Les enjeux éthiques de l'esthétique environnementale

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LES ENJEUX ÉTHIQUES DE L'ESTHÉTIQUE ENVIRONNEMENTALE Mémoire de seconde année de master en Philosophie présenté sous la direction de la professeur Émilie HACHE par Louise MÉLIN Université de Paris-Ouest Nanterre La Défense (Paris X) UFR PHILLIA Année académique 2013-2014

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LES ENJEUX ÉTHIQUES DE L'ESTHÉTIQUE ENVIRONNEMENTALE

Mémoire de seconde année de master en Philosophie présenté sous la direction de la

professeur Émilie HACHE

par

Louise MÉLIN

Université de Paris-Ouest Nanterre La Défense (Paris X)UFR PHILLIA

Année académique 2013-2014

Remerciements

Je tiens à remercier tout d'abord Émilie Hache pour la confiance qu'elle m'a accordée et

pour sa bienveillance tout au long de l'année. Ses conseils et ses critiques m'ont permis d'éviter de

nombreux écueils et de valoriser au mieux le fruit de mes recherches. Un grand merci également à

Valérie, pour sa présence et ses encouragements réconfortants, mais surtout pour son

accompagnement méthodologique rigoureux qui m'a été précieux. Merci à Stéphane pour sa

connaissance fine de Félix Guattari et pour les relectures attentives qu'il a bien voulu m'accorder.

Enfin, un immense merci à mon conjoint pour sa patience et son support de tous les jours.

Sommaire

I – Le cognitivisme esthétique, quelles perspectives éthiques ?....................11

a) De l'art à l'environnement, ruptures et continuité de l'esthétique environnementale.....................13

b) Les sources du cognitivisme, entre philosophie de l'art et et esthétique environnementale..........19

c) Une esthétique environnementale cognitiviste...............................................................................23

d) Les perspectives éthiques du cognitivisme....................................................................................28

II – Vers une alternative non-cognitive...........................................................36

a) Changer de postulats : la critique écoféministe..............................................................................38

b) Quelle éthique écoféministe ?........................................................................................................47

c) Les affinités entre éthique écoféministe et esthétique non-cognitive.............................................55

d) Entre altérité et continuité, l'éthique comme équilibre relationnel................................................62

III – L'esthétique comme pratique et politique..............................................74

a) Vers un pragmatisme esthétique, le paradigme de l'expérience chez John Dewey........................75

b) Quelle politicité pour l'expérience esthétique ?.............................................................................80

c) Réparer, soigner : le rôle de l'esthétique dans la prise en charge de la blessure écologique..........89

d) Réinventer, recréer: le jardin urbain comme figure de réappropriation esthétique et politique.. 105

Conclusion..................................................................................................................................105

Bibliographie.............................................................................................................................111

Introduction

"Everyone needs beauty as well as bread, places to play and pray, where nature heals and give strength to

body and soul alike."

John Muir.

En 1892, John Muir fonde la première organisation non-gouvernementale de protection de

l'environnement, le Sierra Club. La mission de cet organisme se focalise alors sur la protection des

joyaux de la wilderness1 américaine tels que le parc du Yosemite ou de Yellow Stone, dont John

Muir vante l'incommensurable beauté tout au long de ses écrits2. Splendeur, pureté, harmonie,

beauté des sons et des formes, ces remarques sont récurrentes dans les réflexions de Muir sur la

nécessité de sauvegarder les espaces sauvages. Cette beauté trouvait sa plus pure expression dans la

nature vierge et sauvage des réserves, qu'il s'agissait alors de protéger du pâturage, des brûlis, et de

toute pollution humaine3. Plus d'un siècle s'est écoulé depuis la glorification exaltée de la

wilderness par John Muir. Ce siècle a vu naître une prise de conscience globalisée de la

détérioration de l'environnement ainsi que de la nécessité urgente d'agir pour sa préservation. Si la

parole de John Muir nous parvient depuis une époque et un contexte désormais lointains,

l'importance qu'il accordait aux qualités esthétiques de la nature n'a rien perdu de son acuité et n'a

d'ailleurs cessé d'accompagner le développement de la parole écologiste. L'association entre la

beauté d'une entité naturelle et l'injonction à la protéger est en effet devenu un lieu commun de

l'environnementalisme contemporain, et l'on en trouve des exemples nombreux et récurrents dans

les campagnes de sensibilisation à la crise écologique. Cette association procède d'un mécanisme

relativement simple, qui consiste à articuler la reconnaissance d'une valeur esthétique à l'édiction de

1 La wilderness est un concept difficilement traduisible en français, il désigne l'ensemble des régions estimées « sauvages » et non entachées par la présence de l'homme. Le Wilderness Act de 1964 la définit comme suit : « A wilderness, in contrast with those areas where man and his works dominate the landscape, is hereby recognized as an area where the earth and its community of life are untrammeled by man, where man himself is a visitor who does not remain. », Wilderness Act, Public Law 88-577, 88th Congress, Second Session, 3 septembre 1964.

2 Cf. John Muir, Our National Parks, The Riverside Press, Cambridge, 1901. The Yosemite, Century Co, New York, 1912. My first summer in Sierra, The Riverside Press, Cambridge, 1911.

3 Plusieurs ouvrages abordent l'impact des populations indiennes sur les écosystèmes des parcs nationaux, voir notamment : Alfred Runte, Yosemite, the Embattled Wilderness, University of Nebraska Press, Lincoln, 1990, Kenneth R. Olwig, « Reinventing Common Nature, Yosemite and Mount Rushmore – A Meandering Tale of a Double Nature. »

1

certaines normes comportementales (par exemple : la forêt de Fontainebleau est belle, donc nous

devons la préserver). La valeur esthétique est reconnue comme une propriété de l'objet qui mène à

l'observance de devoirs moraux. Un tel schéma s'oppose explicitement à la tradition esthétique

occidentale, encore largement tributaire de l'héritage kantien. Pour Kant en effet, l'émotion

esthétique est indifférente à la réalité intrinsèque de l'objet qui la cause4, et il ne peut donc être

question de l'accoler à un souci moral. Mais dans le contexte de la défense de l'environnement, le

recours à la gratification esthétique n'en demeure pas moins récurrent, et constitue le point de départ

de toute réflexion sur la nature de l'association entre esthétique et écologie. En effet, si cette

association est factuelle, est-elle satisfaisante ? Pour répondre à cette question, il convient d'analyser

les termes en jeu : l'esthétique d'une part, et l'écologie d'autre part. L'acceptation commune du terme

esthétique la consacre comme étude du beau ; les mécanismes de création, perception, et jouissance

de la beauté semblent en ce sens relever de son domaine. En revanche, si l'on en revient à son

étymologie et au traitement récent qui en est fait par une partie de la philosophie anglo-saxonne,

l'esthétique désigne plus largement notre expérience sensible du monde. Celle ci peut être

remarquable comme dans le cas de la beauté, ou plus diffuse, à travers la perception d'atmosphères

singulières, de détails, de sensations fragmentaires. Ces deux niveaux d'appréhension de l'esthétique

sont diversement impliqués dans la protection de l'environnement, mais l'on peut déjà relever que

c'est la première acceptation qui l'emporte largement dans l'association courante qui est faite entre

écologie et esthétique. La prégnance d'images spectaculaires, de paysages exotiques et de mises en

scènes sensationnelles est caractéristique de l'esthétique dont se nourrit un pan de

l'environnementalisme contemporain. Il s'agit classiquement d'accomplir une mission de

sensibilisation, qui consiste à rendre des individus réceptifs à une question pour laquelle ils ne

manifestaient pas d'intérêt. Comment convertir le désintérêt pour l'environnement en intérêt ? La

diffusion d'informations fait partie intégrante de ce processus ; on peut par exemple montrer les

ravages de la surpêche en s'appuyant sur des chiffres et des données scientifiques explicites ; mais

l'on peut aussi montrer en quoi un écosystème, une espèce, est précieux et digne de sauvegarde à

l'aide d'images ou de films. Cette seconde approche est particulièrement intéressante dans le cadre

de notre enquête, puisqu'elle montre comment une réaction esthétique peut générer un intérêt plus

vaste, voire engendrer un engagement pratique. Aux États-Unis, de puissantes associations comme

le Sierra Club ou la Audubon Society organisent des campagnes photographiques destinées à mettre

en valeur la splendeur des écosystèmes en danger, et à mobiliser un intérêt citoyen à ce sujet. En

France, les célèbres photographies de Yann-Arthus Bertrand ou encore le film Home qu'il réalisa en

2009, manifestent l'union singulière qui s'instaure entre une esthétique du spectaculaire et un appel à

4 « Il ne faut pas se soucier le moins du monde de l'existence de la chose, mais y être totalement indifférent (...) », in Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, coll. Folio essais, Gallimard, 1985, p.131.

2

l'engagement écologique. Véritable « célébration de la nature », « ode à l'environnement », le film a

été vu par 8.3 millions de français le soir de sa diffusion sur petit écran, poussant même certains

journalistes à émettre des conjectures sur son impact électoral5. La diffusion d'images plaisantes

mettant en scène des paysages exotiques, ou au contraire d'images « choc » exhibant les effets

désastreux de la pollution, jouerait donc un rôle dans le degré d'investissement des populations dans

la gestion des questions environnementales.

Ce constat doit nous inviter à plusieurs interrogations : d'une part, une telle association entre

l'esthétique et la protection de l'environnement est-elle légitime, souhaitable ? D'autre part, peut-on

confondre « protection de l'environnement » et « écologie » sans plus d'investigation ? Si l'écologie

est spontanément perçue comme une science de la nature enrichie d'un discours politique visant à sa

protection, elle ne peut cependant s'y réduire. Son étymologie nous indique qu'elle est avant tout

une science de l'οἶκος, de l'habitat, de la maison. Plus qu'une étude de la nature, il s'agit d'une étude

de notre façon de l'habiter, de coexister avec d'autres entités au sein de l'habitat commun qu'elle

constitue. En ce sens, l'écologie a moins à voir avec la santé des seuls espaces sauvages qu'avec la

santé de nos relations et interdépendances envers l'environnement. Partant de cette définition de

l'écologie, il apparaît que l'esthétique du spectaculaire dont se nourrit une partie de

l'environnementalisme contemporain échoue à informer correctement les problématiques qui lui

sont attachées. En insistant sur l'idée d'une nature originelle qui nous est extérieure et que « nous »

mettons en péril, cette esthétique manque la dimension relationnelle et éthique de l'écologie, elle

sublime et exalte une dichotomie au lieu d'informer les relations complexes qui attachent l'humain

au non-humain. Enfin, l'inconvénient majeur que comporte une telle association entre l'esthétique et

l'écologie, c'est qu'elle manque précisément la dimension éthique de l'écologie. En effet, l'écologie

ne ne se réduit pas à la simple gestion des effets du développement anthropique, mais appelle au

contraire une prise de conscience éthique de la valeur du non-humain. Or, l'association esthétique-

écologie que venons de décrire fonctionne comme la production mécanique d'un comportement, elle

s'apparente en cela au fonctionnement d'un dispositif publicitaire. En effet, si par publicité on

entend la somme des moyens employés pour inciter une cible à adopter un comportement

déterminé, alors il n'est pas absurde de soutenir qu'un certain nombre d'associations de défense de

l'environnement font usage d'une publicité esthétique de l'écologie. Il s'agit de miser sur

l'association entre un stimulus (une image du produit) et une réponse déterminée (l'achat du

produit). Dans le cadre de l'esthétique mise en avant par les associations de défense de

5 Cf. « La diffusion du film "Home" a-t-elle avantagé Europe Écologie ? » in Le Monde, 07-06-2009. D'après cet article, la diffusion du film Home deux jours avant le scrutin européen aurait favorisé les listes d'Europe Écologie.

3

l'environnement et les acteurs publics, il s'agit de susciter une attitude déterminée (l'économie

d'énergie, l'engagement associatif, etc) par l'instrumentalisation d'émotions esthétiques ciblées. En

ce sens, cette association entre l'esthétique et l'écologie mérite d'avantage d'être éclairée par une

discipline comme le neuromarketing, que par une quelconque approche éthique. Ce qui constitue le

caractère éthique d'un acte, ça n'est pas le fait qu'il soit conditionné par un stimulus extérieur, mais

qu'il procède d'une sensibilité relationnelle qui opère entre l'agent et le patient moral. L'acte moral

émerge toujours d'une sensibilité morale, or cette sensibilité – bien qu'elle puisse être cultivée et

encouragée – vient de notre propre fond et ne saurait constituer une réponse automatique à un

certain signal.

Le second défaut de cette approche dite publicitaire consiste en son caractère

intrinsèquement discriminatoire. Elle demeure en effet tributaire d'un goût esthétique arbitraire qui

ne recoupe pas systématiquement les intérêts écologiques. L'exemple des parcs de l'Ouest américain

évoqué précédemment peut certes être perçu comme le résultat d'une connexion forte entre la

beauté de la nature et les moyens mis en œuvre pour la préserver, mais une analyse informée permet

d'y voir, à la lueur du contexte politique et esthétique de l'époque, le symptôme de tendances

contestables et de bifurcations historiques qui n'ont à première vue rien à voir avec l'écologie6

(valorisation patriotique d'une identité paysagère américaine, goût pour le spectaculaire des

montagnes au détriment des vallées, etc). Les canons occidentaux, s'ils permettent de sensibiliser à

la détérioration de certains écosystèmes, risquent donc également de causer la négligence à l'égard

de zones jugées esthétiquement peu gratifiantes. On constate ainsi que les milieux d'aspect répulsif

(marais, landes, etc) souffrent régulièrement d'un déficit d'intérêt et de prise en charge, en dépit de

leur richesse écologique7. La même problématique apparaît au cœur de la défense d'espèces

animales menacées. Si le blanchon, de par son apparence, suscite la sympathie et les mobilisations

pour sa protection, que dire des requins ou des chauves-souris8 ? De la même façon, exhiber la

magnificence de forêts lointaines pour nous rendre plus sensibles à leur surexploitation risque

d'avoir pour effet collatéral de détourner notre attention des écosystèmes moins spectaculaires mais

tout aussi vulnérables qui nous entourent9.

On peut donc dire qu'il existe d'ores-et-déjà une liaison explicite entre l'esthétique et

6 Cf. Yuriko Saito, Everyday Aesthetics, Oxford University Press, 2007, p.72-77.7 La destruction des zones marécageuses aux États-Unis est un exemple de ce type d'attitude abondamment documenté. Voir notamment : Thomas E. Dahl, Wetlands Losses in the United States, 1780's to 1980's, U.S. Department of the Interior, Fish and Wildlife Service, Washington, 1990. Ann Vileisis, Discovering the Unknown Landscape, a History of America's Wetland, Island Press, Washington, 1999.8 Cf. Yuriko Saito, op.cit., p.61. Voir également, Edward O. Wilson, « The Little Things that run the World » in Conservation Biology, Vol. 1, N°. 4, Dec. 1987.9 Neil Evernden constate ainsi, au sujet de la déconsidération de la Prairie aux États-Unis : « Any use of prairie would be acceptable, because no one cares about viewing the prairie ». Cf. Neil Everden, « Beauty and Nothingness : Prairie as Failed Resources », Landscape 27, N°8, Vol.1, 1983.

4

l'écologie, mais que cette liaison se réduit le plus souvent à une promotion publicitaire de la cause

écologique10, et non à un approfondissement éthique de la sensibilité envers le non-humain. Le

propos de notre enquête sera dès lors d'esquisser et de comprendre les alternatives qu'il est possible

d'apporter à ce premier modèle. Comment l'étude de nos émotions esthétiques en lien avec

l'environnement peut-elle nourrir notre approche de l'écologie ? Quelle association est-il possible

d'envisager entre esthétique et éthique environnementale ? Pour mener à bien cette entreprise, il

s'agira de partir des réflexions riches et multiples menées depuis une trentaine d'années dans le

champ de l'esthétique environnementale.

L'esthétique environnementale est un domaine théorique à la fois ancien et nouveau.

Ancien, parce que le thème des réactions esthétiques à la nature est présent très tôt dans les théories

esthétiques, et plus particulièrement dans les développements modernes du XVIIIe siècle. Nous

sommes, de fait, familiers de l'attention que Kant portait à la contemplation du ciel étoilé, au chant

des oiseaux ou à l'océan déchaîné. Mais l'esthétique environnementale constitue également un

champ académique spécifique, né dans les années 1970 en réaction à la polarisation récente de

l'esthétique par la philosophie de l'art. Cette charnière chronologique est importante dans la mesure

où la naissance de l'esthétique environnementale coïncide avec la prise de conscience du désastre

écologique. La mise en péril de l'environnement constitue un motif récurrent des réflexions menées

depuis lors dans le champ de l'esthétique environnementale, qui ne s'attache pas à décrire de façon

isolée l'expérience esthétique de la nature, mais bien à étudier la façon dont cette expérience peut

apporter des outils de compréhension à la crise que nous traversons. Lier de la sorte l'esthétique à

des enjeux éthiques et politiques peut sembler contre intuitif. Il est en effet coutumier de considérer

la région de nos émotions esthétiques comme un champ autonome et détaché des normes morales

autant que des trivialités pratiques de la vie humaine. Mais l'on a également vu qu'il n'est plus

possible d'abstraire nos goûts esthétiques des conséquences concrètes qu'ils possèdent, ni d'ignorer

les discriminations écologiques qu'ils entraînent. L'esthétique environnementale se donne

précisément pour tâche d'étudier ces phénomènes discriminatoires, d'en comprendre les rouages afin

de pouvoir éventuellement les corriger et les insérer dans une approche plus saine du rapport à

l'environnement. Or, pour avancer que certaines appréciations esthétiques de la nature sont moins

légitimes que d'autres, il faut déjà se fonder sur une conception de ce qui est juste d'un point de vue

du rapport à l'environnement. En ce sens, l'esthétique environnementale, lorsqu'elle s'attache à

guider l'expérience esthétique dans une perspective écologique, nécessite une véritable réflexion sur

les fondements et les objectifs d'une éthique de l'environnement. Si l'esthétique peut constituer une

10 Daniel Harris développe ce point dans son Esthétique du consumérisme. Selon lui, les mécanismes publicitaires de mise en valeur esthétique des produits ainsi que les réflexes de consommation qui s'en suivent, typiques des sociétés capitalistes, ont contaminé notre appréhension esthétique du monde. Cf. Daniel Harris, Cute, Quaint, Hungry and Romantic, The Aesthetics of Consumerism, Da Capo Press, 2001.

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grille d'intelligibilité riche des problématiques écologiques, c'est donc au prix d'une explicitation

claire de ses prétentions éthiques.

Dans le petit essai qui conclu son almanach d'un comté des sables, Aldo Leopold insiste

sur la dimension affective de l'éthique : « Nous ne sommes potentiellement 'éthiques' qu'en relation

à quelque chose que nous pouvons voir, sentir, comprendre, aimer d'une manière ou d'une autre.11 »

Cette assertion est importante dans la mesure où elle postule une connexion entre les émotions et la

morale qui n'est pas accidentelle, mais au contraire intime et intrinsèque. Si nous sommes amenés à

respecter les êtres qui nous entourent, ça n'est pas seulement parce que nous devons le faire, mais

aussi parce que nous sommes attachés à ces êtres sur un mode affectif. Ces émotions passent par le

« voir » et le « sentir », elles constituent donc une première zone d'hybridation entre l'expérience

esthétique du monde et notre inclinaison à une attitude éthique. Mais si Leopold insiste à plusieurs

reprises sur la dimension affective et incarnée de l'éthique, rappelant qu'elle est un processus

« intellectuel autant qu'émotionnel12 », ou encore qu'elle appelle un « remaniement intime de nos

affections13 », il ne précise cependant jamais les modalités d'une telle association entre l'affect et la

morale. Les théoriciens de l'esthétique environnementale se sont abondamment penchés sur la

nature de cette association, et sur la possibilité de faire de l'esthétique l'artisan d'une éthique de

l'environnement plus complète. Il convient ici de s'arrêter un instant, car la façon dont se conçoit la

portée éthique de l'expérience esthétique dépend avant tout de ce que l'on entend par éthique.

En effet, la détérioration de la planète n'est pas seulement un problème sanitaire,

économique ou politique, c'est également le symptôme d'une faillite morale. Le déni de la valeur

intrinsèque des entités non-humaines avec qui nous partageons le monde a débouché sur une crise

majeure qui interroge aujourd'hui la somme de nos partis-pris moraux. La discipline de l'éthique

environnementale essaie de répondre à ce défaut moral en conceptualisant plusieurs alternatives

(conséquentialistes, déontologiques, pragmatiques...)14. Ces alternatives se pensent en premier lieu

comme autant de réponses à une conception anthropocentrée de la morale, dans laquelle l'humain

constitue une classe ontologique supérieure au sein de la hiérarchie des êtres, le consacrant comme

le référent ultime de toute valeur morale. L'éthique environnementale appelle moins à destituer la

valeur morale de l'humain qu'à la réinscrire dans la trame des relations complexes qui font que

l'habitation du monde est toujours une co-habitation, dans laquelle des êtres hétérogènes sont

engagés et liés. La crise environnementale ne peut donc être résolue par de simples palliatifs

technico-politiques, car elle appelle plus fondamentalement un redéploiement de ce que Kenneth

11 Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables, Flammarion, Paris, 2000, p.271.12 Aldo Leopold, op.cit., p.284.13 Aldo Leopold, op.cit., p.265.14 Pour une vue d'ensemble des différentes voies empruntées par l'éthique environnementale, cf. Hicham-Stéphane

Afeissa, Éthique de l'environnement, Nature, valeur, respect, Vrin, Paris, 2007.

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Goodpaster appelle la considérabilité morale15 : Quelles entités sont dignes d'être considérées

moralement, d'être respectées pour ce qu'elles sont ? Quelles sont celles qui ont été négligées,

comment les prendre en compte dans un enracinement concret de la morale au cœur des pratiques ?

Cette approche permet de mettre en lumière des relations qui ont été occultées ou étouffées sous des

procès d'instrumentalisation. Elle invite, selon l'expression de Goodpaster, à interroger jusqu'où

nous devons « jeter le filet moral16 ». Cette métaphore spatialise le problème moral et assimile ce

dernier à un enjeu extensionniste : Quelle frontière ontologique devons nous fixer à notre

considération morale, à notre capacité à nous soucier de ? En réponse à cela, la définition d'un

critère (le rationnel, le vivant, le sensible, etc) permet de fixer le filet moral. Une telle conception de

l'éthique environnementale semble opérer un changement d'objet tout en laissant intacte la forme et

la nature de l'attitude morale. Le topos déontologique du respect du non-humain comme dépositaire

d'une valeur intrinsèque est en effet récurrent chez les théoriciens classiques de l'éthique

environnementale. Mais on voit mal comment une telle appréhension de l'éthique pourrait se

connecter aux recherches entreprises par l'esthétique environnementale ; la définition d'un critère de

considérabilité morale nous invite en effet à fixer rationnellement un système d'obligations

indépendant de nos inclinaisons personnelles et affectives. Dans le cas du biocentrisme, par

exemple, il s'agit de respecter tous les êtres vivants quelles que soient par ailleurs les émotions

esthétiques qu'ils suscitent. Si les émotions esthétiques sont versatiles, subjectives et dépendantes

des goûts propres à une époque ou à un contexte social, alors il n'est pas souhaitable de les intégrer

à une éthique supposément neutre et objective. Cette impasse constitue le point de départ de toute

réflexion qui souhaite lier l'esthétique environnementale aux prétentions éthiques de l'écologie.

Comment sortir de l'aporie qui consiste à opposer le caractère subjectif et partiel de l'esthétique aux

prétentions objectives et universelles d'une éthique de l'environnement ?

