L'emploi du plomb et du support monolithique dans l'architecture gothique, In L'homme et la...

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B ien que l’usage du plomb soit courant dans l’architecture monumentale du Moyen Age, notamment comme isolant, entre la pierre et le fer 1 , mais égale- ment entre la charpente et le ciel, sous forme de tables parfois polychromes 2 , il reste relati- vement limité au XII e siècle pour la construc- tion en tant que telle 3 . Nous pouvons néan- moins remarquer, pour la Picardie, à la suite des observations précoces d’E. Woillez sur la cathédrale de Beauvais 4 , un emploi généralisé et concomitant du plomb et du support mono- lithique à une période, les années 1140-1190, durant laquelle l’architecture gothique usa en abondance de supports en délits. Bien que la mise en œuvre du plomb profite d’une diver- sité de méthode parmi lesquelles il faut L’ emploi du plomb et du support monolithique dans l’architecture gothique : les exemples des cathédrales de Laon, Noyon, Senlis et Soissons * par Arnaud Timbert L’emploi du plomb et du support monolithique dans l’architecture gothique 113 Fig. 1. Noyon, cathédrale, semelle de plomb de 7 cm disposée entre la base et le fût d’une colonne du rond-point. Cl. A. Timbert. Fig. 2. Noyon, cathédrale, semelle de plomb de 3 cm disposée entre le chapiteau et le fût d’une colonne du rond- point. Cl. A. Timbert. 1. Dans ce cas il était destiné à obtenir une liaison solide tout en isolant la pierre de l’oxydation du fer. P. BENOÎT, «Le plomb dans le bâtiment en France à la fin du Moyen Age : l’apport des comptes de construction et de réparation », Pierre et métal dans le bâtiment au Moyen Age, O. Chapelot et P. Benoît, dir., Paris, EHESS éd., 1985, p. 340. De plus, par son iner- tie, le plomb permet d’amortir les efforts transmis par les barres de fer et d’éviter ainsi les cassures du calcaire aux endroits où s’exercent les efforts. S. CLÉMENT-CHARPEN- TIER, « Le rôle des éléments métal- liques dans la conception du donjon de Vincennes», Du projet au chantier. Maîtrises d’ouvrage et maîtres d’œuvre aux XIV e -XVI e siècles, EHESS éd., Paris, 2001, p. 410. 2. D. CAILLEAUX, « Les comptes de construction des Célestins de Sens, 1477-1482 : édition et commentaire », Pierre et Métal dans le bâtiment au Moyen Age, O. Chapelot et P. Benoit, dir., Paris, EHESS éd., 1985, p. 138-139. Dans le même volume : S. OLTEANU, «Le plomb dans le bâtiment en Roumanie au Moyen Age », 1985, p. 331-357. L. BILLOT, « Note sur le plomb employé pour les toitures de la cathédrale de Chartres à la fin du Moyen Age », 1985, p. 357-358. Voir également: A. VILLES, « Remarques sur la "Tour de Plomb" de la cathédrale de Sens », Bulletin de la société archéologique de Sens, t. 5, nouvelle série, 2006, p. 9-48. Pour complé- ment: L. F. SALZMAN, Building in England, down to 1540, Oxford, 1967, chap. XVII : « Plumbing, water-supply sanitation ». 3. On l’employait pour fixer des charnières, pour la fabrication des tuyaux de conduite d’eau et pour l’encadrement des vitraux. D. MOLENDA, «Le plomb dans le bâtiment en Pologne au Moyen Age et au XVI e siècle », Pierre et métal…, 1985, p. 320. 4. E. WOILLEZ, Description de la cathédrale de Beauvais accompagnée du plan, des vues et des détails remar- quables du monument et précédée d’un résumé des principaux événe- ments qui s’y rattachent, Paris et Beauvais, 1838, p. 12: «Tous les ornements extérieurs de la Cathédrale sont exécutés avec une perfection remarquable ; les nervu- res des croisées, des roses, ainsi que celles des galeries, ont été scellées sans ciment, au moyen de boulons de plomb croisés dans leur épais- seur, et de lames du même métal entre chaque pierre, afin d’éviter le contact des arêtes, et pour facili- ter l’écoulement des eaux entre leurs interstices. Ces détails, précieux à étudier sous le rapport de la construction, expliquent l’état de conservation et de solidité que l’on remarque encore dans la plupart des édifices de l’architec- ture ogivale, et font connaître les moyens employés pour soutenir les sculptures délicates dont ils étaient couverts de toutes parts.». Pour détails sur le sujet: Paris, Média- thèque de l’architecture et du patrimoine : 4° doc 913 (1-9) : M. BORJON, H. DELHUMEAU, C. LEGROS, C. DEMETRESCU, Cathédrale Saint-Pierre de Beauvais (Oise). Les campagnes de construc- tion et de restauration, étude docu- mentaire, Grahal, 1994, p. 65-67. * Mes sincères remerciements à J.-L. Taupin, A. Texier, M. Tricoit et M. L’Héritier. Chapitre 9:Chap1-3.qxd 15/01/2009 17:40 Page 113

