L'homme apolitique. Pesseia, Polis et Apolis

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3. L’HOMME APOLITIQUE: PESSEIA, POLIS ET APOLIS POLITIQUES, I, 2, 1253A1-7 Jean-Louis LABARRIÈRE (Centre Léon Robin, CNRS/Université de Paris-Sorbonne, UMR 8061) Il ne fait guère de doute qu’avec la première phrase des Métaphysiques – «Tous les hommes désirent naturellement savoir (pantes anthrôpoi tou eidenai oregontai phusei» (980a1) – et celle commentée ad nauseam des Politiques, VII, 13, 1332b5 d’après laquelle «seul l’homme a la raison (monon echei logon) 1 », l’énoncé «l’homme est par nature un animal politique (anthrôpos phusei politikon zôon)» (Pol., I, 2, 1253a2-3) fait par- tie des «sentences» les plus fameuses et les plus commentées d’Aristote. Pour cela même et pour pasticher Hegel, qui en fit aussi ses choux gras, comme plus tard Marx, du fait que cet énoncé est bien connu, c’est sans doute aussi, l’un des plus méconnus, précisément parce que bien connu, surtout quand on l’écrase d’emblée sous celui affirmant que l’homme est «le seul animal à posséder la raison» sans même se soucier du contexte de cette dernière phrase: l’acquisition des vertus. D’où cette question: ne pourrions-nous nous efforcer d’éclairer ce qu’il en est de l’homme comme animal politique par nature à partir de cette autre conclusion qu’Aristote tire de sa «démonstration»: celui qui est hors cité (ho apolis), naturellement bien sûr et non par le hasard <des circonstances> (dia phusin kai ou dia tuchên) est soit un être dégradé (phaulos) soit un être surhumain (kreittôn)» (Pol., I, 2, 1253a3-4)? Malheureusement pour nous, après avoir cité Homère – «sans lignage, sans loi, sans foyer» (Il., IX, v.63) – puis précisé qu’un tel homme était «naturellement passionné de combat (phusei … polemou epithumêtês) 1 Je cite Les politiques d’après la traduction de Pellegrin [1990].

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3. L’homme apoLitique:

pesseia, polis et apolis – politiques, i, 2, 1253a1-7

Jean-Louis Labarrière(Centre Léon Robin, CNRS/université de paris-Sorbonne, umR 8061)

il ne fait guère de doute qu’avec la première phrase des Métaphysiques – «tous les hommes désirent naturellement savoir (pantes anthrôpoi tou eidenai oregontai phusei» (980a1) – et celle commentée ad nauseam des politiques, Vii, 13, 1332b5 d’après laquelle «seul l’homme a la raison (monon echei logon)1», l’énoncé «l’homme est par nature un animal politique (anthrôpos phusei politikon zôon)» (pol., i, 2, 1253a2-3) fait par-tie des «sentences» les plus fameuses et les plus commentées d’aristote. pour cela même et pour pasticher hegel, qui en fit aussi ses choux gras, comme plus tard marx, du fait que cet énoncé est bien connu, c’est sans doute aussi, l’un des plus méconnus, précisément parce que bien connu, surtout quand on l’écrase d’emblée sous celui affirmant que l’homme est «le seul animal à posséder la raison» sans même se soucier du contexte de cette dernière phrase: l’acquisition des vertus. D’où cette question: ne pourrions-nous nous efforcer d’éclairer ce qu’il en est de l’homme comme animal politique par nature à partir de cette autre conclusion qu’aristote tire de sa «démonstration»:

celui qui est hors cité (ho apolis), naturellement bien sûr et non par le hasard <des circonstances> (dia phusin kai ou dia tuchên) est soit un être dégradé (phaulos) soit un être surhumain (kreittôn)» (pol., i, 2, 1253a3-4)?

malheureusement pour nous, après avoir cité homère – «sans lignage, sans loi, sans foyer» (il., iX, v.63) – puis précisé qu’un tel homme était «naturellement passionné de combat (phusei … polemou epithumêtês)

1 Je cite les politiques d’après la traduction de pellegrin [1990].

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(id. 1253a6), aristote, afin d’éclairer les choses, offre alors à son lecteur cette comparaison: «<il est> comme un pion isolé au jeu de «trictrac» (azux ôn hôsper en pettois)» (id. 1253a6-7; c’est moi qui ajoute les guil-lemets encadrant trictrac2). Voilà qui, pour nous autres lecteurs modernes, ne nous avance guère tant nous sommes dans la plus grande incertitude au sujet de ce jeu joué avec des pettoi, des pions ou jetons, et que l’on nommait alors pesseia ou petteia, voire, nous le verrons, polis, jeu qui, le plus souvent dans les traductions françaises de platon ou d’aristote, est rendu par «trictrac» (le «backgammon» en simplifiant les choses, ou le «jacquet» en simplifiant encore plus), souvent aussi par «jeu de dés», ce qui est la pire des traductions possibles, voire, mais c’est plus rare, bien que, nous le verrons, nettement plus approchant, «jeu de dames».

C’est ici, on me permettra l’expression, que je voudrais «saisir le pion au bond» et proposer une argumentation régressive d’allure apparem-ment fort peu aristotélicienne: partons, pour une fois, du moins connu pour nous, ce jeu et la comparaison qu’il entraîne, afin de tenter d’éclai-rer ce qui nous semble le mieux connu, tant en soi que pour nous, à savoir que l’homme est un animal politique par nature et que celui qui est «sans cité (apolis)» est «ou une bête (thêrion) ou un dieu (theos)» (id., 1253a29). en d’autres termes, ne pourrions-nous, à partir de ce que nous ne connaissons pas, la petteia, éclairer la comparaison d’aristote et, par-tant, ce qu’il en est de l’homme comme animal politique par nature (phusei) à partir de l’apolis, de l’homme apolitique à cause de la nature (dia phusin)?

L’apolis en son lieu aristotélicien

Reprenons, pour commencer, le fil de la discussion aristotélicienne:il est manifeste (oun phaneron), à partir de cela (ek toutôn), que la cité fait partie des choses naturelles (oti tôn phusei hê polis esti), et que l’homme est par nature un animal politique (kai oti ho anthrôpos phusei politikon zôon), et que celui qui est hors cité (kai ho apolis), naturellement bien sûr (dia phusin) et non par le hasard <des circonstances> (ou dia tuchên), est soit un être dégradé (phaulos) soit un être surhumain (kreittôn), et il est

2 il va de soi que si, en 1253a7, la correction de pettois en peteinois, «les animaux ailés», que semble avoir lu aussi bien Guillaume de moerbeke que Nicole oresme devait prévaloir, il s’agirait alors des oiseaux solitaires, soit des rapaces (cf. pellegrin [1990], 91 n.16) et qu’en conséquence toute mon argumentation n’aurait plus lieu d’être…

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comme celui qui est injurié <en ces termes> par homère: «sans lignage, sans loi, sans foyer» (aphrêtôr athemistos anestios, il., iX, 63). Car un tel homme est du même coup naturellement (phusei) passionné de combat (polemou epithumêtês), étant comme un pion isolé au jeu de trictrac (hate per azux ôn hôsper en pettois). (pol., i, 2, 1253a1-7)

en laissant encore provisoirement de côté la comparaison avec le pion isolé (azux) dans un jeu, nous ne pourrons que remarquer en premier lieu que nous avons ici affaire à la conclusion tirée d’un raisonnement pré-cédent (ek toutôn oun phaneron esti), laquelle «manifeste» conclusion — «la cité existe par nature» — en entraîne à son tour deux autres:

1) «l’homme est un animal politique par nature (phusei)»;2) celui qui est «naturellement» (dia phusin3) apolis et non pas par

hasard est soit un être dégradé soit un être supérieur.

quelque validité que nous accordions à ces enchaînements — les deux kai qui introduisent les deux sous-conclusions mériteraient d’être inter-rogés longuement car la première sous-conclusion, à savoir que l’homme est un animal politique par nature implique qu’il soit ipso facto par nature un membre de la cité, tandis que la seconde implique que, bien que l’homme soit par nature (phusei) un animal politique, il peut se faire que certains soient «à cause de la nature» (dia phusin) sans cité (apolis) — il n’en resterait pas moins, fait généralement peu remarqué, qu’il n’aura nullement été besoin de faire appel au logos pour établir que l’homme est un «animal politique par nature». C’est pourquoi, même s’il est judi-cieux et bien venu4 de faire remarquer que la structure paradoxale du raisonnement d’aristote reflète en fait la symbolique de la polis et son réseau conceptuel, il y a cependant lieu de bien «cadrer» cette conclusion dans l’économie générale de ce chapitre.

3 en reprenant ici une nouvelle fois les termes grecs d’aristote, phusei pour l’homme comme animal politique, et dia phusin pour l’apolis, expressions qui toutes deux pour-raient se traduire en utilisant «par nature», ce qu’évitent soigneusement aussi bien pellegrin que tricot en recourant, afin d’éviter toute confusion, à «naturellement» pour dia phusin, expression qui peut aussi se rendre par «à cause de la nature», j’entends par là commencer à attirer l’attention du lecteur sur l’une des difficultés qui sera étudiée par la suite. Je remercie mon collègue et ami, michel Narcy, de m’avoir permis, à la suite d’une autre présentation de ce papier à l’eNS-ulm, de mieux clarifier mon propos à ce sujet.

