Les organisations régionales et la gestion du passé : les limites de l'historiquement correct

27
1 Gestion du passé et OIG: Des limites de l’historiquement correct Valérie ROSOUX Chercheure qualifiée FNRS Nadim FARHAT Chercheur doctorant

Transcript of Les organisations régionales et la gestion du passé : les limites de l'historiquement correct

1

Gestion du passé et OIG:

Des limites de l’historiquement correct

Valérie ROSOUX

Chercheure qualifiée FNRS

Nadim FARHAT Chercheur doctorant

2

« Quels rapports entretenir avec le passé, les passés bien sûr,

mais aussi, et fortement avec le futur ? Sans oublier le présent

ou, inversement, en risquant de ne plus voir que lui : comment

au sens propre du mot l’habiter ? Que détruire, que conserver,

que reconstruire, que construire et comment ?1 »

Le but de cette réflexion est de définir la portée et les limites de l’action des organisations régionales européennes dans le cadre de la gestion du passé conflictuel. En effet, nombre d’initiatives, menées en partie conjointement par les OIG, s’efforcent de favoriser la transformation des représentations du passé conflictuel. Ces efforts reposent sur une hypothèse centrale: au lendemain d’un conflit, la normalisation des rapports entre anciens belligérants implique la transformation progressive des lectures divergentes et parfois contradictoires du passé. D’où l’importance, dans une perspective de prévention des conflits, de prendre en considération les souvenirs - et les oublis - des peuples en présence.

Une telle ambition suppose la mise en question de deux préjugés tenaces. Le premier prétend que seul l’avenir est ouvert et indéterminé, le passé étant par nature fermé et déterminé. Or, comme le rappelait Faulkner, le passé n’est jamais complètement figé, ni pleinement révolu. Bien sûr, les faits sont en principe ineffaçables. Nul ne peut défaire ce qui a été fait, ni faire que ce qui est advenu ne le soit pas. Mais le sens de ce qui est arrivé n’est jamais fixé une fois pour toutes2. Seconde mise en cause : contrairement à la connotation éthique qui lui est souvent associée, l’appel à la mémoire n’est pas, intrinsèquement, un gage d’authenticité. Il n’a, en soi, aucune valeur positive ou négative : il est ce qu’on en fait3. C’est au regard de cette ambivalence foncière qu’il importe de s’interroger sur l’impact des représentations de l’histoire : 1 Hartog, F., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris,

Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2003, p.20. 2 Voir Ricoeur, P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p.496. 3 Voir Le Goff, J., Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p.177.

3

fabriquent-elles l’altérité ou cherchent-elles à apaiser les blessures liées au passé?

En Europe, quatre OIG ont mis sur pied des actions visant précisément à favoriser une gestion « apaisante » du passé. L’OSCE, l’UE, le Conseil de l’Europe et l’OTAN se partagent le terrain des souvenirs. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit à plus ou moins long terme de parvenir à « démobiliser les esprits »4 et prévenir la récurrence des violences. Ces dernières années, l'implication des OIG dans la prévention des conflits s’est, non seulement multipliée quantitativement, mais aussi prolongée dans le temps au regard du constat d’échec de près de la moitié des opérations de maintien de paix. On estime en effet que 40 à 50 % des conflits qui trouvent une fin sont réenclenchés dans les cinq ans5. Dans un tel contexte, la prévention de la récurrence des conflits acquiert une importance cruciale.

Elle force en tout cas à la réflexion. Quelles sont les actions précises

mises en œuvre par ces organisations ? Avec quel impact? Dans quelle mesure parviennent-elles à décloisonner les mémoires nationales? Enfin, existe-t-il une approche « européenne » en la matière ? Pour répondre à ces questions, la réflexion se structure en deux parties. La première présente les principales actions de chaque OIG, tandis que la seconde s’interroge sur la portée, mais aussi les limites, des mécanismes mis en œuvre.

1. Les souvenirs : terrain à déminer L’ensemble des initiatives prises par les OIG européennes visent

deux principaux « lieux de mémoire », à savoir le manuel scolaire et le procès. Il s’agit tantôt de favoriser le « travail de mémoire » des acteurs,

4 Voir Horne, J., et al., “Démobilisations culturelles après la Grande Guerre”, La

revue 14-18 Aujourd’hui, (5), 2002, pp. 41-157 et Pouligny, B., et al. (dir). After Mass Crime. Rebuilding States and Communities. New York, United Nations University, 2007, p. 5.

5 Mack, A., “Successes and Challenges in Conflict Management,” in Crocker, C., & Hampson, F., & Aall, P., (eds.), Leashing the Dogs of War. Conflict Management in a Divided World, Washington, DC, United States Institute of Peace, 2007, p.528.

4

tantôt de mettre en œuvre une justice transitionnelle qui permette de tourner les pages les plus tragiques du passé. Ces pistes visent toutes deux l’élaboration d’une mémoire officielle qui se révèle « plurielle » et « ouverte », pour rependre les adjectifs utilisés par les représentants de chacune des OIG.

La mise en exergue de cet objectif invite à quelques clarifications

d’ordre conceptuel. La première concerne les notions de mémoire et d’histoire. La frontière qui les sépare est relative et poreuse. Ces deux réalités ne se confondent toutefois pas. Quatre différences méritent ici d’être évoquées. La mémoire est un vécu en perpétuelle évolution ; l’histoire est une reconstruction savante et abstraite, plus encline à délimiter un savoir durable. La mémoire est plurielle, propre à chaque groupe ; l’histoire a une vocation plus universelle. La mémoire peut être du registre de la foi, du sacré ; l’histoire est en principe critique et laïque. L’objectif de la mémoire réside dans la construction et le renforcement d’une identité ; l’histoire tend quant à elle à la connaissance et l’intelligibilité du passé. Son objet est l’événement passé en tant que tel, et non son inscription dans le présent6.

Au vu de ce rapide examen, il n’est pas surprenant d’affirmer que la

mémoire ne peut être considérée comme le reflet exact et parfait du passé. Elle n’en est que la trace. C’est en ce sens que Saint Augustin définit la mémoire comme le « présent du passé »7. Force est de constater que les souvenirs ne sont pas littéralement conservés, mais plutôt reconstruits, remaniés en fonction des circonstances. La mémoire ne se réduit pas à une répétition ou à une conservation pure et simple du passé : elle s’emploie constamment à le réorganiser. Le caractère sélectif et fluctuant de la mémoire n’est donc pas un attribut négatif, mais fonctionnel – ou inhérent – de tout recours au passé8.

La deuxième précision porte sur les concepts de mémoire officielle

et de mémoire vive. La mémoire officielle désigne la manière dont les représentants politiques mettent en scène le passé. La mémoire vive 6 Voir Bedarida, F., « La mémoire contre l’histoire », Esprit, juillet 1993, pp.7-

13 et Nora, P., « Entre Mémoire et histoire », Les Lieux de mémoire, I, Paris, Gallimard, 1984, p.XIX.

7 Saint Augustin, Les confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p.269. 8 Voir Lavabre, M.-C., Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste,

Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994, pp.35-36.

5

recouvre l’ensemble des souvenirs partagés par la population, que ces souvenirs aient été vécus ou transmis. La mémoire officielle est, par définition, une mémoire empruntée, extérieure, qui ne se compose pas systématiquement des souvenirs individuels. Il s’agit d’une mémoire au sens métaphorique – et non biologique – du terme. Ces deux phénomènes onctionnent selon des logiques propres. Leurs finalités et leurs contraintes respectives sont différentes. Il ne serait cependant pas opportun de céder à la tentation d’une dichotomie radicale entre ces deux formes de rapport au passé. Cette étude repose sur l’hypothèse de l’interpénétration du social et de l’individuel. Comme nous le verrons, mémoire vive et mémoire officielle s’articulent et se nourrissent l’une l’autre.