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Bien que l’usage du plomb soit courantdans l’architecture monumentale duMoyen Age, notamment comme

isolant, entre la pierre et le fer1, mais égale-ment entre la charpente et le ciel, sous formede tables parfois polychromes2, il reste relati-vement limité au XIIe siècle pour la construc-tion en tant que telle3. Nous pouvons néan-moins remarquer, pour la Picardie, à la suitedes observations précoces d’E. Woillez sur lacathédrale de Beauvais4, un emploi généraliséet concomitant du plomb et du support mono-lithique à une période, les années 1140-1190,durant laquelle l’architecture gothique usa enabondance de supports en délits. Bien que lamise en œuvre du plomb profite d’une diver-sité de méthode parmi lesquelles il faut

L’emploi du plomb et du supportmonolithique

dans l’architecture gothique :les exemples des cathédrales de

Laon, Noyon, Senlis et Soissons*par Arnaud Timbert

L’emploi du plomb et du support monolithique dans l’architecture gothique 113

Fig. 1. Noyon, cathédrale,semelle de plomb de 7 cmdisposée entre la base et le fûtd’une colonne du rond-point.Cl. A. Timbert.

Fig. 2. Noyon, cathédrale,semelle de plomb de 3 cmdisposée entre le chapiteau etle fût d’une colonne du rond-point. Cl. A. Timbert.

1. Dans ce cas il était destiné àobtenir une liaison solide tout enisolant la pierre de l’oxydation dufer. P. BENOÎT, «Le plomb dans lebâtiment en France à la fin duMoyen Age: l’apport des comptesde construction et de réparation»,Pierre et métal dans le bâtiment auMoyen Age, O. Chapelot etP. Benoît, dir., Paris, EHESS éd.,1985, p. 340. De plus, par son iner-tie, le plomb permet d’amortir lesefforts transmis par les barres de feret d’éviter ainsi les cassures ducalcaire aux endroits où s’exercentles efforts. S. CLÉMENT-CHARPEN-TIER, «Le rôle des éléments métal-liques dans la conception dudonjon de Vincennes», Du projetau chantier. Maîtrises d’ouvrage etmaîtres d’œuvre aux XIVe-XVIe siècles,EHESS éd., Paris, 2001, p. 410.2. D. CAILLEAUX, «Les comptes deconstruction des Célestins deSens, 1477-1482 : édition etcommentaire », Pierre et Métaldans le bâtiment au Moyen Age,O. Chapelot et P. Benoit, dir., Paris,EHESS éd., 1985, p. 138-139.Dans le même volume :

S. OLTEANU, «Le plomb dans lebâtiment en Roumanie au MoyenAge», 1985, p. 331-357. L. BILLOT,«Note sur le plomb employé pourles toitures de la cathédrale deChartres à la fin du Moyen Age»,1985, p. 357-358. Voir également:A. VILLES, «Remarques sur la"Tour de Plomb" de la cathédralede Sens», Bulletin de la sociétéarchéologique de Sens, t. 5, nouvellesérie, 2006, p. 9-48. Pour complé-ment: L. F. SALZMAN, Building inEngland, down to 1540, Oxford,1967, chap. XVII : «Plumbing,water-supply sanitation».3. On l’employait pour fixer descharnières, pour la fabrication destuyaux de conduite d’eau et pourl’encadrement des vitraux.D. MOLENDA, «Le plomb dans lebâtiment en Pologne au MoyenAge et au XVIe siècle», Pierre etmétal…, 1985, p. 320.4. E. WOILLEZ, Description de lacathédrale de Beauvais accompagnéedu plan, des vues et des détails remar-quables du monument et précédéed’un résumé des principaux événe-ments qui s’y rattachent, Paris et