4 Kurke [1999], 259-260.

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quitte à reprendre un argument dont j’ai déjà beaucoup usé, donc sans doute abusé5, je rappellerai tout d’abord qu’en ce qui concerne l’établis-sement du fait que l’homme est un «animal politique par nature», il est «convenant» (eulogon) de distinguer ce que j’appelle «l’argument par nature» de ce que j’appelle «l’argument par logos». Le premier argu-ment, qu’on peut aussi qualifier de «genèse historico-biologique» de la cité s’étend à proprement parler de 1252a24 à 1253a7. Les quelques lignes ici étudiées (1253a1-7) en forment donc la conclusion. Le second argument, nettement plus court, occupe les lignes 1253a7-18 et a pour fin d’assurer la supériorité politique de l’homme sur les autres animaux grégaires et/ou politiques, comme l’abeille6. C’est cet argument qui en appelle au logos, mais moins pour distinguer l’homme en tant qu’être «rationnel» des autres animaux, par définition «irrationnels», que pour fon-der la «supériorité» politique de l’homme par rapport aux autres animaux sur la supériorité du logos par rapport à la phônê, laquelle, si elle permet bien aux animaux qui en sont doués de se communiquer mutuellement leurs sensations de plaisir et de peine (sêmainein allêlois, 1253a13), ne leur permet pas d’accéder à ces «valeurs» que sont le bien et le mal, le juste et l’injuste, «valeurs» qui font la famille et la cité, mais «valeurs» pourtant issues (hôste, 1253a15) de la sensation-perception de l’utile et du nuisible exprimée par le logos. Voilà pourquoi «la nature ne fait rien en vain» (1253a9): si elle a doté l’homme de logos, et pas seulement de phônê, c’est bien parce que le logos «existe en vue de manifester (epi tô dêloun, 1253a14)» ces «valeurs» qui font la famille et la cité. D’où il résulte que «l’argument par logos», certes lui aussi marqué du sceau de la nature, n’entretient à vrai dire qu’un lien assez lâche avec «l’argument par nature» et n’en est somme toute qu’un renforcement, éventuellement la réponse à une objection possible: «mais que faites-vous donc des autres animaux politiques?» Si nous voulons comprendre le sens des

5 pour la dernière fois en date, mais aussi pour la dernière version de mes travaux sur l’homme comme animal politique et les autres animaux politiques, ce qui ne sera pas ici mon objet, cf. Labarrière [2004], 61-127.

6 Dans l’Ha, i, 1, 487b32-488a13, aristote qualifie de politika, non seulement les hommes, mais aussi les abeilles, les guêpes, les fourmis et les grues. Ces animaux poli-tiques sont des «supergrégaires» puisque, en plus de vivre en troupes (agelaia), ils ont une œuvre en commun, koinon ergon. en ce qui concerne le sens à donner à l’adverbe mallon (plus que ou plutôt que) ligne 1253a8, je renvoie, pour une première approche de la difficulté, à pellegrin [1990], 91 n. 17 et, pour une étude plus approfondie, à Labarrière [2004], 102-120.

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conclusions que tire aristote de son long premier argument, il nous faut donc, en un premier temps, «oublier» l’argument reposant sur la supério-rité du logos par rapport à la phônê, ce qui nous permettra aussi de mieux relier les conclusions du premier argument aux arguments complémen-taires de la fin de ce chapitre (1253a18-38), seules les toutes dernières lignes de ce chapitre, relatives à la vertu et à la justice, permettant de renouer le fil avec «l’argument par logos».

Reprenons maintenant brièvement le premier argument ou «argument par nature». Cet argument est d’emblée placé sous le sceau de la néces-sité (anankê, 1252a26), laquelle le gouverne jusqu’à sa conclusion: la cité existe par nature. La nature, et non le choix (ouk ek proaireseôs, 1252a287) préside donc à l’enchaînement qui ira des deux nécessaires premières associations à partir d’être différents mais ne pouvant exister l’un sans l’autre, celle du mâle et de la femelle, celle du maître et de l’esclave, lesquelles forment la «famille» (oikia), à cette association finale qu’est la polis, en passant par l’étape du village (kômê). La polis est donc bien cette communauté de communautés de communautés qui constitue l’étape finale de ce mouvement et vient lui donner son sens: «s’étant donc constituée pour permettre de vivre (zên), elle permet, une fois qu’elle existe, de mener une vie heureuse (eu zên)» (pol., i, 2, 1252b29-30). Étant donné que c’est là le plus connu, ainsi que le renverse-ment d’ordre entre le chronologique et le logique, entre ce qui est premier selon la nécessité (la «famille») et ce qui est premier selon la finalité (la «cité») auquel donne lieu la «constitution» de la polis, il est inutile d’y insister davantage et nous pouvons donc revenir directement aux conclu-sions qu’aristote tire de son «argument par nature». Comme il a été dit précédemment, et sans donc faire appel au logos, aristote déduit de cette argumentation trois énoncés, à commencer par sa conclusion principale à laquelle cet argument était destiné:

7 À strictement parler la mention «non par choix» porte plus précisément sur «la tendance naturelle (phusikon) à laisser <après soi> un autre semblable à soi» (pol. i, 2, 1252a28-30), mais il ne me semble pas déraisonnable d’étendre cette clause à l’union entre le maître et l’esclave puisque celle-ci se fait «par nature (phusei) en vue de leur <mutuelle> sauvegarde (dia tên sôtêrian) (1252a30-31) et est «utile» ou «avantageuse» (sumpherei, 1252a34) à chacun des deux. quoi qu’il en soit, il n’en restera pas moins qu’aristote fait fortement remarquer que «c’est par nature (phusei) que se distinguent la femme et l’esclave» (1252a34-1252b1). il y a donc lieu, me semble-t-il, de contraster nettement ce «non par choix» qui relève de la «nécessité naturelle» au «choix de la vie en commun qui est <l’œuvre> de l’amitié (tou suzên proairesis philia)» (pol., iii, 9, 1280b38-39).

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1) «la cité fait partie des choses naturelles (tôn phusei)» (1253a1-2), ce qui est la conclusion logique de tout ce qui vient d’être dit.De cette conclusion, suivent deux implications qui ne sont pas exactement de même nature:

2) «l’homme est par nature (phusei) un animal politique (zôon politikon)» (1253a2-3)

3) «celui qui est hors cité (apolis), naturellement bien sûr (dia phusin) et non par le hasard <des circonstances> (ou dia tuchên), est soit un être dégradé (phaulos), soit un être surhumain (kreittôn)» (1253a3-4).

L’implication (2) n’a pas de quoi surprendre et se tire logiquement de la conclusion principale: puisque la nature a présidé à tout cet enchaîne-ment à partir des deux premières unions nécessaires, il est parfaitement logique que les membres de la cité soient des animaux politiques par nature8. De surcroît, comme le tout est antérieur aux parties et leur donne sens et fonction (pol., i, 2, 1253a18-29), l’homme est naturellement poli-tique du fait même que la cité existe par nature.

L’implication (3) est nettement plus surprenante. en effet, si l’homme est un «animal politique par nature (phusei)», comment peut-il se faire qu’il puisse exister des hommes «apolitiques à cause de la nature (dia phusin)»? N’y aurait-il pas là quelque chose qui heurterait la logique9? quoi qu’il en soit de l’éventuel recours à une distinction, bien difficile à rendre en français, entre phusei et dia phusin, commençons par débrouil-ler les choses à partir du plus aisé: la clause «par nature et non par hasard10» s’oppose manifestement à la clause «par choix». paraphrasons:

8 Rappelons au passage qu’être un «animal politique par nature» n’implique pas néces-sairement d’être un citoyen (politês) à part entière: les femmes sont des citoyennes de droit, mais non des citoyennes «exécutives» en ce qu’elles ne participent pas aux débats de l’assemblée du fait que si elles sont bien douées de logos et donc de la faculté de délibérer, il leur manque l’autorité; les esclaves sont eux totalement dépourvus de la faculté de délibérer, même s’ils participent en quelque façon au logos du fait qu’ils le «perçoivent» (aisthanesthai, pol., i, 5, 1254b23; voir aussi 13, 1259b28 et 1260a12-14).

9 Cf. Saunders [1995], 69, qui voit là, à juste titre, «an extreme inference». Rappelons, pour clarifier les choses que la traduction la plus usuelle de dia phusin serait, comme dans tous les cas de dia + accusatif, «par nature», ce qui, en l’occurrence, les obscurcirait plutôt! C’est ce qui explique que j’opte ici pour «à cause de la nature». Nous verrons plus loin le profit qu’il peut y avoir à tirer de cette traduction dans le cadre de ce que j’inter-prète comme une «dramatisation» de la chose par aristote.

10 Je n’entrerai pas ici dans les redoutables problèmes de traduction du terme tuchê.

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l’homme apolis dont il est ici question n’est ni celui qui pourrait l’être de son propre fait (le cynique ou l’ermite11), ni celui qui le serait devenu, par exemple, parce que sa cité aurait été rasée, tel aristote, citoyen de Stagire, après que sa cité a été rasée par philippe ii, ou bien encore parce que, tels tarzan, Romulus ou Remus, ils auraient été recueillies dans la jungle par une louve, même si les fameux jumeaux finirent par être à l’origine d’une non moins fameuse cité, ce qui montrent bien qu’ils n’étaient pas «sans cité par nature12». Dès lors, de quelque façon que nous tournions les choses, s’il est des hommes sans cité, c’est bien le fait de la nature et d’elle seule, même si cela doit être mis au compte de ses échecs, puisque cet état de fait n’est ni dû au hasard (des circonstances), ni au choix. Donc, si la nature ne fait rien en vain et a «fait13» de l’homme un «animal politique», comment expliquer que cette même nature puisse aussi produire des êtres «sans cité»? La seule solution me semble être d’admettre, trait bien connu des spécialistes de la zoologie d’aristote, que la nature connaît parfois des «ratés» ou des «écarts», dont il faut toujours rappeler que la femelle14, mais pas l’esclave, contrairement à ce que pourrait penser de bonnes âmes, en est sinistrement la plus illustre représentante! bref, même si «la nature ne fait rien en vain», elle ne fait, ce devrait être plus connu, pas toujours entièrement ce qu’elle «veut» et ne peut que ce qu’elle peut avec les moyens dont elle dispose, tant la matière peut être «résistante15». Voilà qui, notons-le, ne «colle»

11 Cf. Newman [1887], ii, 120 pour de plus amples informations à ce sujet. phillips Simpson [1998], 22-23 s’en inspire manifestement.

12 on pourrait en dire de même des «malchanceux» nés dans les pires conditions sociales.

13 il faut bien entendu entendre par là que si nous naissons «hommes politiques», nous ne naissons jamais qu’avec les capacités de le devenir. il en est sur ce point exactement de même de notre capacité à devenir vertueux: la nature nous a bien pourvus pour cela, mais tout est avant toute chose affaire d’éducation. Voilà qui invite à tempérer fortement ce que l’on dit trop souvent au sujet du «naturalisme» d’aristote: nous ne devenons pas vertueux «par nature», comme s’il s’agissait seulement de se borner à croître pour devenir vertueux ou devenir un bon citoyen.

14 Cf. Ga, iV, 3, 767b8 (avec le parekbebêke de 767b6 qui entraîne cet énoncé et qui signifie proprement «s’écarter de»). Rappelons, afin que les choses soient bien claires, si l’on peut dire, que cet énoncé s’inscrit dans ce qu’il est convenu de nommer la «tératolo-gie aristotélicienne», dont l’exposé, aux chapitres 3 et 4 du Livre iV de la Génération des animaux s’enchâsse dans une réflexion plus globale sur les ressemblances et dissem-blances des petits par rapport à leurs géniteurs.