OSCE : « le travail des mémoires » C’est principalement dans le cadre des Balkans que l’OSCE

concentre ses activités de prévention à long terme des conflits. Pour le secrétaire général de l’organisation, “l’engagement en Europe du Sud-est a défini l’histoire moderne de l’OSCE” eu égard surtout aux moyens humains et techniques déployés dans cette zone de post-conflit qui totalise la majeure partie de l’effort budgétaire global consacré aux missions de terrain9. Dans ce cadre, ce que les représentants de l’organisation appelle la « soft security », relative au traitement des causes symboliques de la guerre, s’avère tout aussi importante et directement liée à la « hard security » qui englobe les domaines physiques de la sécurité10. Sous cet angle, la transformation des perceptions - et donc de l’éducation - de chaque acteur en présence constitue une condition sine qua non de la sécurité et de la stabilité.

C’est dans cette perspective que dès 2002, l’OSCE se voit confier la

tâche de coordonner la politique de l’éducation en Bosnie-Herzégovine11. Le statut spécial de la Bosnie et du Kosovo confère de 9 Perrin De Brichambaut, M., “The OSCE and southeastern Europe”, The

Macedonian Foreign Policy Journal, December 2006, Vol. I, No.1, pp.105-108 10 OSCE Mission to Bosnia and Herzegovina, “Background Report: Education in

Bosnia and Herzegovina. A neglected security issue”, June 26th, 2007. 11 Pour mener à bien sa mission, l’OSCE mit en place un département dédié

spécifiquement à l’éducation. Ce secteur se révèle particulièrement décisif en Bosnie-Herzégovine où les écoles, ayant fait partie des zones de guerre, peuvent être elles-mêmes perçues comme des lieux de mémoire symboliquement chargés. Voir Karge H., & Batarilo K., “Norms and Practices of History Textbook Policy and Education

6

facto au Bureau du Haut Représentant international en Bosnie-Herzégovine (OHR) et à l’OSCE un droit de regard étendu sur le système d’approbation des manuels scolaires12. Les actions menées dans ce secteur poursuivent un objectif à la fois historiographique et politique. Il s’agit explicitement de favoriser l’enseignement d’une histoire qui repose sur une approche plurielle (en ce qu’elle se base sur une pluralité de perspectives) et empathique (à l’égard de tous les groupes en présence)13.

Pour ce faire, les effectifs de l’OSCE - qui coopèrent en la matière

avec le Conseil de l’Europe (nous y reviendrons) – mettent d’emblée l’accent sur la nécessité d’acquérir non pas tant des connaissances d’ordre historiographiques qu’une série de compétences générales. La priorité est tout d’abord d’éviter à tout prix de nourrir le conflit quant au contenu des interprétations14. Les questions controversées sont ainsi éludées en éliminant dans une première étape tout passage jugé offensif pour l’un des acteurs en présence.

Dans un second temps, une commission mixte est instituée pour

réécrire en profondeur l’ensemble des manuels scolaires. Cette commission permet, dès 2003, d’atténuer ou de supprimer les interprétations historiques considérées comme erronées ou trop émotionnellement chargées. A titre d’exemple, la commission efface systématiquement la référence au terme « agression », devenu politiquement incorrect bien qu’il s’enracine dans le ressenti d’une

in Bosnia and Herzegovina”, in Dimou, A., (ed.) “Transition” and the Politics of History Education in Southeastern Europe, Göttingen, V&R Unipress, 2009, p. 297.

12 Höpken, W., “Between Civic Identity and Nationalism, History Textbooks in East-Central and Southeastern Europe” in Ramet P. S., Matić, D., (eds), Democratic transition in Croatia: value transformation, education & media, Texas A & M University Press, 2007, p. 169.

13 Höpken, W., “History textbooks and reconciliation— preconditions and experiences in a comparative perspective”, paper presented at World Bank meeting, November 11th, Washington 2001. En ligne: http://siteresources.worldbank.org/INTCEERD/Resources/EDUCwolfganghopken.pdf

14 Pingel, F., “From Ownership to Intervention – or Vice Versa? Textbook Revision in Bosnia and Herzegovina”, in Dimou, A., (ed.) “Transition” and the Politics of History Education in Southeastern Europe, Göttingen, V&R Unipress, 2009, p. 281.

7

partie non négligeable de la population bosniaque15. Cette forme d’épuration concerne surtout les matières liées à la langue, à la littérature, à la société et à la religion. Il ne s’agit pas d’opter pour l’adoption d’une version plutôt qu’une autre, mais au contraire d’exposer l’ensemble des interprétations divergentes du passé. En 2004, l’OSCE recommande une présentation aussi impartiale que possible des récits en concurrence et mis sur pied d’égalité.

Les manuels spécifiquement consacrés à l’histoire et à la géographie

ne font l’objet d’une révision que dans une troisième étape. Le but assigné aux auteurs est clairement établi : seules les perspectives historiques « unifiantes » et impliquant l’ensemble de la Bosnie-Herzégovine sont retenues par la commission16. Le travail de mémoire, encouragé par l’OSCE, se présente ainsi comme un travail des mémoires.

Ajoutons que les mesures prises par l’OSCE dans le domaine de

l’éducation ne se résument pas à l’élaboration de nouveaux manuels scolaires. En 2003, la mission de l’OSCE en Serbie prend quant à elle toute une série de mesures de justice transitionnelle portant sur le renforcement de l’Etat de droit – en soutenant la poursuite des criminels de guerre, la protection des témoins, ou encore l’amélioration de la collaboration transfrontalière en lien avec les procès pour crimes de guerre entre les Etats de l’ex-Yougoslvie. Ces initiatives ne se réduisent pas au domaine strictement judiciaire puisqu’elles sont accompagnées par la mise en place d’une campagne publique d’information et de sensibilisation sur les atrocités commises lors des guerres qui déchirèrent la région17. L’ensemble des mesures prônées par l’OSCE se fonde in fine sur la nécessité de tenir compte des leçons de l’histoire. Comme nous le verrons, la corrélation qui est établie entre les notions d’histoire et de réconciliation constitue une sorte de leitmotiv de la communauté internationale, et singulièrement des OI, dans l’ensemble des Balkans.

15 Höpken, W., “Between Civic Identity and Nationalism, History Textbooks in

East-Central and Southeastern Europe”, in Ramet P. S., & Matić, D., (eds.), op. cit, p. 178.

16 Pingel, F., “From Ownership to Intervention – or Vice Versa? Textbook Revision in Bosnia and Herzegovina”, in Dimou, A., (ed.), op. cit , p. 285.

17 OSCE Mission to Serbia. En ligne: http://www.osce.org/serbia/13161.html

8

Conseil de l’Europe : le « devoir de mémoire » Depuis sa création, le Conseil de l’Europe met l’accent sur

l’impératif de remémorer le passé, en particulier les horreurs de la deuxième guerre mondiale, pour prévenir l’éclatement ou la récurrence des conflits18. C’est dans cette optique que l’organisation encourage dès 1950 les initiatives en faveur du dialogue intercommunautaire et d’une forme de confrontation à l’égard du passé19. Les premiers programmes de coopération internationale du Conseil de l'Europe accordent une place prépondérante à l'enseignement de l'histoire, jugé décisif pour (r)établir un minimum de confiance entre les nations du continent.

Dans un premier temps, il s’agit principalement d’éradiquer les

manuels d’histoire de tout stéréotype et préjugé. Dans les années 1990, les bouleversements qui se succèdent en Europe centrale et orientale sont à l’origine d’initiatives qui dépassent vite le cadre des seuls manuels scolaires. La révision de l’ensemble des programmes éducatifs et la « formation de formateurs » d’enseignants tentent de favoriser l’adoption de nouvelles méthodologies afin d’encourager la citoyenneté démocratique, le respect de la diversité et l'inclusion sociale.