Afin de répondre à ce paradoxe, deux mouvements conceptuels sont possibles : le

premier consiste à redéfinir l'esthétique de telle sorte qu'elle satisfasse les critères d'objectivité et

d'universalité sur lesquels se fonde l'éthique, le second invite quant à lui à mettre en question ces

critères-mêmes et à souligner le caractère problématique du type de moralité qu'ils véhiculent. L'on

peut donc soit tenter d'accorder nos émotions esthétiques à des exigences éthiques par ailleurs

inquestionnées, soit au contraire analyser en quoi ces exigences sont problématiques et appellent

des redéfinitions plus profondes. La première voie est celle qu'empruntent une partie des théoriciens

de l'esthétique environnementale en tentant d'extirper l'émotion esthétique de son statut relatif et

partiel pour en faire un outil d'enrichissement et de renforcement d'une éthique environnementale de

type déontologique. Cette position, qualifiée de cognitiviste, consiste à trouver des stratégies

15 Kenneth E. Goodpaster, « De la considérabilité morale » in S.H Afeissa, op.cit.16 Ibid.

7

d'objectivation de l'émotion esthétique, notamment en la soumettant à une connaissance scientifique

supposée neutre. Une telle stratégie se base précisément sur l'idée que l'éthique environnementale

procède d'un simple extensionnisme moral, et n'appelle pas de refonte de la façon dont nous

concevons la morale elle-même. Or, cette approche est profondément contestée depuis une trentaine

d'années, et fait l'objet de critiques que nous ne pouvons ignorer si l'on veut comprendre la façon

dont les émotions esthétiques peuvent être associées à une éthique de l'environnement. En effet,

répondre à l'anthropocentrisme moral par l'adoption d'un modèle extensif qui englobe la nature

semble insuffisant, en ce qu'il maintient inchangé les présupposés méta-éthiques qui structurent la

pensée occidentale et sont à l'origine de notre insensibilité morale. Parmi ces présupposés, on

retrouve le schème dualiste qui structure notre appréhension du monde et de la moralité : bien/mal,

sujet/objet, nature/culture, raison/passion, etc. On peut en ce sens se demander si, outre les facteurs

historiques amplement décrits17, il ne convient pas de questionner le canevas conceptuel qui a

permis l'étouffement de notre sensibilité morale à l'égard de la nature: insularisation du sujet,

réification de l'environnement physique, réduction des interdépendances à une causalité mécaniste

etc. Dans cette perspective, il serait bénéfique de penser une éthique qui, au lieu de reconduire les

traditionnelles topiques de la pensée morale, les déjoue et leur substitue une nouvelle appréhension

pratique et théorique du monde. Plutôt que de penser un sujet autonome qui traite les entités non-

humaines comme dépositaires d'une valeur intrinsèque appelant certaines obligations, il s'agit de

mettre en question l'idéal même d'autonomie et de rationalité qui motive les conceptions modernes

de l'éthique.

Ce geste critique a été richement entrepris par les théoriciennes de l'écoféminisme depuis

les années 1980. Le cœur de leur critique a consisté à mettre au jour la structure dualistique des

appréhensions déontologique et conséquentialiste de l'éthique environnementale, et à en souligner le

caractère oppressif. Réduire la vie éthique à une série de dilemmes axiologiques, c'est du même

coup négliger les chemins de traverse que nous empruntons tous les jours pour prendre en charge la

souffrance et la vulnérabilité. Cette négation mime les contours d'une dépréciation plus large : celle

du travail continu assumé par les groupes sociaux minorés (femmes, pauvres, immigrés etc), travail

domestique qui ordonne le quotidien, prend soin des êtres et des choses vulnérables et qui s'attache,

plus largement, à « maintenir, perpétuer et réparer notre « monde18» selon l'expression de Joan

17 Une littérature abondante s'est penchée sur les racines historiques du rapport occidental à la nature, et de sa responsabilité dans la crise écologique que nous traversons. L'article de L.White Jr a donné naissance à une exploration approfondie des rapports entre Christianisme et nature. Cf. L.White Jr., « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, 1967, p.1203-1207. Voir également l'essai de David Abram qui postule un lien intéressant entre l'apparition de l'alphabet dans le bassin méditerranéen et le désenchantement du monde naturel. David Abram, The Spell of the Sensuous : Perception and Language in a More-Than-Human-World, Vintage Books, New York, 1997.

18 Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care (Moral Boundaries : a Political Argument for an Ethic of care, 1993), La Découverte, 2009, 238 p.

8

Tronto. En réponse aux modélisations abstraites des enjeux moraux proposées par une partie de la

tradition analytique, la critique écoféminisme invite à considérer les engagements moraux depuis le

contexte relationnel dans lequel ils s'inscrivent et de prendre en considération la trame des

attachements et des sensibilités qui les soutiennent. Il ne s'agit plus de simuler in abstracto des

dilemmes moraux pour les projeter sur la matière du réel, mais au contraire de partir de cette

matière même et d'étudier la façon dont nous démêlons les tensions qui l'habitent, dont nous

prenons en charge les failles de vulnérabilité qui la lézardent. Il ne peut y avoir de morale sans

monde, sans relations, sans texture sensible des êtres et des choses. Nos engagements et nos actes

ne sont pas réductibles à un faisceaux d'arguments rationnels, ils s'inscrivent dans un réseau

d'affects et d'interdépendances qu'il convient de sonder afin d'envisager les potentielles affinités

esthétiques dont il est porteur. Il s'agit de considérer que la sensibilité à l'autre, les attitudes de souci

et de soin, irriguent l'ensemble de nos rapports aux humains ainsi qu'aux non-humains et ne sont pas

le simple résidu sentimental de rouages moraux systématisés. L'idéal d'un sujet autonome porteur

d'une voix morale droite et objective semble donc partiellement déconnecté des pratiques et des

motivations réelles des acteurs. Il s'agit alors de déterminer, à l'aune des déplacements conceptuels

engagés par l'écoféminisme, le type de connexion que l'on peut envisager entre l'esthétique

environnementale d'une part, et une éthique de l'environnement libérée de ses dualismes d'autre

part.

Nous l'avons dit, l'esthétique ne consiste pas en la seule étude du beau et des émotions

paroxystiques qu'il suscite, mais éclaire au contraire toute la trame sensorielle de notre expérience

du monde. L'attachement sensible que nous éprouvons à l'égard des objets et des environnements

familiers, le régime d'attention que suscite l'expérience esthétique sont autant de phénomènes qui ne

peuvent être ignorés dans l'étude des attitudes morales de souci et de soin. De la même façon, la

rupture de l'intégrité esthétique d'un milieu (marée noire, projet industriel etc) incarne parfois

l'élément déclencheur d'une prise de conscience collective de la nécessité de sauvegarder un

paysage, un écosystème, un lieu de vie. Plutôt que de prendre pour point de départ la structure

normative d'une éthique déontologique et de voir comment l'émotion esthétique peut y être intégrée,

il s'agit donc au contraire de partir de cette dernière, de la façon dont elle maille notre quotidien et

informe nos attachements, afin de voir comment elle peut constituer la trame de l'attitude éthique.

Mais si l'on cesse de normer l'émotion esthétique et de la soumettre à un arbitre objectif, ne risque-t-

on pas de verser dans un relativisme nocif ? Comment éviter que mes goûts personnels n'entraînent

des comportements partiaux à l'égard de l'environnement, m'amenant à mépriser ce que je trouve

laid et à me soucier de ce que je trouve beau ?

Afin de départager les deux arguments qui s'opposent au sein de l'esthétique

9

environnementale, nous tâcherons de les mettre à l'épreuve des faits et de voir comment ils peuvent

informer les problématiques écologiques et esthétiques concrètes que rencontrent les populations. Il

s'agira de voir comment s'articulent effectivement les expérimentations esthétiques et l'engagement

éthique au contact de l'environnement. Comment la répétition de certaines émotions sensibles nous

pousse-t-elle à nous engager pour préserver les entités non-humaines ? Comment réagissons-nous

quand l'intégrité visuelle de notre milieu de vie est altérée ? Comment la créativité esthétique

s'inscrit-elle au sein de micropolitiques de réappropriation des territoires et de dissolution de la

frontière public/privé ? Ces questions doivent nous amener à nous confronter aux pratiques

concrètes engagées par les habitants de différents milieux pour préserver leur environnement, lutter

contre la sérialisation de ce dernier, mais aussi à prendre en compte le contexte social d'un tel

engagement. Comme le rappelle Arnold Berleant, l'immense majorité des individus vit fort loin des

« temples de la nature19 », il s'agit dès lors de comprendre comment agissent les minorités et les

populations vulnérables pour faire face aux enjeux éthiques et esthétiques de la dégradation

environnementale. Ces interrogations nous amèneront à étudier des situations concrètes de prise en

charge de cette dégradation, et à comprendre en quoi l'esthétique peut être considérée comme le

dénominateur commun voire le moteur de différents engagements éthiques et politiques. Comment

la mobilisation après une marée noire, l'association d'habitants pour la réhabilitation d'un quartier

pollué, l'entretien d'un jardin, ou encore la lutte pour la préservation d'espaces verts peuvent ils

s'articuler autour de la notion de sensibilité esthétique ? Et comment cette sensibilité se manifeste-t-

elle à travers un engagement pratique et des activités de soin ? L'analyse de ces articulations

synergiques est indispensable pour repenser le rapport traditionnel entre esthétique et éthique. Parce

qu'il n'est pas satisfaisant de convoquer la splendeur d'un paysage pour justifier sa protection, il

devient nécessaire d'observer – à l'échelle des pratiques quotidiennes comme des mobilisations

ponctuelles – comment nous nous engageons pour sauvegarder la beauté, créer de nouveaux

paradigmes esthétiques, lutter contre les processus de dégradation et de dépossession. C'est à partir

de cette confrontation au réel qu'il deviendra possible d'envisager la façon dont ces pratiques

ordinaires peuvent être encouragées, stimulées, voire suscitées là où elles tendent à disparaître. Les

implications d'une telle articulation sont en cela éminemment politiques : il s'agit de comprendre

comment notre environnement, à travers ses manifestations esthétiques, peut devenir le foyer d'une

réappropriation collective des enjeux écologiques.

19 « These temples of nature are rarely a part of the ordinary landscape of daily life... » in Arnold Berleant, Living in the Landscape : Toward an Aesthetics of Environment, University Press of Kansas, Lawrence, 1997, p.16.

10

CHAPITRE I

LE COGNITIVISME ESTHÉTIQUE, QUELLES PERSPECTIVES ÉTHIQUES ?

« Contemporary Aesthetics and the Neglect of Natural Beauty20 », l'article fondateur de

Ronald Hepburn, s'ouvre sur un constat : alors que les travaux esthétiques du XVIIIe siècle

accordent la part belle à la nature, les études contemporaines tendent à réduire l'esthétique à la

philosophie de l'art, occultant presque totalement la beauté naturelle. L'expérience esthétique de la

nature, pourtant bien réelle, est devenue « off-the-map », et par là même ignorée par la théorie. Ce

constat que formule Ronald Hepburn appelle plusieurs remarques. Tout d'abord, si l'esthétique

environnementale est née en réaction à un courant académique largement polarisé par la question de

l'art, il faut d'emblée préciser que cette discipline ne résulte pas d'un simple changement d'objet. Il

ne s'agit pas de passer d'une esthétique de l'artefact à une esthétique de la nature sans plus

d'aménagements conceptuels. L'esthétique environnementale, à travers la diversité des courants qui

la constituent, impose avant tout de repenser la notion même d'expérience esthétique. Elle se nourrit

en cela d'une rupture engagée par les théories pragmatistes de l'expérience esthétique et qui ouvre

de nouveaux champs de réflexion sur l'esthétique du quotidien et le rapport entre esthétique et vie

pratique.

À première vue, l'essence de l'esthétique se dévoile dans son étymologie, aesthesis, qui

renvoie aux sens et plus largement à l'expérience sensible du monde. Est esthétique tout ce qui

relève a priori de la saisie sensorielle de notre environnement. On pressent cependant qu'un tel

critère est insuffisant, puisqu'il impliquerait la dissolution du champ esthétique dans l'immensité de

nos perceptions les plus insignifiantes. L'esthétique n'est donc pas réductible à la sensorialité, elle

incarne plutôt une saillie dans le flot confus des sensations et se distingue par l'émotion qu'elle

suscite. Une première façon d'aborder la complexité de cette émotion a consisté à se tourner vers

l'étude de l'objet qui la suscite. Cette approche fameuse est celle que privilégie Platon, et qui

l'amène à penser l'objet esthétique comme le réceptacle d'une essence idéale, le Beau. L'idée d'une

beauté qui transcenderait la somme des belles choses est richement développée dans des dialogues

comme le Phèdre, le Banquet ou l'Hippias Majeur, elle permet de rendre compte du plaisir

esthétique comme tension vers le Beau, et non comme seule jouissance des belles choses. Selon

cette approche, l'émotion esthétique n'est pas une fin en soi, elle n'est pas la simple satisfaction de

20 Ronald Hepburn, « Contemporary Aesthetics and the Neglect of Natural Beauty », Wonder and Other Essays, Edimburgh University Press, Edimburgh, 1984.

11

l’œil, elle nous aiguille au contraire vers un dépassement du sensible. C'est en cela que la beauté

diffère de l'agréable ; sa manifestation dans un objet particulier, nécessairement partielle et

imparfaite, nous charme mais nous invite surtout à remonter à la cause première de cette

manifestation : le Beau en soi (auto to kalon). Le phénomène se trouve ainsi emprisonné dans une

dette infinie à l'égard de l'Idée, il en est l'écho et la trace, n'ayant de valeur qu'en tant que tension

vers son propre dépassement21.

Une seconde façon d'aborder l'émotion esthétique consiste, à partir du XVIIIe siècle,

à se détourner de l'objet et des rapports de transcendance pour se concentrer sur l'expérience du

sujet. Cette voie, largement explorée par Kant, invite à cesser d'hypostasier le beau pour le replacer

dans le contexte de son émergence subjective. Selon cette approche, l'expérience esthétique se

caractérise par la rupture qu'elle crée dans la rumeur des gestes quotidiens, elle naît de la mise en

échec de l'usage courant du jugement déterminant avec lequel nous «cartographions» le monde qui

nous environne. La considération esthétique d'un objet s'en tient alors toujours à l'effet que ses

qualités sensibles produisent sur mon esprit, toute considération pratique ou conceptuelle venant

interrompre la vibration esthétique. De cette caractéristique découle celle, fameuse et vouée à une

longue postérité, du désintéressement. L'expérience esthétique est désintéressée en ceci qu'elle

consiste en un libre jeu de l'esprit, lequel cesse dès lors que le sujet se place dans une posture de

désir ou de catégorisation cognitive de l'objet.

Ces deux appréhensions de l'expérience esthétique, bien que profondément différentes,

véhiculent cependant un rapport au sensible problématique. Il s'agit, dans les deux cas, de définir

l'esthétique comme une rupture dans l'ordre du sensible et comme une fuite vers un autre régime

d'expérience. Chez Platon, la matérialité du sensible est évacuée dans la quête de l'Idée et

l'expérience esthétique n'est à aucun moment destinée à se fondre dans le contexte de notre vie ici

bas. Chez Kant, le jugement de goût constitue également une sortie hors de l'ordinaire et des

pratiques cognitives et volitives qui lui sont attachées. En somme, l'esthétique semble extérieure à

ce qui constitue la vie humaine, elle en est retranchée et en constitue l'acmé tout à la fois. Dans le

cadre de l'établissement d'une esthétique environnementale, cette appréhension est problématique à

plusieurs titres. Tout d'abord, nous l'avons dit, l'esthétique environnementale n'est pas simplement

une esthétique de l'environnement qui tiendrait lieu de sous-domaine de la discipline esthétique,

21 Cette conception possède un héritage riche dans la tradition esthétique chrétienne, selon laquelle la beauté du monde ne nous émeut que relativement à la présence divine qui s'y manifeste. C'est en ce sens que l'art iconique, par exemple, incarne le lieu privilégié d'une rencontre avec le divin, d'une théophanie, par opposition à un art des idoles qui ne renvoie qu'à lui-même et s'enferme dans une auto-référence du sensible. L'expérience esthétique de la nature elle-même est alors imprégnée par le divin : les paysages pastoraux témoignent de l'harmonie créée par Dieu, tandis que les espaces sauvages et les montagnes sont perçues comme le refuge d'entités diaboliques. Sur l'évolution de l'appréciation esthétique des montagnes, voir Marjorie Hope Nicolson, Mountain Gloom and Mountain Glory : The Development of the Aesthetics of the Infinite, Cornell University Press, 1997.

12

mais elle constitue un champ théorique nouveau. La référence à l'environnement est double, il s'agit

non seulement d'étudier les réactions esthétiques que suscite l'environnement physique, qu'il soit

naturel ou urbain, mais aussi de comprendre ce que signifie mener une expérience esthétique dans

un environnement : en quoi le fait de saisir le sujet comme situé et environné modifie-t-il notre

appréhension de l'esthétique ?

a) De l'art à l'environnement, ruptures et continuités de l'esthétique environnementale.

S'interroger sur les modalités d'une esthétique proprement environnementale implique

d'étudier la spécificité de l'environnement comme objet et contexte esthétique. Si l'environnement,

dans son acceptation la plus large, englobe aussi bien les contextes urbains que les zones naturelles,

la discipline de l'esthétique environnementale s'est pour l'heure largement focalisée sur ces

dernières, bien que cette tendance évolue22. Il est possible de ne pas distinguer l'expérience suscitée

par un artefact de celle éprouvée au contact de la nature, une sculpture et un coucher de soleil

pouvant susciter des émotions similaires. Cependant, cette distinction s'impose dès que l'on tente de

rapatrier au sein de l'esthétique des objets qui en sont traditionnellement exclus, tels que les outils

ou les scènes du quotidien. Si ces objets sont à première vue perçus comme non-esthétiques, c'est

moins du fait de leurs qualités propres que du fait d'une théorie esthétique encore largement

polarisée par le paradigme artistique. En quoi consiste ce paradigme, et quel lien entretient-il avec

l'esthétique environnementale ? Un premier axe de réponse s'esquisse si l'on considère la genèse de

l'objet artistique. Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote décrit le statut ontologique de l’œuvre

sous l'angle de son origine. Lors que l'artiste façonne un matériau pour en faire une sculpture, il

engendre un nouveau type d'être en vertu d'une décision contingente.

S'appliquer à un art, c'est considérer la façon d'amener à l'existence une de ces choses qui sont

susceptibles d'être ou de ne pas être, mais dont le principe d'existence réside dans l'artiste et non

dans la chose produite.23

A la différence des choses naturelles et des choses qui doivent arriver nécessairement, l’œuvre d'art

est contingente – elle aurait pu ne pas être – et le principe de son existence se situe dans un agent

extérieur, l'artiste ou l'artisan. L'objet d'art introduit donc un nouveau régime de devenir, bifurquant

22 Des philosophes comme Pauline von Bonsdorff, Arto Haapala ou encore Yuriko Saito ont par exemple développé des réflexions esthétiques ciblées sur les environnements anthropisés comme la ville ou les territoires agricoles. Nous aborderons la question des expériences esthétiques en milieu urbain dans le dernier chapitre.

23 Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140 a 10-14.

13

hors du règne de la nécessité et de la nature. Kant insiste sur cette différence entre l'art qui produit

des œuvres (opus), et la nature qui ne produit que des effets (effectus)24. Contrairement à la structure

parfaite de la ruche qui n'est que l'effet de l'instinct des abeilles, la perfection de l’objet d'art est une

œuvre engendrée par le libre arbitre de l'artiste. Cette œuvre possède une « cause efficiente

accompagnée de la pensée d'un but auquel l'objet doit sa forme25 », en ce sens, elle est

génétiquement marquée du sceau de l'intention. A l'inverse, cette marque est absente de la

construction de la ruche et nous ne pouvons, de fait, apprécier le travail d'un insecte qui ne

s'accompagne d'aucune intention consciente de la même façon qu'une œuvre d'art. Pour cette

dernière, l'appréciation peut prendre la forme d'une herméneutique de l’œuvre ; il s'agirait de

dévoiler l'intention du créateur qu'exprime le matériau artistique. Par opposition à ces artefacts

expressifs, la nature posséderait quant à elle une téléologie interne. Toutefois, nous ne l'apprécions

pas, selon Kant, en vertu de cette téléologie. Lorsque nous contemplons l'océan sur un mode

esthétique, nous ne réfléchissons pas, par exemple, à la façon dont l'évaporation des océans

engendre les nuages ou à la façon dont la mer peut servir des fins commerciales, mais nous

jouissons des pures qualités formelles de la scène. Cela ne signifie pas que nous ne décelons aucune

fin dans ce spectacle, mais plutôt que nous éprouvons un régime téléologique autre. Ce régime ne

concerne pas la fin objective de l'objet mais la forme d'une finalité que nous apprécions

subjectivement. L'agencement complexe de l'orchidée, la finesse de ses pétales, se présente à nous

comme la manifestation de quelque dessein dont elle incarnerait la finalité. C'est comme si la nature

exhibait, à travers ses qualités sensibles, la tension vers une fin. Cette tension n'aboutit cependant

pas, et l'expérience esthétique de la nature vibre dans cet écart infini entre la forme de la finalité et

l'absence de fin qui la caractérise. L’œuvre d'art, à l'inverse, s’appréhende d'après la fin que l'artiste

lui a impulsé. L'art peut en effet être dit symbolique, en ceci qu'il permet la monstration d'idées d'un

genre particulier, les idées esthétiques26. L'artiste peut voir l'arbre comme symbole de la vie, la

chandelle comme symbole de la raison, le bleu comme symbole du repos et de la profondeur, etc.

L'art manifeste ces idées sans les réduire à une intelligibilité stricte, il les donne à penser à travers

une forme qui les symbolise. Il semble donc que nous ne puissions apprécier esthétiquement l'objet

d'art et l'environnement naturel de la même façon, et que chacune de ces deux régions de

l'expérience esthétique fonctionne selon ses normes propres.

Pour juger d'une beauté naturelle comme telle, je n'ai pas besoin de disposer au préalable d'un

24 Emmanuel Kant, op.cit., §43 De l'art en général. 25 Ibid26 « Par idée esthétique, j'entends cette représentation de l'imagination qui donne beaucoup à penser sans pour autant

qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-dire sans qu'aucun concept, ne puisse lui être approprié et, par conséquent, qu'aucun langage ne peut exprimer complètement ni rendre intelligible. » Emmanuel Kant, op.cit., §49, p.269.

14

concept de la sorte d'objet que doit être cette chose. (…) Mais si l'objet est donné comme

production de l'art et, en tant que tel, déclaré beau, il est nécessaire, puisque l'art présuppose

toujours un but dans la cause (et dans sa causalité), qu'il y ait d'emblée, au principe du jugement,

un concept de ce que la chose doit être27.

Pourtant, chez Kant même, l'esthétique de la nature semble empreinte des codes d'appréciation de

l’œuvre d'art. Les exemples auxquels il se réfère font la part belle à la vue et à l'ouïe, selon un biais

qui caractérise l'esthétique occidentale dans son entier28. La posture du sujet y est également

assimilée à celle du spectateur contemplatif, laquelle semble minorer les expériences engagées et

actives que nous faisons de notre environnement. Il convient ici de préciser que Kant inscrit ses

réflexions sur le beau naturel dans une tradition spécifique qui joua un rôle majeur aussi bien dans

la théorie de l'art que dans l'esthétique du paysage. Cette tradition, que les français nomment

pittoresque et les anglais picturesque29, prend son essor au XVIIIe siècle. Elle coïncide avec les

premiers grands tours d'Europe et inaugure une nouvelle expérience de l'environnement naturel,

impulsant chez les riches voyageurs une façon inédite d'apprécier les paysages. La nature est alors

éprouvée selon des codes importés de la peinture paysagère : unité dans la diversité, posture

contemplative du spectateur, présence mesurée d'éléments humains, etc. Le paysage est apprécié

esthétiquement au regard de sa proximité avec la norme picturale, et le rapport de l'homme à la

nature est corrélativement pensé sur un ton contemplatif. Cette posture est illustrée par l'usage

répandu du miroir Claude Lorrain, petit miroir convexe dont la surface sombre adoucit les contours

et met en valeur le paysage comme scène picturale. Le poète anglais Hugh Sykes Davies ironisait

ainsi, au sujet des amateurs de cet instrument : « Il est bien typique de leur attitude envers la Nature

que de lui tourner le dos puisse leur paraître souhaitable30 ».