15 Cf. ia, 8, 708a9-12; 12, 711a17-19: pol., i, 6, 1255b2-4. Dans une large mesure, la même logique de l’«impuissance» gouverne celle de la tératologie que nous trouvons en Ga, iV, 3-4: le principe dominateur, ie le mâle, son sperme et son pénis, qui devraient

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pas nécessairement très bien avec un finalisme ici fâcheusement plus providentialiste qu’ailleurs16.

Dès lors, puisque la nature ne fait jamais que ce qu’elle peut faire (poiein) de mieux avec ses possibles, et que, de plus, elle ne fait pas tou-jours ce qu’elle veut (bouletai), nous ne pouvons plus guère que recourir à ses écarts ou à ses impossibilités: l’homme apolis déroge à la «loi naturelle» et ne saurait être issu que d’un «miracle» ou d’un «malheur» échappant à la «volonté» de la nature. une première confirmation nous en est donnée en ce même chapitre:

S’il est vrai, en effet, que chacun pris séparément n’est pas auto-suffisant (autarkês), il sera dans la même situation que les autres parties (tois allois meresin) vis-à-vis du tout (to holon)17, alors que celui qui n’est pas capable d’appartenir à une communauté (mê dunamenos koinônein) ou qui n’en a pas besoin (mêthên deomenos) parce qu’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité (di’autarkeian outhen meros poleôs), si bien que c’est soit une bête (thêrion) soit un dieu (theos). (pol., i, 2, 1253a26-29)

Cette conclusion, tirée de l’argument de la priorité «logique» du tout sur les parties, est elle-même issue du premier argument présenté par aristote en faveur de l’existence par nature de la cité — donc du carac-tère naturel de l’homme comme animal politique —, premier argument qui aboutissait à la position de l’«autarcie» comme «fin» et qui impli-quait par là le primat «logique» du tout sur les parties. en conséquence, il n’y a nullement à s’étonner de cette autre conclusion fort voisine de celle que nous avons rencontrée précédemment: tout être qui n’est pas une «partie» de la cité est soit une «bête» (thêrion: un animal sauvage; ferox en latin), soit un dieu. Comme le plus probable est de penser que la «bête» est «celui qui n’est pas capable d’appartenir à une cité», tandis que le «dieu» serait «celui qui n’en a pas besoin», il semble une nou-velle fois «raisonnable» de penser que la nature, en ce qui concerne les êtres humains, est sans doute «involontairement» à l’origine de cet état

«par nature» donner naissance à un mâle bien conformé et ressemblant au père, sont mis en échec par ce qui devrait être dominé, la femelle et la matière résidant dans son utérus. D’où il résulte que les monstres, productions «contre nature» sont aussi des productions «par nature», qu’ils s’agissent de monstres par «défaut» de parties, ou par «surnombre» de parties (Ga, iV, 4, 770b9).

16 Cf. pol., i, 2, 1252b1-5; 8, 1256a15-22.17 il faut entendre que «celui-là» ne saurait être «indépendant» du tout et donc vivre,

survivre, et encore moins bien-vivre, par lui-même de façon «autonome».

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de fait, qui, espérons-le, devrait être assez exceptionnel. on pourrait certes objecter que la «bête brute» fait aussi partie de ceux qui n’ont pas besoin de la cité et, par exemple, comparer la situation de cet homme apolitique à celle des rapaces solitaires (Ha, i, 1, 488a5: «aucun des oiseaux aux ongles recourbés n’est un animal grégaire»). on pourrait encore arguer du fait qu’aristote, dans ce même chapitre de l’Histoire des animaux (488a7) dit aussi que l’homme appartient (epamphoterizei) aussi bien aux grégaires (agelaia) qu’aux solitaires (monadika) et cher-cher, tel mulgan [1974], à remplir la catégorie «homme solitaire» par l’homme heureux s’adonnant à la vie théorétique et qui n’aurait pas besoin d’amis, le rapprochant ainsi d’un dieu du fait qu’il n’aurait pas besoin de ses congénères en raison de sa situation «autarcique». mais, outre que mulgan lui-même présente cette hypothèse comme très hasardeuse (elle ne s’accorde à vrai dire pas très bien avec les énoncés de l’Éthique à Nicomaque à ce sujet), il faut ici rappeler que, quel que soit le sens exact à donner au verbe epamphoterizein18, il est plus que douteux qu’il sépare ici deux espèces d’hommes: d’un côté les solitaires et de l’autre les gré-gaires (donc politiques en ce qui concerne les hommes). en effet, d’une part, aristote soutient que l’espèce (eidos) «homme» est une espèce «simple» (aploun) qui ne connaît pas de différences (diaphorai) en son sein (Ha, i, 6, 490b16-17). D’autre part, epamphoterizein, renvoie le plus généralement à ces espèces animales qui ne se rangent pas dans des grandes catégories monovalentes, mais participent de deux, tel le phoque qu’on peut dire aussi bien terrestre qu’aquatique. C’est pourquoi, à ce sujet, et même s’il ne s’était sans doute pas beaucoup intéressé au sens de ce verbe, c’est marx qui me semble avoir donné la plus fine inter-prétation de cette double appartenance de l’homme à ces deux catégories de solitaire et de grégaire en soutenant que «l’homme, est au sens le plus littéral, un zôon politikon, non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut s’isoler que dans la société»19.

pour les raisons susdites, il semble donc préférable de penser cet homme «isolé» comme étant dans le défaut ou le vice plutôt que dans une surhumanité qui permettrait de se passer des autres. point de «surhomme» chez aristote! ajoutons encore que si l’on se souvient que

18 Cf. pellegrin [1982], 82 n.13 et Lennox [2001], 302, 343.19 Cf. introduction à la critique de l’économie politique (1857; trad. husson et badia

[1957], 150).

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le même se gausse de ceux qui se représentent les dieux à leur propre image (pol., i, 2, 1252b26-27), comme s’ils vivaient eux aussi dans des cités, fussent-elles régies par des rois, il semble encore plus improbable que cet homme-là puisse s’assimiler à un dieu. on voit mal, dès lors, comment éviter que ce «sauvage20» ne se confonde avec l’apolis «natu-rellement passionné de combat» (phusei polemou epithumêtês», 1253a6), soit avec le phaulos, le «vaurien», qu’aristote distingue du kreittôn, du «surhumain». on le voit d’autant moins qu’aristote revient encore à la charge à la toute fin de ce chapitre:

C’est donc par nature qu’il y a chez tous <les hommes> la tendance (hormê) vers une communauté de ce genre, mais le premier (prôtos) qui l’établit <n’en> fut <pas moins> cause des plus grands biens (megistôn agathôn). De même, en effet, qu’un homme accompli (teleôthen) est le meilleur (beltiston) des animaux, de même quand il a rompu avec la loi et la justice est-il le pire de tous. Car la plus terrible des injustices c’est celle qui a des armes (hopla). or l’homme naît pourvu d’armes (hopla echôn phuetai) en vue <d’acquérir> prudence et vertu (phronesei kai aretê), dont il peut se servir à des fins absolument inverses. C’est pourquoi il est le plus impie et le plus féroce (agriôtaton) quand il est sans vertu et il est le pire <des animaux> dans ses dérèglements sexuels et gloutons. (pol., i, 2, 1253a29-37)

Laissant encore ici de côté ce thème de l’élan et du «premier» (thé-sée?) à l’origine des plus grands biens, je souhaiterais faire remarquer que c’est une chose que d’être un «animal politique par nature» et une autre que de le devenir en honorant sa nature. il pourrait en aller, somme toute, comme de l’acquisition des vertus: par les bonnes grâces de la bonne nature, nous naissons aptes à les acquérir, mais nous ne naissons pas pour autant vertueux «tout de go». pire encore: la nature, qui ne fait rien en vain, nous a bien «armés» en vue de l’acquisition des vertus, tout comme de la vérité dit par ailleurs aristote21. Dès lors, on ne saurait que retenir le terme «hopla». Le contexte est manifestement guerrier.

20 on ne saurait ici évoquer la pseudo objection reposant sur le fait que l’homme, comme tous les autres animaux domestiques ou apprivoisés (hêmera), existe aussi à l’état sauvage (agria). en effet, quand aristote dit cela (Ha, i, 1, 488a29-31; pa, i, 3, 643b4-6), c’est tout simplement pour dire que la distinction domestique/sauvage est inopérante dans les études zoologiques. De surcroît, «sauvage» ne rime pas avec «solitaire».

21 Voir, par ex., ee, i, 6, 1216b30-31.

L’homme apoLitique: pesseia, polis et apolis 61

Un contexte guerrier et politique, voire bachique…après avoir déjà invoqué hésiode en 1252b11 («D’abord une maison,

une femme, un bœuf de labour», travaux…, 405), puis une première fois homère en 1252b22-23 («Chacun fait la loi pour ses enfants et ses femmes», od., iX, 114), aristote renvoie de nouveau à homère en 1253a5 au sujet de l’apolis: «ni clan, ni loi, ni foyer» (aphrêtôr athe-mistos anestios, il., iX, 63). Le contexte de ce vers en son chant vaut d’être rappelé. Nous sommes en un moment dramatique: les achéens, acculés sur leur plage et réfugiés dans leurs pauvres baraques «sont en proie à une panique folle, sœur de la Déroute qui glace les cœurs». tout un poème! Les voilà tellement aux abois que le roi des atrides, aga-memnon, renonce et entend plier armes et bagages. Diomède ne l’entend pas de cette façon et dit vertement à agamemnon que, malgré son sceptre, c’est un «minable». C’est alors que le vieux Nestor, sage d’entre les sages, prend la parole en cette boulê, et dit:

Non, il n’a ni clan ni loi ni foyer celui qui désire le combat intestin (epidê-miou), le combat qui glace les cœurs. ainsi donc à cette heure, obéissons à la nuit noire et préparons notre repas. (il., iX, 63-64; trad. mazon, 1937)

et voilà que, le vin aidant, Nestor, le bon meneur de chars, qui n’avait pas perdu le fil de son idée, entreprend de convaincre agamemnon de rendre justice à achille, toujours sous sa tente depuis que le roi des atrides lui a volé briséis. agamemnon accepte (ou fait mine de). ulysse, le «roublard», comme aimait à dire Jean-pierre Vernant, est envoyé en ambassade chez achille, lequel, dans une grande fureur, refuse en bloc et «tout de go» l’offre d’agamemnon, ce «minable». Durant tout ce temps, achille, le guerrier invincible, demande à ce qu’on prépare des cratères plus forts pour son invité de marque, ajax, le guerrier non moins furieux… «préparons nos repas». Voilà donc des achéens, cernés, déses-pérés, à peine prêts à guerroyer, mais s’apprêtant à ripailler… alors que le «combat civil» (epidêmios) menace du fait qu’agamemnon a gravement offensé achille, lequel s’est en conséquence «retiré sur son aventin» et préfère ripailler avec ce fou d’ajax.

