous n'avez rien fait pour la traiter, elle est restée Nax".

Il a posé la deuxième question: "est-ce que ma mère a été accusée d'être

une sorcière"? réponse: "oui, c'est pourquoi ton père a dû quitter le village où il

habitait, Ngayokhème, et fonder un autre village où vous habitez actuellement,

Nga/aynako. Moi je suis ta tante, je suis Madag comme toi, si elle n'a pas mangé

quelqu'un pendant la grossesse, tu es Madag, si elle a en mangé, tu es Nax".

Ndiogo voulait parler avec sa sœur Fatou pour connaître la vérité et

éventuellement pour la traiter. Fatou est morte auparavant.

Le suicide de Fatou est équivalente à la mort de la belle-mère dans

l'observation qui précède.

Ces divers témoignages dessinent la figure du sorcier dans l'imaginaire

collectif.

Le sorcier peut-être marqué dès sa naissance par des signes particuliers (il

nait par exemple avec des dents). Il est généralement prédéterminé, héritant de sa

mère sa qualité de sorcier. Le père ne transmet que le pouvoir de voyance, c'est à

dire le pouvoir de détecter les sorciers ("nàoxàor" en wolof).

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La prédestination n'est pas absolue. Une mère sorcière peut enfanter un

individu normal; son comportement pendant la grossesse est responsable de la

qualité de son enfant. Tout individu peut devenir sorcier à n'importe quel moment de

son existence: absorption consciente ou non d'une substance de sorcellerie, action

de présélytisme ou de contrainte de la part du sorcier, vengeance d'un sorcier...

Le sorcier est un être de la nuit, il chasse pendant la nuit, se déplace grâce à

des ailes. Il tue les êtres humains pour les dévorer en compagnie d'autres sorciers.

Les associations de sorciers sont régies par des règles d'échanges: dons, prêts,

dettes. Il arrive que l'un d'eux ne puisse payer ses dettes, les autres le pressent alors

de chercher une victime. C'est souvent alors une personne de sa propre famille qu'il

attaquera.

Qui est désigné sorcier et qui le désigne?

Un individu d'un groupe tombe malade, une mort mal expliquée se produit;

tous s'interrogent. Le soupçon n'est pas encore formulé, mais il est quelque part

chez le malade, chez les membres de sa famille ou de la collectivité. Le guérisseur

est consulté. Un dialogue s'instaure entre lui, le malade et la famille. Le consensus

s'oriente vers la sorcellerie. Le guérisseur confirme ou affirme le diagnostic. Mais

aucun nom n'est encore prononcé. C'est au guérisseur de savoir. Tout le monde

peut être d'accord sur la personne du sorcier mais rien n'est dit. Dire est grave: cela

peut entraîner une série d'actes de vengeance si le consensus n'est pas unanime au

point d'englober le sorcier lui-même. Nommer le sorcier, c'est expulser la violence de

la communauté et du malade qui fait partie de cette communauté. Mais s'il y a

désaccord, le but n'est pas atteint.

Les quelques cas présentés

dramatiques d'une accusation précise

guérisseur Sandiou, suicide de fatou).

pus haut montrent les conséquences

(une accusation de sorcellerie, récit du

Dans d'autres cas, le sorcier n'est pas nommé. Le guérisseur fait seulement

allusion à un sorcier étranger inconnu. Il se bornera à lui faire lâcher sa proie.

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Dans certains villages, il était pratiqué régulièrement la chasse au sorcier.

L'étranger de passage était la victime de choix ou bien la femme qui s'est marié dans

le groupe sans y appartenir. Il reste encore de cette coutume, la désignation des

sorciers au début des cérémonies telles que le Ndëp :"ku wàolu wul sa bopp démaf'

(que ceux qui sont sorciers s'en aillent), proclame le saltigué ou le Samp kat et

quelques personnes quittent la collectivité réunie pour le rituel.

L'identité du sorcier est parfois révélée dramatiquement au cours d'un état

pathologique. C'est généralement la mère ou un proche parent du malade qui est

désigné. Dans certains cas, un individu que rien ne différencie des autres, qui n'est

pas malade, s'accuse de sorcellerie et énumère une liste de personnes qu'il a

dévorées et comment il a fait pour les avoir: c'est ce qu'on appelle le "jëfur" en wolof.

La victime du sorcier

Quand l'attaque du sorcier n'aboutit pas à la mort, c'est la maladie mentale ou

psychosomatique de la victime.

Dans sa forme typique, l'attaque de sorcellerie est la crise aiguë avec

désordre somatique et phénomènes hallucinatoires concernant le corps de la victime

et l'image de l'agresseur.

C'est une impression de mort imminente avec sensation de dévoration d'une

partie ou de la totalité du corps. Le foie et le cœur sont les organes privilégiés. Les

plaintes somatiques sont toujours très riches: troubles respiratoires avec sensation

d'étouffement, désordre cardiovasculaire avec oppression, douleur précordiales,

impression d'arrêt du cœur, troubles digestifs avec diarrhée, vomissement,

modification du vécu corporel avec impression de changement de poids, de volume,

de forme, de contenu.

L'agression n'est pas toujours clairement exprimée par des paroles. Ce qui

saisit agrippe, mord, pénètre, dévore... peut rester très vague ou prendre des formeshumaines ou animales.

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Voici quelques exemples:

Ahmed: 20 ans, élève, célibataire, musulman, fait depuis un mois des rêves

stéréotypés dans les quels des camarades de classe le regardent avec un air hostile.

Brusquement, à l'occasion d'une angine, il déclare que l'infirmier veut l'empoisonner.

Il s'échappe du lycée, se rend chez un camarade. Au milieu de la nuit, il se lève

brusquement et déclare que son ami veut le tuer. Il fuit, affolé pour chercher

protection. Il entend des sorciers qui l'appellent par son nom et le menacent.

NdonQo : 20 ans, célibataire, développe après un cauchemar, un délire de

persécution qui prend rapidement la forme d'une d'attaque de sorcellerie. Parmi les

diables qui l'attaquent, il y a des sorciers anthropophages. Ils mangent de la chaire

humaine, les enfants, les vieux, les jeunes. Ndongo hésite entre le sorcier et la

victime: "ma mère est anthropophage... je ne veux pas être anthropophage; c'est

dangereux".

Khardiata: 15 ans, mariée, présente quelques heures après son

accouchement une agitation intense. "Sa mère, sa sœur, sa coépouse sont des

sorcières qui veulent la manger'. Elle voit un sorcier; elle croit qu'elle va mourir,

qu'on va la tuer. Elle ne sait plus si elle est encore enceinte ou si elle a accouché, si

son enfant est vivant ou mort.

La sorcellerie est souvent masquée dans les formes moins brutales ou dans

les états chroniques. En dehors des tableaux dramatiques, où la vie semble en

danger, le malade et l'entourage ont quelques réticences à invoquer la sorcellerie.

D'autres explications moins redoutables sont mises en avant surtout dans les pays

islamisés.

Quelle que soit la forme de la maladie (aiguë ou chronique) l'élément commun

reste la menace de mort, à plus ou moins longue échéance, si le sorcier ne lâche

pas sa proie.

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Une observation minutieuse sur le terrain montre que la modernisation et le

niveau intellectuel des populations dakaroises n'a pas eu d'effets majeurs sur la

croyance à ces formes de représentations.

Le guérisseur

Le guérisseur, parfois ancien sorcier, est capable de détecter une affaire de

sorcellerie, nommer le sorcier ou ne pas le nommer (s'il juge qu'il y a danger) de le

transformer pour qu'il devienne comme les autres.

La lutte contre les sorciers est un combat difficile. Si le chasseur de sorcier est

le principal acteur, tous ont le devoir de l'aider.

Des protections sont demandées au guérisseur à certaines périodes de

l'existence, en particulier lorsque des changements de statut s'opèrent. Dans les

périodes où l'individu est entre deux statuts, il n'est pas différencié et c'est

précisément dans cet état de non-différenciation que la violence, sous forme

d'attaque par les sorciers, peut se manifester. Ce recours au guérisseur s'observe

particulièrement lors des naissances, du baptême, de l'initiation, du mariage, de

l'accouchement... Le guérisseur a ici un rôle préventif. " est plus facile d'éviter la

violence que de l'arrêter lorsqu'elle est déclenchée.

Comment devient-on guérisseur?

Souvent le chasseur de sorcier est un ancien sorcier retraité. Une célèbre

guérisseuse de Dakar raconte, en toute sérénité, qu'elle a dévoré 350 personnes.

Les cas de Mamadou, et de Seydou illustre cette filiation.

Dans d'autres cas, il aura eu une maladie initiatique, plus ou moins violente et

durable, qui peut être une attaque de sorciers. En général, quelle que soit

l'expérience initiatique (sorcier ou victime), une longue formation est nécessaire

avant de maîtriser l'art de guérir. Formation qui est à la fois un apprentissage

technique (utilisation de plantes, gestes et paroles du rite) et une maturation vers

l'adulte achevé, libéré du lien incestueux à la mère.

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La transformation du sorcier en guérisseur est conforme à la logique du

système dont elle indique la genèse. Un troisième personnage complique la relation

sorcier/guérisseur, c'est le voyant qui reconnaît le sorcier mais ne peut le guérir.

Traditionnellement, le chasseur de sorciers intervenait dans toutes les affaires

qui menaçaient la communauté: épidémies, maladies du bétail, sécheresse,

mauvaises récoltes...