En 1997, un des projets les plus visibles de cette organisation en

matière d’éducation voit le jour. Intitulé « Apprendre et enseigner l'histoire de l'Europe du 20e siècle », ce projet vise l’initiation à la critique historique, l’adoption d’une posture historiographique pluraliste et la mise à l’écart des représentations erronées du passé. Il débouche sur une Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres relative à l’enseignement de l’histoire en Europe au XXIe siècle. Cette recommandation formule l’idée selon laquelle l’histoire doit être comprise comme « un facteur décisif de réconciliation, de reconnaissance, de compréhension et de confiance mutuelle entre les peuples »20. Le rôle positif de l’histoire vise à la fois le développement d’une culture démocratique qui se fonde sur le respect des droits de

18 Scheuer, M., « The Council of Europe and the issue of ethnopolitical conflict

», in Council of Europe, Institutions for the Management of Ethnopolitical Conflict in Central and Eastern Europe, Strasbourg, Council of Europe Publishing, 2008, p.186.

19 Ibid., p.190. 20 Conseil de l’Europe, Comité des ministres, Recommandation Rec(2001)15

relative à l’enseignement de l’histoire en Europe au XXIe siècle, 31 Octobre, 2001.

9

l’homme et la construction d’une identité européenne. Celle-ci est avant tout « basée sur un patrimoine historique et culturel commun, enrichi de ses diversités, même dans ses aspects conflictuels et parfois dramatiques21 ». Comme en écho du travail réalisé par l’OSCE, il s’agit de promouvoir l’écriture d’une histoire « plurielle », « respectueuse des minorités » et destinée à « favoriser l’harmonie »22 sociale.

La recommandation de 2001 est univoque. Associant enseignement

et mémoire, elle incite à « prendre toutes les mesures éducatives permettant de prévenir la répétition ou la négation des événements dévastateurs ayant marqué ce siècle, à savoir l’Holocauste, les génocides et autres crimes contre l’humanité23 ». Cette exigence donne lieu à la création la même année du projet « Enseigner la mémoire. Education à la prévention des crimes contre l’humanité » qui décline l’histoire du vingtième siècle dans sa partie sombre pour promouvoir in fine un devoir de mémoire au service de la tolérance entre les peuples24.

Cette ambition colore les coopérations régionales et bilatérales du

Conseil de l’Europe, que ce soit en Bosnie-Herzégovine, à Chypre, en Russie, en Macédoine, en Serbie ou encore en Croatie. C’est dans le cadre de l’engagement international en Europe du Sud-Est déjà évoqué que le Conseil de l’Europe insiste quant à lui sur l’importance de la « multiperspectivité », cette notion renvoyant à l’idée selon laquelle tous les évènements historiques sont susceptibles d’être présentés et interprétés à travers de multiples perspectives. Cette orientation permet d’écarter toute vision ethno-centrique et de reconnaître le passé - traditionnellement occulté - des minorités25. L’approche est identique

21 Ibid. 22 Voir en ce sens le colloque « Facing misuses of history » organisé par le

Conseil de l’Europe du 28 au 30 juin 1999 à Oslo. Laurent Wirth, Facing the misuses of history, Strasbourg, Council of Europe Publishing, 2000, pp. 54-55.

23 Conseil de l’Europe, Comité des ministres, Recommandation Rec(2001)15 relative à l’enseignement de l’histoire en Europe au XXIe siècle.

24 Direction de l'Education scolaire, extrascolaire et de l'Enseignement Supérieur, Conseil de l'Europe, « Enseigner la mémoire. Education à la prévention des crimes contre l’humanité », 2001. En ligne : http://www.coe.int/T/F/Coop%E9ration_culturelle/education/Enseigner_la_m%E9moire/Il

25 Stradling, R., « La multiperspectivité dans l’enseignement de l’histoire : manuel pour les enseignants », Table de travail 1 du Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est. En ligne :

10

dans le cadre des séminaires assurés par le Conseil de l’Europe à destination des professeurs d’histoire. Mettant l’accent sur la diversité culturelle ou les processus de réconciliation, ces séminaires sont proposés en Ukraine, en Bosnie-Herzégovine et en Russie26.

. Au-delà de cet aspect didactique, l’objectif du Conseil de l’Europe

est également de prodiguer des recommandations politiques spécifiques à des pays en situation de post-conflit dans le cadre d’accord de coopération. Destinée à promouvoir la démocratie, cette démarche tente de « cibler les besoins des régions qui se remettent d'un passé conflictuel ou de celles dont des tensions entre les différentes communautés sont encore un facteur d'instabilité ». En 2008, par exemple, ce programme soutient des initiatives renforçant la stabilité en République Tchétchène, au Kosovo, en Arménie et en Azerbaïdjan. Dans ces deux derniers cas, les contacts encouragés visent les sociétés civiles des deux pays, de même que les membres de leurs Ecoles d’Etudes Politiques27.

Dans la même lignée, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de

l’Europe (APCE) a souligné en 2005, au sujet du conflit du Haut-Karabakh, de façon sans précédente l’importance cruciale que revêt la réconciliation, placée clairement dans une optique de prévention de la résurgence des violences : « A défaut d’une telle réconciliation, estime l’APCE, la haine et la méfiance empêcheront la stabilité dans la région et risquent d’entraîner de nouvelles violences. Le processus de réconciliation est le préalable à tout règlement durable et doit en être le socle28. »

Chacun de ces exemples montre que la réflexion du Conseil de

l’Europe sur la prévention des conflits préconise une gestion du passé mise en œuvre à travers des recommandations spécifiques et l’éducation prise dans un sens large. Le dialogue culturel, une des activités du

http://www.coe.int/t/dg4/education/historyteaching/Source/Notions/Multiperspectivity/MultiperspectivityFrench.pdf

26 Council of Europe, Council of Europe Activity Report 2008, Strasbourg, Council of Europe Publishing, 2009, p. 107.

27 Programmes de Coopération du Conseil de l’Europe. En ligne : http://www.coe.int/t/dgap/progcoop_FR.asp

28 Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, Résolution 1416 (2005) relative au conflit du Haut-Karabakh, 25 Janvier 2005.

11

Conseil, en est une ultime illustration. Ainsi, la Déclaration sur le dialogue culturel et la prévention des conflits présente le développement des connaissances historiques et culturelles dès le bas âge comme une « pratique exemplaire de prévention des conflits »29.

L’Union Européenne : « c’est notre histoire » La problématique est à maints égards identique si l’on se penche sur

les actions mises en place par l’UE. Profondément enracinée dans le passé tragique qui déchira le continent, notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’UE entend jouer un rôle majeur dans la gestion du passé conflictuel. Maintes pistes permettent d’illustrer cette ambition. Certaines d’entre elles concernent principalement les Etats membres eux-mêmes, tandis que d’autres sont spécifiquement destinées aux Etats extérieurs à l’UE.

Sur la scène de l’UE elle-même, les initiatives consacrées à la

gestion du passé visent divers types de publics. Prenons quelques exemples pour illustrer cette diversité. Une exposition – presque principalement soutenue par la Commission européenne - est présentée en 2007 à Bruxelles et en 2009 à Wroclaw dans le but explicite de raconter « 50 ans d’aventure européenne ». Intitulée « C'est Notre Histoire! », cette exposition s’adresse directement aux citoyens en présentant la « grande histoire » comme étant intimement liée à leur « petite histoire ». Partant du constat que l’unification de l’Europe porte les traces, encore non cicatrisées, de luttes et de souffrances successives, il s’agit de favoriser la coexistence de représentations du passé divergentes, voire incompatibles. Autre exemple, lui aussi directement lié au développement d’une « mémoire européenne active », le programme L’Europe pour les citoyens (2007-2013). Face au passé tragique du XXè siècle, ce programme cherche à protéger les principaux sites et archives ayant un lien avec les déportations de masse et les anciens camps de concentration. Il permet en outre de soutenir les projets visant à commémorer les victimes d’extermination à grande échelle et de déportations de masse30.