D’où il ressort, une nouvelle fois, que la situation évoquée est non seulement manifestement guerrière, mais encore en crainte du «combat civil», i.e. de ce qui pourrait briser la «sauvegarde (sôteria)» de la polis à laquelle aristote est, comme tout un chacun, très attaché. il en va de même si, comme il est d’usage, on rapporte ce jeu à celui qui passe pour

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être son inventeur, palamède, jamais cité par homère22, mais vaillamment défendu par Gorgias:

[palamède] non seulement je suis irréprochable, mais je suis en plus un grand bienfaiteur pour vous, pour les Grecs et pour tous les êtres humains. et non seulement ceux d’aujourd’hui mais aussi ceux de demain. qui, en effet, aurait ouvert les possibles à la vie humaine qui en était privé, et l’aurait ordonnée à partir de son désordre initial, en inventant les ordres de bataille, excellent expédient pour les succès militaires; les lois écrites, gar-diennes de la justice; les lettres, instruments de la mémoire; les mesures et les poids, moyens ingénieux dans les relations d’affaire; le nombre, surveil-lant des richesses; les signaux de feu, messagers les meilleurs et les plus rapides; les jetons de trictrac (pessoi), passe-temps exempt pour le loisir? (Gorgias, la défense de palamède, trad. m.-L. Desclos, 2009)

au petit jeu des inventeurs mythiques, on ne saurait qu’ajouter ce célèbre passage du phèdre de platon:

eh bien! j’ai entendu dire que, du côté de Naucratis en Égypte, il y a une des vieilles divinités de là-bas, celle-là même dont l’emblème sacré est un oiseau qu’ils appellent, tu le sais, l’ibis; le nom de cette divinité est theuth. C’est donc lui qui, le premier, découvrit le nombre et le calcul et la géo-métrie et l’astronomie, et encore le trictrac (petteias) et les dés (kubeias), et enfin et surtout l’écriture. (274cd; trad. brisson, 1997)23

mais je m’en tiendrai, pour commencer, plutôt à palamède, car dans l’imaginaire mythique des Grecs ce dernier passa bien vite pour avoir inventé ce jeu afin de soulager la faim des soldats et de lutter contre leur oisiveté. C’est du moins ce qui ressort d’un fragment du palamède de Sophocle tel que nous le rapporte Suétone dans un traité dont il ne nous reste malheureusement que des extraits24. Voici ce passage, où l’on semble s’avancer très prudemment en parlant de palamède:

22 J’invite le lecteur curieux à lire ou relire le chapitre qu’alexandre Dumas a consacré à ce sujet dans son isaac lequedem (chap. XXXVii).

23 Sur le sens du jeu de petteia chez platon, on se reportera plus particulièrement à Guéniot (2000). L’auteur refuse lui aussi qu’on confonde ce jeu avec le jeu de trictrac. en ce qui concerne les inventeurs mythiques, je renvoie une nouvelle fois à Kurke [1999]. elle attire l’attention sur un curieux passage d’hérodote (i, 94, 1-7) au sujet des Lydiens qui se prétendent les inventeurs de tous les jeux sauf des pessoi. Sur le jeu lui-même, et sa différence d’avec un simple jeu de dés où le hasard serait prépondérant, la mise au point d’austin [1940] reste irremplaçable. Nous le verrons plus loin.

24 Cf. excerpta byzantina du sur les jeux chez les Grecs (taillardat, [1967]). austin [1940], 263 se demande si ce traité, qui semble être la source de nombreux auteurs pos-térieurs tels eustathe et hésychius, ne serait pas aussi la source de bien des confusions si jamais il avait été écrit en latin, bien qu’il l’aurait très certainement déjà été même s’il

L’homme apoLitique: pesseia, polis et apolis 63

Garde un silence religieux, sauf à mettre seulement ceci en avant: il [pala-mède] ne fit pas cesser leur faim, que le dieu me permette de le dire, mais il inventa comme passe-temps très savants (chronou diatribas sophôtatas) pour les soldats qui étaient assis après la peine du fracas guerrier, les pions et les dés (pessous kubous), agréable remède à l’oisiveté. (Fr. 479, Radt; trad. personnelle25)

De ces premières observations, en laissant ici de côté platon, que nous allons retrouver bien vite, il ressort assez manifestement que, dans l’ima-ginaire des Grecs, l’invention de ce jeu, quel qu’il ait pu être exactement, se situe dans un contexte guerrier et renvoie par conséquent sans doute bien plus à un jeu de stratégie («on mime le combat») qu’à un seul jeu de hasard destiné à occuper l’oisiveté des guerriers (un «jeu de taverne» somme toute). malgré la citation précédente, qui pourrait apparemment laisser penser le contraire — mais pourquoi palamède aurait-il donc inventé le 421 sous les murs de troie? — et afin d’étayer ma démonstration, qui entend montrer que nous n’avons nullement affaire à un quelconque jeu de hasard, mais bien plutôt à un jeu de stratégie, d’où la comparaison d’aristote, incompréhensible autrement, j’avancerai en premier lieu trois «témoignages» ou «indices». Ceux d’antiphon, de platon et de polybe26.

Commençons par antiphon, qu’on s’accorde à considérer comme un contemporain de Gorgias, l’auteur de la Défense de palamède, précédem-ment citée. Voici ce que cela donne, en français et en anglais, sous la plume d’harpocration, un grammairien qu’on ne sait trop où situer entre le iième et le iVème ap. J.-C., mais qui, dans son lexique des orateurs attiques cite antiphon dans son entrée «anathesthai». C’est le fragment 52:

anathestai «Remettre en jeu» antiphon, sur la concorde: il n’est pas pos-sible de remettre (anathesthai) la vie (ton bion) en jeu comme un jeton (hôsper petton) (Desclos [2009])

avait été écrit en grec, ainsi que le montre son plus proche contemporain pollux. tout tient bien entendu à l’essentielle distinction entre pettoi (pions ou jetons) et kuboi (dés).

25 J’avoue ne pas bien comprendre pourquoi Guéniot [2000], 44, qui simplifie un peu parfois les choses, se montre au sujet de Suétone d’une extrême prudence en n’osant s’engager à reconnaître que ce que les argiens «appelaient table de palamède (legomenos palamêdous pessos)» renvoie précisément à la petteia, quoi qu’ait pu être exactement ce jeu ou ses variantes.

26 Dans toute cette étude, je laisserai à dessein le plus possible de côté les témoignages les plus tardifs, trop souvent sollicités pour «éclairer» les choses, alors que depuis austin [1940], nous savons bien que nous avons de très bonnes raisons de nous en méfier.

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anathestai: it is not possible to revoke (anathestai) one’s life (ton bion) like a move in a board game (hôsper petton) antiphon on Concord (pendrick [2002])

L’interprétation de ce fragment est malaisée du fait qu’il s’accroche au verbe ana-thestai, qu’aurait donc trouvée harpocration sous la plume d’antiphon dans son peri homonoias, «Sur la concorde». mais il n’est pas impossible de «relever le gant»! alors voyons et commençons, briè-vement, par un peu de grec: en composition, ana, si l’on en croit les bailly et LSJ, signifie «de bas en haut; en arrière; d’où, par suite «faire le contraire». thestai, et j’en abrégerai ainsi, est bien entendu issu de tithêmi: «poser». D’où il résulte que ana-thestai signifiait très certainement quelque chose comme «revenir en arrière» (reducere) et que c’est cela qui a intéressé harpocration dans cette phrase d’antiphon. mais nous pouvons en tirer bien plus quant à notre objet et relever au moins deux points:

1) Le jeu en question, si l’on en croit la comparaison d’antiphon citée par harpocration, dont ce n’était pas certes pas l’objet puisque sa remarque portait sur anathestai, impliquait un possible mouvement «en arrière» de ce qu’il est difficile en français contemporain d’appeler autre-ment qu’un «pion27» du fait qu’il s’agissait manifestement de ce que l’on appelle un «jeu de tables» selon l’usage français28, «boardgame» en anglais, ce qu’atteste amplement, nous le verrons plus loin, la tradition iconographique. bref, il s’agissait d’un jeu où l’on devait mouvoir des pions, d’où la traduction proposée par pendrick [2002].

2) L’énoncé d’antiphon est non moins intéressant pour ce qu’il dit de la mise ou remise en jeu de sa vie: on ne peut en ce cas faire machine arrière, d’où la comparaison avec les possibles mouvements des pions. en d’autres termes, ce qui est possible dans un cas ne l’est pas dans l’autre. bien que rien ici, pour ce que nous pouvons en savoir, n’évoque

27 La traduction de pettos par «jeton», si elle est certes meilleure que celle, totalement erronée, par «dé», qui rend mieux kubos, reste néanmoins difficile aussi bien en français contemporain que plus ancien: le «jeton» n’est pas à proprement parler la «pièce d’un jeu», mais bien plutôt ce qui en fait fonction, surtout quand il s’agit de «mise». on parle ainsi de jetons au poker ou à la roulette, lesquels ne représentent pas une pièce de jeu mais des «pièces» à proprement parler, même si l’on peut les mouvoir sur le tapis…

28 Cette dénomination tient tout autant au jeu romain dit tabula, «table» donc, qu’au «tablier» sur lequel on joue, comme au dames, au go ou au trictrac… qu’il suffise de comprendre, avant d’y revenir, qu’il s’agit de jeux où on meut des pièces sur un «plateau».

L’homme apoLitique: pesseia, polis et apolis 65

un contexte manifestement guerrier, il faut toutefois relever le côté «dra-matique» de cette comparaison: on ne joue pas avec sa vie comme on joue avec des pions.