S'agissant de maladie (mentale ou psychosomatique) d'un individu, la

démarche doit aboutir à l'aveu du sorcier, responsable de l'agression. Le processus

comporte une démarche progressive dans laquelle interviennent l'individu malade, la

famille, le groupe et le guérisseur.

Les premiers symptômes sont vagues: inquiétude, malaise affectant le corps,

angoisse plus évidente. Leur apparition coïncide généralement avec un événement

ou des conditions affaiblissent la position de l'individu au sein du groupe. A partir des

premiers symptômes, le malade, l'entourage s'interrogent: d'où vient le mal?

Le guérisseur est consulté si les symptômes persistent; parfois un rêve vient..; ~ ~

signifier qu'il s'agit sans aucun doute, d'une attaque de sorcellerie. La première

démarche du guérisseur sera de faire un diagnostic de sorcellerie en s'appuyant sur

le consensus du groupe. L'ave~ met fin à l'attaque; le sorcier identifié n'est plus

dangereux.

La collectivité

La condition de l'efficacité du système est précisément l'adhésion de la

collectivité.

De profonds changements sociaux modifient les structures familiales et les

rapports interindividuels dans le milieu urbain. L'introduction de modèles étrangers,

de nouveaux modes d'existence vont réduire l'importance du système sorcellerie-

anthropophagie, augmentant parallèlement l'agressivité et la violence. La menace du

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sorcier persiste encore, très vive, mais l'efficacité du rituel thérapeutique est moindre.

Actuellement, dit le guérisseur: "le nombre des sorciers augmente, surtout dans les

villes. Et les guérisseurs ne sont plus capables de guérir les malades". C'était

traduire dans le langage traditionnel le développement de l'agressivité, de ses

conséquences individuelles et sociales et l'impossibilité des hommes à la contrôler.

Il - Les esprits ancestraux ou les" rabs"

C'est le deuxième système de représentation différent de la sorcellerie-

anthropophagie qui oppose les individus dans une visée destructrice: destruction de

l'autre par dévoration. Le système "Rab" est par contre un système religieux et qui a

la signification de tous les systèmes religieux: relegere = réunir, rassembler.

On distingue dans ce système de "rab" et des "tuur' confondus sous

l'appellation d'esprits ancestraux. Les tuurs sont des rabs identifiés et honorés. La

différence réside dans l'ancienneté et dans la qualité de l'alliance avec les hommes.

Le rab n'est pas seulement un esprit ancestral transmis héréditairement, il est aussi

le double de la personne, son jumeau. Vivant en société comme les hommes, les

"rabs" constituent un véritable double de l'organisation sociale et familiale. Comme

les tuurs, ils ont donc un nom, une famille, un sexe une religion. Leur demeure est un

autel familial (Xamb) où leur sont prodiguées les offrandes rituelles. Sa signification

de religion ancestrale se modifie avec le temps. Si l'existence du monde des rab,

accompagnant invisible des hommes, est admise par presque tous, le rituel du culte

est souvent oublié ou négligé avec la forte urbanisation et les avancées du

modernisme. Certaines circonstances, certains événements, le raniment, le

réactualisent, lui donnent une nouvelle vigueur: contenu anormal des rêves,

manifestations pathologiques etc.

Ce glissement du culte vers le pathologique est, en effet, l'un des aspects les

plus caractéristiques de la mutation qui se dessine dans le système des rab.

D'une façon générale, on a tendance à invoquer leur intervention à l'occasion

de l'apparition de pathologies; ou tout au moins de l'apparition de quelque chose de

dysharmonieux ou d'anormal dans l'existence de l'individu ou du groupe; cette

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utilisation étroite de la représentation rab ne trahit pourtant pas fondamentalement le

type d'union qui relie le rab à son double humain. En effet, la relation qui les unit est

une relation d'échange, de réciprocité, où l'homme se trouve le plus souvent en

situation de dette. Le rab reste le jumeau, l'allié, le protecteur, dans la mesure où

l'homme lui donne la preuve de la considération et du respect. Si le contrat implicite

qui les unit est rompu, et il ne peut l'être que par l'homme, le rab mécontent vient se

manifester. Ses manifestations toujours désagréables peuvent aller jusqu'aux

troubles mentaux graves, mais ne mettant pas en cause la vie, car le rab aime

l'homme. Son intervention équivaut à un rappel à l'ordre, à une sollicitation, à un

désir de renouer la relation négligée ou rompue.

La société wolof et lébou possède les moyens de renouer la relation devenue

dysharmonieuse. Elle a ses spécialistes,' ses thérapeutes, qui rétablissent l'ordre et

l'harmonie. L'homme contrevenant aux règ.lesde la relation est d'abord réintroduit au

culte par certaines cérémonies, puis est tenu d'observer avec la plus grande

assiduité les obligations rituelles(13).

En d'autres termes, par une dégradation, la possession-culte s'est

transformée en possession-maladie. Mais par le biais de la maladie et des

thérapeutiques, l'individu et le groupe sont ramenés au culte, à un culte à visée

intégratrice et prophylactique des désordres individuels et sociaux;

On peut schématiser les phénomènes de possession, à l'intérieur du culte des

rab, en définissant les divers types de relation possesseur-possédé, rab-homme:

Le rab possède l'homme complètement, l'homme devient le rab; il agit dans

sa totalité, s'éprouve en totalité comme le rab. A la limite il perd conscience, il n'a

plus la conscience d'être homme: il est rab (pour un temps limité). Ce type de

possession se manifeste au cours des cérémonies ritualisées comme le ndëpp.

Cette crise peut être vécue par le malade, objet de la cérémonie ou par n'importe

quel participant (spectateur) ; il suffit que l'on nomme son rab en chantant.

(13)Les cérémonies rituelles les plus importantes sont:Le tuuru : qui s'adresse au tuur, rab déjà identifié,Le Sàmp : partie du Ndêpp, identification de l'autel du culte

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- Le rab est à l'intérieur de la personne; il est perçu par lui comme une

présence étrangère, inconfortable, qui crée des perturbations dans le corps et dans

l'esprit. Des malades expriment cette présence par des sensations variées. Le rab

est souvent unique; mais parfois la personne est habitée par plusieurs rab. Il y a ici

cohabitation, phénomène éprouvé comme désagréable, phénomène de la pathologie

mentale ou somatique.

- Le rab à l'extérieur de la personne; il Ya une distance plus ou moins grande

entre le rab et la personne. Dans ces conditions, comme précédemment, la présence

est éprouvée comme désagréable et responsable de l'inconfort. Elle est aussi

éprouvée comme force, volonté qui agit sur l'individu, dicte ou guide ses actes ou

ses paroles. Le rab est alors invoqué comme responsable d'actes que l'individu peut

commettre. Un guérisseur, marié, âgé de 40 ans nous dit: "si vous avez un rab

musulman, il peut vous pousser à prier souvent, même en dehors des heures

normales de prière. Si par contre, votre rab est animiste, tu auras même la phobie

des mosquées". La responsabilité est transférée, projetée à l'extérieur sur le rab.

Le rab n'est plus perçu, mais seulement représenté, imaginé. Dans la mesure

où l'individu adhère aux systèmes de représentation traditionnels, il peut reconnaître

un rab comme responsable de ses malaises ou de ses difficultés. Cette adhésion

peut avoir une valeur individuelle; mais elle est généralement suggérée, renforcée

par l'entourage, le groupe, la famille et le thérapeute.

Il reste un dernier type de relation qui caractérise l'état de santé, d'une façon

plus générale, l'état d'accord avec le monde extérieur: l'homme et le rab sont unis

par le rapport qui fonde une alliance avec échanges réciproques. L'homme remplit

ses devoirs avec l'ancêtre rab. Celui-ci le protège et lui assure une bonne relation au

monde. Chacun est situé, l'ordre est établi. Nous sommes ici hors du pathologique;

le malade est non seulement guéri, mais désormais à l'abri de la maladie, de lamenace.

Il est à noter que cette séparation des types de relation avec les rab est

artificielle; il Ya imbrication entre les différents types dans la réalité.

60

La maladie correspond à une relation qui n'est pas réussie. Dans les formes

extrêmes (possession totale, relation religieuse), il n'y a pas maladie. Le malade, en

effet est inapte à faire une authentique crise de possession, c'est à dire à s'identifier

totalement au rab; d'autre part, il ne peut avoir avec lui des relations harmonieuses.

Les bénéfices que peuvent apporter les rab sont multiples:

- L'union sacrée entre l'individu et le rab, consolidée ou recréée constitue en

général une promesse de réussite et de bien-être sur plusieurs niveaux: les cultures

seront meilleures, la réussite professionnelle renforcée, l'état de santé amélioré ou

fortifié. La relation avec le groupe sera notamment facilitée, condition essentielle

pour une bonne intégration sociale. Dans le domaine précis de la maladie mentale,

souvent rattachée au système rab, le ndëpp permet de renouer avec l'esprit et le

culte. Le respect du rituel (culte) constitue dès lors la meilleure prophylaxie d'une

rechute possible. Cette fonction thérapeutique et prophylactique se trouve en

difficulté quand on passe du domaine des maladies aiguës ou de courte durée à

celui des maladies chroniques ou de longue durée. Ici, en effet, le recours au culte

des rab semble inutile; la relation de réciprocité semble définitivement rompue.