Beauvais, 1838, p. 12: «Tous lesornements extérieurs de laCathédrale sont exécutés avec uneperfection remarquable; les nervu-res des croisées, des roses, ainsi quecelles des galeries, ont été scelléessans ciment, au moyen de boulonsde plomb croisés dans leur épais-seur, et de lames du même métalentre chaque pierre, afin d’éviterle contact des arêtes, et pour facili-ter l’écoulement des eaux entreleurs interstices. Ces détails,précieux à étudier sous le rapportde la construction, expliquentl’état de conservation et de soliditéque l’on remarque encore dans laplupart des édifices de l’architec-ture ogivale, et font connaître lesmoyens employés pour soutenir lessculptures délicates dont ils étaientcouverts de toutes parts.». Pourdétails sur le sujet: Paris, Média-thèque de l’architecture et dupatrimoine : 4° doc 913 (1-9) :M. BORJON, H. DELHUMEAU,C. LEGROS, C. DEMETRESCU,Cathédrale Saint-Pierre de Beauvais(Oise). Les campagnes de construc-tion et de restauration, étude docu-mentaire, Grahal, 1994, p. 65-67.

* Mes sincères remerciements à J.-L. Taupin, A. Texier, M. Tricoitet M. L’Héritier.

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mentionner la feuille (ou semelle), la couléedirecte ou indirecte, il semblerait néanmoinsque les fins recherchées soient identiques :autoriser l’emploi de supports monolithiquesdans un environnement où le tassementprogressif des parois est en contradiction avecle caractère rigide de la colonne.

La diversité des mises enœuvre

A la cathédrale de Noyon, à hauteur du rond-point, les colonnes du XIIe siècle délimitantl’hémicycle5 reposent sur une semelle deplomb de 7 cm d’épaisseur disposée entre labase et le fût (fig. 1) tandis qu’une semelle de3 cm est glissée entre le même fût et le chapi-teau (fig. 2)6. Une disposition identique s’ob-serve pour les colonnes du rond-point de lacathédrale de Senlis qui s’appuient sur unesemelle de 4cm placée entre la base et le

support (fig. 3)7. A la cathédrale de Soissons,dans les tribunes du bras sud du transept, lesmonolithes sont associés aux bases et auxchapiteaux par le biais d’une semelle de plombde 3 cm que les fragments de polychromiepermettent d’attribuer au Moyen Age (fig. 4)8.Plus tard, à la fin du XIIe siècle et à l’orée duXIIIe siècle, une technique identique futemployée dans les chapelles rayonnantes de lacollégiale de Saint-Quentin, pour les supportsisolés à l’entrée des chapelles et9, plus tardive-ment, dans le réfectoire de l’abbaye deRoyaumont.

A la cathédrale de Laon, une autreméthode est privilégiée. Les fûts sont dotés, àleur extrémité inférieure, d’une incision verti-cale et profonde dans laquelle se loge unepatte de plomb (fig. 5). Cette engravurerésulte d’une mise en œuvre du métal parcoulée directe et non sous forme de semellespréfabriquées. Après la réalisation de cetteengravure, les fûts étaient disposés sur leurs