L'esthétique environnementale prend le contre-pied de cette démarche et va en ce sens

plus loin que l'esthétique kantienne de la nature ; il s'agit de libérer définitivement l'environnement

naturel des canons de l’œuvre d'art auxquels il est encore rapporté, et d'étudier le plus fidèlement

possible l'expérience que nous faisons de notre environnement. Yuriko Saito illustre ce changement

de référentiel à l'aide d'une image ordinaire, celle de la pluie. Lors que nous apprécions la pluie, le

27 Emmanuel Kant, op.cit., §48, p.266.28 Yuriko Saito souligne ainsi que, dans la tradition esthétique japonaise, les odeurs et le sensations tactiles jouent un

rôle tout aussi important que la vision ou l'ouïe. Le thème de la hiérarchie entre les sens a également été développé par Emily Brady dans son chapitre « multi-sensuous engagement », op.cit., et le philosophe Yi-Fu Tuan leur consacre un chapitre entier dans lequel il décrit le rôle que chacun de nos sens joue dans notre rapport à l'environnement, « common traits in perception, the senses », in Topophilia, A Study of Environmental Perception, Attitudes, and Values, Columbia University Press, New York, 1990.

29 Le terme « pittoresque » est dérivé de l'italien pittore qui signifie le peintre. L'équivalent anglais, picturesque, évoque l'idée du paysage comme picture-like. Dans tous les cas, la norme d'une nature « ressemblant à la peinture » est manifeste.

30 James Buzard, "The Grand Tour and after 1660-1840", in The Cambridge Companion to Travel Writing, Cambridge University Press, 2002.

15

bruit des gouttes qui s'écrasent contre la fenêtre, l'odeur qu'elle soulève dans les rues, l'aspect qu'elle

donne aux choses, nous ne nous plions à aucune norme d'appréciation. Notre présence au monde

nous engage dans l'expérience intime d'une série de qualités sensibles, sans que cette expérience ne

se déroule selon des codes préétablis31. En ce sens l'esthétique environnementale implique à la fois

un changement d'objet et un changement de structure. Ce nouveau modèle implique de penser le

rapport du sujet à son environnement différemment du rapport du spectateur à l'œuvre d'art. La

nouvelle autonomie de l'esthétique de l'environnement relativise le postulat d'une distance entre le

sujet et l'objet, en ceci que l'environnement n'est pas un contenant, un cadre avec lequel le sujet agit

et vis-à-vis duquel il est indépendant. Comme le rappelle Merleau-Ponty : « Mon corps est pris dans

le tissu du monde32 », j'expérimente à travers lui un contact immédiat avec les choses. Ainsi,

apprécier esthétiquement un paysage ce n'est pas seulement l'embrasser d'une vue comme on le

ferait d'une peinture, mais c'est également l'arpenter, le découvrir à différentes périodes de l'année,

en cultiver la terre, apprécier le chant des oiseaux qui le peuplent, le parfum de l'air, etc. Emily

Brady, esquissant les divergences fondamentales entre paradigme artistique et paradigme

environnemental, écrit : « Nous pouvons marcher, escalader, voler, plonger, nager et même ramper à

travers un environnement.33 » A l'inverse, l'expérience de l’œuvre d'art demeure limitée par certaines

conventions, ainsi ;

Notre expérience d'un concert de jazz est limitée par le fait que nous soyons assis à distance des

musiciens, les écoutant et les regardant. Nous ne pouvons pas monter sur scène et nous asseoir

parmi eux pour éprouver plus intimement la musique, ou regarder de plus près la façon dont ils

jouent de leurs instruments et fonctionnent comme un groupe.34

L'attitude du sujet constitue donc une autre différence majeure permettant de distinguer l'esthétique

de l’œuvre d'art de l'esthétique de l'environnement. L'esthétique environnementale n'intègre pas

l'investissement pratique de l'agent comme un paramètre accessoire, mais elle en tire au contraire

son essence même. C'est parce que nous manipulons, touchons, sillonnons notre environnement et

les objets qui le peuplent que des expériences esthétiques singulières peuvent voir le jour.

L'expérience esthétique de l'environnement semble donc se fonder sur une série de

singularités qui la distinguent du paradigme artistique tel que l'a théorisé une grande partie de la

tradition occidentale. Mais ces deux pôles esthétiques s'excluent-ils nécessairement ? Les

31 Yuriko Sait, op.cit., p.21. Yuriko Saito est par ailleurs consciente que certaines normes culturelles filtrent dans notre appréciation de la nature, mais cette normativité demeure moins prégnante que celle qui régit l'appréciation d'une œuvre d'art.

32 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l'Esprit, coll. Folio essais, Gallimard, Paris, 1964, p.19.33 Emily Brady, Aesthetics of the Natural Environment, The University of Alabama Press, Tuscaloosa, 2003, p.65.34 Ibid.

16

spécificités de l'expérience artistique ne peuvent-elles pas informer ou structurer notre expérience

de l'environnement, et inversement, l'esthétique environnementale ne peut-elle pas renouveler notre

appréhension de l'art ? Afin de répondre au mieux à ces questions, il convient de contextualiser

d'avantage ces deux paradigmes. Ainsi, le concept d’œuvre d'art que nous avons présenté jusqu'à

maintenant ne tient pas suffisamment compte des évolutions profondes qui ont travaillé le champ

artistique depuis un siècle. Le Land Art, les happenings, les installations éphémères donnent autant

d'exemples de la variété qui affecte la sphère de l'art depuis quelques décennies. On peut dire en un

sens qu'une partie de l'art s'est environnementalisée, c'est-à-dire a engendré des œuvres susceptibles

d'être vécues et expérimentées comme des environnements. La distance sujet-objet assurée par

l'attitude contemplative s'efface alors au profit d'une invitation à arpenter les installations, à en

éprouver les singularités sur le mode d'une proximité esthétique nouvelle. Ainsi, le Land Art (ou art

environnemental), court-circuite la limitation spatiale et temporelle qui est traditionnellement

imposée à l’œuvre d'art. Certaines installations comme le Ash Dome de David Nash qui s'appuie sur

la lente croissance des arbres, ou encore le Tree Moutain d'Agnes Denes, intègrent des temps longs

à leur structure. D'un point de vue spatial, les limites de l’œuvre éclatent également et convoquent

l'échelle de l'infiniment grand au cœur même de leur dispositif : on évoquera ici le Lighting Field de

Walter de Maria, qui crée un champ électrique sur une vaste aire à l'aide de pilonnes métalliques

destinés à attirer la foudre, ou bien le monumental Roden Crater de James Turrell, dont la structure

minérale orchestre une appréhension singulière du ciel et des astres. Ces quelques exemples doivent

nous conduire à reconsidérer certains primats de l’œuvre artistique en tenant compte des récentes

mutations qui ont affecté le champ de l'art. De la même façon que les frontières spatio-temporelles

de l'objet d'art tendent à se disloquer pour déboucher sur la notion d'environnement d'art, les sens

usuellement négligés comme l'odorat et le toucher recouvrent une nouvelle dignité. Ainsi, certaines

œuvres mettent en scène des parfums35, ou invitent les visiteurs à expérimenter l'installation au

moyen d'un investissement sensori-moteur complet36. De fait, l'attitude du sujet change et la

position contemplative du spectateur se mue en attitude exploratrice et expérimentale. Il convient

donc, à l'aune de ces évolutions, de relativiser la rupture entre expérience esthétique de l’œuvre d'art

et expérience de l'environnement.

Enfin, on remarquera que la porosité des paradigmes artistique et environnemental

peut opérer en sens inverse, les conventions générées par l'expérience de l'art pouvant informer ou

modifier notre expérience de l'environnement. Nous avons vu précédemment que cette influence a

été particulièrement vive au XVIIIe siècle, la naissance d'un tourisme aristocratique nourri des codes

35 C'est le cas de la Earth Room de Walter de Maria.36 L'artiste Meg Webster construit des installations, comme la Stick Spiral, qui doivent être parcourues pour être

pleinement appréciées.

17

de la peinture paysagère ayant engendré une certaine normativité de l'appréciation esthétique de la

nature. Mais cette influence nous est apparue comme néfaste, en ceci qu'elle n'appréhende pas la

nature selon ses propres termes, mais selon des critères qui lui sont extérieurs et ne lui rendent pas

pleinement justice. Pour autant, il est possible de concevoir des ponts entre l'esthétique de l'art et

l'esthétique de l'environnement qui ne se contentent pas d'assimiler l'une à l'autre, mais permettent

au contraire des va-et-vient conceptuels féconds. En quoi notre rapport à l'art peut-il informer notre

expérience esthétique de l'environnement ? Un tel rapprochement est-il légitime, souhaitable ? Afin

de répondre à ces questions, il convient de rappeler le contexte dans lequel s'inscrit l'esthétique

environnementale. Outre les réflexions variées qui ont porté sur l'esthétique de la nature depuis

plusieurs siècles, l'esthétique environnementale englobe avant tout un champ de recherche

spécifique dont l'essor est contemporain des travaux sur l'éthique environnementale. L'étude de nos

réactions esthétiques à l'environnement ne soulève pas uniquement des enjeux théoriques, elle

s'inscrit au contraire dans un contexte scientifique et politique identifié: celui d'une crise

environnementale sans précédent. Ce contexte confronte l'esthétique environnementale à un certain

nombre d'enjeux, à commencer par celui d'un lien éventuel avec les enjeux éthiques de l'écologie.

En effet, on sait que certains parti pris esthétiques ont des conséquences écologiques concrètes, et, à

l'inverse, il apparaît que certaines qualités esthétiques de la nature sont parfois convoquées à des

fins de protection de l'environnement. Rapprocher l'expérience de la nature de l'expérience de l'art

permettrait ici d'importer certains codes d'appréciation à même d'orienter et de guider l'esthétique

environnementale. Il incombe donc à l'enquête philosophique de comprendre non seulement

comment se déroule l'expérience esthétique de l'environnement, mais aussi la façon dont elle

engendre des jugements, ménage des préférences, voire oriente des actions. Il s'agit enfin de

considérer la possibilité d'une esthétique qui ne hiérarchise pas les environnements mais les

appréhende avec une égale attention et puisse, de la sorte, déboucher sur un respect de la nature

dans sa globalité. Le parti d'un subjectivisme pur paraissant difficile à soutenir dans le contexte d'un

péril environnemental, certains penseurs dit « positivistes » ou « cognitivistes » se sont attachés à

penser des critères objectifs d'appréciation esthétique de la nature. Le but de leur réflexion est

d'ancrer l'esthétique dans un socle objectif et universellement valable afin de rendre nos

appréciations esthétiques compatibles avec une éthique de l'environnement.

b) Les sources du cognitivisme, un pont entre philosophie de l'art et esthétique environnementale.

18

Nous l'avons vu, ce qui distingue chez Kant l'appréciation esthétique de la nature de celle

des œuvres d'art, c'est le régime téléologique qui les caractérise. Ainsi, le tableau ou la sculpture

sont appréhendés comme le fruit d'une intention humaine tandis que l'objet naturel résulte d'une

téléologie immanente aux effets de la nature. Lorsque nous contemplons le ciel étoilé, il n'est donc

pas question d'imaginer que les étoiles constituent les soleils d'autres mondes peut-être habités, mais

« il faut simplement considérer le ciel comme on le voit, c'est-à-dire comme une vaste voûte qui

englobe tout.37 » De la même façon, l'océan doit être contemplé pour ses seules qualités sensibles, et

non pas « comme nous le pensons, enrichi de toutes sortes de connaissances (que l'intuition

immédiate ne saisit pas)38 ». Kant opère une rupture, vouée à une longue postérité, entre l'esthétique

et le cognitif, entre le jugement de goût et le jugement logique, entre le jugement réfléchissant et le

jugement déterminant. Cette rupture apparaît d'autant plus audacieuse qu'elle opère parallèlement à

un essor de la critique d'art, des salons et des musées engagés une dans démarche explicative des

œuvres. Or, pour Kant, l’œuvre s'éprouve mais ne s'explique pas. Le jugement de goût opère sans

concept. Il en va de même pour la nature, qui doit être appréhendée indépendamment de ce que la

science nous en apprend.

Cette position peut sembler problématique dans la mesure où l'expérience esthétique de la

nature ne fait pas systématiquement l'objet d'un consensus béat. La contemplation de la voûte

étoilée permet certes au sujet de sentir la portée universelle de la vibration intime qu'il éprouve,

mais elle demeure faible dans le cadre de la constitution d'une esthétique proprement

environnementale. Le touriste britannique qui déplore la monotonie des Rocheuses39, les lycéens

dakotiens qui martèlent leur dégoût pour la grande plaine et son manque d'arbres40, les montagnes

jadis jugées laides et aujourd'hui admirées41, constituent autant d'exemple des dissensus esthétiques

récurrents dont font l'objet les entités naturelles. Ces dissensus nous imposent de penser de façon

plus lucide et pragmatique la question des émotions esthétiques en lien avec la nature. Cette

entreprise est en outre rendue nécessaire par le fait, comme nous l'avons dit, que l'esthétique

environnementale se place explicitement dans la perspective des enjeux éthiques liés à la crise

écologique. A l'heure ou des dizaines d'hectares de marais disparaissent quotidiennement du fait de

37 Emmanuel Kant, op.cit., p.214.38 Ibid.39 « A British visitor to the Rocky Mountains, despite the fact that his Denver hosts had urged him, 'You'll love the

Rockies', complained that there were too many trees of too few kinds, mostly the same monotonous evergreens, too many rocks, too much sun too high in the sky, not enough water, the scale was too big and there were not enough signs of humans, no balanced elements of form and colour, nothing like the Lake District or the Scottish lochs. » in Holmes Rolston III, « Does Aesthetic Appreciation of Landscapes need to be Science Based ? », British Journal of Aesthetics, Vol. 35, No. 4, Oct.1995.

40 Cf. Shaunanne Tangney, « But What is There to See? An Exploration of a Great Plains Aesthetic », Great Plains Quarterly, vol.24, 2004.

41 Cf. Marjorie Hope Nicolson, op.cit.

19

leur faible intérêt paysager42, certains penseurs de l'esthétique environnementale ont tenu à analyser

nos expériences esthétiques de la nature sous un angle à la fois objectif et normatif. Objectif tout

d'abord, en ceci qu'ils refusent de laisser l'expérience esthétique hors de la portée du concept, ce

dernier pouvant constituer dans le cadre des sciences naturelles une assise neutre et universelle à

l'appréciation esthétique de la nature. Normative enfin, parce que la connaissance scientifique est

destinée à corriger et à redresser les jugements esthétiques erronés et les conséquences pratiques qui

s'en suivent parfois (par exemple : « ces marais sont laids »). Mais comment se défaire de la rupture

kantienne entre jugement esthétique et jugement logique ? N'apparaît-il pas contre-intuitif de fonder

conceptuellement une expérience qui se détermine initialement comme mise en échec du concept ?

Le cognitivisme esthétique n'implique-t-il pas, purement et simplement, une sortie hors de

l'esthétique ?

Afin de répondre à ces questions et de surmonter éventuellement les réticences kantiennes

qui les accompagnent, nous tâcherons dans un premier temps d'étudier les sources du cognitivisme

au sein de l'esthétique environnementale. L'article de Kendall Walton Categories of Art43 pose les

jalons d'une esthétique enrichie par la connaissance conceptuelle et incarne une des sources les plus

importantes du cognitivisme esthétique soutenu par des auteurs comme Allen Carlson, Marcia

Eaton ou Holmes Rolston III ; il conviendra donc d'en expliciter les thèses avant d'étudier plus en

détail la teneur du cognitivisme appliqué à l'esthétique environnementale proprement dite. Ces

développements devront nous permettre dans un dernier temps d'aborder la portée éthique d'une

telle esthétique. Le fait de fonder l'appréciation esthétique de la nature est en effet destiné à

homogénéiser les jugements esthétiques que portent les hommes sur leur environnement, il s'agit de

faire du beau l'objet d'un consensus collectif afin de normer collectivement les conduites humaines.

Mais la valeur esthétique d'un paysage ou d'une entité naturelle implique-t-elle des obligations

morales ? Si tel est le cas, comment se traduisent ces obligations d'un point de vue pratique ?

L'esthétique, comme nous l'indique son étymologie, concerne avant toute chose

l'aesthesis, la perception sensible. A ce titre, ce qui compte dans un objet que nous appréhendons

sur un mode esthétique, c'est la façon dont sa forme, sa couleur, les sons qu'il produit, son odeur, sa

texture etc, affectent nos sens et se trouvent sublimés par notre entendement. C'est ainsi que pour

Kant, seules les qualités formelles de l’œuvre comptent dans l'expérience esthétique du sujet. La

connaissance, les désirs, l'intérêt particulier du sujet se trouvent expulsés du champ de l'esthétique,

au profit d'un libre jeu entre les traits sensibles de l'objet d'un côté, et les facultés de l'esprit qui les

42 « In the two hundred years between the 1780s and the 1980s, more than 60 acres of wetlands were lost every hour. » William Shutkin, The Land that could be, Environmentalism and Democracy in the Twenty-First Century, MIT Press, Cambridge, 2001, p.66.

43 Kendall Walton, « Categories of Art », Philosophical Review, n°79, vol.3, 1970.

20

accueillent de l'autre. Plus qu'à une centralité du sensible, nous aurions donc affaire à un formalisme

exclusif. Dans son article célèbre Categories of Art, Kendall Walton conteste l'exclusivité du

sensible dans le déroulement de l'expérience esthétique. Cette contestation s'appuie sur le fait que

l'expérience esthétique du sujet n'est jamais pure au sens où Kant l'entend, mais est au contraire

continuellement traversée et habitée par des considérations non-esthétiques. A ce titre, l'idéal du pur

jugement réfléchissant semble théoriquement viable, mais peu consistant en pratique.

L'idée que les œuvres d'art devraient être jugées simplement d'après ce qui peut être perçu en

elles est sensiblement trompeuse, bien qu'il y ait du vrai dans l'idée que ce qui compte

esthétiquement dans une peinture ou une sonate, c'est son aspect ou sa mélodie44.

Il s'agit donc de faire des caractéristiques sensibles de l’œuvre le centre l'expérience esthétique, tout

en reconnaissant que ce centre est constitué et entouré de considérations non-sensibles, comme par

exemple la connaissance du contexte culturel et artistique de l’œuvre. L'argument le plus solide en

faveur de ce postulat est que, dans les faits, nous ne jugeons quasiment jamais une œuvre d'après la

seule perception sensible que nous en avons, bien que cette dernière demeure au centre de notre

attention.

Le cœur de l'argument de Walton consiste à soutenir que l'appréciation esthétique se

déploie toujours à l'intérieur de catégories déterminées. Lorsque nous apprécions un objet d'art,

nous l'intégrons spontanément aux catégories adéquates dont il relève : nous ne jugeons pas une

peinture d'après les canons de la sculpture (ce que Walton nomme le standard), de la même façon

que nous n'attendons pas d'une peinture cubiste qu'elle représente le monde comme le ferait un

tableau impressionniste (variation à l'intérieur du standard). Nous n'attendons pas d'une peinture

qu'elle possède du volume ou soit mobile, de la même façon que nous n'attendons pas des

compositions de Kandinsky qu'elles soient figuratives, sans quoi l'expérience que nous en faisons

risque d'être décevante. Ces distinctions font écho à la réplique célèbre de Matisse qui, répondant à

la remarque selon laquelle la femme qu'il avait peinte ne ressemblait à aucune femme, affirma « Ce

n'est pas une femme, c'est un tableau. » En disant cela, Matisse rappelle simplement que juger son

tableau d'après sa ressemblance avec une femme réelle, c'est l'appréhender selon la mauvaise

catégorie. Il y aurait donc des appréciations esthétiques incorrectes, c'est-à-dire des jugements de

goût opérant sur le mauvais plan catégoriel : trouver disharmonieuse une pièce de Schoenberg parce

que nous la jugeons d'après les conventions de la musique tonale à laquelle nous sommes habitués,

c'est former un jugement esthétique erroné. On pourrait répondre à cela que ces erreurs relèvent

44 « The view that works of art should be judged simply by what can be perceived in them is seriously misleading, though there is something right in the idea that what matters aesthetically about a painting or a sonata is just how it looks or sounds. » in Kendall Walton, art.cit.

21

d'avantage de la critique d'art que de l'expérience esthétique à proprement parler, mais Walton

insiste sur le fait que la considération d'une œuvre d'après la mauvaise catégorie affecte l'intensité

même du plaisir esthétique. Il ne s'agit pas d'utiliser son érudition pour reconnaître les œuvres et les

classer d'après les catégories qui leur sont adéquates, car ce faisant, on entrerait dans le cadre du pur

jugement déterminant où le sensible est reconnu plus qu'éprouvé45. La distinction entre bonne et

mauvaise catégorie est interne à l'esthétique :

Posons le fait que W soit meilleur, ou plus intéressant (...) ou vaille plus le détour quand il est perçu dans

C que quand il est perçu d'autres manières. La bonne façon de percevoir une œuvre est donc susceptible

d'être celle par laquelle elle ressort le mieux.46

Le fait d'appréhender correctement les qualités de l’œuvre d'art permet non seulement d'émettre un

jugement esthétique plus juste, mais également de vivre une expérience esthétique plus intense et

plus gratifiante. Le biais catégoriel se fond dans l'expérience esthétique en impulsant une

gratification supérieure, et inversement, la considération d'une œuvre selon une mauvaise catégorie

rend l'expérience esthétique désagréable et étriquée. Mais l'intensité et le caractère plaisant de

l'expérience suffisent-ils à déterminer la catégorie dans laquelle l’œuvre doit être appréhendée ? On

touche ici à la dimension normative du cognitivisme de Walton. Dire que l'objet d'art doit être perçu

dans la bonne catégorie, c'est dire qu'il existe des critères objectifs d'après lesquels on peut

déterminer la catégorie et le standard qui conviennent à cette œuvre. Le premier critère, nous

l'avons évoqué, consiste à souligner que quand l’œuvre est perçue dans la bonne catégorie,

l'expérience esthétique est améliorée. Mais ce critère est insuffisant et Walton lui en ajoute deux

autres : l'intention de l'artiste au moment où l’œuvre a été produite (c'est-à-dire la catégorie dans

laquelle il voulait qu'elle soit perçue), le fait que la catégorie en question s'inscrive dans un contexte

où elle est culturellement reconnue par les contemporains de l'artiste47. De la sorte, apprécier une

œuvre selon des canons qui sont totalement éloignés du contexte d'émergence de l’œuvre, c'est

formuler un jugement esthétique qui peut être considéré comme faux ou incorrect48.

En quoi cette réflexion peut-elle informer notre expérience esthétique de l'environnement ?

Si nous comprenons intuitivement l'importance que jouent les catégories de l'art dans notre

45 « Recognition is a momentary occurrence, whereas perceiving a quality is a continuous state which may last for a short or a long time. » in Kendall Walton, art.cit.46 «The fact, if it is one, that W is better, or more interesting, or pleasing aesthetically, or more worth experiencing when perceived in C, than it is perceived in alternative ways. The correct way of perceiving a work is likely to be the way in which it comes off best.» in Kendall Walton, art.cit.47 « The categories in which a work is correctly perceived, according to this condition, are generally the ones in which the artist's contemporaries dis perceived or would have perceived it. » in Kendall Walton, art.cit.48 « It cannot be correct, I suggest, to perceive a work in categories which are totally foreign to the artist and his society, even if it comes across as masterpiece in them. » in Kendall Walton, art.cit.