La maladie, l'inconfort, le mal-être sont souvent dans l'ordre psychologique

l'extériorisation du conflit. Le mal, le mauvais sont projetés vers l'extérieur, mis sur

un compte d'actions maléfiques extérieures à l'individu et du groupe. Mais ici, le

support du désordre est à la fois familier, et à la fois jumeau de la personne; il n'est

pas la personne, mais son double mécontent de la même personne.

A la différence des autres systèmes (sorcellerie, maraboutage etc.) où l'agent

pathologique doit être extrait, rejeté, chassé à l'extérieur du corps de la personne, le

système rab fait du phénomène morbide, un accident passager, une simple querelle

d'allié qui ne met pas en cause la liaison profonde personne-rab, mais sert de

prétexte pour la renforcer. La thérapeutique ne visera pas de chasser le rab, mais au

contraire de le faire rentrer ou renforcer sa situation à l'intérieur de la personne.

Les rabs peuvent être également amant ("{aru rab") ou maîtresse ("coro rab").

Le "{aru rab" ou le "coro rab" se manifeste pendant le sommeil, en rêve, sous une

forme humaine et partage la couche de l'individu choisi. Ils apparaissent en général

61

au moment de la puberté de l'individu et continue de le fréquenter durant toute sa vie

s'il ne se fait pas traiter. Ils ont l'âge d'un conjoint en général mais peuvent

emprunter l'apparence de telle ou telle personne connue. Le mariage de l'individu

peut rester possible, mais son activité sexuelle est plus ou moins perturbée. Si c'est

une femme, elle peut être stérile, ou faire des avortements ou des fausses couches

répétées, elle aura des troubles des règles etc. s'il s'agit d'un homme, il souffrira

d'athémie ou d'impuissance sexuelle. Le "faru rab" ou le "coro rab" manifeste sa

jalousie en privant l'individu d'une nombreuse progéniture, d'une vie sexuelle

normale et parfois de la santé mentale.

Le "faru rab" peut rendre également le mariage impossible. La femme qui un

"faru rab" n'accepte les avances d'aucun homme. Elle ne se sent pas dérangée par

son célibat même si elle a un âge avancé; l'exemple de Nd.i., 40 ans, toujours

célibataire est illustratif de ce point de vue.

En effet, Nd.L. prétend avoir un "faru rab" qui vient lui rendre visite

régulièrement et prend parfois l'apparence de personnes qu'elle connaît; et cela

depuis qu'elle a eu ses premières règles. Quand un homme lui fait la cour, elle peut

s'intéresser à lui au début, mais peu de temps après, elle éprouve de l'aversion pour

celui-ci. C'est un guérisseur du nom de S.A.D. qui lui a signifié qu'elle a un "faru rab"

et que celui-ci est très jaloux. On lui a recommandé de faire des ablutions (rituel

musulman consistant à se laver certaines parties du corps avant la prière ou certains

actes de dévotion) avant de se coucher.

III - Les diinnés et les sevtanés

Les djinnés sont des esprits importés de l'Islam. Suivant la tradition, ils

existaient déjà bien avant la création de l'humanité. Ils se groupaient alors en tribus

et possédaient toute la terre. A un moment donné, à cause de leur action

destructrice, Dieu donna aux anges l'ordre de les exterminer. Un seul d'entre eux

survécu, dont sont issus les djinnés actuels. Lors de la venue du prophète, certains

djinnés refusèrent d'adhérer à l'Islam. Ce sont les seytanés. Ils sont toujours tournés

vers le mal. Certains marabouts arrivent à entrer en communication avec les uns et

les autres. Le simple individu sait qu'ils aiment à séjourner dans les tamariniers, les

62

rochers, les caves..., mais ne les voit jamais, ne connaît pas leur identité, n'entretient

pas de relation avec eux. On sait que le djinné-type est de grande taille, habillé en

blanc, a une longue barbe et émet une lumière insupportable. Les seytanés sont

décrits parfois petits, poilus, pouvant prendre n'importe quelle forme terrifiante.

La rencontre inopportune du djinné ou l'action néfaste du seytané entraîne

une sidération de l'individu (''jomml' en wolof).

IV - Le maraboutaQe

C'est une action magique et intentionnelle effectuée par un marabout à la

demande de quelqu'un qui veut obtenir ou détruire la position sociale ou matérielle

d'une personne enviée. Les motifs de maraboutage sont innombrables: on

maraboute une co-épouse, un supérieur de travail, un parent consanguin dont on

convoite l'héritage, etc. l'opération se fait le plus souvent par la manipulation de

versets coraniques.

Nous allons y revenir quand nous aurons à traiter du "marabout" dans le

chapitre consacré aux différents types de thérapeutes; après avoir décrit les

représentations traditionnelles de la maladie mentale, il convient d'en venir aux

différents types de thérapeutes.

63

Chapitre Il : TYPOLOGIE DES GUERISSEURS

Pour classifier les thérapeutes traditionnelles, il faut tenir compte de leurs

techniques ou moyens thérapeutiques et des représentations qui les soutiennent. On

peut ainsi distinguer quatre types majeurs qui sont: le "boroom reen" (propriétaire

de racines), le "borrom tuur' (maître de tuur), le marabout et le bilédjo (chasseur de

sorcier).

1- Le propriétaire de racine ou "boroom reen"

C'est une sorte d'herboriste; il connaît bien les vertus thérapeutiques des

racines, des écorces, des feuilles, des herbes. Il est capable de faire des

préparations complexes; il connaît une grande variété de mode d'administration; ce

savoir empirique se transmet parfois de père en fils. Le plus souvent, il faut un

apprentissage long, coûteux, progressif; le jeune candidat s'instruit auprès de

plusieurs guérisseurs réputés et travaille pour eux pendant la période

d'apprentissage. D'abord, il "cherche des racines en brousse" pour le maître, ensuite,

peu à peu, il est initié aux procédés de préparation et ce n'est qu'à la fin que le

maître lui révèle les versets ou les paroles à prononcer sans lesquelles aucun soin

n'est complet ni tout à fait efficace. Un guérisseur de dire: ''je peux te donner le nom

de toutes les plantes quej'utilise, si tu ne connais pas les formules à réciter lors de la

cueillette, elles ne te serviront à rien; tu ne seras jamais guérisseur'. Pour le

guérisseur, la plante n'est pas réduite à son aspect biologique; le rapport entre

guérison, effet curateur et plante n'est pas simple. Il ne s'agit pas simplement d'une

action pharmacologique. "Le pouvoir de guérir n'est pas une donnée isolée,

indépendant, agissant toujours de la même façon. 1/est tributaire de l'environnement

et en particulier du guérisseur. Il doit être demandé, orienté, renforcé. Le rituel de la

cueillette (choix de l'arbre, préparation de l'officiant, paroles adressées à l'arbre,

offrandes etc.) comme le rituel de la préparation du produit qui sera proposé à

l'homme malade (modalité, temps et lieu du pilonnage, incantations, objets investis

de puissance mêlés à la plante en des temps précis du travail de transformation)

64

indique bien qu'il s'agit d'autre chose que de pharmacologie au sens occidental et

scientifique du terme,,(14).

Il faut noter que le rôle de ce type de thérapeute est relativement restreint

dans le traitement des troubles mentaux.

11- Le maÎtre de tuur ou "boroom tuut'

C'est une sorte de prêtre-officiant des esprits ancestraux. Il s'agit

traditionnellement, de la personne chargée du culte d'un esprit ancestral dans un

village, une région, une lignée etc. La charge est héréditaire, généralement en lignée

maternelle. Dans les sociétés rurales, cette personne joue un rôle essentiel dans les

rites agricoles et ceux de la pêche; c'est elle qui organise les cérémonies annuelles

(semailles, prémices...) destinées à obtenir les faveurs de l'esprit, propriétaire

véritable, avec les ancêtres du sol et des eaux.

Ce n'est qu'avec la dégradation des rites agricoles traditionnels que ses

activités de thérapeute viennent au premier plan; il est bien entendu, le spécialiste

des troubles mentaux attribués aux esprits ancestraux. Sa démarche thérapeutique

est riche et complexe:

- Par l'intermédiaire de son propre tuur, qu'il invoque à l'aide du "Bâkk" (chant-

devise) et de versets, il décèle l'existence d'un esprit responsable des troubles du

patient.

- Ensuite, plusieurs voies sont possibles (tout au moins chez les lébou(15)de Dakar et

de sa banlieue) :

Le patient qui n'a pas d'autel domestique, dont le rab n'est pas encore

identifié, sacrifie simplement un poulet sur l'autel du guérisseur. Il "se fait laver" avec

l'eau de l'autel (xamb). Dans ce cas, le sacrifice est adressé au tuur du guérisseur à

qui l'on demande de discipliner les esprits, indéterminés qui indisposent le patient.

(14) H. COLLOMB, colloque CAM.E.S, Niamey, 7-10 juin 1976, P. 194-200.(lS) Ethnie du Sénégalplus présente dans la presqu'île du Cap-vert

65

Le patient a son rab identifié et son autel domestique; il se soumet à une

cérémonie appelé "tuuru" : Ici, le sacrifice, généralement une chèvre, est adressé au

propre rab du malade et le procédé est plus complexe: les grands rab sont invoqués

par les chants et les tambours; le malade s'enduit tout le corps du sang de l'animal

de sacrifice; il doit avoir une crise de possession; il reçoit des décoctions de feuilles

et de racines, etc.