29 Declaration on intercultural dialogue and conflict prevention, adopted by the

European ministers responsible for cultural affairs, Opatija (Croatia), 22 October 2003.

30 En ligne: http://europa.eu/legislation_summaries/culture/129015_fr.htm

12

Dans le même sens, nombre de discours officiels prononcés par les

représentants de l’UE ou de chacun des Etats Membres rappellent que c’est précisément la trame historique de la construction européenne qui justifie « la valeur ajoutée » de l’Union. L’objectif n’est certes pas de nier les tensions qui demeurent parfois vives entre mémoires nationales. Les polémiques entre représentants polonais et allemand au sujet des réfugiés allemands de la Seconde Guerre mondiale en témoigne31. Il s’agit plutôt de montrer au monde entier cette fois, et non plus exclusivement aux Etats Membres, qu’au-delà des affrontements qui les ont déchirées pendant des siècles, les nations européennes se sont donné une vocation particulière en terme de résolution des conflits.

Ainsi, fort d’un modèle qui n’a ni précédent ni équivalent, Jacques

Chirac considère par exemple que « l’Europe, qui a été longtemps une école de la guerre, est devenue une école de la paix ». L’histoire de la construction européenne est ainsi présentée comme une « pédagogie, une approche pour faire triompher la dynamique de la convergence et de la solidarité sur les forces de la division et de la rivalité »32. Les propos tenus par les autorités belges lors de la présidence de l’Union en automne 2001 sont tout aussi révélateurs. Le premier ministre Guy Verhofstadt se dit en effet alors pleinement conscient du fait que l’Europe peut apparaître comme « un vieux continent, une gloire du passé ». Constatant que l’Europe n’a pas une image claire dans le monde, alors que l’Amérique en a une, il estime que la cause de cette faiblesse relative est historique : « Les États-Unis ont été construits comme un pays neuf, sans le poids du passé et de l’histoire. L’Europe, quant à elle, a été construite sur les ruines de siècles de haine, de rivalités33. L’argument est cependant habilement renversé. Pour le premier ministre belge, l’expérience dévastatrice des deux guerres mondiales et les séquelles de l’holocauste sont précisément la source d’une sensibilité et d’une générosité particulières. Après avoir vécu l’expérience de tels ravages, l’Europe se profile comme « une force de paix et d’écoute », « une cathédrale, un haut lieu où reprendre espoir »,

31 Voir Neumayer, L., « Les institutions européennes comme acteurs de la

réconciliation en Europe centrale : une médiation entre droit et politique », in Mink, G., et Neumayer, L., L’Europe et ses passés douloureux, Paris, La Découverte, 2007, pp. 195-209.

32 7 décembre 2001. 33 Bruxelles, le 23 octobre 2001.

13

« une puissance plus douce dans le monde »34. A la différence d’une Amérique qui, depuis le 11 septembre 2001, est souvent critiquée pour son attitude arrogante et unilatérale, l’Europe aurait quant à elle tiré les « enseignements d’humilité » des drames passés35. Les épreuves du passé lui permettraient aujourd’hui de comprendre le désarroi de tous les peuples dévastés par la violence.

Les propos sont ambitieux. Il ne s’agit pas seulement de soutenir des

commissions mixtes d’historiens au sein de l’UE, mais d’incarner une sorte d’arbitre habilité à étendre le « principe de réconciliation » au-delà de ses frontières36. L’approche défendue par l’UE tend à traiter dans la durée et non seulement dans l’urgence les facteurs économiques, politico-sécuritaires, environnementaux voire culturels en amont et en aval de tout conflit37. Cette vision est définie dans le cadre de la Communication de la Commission du 11 avril 2001 sur la Prévention des conflits. C’est principalement par le biais des programmes de coopération à portée développementale que se décline la prévention préconisée par l’UE. Individualisés selon chaque pays destinataire, les Documents de Stratégie par Pays (DSP) visent explicitement la prévention des conflits dans le cadre des pays bénéficiant d’une aide financière. Ainsi, par exemple, la mise en place d’une « politique de la mémoire » soutenue par l’UE est envisageable si le pays en question présente les caractéristiques requises pour de telles mesures, comme cela a été le cas pour le soutien accordé à la Commission de Réconciliation et de Vérité en Afrique du Sud. Chacun de ces DSP considère de facto les processus de réconciliation comme autant de mécanismes de stabilisation post-conflit et de prévention de conflits futurs38.

Parallèlement, dans le cadre du Programme de l’Union Européenne

pour la Prévention des Conflits Violents censé orienter la politique de

34 Bruxelles, le 18 décembre 2001. 35 Bruxelles, le 8 décembre 2001. 36 De Montbrial, T., Le Monde, 7 avril 2007. 37 Cameroun, F., “The European Union and Conflict Prevention”, in Schnabel A.

et Carment, D., (eds.) Conflict Prevention: From Rhetoric To Reality, Volume 1: Organizations and Institutions, Lanham, MD: Lexington, 2004, p.208.

38 Commission Européenne, “Communication sur la prévention des conflits du 11 avril 2001”, COM(2001) 0211 final, 11 avril 2001. En ligne : http://eurex.europa.eu/smartapi/cgi/sga_doc?smartapi!celexplus!prod!DocNumber&lg=fr&type_doc=COMfinal&an_doc=2001&nu_doc=211

14

l’Union dans le domaine39, il est demandé en début de chaque présidence tournante du Conseil Européen, et dans une perspective d’alerte précoce, que le Haut Représentant de la Politique étrangère et de Sécurité Commune identifie avec la Commission les grands défis de sécurité actuels et les signes annonçant la possibilité d’un conflit à venir. Pour ce faire, une liste établie par la Commission énumère les sources potentielles de conflit, parmi lesquelles la pérennisation des stéréotypes négatifs et des suspicions réciproques par le biais de la mémoire collective ou encore l’absence de tout processus de réconciliation basé sur une démarche de rétrospection historique40. Cette perspective s’explique par la nécessité d’agir sur les composantes tangibles et intangibles des conflits, la notion de mémoire figurant parmi les intangibles pointés par la Commission. Cette sensibilité transparaît dans les deux modes d’interventions classiques de l’Union : mode direct des opérations sur le terrain et mode indirect par des appuis financiers. On comprend donc que nombre d’appuis financiers indirects soutiennent les processus de réconciliation et de justice transitionnelle explicitement liés à la gestion du passé conflictuel.

A côté des DSP qui permettent des efforts financiers pour la

prévention des conflits, l’Instrument de Stabilité est l’outil financier majeur de la Commission pour encourager les démarches de promotion des droits de l’homme, de la démocratie, et de prévention des conflits ainsi qu’aux efforts de réhabilitation post-conflit41. Couvrant la période allant de 2007 à 2013, l’Instrument de Stabilité a déjà prévu pour l’année 2008 un poste budgétaire pour le soutien aux initiatives de justice transitionnelle et aux tribunaux internationaux. C’est ainsi que des « partenaires d’implémentation » se sont vus allouer une assistance financière, qu’il s’agisse d’organisations internationales et régionales, d’acteurs étatiques et non étatiques, de tribunaux ad hoc jugeant les crimes de guerre notamment ceux de Sierra Leone ou encore de commissions de vérité42. La même démarche englobant acteurs officiels 39 Programme de l’Union européenne pour la prévention des conflits violents,

adopté au Conseil de Göteborg des 15 et 16 juin 2001, 9537/1/01 40 Commission Européenne, “EC Check-list for Root Causes of Conflict”,

disponible sur: http://www.ceipaz.org/images/contenido/European%20Commission%20Checklist%20for%20Root%20Causes%20of%20Conflict_ENG.pdf

41 Parlement Européen et Conseil Européen, “Règlement Instituant un Instrument de Stabilité”, Règlement (CE) No 1717/2006, 15 Novembre 2006.