Venons-en maintenant à platon afin de commencer d’en apprendre un peu plus sur ce jeu. parmi les très nombreuses références de platon à la petteia29, je me bornerai ici à deux de celles qui me semblent être les plus marquantes pour mon propos. Je les enchaîne avant d’y revenir:

1) est-ce cependant l’homme juste qui, pour placer les dés au jeu (eis pettôn thesin), sera un associé bon et utile, ou n’est-ce pas plutôt le joueur de dés expérimenté (ho petteutikos)? (Rép. i, 333b, trad. Leroux [2004])

2) tout se passe comme au jeu de trictrac (petteuein) où les joueurs inexpérimentés (mê teleutôntes) finissent par être bloqués (apokleiontai) par les joueurs habiles (deinôn) et n’arrivent plus à se déplacer (ouk echousin ho ti pherôsin): tes auditeurs finissent par être bloqués et, dans ce nouveau genre de trictrac qui ne se joue pas avec des pions (petteias), mais avec des arguments, ils en arrivent à ne plus savoir quoi dire. (Rép. Vi, 487b-c; trad. Leroux)

L’embarras du plus récent des traducteurs français de la République, qui oscille donc entre dés, trictrac et pions pour un seul et même terme (pettos ou petteia), ne doit pas nous arrêter. en effet, de ces deux pas-sages, il ressort clairement que, même si platon considérait cette activité comme «plus insignifiante (phaulotera)» que l’enseignement de ce qu’est le juste30, ce à quoi il renvoie dans notre premier passage est à une «compétence» et ce à quoi il se réfère dans notre second passage est une

29 Cf. alcibiade 110e; Gorgias 450d; République ii 374c; phèdre 274d; politique 292e, 299e; lois V, 739a, Vii, 820c-d, X 903d… pour une étude centrée sur l’usage de ce jeu chez platon, je renvoie de nouveau à Guéniot [2000].

30 Cf. alcibiade 110e. La note que pradeau [1999], 197 n. 30, ajoute à sa traduction vaut d’être citée car c’est l’un des rares traducteurs à être clair sur ce point: «Le jeu qu’on a pris l’habitude de rendre par «trictrac» (petteia) était une sorte de jeu de dames; il est pour platon l’exemple même d’une activité insignifiante, mais pourvue toutefois de règles très précises. La justice, par comparaison, concerne des choses d’une importance bien plus grande, mais c’est justement pour cette raison qu’il faudrait aussi pouvoir en connaître les règles (de façon à ce qu’elles puissent être connues, enseignées et pratiquées).» on ne peut dès lors que se demander pourquoi le traducteur a cédé à l’habitude, certes confortée par l’entrée pesseia du bailly («sorte de jeu de trictrac») alors que la même entrée dans le Liddell-Scott-Jones («game resembling draughts or backgammon») lui donnait les moyens de rompre avec cette fâcheuse habitude… afin que les choses soient le plus clair possible, ajoutons qu’aussi bien Chambry [1932-1933-1934] que Robin [1940] traduisent assez systématiquement petteia par «trictrac», tandis que pachet [1993] recourt malheureu-sement à «jeu de dés», sans toutefois s’interdire de recourir aussi à «jeton», notamment

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situation «agonistique» dans laquelle les compétiteurs doivent avoir acquis ces compétences s’ils ne veulent pas perdre la bataille avant même qu’elle n’ait commencée. Voilà qui explique aussi que platon puisse, dans le Gorgias 450d, ranger ce jeu parmi les technai, «techniques, arts ou sciences», au même titre que l’arithmétique ou la géométrie: il s’agit, en effet, de savoir «calculer ses coups», ce qui, de prime abord, se marie assez mal avec des jeux de hasard. on objectera peut-être qu’au 421, voire au poker dans l’échange des cartes, il s’agit aussi se savoir «calcu-ler ses coups» (peu nombreux au demeurant), mais ce «calcul» (logistikê disait encore platon dans ce même passage du Gorgias) relève bien plu-tôt d’une sorte de pari visant à maîtriser le hasard que d’une stratégie cherchant à «bloquer» son adversaire. Le «signifiant» est, ici, de bien prendre la mesure du parallèle, prêté par platon à adimante, entre la maïeutique socratique, véritable «dialogue fermé», et le jeu en question: dans un cas comme dans l’autre, le joueur, ou l’interlocuteur, se retrouve «bloqué» et ne peut, selon le cas, plus bouger aucun de ses pions ou avancer aucun argument. il est acculé dans ses derniers retranchements et ne peut plus que se rendre. peu importera ici l’éventuelle «autocritique» de platon relative à l’argumentation «bloquante» de «ses» dialogues31, l’essentiel sera bien plutôt de retenir qu’il ne se réfère nullement à un jeu de hasard, comme ne peut que l’indiquer la traduction de petteia par «jeu de dés», laquelle est donc à proscrire résolument, mais qu’il renvoie sans nul doute à un «jeu de stratégie» dans lequel on cherchait à paralyser32 son adversaire afin de lui rendre merci… ou raison!

avançons encore un pion avec polybe, auteur certes un peu plus tardif puisqu’il vécut au iième siècle av. J.-C., mais point encore trop éloigné de la pratique de ce jeu par les Grecs eux-mêmes, ce qui ne fut le cas ni de pollux de Naucratis (iième ap.), d’hésychius (Vème ap.?) et bien entendu d’eusthathe de thessalonique (Xiième ap.), auteurs qui, s’ils peuvent être parfois d’un précieux secours afin de nous permettre de mieux com-prendre les choses, n’en étaient pas moins fort éloignés de la pratique

en Rép. 487 b-c, ce qui impliquerait que le «joueur de dés» use de «jetons» et rend ainsi absolument incompréhensible la situation de blocage évoquée par platon…

31 Rappelons qu’en Rép. 487c, adimante enchaîne en disant: «et pourtant, à ce jeu, la vérité ne gagne rien du tout!» (trad. Leroux)

32 Voir la célèbre comparaison de Socrate avec une torpille (narkê) dans le Ménon 80a: tel ce large poisson (un genre de raie) qui engourdit ses proies par des décharges élec-triques (mais pensons aux «narcotiques»), Socrate finit par «tétaniser» ses interlocuteurs.

L’homme apoLitique: pesseia, polis et apolis 67

réelle de ce jeu et deviennent par là «suspects». Nous allons retrouver chez polybe non seulement l’opposition entre compétence et incompé-tence ou encore la situation de «blocage», mais nous allons surtout y voir à l’œuvre la «stratégie» d’un général encerclant et isolant des unités ennemies. Dans le passage que nous allons lire, notre auteur oppose l’«expérience» et la «science militaire» d’hamilcar à l’«inexpérience» en la matière, celle de la «science militaire» des soldats de métier, tout «aguerris guerriers» qu’ils puissent être… ou avoir été, en l’occurrence, puisqu’ils périrent soient massacrés, soit jetés aux éléphants après avoir été fait prisonniers, ou encore, pire, en s’entre-dévorant. afin donc de souligner que l’«inexpérience» (apeiria) des vaillants soldats33, même s’ils ne manquaient pas d’audace et surent mener des attaques victorieuses, leur valut bien des déboires face à hamilcar, polybe écrit:

C’est alors, ce semble (hôs eoike), qu’on put saisir globalement (sunidein) en touchant à la réalité même (ep’ autês tês alêtheias) combien l’expérience acquise avec méthode (empeiria methodikê) et la compétence d’un général (stratêgikê dunamis) diffèrent de l’inexpérience et de la routine sans réflexion du soldat (apeirias kai tribês alogou stratiôtikês). Car, dans de nombreuses escarmouches, en en isolant (apotemnomenos) et en en encerclant (suyk-leiôn) beaucoup, tel un bon joueur de petteia (hôsper agathos petteutês), <hamilcar> les détruisit sans combat (amachei diaphtheire), tandis que dans des actions plus générales il leur infligea aussi de lourdes pertes en les attirant dans des embûches alors qu’ils ne s’en méfiaient nullement […] il faisait jeter aux éléphants (tois thêriois) tous les prisonniers […] Finalement, il parvint à les mettre dans une telle situation (peristaseôs) que, n’osant plus se risquer au combat (mête diakinduneuein tolmôntas), ni ne pouvant s’échapper (mête apodranai dunamenous) du fait qu’ils étaient entièrement cernés (perieilêphtai pantachoten) par des fossés et des palissades, ils en vinrent, pressés par la famine, à s’entre-dévorer. (Histoire, i, 84, 6-10; trad. personnelle)

Ce passage ne peut que retenir notre attention:1) Nous y retrouvons bien l’opposition entre «expérience» (empeiria)

et «inexpérience» (apeiria);

33 précisons qu’il s’agit ici, non de soldats romains, mais d’une armée d’une cinquan-taine de milliers d’hommes formés par les généraux rebelles matho, Spendios et Zarzas qui assiégeaient alors Carthage bien qu’ils en fussent, comme le dit polybe au début de ce même passage, tout autant assiégeants qu’assiégés, hamilcar et son armée ne se trouvant pas dans Carthage même mais dans les montagnes ou plaines alentours.

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2) Nous y retrouvons aussi la même situation de «blocage»;3) Nous en apprenons encore un peu plus sur ce que pouvait bien être

ce jeu.

Voyons cela d’un peu plus près, à commencer par l’opposition entre «expérience» et «inexpérience» qui, de prime abord, pourrait sembler assez singulière puisque les «féroces soldats» sont des soldats expéri-mentés et maîtrisant parfaitement l’art du combat, pas seulement dans le corps-à-corps, comme le souligne clairement polybe dans les lignes pré-cédant cet extrait. tout tient, en fait, à l’opposition entre methodikê et tribê alogos, «routine sans réflexion», qui vient expliciter celle entre empeiria et apeiria. L’expérience du général, hamilcar en l’occurrence, est une expérience, non seulement acquise avec le temps, comme toute expérience au demeurant, mais c’est une expérience acquise de façon réfléchie. Comprenez par là qu’on s’est interrogé, posé des questions, sans doute afin d’avoir une vue plus globale des choses, et non pas seule-ment contenté d’engranger de façon mécanique, donc non réfléchie, une certaine expérience des choses du combat. telle me semble être le sens de l’opposition entre méthodikê et tribê alogos qui réduit à de l’apeiria, «inexpérience», l’empeiria, «expérience», des simples soldats, fussent-ils des plus vaillants: même s’ils savent se battre, voire se battent remarqua-blement, ils n’ont aucune expérience de ce qu’est la «stratégie». C’est ce qui explique qu’avec une belle unanimité depuis le XiXème siècle tous les traducteurs français de ce passage aient opté pour le terme «science» dès lors qu’il s’agissait pourtant de traduire «empeiria», au risque, ce faisant, de fausser l’opposition si chère à polybe, et à bien d’autres, à commencer par platon et aristote, entre empeiria et apeiria34. quoi qu’il en soit, il est bien clair que nous retrouvons ici, ô combien amplifiée, la distinction entre le «petteute» expérimenté ou compétent et le «petteute» inexpérimenté ou incompétent: il existe des stratégies et cela s’acquiert méthodiquement. N’importe joueur d’échecs ou de bridge vous le dira.