Enfin la famille du malade qui n'a jamais eu de rab auparavant peut décider de faire

appel aux grands moyens et commande aux guérisseurs, la cérémonie appelée

Ndëpp. Le ndëpp est un rituel très complexe dirigé par un groupe de guérisseurs

appelés "samp kaf'. La cérémonie (qui dure le plus souvent huit jours) se subdivise

en des phases bien distinctes:

1°) "Raay" (caresse): à la veilledu rituelproprementdit, a lieu le raay. Dans

une pièce fermée, on évoque les tuur les plus connus, le malade se déshabille et le

samp kat principal pulvérise du lait caillé sur son dos et sa poitrine; les sept

officiants de cérémonie, à tour de rôle, frottent, caressent, massent le corps du

malade et chantent: « caresse, je te caresse le brave".

2°) "Natt" (mesure): Le lendemain matin, au terme d'une opération très

longue appelée IInatf' par les battements de tambour, le son des hochets et des

chants, on demande au malade le nom du rab qui le possède. Ce nom ne lui est

jamais imposé de l'extérieur; un grand soin est donné à cette phase d'identification

du rab. Souvent, le malade doit être amené à un état d'épuisement extrême, avant

qu'il dise le nom. En effet, il peut être simplement réticent, mais il peut aussi donner

des noms que les samp kat estiment faux. Ceux-ci ont recours alors à la violence: ils

secouent brutalement la tête du patient, tirent ses cheveux, font battre les tambours

dans ses oreilles etc. Lorsque le malade a dit le nom, on demande éventuellement,

des renseignements complémentaires: Sexe, lieu d'origine, ethnie IIbakk' du rab.

Lorsqu'on identifie le rab, on transmute cet être issu de la première

organisation de la maladie en un élément du système symbolique collectif;

66

Le malade est ainsi symboliquement intégré à son groupe; la maladie reçoit

un nouveau cadre de définition; elle cesse d'être une constellation purement

individuelle, pour ne plus représenter qu'un aspect du processus d'échange, amorcé

entre le patient et son rab désormais reconnu. Seules les offrandes et les sacrifices,

dans l'esprit du malade devront commander l'évolution de ses troubles.

3°) Bukëtu (danser autour)

Cette étape correspond à un enterrement symbolique. Dans la cour, l'animal

de sacrifice est ligoté, couché sur une natte et le malade doit se serrer contre lui

tandis qu'on les recouvre de pagnes. Les samp kat contournent le' malade ainsi

enterré, en chantant les bakk des grands tuurs et en dernier lieu, celui de son rab

alors le malade surgit et, le visage épanoui, se met à danser.

Cette mort et résurrection symbolique démarque le passage du statut de

malade à celui de possédé.

4°) Rev (sacrifice)

Les batteurs de tambour tuent l'animal et le dépècent. Le malade s'enduit de

sang chaud de la tête aux pieds.

5°) Xamb (samp)

Le rituel se clôture avec la construction du xamb ou autel domestique. Sous la

direction des officiants, le malade lui-même accomplit la plupart des opérations. C'est

une manière de fixer le rab. Nourri par les sacrifices et les offrandes, satisfait, le rab

devra élire domicile dans cet autel, y être rejeté tout en étant proche. Le xamb sera

un autel domestique individuel, support matériel de l'esprit et que le malade pourra

manipuler (par les offrandes).

Cependant, le ndëpp est loin d'être terminé. Désormais, pendant plusieurs

jours, on se réunira pour assister aux séances publiques de possession; le patient,

déjà intégré à son groupe, sur le plan symbolique, retrouve pendant ces séances,

67

son entourage réel, le réseau étendu de sa parenté et de son voisinage. Ces

séances publiques constituent de véritables psychothérapies de groupe.

Comme on a pu voir, les procédés qu'utilise le boroom tuur ne peuvent être

définis qu'en se referant au culte des esprits ancestraux. L'essentiel de sa démarche

est l'intégration symbolique du patient à son groupe; il se pose, lui, comme

intermédiaire provisoire entre les esprits et le patient pour aménager un modus

vivendi entre eux.

III - Le marabout:

Le troisième type de thérapeute procède tout autrement. Pour que l'on

s'adresse à lui, il faut, bien entendu que le cadre d'interprétation de la maladie

change; le marabout soigne ceux qui sont attaqués par les djinnés et les seytanés. Il

soigne naturellement les "maraboutés" (Iiggeey).

Les djinnés et les seytanés sont, nous l'avons vu, des esprits qui

normalement, ne se nomment pas, n'ont pas de lieux d'habitation précis, ne sont pas

organisés, se sont pas rattachés à un segment de la société humaine, comme les

esprits ancestraux. On ne leur adresse pas de culte, ils n'ont pas d'autel.

L'essentiel de la thérapeutique devient ici la parole écrite et le verset

soigneusement répété.

Le premier moment de la cure est "1'Istikhar': Le marabout demande une

pièce de monnaie au patient. Il s'assit sur sa natte de prière, se lave soigneusement,

prend son chapelet et se met à réciter les versets appropriés. Par exemples "au nom

de Dieu, Nékhé, nékhé, Sorey, Nékhé... (suit une longue liste de noms de Djinnés)...

Maïssa, le Djinné qui a vendu, ce que je demande, n'a qu'a me le dire clairemenf'.

Après cette préparation, il crache sur la pièce de monnaie, la pose sous sa

tête, se couche et avant de s'endormir, il dit: "je veux savoir ce qui est arrivé à X...

et ce que je dois faire".

68

Au cours de la nuit, une vision ou une voix lui indiquera non seulement

l'origine du mal (par exemple tel seytané avait séjourné à l'endroit ou le malade a

uriné, il s'est transformé en vent et à pénétrer dans le corps du malade; c'est

pourquoi il est devenu muet ou a tout son côté gauche paralysé) mais, il lui indiquera

aussi s'il est capable de le guérir et quelle procédé il devra employer.

Certains marabouts disent avoir un djinné (ou rawaan) allié qui leur parle

pendant la nuit; autrement, ce sont les djinné sans plus de précision, que le

marabout voit ou entend pendant ces entretiens nocturnes.

Après ces phénomènes préliminaires, viennent les soins proprement dits. Ils

s'organisent autour des versets spéciaux que les marabouts ne révèlent à leur

talibés qu'après un long apprentissage; ces versets sont administrés de plusieurs

manières (saafara(16),talisman etc).

Mais, le meilleur des marabouts peut se servir de temps en temps de

procédés plus "animistes". L'exemple de ce marabout est iIIustratif de ce point de

vue; ses propos sont les suivants: « j'attache un verset de coran au cou d'un poulet,

je J'enterre,' il ne mourra pas pendant 40 jours,' ensuite, je le déterre et le tue,'

j'enduis le fou avec le sang et la première chose qu'il dira sera le nom du djinné qui

J'a attrapé. Ensuite, il mangera de la chaire du poulet et il ne sera jamais plus

inquiété par les djinnés »

L'importance et l'esprit dans lequel la parole écrite est utilisée est le trait le

plus marquant des soins du marabout. Le verset approprié est le véhicule le plus

puissant d'une force religieuse du bien que l'on associe volontiers à la propreté, à la

sérénité, à la lumière blanche par opposition à la souillure, aux ténèbres, et à

l'agitation; autant de qualificatifs des forces du mal et, par extension de la maladie.

L~ contenu du verset semble compter peu: il est utilisé ici plus qu'ailleurs comme un

objet doué de force; l'ordre des mots, le moment de les réciter sont essentiels.

(16) Sorte d'eau bénite obtenue en lavant une tablette (àlluwa) couverte d'écritures coraniques choisies pour obtenir une action bénéfique(protection, guérison).

69

Le but visé par le marabout est différent de celui que poursuit le samp kat qui,

nous l'avons vu, après avoir identifier le rab, cherche à l'aménager et à

institutionnaliser la relation du patient avec ce dernier. Le marabout par contre,

expulse, exorcise, au sens propre du terme, le Djinné ou le seytané qu'il avait

reconnu comme cause du trouble.

Il peut s'agir également d'un marabout qui, à la demande d'un "client" utilise

des forces maléfiques ou religieuses dans le but de contraindre un adversaire réel ou

imaginaire, de défaire le "travail" dirigé contre lui par un autre marabout.

"maraboutage" et "démaraboutage" sont une préoccupation quotidienne de

beaucoup d'individus, surtout lorsqu'il sont en situation d'être jalousé (coépouses,

demi-frère de même père) ou situation de compétition (hommes politiques).

La maladie est toujours le fait d'un autre individu jaloux du succès ou des

avantages de sa victime. Cette dernière est principalement celui ou celle qui se

distingue des autres par une plus grande réussite sociale, un plus grand pouvoir, une

plus grande richesse, de plus grandes qualités physiques ou morales, une déviance

par rapport au statut qui doit être le sien dans le groupe. Se distinguer, dépasser les

autres pour son profit, se séparer par un comportement qui n'est pas celui fixé par la.......

tradition, ne pas se conformer à la loi des ancêtres... sont des situations

inconfortables et culpabilisantes qui appellent le châtiment des autres.

IV - Le chasseur de sorcier ou Biléio(17)

Le bilédjo est un ancien sorcier qui s'était mis au service de la société pour

récupérer et faire avouer les sorciers, mangeurs d'âmes (dëmm) qui se cachent

parmi les hommes. Le seul fait d'avoir identifié le sorcier doit suffire pour que le

malade guérisse. Les aveux de sorcellerie ont lieu publiquement. Quelque fois, le

Biledjo part à la recherche de l'âme du patient que les sorciers ont mis en réserve

pour des repas futurs. Le premier chapitre de ce travail décrit avec plus de détails ce

type de thérapeute.