42 European Commission, “Annual report from the European Commission on the Instrument for Stability in 2008”, July 9, 2009, p.6.

15

et société civile est actée pour l’année 201043. Ce faisant, l’UE s’inspire largement des deux mécanismes mis en lumière par la justice transitionnelle pour traiter les violations massives des droits de l’homme : primo, la voie judiciaire classique se concentrant sur les procès locaux, nationaux ou internationaux ; secundo, la voie non judiciaire qui inclut les commissions de vérité et de réconciliation, les mesures d’amnistie, ou encore les commémorations44.

Qu’ils soient explicites ou non, les mécanismes de justice

transitionnelle soutenus par l’UE relèvent tantôt de l’Initiative Européenne pour la Démocratie et les Droits de l’Homme (IEEDDH, 2000-2006) remplacée par l’Instrument Européen pour la Démocratie et les Droits de l’Homme (IEDDH, 2007-2013), de l’Instrument de Stabilité (2007-2013) déjà cité, de l’Instrument d’Aide de Préadhésion (IAP, 2007-2013) ou encore de la Politique Extérieure et de Sécurité Commune (PESD). Dans le cadre de l’IEEDDH, c’est sans référence explicite à la justice transitionnelle que l’UE finance de manière ponctuelle des projets visant la résolution des conflits par le biais du dialogue, tribunaux internationaux et autre processus de réconciliation45. Dans la même lignée, l’IEDDH se réfère pour la première fois aux mécanismes de justice transitionnelle et permet une prise en compte sans précédent des acteurs non officiels46. L’IAP soutient quant à lui les

43 European Commission, “Commission Decision on Instrument for Stability –

Third Facility for urgent actions involving Policy Advice, Technical Assistance, Mediation and Reconciliation for the benefit of third countries affected by crisis situations (PAMF 3)”, 4 August 2009, pp. 9-10. A noter qu’avant l’instauration de l’Instrument de Stabilité et au titre de l’Initiative Européenne pour la Démocratie et les Droits de l’Homme en vigueur jusque 2007, la Commission a durant les années 2000 fourni les appuis suivants, mentionnés ici de manière non exhaustive : à la promotion du dialogue et de la réconciliation entre groupes ethniques au Fiji, au processus de réconciliation au Zimbabwe et au même processus au Guatemala conçu comme une tentative de réponse à l’impunité chronique. Voir à ce sujet: Fries, S., “Conflict Prevention and Human Rights”, p.249 in Kronenberger V., & Wouters, J., (eds.) The European Union and conflict prevention: policy and legal aspects, The Hague: TMC Asser Press, 2004.

44 Voir Flautre, H., « La justice transitionnelle dans le prisme de l’Union Européenne», Mouvements n° 53, mars-mai 2008, p. 27 et Avello, M., “European efforts in Transitional Justice,” Working Paper 58, Madrid: Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo, June 2008, p. 9.

45 En ligne : http://ec.europa.eu/europeaid/what/human-rights/documents/eidhr-programming-2005-2006_fr.pdf

46 European Instrument for Democracy and Human Rights (EIDHR), Strategy Paper 2007-2010, DG Relex/B/1 JVK 70618, pp. 8-9.

16

réformes mises en place par les pays candidats à l’UE, réformes qui relèvent à certains égards de la justice transitionnelle, tant en ce qui concerne le respect des droits de l’homme que l’effectivité de l’Etat de droit. C’est ainsi que les impératifs liés à l’élargissement de l’Union peuvent se superposer dans une certaine mesure avec ceux de la PESD, principalement active dans le domaine de la construction de la paix.

Le cas de la Bosnie-Herzégovine est symptomatique à cet égard. Si

l’IAP soutient la Cour d’Etat chargée de juger les crimes de guerre47, la PESD – par le biais de la Mission de police de l’Union européenne (MPUE) et de la Force de l’Union Européenne en BH (EUFOR-Althéa) - renforce l’action de la Cour Pénale Internationale pour l’Ex-Yougoslavie par l’assistance accordée aux autorités locales dans la capture et la détention des criminels de guerre48. Par ailleurs, nombre de recoupements existent entre, d’une part, le soutien aux réformes du système judiciaire et, d’autre part, l’élargissement de l’UE, les négociations en vue de l’adhésion étant conditionnées par la mise en place de dispositifs de justice transitionnelle49. Destinés à favoriser la réconciliation, ces dispositifs concernent tant le renforcement du système judiciaire, l’éducation, la protection des minorités ou encore la création d’un mémorial pour les victimes du massacre de Srebrenica50. C’est au regard de ce type d’interventions que l’élargissement apparaît comme une « forme de prévention structurelle des conflits »51.

OTAN : « démobiliser les esprits »

47 Commission Decision C(2007) 2255 of 01/06/2007 on a Multi-annual

Indicative Planning Document (MIPD) 2007-2009 for Bosnia and Herzegovina, p.14. 48 Gross, E., « Civilian and Military Missions in the Western Balkans », in Gross,

E., & Emerson, M., (eds), Evaluating the EU’s crisis missions in the Balkans, Brussels, Centre for European Policy Studies, 2007, pp.126-152.

49 Fierro, E., The EU's approach to human rights conditionality in practice, The Hague, Martinus Nijhoff, 2003.

50 European Initiative for Democracy and Human Rights, 2000-2006, European Commission. En ligne: http://www.docstoc.com/docs/967480/2000-2006-EIDHR-COMPENDIUM-REPORT-BY-LOCATION

51 Stewart, E., The European Union and conflict prevention: policy evolution and outcome, Berlin, LIT Verlag, 2006, p. 100.

17

Depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN multiplie les missions de maintien de la paix opérations ne relevant pas de l’article 5 qui ne relèvent plus des c’est-à-dire les interventions militaires qui ne sont pas (je ne comprends pas tout à fait la phrase, à bien réarticuler, je te fais confiance) directement liées à la défense collective de ses Etats Membres. Les efforts réalisés dans ce cadre concernent principalement la création de conditions minimales de sécurité. En témoigne notamment la mission de maintien de paix en Bosnie-Herzégovine au cours de laquelle la Force de mise en œuvre de l’OTAN (IFOR) s’efforce d’assurer un environnement sécurisé et un soutien logistique à l’application des aspects civils des Accords de Dayton. Ce faisant, l’OTAN n’intervient qu’à titre de pourvoyeur de logistique et de sécurité pour d’autres organisations internationales, chargées quant à elles de mettre en œuvre les processus de reconstruction et de réhabilitation post-conflit52.

Le caractère relativement limité de ce type d’intervention n’empêche

toutefois pas que certaines initiatives concernent directement la gestion du passé. Ainsi, en Bosnie toujours, la Force de Stabilisation de l’OTAN (SFOR) s’implique à partir de 1997-1998 dans le contrôle du contenu historique des informations à destination des Serbes Bosniaques. Soucieux d'apaiser les animosités historiques qui plombent cette « région de pure mémoire »53, les représentants de l’OTAN tentent de limiter la propagation par les médias serbes de certaines représentations du passé, jugées menaçantes pour la stabilité de la région. Parmi les lectures du passé transmises sur la scène publique, sont visées les interprétations considérées comme des manipulations ou encore les appels justifiant l’agressivité sur la base d’une humiliation historique. Cet exemple révèle l’importance désormais cruciale de la démobilisation des esprits. A côté des opérations traditionnelles de déminage, c’est un territoire d’ordre psychologique que l’OTAN entend sécuriser54. Sous cet angle, l’objectif du contrôle des médias n’est plus tant de capturer un

52 Medcalf, J., « Nato and ethnopolitical conflict », in Council of Europe,

Institutions for the Management of Ethnopolitical Conflict in Central and Eastern Europe, op. cit, p. 65.