22

appréciation d'une œuvre, il semble qu'un tel schéma soit inopérant dans notre considération de la

nature. Cette considération se caractériserait au contraire par sa liberté et sa spontanéité et l'on

perçoit mal comment, d'une part, on pourrait contraindre cette expérience à se plier à certains

critères, et, d'autre part, quels critères ou quelles catégories pourraient s'appliquer à notre expérience

de la nature. Walton lui-même précise dans son article que l'application de ces principes à

l'esthétique des éléments naturels est possible mais limitée. En effet, s'il est possible de dire quelles

sont les catégories propres à une œuvre, il semble que dans le cadre d'un environnement naturel, le

choix de telles catégories soit voué à l'arbitraire. Certains estimeront que l'on peut apprécier un

paysage selon l'histoire et les mythes dont il est emprunt, d'autres que les références aux souvenirs

personnels du sujet sont plus pertinentes, d'autres encore que l'imagination doit être laissée libre

pour une appréciation esthétique optimale etc. Walton illustre cette difficulté de la sorte : si nous

découvrions un artefact dans les dunes de mars, sans aucune indication sur son origine, son utilité

ou sa destination, nous serions incapable de produire un jugement esthétique correct à son endroit.

Cela ne veut pas dire que nous ne pourrions pas en faire l'expérience esthétique, mais simplement

que cette expérience demeurerait soumise à la relativité des catégories que les individus se

proposeraient de projeter sur lui. Il en va de même pour les entités naturelles. Comme le soulignait

déjà Kant, elles ne sont que des effets et se distinguent de l’œuvre en ceci qu'elles ne procèdent

d'aucune intention à travers lesquelles nous pourrions les interpréter. Il semble donc à première vue

difficile si ce n'est vain de chercher à régler notre expérience esthétique de la nature sur la définition

de catégories objectives.

c) Une esthétique environnementale cognitiviste.

Cet héritage étant posé, il est possible d'aborder plus frontalement la question du

cognitivisme appliqué à l'esthétique environnementale. Bien que Walton reconnaisse l'inopérativité

de sa thèse dans le cadre d'une esthétique de la nature, Allen Carlson propose une reconversion des

catégories de l'art par le biais de son natural environmental model. Dire que la nature peut être

appréhendée selon n'importe quelle catégorie, voire indépendamment de toute catégorie, pose des

problèmes éthiques et écologiques auxquels le cognitivisme tente de répondre. En effet, cette

équivalence des catégories est problématique dans la mesure où elle empêche de distinguer une

appréciation esthétique correcte d'une appréciation incorrecte de la nature. Alors que dans le cadre

de l'appréciation esthétique d'une œuvre il est possible de croiser plusieurs données pour aboutir à

un jugement correct (intensité de l'expérience, intention de l'artiste, contexte culturel), il semblerait

23

que dans le cadre de la nature seul le plaisir esthétique du sujet puisse compter. Mais si tout se vaut,

alors nous ne pouvons pas critiquer le jugement esthétique selon lequel ces marais sont laids et

doivent être asséchés, par exemple, ou que tel complexe hôtelier rehausse la beauté du littoral. On

entrevoit ici la visée normative du cognitivisme tel que le défend Allen Carlson : il s'agit de trouver

des catégories objectives en vertu desquelles l'appréciation esthétique de la nature est non seulement

intensifiée, mais puisse en outre être compatible avec une éthique de l'environnement. Il apparaît en

effet que les jugements esthétiques que nous portons sur la nature possèdent un impact concret sur

la protection ou la dégradation de cette dernière. Un des principaux enjeux de l'esthétique

environnementale consiste donc à comprendre comment opèrent ces jugements, et comment les

rectifier – si cela est possible – lorsqu'ils portent atteinte à l'environnement. La solution proposée

par Allen Carlson, et qui s'inspire en partie des catégories de l'art énoncées par Walton, consiste à

soutenir que la connaissance scientifique de la nature constitue la catégorie à travers laquelle cette

dernière doit être apprécié esthétiquement49. Ainsi, si l'on apprécie esthétiquement une baleine

d'après la catégorie 'poisson', nous risquons de la trouver difforme et monstrueuse. En revanche, si

nous l'apprécions d'après la catégorie qui lui est propre, ses qualités esthétiques seront magnifiées et

le jugement qui en découlera sera dit correct. Cette thèse est délicate à soutenir dans la mesure où

elle risque constamment de déboucher sur un excès du conceptuel par rapport au sensible. En effet,

si le sujet focalise son attention sur la considération de données scientifiques plus que sur les

qualités sensibles de l'objet, il devient difficile de parler de jugement esthétique. Mais l'argument

d'Allen Carlson est plus subtil, puisqu'il s'agit de dire que la connaissance scientifique modifie la

texture même de notre expérience esthétique. Cette distinction est formulée avec clarté par Patricia

Matthews : il ne s'agit pas d'ajouter un concept à l'expérience esthétique (thinking with concepts)

mais de percevoir à travers le concept (perceiving under concepts)50. Lorsque je contemple une fleur

en haute altitude, j'admire non seulement ses qualités esthétiques, mais également le rapport entre

ses qualités esthétiques et l'hostilité du milieu dans laquelle la fleur s'épanouit, le froid qu'elle doit

combattre, les roches dans lesquelles elle enfonce ses racines etc. Ce que je sais de la fleur modifie

ma façon de la voir, et de l'apprécier esthétiquement. L’œuvre du célèbre géographe Élisée Reclus

offre un exemple intéressant de la façon dont la connaissance scientifique (en l'occurrence

botanique) et l'appréciation esthétique s'entremêlent. Décrivant les caractéristiques des plantes de

haute altitude, il écrit

49 « To appropriately appreciate natural objects or landscapes (...) aesthetically (...) it is necessary to perceive them in their correct categories. This require knowing what they are and knowing something about them. In general, it requires the knowledge given by the natural sciences. » in Allen Carlson, Aesthetics and the Environment: The Appreciation of Nature, Art and Architecture, Routledge, 2005, p.90.

50 Patricia Matthews, « Scientific Knowledge and the Aesthetic Appreciation of Nature », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol.60, n°1, hiver 2002.

24

Là, du reste, l'éclat des corolles est incomparable. (…) Pressées de vivre et de jouir, les plantes

se font plus belles ; elles s'ornent de couleurs plus vives, car la saison de la joie sera courte ;

après l'été qui s'enfuit, la mort les surprendra.51

Puis,

Parmi ces herbes aux fleurs éclatantes, il en est que n'effraient nullement le voisinage de la

neige et de l'eau glacée. Elles ne sont point frileuses ; tout à côté des cristaux du névé, le flux de

la sève circule librement dans les tissus de la soldanelle qui penche au dessus de la neige sa

corolle d'une nuance si tendre et si pure ; quand le soleil brille, on peut dire d'elle, mieux que du

palmier de l'oasis, qu'elle a les pieds dans la glace et la tête dans le feu.52

Ces quelques réflexions manifestent un lien étroit entre des considérations objectives et érudites et

l'appréciation esthétique proprement dite. Nous apprécions d'autant plus la finesse des pétales d'une

fleur lorsque nous connaissons les conditions qu'elle doit affronter pour vivre, le contraste entre le

froid et le chaud qu'elle supporte, etc. De la même façon, la vivacité des couleurs de telle autre fleur

nous paraît rehaussée lorsque nous savons à quel point elle est éphémère. On songera également aux

descriptions émues qu'Aldo Leopold fait des cortèges d'oies et de grues migratrices53, dont il

apprécie d'autant mieux le cri qu'il sait qu'il résonne à travers les âges et incarne le produit et

l'expression d'une lente évolution. L'appréciation esthétique de la nature gagne donc à être, sinon

érudite, du moins informée.

La connaissance scientifique permet d'intensifier le plaisir que nous avons à

contempler une entité naturelle. Le cri de la grue est d'autant plus majestueux et émouvant que nous

savons les kilomètres qu'elle a parcouru pour arriver ici, l'ancienneté de son espèce etc. Mais les

données scientifiques peuvent également jouer un rôle d'aiguillage, en nous aidant à discriminer les

traits sensibles d'un paysage ou d'un objet naturel. La connaissance scientifique canalise et intensifie

l'expérience sensible tout à la fois. Un spectateur non-informé risque par exemple de percevoir une

forêt récemment brûlée comme un lieu de désolation esthétiquement répulsif. Son attention se

focalisera sur la cendre, la noirceur des souches, l'absence des feuillages verts attendus etc. A

l'inverse, un spectateur au fait du bénéfice écologique des brûlis tendra à se concentrer sur les

indices de régénération que comporte le paysage. La connaissance guide le regard, elle trie le trop-

plein du sensible et oriente l'attention sur des qualités esthétiques écologiquement signifiantes que

51 Élisée Reclus, Histoire d'une montagne, Actes Sud, 1998, p.130.52 Ibid.53 « Lorsque nous entendons son appel, ça n'est pas un simple oiseau que nous entendons, mais la trompette de

l'orchestre de l'évolution. » Aldo Leopold, op.cit., p.129.

25

le sujet ne parvient pas à convertir en expérience54. En l'absence de cette connaissance, l'immersion

multi-sensorielle dans un environnement naturel peut vite se traduire par une saturation de données

que le sujet ne parvient pas à apprécier tout simplement parce qu'il ne parvient pas à les ordonner. Il

en découle une succession confuse d'impressions esthétiques fugaces. Les catégories proposées par

la science permettent de structurer et d'intensifier ces impressions. Elles opèrent de la même façon

que les catégories de l'art qui nous aiguillent et nous amènent, comme le montre Walton, à ne

considérer que les qualités sensibles centrales de l’œuvre. Ainsi, nous ne prenons pas la blancheur

d'un buste de marbre pour un défaut ou un manque de couleur, parce que la blancheur du matériau

constitue un standard de la catégorie dans laquelle nous apprécions le buste. Dans le cadre de

l'appréciation esthétique de la nature, la catégorie adéquate nous évite ainsi les déceptions parfois

liées au fait que nous attendons de certains paysages des propriétés qui ne sont pas en accord avec

leur fonctionnement écosystémique (des falaises spectaculaires pour un marais, des plages de sable

blanc pour un littoral rocheux etc). En somme, la connaissance canalise l'expérience esthétique et la

renforce tout à la fois55. Il ne s'agit pas de déclasser l'impression esthétique au profit d'une

connaissance conceptuelle de l'objet, mais de réinscrire les qualités sensibles de ce dernier dans la

trame des savoirs scientifiques.

Cette thèse s'oppose explicitement à la conception kantienne du jugement de goût. Là

où Kant avançait la nécessité d'exclure toute téléologie objective (soit les sciences naturelles

convoquées par Allen Carlson) du jugement de goût au profit d'une téléologie subjective (soit la

perception de la forme d'une finalité), Allen Carlson opère deux renversements. Tout d'abord, il

polarise la sphère esthétique autour de l'objet, là où Kant faisait de l'expérience du sujet le cœur de

son système. L'on passe donc d'une esthétique subjectiviste à une esthétique expressément

objectiviste. Ce positivisme débouche sur une seconde opposition portant sur la nature du jugement

esthétique. Tandis que Kant distingue rigoureusement le jugement réfléchissant, qui est à l'origine

de l'expérience esthétique, du jugement déterminant, qui est projection du concept sur l'objet ; Allen

Carlson, comme Kendall Walton, fait de ce dernier la condition d'une expérience esthétique

pertinente. Il est intéressant à ce sujet de noter qu'il délaisse le vocable d'expérience esthétique au

profit de celui d'appréciation esthétique, qui laisse une plus large place à la composante objective

du jugement. De fait, il paraît absurde de dire qu'une expérience est fausse ou incorrecte, tandis

qu'une appréciation peut être viciée ou inexacte. Mais doit-on pour autant dire que la personne qui

54 Dewey distingue ainsi la sensation, qui est centrée sur l'organe récepteur, de la sensibilité, qui est un effort de concentration et d'attention à l'objet esthétique. La sensation est immédiate et superficielle, à l'inverse de la sensibilité qui convertit le sensible en expérience. Cf. John Dewey, L'art comme expérience, , Gallimard, Paris, 2005, p.218-219.

55 « Scientific information and redescription make us see beauty where we could not see it before, pattern and harmony instead of meaningless jumble. » Allen Carlson in Allen Carlson, Sheilo Lintott, Nature, Aesthetic Value and Environmentalism : From Beauty to Duty, Columbia University Press, 2008, p.56.

26

admire la fleur de haute-montagne qu'évoquait Élisée Reclus sans le moindre bagage botaniste, fait

une appréciation erronée de la fleur ? La réponse d'Allen Carlson rejoint ici celle de plusieurs autres

penseurs de l'esthétique environnementale. Le promeneur qui admire une fleur dont il ignore les

particularités, les conditions de développement et l'écosystème, ne fera qu'une expérience

superficielle de la fleur. Allen Carlson distingue, comme Ronald Hepburn et Holmes Rolston, une

appréciation esthétique sérieuse et dense (thick), d'une appréciation formelle et sommaire (thin).

Ronald Hepburn écrit :

Supposons que les contours d'un cumulus ressemblent à un panier de linge, et que nous nous

amusions à insister sur cette ressemblance. Supposons qu'en une autre occasion, nous

n'insistions plus cet aspect insolite, mais essayions à la place de prendre conscience des

turbulences internes au nuage, des vents qui le balaient et déterminent sa structure et sa forme

visible. Ne devrions nous pas déclarer que cette expérience est moins superficielle que la

première, qu'elle est plus véritable et fidèle à la nature, et, pour cette raison, plus digne d'être

menée ? S'il peut y avoir un passage, en art, entre une beauté facile et une beauté plus difficile et

sérieuse, il doit également y avoir de tels passages dans la contemplation esthétique de la

nature.56

L'expérience esthétique de la nature qui se déroule dans l'ignorance totale des objets considérés et se

contente de s'en remettre à leurs seules qualités sensibles, manque donc de profondeur et de sérieux.

Mais cela présuppose que les connaissances que nous apporte la science sur la formation des

nuages, par exemple, ont plus de valeur dans l'établissement d'une expérience sérieuse que

l'imagination ou la référence à la mythologie. Le problème des approches non-scientifiques est

qu'elles n'abordent pas la nature pour ce qu'elle est, mais à travers le filtre des intérêts humains.

L'expérience esthétique qu'Allen Carlson appelle de ses vœux est souhaitable en ceci qu'elle nous

apprend à voir les entités naturelles comme elles sont, et pas uniquement comme elles

apparaissent57.

Le critère scientifique proposé par Allen Carlson semble donc fécond à plusieurs titres.

Sur le plan esthétique, il permet de canaliser les données sensibles et d'intensifier l'expérience du

56 « Suppose the outline of our cumulus cloud resembles that of a basket of washing, and we amuse ourselves in dwelling upon this resemblance. Suppose that on another occasion we do not dwell on such freakish aspects, but try instead to realize the inner turbulence of the cloud, the winds sweeping up within and around it, determining its structure and visible form. Should we not be ready to say that this latter experience was less superficial than the other, that it was truer to nature, and for that reason more worth having? If there can be a passage, in art, from easy beauty to difficult and more serious beauty, there can also be such passages in aesthetic contemplation of nature. » Ronald W.Hepburn, “Aesthetic Appreciation of Nature,” in H.Osborne, Aesthetics in the Modern World, Thames and Hudson, Londres, 1968.

57 « That any of such descriptions are aesthetically relevant in the way suggested before is all that need to be the case in order to establish the importance of perceiving an object in the category of what it is as opposed to what it appears to be. » Allen Carlson, op.cit., p.66 .

27

sujet, exactement de la même façon que les catégories de Kendall Walton rendent l'appréciation de

l’œuvre d'art plus gratifiante. Parallèlement à cela, l'expérience esthétique informée suscite une

relation plus juste entre le sujet et son environnement naturel, elle appelle à considérer ce dernier

pour lui-même (for its own sake) et non simplement à travers le filtre des désirs et des fantaisies

humaines. A cet égard, la connaissance scientifique doit nous aider à nous défaire de nos préjugés et

à cesser de hiérarchiser esthétiquement les paysages, attendu que pour celui qui possède les

connaissances adéquates, « tout est beau dans la nature58». Cela nous reconduit aux prétentions

éthiques du cognitivisme d'Allen Carlson. Il ne s'agit pas d'étudier nos réactions esthétiques pour

elles-mêmes, mais de les replacer dans la trame des conséquences pratiques qu'elles engendrent. On

sait en effet que l'appréciation esthétique du paysage joue un rôle important dans sa conservation et,

parfois, dans sa destruction. A ce titre, la discipline de l'esthétique environnementale n'est jamais

totalement décorellée d'un souci éthique pour l'intégrité de l'environnement. Tâchons donc à présent

de voir comment ce souci se manifeste, et comment le cognitivisme esthétique permet d'y répondre.

d) Les perspectives éthiques du cognitivisme esthétique.

La vision d'une forêt récemment brûlée, nous l'avons dit, peut susciter des réactions

esthétiques fort différentes. Pour le citadin peu informé, elle risque d'entraîner du dégoût et une

sensation désagréable de désolation. A l'inverse, pour le naturaliste ou le forestier, l'expérience

promet d'être plus nuancée et moins négative, les cendres apparaissant comme la promesse du

renouveau ou comme une étape positive dans un cycle de régénération esthétiquement gratifiant.

Mais de ces deux expériences esthétiques, laquelle 'l'emporte' ? Cette question est particulièrement

importante dans la mesure où la beauté de la nature, la gratification qu'elle est censée apporter aux

promeneurs par exemple, est intégrée à des politiques concrètes de gestions du paysage. Ainsi,

comme le souligne Marcia Eaton :

La volonté de protéger les forêts du feu parce que les zones brûlées sont généralement jugées

laides a impliqué que des plantes dont la croissance était stimulée par les sols noircis qui se

réchauffent plus vite sous le soleil printanier, sont devenues plus rares.59

58 Allen Carlson, op.cit., p.126.59 « The concern to protect forests from fires because burned out areas are usually seen as ugly has meant that plants

whose growth is stimulated in burned and blackened soil that warms more quickly in the spring sun have be-come rarer. » Marcia Muelder Eaton, « Fact and Fiction in the Aesthetic Appreciation of Nature », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 56, No. 2.

28

C'est-à-dire qu'une réaction esthétique (le fait de trouver une forêt brûlée laide) a entraîné

insensiblement une modification de certains équilibres écosystémiques (prévention des feux,

raréfaction des arbres qui bénéficiaient des sols calcinés). De la même façon, Emily Brady souligne

que l'esthétique joue un rôle certain dans la délimitation de parcs naturels protégés. En Écosse, par

exemple, la NSA (National Scenic Area) rassemble une série de zones et de paysages valorisés pour

leur valeur récréative. Le scénique et le spectaculaire sont privilégiés sur d'autres qualités

esthétiques parce qu'ils sont censés plaire d'avantage aux touristes et aux citadins venus se divertir

le week-end60. Aux États-Unis, la région marécageuse des Everglades n'a été officiellement

préservée qu'en 1974, soit près d'un siècle après la créations des Parcs Nationaux emblématiques du

Yosemite et du Yellow Stone. L'appréciation esthétique de la nature possède donc un impact concret

sur la gestion du territoire et la protection des environnements naturels, c'est la raison pour laquelle

elle ne doit pas être abandonnée aux variations du goût mais doit au contraire être sanglée dans une

connaissance scientifique rigoureuse des écosystèmes concernés. S'il n'y a aucune raison valable de

privilégier le spectacle visuel sur d'autres qualités esthétiques de l'environnement, alors la science

doit fournir un cadre d'appréciation esthétique autant qu'un cadre d'action et de gestion

environnementale.

Cette position est partagée par Marcia Eaton. En effet, cette dernière ne nie pas que

nous éprouvons régulièrement des émotions esthétiques qui ne tiennent absolument pas compte de

données scientifiques. L'imagination, les souvenirs, la pure jouissance formelle suffisent parfois à

façonner notre expérience esthétique et il ne doit pas être question de hiérarchiser ces facteurs. Pour

autant, lorsqu'il s'agit de planification du territoire et de sauvegarde écologique, seul un jugement

esthétique basé sur une connaissance objective du milieu concerné doit être considéré comme

légitime :

Si nous voulons développer une base pour l'évaluation rationnelle de la pérennité écologique

d'un paysage, je suis convaincue que nous devons privilégier le cognitif. Une bande de salicaires

pourpres, avec ses couleurs vives, peut causer beaucoup de plaisir... Une vaste étendue de gazon

d'un vert profond peut entraîner d'apaisantes envolées de l'imagination. Mais tous ces objets

menacent certains écosystèmes, et seule une personne dont la réponse esthétique est basée sur la

connaissance agira en retour de façon responsable et durable.61

60 Emily Brady, Aesthetics of the Natural Environment, The University of Alabama Press, Tuscaloosa, 2003, p.226.61 « If we want to develop a basis for rational evaluation of a landscape's ecological sustainability, I am convinced that

we must stress the cognitive. A patch of purple loosestrife, with its brilliant color, may cause a lot of pleasure... A large expanse of closely clipped, deep-green grass may cause soothing flights of imagination. But all of these objects threaten certain biosystems, and only someone whose aesthetic response is based on knowledge will act in ways that are sustainable », Marcia Eaton, « The Beauty that Requires Health » in Allen Carlson, Sheilo Lintott, Nature, Aesthetic Value and Environmentalism : From Beauty to Duty, p.343.

29

Dans son essai « The Beauty that Requires Health62 », elle tente de connecter la santé écologique63 à

la gratification esthétique. Ce projet fait écho à la fameuse maxime leopoldienne : « une chose est

juste lorsqu'elle tend à préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. 64» Il

s'agit de lier le caractère sain d'un environnement au plaisir esthétique que nous en retirons, lequel

devrait nous amener par la suite à vouloir préserver cet environnement ; de sorte qu'une boucle

vertueuse s'installerait entre l'émotion esthétique et l'attitude de protection.

L'équilibre écologique et l'équilibre esthétique seront perçus simultanément. Il en découlera,

j'espère, que la santé et la beauté seront amenées à se développer ensemble. Si ceci arrive, alors

une soutenabilité à la fois esthétique et écologique en résultera.65

Il convient donc de se défaire des préjugés esthétiques qui nous amènent à n'apprécier que la

« beauté facile » que pointait Ronald Hepburn, afin d'approfondir notre appréhension esthétique du

monde naturel à travers une connaissance plus juste et plus objective de ce dernier. La jouissance

esthétique seule ne semble donc pas pouvoir fonder la considération éthique du non-humain.

Comme le souligne avec justesse Holmes Rolston, il lui semblerait étrange de soutenir qu'il respecte

sa femme parce que celle-ci est belle. La beauté fait certes partie de l'identité de sa femme, mais il

la respecte avant tout pour la valeur intrinsèque qu'elle possède, et il ne cesserait pas de la respecter

si elle était défigurée par un accident de voiture66. Fonder le respect de la nature sur sa beauté paraît

donc peu satisfaisant, en ceci que la beauté n'est jamais intrinsèque au sujet (ou au paysage) mais

résulte d'une appréhension extérieure souvent versatile. Holmes Rolston le reconnaît, si la beauté

n'est pas nécessairement réductible à l’œil du spectateur, elle n'en est pas moins éminemment

relationnelle67. Or, si l'on veut fonder une éthique de l'environnement, nous devons être capable de

respecter les entités non-humaines pour ce qu'elles sont indépendamment de nous, et non

simplement du fait qu'elles nous procurent un plaisir esthétique. Pour ce faire, Rolston distingue les

propriétés esthétiques de l'environnement (aesthetic properties) des capacités esthétiques du sujet

62 Marcia Muelder Eaton, « The Beauty That Requires Health », in Joan Nassauer, Placing Nature: Culture and Landscape Ecology, Island Press, Washington, D.C, 1997.

63 On peut se référer ici la définition que donne Aldo Leopold de la santé : « La santé, c'est la capacité de la terre à se renouveler elle-même. L'écologie, c'est notre effort pour comprendre et préserver cette capacité. » in Aldo Leopold, op.cit., p.279.

64 Aldo Leopold, op.cit., p.283.65 « Aesthetic and ecological soundness will be perceived simultaneously. The upshot will be, I hope, that health and

beauty begin to come together. If this happens, then both aesthetic and ecological sustainability may result. », Marcia Eaton, op.cit., p.358.