(17) Mot toucouleur. En wolof sedit aussi "Bilodji".

70

C'est pour des besoins heuristiques que nous avons distingués de façon

tranchée les quatre types de thérapeutes. Mais, en réalité, représentation et

techniques thérapeutiques s'interpénètrent. En effet, il est rare de voir un véritable

« spécialiste» alors qu'il existe:

- D'une part des systèmes thérapeutiques syncrétiques dans les quels la

rencontre des représentations et de techniques d'origine différente produit des

éléments représentatifs et techniques entièrement nouveaux;

- D'autre part, des guérisseurs qui font usage de procédés de toute

provenance sans s'inquiéter des contradictions internes de leurs systèmes.

Quel est donc le fond commun des cures traditionnelles?

71

Chapitre III: LA DEMARCHE COMMUNE DES

CURES TRADITIONNEllES

Nous avons décrit dans le chapitre précédent les différents types de

thérapeutes et quelques uns de leurs procédés. Quels sont les liens qui unissent ces

thérapeutiques apparemment dissemblables? Il est bien possible de dégager le

fond commun des cures traditionnelles.

Le point de départ de la cure est le moment où, avant d'avoir vu le thérapeute,

un vague consensus s'établit dans la famille et dans l'entourage du malade au sujet

de l'interprétation possible des troubles. La mise en forme de ceux-ci commence

avant la cure et oriente le choix du thérapeute, tout au moins dans les milieux où il y

a possibilité de choix.

La première visite chez le thérapeute est extrêmement importante. Elle est

toujours très nettement distinguée des consultations ultérieures. Elle peut être

subdivisée en deux phases:

L'examen de l'histoire de la maladie et observation du sujet,

- Les procédés de divination

1- Examen de l'histoire de la maladie et observation du suiet

Conformément à la conception de la maladie, le thérapeute concentre son

attention sur les faits, événements et signes qui lui permettent de découvrir l'identité

de l'agent pathogène culturellement admis.

L'interrogatoire porte avant tout sur les circonstances du déclenchement des

troubles:

- Quel jour, à quelle heure les troubles ont débuté? (le jeudi par exemple, le jour où

les djinnés se promènent; le crépuscule, midi... sont les moments où tous les esprits

sont actifs).

72

- Quel endroit précis? (au puits, au marché, les "dëmm" sont nombreux; Son lieu de

travail, sa maison: versets cachés, maraboutage; Brousse, carrefour, urinoir,,"

cimetière, arbre sacré sont autant de lieux indjcatifs).

- Comment était habillé le malade? (s'il s'était dénudé imprudemment, tel djinné a pu

pénétrer dans son ventre...)

~,

- Que faisait-il à ce moment précis? (marcher, jeter de l'eau, rester dans une pièce

fermée, uriner, discuter, égrener son chapelet... sont autant d'éléments significatifs).

- Et ainsi de suite...

- Le thérapeute se fait également décrire les symptômes qui sont apparus les

premiers; mais ceux-ci sont toujours accueillis comme des signes de manifestation

de l'esprit de l'homme qui a pu causer les troubles. Certains thérapeutes utilisent des

tableaux permettant de reconnaître aussitôt l'œuvre de la sorcellerie ou du

maraboutage ; ils élaborent des systèmes où une série de syndromes plus ou moins

bien définis est associée avec une série d'esprits particuliers.

En tout état de cause, le guérisseur, au cours de cette interrogation ne semble

jamais s'intéresser à l'état du malade. Les symptômes comptent peu du moment

qu'ils n'apportent pas d'indications sur la cause des troubles. Tel geste particulier

que le malade avait fait une seule fois, à tel endroit précis, importe souvent

davantage qu'un symptôme massif que le psychiatre aurait immédiatement relevé et

interprété.

Cette même attitude sélective se manifeste lorsque le thérapeute observe et

examine son patient. Cette phase est d'ailleurs très succincte voire inexistante.

Au cours de cette première consultation, le thérapeute peut estimer avoir

recueilli suffisamment d'éléments pour poser son diagnostic. " le fait dans beaucoup

de cas; mais, dans une cure véritable, la prochaine étape est celle de la divination

(le "seet").

73

Il - Les procédés de divination

Cette phase vise, aux dires des guérisseurs et des marabouts rencontrés,

plusieurs buts:

- connaître l'origine des troubles,

- Savoir si l'on est capable de guérir les troubles,

- Savoir quelle sorte de soins donner

- Connaître la durée des soins.

Chacun des thérapeutes agit à sa manière, mais toujours est il qu'il y a

divination:

Le samp kat fait le "seer' ; il évoque d'abord dans la nuit, l'esprit qui lui est allié.

Ensuite, le lendemain, il fait une offrande de lait caillé sur son autel et y amène le

malade. Il remue les racines qui flottent dans la calebasse sacrée et c'est la position

finale des racines les unes par rapport aux autres qui indiquera la réponse aux

questions qu'il pose.

Le marabout, lui, fera "1'Istikhar". Nous en avons déjà parlé; il doit susciter une

vision ou une voix qui donne les indications nécessaires.

L'ensemble de ces actes décrits forme une unité autonome. Un premier

apport d'argent est demandé au patient pour l'accomplir. Cette somme quoiqu'il

arrive par la suite ne sera pas remboursée.

Cette première partie se clôt avec la communication au patient et à sa famille

du diagnostic: le thérapeute indique l'identité de l'agent pathogène. Cette indication

est plus ou moins précise suivant les cas. Il dit en même temps s'il accepte

d'entreprendre les soins. Parfois, il refuse et renvoie le patient chez un autre

guérisseur ou, tout simplement, au dispensaire ou à l'hôpital (ce qui donne déjà une

idée sur le rapport entre les deux formes thérapeutiques).

Ainsi, suit un intermède: s'il accepte les soins, le thérapeute fixe la date du

début des traitements et la somme ou l'apport en nature (mouton, tissu, sucre etc)

74

qu'il demandera. Parfois, la somme demandée est symbolique (par exemple trente

huit mille huit cent quatre vingt cinq (38 885). En traduisant en wolof "juroom flaari

junni ak juroom flaari téemeer ak juroom flaari fukk ak juroom flaari dërum". Le

chiffre "sept" a une signification symbolique. "II y a sept cieux, sept terres, sept jours"

nous souligne le marabout M.S.

Alors, la famille se réunit et délibère. Une cotisation est demandée aux

parents, parfois éloignés du patient. Lorsqu'on retourne chez le thérapeute avec une

réponse positive, on apporte une première somme que l'on appelle souvent "avance

pour déterrer les racines" (pour le marabout, c'est l'avance pour écrire les versets).

Cette somme n'est jamais non plus remboursée. Le restant des honoraires peut être

régler un plus tard, soit à la fin de la cure. Il n'est pas rare, qu'en cas d'insuccès, le

thérapeute rembourse la dernière somme s'il l'avait déjà perçue.

Toute cette première partie semble un préliminaire à la cure proprement dite.

En fait, elle est l'étape la plus importante comme nous allons le voir.

La cure traditionnelle est faite de procédures et de représentations. Elle met

en relation trois éléments majeurs: le thérapeute, le patient et le consensus collectif.

Ce troisième terme est moins évident. Il peut recevoir deux significations:

- l'accord entre les représentations que le groupe se fait de la maladie et

celles qui forment le système thérapeutique du guérisseur. Sans cela aucune cure

n'est possible.

- un consensus quant à la puissance et la connaissance du guérisseur.

Mais il nous semble que paradoxalement, l'étape de la cure à lieu avant

même que celle-ci ne commence. Lorsque le thérapeute livre son "diagnostic", il

opère une mise en forme de la maladie, autrement dit, il rend pensables,

manipulables les troubles qui jusqu'alors n'avaient été qu'un ensemble de

manifestations inquiétantes, de vision, et d'états pénibles, de sentiments et

d'émotions étranges, nouveaux, inexpliqués.

75

Il s'agit là d'un double acte thérapeutique:

- En donnant son interprétation, le thérapeute donne une signification précise

au malade vis-à-vis de la collectivité dont il est membre. Cela met en branle des

attitudes toutes déférentes de celles qui peuvent voir le jour lorsque le psychiatre

occidental donne son explication scientifique. Ici le groupe tout entier est soulagé par

le simple fait de pouvoir situer le malade dans un système auquel il croit. D'autre

part, la collectivité sera directement concernée par les troubles et le malade

occupera, dans la plupart des cas la position de victime; victime d'un mécanisme qui

dépasse le simple individu. Il sera traité en conséquence. Sa personne, si l'on peut

dire, se trouve à l'extérieur du conflit.

- D'un autre côté, en mettant en forme les troubles, le thérapeute fournira au

malade lui-même un langage qui l'aidera à s'exprimer et à comprendre ses propres

états qu'il n'avait pas organisés auparavant. De plus, le thérapeute deviendra pour lui

l'opérateur représentant le groupe, opérateur qui acceptera de le prendre en charge

entièrement. Et, en donnant au malade au nom du groupe, ce que les occidentaux

appelleraient une "idée délirante", le thérapeute, en fait, lui permet de structurer ce

qui est le plus angoissant, le plus obscur dans ses troubles.

Le processus est l'inverse de celui qui se déroule au cours des

psychothérapies occidentales:

- Le thérapeute occidental favorise la verbalisation, l'explication du vécu des

troubles; il reste neutre. C'est le malade qui parle, qui donne sa propre

interprétation. Celle-ci est traitée comme tout autre donné de la maladie et n'attend

qu'à être disloquée au cours de la progression de la cure.