53 Kaplan, R., “A Reader’s Guide to the Balkan’s, New York Times Book Review, April 18, 1993, pp.30-32.

54 Monroe, P., “Memory, the media and NATO: information intervention in Bosnia-Herzegovina” in Müller, J-W., (ed.), Memory and Power in Post-War Europe: Studies in the Presence of the Past, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p.139.

18

flot d’informations certes primordial en temps de guerre, mais d’empêcher la diffusion des mises en scène les plus nationalistes du passé.

Ajoutons qu’à l’instar des négociations d’adhésion à l’UE, les négociations qui précèdent tout élargissement de l’OTAN sont l’occasion de tenter d’influencer l’attitude de certains candidats dans le domaine judiciaire, en particulier à l’égard des criminels de guerre éventuellement présents sur leur territoire. Cet enjeu se révèle majeur dans le cas des Balkans, qu’il s’agisse des criminels ayant opéré à la fin du XXè siècle ou durant la Seconde Guerre mondiale. En témoignent notamment les paroles de Ephraïm Zuroff, président du centre Simon Wiesenthal de Jérusalem qui dirige l’opération « Last chance » destinée à juger les derniers criminels nazis avant qu’ils ne disparaissent : « La pire chose qui puisse advenir c’est que l’Ukraine soit intégrée à l’UE ou à l’OTAN avant qu’elle n’ait pu se confronter à son passé et admettre la vérité. Parce que, une fois intégrée à l’UE et à l’OTAN, aucune pression ne pourra plus s’exercer sur elle, et la bataille pour la mémoire, la justice et la vérité, sera définitivement perdue »55.

Ces propos confirment si besoin en était l’attention portée par les

OIG au thème de la gestion du passé. Même dans le cas de l’OTAN où le traitement des éléments les plus symboliques du conflit ne relève a priori pas de l’évidence, le lien entre mémoire et résolution des conflits est dorénavant pris au sérieux. Notons à ce sujet que les tensions qui se sont multipliées entre l’un des Etats membres, à savoir la Grèce, et un pays partenaire de l’Organisation, la Macédoine, a peut-être permis d’ouvrir les yeux sur le caractère miné de certains contentieux mémoriels.

2. Portée et limites des mécanismes mis en œuvre En incitant divers pays à entreprendre un travail de mémoire

multiforme (par l’éducation, la réécriture de l’histoire, le traitement judiciaire du passé, les commémorations ou l’édification de mémoriaux), les OIG paneuropéennes mènent des actions largement complémentaires pour re-présenter le passé conflictuel dans un sens plus favorable à l’entente voulue au présent. Ces actions résultent de l’hypothèse selon laquelle la résolution durable des conflits implique la

55 Le Monde, 16 septembre 2008.

19

transformation progressive des représentations du passé conflictuel. Cette condition n’est bien entendu pas suffisante pour parvenir à un rapprochement effectif. Elle n’en est pas moins nécessaire. Cette hypothèse rappelle que la narration du passé est largement déterminée par le contexte. Ce sont en effet souvent les circonstances, internes et internationales, qui expliquent que les acteurs politiques modifient peu à peu leurs représentations du passé. A ce sujet, il importe de garder à l’esprit que le caractère sélectif et fluctuant de la mémoire n’est pas un attribut négatif, mais fonctionnel ou inhérent à tout usage du passé56. Il découle du fait que la mémoire ne se réduit pas à une répétition ou à un rappel pur et simple d’événements, mais qu’elle s’emploie constamment à réorganiser l’histoire. La représentation officielle du passé repose tout entière sur ce mécanisme d’ajustement57. D’où l’intérêt de prendre en considération les différentes versions du passé en jeu.

Peut-on pour autant influencer, voire façonner les souvenirs partagés

par les individus ? La question de l’efficacité des mesures prises dans le cadre de la gestion du passé pose en réalité la question de l’opportunité de toute intervention politique dans la mise en scène de l’histoire. De fait, le seul travail de mémoire que l’on peut imaginer a priori n’est-il pas directement lié aux souvenirs partagés par les individus ? La démarche proposée par les OIG est-elle par conséquent susceptible d’avoir des effets sur la mémoire vive ? Le cadre de cet article ne permet pas d’évaluer la portée précise de chacune des politiques menées par les OIG. On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait que les « politiques de la mémoire » sont des politiques publiques comme les autres58. Comment, de fait, mesurer l’influence des représentations officielles du passé sur la mémoire vive ? L’exercice est d’autant plus périlleux qu’en la matière, il semble plus raisonnable de réfléchir en termes de générations, et non d’années.

56 Lavabre, M.-C., Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris,

Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1994, pp. 35-36. 57 Bastide, R., « Mémoire collective et sociologie du bricolage », L’Année

sociologique, no 21, 1970 et Strath, B., (dir.), Europe and the Other and Europe as the Other, Bruxelles-New York, Peter Lang, 2000, p. 23.

58 Voir Gensburger, S., « Réflexions autour de la notion de ‘politique de la mémoire’ », in Offerlé, P. et Rousso, H. (dir.), La fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, pp. 133-147.

20

Les autorités politiques peuvent certes tenter de donner un sens et de structurer la mémoire transmise sur le plan privé, que ce soit par le biais des manuels scolaires, des monuments ou encore des commémorations. Mais la diffusion d’une interprétation historique ne peut être tenue pour une simple imposition. Les citoyens exposés au discours officiel co-construisent le message qui leur est transmis. Ils ne se réduisent pas à un pur réceptacle. On peut ainsi observer des écarts entre ce que la mémoire officielle peut dire d’un événement et les perceptions qui prévalent au même moment au sein de la société59. D’où le caractère relativement illusoire de toute forme d’imposition stricte dans le domaine de l’ « historiquement correct »60.

Au-delà de cette remarque générale, quelques points méritent d’être

épinglés quant à la portée des initiatives largement complémentaires, si ce n’est redondantes, des OIG en la matière. Sur le principe, l’ensemble des préceptes défendus semblent des plus légitimes, qu’il s’agisse de la lutte contre les préjugés, de la promotion de représentations compatibles du passé ou encore de la reconnaissance de l’histoire des minorités61. Dans les faits, force est de constater que les mesures tardent à rapprocher les anciens belligérants. Certaines enquêtes réalisées en Bosnie-Herzégovine montrent qu’à ce stade, le système scolaire ne fait qu’accentuer les différences ethniques, religieuses, voire sociales62. Comment comprendre pareil constat après près de quinze années d’implication internationale et huit ans d’engagement de l’OSCE ?

Plusieurs difficultés éclairent l’écart entre la politique mise en place

par l’OSCE et ses effets réels sur le terrain. Deux d’entre elles sont directement liés à la structure étatique de la Bosnie. Primo, la gestion 59 A ce sujet, voir Rosoux, V., « Mémoire(s) européennes(s) ? Des limites d’un

passé aseptisé et figé », in Mink, G., et Neumayer, L., (dir.), op. cit, pp. 222-232. 60 Sur la portée de la mémoire officielle, voir Popular Memory Group, Popular

memory, Theory, politics, methods, in Perks, R., & Thomson, A., (eds.) , The Oral History Reader, New York, Routledge, 1998, pp.75-86.

61 Höpken, W., “Between Civic Identity and Nationalism, History Textbooks in East-Central and Southeastern Europe” in S., Ramet, P. & Matić, D., (eds.), op. cit, p.179.