66 Cet exemple est tiré de son essai « From Beauty to Duty, Aesthetics of Nature and Environmental Ethics » in Arnold Berleant, Environment and the Arts, Ashgate Pub Ltd, Hampshire, UK, 2002.

67 « Well, if not exactly in the eye of the beholder, beauty in nature is always relational, arising in the interaction between humans and their world. » Holmes Rolston III, « From Beauty to Duty, Aesthetics of Nature and Environmental Ethics » in Arnold Berleant, op.cit.

30

qui les appréhende (aesthetic capacities). Les propriétés esthétiques sont inhérentes à l'objet et

indépendantes de la saisie sensible que nous en faisons. Ainsi, la synthèse de chlorophylle qui rend

les feuilles vertes et agréables à l’œil est indépendante du fait que nous les contemplions ou pas. La

science permet de comprendre le fonctionnement autonome des entités naturelles et donne en ce

sens accès à une beauté sérieuse et profonde (thick) qui n'implique pas de dommages pour notre

environnement. Le regard actualise une qualité latente du paysage ou de l'animal ; la beauté. Cette

dernière est découverte dans la nature et non projetée sur elle. Il s'agit de « laisser nos critères de

beauté être réformés par les standards de la communauté biotique68 », c'est-à-dire d'accueillir plus

que de projeter, de rencontrer plus que de déformer. Le fait que les mathématiques aient été

inventées par les hommes n'empêche pas que le monde soit régit par des lois mathématiques

indépendamment des hommes ; de la même manière, l'équilibre, la symétrie, l'harmonie, la diversité

des formes et des couleurs existaient dans le monde naturel avant que nous les trouvions belles. Le

lien entre l'esthétique environnementale et l'éthique est alors plus complexe que celui véhiculé par

l'imagerie romantique des associations de défense de l'environnement. Certes, nous sommes inclinés

à préserver ce que nous trouvons beau, mais dans ce cas la préservation dépend précisément de nos

goûts, ce qui n'est pas acceptable en vue d'une appréhension éthique du non-humain. Holmes

Rolston, pour conclure son essai, résume ainsi :

L'esthétique peut-elle constituer un fondement adéquat à l'éthique environnementale ? Cela

dépend du degré de profondeur de votre esthétique. Non là où la plupart des esthéticiens

débutent, c'est-à-dire de façon relativement superficielle (bien qu'esthétiquement sophistiquée).

Oui, de plus en plus, là où l'esthétique en vient à se fonder sur l'histoire naturelle, et où les

hommes se donnent une place appropriée dans le paysage. Est-ce que l'éthique a besoin d'une

telle esthétique pour être adéquatement fondée ? Oui, en effet.69

Deux éléments ressortent de cette conclusion : Tout d'abord nos émotions esthétiques ont un rôle

important à jouer dans le développement d'une éthique de l'environnement. Il est manifeste que

nous tendons à conserver et protéger ce que nous trouvons beau, et que l'expérience sensible de la

nature ne peut être oblitérée ou négligée dans la fondation de pratiques respectueuses à l'égard des

entités non-humaines. Mais ce lien ne doit pas en rester au stade de l'esquisse naïve, il doit au

contraire faire face aux problématiques inhérentes à l'insertion de l'esthétique dans le giron de

68 « (…) let our criteria for beauty be reformed by the standards of biotic community. », Holmes Rolston III, op.cit.69 « Can aesthetics be an adequate foundation for an environmental ethic? This depends on how deep your aesthetics

goes. No, where most aestheticians begin, rather shallowly (even though they may be aesthetically rather sophisticated). Yes, increasingly, where aesthetics itself comes to find and to be founded on natural history, with humans emplacing themselves appropriately on such landscapes. Does environmental ethics need such aesthetics to be adequately founded? Yes, indeed. » Ibid.

31

l'éthique : il s'agit, pour échapper aux caprices du goût et à la versatilité de la mode, de fonder

l'esthétique sur les sciences naturelles. Alors seulement, il est possible de parvenir à un paradigme

esthético-éthique viable. Ce paradigme devra également permettre de prévenir des pratiques

écologiquement nocives souvent réalisées à des fins esthétiques. Les exemples de telles pratiques

abondent et doivent inciter à une forte vigilance quant à l'association entre éthique et esthétique.

Yuriko Saito évoque ainsi le « Augusta National Syndrome » soit le phénomène, particulièrement

manifeste aux États-Unis, qui consiste pour certains particuliers à vouloir façonner leur jardins

d'après les canons esthétiques du terrain de golf70. Ces transformations, qui ont un motif

explicitement esthétique, n'en sont pas moins écologiquement dévastatrices : les étangs sont arrosés

de colorants aquatiques destinés à les rendre turquoises, les pelouses sont saturées d'engrais et

tontes quotidiennement, en somme, l'environnement naturel est plié à des canons artificiels qui ne

respectent aucunement le fonctionnement et l'équilibre propre des écosystèmes concernés.

Inversement, certains phénomènes écologiquement négatifs comme l'apparition d'espèces invasives

qui réduisent la biodiversité et appauvrissent les sols font parfois l'objet d'appréciations esthétiques

positives. C'est le cas du Rhododendron Ponticum qui conjugue des couleurs chatoyantes et un effet

dévastateur sur son environnement71, c'est le cas également des cerfs, emblème d'une faune

charismatique que le public ne souhaite pas voir tués même lorsqu'ils déséquilibrent les

écosystèmes forestiers72, c'est le cas enfin des salicaires pourpre précédemment évoquées par

Marcia Eaton... En somme, les exemples de conflits entre la gratification esthétique et la santé

écologique sont nombreux, et le modèle cognitiviste présente l'intérêt de refuser la superficialité

d'une esthétique non-informée. Il promeut ainsi la science au rend d'arbitre des émotions

esthétiques, disqualifiant celles qui procèdent d'intérêts subjectifs et partiaux, et valorisant celle qui

s'appuient sur une connaissance de la nature de l'objet considéré.

On peut néanmoins émettre une réserve sur l'efficience d'une telle association entre

l'esthétique et l'éthique : la personne qui trouve belles les trouées colorées de salicaires pourpres

risque de continuer à les trouver belles, quand bien même elle apprendrait que ces fleurs possèdent

une influence néfaste sur les écosystèmes qu'elles colonisent. Nous pouvons nous empêcher de

considérer esthétiquement un phénomène que nous estimons moralement condamnable (une parade

militaire, par exemple), mais c'est alors notre conscience morale qui s'oppose à notre appréciation

esthétique, et non notre appréciation esthétique qui est à proprement parler modifiée par notre

70 Le terrain de golf du Augusta National constitue le parangon de cette esthétique aseptisée. 71 Emily Brady, op.cit., p.247.72 « Even in the presence of trees ravaged by deer who in their own way do indeed fight for food we continue to think

of all deer as Bambis, the consequence being that forest man-agers find it difficult to convince the public that their numbers should be severely decreased in some areas. » Marcia Eaton, « Fact and Fiction in the Aesthetic Appreciation of Nature », art.cit.

32

conscience morale. A cela, Patricia Matthews répond que la connaissance scientifique n'est certes

pas performative, elle ne bouleverse pas nos goûts esthétiques instantanément mais doit faire l'objet

d'un travail continué. Elle précise ainsi que « percevoir à travers une catégorie scientifique demande

du temps et de l'expérience. Nous devons apprendre à voir la salicaire pourpre comme dangereuse

dans certains contextes.73 » Elle illustre cet argument à l'aide de l'exemple d'un bleu sur le visage

d'un enfant. Les nuances bleutées et violacées qui se diffusent sur la peau de l'enfant peuvent être

dites belles lorsqu'elles sont abstraites de tout contexte. Elles possèdent des propriétés esthétiques

manifestes, mais il nous est malgré tout difficile de prendre du plaisir à les contempler lorsque nous

savons qu'elles découlent d'actes de maltraitance : « Ça n'est pas seulement que le bleu est vu

comme triste et beau à la fois, mais la tristesse imprègne la beauté et modifie sa qualité

esthétique.74» Il s'agit donc d'appréhender esthétiquement les blessures écologiques comme nous

appréhenderions les blessures d'un humain. Là où la surface des choses peut être trompeuse et ne

receler qu'une beauté artificielle et nocive, la connaissance scientifique doit nous permettre

d'éduquer notre œil à une appréhension à la fois plus juste et plus profonde des entités non-

humaines.

La science semble donc fournir les catégories sous lesquelles nous pouvons nous

rapporter de façon objective et respectueuse aux entités naturelles. Grâce à elle nous cessons de

projeter sur le faon l'image de Bambi, d'attendre de chaque paysage des qualités scéniques

stéréotypées ou encore de nous émerveiller devant des phénomènes explicitement nuisibles et

nocifs. Mais dans ce cas pourquoi ne pas ne pas fonder une éthique de l'environnement sur les

seules sciences naturelles et délaisser l'émotion esthétique, si prompte à nous fourvoyer et à nous

éloigner des réalités écologiques ? Deux remarques répondent partiellement à cette interrogation.

Celle de Holmes Rolston tout d'abord, qui évoque au début de son essai From Beauty to Duty le rôle

de plus en plus important de l'esthétique dans notre rapport à la nature75, et celle d'Aldo Leopold qui

décline à plusieurs reprises dans son Almanach l'importance de l'émotion dans le développement

d'une éthique de l'environnement : « Nous ne sommes potentiellement 'éthiques' qu'en relation à

quelque chose que nous pouvons voir, sentir, comprendre, aimer d'une manière ou d'une autre.76 »

L'émotion esthétique, le plaisir que nous prenons à voir, sentir, toucher les entités naturelles est co-

extensive au souci éthique que nous éprouvons pour nos compagnons non-humains. Ce souci n'est

73 « Perceiving under the scientific category take time and experience. We have to learn to see the loosestrife, in certain context, as harmful. » Patricia Matthews, art.cit.

74 « It is not just that the bruise is viewed as both sad and beautiful, but the sadness pervades the beauty and changes its aesthetic quality. » Ibid.

75 « Aesthetic experience is among the most common starting points for an environmental ethic. Ask people, 'Why save the Grand Canyon or the Grand Tetons, and the ready answer will be, 'Because they are beautiful. So grand!' » in Holmes Rolston III, art.cit.

76 Aldo Leopold, op. cit., p.271.

33

jamais purement rationnel mais possède une texture affective irréductible, ce qui fait dire à Aldo

Leopold que « L'évolution d'une éthique de la terre est un processus intellectuel autant

qu'émotionnel77 ». Cela signifie qu'il faut composer avec l'émotion et non la rejeter. Le rôle de la

connaissance scientifique est précisément de canaliser cette émotion, de la corriger lorsqu'elle se

fourvoie et d'engendrer une « compréhension critique de la terre78 ». Holmes Rolston formule un

constat similaire : l'émotion esthétique est d'ores et déjà au cœur de notre rapport à l'environnement,

c'est un donné avec lequel il nous faut travailler si l'on veut bâtir une éthique viable. Attendu qu'elle

joue un rôle parfois néfaste dans la gestion des entités naturelles, cette émotion doit être informée,

corsetée par une connaissance attentive du fonctionnement des écosystèmes.

Résumons ce premier développement. Depuis le XVIIIe siècle, l'émotion esthétique est

traditionnellement perçue comme une émotion spontanée, libre et non-conceptuelle. Faire

l'expérience esthétique d'un objet, ce serait jouir de ses qualités formelles sans les rattacher à

quelque intérêt pratique ou catégorie conceptuelle que ce soit. Cet héritage formaliste est contesté

par le mouvement cognitiviste qui s'attache, à partir de l'article de Kendall Walton, à démontrer que

nos émotions esthétiques font continuellement écho à des connaissances, vraies ou fausses, au sujet

de l'objet que nous contemplons. Ces connaissances peuvent rendre l'expérience esthétique tantôt

vibrante et profonde, tantôt étriquée et désagréable. Le recours à un cadre conceptuel permet alors

de juger du caractère approprié de l'appréciation esthétique : de la même façon qu'il n'est pas correct

de dire du dodécaphonisme qu'il est inaudible tout en se référant aux canons de la musique tonale, il

n'est pas non plus satisfaisant de mépriser les marais parce qu'ils ne rassemblent pas les traits

dramatiques attendus par la tradition paysagère romantique. Ce postulat permet à Allen Carlson de

proposer un modèle d'appréciation esthétique de la nature qui tienne compte des caractéristiques

propres aux entités non-humaines considérées. Les sciences naturelles doivent fournir un cadre

conceptuel à même de canaliser l'émotion esthétique, c'est-à-dire non pas de l'annuler ou de

l'écraser sous des considérations intellectuelles, mais de l'orienter tout en l'intensifiant. Cette

canalisation est d'autant plus importante que les émotions esthétiques sont déjà mobilisées dans le

cadre de nos rapport à la nature mais qu'elles le sont le plus souvent de façon inconséquente.

L'expérience esthétique doit permettre de renforcer une relation éthique entre l'humain et le non-

humain, c'est-à-dire une relation de respect qui ne soit pas basée sur un plaisir esthétique contingent

et versatile, mais sur un plaisir fondé objectivement par les sciences. Dans cette perspective, éthique

et esthétique ne se confondent pas mais peuvent s'intensifier mutuellement avec le concours de la

77 Ibid.78 Ibid.

34

connaissance scientifique. Cette association n'implique pas un recouvrement mutuel : l'émotion

esthétique n'est pas indispensable au comportement éthique et inversement. On peut par exemple

militer pour le respect de la valeur intrinsèque des animaux sans faire l'expérience esthétique de ces

derniers, et il existe un certain nombre d'engagements éthiques qui n'appellent pas de paramètre

esthétique. Pour autant, l'esthétique constitue un champ d'expérience particulièrement influent dans

nos vies ; elle contribue souvent à intensifier nos relations à la nature et incarne à ce titre un

puissant levier pour le développement d'un souci éthique pour le non-humain. Mais ce souci n'est-il

légitime qu'une fois passé le filtre de la connaissance scientifique ? Toute expérience esthétique

non-cognitive est-elle nécessairement vaine au regard d'une éthique de l'environnement ?

35

CHAPITRE II

VERS UNE ALTERNATIVE NON-COGNITIVE.

Peut-on penser une association féconde entre l'esthétique et l'éthique sans référence aux

critères cognitifs énoncés par Allen Carlson ? Une telle association semble à première vue périlleuse

dans la mesure où, nous l'avons vu, la connaissance scientifique est précisément ce qui permet à

l'esthétique de s'accorder aux perspectives éthiques de l'écologie. L'esthétique, domaine

traditionnellement perçu comme subjectif et relatif, serait adaptée aux impératifs d'objectivité et

d'universalité réclamés par l'éthique à travers l'intégration d'une structure conceptuelle fournie par

les sciences naturelles. Cette structure, censée faire l'objet d'un consensus entre les hommes,

permettrait d'harmoniser les diverses appréciations esthétiques de l'environnement et de les rendre

conformes aux exigences écologiques des environnements concernés. Mais cela implique aussi que,

par contraste avec ce premier modèle, les théories esthétiques qui ne se fondent pas sur la science se

trouvent automatiquement boutées hors du giron de l'éthique environnementale, condamnés à ne

donner corps à aucun concept opérant dans le cadre de notre relation à l'environnement.

Or, le modèle proposé par Allen Carlson ne va pas sans soulever un certain nombre de

critiques qu'il convient d'aborder si l'on souhaite esquisser des alternatives viables au cognitivisme.

Ces critiques se polarisent autour d'une ligne argumentative dite non-cognitive au sein de

l'esthétique environnementale. Il convient toutefois de préciser que l'esthétique environnementale ne

se divise pas en blocs homogènes et opposés, que seraient le courant cognitiviste d'un côté et le

courant non-cognitif de l'autre. Il existe, dans le spectre qui relie ces deux pôles, une pluralité de

théories intermédiaires qui synthétisent des éléments de réflexion variés. Les tenants d'une

esthétique cognitiviste ne s'accordent pas tous sur la place que doit tenir la connaissance

scientifique, et, inversement, les auteurs qui soutiennent une approche non-cognitive ne rejettent pas

en bloc le rôle du savoir dans le déroulement de l'expérience esthétique. Plusieurs postulats

soutenus par des auteurs dits non-cognitivistes, comme Arnold Berleant, Emily Brady ou encore

Yuriko Saito, s'opposent en revanche explicitement au modèle carlsonien de l'appréciation

esthétique. Ces oppositions sont de plusieurs ordres. La plus massive concerne l'exclusivité du

schème scientifique et la discrimination des expériences esthétiques selon ce schème. Ce qui semble

36

en effet irréaliste et réducteur, c'est moins la reconnaissance de la connaissance scientifique comme

guide de l'expérience esthétique, que l'exclusion des autres paramètres extra-esthétiques dans le

déroulement de cette dernière (imagination, mythes, habitudes, souvenirs, etc). Dans les faits, il est

manifeste que nous convoquons toutes sortes de pensées lorsque nous faisons l'expérience

esthétique de notre environnement et que ces dernières ne répondent pas toutes aux critères de

scientificité réclamés par Allen Carlson. Les remarques les plus récurrentes adressées à ce dernier

consistent donc à pointer son réductionnisme : l'expérience esthétique telle qu'elle est réellement

vécue procède d'influences multiples et ne saurait être qualifiée d'illégitime lorsqu'elle n'intègre pas

de données scientifiques.

Cependant, on se souvient que l'argument des cognitivistes ne consiste pas à nier l'existence

factuelle d'expériences esthétiques non-informées mais à les placer dans la perspective d'une norme

éthique : il n'est ni correct ni juste d'appréhender un faon à travers l'image de Bambi, ou un marais à

travers les canons de la peinture romantique. Ces appréhensions sont inappropriées dans la mesure

où elles ne considèrent pas l'objet pour ce qu'il est en lui-même. Comme le dit Holmes Rolston79,

nous devons baser l'éthique environnementale sur la valeur intrinsèque du non-humain, c'est-à-dire

sur l'environnement compris comme ce qui existe vraiment (what is actually there) et

indépendamment de nous (independently from human encounter). Rappelons ici que l'enjeu éthique

posé par Allen Carlson se construit de la façon suivante : ou bien nous parvenons à faire de

l'esthétique une discipline objective, auquel cas elle peut légitimement appuyer une éthique de

l'environnement ; ou bien l'esthétique demeure le propre du subjectif et du relatif, et dans ce cas elle

perd toute opérativité dans le champ éthique et politique de l'écologie. Ce dilemme s'appuie sur

deux postulats que nous souhaiterions ici discuter : (1) que l'éthique environnementale doit se

fonder sur des postulats strictement rationnels et universalisables pour être légitime, (2) que

l'objectivité éthique est idéalement accomplie et atteinte grâce aux sciences naturelles. Ces postulats

devront être appréhendés de façon critique afin de voir s'il est possible de penser une esthétique

personnelle et située qui puisse malgré tout informer et nourrir nos engagements éthiques.

Ceci nous amènera dans un premier temps à appréhender les alternatives proposées par les

tenants d'une esthétique non-cognitive, tels Arnold Berleant et Emily Brady. Il s'agit de penser

l'expérience esthétique indépendamment du schème scientifique sans pour autant abandonner la

perspective éthique de cette expérience. Faire l'expérience esthétique du monde qui nous entoure

permettrait selon certaines perspectives de créer une relation au non-humain favorable à

l'épanouissement d'une attitude éthique, sans nécessairement passer par le geste épistémique

carlsonien. Il s'agira donc d'appréhender la profondeur de cette relation, ainsi que le degré et la

79 Holmes Rolston III, « From Beauty to Duty », art.cit.

37

nature du renfort qu'elle apporte à l'éthique environnementale. Cette approche nous amènera en

outre à observer les déplacements conceptuels qu'elle engendre aussi bien dans le champ de

l'éthique que dans celui de l'esthétique, les deux étant solidaires de certains postulats sur lesquels il

conviendra de revenir. Cependant, les alternatives non-cognitives ne consistent pas non plus à

rejeter en bloc le rôle du savoir dans l'expérience esthétique, mais bien plutôt à interroger sa place,

son fonctionnement mais aussi son partage. Que révèle l'objectivisme convoqué par Allen Carlson ?

De quelle objectivité se réclame-t-il ? Qui possède la connaissance scientifique et qui en est

dépourvu ? Qui est légitime pour apprécier esthétiquement le non-humain et qui ne l'est pas ?

Comment cette connaissance est-elle produite ? Il s'agira de montrer que le paradigme de la

connaissance scientifique, ainsi que le type d'objectivité qui lui est attaché, sont loin de constituer

des prétentions neutres, et insèrent un biais contestable dans l'établissement d'une association entre

éthique et esthétique environnementale. Le cognitivisme esthétique pose en outre un problème

épistémologique ; Allen Carlson ne précise jamais réellement ce qu'il place derrière la notion de

'connaissance scientifique', affirmant à plusieurs reprises que le contenu cognitif de l'appréciation

esthétique se distribue dans un spectre allant du sens commun (common knowledge) à l'érudition

scientifique. L'émotion esthétique n'est-elle valide que lorsqu'elle s’appuie sur une connaissance

strictement scientifique ? Que révèle la volonté de se départir des composantes subjectives de cette

émotion ? Il s'agira de voir ce que trahit cette pulsion d'affranchissement du local et du particulier, si

elle est nécessaire ou s'il est possible de penser d'autres façons de répondre aux enjeux éthique de

l'écologie.

a) Changer de postulats : la critique écoféministe.

L'opposition insistante au sein de l'éthique environnementale entre l'émotion, prétendument

subjective et inconséquente, et la raison, faculté salvatrice d'analyse et d'abstraction, a fait l'objet

depuis une trentaine d'années d'une critique incisive et riche de la part des théoriciennes de

écoféminisme. L'écoféminisme, vocable né en 1974 sous la plume de la féministe française

Françoise d'Eaubonne, peut désigner deux réalités distinctes : il s'agit à la fois d'un ensemble de

pratiques militantes – environnementalistes, antimilitaristes, anti-nucléaires – assumées par des

groupes de femmes en résistance aux oppressions patriarcales qui affectent à la fois les femmes et la

nature ; et d'un champ théorique qui s'attache à questionner les fondations conceptuelles de

l'environnementalisme contemporain. Il existe donc un écoféminisme activiste et un écoféminisme

académique, les deux constituant des champs d'opérativité distincts bien que complémentaires.

38

Dans le cadre de notre enquête, nous nous concentrerons sur le versant théorique de l'écoféminisme,

qui constitue à lui seul un courant de réflexion hétérogène et pluriel dont nous ne pourrons résumer

ici la diversité de façon exhaustive. Nous tâcherons néanmoins d'analyser les lignes argumentatives

développées par certaines écoféministes qui permettent d'enrichir et de complexifier la critique de

cognitivisme esthétique qui nous occupe.

Tout d'abord, il convient de rappeler les fondations conceptuelles de l'écoféminisme, sur

lesquelles s'accordent une majorité de courants par ailleurs divergents. A la base de la réflexion

écoféministe se trouve la dénonciation d'une double logique de domination : celle des hommes sur

les femmes d'une part, et celle des hommes sur le monde naturel d'autre part. Le développement

d'une société patriarcale apparaît comme coextensif à l'instrumentalisation et à la réification de la

nature. De la même façon que l'homme objectifie et domine la femme, il s'arroge la maîtrise de la

nature. Plus récemment, la critique écoféministe s'est élargie en établissant que la domination de

l'homme ne s'exerce pas seulement sur la figure de la femme et de la nature, mais qu'elle est aussi

une domination du blanc sur le colonisé, du riche sur le pauvre. A ce titre, l'écoféminisme constitue

un courant de réflexion riche et habilité à mettre en lumière les mécanismes de domination aussi

bien symboliques qu'économiques, à un niveau inter-personnel aussi bien que systémique. Partant

de cette structure de domination réticulaire et des phénomènes de renforcement interne qui la

caractérisent, l'écoféminisme s'attache aussi bien à expliciter et à mettre au jour cette structure, qu'à

lui trouver des alternatives. Ces deux moments de l'analyse écoféministe nous intéressent, puisqu'il

s'agit non seulement de voir si le cognitivisme esthétique tombe sous la coupe des critiques

écoféministes mais aussi de voir en quoi l'écoféminisme fraie de nouvelles pistes de réflexion

susceptibles d'informer le rôle de l'esthétique dans la refonte de nos rapports à la nature.