- Le thérapeute traditionnel, par contre, ne s'intéresse que très peu au vécu

des troubles. C'est lui qui parle et agit. Il induit son interprétation des troubles (qui est

celle du groupe) et cette interprétation restera jusqu'à la fin l'élément médiateur de la

guérison. Après la cure, l'interprétation restera parfaitement valable.

76

En ce sens, on peut dire que les thérapeutiques occidentales procèdent par

intériorisation et les thérapeutiques traditionnelles par extériorisation.

Le patient qui croit à l'interprétation qu'a fournie le thérapeute reçoit des

preuves et des indices différenciés de la présence de l'agent pathogène (ainsi, par

exemple, les crises des autres possédés, l'aveu du sorcier, un objet trouvé et

reconnu par lui comme véhicule du maraboutage...).

En même temps, le thérapeute utilise des procédés généraux (lavages,

fumigations, saafaras, onction du corps du malade avec le sang de l'animal de

sacrifice, choix des racines...) et spéciaux (comme par exemple, après avoir localisé

l'esprit ancestral dans la poitrine, la tête, les hanches du malade, "le faire descendre"

par des massages ou en faisant secouer la partie du corps en question). Ces

procédés induisent dans l'esprit du malade l'idée d'une action spécifique adaptée à

ses troubles particuliers.

Dans d'autres cas, la thérapeutique met à la disposition du patient des

procédés à l'aide desquels il peut, lui-même, manipuler ses troubles: c'est ce qui se

passe dans le ndëpp, après la cérémonie, le malade peut effectuer à chaque

moment des sacrifices et des offrandes sur l'autel qui vient d'être construit; il peut se

laver dans l'eau des calebasses quand il en ressent le besoin. Dès lors que des

troubles apparaissent, ils seront constitués comme manifestation de l'esprit déjà

identifié et le malade pourra aussitôt réagir par le sacrifice, les offrandes, les bains.

Voilà, en gros, les procédés thérapeutiques des cures traditionnelles d'une

manière générale. Il nous semble, à présent, nécessaire de voir quels sont les

rapports qui existent entre ces thérapies traditionnelles et la psychiatrie moderne.

77

Chapitre IV : RAPPORTS ENTRE MEDECINE TRADITIONNEllE ET

PSYCHIATRIE MODERNE

"L'importance que les guérisseurs et les marabouts jouent dans le traitement

des troubles mentaux est un fait quotidiennement constaté en service de

neuropsychiatrie de FANN' nous souligne un psychiatre. Cette situation de fait nous

montre bel et bien qu'il existe des rapports entre tradi-praticiens et psychiatres. Mais

de quelle nature est ce rapport? Le plus souvent, la rencontre et la mise en relation

des systèmes de soins différents est suscité par l'intérêt immédiat qui peut en être

retiré soit lors de la constatation de l'inefficacité d'un système par rapport à un autre

dans une forme de pathologie donnée, soit par la difficulté d'implanter un système

considéré comme supérieur pour des raisons diverses.

La mise en relation est rarement une reconnaissance réelle de l'un par l'autre,

mais abouti à la récupération de l'un par l'autre au détriment de l'un d'eux. Les

recherches effectuées nous montre bien que dans la relation psychiatre-guérisseur, il

ya plutôt une tentative du premier à "phagocyter" le deuxième.

1- Récupération du savoir du guérisseur

Les guérisseurs forment l'extrême majorité des instances thérapeutiques à

Dakar. La Psychiatrie moderne, quoique implanté ne peut résoudre tous les

problèmes de la population. Le guérisseur a donc bien sa place dans le traitement

des troubles mentaux. La plupart des Psychiatres interrogés affirment le pouvoir

thérapeutique « des poudres, fioles, herbes et incantations» du guérisseur. Mais ils

ne s'intéressent jamais à autre chose qu'à des recettes qu'il pourraient eux-même

utiliser. Ainsi, peut-on parler d'une tentative de récupération du guérisseur parr la

prise en compte d'une infime partie de son action thérapeutique (récupération de sa

technique), de son savoir et "non récupération de sa présence, de son aura sociale",

de sa personne trop différente ou peut-être dangereuse.

Cette démarche ambiguë est à la fois le fait du pouvoir politique (refus de

reconnaître légalement le guérisseur) et des psychiatres eux-mêmes.

78 .

L'entretien avec les médecins (étudiants et professionnels) montrent qu'ils

acceptent tous que la communication guérisseur-médecin est à encourager mais à la

seule condition que cela s'exerce dans le "sens vertical", le médecin situé en haut de

l'échelle, profitant des recettes, des produits utilisés mais pour les codifier, le classer,

les doser dans le projet de leur utilisation ultérieur et par le médecin lui-même.

Mais que devient alors le guérisseur? Il semblerait condamné à disparaître.

La conception actuelle de la médecine scientifique ne peut tolérer l'intervention de

ces "empiristes" qui, inscrit dans un tissu social, localement connu et reconnu

risquent de poser des questions qui ne sont plus posées par les médecins tout

préoccupé à régler son sort à la maladie qu'il croit être le seul, armé de ses

appareils, à pouvoir reconnaître et diagnostiquer.

Les psychologues et les Psychiatries sont contraints de démédicaliser leur

intervention et renouer le dialogue avec le sens caché de la maladie, sa présentation

collective et individuelle, on impact psychologique et son mode d'expression. Ils ne

soign.ent plus les "maladies", mais les "malaises". Il faut reconnaître le conflit

générateur du 'trouble, de l'anxiété, l'envisager comme réponse à l'agression

intérieure ou extérieure d'un monde où l'individu a du mal à se situer qu'il soit

traditionnel ou moderne. La reconnaissance de l'environnement, de l'entourage

socio-culturel permet la saisie d'une globalité que la médecine ne peut plus pénétrer,

isolée dans son ghetto technique.

Le guérisseur, thérapeute traditionnel, est lui au point d'observation et de

concordance de tous les systèmes sociaux, empreint d'une dimension sacrée qui lui

confère entre autres pouvoirs sa position de lutte contre la douleur et la mort qui ne

sont pas seulement bactériologiques, parasitaires mais aussi psychologiques,

sociales, économiques dont l'expression passe par le corps. Son point d'intervention,

s'il se justifiait dans une société régie par des règles communautaires, tradition et

groupe codifié, éclate dès lors que la règle bouge et le groupe se modifie dans ses

rapports avec l'individu. Le traitement, affaire de tous est maintenant affaire d'un seul

individu et secrète le pouvoir médical concentré et unique. Le malade entouré des

79

siens, impliqués eux même dans la maladie (ndëpp par exemple), est porté à la

guérison.

Pour les médecins par contre, l'acte de soigner n'a rien d'irrationnel. Pour eux,

la récupération du guérisseur dans la médecine pourrait se faire insidieusement par

"la reconnaissance de sa dimension psycho-sociale, anthropologique bien autant que

par sa connaissance phytothérapique qui, elle est immédiatement acceptée et

captée par nos esprits scientifiques"

Si la récupération du guérisseur ne se fait que par les plantes, elle ne peut

être que pillage. Il existe ainsi de réelles difficultés pour reconnaître effectivement le

savoir du guérisseur.

Il - Difficultés à reconnaître le auérisseur :

De l'avis des Psychiatries, il existe trois sortes de difficultés pour une

reconnaissance du guérisseur par le Psychiatrie.

11-1/La première difficulté est importante, mais relativement aisée à dépasser:

"il s'agit de prendre une position d'asymétrie ou de non-réciprocité,' celle qui sépare

le maÎtre de l'élève, celle qui sépare le détenteur de savoir de celui qui ne l'aurait

pas". Le Psychiatre détient le savoir parce qu'il a été formé à l'occident ou à la

science occidentale; le guérisseur lui ne connaît rien. Le Psychiatre aurait tout à

enseigner, rein à apprendre, position pédagogique habituelle au colonisateur. Dans

ces conditions, il ne peut reconnaître la psychiatrie africaine traditionnelle, celle qui

est en conformité avec les cultures africaines, celle que pratiquent les guérisseurs.

La pratique de la Psychiatrie en Afrique, conduit plus ou moins rapidement à

l'abandon de cette position. Il faut se rendre à l'évidence que le guérisseur a plus de

succès dans le traitement des maladies mentales. Cette constatation invite à prendre

en considération les thérapies traditionnelles, à s'interroger sur les connaissances et

les pouvoirs des guérisseurs sur les concepts et les méthodes qu'ils utilisent. La

position s'inverse alors, c'est le Psychiatre qui est à l'écoute du guérisseur, il

n'enseigne plus il apprend.

80

11-2/ Une deuxièmedifficultépour reconnaîtrela médecinetraditionnelle,est

l'image qu'elle a pu donner par rapport à l'opposition science/superstition. La

Psychiatrie dite scientifique s'est engagée dans une voie biologique. Les recherches

sur la biologie du cerveau semblent justifier cette orientation.

Or, dans cette voie, les guérisseurs semblent ne pas être avancés; ils

utilisent certes des plantes, dans leur procédures ou rituels, thérapeutiques. Mais la

valeur de cette pharmacopée empirique reste à démontrer. De toute façon, elle n'est

pas comparable à des drogues ou psychotropes. Par ailleurs, les guérisseurs

n'accordent qu'une importance relative aux médicaments végétaux (nous l'avons

déjà dit dans le chapitre sur la typologie des guérisseurs). Ce qui prime, c'est la

parole. Cet aspect non biologique n'intéresse pas les chercheurs orientés surtout

pour ce qui concerne la médecine traditionnelle, vers la pharmacopée. La dimension

ésotérique, sacrée, religieuse décourage le psychiatre étranger à la culture et même

le Psychiatre africain formé dans les universités occidentales.