Nous retrouvons donc aussi chez polybe la situation de blocage et de paralysie déjà décrite par platon, mais nous en apprendrons sans doute encore un peu plus sur ce que pouvait bien être ce jeu si nous prenons au pied de la lettre la comparaison entre la stratégie d’hamilcar et celle du

34 C’est aussi pourquoi, dans les lignes précédentes, j’avais écrit: «science militaire», les guillemets cherchant à attirer l’attention sur cette difficulté.

L’homme apoLitique: pesseia, polis et apolis 69

bon joueur de petteia. que faisait donc hamilcar dans ces escarmouches? il «isolait» et «encerclait» ses adversaires, qui n’avaient donc plus qu’à se rendre sans combattre du fait qu’ils étaient totalement bloqués. on fera un pas de plus en remarquant que le verbe apotemnô, que j’ai traduit par «isoler» afin de rendre la comparaison du mieux possible, signifie, en tactique guerrière, «couper des troupes», et sans doute ici, plus précisé-ment, «couper des lignes arrières». Dès lors, il n’est pas interdit de se demander s’il n’y aurait pas aussi une allusion à la fameuse «ligne sacrée» (hiera) de ce jeu à laquelle se réfère platon35 dans les lois (V, 739a). Nous serions alors invités à comprendre que ces soldats en avant du gros des troupes, de la «ligne sacrée» donc, se retrouvaient radicale-ment coupés de leurs lignes arrières par une manœuvre d’encerclement les conduisant à se rendre sans même mener combat tant la bataille était perdue d’avance. bref, comme de ce qu’il advint finalement du reste de cette armée, ils étaient complètement bloqués, paralysés et tétanisés. il faut enfin remarquer, même si cela n’arrange pas nos affaires, difficulté sur laquelle nous aurons à revenir par la suite, qu’à prendre au pied de la lettre la comparaison de polybe, la petteia semble impliquer la prise de plusieurs pions d’un coup, ce qui rapprocherait plus ce jeu du go que des dames. mais il y a pire encore par rapport à notre objet, la comparaison de l’apolis avec «un pion isolé avide de combat», si jamais nous devions rapporter la clause «avide de combat» au pion isolé et non à l’apolis lui-même: les pions/soldats ne peuvent ni se battre, comme dans le cas des escarmouches, ni n’en ont plus aucune volonté, comme dans le cas du siège final.

De cette première plongée dans l’univers de ce jeu, il ressort claire-ment que la petteia n’était nullement un jeu de hasard, auquel le premier venu aurait pu «bien» jouer puisqu’il n’aurait impliqué aucune compé-tence particulière, mais tout au contraire un jeu de stratégie dans lequel il s’agissait de bloquer les pièces de son adversaire en les isolant et en les cernant afin de les «couper» des autres pièces de la partie adverse. tâchons maintenant d’éclairer un peu plus les choses en nous tournant

35 Disons, en première approximation, que la «ligne sacrée» semble avoir été celle derrière laquelle les joueurs plaçaient leurs réserves ou leurs «meilleures pièces», à sup-poser que tous les pions n’aient pas été de même valeur. L’abandonner revenait donc pour un joueur à «jouer son va-tout», ainsi que traduisait Robin (1942, avec la note 34 afférente à ce passage).

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directement vers la petteia elle-même et de ce que nous pouvons en savoir avant d’en revenir à la comparaison d’aristote.

La petteia

en 1952, murray fut, après l’énorme littérature des siècles précédents, le premier des savants modernes à s’efforcer de proposer une classifica-tion «universelle» des «jeux de tables». Cette classification a, certes, depuis été contestée36, mais nous pouvons en repartir afin de mieux poser les choses. murray classait donc les jeux de tables en cinq grandes caté-gories:

1) les jeux d’alignement et de configuration, tel le morpion en France, noughts and crosses en Grande-bretagne;

2) les jeux de combat, tels les échecs;3) les jeux de chasse, tel le renard et les poules en France, fox and

geese en Grande-bretagne37;4) les jeux de course, tel le backgammon ou le pachisi38;5) les jeux de mancala39.

D’après ce que nous avons vu précédemment, il est bien évident que la petteia doit se ranger sous la catégorie des «jeux de combat» (échecs, dames, go), mais n’appartenait-elle aussi en quelque façon aux «jeux de course» (trictrac, backgammon)? Rappelons tout d’abord ce qui différen-cie fondamentalement ces deux types de jeux: dans les jeux de combat, le but est d’abord de «prendre» les pièces de son adversaire et, ce faisant, de les «sortir» du tablier ou de les y «bloquer» en les encerclant, tandis

36 Cf. Finkell [2007] qui, dans son introduction aux actes d’un colloque sur les board games qui s’était tenu au british museum… en septembre 1990, met bien les choses au point. Les amateurs trouveront dans ce volume de très utiles références bibliographiques à la suite de chacune des communications rassemblées.

37 on range aussi habituellement dans cette catégorie le jeu d’origine scandinave nommé halatafl, voire, plus largement, les jeux de tafl, «table» en vieux norvégien. Voir Riddler [2007]. malgré l’importance de la chasse chez les Grecs et les Romains, on s’accorde généralement à penser que ni les uns ni les autres ne connurent ce genre de jeux, plus propres aux scandinaves et aux anciens celtes, cf. austin [1940], 259.

38 Le pachisi est le jeu traditionnel indien, qu’on apparente parfois aux petits chevaux français, ne serait-ce qu’en raison de la croix aux quatre branches gravée sur le tablier.

39 mancala, pour reprendre ici une définition courante, est «l’appellation générique d’un ensemble de jeux de société traditionnels africains et asiatiques». il y s’agit de «comp-ter et capturer», voir Russ [2007].

L’homme apoLitique: pesseia, polis et apolis 71

que dans les jeux de course le but est d’arriver le premier à un point terminal et donc de sortir le premier ses propres pions hors du tablier. L’autre différence principale est que, dans les premiers, on n’utilise pas de dés, tandis que c’est le cas dans les seconds où la course dépend aussi du résultat du jet des dés. De là résulte cette fort utile distinction inspirée par la «théorie des jeux40» entre «jeu de stratégie combinatoire abstrait (ou théorique)» ou «jeu combinatoire à information parfaite», dans lequel tous les éléments sont connus et où le hasard n’intervient pas durant le déroulement du jeu (échecs, dames, go, mancala) et «jeu de hasard raisonné» (trictrac, backgammon, voire jacquet dans une de ses formes les plus simples), dans lequel, malgré la part d’alea due au lancer des dés, les combinaisons restent multiples. qu’en ce qui concerne la petteia, il ait bien été question d’une «combinatoire» ou de «combinaisons mul-tiples», la chose en est attestée par euripide dans son iphigénie à aulis lorsque le chœur se met à chanter:

J’ai vu […] protésilas et palamède, issu d’un enfant de poséidon, assis sur leurs sièges et prenant plaisir (hêdomenous) aux multiples figures complexes (morphaisi poluplokois) des pions (pessôn). (v. 195-200; trad. personnelle)

Soit maintenant cette question: de quel type de jeux relevait exacte-ment la petteia? malheureusement pour nous, et autant le dire tout de suite: nous n’en saurons jamais rien avec certitude! ainsi que je l’ai déjà mentionné, l’article-phare d’austin [1940], auquel tous les scholars continuent de se référer41, commençait par rappeler que nous n’avons quasiment aucun témoignage archéologique de ce qu’avait bien pu être ce jeu42, tandis que les témoignages littéraires cherchant à expliquer ce qu’était ce jeu sont bien souvent tardifs et donc peu fiables du fait que leurs auteurs, trop éloignés dans le temps de la pratique réelle de ce jeu par les Grecs, ne savaient pas trop de quoi ils parlaient et avaient ten-dance à mélanger les choses. Je n’aurai donc pas la prétention de trancher ici le débat dans le vif, mais je voudrais néanmoins attirer l’attention du lecteur, sans chercher à être original plus que de mesure, sur ce que nous pouvons voir dans la tradition iconographique qui nous a été transmise

40 J’entends par là la théorie mathématique de ce nom.41 À commencer par Kurke [1999], 252 qui reconnaît sa dette vis-à-vis d’austin, réfé-

rence également omniprésente dans le volume édité par Finkel [2007].42 C’est ce que montre, à sa façon, le recueil consacré par Finkel [2007] aux ancient

Board Games: nulle étude n’y aborde frontalement la question chez les Grecs.

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par les vases peints, laquelle a été déjà très souvent sollicitée puisque c’est notre seule source en dehors des textes eux-mêmes43.

ma première «image» sera donc l’une des plus connues:

Fig. 1. amphore attique à figures noires; attribuée au peintre de Lysippides; vers 530 av. J.-C. boston, museum of Fine arts 01.8037.

on y voit donc clairement deux guerriers, armures déposées et se tenant debout toutes seules, telles, semble-t-il, leurs doubles au repos ou en attente. Ces deux guerriers, qui ne sauraient êtres autres qu’achille et ajax, comme le montrera l’image suivante, jouent donc à un «jeu de tables». Le mouve-ment de leurs mains droites respectives montre clairement qu’ils avancent ou reculent des «pions (pettoi)» du bout de leurs doigts et ne se bornent pas à jeter des «dés (kuboi)». Donc, même si nous ne pouvons rien conclure avec certitude de la nature même de ce jeu et de ses règles exactes, ce qui n’est pas ici mon objet, nous pouvons au moins tirer de cette image que le jeu auquel jouaient achille et ajax était un jeu dans lequel on avançait ou reculait ses pions du bout de ses doigts sur un «tablier».

La seconde image que je vais proposer, peut-être la plus connue, va confirmer cette première «impression», même si, apparemment, elle pourrait remettre en question, sinon la distinction entre pettoi et kuboi, du moins celle entre «jeux de combat» sans dés et «jeux de course» avec

43 D’après le catalogue de buchholz [1987] cité par Kurke [1999], qui soutient à juste titre qu’on ne saurait en tirer aucune preuve flagrante quant à la nature de ce jeu, on ne dénombre pas moins de 152 vases à figures noires et 16 à figures rouges d’achille et d’ajax jouant à ce jeu, dont 89 sur ces 168 représentent athéna se tenant entre les deux joueurs.