En guise de rappel, on se souvient qu'une dichotomie franche entre l'émotion et la raison

semble à l’œuvre chez les cognitivistes, mais n'est jamais en tant que telle questionnée. C'est

précisément ce genre d'opposition dualiste que l'écoféminisme s'attache à déconstruire. Il s'agit de

montrer que ce que nous tendons à opposer de façon apparemment spontanée et naturelle, procède

en réalité de structures conceptuelles oppressives fondées sur des bifurcations historiques définies.

Il apparaît que le statut privilégié de la raison, c'est-à-dire de la capacité à raisonner de façon

objective en s'abstrayant des conditions particulières au sein desquelles nous évoluons, s'est

constitué par opposition à une série de qualités-repoussoir : le naturel, le féminin, l'animal, le

corporel, l'émotionnel etc. La raison est donc le pôle depuis lequel peut être discriminé et

subordonné tout ce qui ne s'assimile pas à l'homme blanc autonome et raisonnable. La femme,

l'homme de couleur, l'entité non-humaine, se définissent dès lors par une série de défauts : manque

39

d'autonomie, manque de rationalité et d'objectivité... Ils sont ce que l'homme occidental n'est pas80.

La puissance de ce réseau de dualisme réside dans sa capacité à échapper à la pensée tout en la

structurant : il est invisible parce qu'il est omniprésent. Dès lors, on comprend bien le caractère

problématique d'un recours à la raison, à la science, à l'objectivité et à l'universalité, au cœur même

d'une réflexion sur l'éthique environnementale. L'écoféministe Marti Kheel souligne à juste titre

cette faiblesse des approches contemporaines de l'éthique environnementale qu'elle nomme

ironiquement « savior theories81 ». Le défaut de ces théories, c'est précisément qu'elles ne sortent

pas des logiques de domination qui hiérarchisent et subordonnent l'émotionnel aux « muscles » de

la raison. Leurs débats restent enclavés dans un topos conquérant et héroïque peu en phase avec ce

que nécessiterait un nouveau rapport au monde naturel. Il s'agit de sauver « la » nature, assimilée à

une demoiselle en détresse (damsel in distress) à l'aide d'une théorie morale équipée du glaive de la

raison. Mais elle pointe très justement le paradoxe suivant :

Cette même raison qui avait été utilisée pour ôter toute valeur à la nature (à travers

l'objectivation et l'imposition d'une hiérarchie) est désormais convoquée pour lui donner à

nouveau une valeur. Une bonne éthique, selon cette conception, doit transcender le domaine de

la contingence et de la particularité, se fondant non pas sur des instincts douteux, mais plutôt sur

des principes et des règles abstraites rationnellement développés. Elle doit tenir par elle-même,

comme une construction autonome, distincte de nos inclinaisons personnelles et de nos désirs,

qu'elle est destinée à contrôler. L'éthique est prévue pour opérer comme une machine. Les

sentiments sont au mieux considérés comme sans intérêt, au pire comme de dangereuses

intrusions qui entravent la « machinerie éthique »82.

Si Allen Carlson ou Holmes Rolston valorisent malgré tout l'émotion esthétique, c'est à la condition

qu'elle se moule dans les canaux de la connaissance scientifique et se déprenne de son caractère

situé et personnel. L'émotion esthétique est tantôt considérée comme un outil au service de

l'éthique, tantôt comme un donné incompressible avec lequel il faut de toute façon composer. Mais

son rôle demeure limité par les postulats ratio-centrés d'une telle éthique : là où Holmes Rolston,

reconnaissant le caractère plaisant et vivifiant de l'esthétique, avance qu'elle pourrait engendrer un

80 Pour le dire dans les mots de Val Plumwood : « Nature includes everything that reason excludes. » in Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Routledge, London, 1993, p.20.

81 Marti Kheel, « From Heroic to Holistic Ethics : The Ecofeminist Challenge » in Greta Gaard, Ecofeminism : Women, Animals, Nature, Temple University Press, Philadelphia, 1993.

82 « The same reason that was used to take value out of nature (through objectification and the imposition of hierarchy) is now asked to give it value once again. A sound ethic, according to this view, must transcend the realm of contingency and particularity, grounding itself not in our untrustworthy instincts, but rather in rationnaly derived principles and abstract rules. It must stand on its own as an autonomous construct, distinct from our personal inclinations and desires, which is designed to control. Ethics is intended to operate much like a machine. Feelings are considered, at best, as irrelevant, and at worst, as hazardous intrusions that clog the « ethical machinery ». Marti Kheel, op.cit.

40

« joyful caring83 » et rendre le devoir moral moins austère, Allen Carlson aboutit à un repli similaire

sur la rationalité scientifique et l'objectivisme éthique. Mais ce repli est insatisfaisant précisément

parce qu'il mobilise un modèle de pensée et d'action qui porte en lui le germe de la domination,

comme le souligne Marti Kheel. Partant de là, on comprend mieux qu'il est problématique de rejeter

la domination de l'homme sur la nature d'un côté, et de reconduire la domination du rationnel sur

l'émotionnel de l'autre, de l'expert sur le profane, de l'universitaire sur la « petite dame en

baskets84». Dans le cadre de cette domination, la reconnaissance de la valeur du non-humain devrait

demeurer purement cognitive et indépendante des inclinaisons émotionnelles promptes à fourvoyer

notre jugement. Nous devrions respecter les entités non-humaines de façon désintéressée et selon

des principes rationnels et universels. Cette position, ainsi que le recours récurrent à l'image de

l'agent moral rationnel-autonome85 est problématique dans la mesure où, comme le souligne Val

Plumwood, « La raison et l'émotion, comprises de cette façon, forment un dualisme imbriqué dans

un ensemble qui protège et renforce le dualisme humain/nature.86 » Il est en effet important de

relever que les dualismes qui sont à la racine de la pensée occidentale ne sont pas indépendants les

uns des autres, mais s'entre-répondent et se consolident mutuellement. Ainsi, la dépréciation de la

femme par rapport à l'homme fait écho à celle de la nature par rapport à l'humain, et de l'émotion

par rapport à la raison. Fonder l'esthétique sur un paradigme scientiste et objectiviste sans prendre le

temps de questionner ce qui nous amène à penser ce type d'objectivité comme supérieur est donc

insatisfaisant. Dans son essai précédemment cité, Marti Kheel dresse un parallèle entre les « savior

theories » et la médecine allopathique87. Cette dernière peut certes guérir le mal qui entame un

organisme, mais elle échoue à percevoir et à enrayer les causes globales qui ont mené à la maladie.

Si l'on veut soigner d'avantage que les symptômes de la crise environnementale, il convient donc de

passer au crible de la critique les oppositions binaires qui sous-tendent et justifient

l'instrumentalisation de la nature. Pourquoi une réponse émotionnelle et personnelle serait-elle

moins légitime qu'une réponse cognitive et objective ? En disqualifiant l'amour, l'empathie, la

sollicitude comme attitudes morales, ne reproduisons-nous pas les antinomies nocives que cultive

une partie de la tradition occidentale ?

83 « Logically, one ought not to destroy beauty; psychologically, one does not wish to destroy beauty. Such behavior is neither grudging nor reluctant, never constrained by disliked duties to an other; rather, this is joyful caring, pleasant duty, reliable and effective because of the positive incentive. » Holmes Rolston III, « From Beauty to Duty », art.cit.

84 Nous faisons ici référence à l'anecdote que rapporte Marti Kheel dans son essai: « In a nationwide march on Washington for animal rights held on June 10, 1990, one (male) speaker boasted that 'we are no longer a movement of little old ladies in tennis shoes, ours is a movement with intellectual muscle.' » Marti Kheel, op.cit.

85 La notion d'agent rationnel-autonome est particulièrement présente, par exemple, dans la pensée biocentriste de Paul Taylor.

86 « Reason and emotion so understood form a dualism, part of the interwoven set which protects and strengthens human/nature dualism. » in Val Plumwood, op.cit, p.168.

87 « Just as Western allopathic medicine is designes to treat illness, rather than maintain health, Western ethical theory is designed to remedy crisis, not maintain peace. » Marti Kheel, op.cit.

41

Il apparaît, à la lumière de cette première introduction de la critique écoféministe, qu'il est

problématique de poser comme un donné l'opposition de l'affectif et du rationnel, du subjectif et de

l'objectif. En outre, un second problème émerge avec l'usage que font les cognitivistes de cette

opposition. Attendu que, selon ces derniers, l'expérience esthétique est a priori trop personnelle et

partiale, il convient alors de l’enchâsser dans un cadre neutre et impartial : la science. On s'étonne

ici de ce que le recours à la science se fasse sans véritable recul critique de la part des cognitivistes :

est-il certain que les sciences naturelles soient exemptes de biais culturels ? échappent-elles aux

logiques de domination que s'attachent à pointer les écoféministes ? Qu'est-ce que les cognitivistes

placent sous le label scientifique ? Ces questions nous placent d'emblée dans le champ de

l'épistémologie féministe, et des déplacement conceptuels qu'elle entraîne. Le questionnement porte

principalement sur l'usage problématique qui est fait du concept d'objectivité: pourquoi l'objectivité,

pensée comme affranchissement du particulier et du situé, doit-elle être considérée comme

supérieure dans le champ épistémologique et éthique ? De quelle objectivité parle-t-on, lors que l'on

oppose l'objectif au partiel et au singulier ? Pour y répondre, il convient de se référer à ce que

Holmes Rolston développe dans son essai « Does the aesthetic appreciation of landscape need to be

science based ? ». Le point de départ du cognitivisme, on s'en souvient, consiste à lier la valeur

esthétique (le beau) à la valeur intrinsèque, censée déboucher sur le devoir moral. Mais le principal

problème que rencontre une telle liaison, c'est précisément que nous ne trouvons pas toujours la

nature belle. Elle regorge en réalité de phénomènes que sommes spontanément portés à trouver

repoussants ou esthétiquement négatifs. La science apparaît alors comme ce qui permet de corriger

ces jugements, en inscrivant les dits phénomènes repoussants à l'échelle des flux et des équilibres

écosystémiques. L'exemple le plus célèbre à ce sujet dans le champ de l'esthétique

environnementale est celui de la carcasse de cerf grouillante de vers88. L'odeur, la prolifération de

larves blanchâtres et la vision des chairs pourrissantes nous poussent à formuler un jugement

esthétique négatif ; mais si nous parvenons à voir, à travers ces traits sensibles, les phénomènes

naturels qui œuvrent à une échelle plus large, alors nous cesserons d'être dégoûtés. De la même

façon, la vue d'une gazelle se faisant dévorer sera considérée comme belle si nous parvenons à voir

dans ce festin l'expression de lois naturelles immuables. En somme, le particulier doit être

transcendé afin d'être correctement apprécié, il doit être considéré comme l'instanciation sensible de

processus systémiques, et c'est à ce titre que la considération sera dite objective. Cette acceptation

de l'objectivité comme point de vue général est réitérée par Holmes Rolston à travers la référence au

god's-eye-view89. Ce qui semble laid depuis notre perspective limitée, humaine, est beau depuis la

88 « If hikers come upon the rotting carcass of an elk, full of maggots, they find it revolting. But this momentary ugliness is shot in an ongoing motion picture » in Holmes Rolston III, Environmental Ethics, Temple University Press, Philadelphia, 1988, p.239.

89 Allen Carlson décèle dans cette expression une réponse théologique analogue à celle qui suit la question du mal :

42

vue englobante que Dieu a du monde. Le god's-eye-view incarne alors un idéal régulateur qui nous

guide vers une perspective totale permettant d'embrasser la beauté absolue du monde naturel à

travers la considération des équilibres et des forces systémiques qui le constituent. Cette idée est

illustrée à travers un autre exemple que mobilise Holmes Rolston, celui du lien esthétique étroit qui

liait ses parents à leur région90. Comme il l'indique, ces derniers étaient attentifs à des détails et à

des nuances qualitatives qui auraient probablement échappé à un visiteur occasionnel. Mais cette

étroitesse est justement perçue à travers la bivalence sémantique du mot : l'étroitesse définit à la fois

l'intensité et la limite de la relation. La relation intime, affective et familière que ses parents

entretenaient avec leur terre était une relation partiale. Il précise ainsi que c'est en vertu de cette

partialité que ses parents auraient été amenés à juger que les terres du Dakota sont pauvres et

laides, par exemple91. Or, ce jugement est biaisé et ne procède pas de catégories objectives, mais

d'habitudes esthétiques subjectives. Les sciences naturelles constituent donc un outil de

dépassement de la partialité et de transcendance des points de vue particuliers, l'objectivité

apparaissant comme l’accomplissement de ce dépassement. Difficile ici de ne pas faire de parallèle

entre le god's eye view esthétique de Rolston et la critique que fait Donna Haraway du « gaze from

nowhere ». Dans son manifeste sur les Savoirs situés92, Donna Haraway souligne le dilemme dans

lequel sont prises une grande partie des féministes, les écoféministes y compris. En critiquant

l'objectivité scientifique masculine et conquérante du XXe siècle, et en lui opposant un savoir plus

intuitif et incarné dont les femmes seraient dépositaires, les féministes ont tout bonnement tendu à

s'exclure des prétention à l'objectivité et à s'interdire toute prise de pouvoir au sein des sciences. Or,

l'enjeu de l'épistémologie féministe n'est pas de renier tout appel à l'objectivité, mais de penser

autrement l'objectivité. Donna Haraway emploie, pour illustrer cet enjeu, la métaphore de la vision.

La vision a souvent été considérée comme le plus objectif et le plus spirituel des cinq sens, celui qui

permet une distance entre l'observateur et l'objet de son observation, et à ce titre elle a souvent été

rejetée par l'épistémologie féministe qui y voyait la rémanence d'un modèle d'objectivité abstrait et

détaché. Pourtant, Haraway souligne que la vision peut constituer une bonne allégorie pour la

constitution d'une nouvelle objectivité en ceci que la vision est toujours incarnée, située, partielle.

La vision comme métaphore de la connaissance pose une multiplicité de questions : avec quoi

« The reply to what appears to be evil from our view is in fact not evil from god's-eye view. » Il s'agit d'apprendre à voir la nature comme entièrement belle, même si certains de ses détails apparaissent laids depuis des perspectives restreintes. Allen Carlson, « 'We see beauty now where we could not see it before' : Rolston's aesthetics of Nature », in Christopher J.Preston et Wayne Ouderkirk (ed.), Nature, Value, Duty, Life on Earth with Holmes Rolston III, Springer, Dordrecht, 2007.

90 Holmes Rolston, « Does the aesthetic appreciation of landscape need to be science based ? », art.cit.91 « Science helps us to see the landscape as free as possible from our subjective human preferences. Science corrects

for truth. There are, for example, no 'badlands',as my parents might have reacted to the western Dakotas. » Ibid.92 Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism as a Site of Discourse on the Privilege

of Partial Perspective », Feminist Studies 14, N°3.

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voyons-nous ? D'où voyons-nous ? Comment voyons-nous ? Avec qui voyons-nous ? En ce sens,

l'objectivité féministe consistera moins à renoncer à rendre compte du monde réel, qu'à se

positionner explicitement dans des foyers de visions localisés, situés, et pour cela même objectifs. Il

ne s'agit donc pas d'opposer une objectivité masculine à une subjectivité féminine, mais de penser

des « situated knowledges », alternative à l'objectivité pensée comme « gaze from nowhere ». La

vision de nulle part, transcendante et détachée du monde constitue donc la principale cible de la

critique féministe. C'est précisément lorsque l'on tend à s'abstraire de la situation particulière depuis

laquelle nous voyons le monde que l'on perd en objectivité. En ce sens, l'appel que fait Holmes

Rolston à un point de vue de Dieu depuis lequel toute la nature est belle paraît problématique. Il

s'agit toujours de s'affranchir de notre expérience particulière pour la subsumer sous la

compréhension de lois naturelles immuables et universelles ; en somme, Rolston semble soutenir

que l'objectivité se conquiert verticalement. A l'inverse, la critique épistémologique que fait Donna

Haraway nous invite à penser une objectivité qui naît de la situation des savoirs, et non de leur

abstraction. Il s'agit de passer du god's-eye-view au standpoint, au point de vue. Ce dernier n'est pas

un renoncement à comprendre la réalité des choses, mais constitue au contraire une réponse forte à

ce que Haraway désigne comme « les appels aux mondes réels » (appeal to real worlds). A ce titre,

l'épistémologie féministe qu'esquisse Haraway récuse le relativisme autant que l'objectivité

transcendante :

Le relativisme est une façon d'être nulle part en prétendant être partout également. « L'égalité »

du positionnement est un déni de la responsabilité et de l'enquête critique. Le relativisme est le

miroir parfait de la totalisation dans l'idéologie de l'objectivité ; les deux nient les risques de la

localisation, de l'incarnation et de la perspective partielle ; les deux rendent impossible de bien

voir.93

Il s'agit donc de constituer la connaissance des mondes réels depuis la reconnaissance critique de

notre situation et de la partialité de notre perspective. Cette partialité n'invite pas à affirmer

l'équivalence et l'interchangeabilité neutre de tous les points de vue, mais à tisser une toile de

visions hétérogènes et interconnectées qui implique la « solidarité politique » et « des discussions

partagées en épistémologie94 ». L'objectivité telle que la redéfinit l'épistémologie féministe semble

donc s'éloigner de l'idéal qu'en donne Holmes Rolston lors qu'il la décrit comme connaissance de ce

93 « Relativism is a way of being nowhere while claiming to be everywhere equally. The 'equality' of positionning is a denial of responsibility and critical inquiry. Relativism is the perfect mirror of totalization in the ideologies of objectivity ; both deny the stakes in location, embodiement, and partial perspective ; both make it impossible to see well. » Donna Haraway, art.cit.

94 « The alternative to relativism is partial, locatable, critical knowledges sustaining the possibility of webs of connections called solidarity in politics and shared conversations in epistemology » Donna Haraway, art.cit.

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qu'est la chose « independantly from human encounter » d'une part, et comme affranchissement du

caractère local et partial de la situation du sujet à travers la vision totalisante d'un dieu d'autre part.

Tâchons d'illustrer ce mouvement en nous référant à un cas de rejet esthétique bien connu, et

auquel Holmes Rolston fait d'ailleurs référence lorsqu'il évoque l'attachement esthétique de ses

parents à leur terre : celui de la Grande Plaine. On se souvient que Rolston soulignait que

l'affection que ses parents avaient pour leur région les auraient probablement amenés à juger laide et

pauvre la plaine du Dakota, et que seules les sciences naturelles auraient pu corriger ce jugement.

De fait, les grandes plaines du centre des États-Unis sont régulièrement dépréciées pour leur

monotonie, leur absence d'arbres et de montagnes, en un mot, leur vide. La littérature a proposé des

descriptions riches et poignantes du malaise lié à la plaine95, l'oppression lié au vide, le harcèlement

du vent, l'éloignement de tout. Ce qui peut sembler frappant, c'est que ces jugements dépréciatifs ne

sont pas le fait d'immigrants récents ou de personnes extérieures à la Plaine, mais qu'ils sont parfois

partagés par les habitants eux-mêmes. Dans son article « But what is there to see ?96 », Shaunanne

Tangney évoque son désemparement face au dégoût que ses élèves, souvent natifs du Dakota,

formulent au sujet de la Plaine : ennuyeux, vide, monotone, sont des adjectifs récurrents lors des

discussions qu'elle engage avec eux. Il résulte de ce rejet esthétique, comme le conclut Neil

Evernden dans son essai sur la Plaine, que « n'importe quel usage de la Plaine serait acceptable,

parce que personne ne se soucie de voir la Plaine.97 » Et de fait, il a été d'usage de dire que la Plaine

devrait être rentabilisée, voire devenir le théâtre d'essais nucléaires, attendu que personne ne

« regarde » la Plaine. Mais la solution que propose Holmes Rolston est-elle adaptée à ce dégoût

paysager ? La connaissance scientifique peut-elle annuler la dépréciation esthétique dont souffre la

Plaine ? Rien n'est moins sûr. Pour comprendre, il convient d'analyser plus en détails la réaction

esthétique des habitants de la Plaine, car celle ci s'avère plus complexe qu'un simple rejet. Dans son

article « Women's Sense Of Place On The American High Plains98 », Cary DeWit analyse les

jugements que les habitants de la Grande Plaine formulent au sujet de leur environnement. A travers

une série d'entretiens durant lesquels elle interroge aussi bien des femmes que des hommes, des

immigrés que des natifs, elle aboutit à une conclusion nette : les femmes, qu'elles soient originaires

ou non de la région, manifestent un dégoût beaucoup plus vif et marqué pour le paysage de la Plaine

95 Le roman Giant in the Earth du norvégien Ole Edvart Rølvaag, narre l'histoire d'une famille de pionniers norvégiens qui s'installe dans la Plaine du Dakota et lutte, jusqu'à la mort, contre ce paysage hostile. Centennial, de James A. Michener, évoque l'histoire d'une femme rendue folle par le vent qui balaie la Plaine, et qui en vient à tuer son enfant. D'autres romans, comme Great Plains de Ian Frazier qu'évoque Shaunanne Tangney dans son article, proposent une approche plus nuancée du paysage, insistant sur sa majesté et son caractère mystique.

96 Shaunanne Tangney, art.cit.97 Neil Evernden, « Beauty and Nothingness: Prairie as Failed Resource », Landscape 27, N°3, 1983. 98 Cary DeWit, « Women's Sense Of Place On The American High Plains », Great Plains Quarterly, Vol. 21, No. 1,

Hiver 2001.

45

que les hommes. Là où ces derniers évoquent des notions comme la liberté, la promesse

d'aventures, la sérénité des grands espaces ou la richesse d'une terre à exploiter, les femmes insistent

quant à elles sur l'aspect oppressif des grandes distances, sur le vide, l'absence d'arbres et de pli du

relief, et sur le sentiment de vulnérabilité qui en découle. En somme, les mêmes traits esthétiques

génèrent des réactions tranchées qui semblent recouper les divisions de genre. Pour comprendre la

raison de cette rupture, Cary DeWit s'est penchée sur le mode de vie et les habitudes des

populations interrogées ; il ressort de son enquête que les communautés rurales de la Grande Plaine

sont particulièrement conservatrices quant à la division du travail, et que les femmes sont

majoritairement cantonnées aux travaux domestiques tandis que les hommes travaillent presque

exclusivement en extérieur. Cette division du travail se reflète dans les différents loisirs assignés à

chaque sexe, les hommes privilégient invariablement la chasse, la pêche et le golf, tandis que les

femmes s'orientent majoritairement vers des loisirs d'intérieur, et optent plutôt pour le bowling ou

les réunions amicales. Que peut-on conclure de cet exemple ? Tout d'abord, qu'il convient toujours

de contextualiser la réception esthétique qui est faite d'une entité naturelle pour en comprendre les

mécanismes et les ressorts. Deuxièmement, cela nous indique surtout que la façon dont nous

apprécions esthétiquement un paysage ne dépend pas seulement de nos connaissances à son sujet,

mais aussi de la façon dont nous vivons au sein de ce paysage, du contexte social et culturel dans

lequel nous nous plaçons, des champs d'action qu'il nous autorise. Pour les femmes interrogées,

l'immensité de la Plaine cause l'éparpillement et l'isolement des communautés, pour les hommes

elle incarne au contraire un espace excitant d'aventure et de conquête. Il n'est alors pas absurde de

postuler que si les femmes étaient d'avantage encouragées au travail de la terre, par exemple, leur

jugement esthétique au sujet de la Plaine évoluerait. A ce titre, dépasser le rejet esthétique passerait

moins par l'adoption d'un cadre conceptuel scientifique, que par le développement de nouvelles

formes d'expérimentation du paysage, le partage de nouvelles façons de le voir et de s'y projeter.