62 « Bosnie : la ségrégation ethnique persiste dans les écoles », Oslobodenja, 8/04/2005 ; Dérens J.-A., et Relecture L.-G., (Coordonné par), Éducation : le grand défi pour les Balkans Les cahiers du Courrier des Balkans n°2, 2006 ; Torsti, P., « Segregated Education and Texts : A Challenge To Peace In Bosnia and Herzegovina », International Journal on World Peace, Vol. XXVI, No.2, June 2009, pp. 65-82.

21

séparée du système d’enseignement par les trois entités politiques qui composent la Bosnie favorise sans nul doute les divisions cristallisées lors des guerres récentes. Les carences de l’autorité nationale ne permettent en outre pas l’adoption de perspectives historiques axées sur la Bosnie dans sa totalité et non sur les groupes ethniques 63. Secundo, la fragmentation de l’autorité politique empêche tout contrôle unifié de l’application des dispositions légales.

(C’est semble-t-il ce paragraphe qui a suscité une attente concernant

les limites propres aux autre OIG. Suggestion : le mettre en note de bas de page afin de ne mentionner dans le corps du texte que les exemples de limites qui auraient pu affecter aussi les autres organisations) OK, pour la note en bas de page.

D’autres facteurs sont davantage liés aux limites de l’action de l’OSCE elle-même. D’aucuns observent d’emblée que « l’OSCE n’a pas été un candidat naturel et évident pour recevoir le mandat de diriger la réforme de l’éducation en Bosnie-Herzégovine64 ». N’ayant pas une tradition d’expertise dans ce domaine comme par exemple pour la surveillance des élections, l’OSCE manquerait d’expérience quant à la gestion de l’éducation dans le cadre de l’édification d’un Etat. A cette difficulté, s’ajoute des limites liées au fonctionnement même de la mission de l’OSCE en Bosnie en ce qui concerne notamment son Département de l’éducation, jugé instable en raison de ses nombreux changements de direction65.

Au-delà de ces mises en question, l’un des points cruciaux concerne

le manque de contrôle de l’application des différentes mesures adoptées de concert avec les autorités locales. Celles-ci se voient en effet confiées la mise en œuvre de ces mesures sans que l’OSCE ne vérifie leur réelle entrée en vigueur66. On peut mentionner à cet égard le vote d’une loi en 2000 interdisant l’importation en Bosnie-Herzégovine de manuels scolaires élaborés dans d’autres pays. Cette interdiction a pour objet de

63 Höpken, W., “Between Civic Identity and Nationalism, History Textbooks in

East-Central and Southeastern Europe” in Ramet, P. S., & Matić, D., (eds.), op. cit., p.177.

64 Perry V., « Reading, Writing and Reconciliation: Educational Reform in Bosnia and Herzegovina », ECMI (European Centre for Minority Issues) Working Paper #18, September 2004, p.81 Cité après Torsti, P., op. cit., p.73.

65 Ibid., p.74. 66 Torsti, P., op. cit, p. 73.

22

découpler l’histoire enseignée dans les zones croates et serbes de Bosnie d’une part, et en Croatie et en Serbie d’autre part, en raison de l’abondance des stéréotypes et manipulations historiques dans les manuels scolaires de ces deux Etats. Bien qu’ayant force légale, cette prohibition est en réalité immédiatement contournée par le simple changement des couvertures des manuels, tout en maintenant le contenu conçu dans les pays voisins. Une enquête menée en 2007 montre que les caractéristiques des manuels d’histoire sont à peu de choses près les mêmes que celles des années précédant l’interdiction67.

Enfin, le manque de résultat suite aux réformes de l’éducation relève

également en partie de la perception des acteurs locaux, les enseignants, à l’égard du rôle des organisations internationales. Nombre de sources indiquent que le travail des organisations est considéré comme imposé, illégitime et, de manière plus préoccupante, sans intérêt68. En vertu d’un système libéral qui n’impose pas aux écoles l’usage d’un seul manuel scolaire dans chaque discipline, les enseignants ont la latitude de choisir leurs ouvrages de référence. La perception plus que méfiante des actions menées par les organisations internationales laisse à penser que peu d’enseignants privilégient les ouvrages conseillés, voire formatés par ces organisations. Les enquêtes menées sur le terrain montrent en tout cas que les appels à la réconciliation relayés par les instances internationales suscitent une résistance farouche de la part des acteurs locaux. Ces écueils ne sont cependant pas entièrement réductibles à l’action de l’OSCE. Ils découlent vraisemblablement des limites même de tout processus de démocratisation et de state-building. L’ensemble des actions engagées par les OIG dans ce domaine démontrent un réel décalage entre la détention d’une expertise – en l’occurrence la gestion du passé – et son contexte d’application69.

Conclusion Les initiatives prises par les organisations internationales

paneuropéennes au sujet de la gestion du passé laissent entrevoir une 67 Ibid., pp. 66-67. 68 Voir Jouhanneau, C., « La gestion du passé conflictuel en Bosnie-

Herzégovine : le difficile apaisement des mémoires dans un quasi-protectorat européen », in Mink, G., et Neumayer, L., (dir.), op. cit., pp. 181-191.

69 Perrot, O., Les équivoques de la démocratisation sous contrôle international. Le cas du Kosovo (1999-2007), LGDJ, Fondation Varenne, 2007

23

sorte de « modèle de bonne conduite ». Elles témoignent d’une sensibilité particulière, sans doute liée au passé conflictuel à l’origine même du projet européen. Le « travail de mémoire » désormais prôné à l’échelle internationale semble consensuel. Nul étonnement lorsque le président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), Mevlüt Cavusoglu, prenne la parole lors de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste pour rappeler que la mémoire est le meilleur moyen d’empêcher que pareille tragédie ne se reproduise70. La notion de « mission réconciliatrice » ne paraît pas davantage surprenante. En juillet 1997, par exemple, c’est bien en évoquant l’exemplarité de leur réconciliation que la France et l’Allemagne se réjouissent du rapprochement des peuples de Transcaucasie : « Nous connaissons l’inanité des solutions de force, des victoires comme des revanches ; nous connaissons aujourd’hui les fruits de la paix durable que nous a apportés la réconciliation franco-allemande. Nous appelons les Etats de Transcaucasie à suivre cet exemple »71.

Forts d’une réconciliation exemplaire, les Etats européens s’octroient

le privilège de « dire aux autres ce qu’il en coûte de bâtir un monde nouveau »72. Lionel Jospin ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle que la France et l’Allemagne assument aujourd’hui une « responsabilité partagée » : « Parce que nous connaissons le prix des guerres, des fanatismes, des intolérances ; parce que nous les avons combattus ; parce que nous avons appris de l’expérience, nous sommes amenés à défendre des valeurs communes, fondées sur une certaine conception de l’homme et de ses droits, auprès d’autres peuples qui, sur notre continent ou ailleurs, restent aveuglés par leur mémoire »73.

La perspective défendue par les OIG citées dans cette étude est

identique. Le souci de « transformer » le passé conflictuel, c’est-à-dire de transformer le sens donné au passé douloureux, va plus loin que la seule neutralisation de ses effets néfastes. Il s’agit d’induire du passé un 70 Strasbourg, le 27 janvier 2010. 71 Bonn, le 3 juillet 1997, position commune franco-allemande au sujet de la

Transcaucasie, in La politique étrangère de la France, disponible sur: http : // www. france. diplomatie. fr.

72 Mitterrand, F., le 11 mai 1987, in La politique étrangère de la France, mai 1987, pp. 21-22.

73 Le 25 septembre 1999, in La politique étrangère de la France, disponible sur: http : // www. france. diplomatie. fr.

24

exemplum pour l’avenir74, d’extraire, selon Ricœur, « des souvenirs traumatisants la valeur exemplaire » qui retournerait « la mémoire en projet75 ». L’ambition dépasse la simple réhabilitation post-conflit. Le Conseil de l’Europe ne vise rien de moins dans sa recommandation sur l’enseignement de l’histoire : il invite à dépasser la seule reconnaissance du passé conflictuel en admettant qu’il puisse constituer une source d’enrichissement « même dans ses aspects conflictuels et parfois dramatiques76 ».