5. Les quatre colonnes des parties droi-tes ont été reprises en sous-œuvre auXVe siècle: Ch. SEYMOUR, La cathédraleNotre-Dame de Noyon au XIIe siècle,Paris-Genève, SFA, 1975, p. 52.6. L. BARBIER, «Étude sur la stabilitédes absides de Noyon et de Saint-Germain-des-Prés», Bulletin monumen-tal, 1930, p. 522.7. D. CHRISTOPHE, Notre-Dame deSenlis. Une cathédrale au cœur de la cité,Beauvais, Gemob, 2006, p. 79.8. De même, lorsque les monolithessont en plusieurs tronçons, ces dernierssont séparés par du plomb coulé àmême les fûts et reliés par des agrafesnoyées dans du plomb annonçant unetechnique du même ordre dans unmonument esthétiquement proche deSoissons: les chapelles rayonnantes duchevet de Saint-Quentin. Pour uneanalyse détaillée du bras sud de lacathédrale de Soissons: A. SALAMAGNE,«Du vocabulaire et de l’identificationde la pierre dans l’architecturegothique», L’archéologie du bâti : pourune harmonisation des méthodes, Actesdu colloque des 9 et 10 novembre 2001,Saint-Romain-en-Gal, Vienne, 2005,p. 44-52. P. BARSOUM, Les métaux de lacathédrale de Soissons, mém. master, dir.Ph. Racinet et A. Timbert, Univ.Amiens, 2007, p. 60-61. Voir égale-ment: J. ANCIEN, Contribution à l’étudearchéologique. Architecture de la cathé-drale de Soissons, s. l., n. d. [1984], p. 15.9. TRICOIT (M.), Le chevet de la collégialede Saint-Quentin (Aisne): état de la ques-tion et perspectives, mém. master,Univ. Charles-de-Gaulle-Lille 3, dir.A.-M. Legaré et A. Timbert, 2006,vol. 1, p. 69.

114 II - De la source au monument : mines, traitement et mise en œuvre des matériaux

Fig. 3. Senlis, cathédrale Notre-Dame, semelle de plomb de4cm disposée entre la base etle fût d’une colonne du rond-point. Cl. A. Timbert.

Fig. 4. Soissons, cathédraleSaint-Gervais-et-Saint-Protais,semelle de plomb de 3cmdisposée entre la base et le fûtd’une colonne des tribunes.Cl. A. Timbert.

Fig. 5. Laon, cathédrale Notre-Dame, coulée de plomb directepar embrèvement entre la baseet le fût d’une colonne de lachapelle haute du bras sud dutransept. Cl. A. Timbert.

Fig. 6. Préparation d’un fût de la façade occidentale avant lacoulée de plomb. Cl. R. Bazin.

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bases par l’intermédiaire de petites calles debois, ou tout simplement en équilibre sur legoujon de fer (fig. 6), de sorte à ménager unespace d’environ 1 à 2 cm entre la base et lefût. Cet interstice, comme ce fut le cas lors desrestaurations récemment effectuées sur lestours de la façade occidentale, était ensuitecolmaté au mortier tandis que le plomb, fonduin situ sur un brasero, était coulé à la louchepar l’extrémité supérieure de l’engravure(fig. 7) produisant ainsi, in fine, une patte verti-cale (fig. 5). Pour favoriser une répartitionhomogène du plomb sur l’ensemble du fût, àpartir d’un diamètre supérieur à 30 cm, deux àquatre engravures étaient ménagées (fig. 8)10.Cette méthode, portant atteinte à l’arête infé-rieure du support, reste isolée et particulièreau chantier de la cathédrale de Laon. Elle serapar ailleurs abandonnée dans les dernièrescampagnes de construction, dans la partieoccidentale de l’édifice, au profit de la mise enœuvre par trou de coulée11.

Cette dernière méthode, proche de laprécédente, imposait la constitution d’uncanal interne au fût venant rejoindre la partiesupérieure de la cavité ménagée pour legoujon. Cette mise en œuvre, laissant apparaî-tre sur le fût la pastille de plomb à l’emplace-ment du trou d’écoulement, fut la méthode laplus répandue en Picardie et ailleurs, notam-ment dans le cloître de Notre-Dame-en-Vaux

à Châlons-en-Champagne ou à la cathédralede Rouen12.

Dans le cloître de Notre-Dame-en-Vaux,plusieurs orifices ayant servi de trous decoulées pour du plomb s’observent tant enpartie inférieure de fût qu’à hauteur descorbeilles. Ces orifices, nettement obliques,étaient ainsi destinés, par le biais d’un nid d’hi-rondelle réalisé au mortier ou en glaise, à rece-voir et diriger le plomb en fusion vers le fûtmonolithique (fig. 9). Le lit d’attente de cesderniers était doté de canaux favorisant, à lafois, la répartition du métal et son adhérence àla pierre (fig. 10). La réalisation d’un canaldans la corbeille est une méthode qui perdu-rera jusqu’au XIIIe siècle, comme l’indiquel’exemple de la cathédrale d’Auxerre (fig. 11),la polychromie et les enduits venant gommerpar la suite les aspérités de la pastille deplomb13.