Comment voit-on la Plaine lorsque l'on en cultive le sol, lorsque l'on y chasse ? Comment les

indiens percevaient-ils l'immensité herbeuse dans laquelle ils traquaient les bisons ? Comment le

vent est-il ressenti selon que l'on est homme ou femme99 ? On retrouve ici la métaphore de la vision

située, incarnée, que mobilisait Donna Haraway. Pour résoudre le problème d'une Plaine dépréciée

esthétiquement, et corrélativement négligée sur le plan environnemental, il convient selon

Shaunanne Tangney d'éduquer l’œil et de pluraliser les points de vue. Son article foisonne

d'expressions qui insistent sur la vision. La dépréciation esthétique de la Plaine est ainsi pensée

comme un « échec de la vision », auquel doit répondre un travail : « nous devons apprendre à voir

99 Cary DeWit souligne que le vent, omniprésent dans l'expérience que les habitants font de la Plaine, est expérimenté de façon radicalement opposée par les hommes et par les femmes. Les hommes soulignent son caractère grisant, vivifiant et purificateur ; à l'inverse, les femmes en font un vecteur de stress, d'agacement, il désordonne les coiffures, rend impossible les promenades.

46

la Grande Plaine », « acquérir de nouvelles façon de voir ». Cette éducation passe moins par la

connaissance scientifique que par des stratégies de détour et de décentrement du regard, par la

création de nouveaux points de vue qui sont autant de points d'ancrage et d'attachement : il s'agit de

voir à travers les yeux du fermier, mais aussi à travers les vers du poète, ou à travers l'histoire des

indiens. En somme, la conjonction de points de vue hétérogènes a peut-être plus à apporter à

l'esthétique environnementale que leur homogénéisation sous l'égide d'une science au dessus de tout

scrupule.

Plusieurs éléments se distinguent de ce premier développement. Tout d'abord, nous avons vu

que la tendance à opposer l'émotionnel au rationnel au sein de certains courants de l'éthique

environnementale était problématique dans la mesure où cette opposition procède d'un réseau de

dualismes en partie responsable de la domination de la nature. Ce dualisme est particulièrement

présent au sein des approches déontologiques de l'éthique environnementale, a fortiori à travers la

figure de l'agent moral rationnel-autonome. Mais une telle critique, principalement formulée par les

écoféministes, n'implique pas un renversement des dualismes. Il ne s'agit pas de prôner le recours à

une subjectivité idéalisée par opposition à une objectivité froide et réifiante, pas plus que de

glorifier un savoir féminin supposé intuitif et incarné ; il s'agit bien au contraire de repenser les

conditions de l'objectivité à travers la référence au standpoint. Ce détour par l'épistémologie

féministe permet deux choses : tout d'abord, de contester l'usage peu critique que font les

cognitivistes des sciences naturelles, oblitérant les biais culturels et genrés qui l'affectent et tendant

à en donner une vision a-politique et anhistorique. Dans un second temps, le versant positif de la

critique féministe, et plus précisément la théorie de l'objectivité que propose Donna Haraway,

permet de penser la situation du sujet comme un atout à approfondir et à complexifier plus qu'un

défaut à dépasser dans la saisie esthétique de notre environnement. La perspective partielle

l'emporte sur les god's trick. Mais on se souvient également que le recours à la science se justifie

chez les cognitivistes par la nécessité de trouver un point fixe depuis lequel révéler la valeur

intrinsèque du non-humain, source de devoir moral. Dès lors, avancer que ce point fixe n'est ni

nécessaire ni souhaitable dans l'établissement d'une éthique de l'environnement impose d'étudier les

alternatives éthiques que propose l'écoféminisme, ainsi que la façon dont ces alternatives se

connectent avec l'expérience esthétique.

b) Quelle éthique écoféministe ?

Quelles alternatives les écoféministes proposent-elles à une éthique environnementale

47

encore largement polarisée par les schèmes déontologique et conséquentialiste, et comment

permettent-elles, corrélativement, de libérer l'esthétique environnementale du modèle cognitiviste ?

Comment une conception refondée de l'éthique peut-elle nous aider à repenser la place de

l'esthétique dans nos engagements éthiques ?

L'écoféminisme, nous l'avons dit, s'attache à dénoncer et à déconstruire les logiques de

domination qui oppressent non seulement la nature, mais également les femmes et plus largement

les populations vulnérables. Mais le recoupement de ces dominations a eu pour effet corrélatif de

laisser entendre que les femmes seraient de facto plus habilitées à résoudre les problématiques

environnementales et qu'elles bénéficieraient en quelque sorte d'un contact privilégié avec la nature.

A ce titre, l'écoféminisme a parfois été accusé de véhiculer un essentialisme nocif qui assignerait les

femmes aux rôles stéréotypées dans lesquelles elles étaient déjà enfermées par le patriarcat (soin,

maternage, réparation, nettoyage). Cependant, cette critique semble d'avantage viser un discrédit

global de l'écoféminisme, et méconnaître les tactiques conceptuelles en jeu dans la définition d'un

lien privilégié entre les femmes et la nature. L'écoféministe Ynestra King résume le problème ainsi :

Même si l’opposition nature/culture est un produit de la culture nous pouvons néanmoins

consciemment choisir de ne pas rompre les connections entre femme et nature en rejoignant la

culture masculine. Plutôt on peut utiliser cela comme une position privilégiée (a vantage point)

pour créer une culture et une politique différentes.100

Cela signifie que la mise en valeur d'attitudes non masculino-centrées peut procéder d'un

positionnement stratégique de décentrement et de subversion des normes morales actuelles.

L'écoféminisme consiste alors moins à dire que seules les femmes sont capables de certains

comportements moraux, que de souligner l'importance éthique et la consistance politique d'attitudes

pour l'heure assumées par les femmes.

Comment penser l'éthique environnementale depuis une perspective écoféministe ? On peut

répondre à cette question en deux moments, l'un évoquant le changement formel et méthodologique

auquel invite une éthique l'écoféminisme, l'autre traitant des attitudes et des pratiques concrètes

qu'encourage l'écoféminisme. D'un point de vue méthodologique il s'agit de passer, comme nous y

invite Marti Kheel, d'une éthique héroïque à une éthique holistique, c'est-à-dire de quitter le

paradigme d'une loi morale universelle, d'une image unique, pour accueillir la diversité et la

particularité des situations dans lesquelles les agents moraux agissent effectivement. Une métaphore

fréquemment employée pour définir les principes d'une éthique écoféministe est celle de la

100 Ynestra King, citée par Chiara Bonfiglioli, « L'éco-féminisme, entre matérialisme et utopie », Congrès Marx International V - Section Études Féministes Atelier 5 : Mouvements féministes et mondialisatio, oct. 2007.

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tapisserie ou du patchwork. Selon cette image, les enjeux éthiques sont constitués de voix mêlées,

de récits et d'expériences situées qui s'entrelacent et tissent collectivement la réponse aux enjeux

pratiques de l'écologie.

L'éthique écoféministe est une étoffe en train de se faire (quilt-in-process), constituée de pièces

fournies par des personnes situées dans différents contextes socio-économiques, culturels,

historiques. Comme ces pièces reflètent les histoires de différents tisseurs, il est impossible de

trouver deux pièces qui soient rigoureusement identiques.

Ce patchwork inclura des pièces qui rendront visibles et questionneront les formes locales et

globales du dommage environnemental, les effets disproportionnés de la pollution sur les

femmes, les enfants, les pauvres, les indigènes déracinés, et les populations de ces pays dits

moins développés ; des pièces qui fourniront des alternatives actuelles à l'exploitation

environnementale (...)101

Les pistes éthiques tracées par l'écoféminisme invitent à rebrousser le chemin de l'abstraction et de

la généralisation. Il ne s'agit pas de fonder une éthique en dépit du particulier, mais par et avec le

particulier. Il ne s'agit pas de produire une homogénéité morale par le truchement de référents

universels, par ailleurs souvent biaisés, mais de connecter des réalités hétérogènes. L'éthique

écoféministe consiste donc, comme l'illustre la métaphore de la tapisserie, à tisser ensemble la

multiplicité des voix plutôt que de les réduire à une norme unique. En cela, elle s'oppose

explicitement aux morales d'inspiration kantienne. Il est d'ailleurs notable de relever les usages

opposés de la notion de voix que font Kant d'une part, et les féministes d'autre part. Pour Kant, la loi

morale est une voix d'airain, absolue et inflexible ; nous devons lui obéir quelles que soient nos

inclinaisons ou le contexte dans lequel nous évoluons. La voix d'airain est interne à l'instance

rationnelle du sujet, elle le rend autonome. A l'inverse, la notion de voix dans le cadre des enjeux

éthiques du féminisme est explicitement pensée dans un régime éthique hétéronome. L'attitude

éthique peut alors être pensée comme réponse à des voix extérieures, comme prise en considération

d'appels, et comme capacité à répondre à ces appels. Nous passons d'une voix unique et verticale,

pure comme l'airain, à un enchevêtrement de voix multiples qui se connectent dans le commun de la

vie et les dilemmes pratiques d'une existence partagée. En expulsant du champ de la morale la

101 « Ecofeminist ethics is a quilt-in-process, constructed from « patches » contributed by persons located in different socio-economic, cultural, historical circumstances. Since these patches will reflect this histories of the various quilters, no two patches will be just the same. (…) These will include patches that make visible and challenge local and global forms of environmental abuse, the disproportionnal effects of environmental pollution on women, children, the poor, dislocated indigenous persons, and people in so-called less developed countries ; patches that provide present-day alternatives to environmental exploitation (…) », Karen Warren and Jim Cheney, « Ecological Feminism and Ecosystem Ecology », Hypatia, vol.6, n°1, printemps 1991.

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particularité des situations et la singularité des agents et des patients moraux, les morales

généralistes risquent de manquer ce qui constitue le cœur et la texture de l'engagement moral. Seyla

Benhabib pointe ce défaut dans son article « The generalised and the concrete other102 ». Elle y

démontre que les mécanismes de valorisation de l'agent moral rationnel-autonome procèdent d'une

culture masculino-centrée qui définit l'idéal moral par contraste avec une nature féminine inférieure,

et qu'en outre la tendance à abstraire l'agent moral de son histoire et des situations singulières dans

lesquelles il agit condamne la théorie morale à la stérilité et aux paradoxes.

La critique que font les écoféministes des morales ratio/masculino-centrées nous semble

ici coïncider avec les travaux d'un autre champ académique, celui de l'éthique du care.

L'écoféminisme et le care sont deux courants théoriques autonomes, s'appuyant chacun sur des

corpus distincts. Pour autant, il existe des zones de recouvrement partiel de leurs ambitions

théoriques et de leurs motivations politiques, et il n'est pas arbitraire de souligner les points

communs qui les rapprochent. En effet, les deux s'attachent à déconstruire les postulats dualistes à

l’œuvre dans les approches déontologiques et conséquentialistes de l'acte moral, et à leur opposer

des alternatives. De leur côté, les écoféministes comme Karen Warren et Val Plumwood font

explicitement référence au care dans leurs tentatives d'esquisser une éthique écoféministe. Val

Plumwood écrit ainsi :

Sous des conditions appropriées, l'expérience du soin (care) et de la responsabilité pour des

animaux, des arbres, des lieux et des écosystèmes particuliers qui sont bien connus, que nous

aimons et connectons de façon appropriée au moi, renforce plutôt que diminue un souci plus

général pour l'environnement global.103

Le mouvement que l'éthique du care nous invite à opérer est un mouvement de recontextualisation,

de complexification des « truncated narratives » que Marti Kheel déplore. En effet, l'acte moral est

toujours individué et façonné par un tissu narratif, un contexte social et culturel singulier, et ne peut

être pleinement appréhendé hors de ces composantes104. Le dilemme de Heinz105 mobilisé par

Lawrence Kohlberg souffre de cet excès d'abstraction : les histoires personnelles des protagonistes y

102 Seyla Benhabib, « The Generalized and the Concrete Other: The Kohlberg-Gilligan Controvers and Feminist » Theory, Praxis international, n°4, 1985.

103 « Under appropriate conditions, experience of care and responsibility for particular animals, trees, rivers, places and ecosystems which are known well, are loved and are appropriately connected to the self, enhance rather than hinder a wider, more generalised concern for the global environment. » Val Plumwood, op.cit., p.187.

104 Seyla Benhabib vise également, à travers cette critique, la théorie rawlsienne du voile d'ignorance, selon laquelle certains choix doivent être effectués abstraction faite de tout ce qui constitue notre individualité.

105 Le dilemme de Heinz fait partie des dilemmes dont s'est servit le psychologue américain Lawrence Kohlberg pour développer sa théorie du développement moral. Il se structure comme suit : «La femme de Heinz est gravement malade. Elle peut mourir d’un instant à l’autre si elle ne prend pas un médicament X. Celui-ci est hors de prix et Heinz ne peut le payer. Il se rend néanmoins chez le pharmacien et lui demande le médicament, ne fût-ce qu’à crédit. Le pharmacien refuse. Que devrait faire Heinz ? Laisser mourir sa femme ou voler le médicament ? »

50

sont totalement oblitérées, et le cadre social du problème est absent du dilemme. Pourtant, tout

enjeu moral prend sa consistance à la croisée de ces données, il semble donc peu pertinent de le

réduire à l'observance d'un devoir abstrait. Ainsi :

Carol Gilligan remarque que l'épistémologie morale implicite des dilemmes de Kohlberg

frustrent les femmes qui veulent formuler ces dilemmes hypothétiques dans un langage plus

contextuel et attentif au point de vue concret de chaque protagoniste106.

Cela signifie que non seulement l'idéal de l'agent moral rationnel-autonome est politiquement

oppressif, mais qu'en outre il existe des alternatives, souvent étouffées, à cet idéal.

L'accomplissement moral proposé par Kohlberg recoupe la distinction que Kant fait entre minorité

et majorité : les femmes sont moralement défaillantes car elles raisonnent et agissent dans un réseau

de liens et d'affects dont elles ne parviennent pas à s'abstraire, à l'inverse, l'homme majeur est celui

qui parvient à exercer son jugement rationnel de façon autonome. L'écoféminisme et l'éthique du

care invitent précisément à valoriser cette minorité et à faire entendre les voix, réprimées par

l'impératif d'universalité objective des morales rationalistes, qui s'efforcent de prendre en compte la

singularité des point de vue et des situations. Ces voix disqualifient la prépotence du devoir moral

abstrait en exhibant le caractère central des particularités narratives et contextuelles. Comme le

résume Sandra Laugier :

Il n'y a pas de concepts moraux univoques qu'il ne resterait qu'à appliquer à la réalité, mais nos

concepts moraux dépendent, dans leur application même, de la narration ou de la description

que nous donnons de nos existences, de ce qui est important (matter) pour nous107.

Cette approche doit permettre de nous affranchir des concepts excessivement généraux (l'homme, la

nature) qui brouillent l'intelligibilité des situations concrètes et singulières. Ça n'est pas « l'homme »

qui prend en charge la pollution d'une rivière, la désertification d'une région, la sauvegarde d'une

espèce, mais bien un ensemble d'individus particuliers, attachés à un contexte social, culturel et

environnemental spécifique. De la même façon, ça n'est pas « la nature » qui doit être sauvée, mais

une multiplicité d'entités et de bulles écologiques enchevêtrées dans le tissu de l'activité

anthropique. Cette approche particulariste et contextuelle tend à déplacer l'accent mis par les

penseurs de l'éthique et de l'esthétique environnementale sur la wilderness et à revaloriser les enjeux

106 « Gilligan also note that the implicit moral epistemology of Kohlbergian dilemmas frustrates women who want to phrase these hypothetical dilemmas in a more contextual voice, attuned to the standtpoint of the concrete other. » in Seyla Benhabib, art.cit.

107 Sandria Laugier et Patricia Paperman (ed.), Le souci des autres, éthique et politique du care, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2011, p.27.

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environnementaux du quotidien. Elle permet également d'offrir une place différente à l'émotion

esthétique, en ceci que l'émotion n'est plus pensée comme un « blocage » dans la machinerie

éthique – pour reprendre le mot de Marti Kheel – mais comme un élément à part entière de ce qui

nous lie et nous attache au monde.

Le rôle des affects dans l'établissement d'une éthique écoféministe est donc double : il est

tout d'abord critique, en ceci qu'il destitue le monopole de la raison qui prévaut dans les savior

theories, mais il est également positif en ceci qu'il pose les linéaments d'une nouvelle éthique qui

intègre pleinement la texture affective des attitudes morales. Il est désormais possible de revenir à la

réflexion laissée en suspens par Holmes Rolston dans son article « From Beauty to Duty », au sujet

de la distinction entre une éthique du devoir et une éthique du care. On se souvient que pour les

cognitivistes, l'éthique est conçue comme la réponse à une valeur : là où il y a valeur intrinsèque, il

y a devoir de respect. Mais dans l'article où il tente de connecter la beauté au devoir, Holmes

Rolston semble laisser une telle définition de l'éthique en suspens, il écrit ainsi : « Peut-être que

l'éthique n'est pas toujours liée au devoir, mais est logiquement et psychologiquement plus proche

du souci et du soin (caring)108 », il maintient cette question ouverte dans la conclusion de son article

« Cette esthétique étendue inclut des devoirs, si vous souhaitez le formuler de cette façon ; ou bien

cette esthétique agrandie se transforme en souci (caring), si telle est votre préférence

linguistique.109» Mais la différence entre une éthique du devoir et une éthique du souci (care), n'est-

elle que rhétorique ? Nous avons vu que la notion de soin était fréquemment valorisée par les

théories éthiques écoféministes, lesquelles s'opposent explicitement au topos déontologique ; il

semble donc que la divergence des deux approches soit plus profonde. Cette différence peut être

illustrée par les deux acceptations qu’Émilie Hache distingue du concept de responsabilité morale.

D'un côté, la responsabilité morale peut être pensée comme « répondre de » certaines obligations

morales, de l'autre il est possible de penser la responsabilité éthique comme un « répondre à » un

patient moral110. La première se pense comme obédience à une instance interne, tandis que la

seconde met en lumière la relation entre le sujet et ce qui le sollicite dans le monde et à quoi il est

poussé à répondre. Cette « réponse à » implique deux choses : tout d'abord, elle inclut un versant

perceptif, c'est-à-dire que la réponse-à ne peut exister sans une réceptivité-à. Enfin, la réponse-à

implique une activité, un engagement du sujet dans la constitution de solutions pratiques. On notera

que ce double sens fait écho à la polysémie propre au vocable anglais du care : il implique d'une

part l'attitude de souci et de sollicitude par laquelle nous tendons à être attentif à quelque chose ou à

108 « Perhaps ethics is not always tied to duty either, but is logically and psychologically closer to caring. » Holmes Rolston III, From Beauty to Duty, art.cit.

109 « This expanded aesthetics includes duties, if you wish to phrase it that way; or this enlarging aesthetics transforms into caring, if that is your linguistic preference. » Ibid.

110 Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons, Éditions La Découverte, Paris, 2011, p.25.

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quelqu'un, et d'autre part l'idée du soin, soit les actions que nous effectuons pour réparer, protéger et

maintenir l'intégrité des entités vulnérables. Le double sens du répondre-à fait donc écho aux deux

versants du care : Un versant constitué par la réceptivité et la sensibilité à l'égard du vulnérable (to

care about, se soucier de), et un second versant constitué par les actions que nous menons pour

traiter cette vulnérabilité (to take care of, prendre soin de). L'éthique du care ne cherche pas à

établir une réponse formelle et générale aux enjeux de la vie pratique, elle consiste bien plutôt en

une analyse contextuelle des relations et des équilibres en jeu, à partir de laquelle il est possible de

comprendre et de renforcer les attitudes de care que sont la sollicitude et le soin. En somme, il ne

s'agit pas de s'en tenir à la légalité formelle d'un respect de la nature, mais de faire apparaître les

liens singuliers qui nous attachent à cette dernière pour comprendre la façon dont ils peuvent être

renforcés et stimulés. La connexion entre éthique du care et écoféminisme appelle cependant la

vigilance ; elle n'implique pas qu'une éthique écoféministe se réduise à une éthique du soin,

déléguant aux femmes les tâches de réparation, de nettoyage et de maintenance auxquelles elles

sont déjà assignées, mais elle invite plutôt à questionner le monopole des schèmes déontologiques

et conséquentialistes dans le champ de l'éthique environnementale et à contester la division inique

du travail moral qu'elles sous-tendent. L'écoféministe Karen Warren appelle précisément à la

promotion d'une éthique de l'environnement qui soit care-sensitive, c'est-à-dire qui se fonde moins

sur l'observance de devoirs et sur la légalité formelle de l'acte moral, que sur la sensibilité à l'autre,

la capacité à lui répondre et à prendre en charge sa vulnérabilité.

La revendication écoféministe ne consiste pas à dire que les femmes ont un privilège pour le

soin (care), alors que les hommes sont intrinsèquement agressifs et destructeurs. L'argument de

Warren est plutôt que le patriarcat procède d'une logique de domination oppressive et que la

société pourrait fonctionner sur la base d'une logique favorable à la vie, plutôt que sur une

logique destructrice. Les hommes aussi bien que les femmes peuvent penser selon cette

logique.111

En soi, l'écoféminisme spiritualiste ne se destine pas à assujettir les femmes à leur rôle de

soignantes (caretaker), mais il a plutôt le potentiel d'étendre ce rôle pour y inclure les hommes,

de la sorte, elle ne réduit pas les femmes au naturel, mais il s'agit plutôt d'un cadre conceptuel

dans lequel l'être humain abandonne son désir de séparation d'avec le monde naturel dans la

fausse économie de l'immortalité de la raison universelle.112

Nous reviendrons plus en détail sur les modalités d'association entre le care et l'écoféminisme, mais

111 Trish Glazebrook, « Karen Warren's Ecofeminism », Ethics & the Environment, N°7, vol.2, 2002.112 Ibid.

53

il est d'ores et déjà utile de relever que cette alternative nous permet de penser autrement le rôle de

l'esthétique dans le renforcement de l'éthique en ceci qu'elle considère moins l'émotion comme un

obstacle que comme un adjuvant de l'acte moral. Là où les cognitivistes, s'appuyant explicitement

sur une structure éthique déontologique, pensent l'émotion esthétique comme un phénomène trop

subjectif et situé pour déboucher sur des décisions morales justes, et appellent donc à transcender

cette émotion par la science ; l'écoféminisme nous invite à penser un réseau d'affects à la fois

singuliers, situés, et connectés, entrelacés.

La critique écoféministe, lorsque nous la tenons en tension avec la nécessité d'une éthique de

l'environnement réformée d'une part, et l'intégration de nos émotions esthétiques à cette éthique

d'autre part, engendre des déplacements conceptuels féconds. Elle invite à réhabiliter des pratiques

traditionnellement rejetées à l'angle mort des théories éthiques, enfermées dans l'invisibilité du

domestique et du privé par une division du travail moral inique et oppressive. A la lumière de ces

éléments, il apparaît que le terme d'inclusivité peut définir de façon privilégiée les déplacements

opérés. Une éthique écoféministe est inclusive à plusieurs titres : Tout d'abord, elle rejette la

structure dualiste qui hiérarchise et subordonne a priori les différents pans de l'expérience humaine

ainsi que les différentes classes d'êtres qui constituent la société. Ce rejet du dualisme doit être

pensé comme une déconstruction des logiques de domination que certaines écoféministes voient à

l’œuvre dans les versions traditionnelles de l'éthique environnementale. A cette déconstruction

répond une éthique qui peut être qualifiée de holistique, pour reprendre le mot de Marti Kheel, c'est-

à-dire une éthique qui prend en compte la variété et la pluralité de ce qui constitue la vie morale. Il

s'agit de rejeter les histoires tronquées, les truncated narratives113, dont s'alimentent les morales

rationalistes, pour réapprendre à penser à partir de la complexité affective, mais aussi sociale, qui

constitue les enjeux moraux. A un second niveau, une éthique écoféministe sera dite inclusive en

ceci qu'elle ne se donne pas pour objet la protection de « la » nature, comprise comme ce qui est

extérieur à la culture humaine, mais plutôt la réforme des relations qui lient l'humain et le non-

humain, ainsi que le contexte concret de ces relations. A ce titre, les populations urbaines

défavorisées ou les paysans paupérisés des pays du sud sont aux cœur des enjeux éthiques

écoféministes autant que le sont les espèces animales ou le réchauffement climatique. Enfin, le

caractère inclusif d'une éthique écoféministe nous intéresse plus spécifiquement en ceci qu'il invite

à ne pas considérer l'expérience esthétique comme un domaine qui serait par nature exclu du champ

de la morale, et qui nécessiterait pour sa réintégration de passer par le filtre de la connaissance

113 Cette accusation porte typiquement sur l'usage des dilemmes pour éclairer la nature de la vie morale. Ces dilemmes incarnent la quintessence des narrations tronquées, en ceci qu'ils nous placent devant la nécessité d'un choix binaire qui oblitère le contexte de la décision et la singularité des entités qu'elle implique.