Cette conviction repose sur la possibilité de tirer des leçons de

l’histoire. Cette hypothèse ne va pourtant pas de soi. La connaissance des expériences passées peut certes instruire les expériences à venir. On ne peut nier l’existence d’une certaine capacité d’apprentissage chez l’homme. Il semble néanmoins opportun de tempérer tout optimisme excessif à cet égard. Comme le souligne Robert Jervis, il est tout d’abord difficile d’anticiper les leçons qu’un acteur tire des événements. Elles dépendent des croyances, des peurs, des besoins de cet acteur. De plus, l’impact des éventuelles leçons de l’histoire est souvent contrebalancé par d’autres influences77. Les processus conflictuels s’avèrent largement indéterminés, de sorte que la recherche de lois en la matière relève sans nul doute de l’illusion. Il est dès lors utile de s’interroger : la prévention des abus à venir dépend-elle exclusivement de soi-disant « leçons » ? N’est-elle pas aussi, voire davantage, fonction de données politiques, économiques et sociales déterminées ?

Comme cette interrogation le souligne, cette réflexion invite à

poursuivre les recherches. Plusieurs pistes peuvent être esquissées. Primo, le « travail de mémoire » et la justice transitionnelle prônés par les OIG peuvent-ils être considérés comme des « normes » s’imposant désormais aux acteurs locaux, nationaux et internationaux78 ? Si oui, les OIG prises en compte ici sont-elles les énonciatrices de ces normes ou les courroies de transmission de celles-ci ? Nous pourrions poser

74 Todorov, T., Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1998, p.31 75 Ricœur, P., op. cit, p. 105 76 Conseil de l’Europe, Comité des ministres, Recommandation Rec(2001)15

relative à l’enseignement de l’histoire en Europe au XXIe siècle. 77 Voir Jervis R., Perceptions and Misperceptions in International Politics,

Princeton, Princeton University Press, pp. 217-237. 78 Voir Schemeil, Y., et Eberwein W-D., Normer le monde, Paris, L’Harmattan,

2009.

25

l’hypothèse - à vérifier - que ces préceptes sont le plus souvent relayés par des ONG internationales spécialisées dans la résolution des conflits avant d’être endossés par les OIG et les Etats. Cette piste laisse par ailleurs pleinement ouverte la question de la genèse de ces normes79. Secundo, il serait intéressant de réfléchir à la diffusion de ce modèle en s’interrogeant sur la résonance variable qu’il peut susciter. De fait, si la résonance de ce modèle semble évidente dans les pays européens qui ont été épargnés par la guerre depuis 1945, qu’en est-il dans les pays récemment ravagés par un conflit ? Le cas de la Bosnie-Herzégovine mentionné à plusieurs reprises dans ce chapitre invite à en douter. Dans la même ligne, la résonance d’un impératif tel que le travail de mémoire n’est-elle pas directement liée à l’appartenance générationnelle des acteurs en présence ? L’occultation du passé conflictuel apparaît dans de nombreux cas comme une première phase souvent nécessaire80. L’OSCE semble en tout cas prendre acte de ce passage obligé lorsqu’elle cautionne, voire suggère, une forme de silence à l’égard du conflit qui embrase la Bosnie de 1992 à 1995. Il est bien ici question de calculs de risques et de prévention de futurs conflits.

La variable temporelle est effectivement décisive. En témoigne

notamment l’exemple franco-allemand qui fait figure de cas d’école en matière de transformation des relations entre anciens belligérants. Bien qu’ils épinglent la rédaction d’un manuel scolaire franco-allemand comme « le stade ultime de la réconciliation »81, les représentants des deux Etats ne peuvent de fait nier les résistances suscitées par la narration officielle du passé. L’élaboration d’une narration commune du passé ne permet donc pas d’effacer les différences d’approche entre les deux côtés du Rhin. Comme l’indique Lionel Jospin, des décalages et des malentendus de mémoire subsistent et subsisteront « tant que nous resterons les Allemands et les Français, tant que nos identités seront différentes82 ». Ces paroles rappellent qu’il est illusoire de se contenter d’une conception purement « utilitaire » du passé. S’il est vrai que dans

79 Sur ce thème, voir Sandrine Lefranc, « La production de nouvelles techniques

de pacification : la normalisation internationale de causes locales », in Schemeil, Y., et Eberwein, W-D., op . cit., pp. 65-85.

80 Voir à ce sujet : Rousso, H., Le Syndrome de Vichy, Seuil, 1990 et Rosoux, V., « Human rights and the ‘work of memory’ in international relations », International Journal of Human Rights (USA), vol. 3, n° 2, June 2004, pp. 159-170.

81 Le Monde, 28 novembre 2004. 82 Genshagen, le 25 septembre 1999.

26

le dialogue du présent et du passé, le présent prend souvent l’initiative, il convient de mesurer les limites d’un tel constat.

Cette réalité ne remet nullement en cause l’opportunité des mesures

prises par les organisations paneuropéennes. Il ne s’agit pas ici de ternir l’ambition de ces institutions, mais plutôt de prendre acte du fait que l’utilisation du passé à des fins politiques – fût-ce dans un objectif de réconciliation - est inévitablement limitée par le poids de l’expérience vécue83. Le but du discours européen n’est certes pas d’imposer une seule lecture de l’histoire. Il est de penser les conditions d’une cohabitation d’expériences différentes. Il est, en d’autres mots, d’élaborer une mémoire qui ne soit pas hégémonique, mais vivante et génératrice d’un lien social. Le pari est audacieux : il prend la forme d’un exercice d’équilibriste mêlant pragmatisme et empathie.

83 Lavabre, M.-C., « La mémoire fragmentée. Peut-on agir sur la mémoire ? »,

Cahiers français, juillet-août 2001, pp. 8-13.

27

Notices biographiques

Valérie Rosoux est chercheure qualifiée du FNRS. Licenciée en philosophie et docteure en sciences politiques, elle enseigne la négociation internationale à l’UCL. Elle est membre du Centre d'études des crises et des conflits internationaux (CECRI). Elle est notamment l’auteur d’un ouvrage consacré aux usages de la mémoire dans les relations internationales (Bruylant, 2001). Parmi ses dernières publications, « Réconcilier : ambitions et pièges de la justice transitionnelle. Le cas du Rwanda », Droit et sociétés, n° 73, 2009, pp. 613-633 ; « La politique africaine de la Belgique : entre génuflexion et injonctions », Raison publique, mai 2009, n° 10, pp. 67-80 et « Reconciliation as a peace-building process: scope and limits », in J. Bercovitch, V. Kremenyuk and W. Zartman (ed.), Handbook of Conflict Resolution, London, Sage Publications, 2008, pp. 543-563.

Nadim Farhat, diplômé en droit et en sciences politiques, réalise

actuellement une thèse de doctorat à l’Université Catholique de Louvain et à l’Université du Luxembourg portant sur le rôle du passé dans les conflits communautaires. S’intéressant particulièrement à deux cas de sociétés plurales, la Belgique et le Liban, il est l’auteur d’un article sur la réappropriation politique des passés conflictuels dans la perspective de Paul Ricœur, “La réappropriation du passé politique douloureux: une analyse à partir du concept de “travail de mémoire” de Paul Ricœur”, Emulations, 2 (1), pp. 28-45, et d’une communication : “The role of collective memory in communal conflicts in Lebanon: a suspensive effect on consociotional structures”, Paper presented at the Eleventh Mediterranean Research Meeting, Florence and Montecatini Terme 24-27 March 2010, European University Institute. Il est boursier du Fond National de Recherche du Luxembourg.