"Les guérisseurs ne peuvent rien nous apprendre, rien nous transmettre.

Mais quand nous sommes malades, nous allons les voir et c'est ce qui est

important... c'est naturel, cela a toujours existé, il n'y a rien à comprendre ». Ces

propos d'un étudiant en médecine indiquent bien que les modèles occidentaux sont

les seuls reconnus, recevables et acceptés. Les thérapies traditionnelles se trouvent

ainsi reléguées hors du champ du Psychiatre, que celui-ci soit occidental ou africain.

11-3/La troisième difficulté se trouve dans la tentative de confrontation entre

les deux cures. Il est très difficile qu'il y ait, tout au moins actuellement, de regard ou

de compréhensions réciproques. C'est avec les concepts occidentaux que peut se

faire l'approche de la "Psychiatrie traditionnelle". Autrement dit, pour saisir la

signification des modèles africains, il sera utilisé des modèles occidentaux.

Chaque culture a sa propre modalité de perception et d'organisation du

monde, surtout en ce qui concerne les relations humaines. Entre les modèles

proposés par la culture et la réalité, chaque individu établit et vit un accord dans la

81

mesure où il est le produit de cette culture. Les étrangers sont-ils en mesure de

percevoir et de vivre cet accord sans un abandon de leur propre culture?

Faute de cette expérience enrichissante ou dangereuse, il nous paraît difficile

de trouver un lieu et un langage qui permettraient la rencontre et la communication

du psychiatre et du guérisseur.

Cependant, il est noté que des progrès sont faits actuellement pour la

réalisation de cette communication.

III- Psychiatre et guérisseur: vers un dépassement du conflit

Comme nous l'avons déjà dit, pendant la période coloniale et juste après les

indépendances, les guérisseurs africains étaient considérés comme des ennemies

aussi bien par le missionnaires, les médecins et les prêtres blancs que par les

gouvernements formés à la suite de l'accession à la souveraineté internationale.

L'occident exportait, l'Afrique recevait, recevait mal ce que l'occident exportait;

tandis que l'Afrique n'exportait encore rien et l'occident n'était pas prêt à recevoir ce

que l'Afrique aurait pu donner. Cette situation a fait naître un conflit explicite entre

Psychiatre, disposant du modèle occidental et le guérisseur avec ses pratiques

surnaturelles, "illogiques".

Cette situation historique n'a pas manqué d'avoir de survivances

actuellement, mais surtout chez les médecins généralistes (du moins d'après nos

entretiens). Un docteur de l'hôpital Abasse Ndaw nous dit qu'il est "exclu toute

possibilité de collaboration entre médecin et guérisseur au sein d'une même

structure de santé. Ce qui pourrait être peut-être accepté, c'est un exercice parallèle.

Chacun de son coté des deux formes de soin».

Du côté des guérisseurs, on nous signifie qu'il y a une efficacité réelle de la

médecine moderne mais pour certains types de maladies seulement. Par contre il

existe des types de maux où la médecine moderne se montre totalement

impuissante et dans ces cas, le recours aux guérisseurs est obligatoire pour que le

pire soit évité. Un guérisseur du nom de S.B., 44 ans de s'interroger: "Quelle est

82

l'utilité des seringues et des comprimés pour un malade qui a été attaqué par les

sorciers ou qui a été habité par un rab jaloux qui l'empêche d'avoir une sexualité

normale?» Pour lui "il y a des médecins qui prétendent pouvoir soigner et qui tuent

plus qu'ils ne soignent". Nous voyons à travers ces propos que le conflit demeure

chez certains.

Cependant, la situation est tout autre en matière de maladie mentale. Les

spécialistes de cette dernière reconnaissent parfaitement cette médecine

traditionnelle, mieux, ils suscitent la collaboration avec les guérisseurs. Chez eux, la

maladie a une signification culturelle et les soins issus de la culture des malades ne

sont pas des accessoires futiles. Ils sont même la "moule dans lequel les troubles

reçoivent leur expression particulière". Le patient y croit, de même que son

entourage. Le guérisseur qui est le produit de cette culture a, dans certains cas,

autant de chances sinon plus que le médecin à améliorer l'état du malade.

Ainsi, d'un côté, les Psychiatres reconnaissent la valeur et le caractère

indispensable des thérapies traditionnelles; d'un autre côté, ils ne ferment pas les

yeux sur certains aspects négatifs de ces cures (la charge financière écrasante

qu'entraîne les traitement successifs où dans de nombreux cas aucun progrès n'est

enregistré, le charlatanisme, etc.). Dans ce contexte, ils estiment presque à

l'unanimité avoir "une attitude prudente mais accueillante" vis-à-vis des formes

thérapeutiques traditionnelles et tenter de leurs assigner "la place qu'elles méritent

dans une assistance psychiatrique adaptée à la société sénégalaise en profonde

mutation" .

Il y a d'ailleurs des guérisseurs qui interviennent à l'hôpital FANN et des

malades qui y emmènent leurs propres guérisseurs. Ce qui témoigne des bonnes

relations entre Psychiatre et guérisseur. Le conflit n'est actuellement que

d'apparence et les efforts pour une meilleure collaboration sont en train de marquer

des progrès.

83

Chapitre V : lES POPULATIONS DAKAROISES

FACE A lA MEDECINE TRADITIONNEllE

1- Ténacité de la croyance aux Quérisseurs

Pour emmener une personne à l'hôpital, il faut au moins deux choses: avoir

les moyens matériels et financiers pour aller à cet endroit dont les soins coûtent

souvent chers et ensuite croire en l'art de l'hôpital. Et comment croire exclusivement

à l'hôpital, produit d'une autre culture, alors qu'on dispose tout prés, à portée de voix

d'un thérapeute zélé des bons et des mauvais jours? alors ce n'est ni le niveau

d'instruction, ni l'influence de la culture occidentale qui détourneront les populations

dakaroises, urbaines tenaillées entre deux cultures de leurs guérisseurs parce

qu'elles croient fermement en lui et en l'impuissance des séringues et autres

médicaments (comprimés, suppositoire) contre l'anathème qui les frappe. Les propos

ci-dessous de B.D, Psychiatre à Thiaroye nous montrent bien que les dakarois

restent fidèles aux thérapies traditionnelles: "les malades entrant qui n'ont pas

consulté une, deux ou plusieurs fois leur marabout ou guérisseurs sont rares, même

exceptionnels. Pendant et après les soins à l'hôpital, ils continuent à les consulter'.

Pour lui, il existe de « véritables hôpitaux de brousse» accueillant des

dizaines de malades. De même, les entretiens effectués auprès des guérisseurs

montrent une affluence des "clients". Ils font en moyenne tente (30) à cinquante (50)

consultations par jour (maladies mentales et somatiques confondues).

"Nous recevons tellement de malades que nous ne parvenons à les voir

tous"nous dit un guérisseur.

A l'hôpital psychiatrique de Thiaroye, presque tous les malades ont consulté

un guérisseur avant, pendant et après leur consultation.

L'histoire de F.L, 23 ans, mariée peut nous démonter l'encrage de la croyance

aux guérisseurs chez les populations dakaroises. Son histoire nous a été relatée par

84

son frère qui l'accompagne, A.L, 39 ans, célibataire. Voici son récit: « F.L est mariée

il y un an. Son mari P.L est en voyage peu de temps après son mariage. F.L restant

ici, a eu un bébé de sexe masculin et est tombeé malade après son accouchement.

Mais elle s'est rétablie avant le baptême qui a eu lieu le huitième jour après son

accouchement, elle est même allée au salon de coiffure, la cérémonie s'est déroulée

normalement. Seulement, après le baptême, F.L s'est retrouvée encore malade et

cette fois c'est plus grave. Elle délire, déchire ses habits, frappe tous ceux qui

l'approchent. En l'emmenant au dispensaire, le médecin m'a expliqué qu'elle avait

fait une infection cérébrale et qu'il fallait l'évacuer à l'hôpital psychiatrique de

thiaroye. A ce moment, toute la famille de son mari était dehors, attendant de savoir

ce qui se passe. Quandje leur ai expliqué qu'elle avait une maladie mentale, ils n'ont

pas voulu entendre parler de l'hôpital et estime que, c'est soit des rab, soit un liggeey

(maraboutage) et par conséquent, il faut l'emmener chez un guérisseur. Je me suis

opposé à cette décision. Ils m'ont traité de tous les noms et il a fallu attendre encore

deux jours (du samedi au lundi) de pourparlers pour l'emmener enfin à l'hôpital; il a

fallu que je fasse du forcing. Ils sont tous fâchés contre moi et disent que si quoique

se soit lui arrive, je serais tenu responsable. Quand nous sommes arrivés à l'hôpital,

le médecin nous a confirmé le diagnostic du premier médecin et a commencer lessoins.

Cependant, nous avons eu également recours aux services d'un guérisseur.

C'est plus sûr d'allier les deux; l'Afrique a ses réalités et il faut y croire. Maintenant,

son état s'améliore, elle s'agite moins, accepte de manger et d'allaiter son enfant».