A la cathédrale de Rouen, deux types demise en œuvre sont à mentionner. Le premierconcerne les colonnettes naines du triforiumde la nef. Les plinthes des bases reposent surune couche de plomb coulée depuis un trouménagé sur le lit d’attente de la base, commele laisse supposer l’absence de trou de couléepériphérique (fig. 12). Soit le plomb enveloppeun goujon liaisonnant la base et le sol, soit ils’agit d’une coulée de plomb-goujonnant14. Lefût reçut par ce dernier lit est lui-même liai-sonné au plomb avec la base : un trou de

Fig. 8. Laon, cathédrale Notre-Dame, colonne à quatre embrève-ment, revers de façade.Cl. A. Timbert.

Fig. 9. Châlons-en-Champagne, cloîtrede Notre-Dame-en-Vaux, trou decoulée sur corbeille. Cl. A. Timbert.

10. De la diversité des points decoulées résulte une semelle homogène.Sur ce sujet, voir les observations four-nies par S. Aumard dans ce volume.11. L’emploi du plomb pour les statuescolonnes des trois portails de la façadeoccidentale, loin d’être un cas isolé,mériterait une étude plus détaillée quecelle récemment offerte.12. Notons que cette méthode étaitencore employée au XIXe siècle pour laconstruction comme pour la restaura-tion. Voir notamment l’œuvre deViollet-le-Duc à la cathédrale Notre-Dame et dans sa sacristie.13. Dans ce volume, voir la contribu-tion de S. AUMARD, «Le métal dansla construction de la cathédraled’Auxerre (Yonne)».14. M. L’HÉRITIER, L’utilisation du ferdans la construction gothique: l’exemple dela cathédrale de Rouen, mém. DEA,Univ. Paris I-Panthéon-Sorbonne, dir.P. Benoit, 2003, vol. 1, p. 87.

Fig. 7. Laon, cathédrale Notre-Dame,coulée du plomb à la louche.Cl. R. Bazin.

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coulée, ménagé au bas du fût, témoigne de latechnique. Si le liaisonnement du fût et de labase est courant aux XIIe et XIIIe siècles, celuide la base avec le sol l’est beaucoup moins,tout au plus pouvons nous mentionner unécho lointain, dans le triforium de la nef del’abbatiale de Saint-Denis, durant le XIIIe siècle(fig. 13)15.

Il faut par ailleurs noter une mise enœuvre par coulée directe, à la cathédrale deRouen, dans le bras sud du transept (fig. 14).Comme le révèle l’absence de trou de couléesur les corbeilles, le goujon reliant un chapi-teau à son fût monolithique est enveloppé deplomb dans sa partie inférieure uniquement.La partie supérieure du goujon reste quant àelle en contact avec le mortier. Le métal estdonc coulé dans l’espace laissé libre par legoujon dans son logement, jusqu’à ce qu’ilvienne lécher les arêtes du fût. Il en résultedonc un emploi économique du plomb destinéà isoler la seule partie du fer susceptible d’êtreen contact, en cas d’infiltration, avec une eau

recluse, tout en favorisant la ductilité de l’édi-fice16.

Une mise en œuvre par coulée directepeut enfin être mentionnée pour les colonnesdu rond-point de la priorale de Saint-Leu-d’Esserent. Selon une technique déjà observéeà la cathédrale de Lisieux17, les colonnes repo-sent sur des bases dont le tore supérieur a étésurcreusé et destiné à servir de réceptacle auplomb qui, une fois la colonne mise en œuvre,disparaissait sous cette dernière (fig. 15)18.

Des exemples cités, auxquels nouspouvons ajouter une liste de monuments telsque Doullens (nef)19 ou la collégiale deMantes-la-Jolie (rond-point), il ressort unerépartition géographique de l’emploi duplomb et du support monolithique témoi-gnant d’une concentration au nord de lacapitale.