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dés, lesquels sont tout deux néanmoins, rappelons-le, des «jeux raisonnés aux combinaisons multiples». Regardons:

Fig. 2. amphore attique à figures noires; signée exékias; vers 540 av. J.-C. Rome Vatican 344.

que voyons-nous ici? en premier lieu, la même scène: deux guerriers, armures déposées jouent à un jeu. Ces guerriers sont ici nommés: achille et ajax44. Notons cependant une différence, que nous laisserons ici de côté: le guerrier de gauche, achille, porte encore son casque. plus impor-tant pour nous sera que nous avons affaire au même geste du bout des doigts sur le tablier: il s’agit bien d’avancer ou de reculer des pions et nullement de jeter des dés. Nettement plus embarrassant pourrait sembler qu’achille dise: tesara (quatre) tandis qu’ajax dit tria (trois). Faut-il voir là, malgré le mouvement des mains, un simple jeu de dés? Je ne le crois aucunement, ne serait-ce qu’en fonction du mouvement des mains, mais il n’est pas à exclure formellement que ce «jeu de combat», ou l’une de ces formes, comportait peut-être un certain alea dû au jet de dés (un peu, pour le coup, comme au trictrac). ajoutons cependant qu’il n’y a nul lieu,

44 Voilà qui invalide, à mon sens, la «sympathique» suggestion de Guéniot [2000], 42 de voir en ces deux joueurs palamède et protésilas. De plus, le vase invoqué par l’auteur (berlin, 1547 WaF) n’est pas une scène de jeu, mais de vote, comme le montre clairement l’autre face de ce cratère.

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pour nous autres modernes, de nous fonder outre mesure sur ce «trois» et sur ce «quatre». il n’est, en effet, nullement certain, que nous ayons là affaire à un résultat de jeux de dés, l’image, sans trop forcer le trait, montrant plutôt l’inverse, à moins qu’elle ne doive s’interpréter comme «après un jet de dés qui, jamais, n’abolira le combat». quoi qu’il en soit, ce «trois» et ce «quatre» pourraient tout aussi bien renvoyer à des pions pris, voire à des cases isolées (?), d’où il résulte que, dans l’incertitude où nous sommes, nous ne pouvons nous fonder sur l’inscription de «trois» et «quatre» sur ce vase pour affirmer formellement que les dés étaient aussi de la partie dans ce jeu.

Laissons-donc là, à regret, les considérations «archéologiques», dont nous manquons cruellement, et bornons-nous à répéter que nous avons bien affaire à un «jeu de combat», qu’il ait ou non aussi impliqué un lancer de dés dans l’une des formes possibles de ce jeu, ce qui aurait pu impliquer bien des méprises par la suite dans la tradition littéraire. au demeurant, si de nombreux peintres de vases se sont plus à peindre achille et ajax, guerriers d’entre les guerriers, jouant à ce jeu, n’est-ce-pas parce qu’il s’agissait avant toute chose d’un «jeu de combat»? qu’il me soit enfin permis, afin de «pacifier» les choses, mais tout autant de confirmer tout ce qui vient d’être dit à propos de ce jeu, de vous proposer deux nouvelles images. La première ne sera pas sans vous évoquer quelques postures:

Fig. 3. Joueurs de go dans les rues de pékin. photo Sylvie pejot.

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La ressemblance entre les attitudes de ces deux joueurs est si frappante avec celles d’achille et d’ajax jouant à la petteia qu’il est difficile de ne pas penser que ces derniers jouaient à une sorte de jeu de go, surtout si nous avons présent à l’esprit les sources littéraires évoquées précédem-ment qui, toutes, renvoient à un «jeu de combat» dont, non seulement les règles, mais aussi le tablier n’avait sans doute guère de rapport avec le trictrac:

Retour à l’apolis et au pion isolé

Nous pouvons maintenant revenir, mieux armés je l’espère, à l’étrange comparaison, du moins pour nous, faite par aristote entre l’homme «apo-litique» et le «pion isolé dans un jeu» (azux hôn hôsper en pettois). Laissant ici derrière nous ce qu’il y avait lieu de dire sur le «par nature» (phusei) et le «à cause de la nature» (dia phusin) au sujet de l’apolis lui-même, je voudrais en un premier lieu attirer l’attention du lecteur sur le petit mot «azux», afin de pouvoir mieux établir par la suite en quoi l’apolis est un monstre (tera), par défaut ou par excès (serait-ce le cas d’un dieu?), du fait que, si tout se passait toujours conformément à la nature, l’homme politique par nature devrait engendrer un homme politique par nature.

Fig. 4. tablier de trictrac.

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on donne généralement à «azux45» le sens de «libéré du joug» par référence aux bœufs qui ne seraient plus attachés à une charrue, ou n’iraient plus par paire. De même en ce qui concerne les chevaux déta-chés de leur harnachement. De là aussi que des citoyens d’une cité qui nous reste inconnue, en vertu d’un accord avec une autre cité (téos), puissent être, pour un bail (dix ans), considérés comme «non assujettis à l’impôt» non seulement sur leurs bœufs de labour (zeugê), mais aussi sur leurs bœufs qui n’entraient pas dans la constitution de leurs attelages (perizugoi). mais, ce qui n’est pas moins intéressant, «azux» ou «peri-zux», pouvaient se dire de choses «dépareillées», qu’ils s’agissent de choses qui n’ont pas leurs pareils, ou qui sont proprement dépareillées, comme une boucle d’oreille perdue ou brisée. tréheux [1958] concluait sa savante étude en soulignant que «perizux» devait avoir pour second sens «pièce de rechange» (l’autre de la paire non inemployé ou encore non assujetti). on accordera aisément, je suppose, que ce second sens ne ferait ici aucun sens. Nous nous focaliserons donc sur le premier: l’azux est un pion «libéré du joug». mais, qu’est-ce à dire? Sans doute ceci: ce pion n’est plus «assujetti» à ses troupes, il en est «isolé», donc «perdu»46. Comprenons: il n’est «libéré», ou «non assujetti», que parce que piégé. Le voilà donc «impuissant», ce qui, au vu de ce qui a déjà été montré, pourrait tout aussi bien renvoyer à la situation du répondant chez platon, à celles des mercenaires chez polybe qu’au mâle aristotélicien «bloqué» dans sa puissance et, ce faisant, laissant à la nature le soin de produire de produire des «monstres». mais comment comprendre cela? Surtout

45 La meilleure étude à ce sujet reste celle de tréheux [1958]. Comme tous, je lui en suis largement redevable et renvoie le lecteur à cet article pour des références plus précises à ce qui suivra dans ce paragraphe. Rappelons, par ailleurs, qu’aristote n’emploie le terme «azux» qu’une seule fois, précisément dans l’occurrence qui nous occupe. D’après le tLG, on peut cependant compter dix-sept occurrences de la flexion «azu» dans le corpus. Les ayant systématiquement étudiées, je peux dire qu’elles n’ajoutent rien à notre dossier. enfin, et afin que le lecteur ne reste pas en reste, voici l’entrée de ce terme dans le LSJ: ἄζυξ, υ ̆γος, ὁ, ἡ, τό, (ζεύγνυμι) unyoked, unpaired, archil.157; δάμαλις D.h.1.40; unmarried, e.ba.694; of pallas, id.tr.536 (lyr.): c. gen., ἄ. λέκτρων, γάμων, εὐνῆς, id.hipp.546 (lyr.), ia805, med. 673. isolated, ἄ. ὥσπερ ἐν πεττοῖς arist.pol.1253a7, cf. ap9.482.26 (agath.); single, αὐλοί, opp. σύριγγες, Nonn.D.3.76: in pl., ἄζυγα vowels, opp. σύζυγα, ib.4.262.

46 C’est ce qui ressort aussi d’une épigramme d’agathias (anth. pal. iX, 482) bien des siècles plus tard puisqu’il vécut au Vième siècle de notre ère, quant au sens de «azux» dans un «jeu de tables» (tablê): l’empereur romain Zénon de Constantinople (v. 425-491) «jouant de malchance (ou de mauvaise tactique)» fut «coincé».

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si nous devions comprendre que c’est le pion «isolé» qui est lui-même «avide de guerre», question que j’avais jusqu’à présent différée.

Reprenons donc en nous posant cette apparente innocente question: qui est isolé? De quoi ce «il» est-il isolé? en un mot: s’agit-il du «pion» ou du «joueur» lui-même? Laissons, pour un temps, la lettre d’aristote de côté et retournons-nous de nouveau vers les vases grecs. Comme je l’ai déjà rappelé47, parmi les 168 figures représentant achille et ajax jouant à la petteia, pas moins de 89 mettent athéna en scène en la situant entre eux deux, comme si, c’est du moins l’interprétation la plus par-tagée, elle voulait signifier à ces vaillants guerriers de ne pas oublier le principal: «allons au combat et cessez vos jeux!» D’où aussi, peut-être, qu’on ne puisse parler de palamède qu’en ne sachant marcher que sur des œufs, mais c’est une autre histoire… quoique la nôtre!

Voici un de ces vases, parmi les plus connus:

Fig. 5. amphore attique à figures noires; attribuée au peintre de Chiusi; vers 510 av. J.-C. berlin antikenmuseum 1962.28.