Ce récit montre qu'il y a toujours une délibération au sein de la famille du

malade pour déterminer le premier recours. Le diagnostic se fait d'abord dans la

famille. Soit c'est une "feebar rekk' (simple maladie naturelle) ; soit c'est une "feebar

bu rax" (maladie surnaturelle) et le guérisseur est plus indiqué dans ce cas. La

maladie mentale est souvent considérée comme "feebar bou rax" et "le médecin ne

peut rien contre les rab et les sorciers"

85

Il -Pourauoi cette croyance aux auérisseurs ?

11-1-Cherté des soins de la Psychiatrie:

La cherté des soins de la Psychiatrie ne saurait expliquer le recours aux

guérisseurs car la plupart des personnes observées allient les deux formes de

thérapie.

L'explication serait plutôt la ténacité de la croyance aux traditions et le fait que

les guérisseurs ont souvent eu à soigner avec succès des malades.

11-2- Le caractère religieux de la maladie

Lorsque les médecins occidentaux parlent d'une maladie, ils évoquent des

microbes, des empoisonnements, bref, des causes scientifiques et naturelles. Par

contre, ces causes sont souvent ignorées et niées par les populations à tradition

africaine (cas de la belle famille de F.L). On s'interroge sur la signification de la

maladie. On se demande pourquoi le malade est souffrant à ce moment précis et

quelle est la véritable raison de la maladie, de l'accident, de la disgrâce ou

simplement du malheur qui le frappe? Pourquoi lui et pas un autre? Qui est

l'agresseur? Le rab, le sorcier ou une autre personne par maraboutage ? Pourquoi

avoir choisi ce moment et non un autre moment?

Par conséquent, elles ne sont pas intéressées par les causes directes et

scientifiquement détectables de la souffrance qui porte atteinte à sa santé. Alors, la

personne malade et son entourage perçoivent son salut que par rapport à leur vision

du monde. Le sort qui le frappe peut être résolu qu'en affinité avec la religion. En

Afrique, la maladie est un problème moral qui a une connotation religieuse. Elle est

souvent acceptée car étant assimilée à une épreuve voulue et imposée par Dieu ou

comme une possibilité offerte pour témoigner de sa foi. La médecine traditionnelle

est ainsi basée sur la question du sens et donne au malade la possibilité de placer

sa maladie dans un contexte religieux ou métaphysique. Vivre pour l'Africain, c'est

exister par rapport à une communauté et évoluer en son sein, c'est participer au

caractère sacré de la vie des ancêtres, c'est prolonger ses ascendants et préparer sa

86

propre expansion jusqu'au niveau de ses descendants. Chaque individu est intégré à

la vie, a la force vitale de la communauté des vivants et des morts. Il y retrouve sa

véritable place et y assume ses tâches. Dieu, selon le mode de vie africain, est la

source de toute vie. Alors, le but des activités à réaliser sur terre est de chercher à

améliorer la qualité de la vie par une participation plus intense à l'énergie vitale, par

un meilleur esprit de vie communautaire. La pensée d'un progrès autre que

qualificatif n'existe pas dans ce contexte. La qualité de la vie, l'esprit communautaire

risque d'être compromis par la non observation du respect dû aux ancêtres, du rang

que doit occuper un esprit, de la place d'un prochain; par exemple, la suite d'une

injustice, la transgression de son devoir, le non respect de l'éthique fixée par le

mythe. La qualité de la vie diminue quand l'harmonie entre les hommes ou entre

l'homme et son esprit protecteur a été rompue. Le mal, le malheur qui atteint la

collectivité ou l'individu, que ce soit sous forme d'épidémie, de maladie, révèle un

trouble de l'harmonie dont la société a besoin pour assurer l'équilibre. Ainsi, chaque

malheur, chaque maladie doit être interprétée dans un cadre purement idéologique

variant suivant les normes de la société africaine. Ces croyances sont encore

tenaces dans l'esprit des dakarois.

11-3-Le succès des Quérisseurs :

Les entretiens nous ont permis de comprendre qu'il existe un fort ancrage

dans l'esprit des dakarois d'une certaine impuissance de la psychiatrie face à des

maladies dont ils souffrent. Ces personnes voient que la doctrine des féticheurs ou

guérisseurs a pu soulager un père ou tante ou simplement un voisin. Donc, ils sont

obligés de croire en cette pratique et d'avoir recours à elle en cas de besoin. Par

ailleurs, des Psychiatres ne sont pas parvenus à soigner des personnes qui sont

finalement guéries à l'issue de pratiques de ndëpp. C'est la raison pour laquelle les

explications apportées par certains intellectuels pour les détourner de leurs

croyances laissent de marbre les personnes qui trouvent leur soulagement auprès

des guérisseurs. Alors, elles continuent à réserver une place de choix à ces derniers

qu'elles qualifient de « grands seigneurs qui peuvent négocier leur guérison ».

L'exemple qui est donné souvent est celui de la guérison de la morsure du

serpent par les "jar' du guérisseur; "il n'y a aucun rapport objectif entre des paroles

87

. '"

incantatoires qu'on prononce et le venin qui descend" disent souvent les personnes

interrogées; "Pourtant nous sommes témoins à maintes reprises de la guérison par

un guérisseur qui n'utilise ni seringue, ni garrot de la morsure d'un serpent,. cela

nous suffit comme preuve pour croire en leur efficacité"

88

CONCLUSION

En définitive, nous pouvons dire que notre investigation nous a permis d'avoir

une idée plus précise et moins subjective sur les formes thérapeutiques

traditionnelles à Dakar. En effet, les entretiens ont révélé que la maladie n'a pas

toujours une signification rationnelle, scientifique. Surtout quand il s'agit de maladie

mentale. Les causes possibles de ces troubles sont soit les "rab", les "djinns"et les

"seytanés", soit les sorciers, ou une attaque d'une autre personne par maraboutage ;

c'est ainsi que toute tentative de guérison doit tenir en compte ces particularités

culturelles.

En outre, à chaque catégorie de maladie (celle due au sorcier, au rab, au

djinné ou le maraboutage) correspond à un type de guérisseur qui en est le

spécialiste. Cependant, il y a des guérisseurs intervenant dans toutes les formes de

maladies.

Par ailleurs, concernant les rapports guérisseur/psychiatre, contrairement à ce

que nous pension, au départ, il ne sont plus conflictuels (l'hypothèse se trouve ainsi

infirmée par les résultats de l'enquête). Les Psychiatres ont pris conscience de leurs

limites et reconnaissent à l'unanimité que les guérisseurs traditionnels (ndëpp kat, et

autres) ont fait leur preuve dans la cure des maladies mentales. Seulement, s'ils

s'intéressent au guérisseur, ce n'est pas pour une coopération égalitaire, mais plutôt

pour une "récupération" dans le but d'une amélioration dans l'exercice de leur métier.

Il est à noter enfin que les populations dakaroises restent fidèles aux thérapies

traditionnelles; soit elles ont recours exclusivement à elles, soit elles allient les deux

cures. Elles fréquentent de manière courante les tradipraticiens qui leur assurent des

soins satisfaisants.

Cette situation engendre le besoin d'une intégration entre les deux formes de

thérapie. D'ailleurs, les gouvernements, appuyés par les organismes internationaux,

travaillent dans ce sens; en effet, l'ONG Promotion des Médecines Traditionnelles

contribue positivement au renforcement de la collaboration établie entre chercheurs,

89

médecins, tradipraticiens et décideurs. Depuis quelques années, le Sénégal mène

une réflexion devant aboutir à l'élaboration d'un cadre juridique pour l'exercice de la

médecine traditionnelle, afin de renforcer les efforts fait au Centre de Santé de Keur

Massar (CSKM), au Centre Communautaire de Technologie Appropriée pour la

Santé (CCTAS) de Yeumbeul et au Centre expérimental de Médecine traditionnelle

(CEMT) de Fatick. L'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) a d'ailleurs érigé le 31

août, journée africaine de la médecine traditionnelle.

Seulement, nous croyons qu'il serait bon de penser à une mise sur pied d'un

code de santé. Ce code aura pour objet de permettre à la médecine moderne et à la

médecine traditionnelle de se retrouver autour de l'essentiel, dans l'intérêt des

populations. Ce code permettra, en outre de réguler de manière adéquate les

fonctions de praticiens de la médecine et veiller à la pratique correcte de la médecine

et de la pharmacie.

90

BIBLIOGRAPHIE

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91

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20 - Zempleni (A) : L'interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mentalchez les wolofs et les lébous (Sénégal), thèse de doctorat 3èmecycle, Faculté deslettres et sciences humaines, Paris, 1968.

92

ANNEXES

GUIDE D'ENTRETIEN

1 - Idenfification :

Nom:

Prénom:

Age:

Ethnie:

Situation matrimoniale:

Village d'origine:

Il -Thèmes et Sous-thèmes

A - Les représentations traditionnelles de la maladie:

La sorcellerie

Les "rab" ou esprits ancestraux

Les jiins et seytanés

Le maraboutage (Liggey)

B - Tvpoloaie des auérisseurs :

Le Boroom reen

Le Boroom tuur

Le Marabout

Le chasseur de sorcier

Leurs points communs

c - Rapports entre médecine traditionnelle et médecine moderne:

Récupération du savoir du guérisseur

Difficultés à reconnaître le guérisseur

Psychiatrie et guérisseur: vers un dépassement des conflits

93

D - Les populations dakaroises face à la médecine traditionnelle:

Ténacité des croyances au guérisseur

Caractère religieux de la maladie

Succès des guérisseurs

Cherté des soins de la psychiatrie

94