A édifices comparables, tant en plan qu’enélévation, nous relevons en effet l’absence deplomb pour les colonnes des chapelles duchevet de Saint-Remi de Reims, ainsi que pourles colonnes monolithes des ronds-points deVézelay, de Pontigny, de Langres, de Chabliset de Beaune. Il semblerait en effet que l’em-ploi tarde à pénétrer en Bourgogne, le premierexemple en la matière étant celui des colonnesde la salle du chapitre de La Charité-sur-Loire,au XIIIe siècle20. L’explication d’une telleconcentration technique et de sa progressiveexportation ne saurait se passer d’une recher-che sur la résistance des matériaux lithiquesemployés pour les colonnes des monumentscités. Ces études manquent. Toutefois, ilsemblerait que les calcaires des colonnes durond-point de Pontigny et de Vézelay aientune résistance plus grande que le calcaire ooli-thique couramment employé dans la Francedu Nord, et le liais reste d’un emploi assez rarepour ce type de supports dont le diamètre esttoujours, ou souvent, supérieur aux 50 cmautorisés par ce banc21.

Le plomb au service d’unearchitecture «ductile »

Comme l’a mis en valeur l’étude des statues-colonnes déposées de la façade de la cathé-drale de Reims, certaines d’entre elles repo-saient sur de fines feuilles de plomb22. Cettedernière permettait de mettre en œuvre les

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Fig. 10. Châlons-en-Champa-gne, cloître de Notre-Dame-en-Vaux, lit d’attente d’un fût et sesenrayures. Cl. A. Timbert.

Fig. 11. Auxerre, cathédraleSaint-Étienne, colonne isoléedes fenêtres du déambulatoiredu chevet : trou de coulée sur lacorbeille. Cl. A. Timbert.

15. Dans ce volume, voir la contribu-tion de M. TRICOIT, «Le plomb dans laconstruction au Moyen Age. Nouvellesobservations sur le triforium de l’abba-tiale de Saint-Denis».16. Ce rôle semble avoir été remplicomme l’indique l’absence de fûtsendommagés par les tensions engen-drées par le jeu de dominos emportantles supports vers l’extérieur et ayantimposé la pose de fers d’étrésillonne-ment. M. L’HÉRITIER, op. cit., 2003,p. 97-98.17. A. TIMBERT, «Technique et esthé-tique de la bague dans l’architecturegothique du XIIe siècle au Nord de laFrance», Archéologie Médiévale, n°35,2005, p. 39-50.18. D. HANQUIEZ, La priorale de Saint-Leu-d’Esserent : étude archéologique etarchitecturale, thèse doct., Univ.Charles-de-Gaulle-Lille 3, dir. Ch. Hecket A. Timbert, 2008, p. 266, n. 1152.19. Nous remercions StéphanieDaussy-Turpain pour cette information.20. Elles reposent sur des semelles deplomb de 3 cm.21. Sur les matériaux employés àVézelay et Pontigny: A. TIMBERT, Lechevet de La Madeleine de Vézelay et ledébut de l’architecture gothique enBourgogne, thèse doct., dir. E. Vergnolle,Univ. de Besançon, 2001, p. 220-282.A. BLANC, «Les pierres de l’abbaye dePontigny : recherches des carrièresd’origine», Les cisterciens dans l’Yonne,dir. T. N. Kinder, Pontigny, Les amis dePontigny éd., 1999, p. 98.22. Voir également le cas de la PortaPicta de Lausanne: W. STÖCKLI, «Lachronologie de la cathédrale deLausanne et du portail peint. Unerecherche selon les méthodes de l’ar-chéologie du bâti », P. Kurmann,M. Rohde, dir., Die Kathedrale vonLausanne und ihr Marienportal imKontext des europäischen Gotik, ScriniumFriburgense, Veröffentlichungen desMediävistischen Instituts der Universi-tät Freiburg Schweiz, Walter deGruyter, Berlin-New-York, 2004, p. 45-59. Sur le portail de Saint-Trophimed’Arles, une plaque de fer montée auplomb a été disposée entre le chapiteaudu trumeau central du portail et lelinteau: A. HARTMANN-VIRNICH, Leportail de Saint-Trophime d’Arles, Arles,Actes sud, 1999, p. 145.