N’était athéna, nous ne voyons rien ici de bien nouveau: achille et ajax, toutes armures déposées (achille aussi, en ce cas, ce qui doit être noté), jouent, leurs sagaies toujours en leurs mains gauches. ils poussent des pions de leurs mains droites (voire, pour achille, si vous y tenez,

47 Cf. supra p. 52, n. 156.

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lancent des dés). mais, voilà, athéna se tient entre (devant?) eux, la sagaie dans la main droite et sa main gauche levée comme pour dire: «stop, les amis, on vous attend!» manque de chance pour athéna, les valeureux guerriers ne semblent rien entendre, ni ne vouloir entendre tant ils semblent absorbés dans leur jeu, ce qui les «isole» du «vrai combat» auquel athéna les appellerait. D’où la question que je posais précédem-ment: qui est isolé? Le joueur ou le pion? et quel est le sens de cet isolement? La tradition iconographique, dont je me suis ici borné à ne donner qu’un seul exemple, tant elle est répétitive, pourrait bien donner raison à cette leçon: c’est le joueur lui-même qui (s’)est «isolé» tant il est absorbé dans sa partie. il serait stupide de rejeter a priori cette pos-sible interprétation, mais, si cela pourrait plus ou moins expliquer qu’en parlant de palamède chez Sophocle, «on marche sur des œufs», en quoi cela pourrait-il s’appliquer à notre passage d’aristote, qui semble bien plus renvoyer au «pion» qu’au «joueur»? Dès lors, s’il est bien évident qu’aristote lui-même connaissait ces vases (et les autres), nous ne pou-vons pour autant transposer nos «désirs de résolution de la question» sur le texte lui-même où il est bien dit: «pettoi», ce qui ne saurait que très difficilement s’appliquer aux joueurs eux-mêmes. Non, comme nous l’avons déjà vu, il s’agit bien ici d’un pion isolé, encerclé, donc réduit à néant, car mis dans l’impossibilité de combattre. Comment, dès lors, comprendre la comparaison d’aristote?

il faut, en premier lieu, traiter d’une difficulté: sur quoi porte exacte-ment la clause «polemou epimuthêtês», «passionné de guerre» traduit pellegrin [1990]48? Sur le pion/soldat ou sur l’apolis lui-même? J’avais jusqu’à présent à dessein laissé de côté cette question, tout en annonçant que nous aurions à y revenir du fait qu’il pouvait sembler assez incom-préhensible que ce soit le «pion isolé» qui soit lui-même «avide de guerre», d’où que, dans ma première partie, j’avais fait porté cette clause sur l’apolis lui-même. Le moment est maintenant venu de s’interroger un plus avant sur la question. D’après ce que nous avons vu précédemment, le pion isolé, voire les troupes isolées car encerclées, ne sont plus en état de combattre, ni n’en ont même la volonté. Voilà qui devrait donner raison à tous ceux qui se rangent à l’avis de Jackson [1877]49 selon lequel

48 J’aime bien, cependant, le «avide de guerre» d’aubonnet [1968] en songeant à Dali et à «avida dollar»…

49 Cf. austin [1940], 265 ou Kurke [1999], 259.

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cette clause porte sur l’apolis et non sur le pettos. C’est très certainement le plus sage et, apparemment, le plus «grammaticalement correct», bien qu’il faille en passer par quelques contorsions pour l’affirmer de façon péremptoire. Sans donc vouloir nier que telle est sans doute la lecture qui s’impose, je voudrais toutefois attirer l’attention du lecteur sur cette dif-ficulté: serait-il à ce point incompréhensible que ce soit le pion/soldat lui-même qui, pris au piège, soit «avide de guerre»? Certes, tout ce que nous avons vu précédemment plaiderait plutôt en faveur d’un «isolé las de guerre», mais ne pourrions-nous aussi l’imaginer «revanchard»? bien que «bloqué», donc forcé de «rendre merci», ce pion/soldat n’en resterait-il pas néanmoins, rongeant son frein, «avide de guerre» et donc toujours, même si bloqué, «menaçant»? tel est le point que je voudrais que mon lecteur garde en mémoire durant que j’avance encore quelques pièces avant de conclure.

La première pièce, qu’on pourrait, à tort, considérer comme éventuelle-ment mineure, voire «tirée par les cheveux», s’enracine dans un passage, abondamment répété dans la littérature secondaire:

Le jeu joué avec beaucoup de pièces est une table (plinthion) avec des espaces disposés au sein des lignes; la table est appelée cité (polis)… (pollux, onomasticon, iX, 98)50

Certes, pollux, auteur tardif, n’est pas d’une «première jeunesse». C’est très précisément pourquoi, n’entendant point abonder ici la littéra-ture déjà plus que conséquente au sujet de ce jeu, je n’en retiendrai que ce qui concerne directement notre propos: ce «jeu de tables» (peut-être d’ailleurs parfois directement tracé dans le sable d’une grève) était aussi nommé «polis». Voilà ce que nous ne pouvons faire mine d’ignorer, voire de minorer. oui, aristote savait très bien que ses «compatriotes» comprendraient d’emblée sa comparaison, tant ce jeu (d’origine apparem-ment mythologique) était devenu l’un des plus populaires des jeux. oui, il ne fait aucun doute que nous avons bien affaire en ce chapitre à un «net», mais est-ce là suffisant pour comprendre ce à quoi nous avons ici affaire? Je ne le crois pas, même si je sais tout aussi fermement qu’aris-tote, comme tous les autres philosophes, n’était jamais que «le fils de son

50 C’est ce dont Kurke [1999] entend «faire ses choux gras» et, par là, telle pénélope, tisser sa toile afin de montrer qu’aristote, dans le passage qui nous occupe, serait tout autant pris dans ce net qu’il en jouerait.

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temps». il faut, pour étayer ce point, revenir aux lignes finales, déjà citées, de politiques i, 2. Relisons-les, avant de conclure:

C’est donc par nature qu’il y a chez tous <les hommes> la tendance (hormê) vers une communauté de ce genre, mais le premier (prôtos) qui l’établit <n’en> fut <pas moins> cause des plus grands biens (megistôn agathôn). De même, en effet, qu’un homme accompli (teleôthen) est le meilleur (bel-tiston) des animaux, de même quand il a rompu avec la loi et la justice (chôristen nomou kai dikês) est-il le pire de tous (cheiriston pantôn). Car la plus terrible des injustices (chalepôtatê adikia) c’est celle qui a des armes (hopla). or l’homme naît pourvu d’armes (hopla echôn phuetai) en vue <d’acquérir> prudence et vertu (phronesei kai aretê), dont il peut se servir à des fins absolument inverses. C’est pourquoi il est le plus impie et le plus féroce (agriôtaton) quand il est sans vertu (aneu aretês) et il est le pire <des animaux> dans ses dérèglements sexuels et gloutons (pros aphrodisia kai edôdên cheiriston). (pol. i, 2, 1253a29-37)

Laissons ici malheureusement de côté la première phrase de cet énoncé qui, à elle seule, mériterait bien des études, tant elle me semble avoir été trop négligée jusqu’à présent, mais relevons une nouvelle fois que la nature «ne fait pas tout». Concentrons-nous, en revanche, de nouveau, sur les «armes» (hopla). La «plus terrible des injustices» (chalepôtatê adikia), dit donc aristote, est celle qui «possède des armes». La nature, dit encore aristote, nous a «pourvus d’armes en vue d’acqué-rir prudence et vertu», ce qui ne saurait advenir, cela se déduit aisément du passage qui précède, que chez un «homme accompli» (teleôthen), c’est-à-dire poussé jusqu’à son terme, donc «bien élevé». qu’en est-il donc de celui qui, «à cause de la nature et pas par hasard», n’a pas connu cet «achèvement»? Ce sera, nécessairement, un être «inaccom-pli», ayant poussé «seul» et n’ayant pas été «émondé51», donc devenu vicieux, car les mauvaises herbes, faute d’avoir été fauchées, auront poussé. malheureusement pour nous, ce «monstre» aura néanmoins été doté par la nature, dans ses égarements, d’un corps (c’est évident) et, très certainement, de parole (oublions ici tarzan ou mowgli). D’où il résulte que cet être ne saurait être que d’une violence extrême, «prenant ses plaisirs comme bon lui semble» et sans nul doute toujours prêt à se battre si jamais on les lui refusait. admettons maintenant que le «monstre» soit doué de parole, comment en usera-t-il sinon comme un «rustre

51 Cf. eN, iii, 15 sur alolasia, littéralement «non-émondation».

L’homme apoLitique: pesseia, polis et apolis 81

(agroikos)52»? Gageons que celui-là sera toujours plus prêt à vociférer qu’à argumenter et, partant, encore plus prêt à céder aux sirènes des démagogues (aussi bien au sens strict du terme qu’en son sens large) faute de savoir bien parler, ce qui pourrait se comprendre, ou, pire, entendre, ce qui ne saurait l’être en aucun cas53. en fin de compte, et voilà pourquoi il n’est pas faux de parler de «net», la violence et la per-versité de l’être apolitique rompent le «contrat social» établi par le logos qui fait de l’homme un animal politique supérieur aux autres animaux grégaires et/ou politiques: «s’il est honteux (aischron), dit aristote, de ne se pouvoir défendre avec son corps, il serait absurde (atopon) qu’il n’y eut point de honte à ne pas le pouvoir faire par la parole, dont l’usage est plus propre à l’homme que celui du corps» (Rhét. i, 1355a39-b1; trad. Dufour 1938).

Relevé de conclusions

1) L’existence de l’apolis «à cause de la nature et non par le hasard des circonstances» ne «viole» nullement la conclusion selon laquelle l’homme est «par nature» un «animal politique» ou le principe sui-vant lequel un être engendre un être pareil à lui-même. il doit se comprendre au vu de la tératologie d’aristote: c’est un monstre fabri-qué par la nature elle-même car, non toute puissante, elle connaît des «ratés». Cela reste vrai même dans le cas ou cet être serait un dieu et non une bête brute: il n’est pas «naturel» qu’un humain engendre un dieu.

2) La comparaison de cet apolis avec un «isolé» (azux) dans les jeux se jouant avec des pions (pettoi) ne prend sens que si nous comprenons que le jeu auquel il est ici fait allusion, et qui pouvait sous l’une de ses formes se nommer aussi «polis», était un jeu de statégie dans lequel le hasard devait avoir une place on ne peut plus réduite, voire pas de place du tout. il s’y agissait de bloquer par encerclement et isolement les pièces de l’adversaire. Dès lors, petteia ne doit pas être traduit par «trictrac», «backgammon» ou, pire, par «jeu de dés».

52 Cf. par ex, Rhét. iii, 7, 1408a32, où l’agroikos, le «rustre», est opposé au pepaideu-menos, l’«homme cultivé».

53 Voir Rhét. iii, 1, 1404a8 sur la «médiocrité de l’auditeur (dia tên tou akroatou mochtêrian) et plus encore pol. V, 5-6, où aristote analyse les effets des démagogues «dans les temps anciens où l’on ne savait pas encore bien parler»…

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Si l’on refuse le néologisme «pettie», qui serait après tout la moins mauvaise des solutions — traduit-on go, pachisi ou mancala? — la seule traduction française faisant référence à un jeu français est «jeu de dames», mais le mieux serait sans doute «jeu de go».

3) Cette comparaison explique que l’apolis soit, de toute éternité, «hors-jeu». un tel être, en effet, ne saurait être que pervers et avide de guerre, sa monstruosité retournant contre lui-même et contre le reste de la polis les armes dont la nature a pourtant pourvu ces animaux politiques d’un type supérieur que sont les êtres humains, la première étant bien entendu leur logos, qui est leur arme la plus appropriée. Si donc l’ensemble des arguments maniés par aristote dans ce cha-pitre viennent comme tisser un réseau, voilà qui expliquera que, pour l’apolis, ce soit, dès sa naissance même, «game-over».