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supports en tiroir, en les glissant sur la feuillede métal. Cet emploi ne peut être retenu pourles supports monolithiques des ronds-points deNoyon, Senlis, Saint-Leu-d’Esserent, ouencore ceux du bras sud du transept deSoissons. En effet, la pratique consistant à faireincliner la colonne sur une semelle de plombpour la disposer à la verticale – l’amortisse-ment du plomb évitant l’altération de l’arêtedu fût – ne peut être retenue pour plusieursraisons. D’une part les semelles de plomb desmonuments cités ne gardent pas mémoired’une telle manipulation, d’autre part, pourêtre envisageable, la méthode n’en reste pasmoins dangereuse, le fût étant susceptible deriper sur le métal ; enfin, la présence quasicertaine d’un goujon – que seul un détecteurdiscriminant d’une puissance encore inexis-tante pourrait déterminer – pour les colonnesdes ronds-points de Noyon et de Senlis,implique une mise en œuvre verticale dessupports par le biais d’instrument de levage(écureuil, chèvre,…) dont les monolithes durond-point de la Madeleine de Vézelaygardent mémoire23. Pour ces quelquesraisons, l’emploi du plomb à des fins uniquesde montage ne semble pas une hypothèserecevable.

Comme nous l’avons mis en évidenceailleurs, l’emploi contradictoire du supportmonolithique sur paroi appareillé a suscitél’usage de la bague; elle favorise la présenced’un espace de réserve qui, avec le tassementdes parois, se comble sans mettre en tension lesupport monolithique. Parfois, cet espace deréserve est remplacé par une fine semelle deplomb coulée dans le surcreusement de la

bague ou disposée en semelle24. Lors du tasse-ment, le fût en délit profite de la ductilité dumétal sur lequel il s’amortit25.

La même remarque est valable pour justi-fier les semelles de plomb sur lesquelles repo-sent les colonnes monolithiques. Ces dernièressont toujours mitoyennes de supports appa-reillés à capacité de tassement tels les supportsdu rond-point de Saint-Leu-d’Esserent quialternent entre colonnes à tambour et fûtsmonolithiques26. Ces derniers, pour éviterune tension contradictoire dans les arcs,et/ou la rupture du fût en cas d’inclinaison, sedevaient de reposer sur des feuilles de plombde 1 à 2 cm27.

Le plomb permet en effet d’éviter larupture du fût lorsque celui-ci, sous l’action

Fig. 14. Rouen, cathédrale Notre-Dame, bras sud du transept, couléedirecte de plomb. Cl. A. Timbert.

Fig. 12. Rouen, cathédrale Notre-Dame, semelle deplomb en coulée directe entre la plinthe et le sol.Cl. A. Timbert.

Fig. 13. Saint-Denis, abbatialeSaint-Denis, trous de couléessur le fût et la plinthe.Cl. A. Timbert.

Fig. 15. Saint-Leu-d’Esserent, priorale Saint-Leu,semelle de plomb de la colonne monolithique sud durond-point. Cl. G. Victoir.

23. A. TIMBERT, op. cit., 2001.24. A Rouen, les bagues reliant lessupports monolithiques de la tour decroisée sont séparées de ces derniers parune feuille de plomb.25. A. TIMBERT, op. cit., 2005, p. 39-50.26. D. HANQUIEZ, op. cit., 2008.27. Une explication du même ordre estvalable pour justifier les semelles deplombs employées pour les supportsmonolithiques du bras sud du transeptde la cathédrale de Soissons où ils sontmitoyens de piles composées.

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d’une contrainte, venait à flamber, il en résul-terait une tension plus importante sur unepartie du fût entraînant immanquablement sarupture, comme on peut d’ailleurs l’observersur l’un des fûts du rond-point de Vézelay,monté à joint de mortier (fig. 16). Le plomb,comme matériau prophylactique, évite cetterupture, grâce à sa ductilité dont il fait, ensomme, bénéficier toute l’architecture. A cetégard, l’exemple des réseaux du bras nord dutransept de la cathédrale de Meaux est révéla-teur. Le déversement extérieur d’une partie deces derniers n’a pas entraîné leur rupture, il aété amorti par le rejet du plomb sous la pres-sion (fig. 17).

Il faut enfin imaginer que l’emploi duplomb sur les ronds-points de Noyon, Senlis etMantes n’est pas étranger au poids reçu par les

supports : la tribune. Le poids, toujours addi-tionné sur ces colonnes, jusqu’à la mise enplace de la toiture, suppose qu’elles aient pujouir de la ductilité du plomb dans lequel elless’enfoncèrent et subirent des contraintes laté-rales sans se rompre28.

A cet égard, qu’il nous soit permis unehypothèse: le cas du chevet de Saint-Denissemble riche d’enseignements. Les colonnesmonolithiques subsistant du XIIe siècle dans ledéambulatoire reposent sur de fines semellesde plomb variant entre 3 et 2 cm (fig. 18).Comment justifier la présence de plomb à cetemplacement. Est-ce pour prévenir la rupturedu fût en cas de déversement? Les colonnespenchent, en effet, vers l’enveloppe, commel’a révélé S. Mc Crosby29, sous la contrainte decontreforts-boutants30. Cette hypothèse n’estpas impossible, encore que trois cm sembleune dimension excessive. Est-ce enfin pourfavoriser la pérennité des supports sous lacharge d’une tribune? Peut-être. Commentexpliquer autrement la présence de plombqu’une élévation à trois niveaux, telle qu’ellefut proposée par S. Mc. Crosby, ne semble pasjustifier. Enfin, la reprise en sous-œuvre descolonnes du rond-point au XIIIe siècle, certai-nement coûteuse, ne semble pas le fruit d’unevolonté purement esthétique mais celui d’unenécessité architectonique. Si elles étaient d’undiamètre apparenté à celles du déambulatoire,il est certain, sous une tribune, qu’elles failli-rent rapidement.

Au-delà de ces hypothèses gratuites, ilapparaît néanmoins certain que l’emploi duplomb dans la mise en œuvre du supportmonolithique favorise l’usage de ce dernier surparoi appareillée ou concomitamment à dessupports également appareillés et par consé-quent soumis à tassement. Sans l’usage duplomb, l’écriture acérée du premier gothiqueet toute la symbolique antiquisante liée à cesupport n’aurait pas été. Il est par ailleurspossible d’imaginer ici que dans cette volontéde faire Antique la technique ait joué un rôlede premier ordre. Vraisemblablement puisésdans les quelques monuments antiques encoreen place au XIIe siècle, les techniques – qu’ils’agisse du grand appareil 31 ou du taillantbretté 32 – accompagnent le style dans unerecherche commune de référence au passé.

118 II - De la source au monument : mines, traitement et mise en œuvre des matériaux

Fig. 16. Vézelay, abbatiale Sainte-Marie-Madeleine, colonne monolithesud du rond-point. Cl. A. Timbert.

28. Il faut noter que dans le bras sud dutransept de la cathédrale de Soissons, iln’y a pas de plomb sur les supportsmonolithiques des grandes arcades maisseulement sur ceux des tribunes. Acharge égale, en diminuant le diamètredes fûts, on augmente rapidement lapression. Il était par conséquent plusnécessaire d’amortir les supports mono-lithiques des tribunes que ceux desgrandes arcades.29. S. Mc. CROSBY, The Royal Abbey ofSaint-Denis from Its Beginnings to theDeath of Suger, 475-1151, New Havenand London, Yale University Press,1987, p. 233-234, fig. 103 et p. 238-240,fig. 106.30. F.-C., WU, La cathédrale de Langreset sa place dans l’art du XIIe siècle, thèsede doctorat, dir. E. Vergnolle, Univ.Franche-Comté, 1994, p. 262-263.31. N. REVEYRON, «E l’un caire en l’au-tre en majestis». «Opus quadratum etmonumentalité romane», Le renouveaudes études romanes, Actes du deuxièmecolloque scientifique international deParay-le-Monial, 2-3-4 oct. 1998,Paray-le-Monial, 2000, p. 351-370.32. É. VERGNOLLE, «Tailler la pierre àl’antique: la redécouverte de la gradineet de la bretture au XIIe siècle »,L’Antiquité dans l’art roman. Persistanceet résurgence de l’Antiquité à l’époqueromane, Revue d’Auvergne, n°577, 2005,p. 73-84.

Fig. 18. Saint-Denis, abbatiale Saint-Denis,semelle de plomb de 3 cm entre la base et lefût d’une colonne du déambulatoire. Cl. A. Timbert.

Fig. 17. Meaux, cathédrale Saint-Étienne,remplage de la baie du bras sud du transept,expulsion de la semelle de plomb sous la pres-sion du flambage. Cl. J.-L. Taupin.

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