54

scientifique. Notre attachement à l'apparence des choses, à la façon dont elles affectent nos sens,

nous émeuvent ou au contraire nous rebutent, trouve une nouvelle place et une nouvelle légitimité

grâce au développement d'une éthique écoféministe. Il nous reste à présent à entrer dans le détail de

cette alliance rénovée entre l'éthique et l'esthétique environnementale.

c) Quelles affinités entre l'écoféminisme et une esthétique non-cognitive ?

Marti Kheel ouvre sa proposition d'une éthique écoféministe sur le constat suivant :

« La crise environnementale est, par dessus tout, une crise de la perception.114 » Ce constat fait écho

à celui que formule Aldo Leopold dans son Almanach, lorsqu'il évoque l'urgence de « promouvoir

la perception115 » chez les américains, ou encore à ce qu'Arnold Berleant conclut dans son ouvrage

The Aesthetics of Environment : « Nous avons besoin d'apprendre la perception

environnementale116 ». L'éthique environnementale apparaît à travers ces trois remarques comme

une affaire de sensibilité et de réceptivité. Pour respecter son environnement, il faut être capable de

le voir, de le sentir, d'en percevoir les singularités et les nuances. Un des enjeux de l'écologie

consiste donc moins à trouver un critère fixe et universel de considérabilité morale, qu'à stimuler et

cultiver une perception de l'environnement qui place l'individu à l'intersection de l'éthique et de

l'esthétique. Il s'agira de voir au cours de ce développement et à partir des déplacements conceptuels

que permet la critique écoféministe, quel type d'embranchements une esthétique non-cognitive peut-

elle créer avec l'éthique environnementale telle que nous l'avons redéfinie. Il ne s'agit plus de

soutenir que, sous l'égide de la science, nos jugements esthétiques nous amènent à reconnaître à la

nature une valeur esthétique qui génère des devoirs éthiques, mais de voir ce qui, au cœur de

l'expérience esthétique elle-même, fait signe vers une éthique. Il conviendra, pour répondre à cet

enjeu, d'esquisser les approches non-cognitives soutenues par les penseurs de l'esthétique

environnementale et de les mettre en dialogue avec les postulats éthiques écoféministes. En quoi

l'expérience esthétique pensée comme un mode d'interaction spécifique avec l'environnement

permet-elle de stimuler une sensibilité éthique à l'égard de ce dernier ?

Allen Carlson, tout comme Holmes Rolston et Marcia Eaton, reconnaissent l'existence

majoritaire d'expériences esthétiques qui ne se fondent pas sur la science. Mais ces expériences,

bien qu'elles puissent être fortes et intenses, sont selon eux biaisées et entraînent parfois des

attitudes non respectueuses envers l'environnement naturel. De ce fait, elles devraient être

114 « Environmental crisis is, above all, a crisis of perception » Marti Kheel, op.cit. 115 Aldo Leopold, op.cit., p.221.116 « We need to learn environmental perception », Arnold Berleant, The Aesthetics of Environment, Temple University

Press, Philadelphia, 1992, p.185.

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considérées comme inférieures aux expériences « science-based ». C'est cette hiérarchisation

normative des expériences esthétiques qui entraîne le plus de critiques de la part des tenants d'une

esthétique non-cognitive. Nous pouvons certes contempler le vol automnal des oies migratrices en

nous émerveillant de la distance qu'elles s'apprêtent à parcourir, songeant à l'instinct parfait qui les

oriente ; mais l'on peut également s'émouvoir parce que ce vol nous rappelle ceux dont nous avons

été témoins durant notre enfance, parce qu'il strie le ciel de lignes gracieuses, ou encore parce qu'il

nous évoque un poème que nous avons lu récemment. La pluralité des moteurs de l'expérience

esthétique est importante dans la mesure où elle ne réduit pas le réel à l'observance d'une norme et

ne hiérarchise pas les différents modes d'appréciation de l'environnement. Selon cette approche,

l'expérience esthétique de la nature d'un poète comme Rimbaud est tout aussi légitime que celle

d'un naturaliste érudit comme Aldo Leopold. Il ne s'agit pas pour autant de disqualifier la

connaissance scientifique mais de l'insérer dans une appréhension plurielle et pragmatique de

l'expérience esthétique et des enjeux écologiques et politiques qui lui sont attachés. Ce pragmatisme

invite à considérer l'expérience esthétique comme plurielle, située, et enracinée dans un

environnement non seulement physique, mais aussi social, culturel, symbolique.

Chez les tenants du cognitivisme la norme scientifique se manifeste, nous l'avons vu, à

travers la prépondérance du concept d'appréciation esthétique. Dans cette perspective, l'expérience

esthétique s'apparente avant tout à une expérience de jugement et d'évaluation. L'esthétique serait,

comme l'éthique, une affaire de valeurs qu'il s'agit de bien apprécier117. De fait, le cognitivisme

esthétique, depuis l'article de Kendall Walton, insiste d'avantage sur la validité de l'appréciation

esthétique que sur l'intensité de l'expérience subjective118. Cette validité accroît certes la qualité et la

profondeur de l'expérience esthétique, mais cet accroissement n'en est ni le centre ni la destination

(puisqu'une expérience esthétique intense peut aussi se baser sur un jugement faux). On comprend

que dans une approche cognitiviste de l'esthétique environnementale ce qui compte avant tout c'est

la rectitude du jugement que nous formulons au sujet de l'objet esthétique. C'est en cela que

l'esthétique peut renforcer une norme du comportement, c'est-à-dire une éthique. Mais la

compréhension de l'expérience esthétique elle-même, en dehors des normes auxquelles le

cognitivisme l'assigne, ne peut-elle esquisser d'autres types de connexion avec l'éthique ?

Pour répondre à cette question, le travail d'Arnold Berleant constitue une piste

privilégiée. Ce dernier développe une approche phénoménologique et holistique de l'expérience

esthétique et de la sensibilité à l'environnement. Alors que le recours aux sciences naturelles donnait

aux cognitivistes le sentiment de pouvoir mettre à distance l'environnement afin de le contempler

117« In both aesthetics and ethics something of value is at stake. » Holmes Rolston III, From Beauty to Duty.118 Sur ce point, voir Allen Carlson « Appreciation and the natural environment », Journal of Aesthetics and Art

Criticism, n°37, vol.3, 1979.

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dans la lumière d'une connaissance objective, c'est-à-dire d'une connaissance qui ob-jectere, qui

place devant ; Arnold Berleant rappelle que ce projet est illusoire du fait de la nature même de

l'environnement. L'environnement n'est pas donné comme un cadre objectif à l'intérieur duquel le

sujet agirait de façon autonome, mais il est au contraire le lieu d'une interpénétration continue par

laquelle le sujet expérimente ce qui l'environne et s'expérimente lui-même. Arnold Berleant rejette

ainsi l'acceptation courante du concept de nature du fait de l'extériorité qu'elle laisse présumer, et du

jeu de dualismes qu'elle entraîne (nature/culture, corps/esprit). En lieu et place de ce modèle, il

développe une appréhension inclusive de l'environnement :

L'environnement, tel que je l'entends, est le processus naturel tel qu'il est vécu par les gens,

quelle que soit la façon dont ils le vivent. L'environnement est la nature vécue, la nature

expérimentée.119

Il ne s'agit pas d'essayer de plier la rencontre esthétique à la reconnaissance de ce qui est « actually

there », pour reprendre les mots d'Holmes Rolston, attendu que l'environnement n'est tout

simplement pas connaissable sous ce mode, et que nous demeurons sans cesse pris dans la toile des

interactions qui nous lient à lui. Ainsi que le formule Merleau-Ponty, « mon corps est au nombre des

choses, il est l'une d'elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d'une chose120 ».

Une telle conception amène à revoir les prétentions épistémologiques du cognitivisme ;

l'environnement n'est pas un pur objet, ni même une collection d'objets, qu'il est possible de

connaître et de considérer pour lui-même et d'embrasser par un « gaze from nowhere », en dehors

des interactions que nous entretenons avec lui. Nous rejoignons en cela la critique épistémologique

menée par Donna Haraway, selon laquelle l'objectivité est toujours située, partielle. En outre, il n'est

pas souhaitable pour Arnold Berleant de mobiliser ce genre d'objectivité transcendante, ou d'en

faire un idéal régulateur, puisqu'il s'agit alors encore et toujours de comprendre l'environnement

comme ce qui est indépendant et retranché du monde humain, renforçant par là l'idée que l'écologie

serait le souci d'un monde dont nous serions idéalement absents. Pour bien comprendre la nature de

l'expérience esthétique, il conviendrait donc de minimiser le recours à la notion d'extériorité121, qui

objectifie l'environnement et biaise notre compréhension de l'esthétique. Il s'agit de penser

l'esthétique environnementale dans ce qu'elle a de fondamentalement interactif et engagé. Cette

option ouvre une troisième voie entre une esthétique illusoirement centrée sur la connaissance

119 « Environment, as I want to speak of it, is the natural process as people live it, however they live it. Environment is nature lived, nature experienced. » in Arnold Berleant, op.cit., p.10.120 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l'Esprit, Gallimard, Paris, 1964, p.19.121 « There is no outside. Nor there is an inner sanctum in which I can take refuge from inimical external forces. The

perceiver (mind) is an aspect of the perceived (body) and conversely ; person and environment are continuous. » Arnold Berleant, op.cit., p.4.

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objective de l'objet esthétique, et une esthétique formaliste dans laquelle seul l'effet sensible de

l'objet sur le sujet compte. L'environnement, tel qu'Arnold Berleant le conçoit, doit être pensé

comme une maison, un oïkos. Mais une maison ne se réduit pas à l'agencement matériel des murs et

des fenêtres, une maison consiste également en une série de gestes, d'habitudes, d'ambiances, de

traits sensibles et d'émotions qui créent une épaisseur existentielle et une continuité entre l'individu

et son environnement. A ce titre, l'écologie n'est pas l'étude et la protection de ce qui est extérieur à

l'humanité, mais la compréhension et l'enrichissement des relations et des pratiques habitantes qui

mêlent des espèces et des espaces hétérogènes. C'est à partir de cette définition élargie de

l'environnement comme maison qu'Arnold Berleant pense une expérience esthétique de

l'environnement qu'il nomme « integrated aesthetics » ou encore « aesthetics of engagement ».

Selon ce modèle, aucun cadre privilégié n'oriente l'expérience du sujet et cette dernière demeure

ouverte à tous les stimuli que recèle notre environnement physique, qu'il soit naturel ou urbain. Il en

résulte que cette approche est d'avantage descriptive que prescriptive ; il s'agit de comprendre

comment, dans chaque contexte particulier, se développe notre expérience esthétique du monde122.

Cette dernière n'est jamais purement formelle ou superficielle (thin, pour reprendre un vocable

commun aux théoriciens de l'esthétique environnementale), mais toujours alimentée par un substrat

de références collectives et personnelles qui l'enrichissent et la complexifient. Cela implique que

nos souvenirs et croyances intimes aussi bien que le cadre social et culturel dans lequel elles

s'insèrent ne sont a priori pas moins légitimes que la connaissance scientifique. Une telle position

implique des complications que les cognitivistes ont bien souligné : doit-on en revenir à l'idée que

la beauté est simplement « dans l’œil de celui qui la contemple » ? Comment résoudre les prises de

position conflictuelles, si ce n'est en invoquant une valeur objective qui fasse consensus ?

L'esthétique d'Arnold Berleant paraît, au vu de ces critiques, hautement relativiste et incapable de

fournir un appui solide à une éthique de l'environnement. L'accent qu'il met sur les milieux

anthropisés et urbains laisse en outre penser qu'il s'agit moins pour lui de fournir un levier

esthétique aux politiques de conservation de l'environnement, que de rendre compte de notre

expérience esthétique hors de toute considération écologique.

Pourtant, la position d'Arnold Berleant est plus complexe. Elle ne consiste pas à se

défaire de toute normativité, mais à pluraliser la valeur environnementale et à la décliner en valeurs

esthétique, écologique, sociale, symbolique, etc. Ce qu'il dénonce, c'est un « single-value

thinking123 », c'est-à-dire un certain monisme moral qui amène à ne considérer l'environnement que

sous l'angle des qualités illusoirement intrinsèques que lui attribue la science, et à réduire l'éthique

122« We need not to invent or justify such experience, its occurrence and identification are our starting point. » in Arnold Berleant, op.cit., p.15.

123 Arnold Berleant, op.cit., p.184.

58

aussi bien que l'esthétique à cette dernière. Ce modèle repose sur « la croyance que la possession

d'une valeur particulière pourra résoudre de façon satisfaisante les problématiques normatives en

jeu.124 » A la norme monolithique proposée par les cognitivistes, Berleant préfère des « clusters of

value125 », c'est-à-dire des ensembles de valeurs hétérogènes et convergentes à la fois, à

l'intersection desquelles il invite à considérer la notion d'environnement. Ainsi, la valeur écologique

d'un parc urbain recoupe sa valeur sociale, laquelle est en retour nourrie et fortifiée par la valeur

esthétique des lieux126 et ainsi de suite. Là où les cognitivistes pointent une forme de relativisme,

Arnold Berleant opère en réalité un mouvement de complexification horizontale des besoins

normatifs de l'éthique environnementale. Il s'agit moins de projeter sur nos relations à la nature un

devoir unique et absolu, que de résoudre des problématiques concrètes situées dans un

enchevêtrement de valeurs hétérogènes. On notera ici qu'un tel schéma fait écho au patchwork

éthique proposé par les écoféministes, qui invite à greffer sur une trame commune des points de vue

distincts. Ce qui pose le plus de problème, dans cette perspective, c'est donc moins la conflictualité

des valeurs que l'imposition d'une valeur supérieure destinée à l'emporter sur toutes les autres.

Ainsi, la valeur économique tend de nos jours à réduire au silence la considération des valeurs

esthétiques et affectives propres aux environnements dégradés par le développement capitaliste.

Arnold Berleant prend l'exemple d'un propriétaire terrien du Maine qui déciderait unilatéralement

d'abattre un arbre dans lequel des hérons cendrés nichent. Des groupes de protection animale

peuvent s'opposer à ce projet, mais du fait de la valeur absolue que confère au paysan le droit de

disposer de sa propriété, la pluralité même des valeurs est niée et la délibération à leur sujet est

annulée127. Un des enjeux de l'éthique environnementale telle que la pense Arnold Berleant consiste

donc à intégrer une variété d'intérêts et de points de vue sans les soumettre à une hiérarchisation

abstraite. Il s'agit alors de ne pas faire du modèle scientifique l'artisan d'un nouveau monisme

éthique, au regard duquel toutes les valeurs non scientifiquement fondées se trouveraient dépréciées

ou délégitimées.

Il reste désormais à spécifier le rôle explicite que l'esthétique, selon la description non-

cognitive qu'en fait Arnold Berleant, pourrait jouer dans le développement d'une éthique de

l'environnement. Car si les cognitivistes ont régulièrement tenté d'expulser hors du champ de

l'éthique les théories non-cognitives, force est de constater que les arguments d'Arnold Berleant sont

maillés de références à la portée morale, pratique et politique de l'expérience esthétique. Il est ici

nécessaire de rappeler les trois remarques convergentes que nous citions au début de ce

124 Ibid.125 Ibid.126 « A city park, for example, may embody the social value of group recreation and the political value of providing a

harmless outlet for energies, a locus of ethnic observances, and perhaps historical and geographical recognition of a distinctive place. » Arnold Berleant, op.cit., p.183.

127 Arnold Berleant, op.cit., p.187.

59

développement, selon lesquelles l'écologie est essentiellement une affaire de perception. La

perception renvoie de prime abord à l'aesthesis, mais elle peut également nourrir l'intelligibilité des

attitudes éthiques. Ceci nous amène à sortir du schéma déontologique de l'éthique comme respect

d'un devoir envers les entités à qui nous reconnaissons une valeur intrinsèque, pour revenir à une

éthique écoféministe pensée comme sensibilité au vulnérable et sollicitude attentive à l'égard de

ce/ceux qui nous environnent. Mais le problème est alors le suivant : la crise environnementale et la

détérioration galopante des milieux dans lesquels nous vivons semblent justement traduire un échec

de cette sensibilité, une faillite de la perception et de la sensibilité éthique à l'environnement. C'est

précisément parce que cette perception s'est émoussée qu'Aldo Leopold, Marti Kheel et Arnold

Berleant pointent une crise du percevoir, et évoquent la nécessité d'entreprendre un réapprentissage

de la perception. Marti Kheel écrit :

Le monde naturel ne sera pas « sauvé » par le glaive de la théorie éthique, mais plutôt à travers

une conscience transformée à l'égard de la vie dans sa totalité. L'insistance sur le

développement de nouvelles façons de percevoir le monde est en lien avec beaucoup des

travaux récents de la théorie morale féministe. Les théoriciennes d'une morale féministe ont

commencé à montrer que l'éthique n'est pas tant une affaire d'obligations et de droits, mais de

développement naturel de la façon dont nous voyons le sujet, ainsi que les relations que nous

avons au reste du monde. Avant de pouvoir changer la relations destructive que nous

entretenons avec la nature, nous devons, par conséquent, comprendre la vision du monde sur

laquelle cette relation repose.128

Ce constat fait écho à celui que formule Arnold Berleant à propos du caractère éthique de

l'expérience esthétique :

L'esthétique environnementale ne concerne pas seulement les bâtiments et les lieux. Elle traite

des conditions sous lesquelles nous participons de façon intégrée à une situation. Du fait de la

centralité du facteur humain, une esthétique de l'environnement affecte profondément nos

conceptions des relations humaines et de la justice sociale.129

Qu'est-ce qui relie ces deux remarques, a priori formulées dans des contextes et à des fins

128 « Feminist moral theorists have begun to show that ethics is not so much the imposition of obligations and rights, but rather a natural outgrowth of how one views the self, including one's relation to the rest of the world. Before one can change the destructive relation to nature, we must, therefore, understand the world view upon which this relations rests. » in Marti Kheel, op.cit. Nous soulignons.

129 « Environmental aesthetics, therefore, does not concern buildings and places alone. It deals with the conditions under which people join as participant in an integrated situation. Because of the central place of the human factor, an aesthetics of environment profoundly affects our moral understanding of human relationships and our social ethics. » Arnold Berleant, op.cit., p.14-15.

60

différentes ? La première nous indique que la résolution de la crise environnementale ne pourra

passer que par un questionnement et une refonte de la perception que nous avons de notre monde.

La seconde invite à considérer les enjeux éthiques et esthétiques de l'écologie sous l'angle de

l'expérience que nous faisons de notre environnement. Comment ces deux constats se connectent-

ils ? Tout d'abord, les deux opèrent une rupture avec la conception déontologique de l'éthique

environnementale : l'éthique de l'environnement doit moins être pensée comme l'institution d'un

cadre moral universel imposant des obligations de respect, que comme un ethos, un mode de vie,

une disposition grâce à laquelle nous sommes sensibles à ce qui se passe dans notre environnement.

Dans les deux cas, il s'agit de se concentrer sur les conditions sous lesquelles nous développons une

attitude éthique, et pas simplement sur les postulats théoriques aptes à ériger telle ou telle obligation

pratique. Fonder l'éthique sur l'observance de devoirs paraît superficiel en ceci que ce sont nos

dispositions mêmes à protéger, soigner, percevoir, qui font défaut. Or, ces dispositions ne

s'enracinent pas dans la seule compréhension rationnelle du monde (le fait de savoir que nous

dépendons de l'air que nous respirons, par exemple), mais aussi dans l'expérience sensible et dans la

conscience intime, viscérale, de nos liens à ce dernier. L'expérience esthétique constitue pour

Arnold Berleant une façon de ressentir le monde, de s'y investir et d'y devenir sensible. Il écrit :

En percevant pour ainsi dire l'environnement de l'intérieur, non pas en le regardant mais en

regardant en lui, la nature devient quelque chose d'assez différent. Elle est transformée en un

domaine dans lequel nous vivons en tant que participants, non en tant qu'observateurs.130

L'expérience esthétique du monde est l'occasion de développer une disposition à se sentir

immédiatement concerné par ce qui s'y passe, à ressentir de façon plus aiguë à quel point nous

sommes pris dans le tissu des choses, pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty. A cette

immédiateté du saisissement esthétique répond le caractère engagé et actif du sujet qui est invité à

participer et à s'investir dans l'environnement.

On perçoit ici les premières connexions que l'esthétique non-cognitive opère avec

l'éthique environnementale, ainsi que les divergences notables qui séparent l'éthique déontologique

dont se réclament les cognitivistes, et l'éthique contextuelle et holistique que privilégient les

écoféministes et dont Arnold Berleant semble se rapprocher. Les premiers insistent sur la nécessité

de trouver, par le truchement d'une esthétique fondée sur la science, une valeur intrinsèque des

entités naturelles débouchant sur des devoirs et des obligations morales ; les seconds privilégient le

130« Perceiving environment from within, as it were, looking not at it but being in it, nature becomes something quiet different. It is transformed in a realm in which we live as participant, not as observers. » in Arnold Berleant, op.cit., p.170.

61

rôle que l'expérience esthétique peut jouer dans le développement d'une sensibilité

environnementale, elles consistent à pointer qu'une relation éthique à notre environnement dépend

moins d'obligations transcendantes que de dispositions cultivées qui renforcent notre réceptivité.

d) Entre altérité et continuité : L'éthique comme équilibre relationnel.

Nous avons vu que la critique écoféministe dénonce les « savior theories » qui se contentent

de faire de l'éthique environnementale une extension des morales rationalistes, et ne remettent pas

en question les postulats dualistes qui en sont à l'origine. L'écoféminisme ouvre en ceci de

nouveaux axes de réflexion sur l'éthique, en mettant par exemple en lumière le caractère

éminemment relationnel de l'attitude éthique. L'importance de la relation à l'objet, de ce à quoi

nous répondons et de la façon dont nous y répondons, permet de jeter un pont entre l'expérience

esthétique et l'attitude éthique. Marti Kheel insiste ainsi sur le fait qu'il ne s'agit pas de se doter d'un

nouvel arsenal de lois morales, mais de réinventer et de stimuler une nouvelle relation à la nature,

une nouvelle façon de se rapporter à l'environnement. Une telle exigence invite à penser un

équilibre relationnel susceptible de nous rendre sensibles au sort des entités non-humaines, c'est-à-

dire de renforcer notre réceptivité à l'environnement sur un mode non seulement cognitif mais

encore affectif. Pour sortir des logiques de domination que dénoncent les écoféministes, il s'agit

donc de repenser le caractère relationnel de nos attitudes éthiques. L'éthique du care que nous avons

abordée précédemment se définit en partie comme une capacité à percevoir les qualités singulières

des êtres qui nous entourent, perception par laquelle s'instaure un lien affectif et intime à l'objet. Ce

lien et cette connaissance ont un caractère éthique dans la mesure où ils nous invitent à reconnaître

l'objet pour ce qu'il est, et à engager des actions destinées à le préserver lorsqu'il est menacé. Une

reconnaissance appropriée du patient moral est importante dans la mesure où le statut de la nature a

souvent oscillé entre deux extrêmes : d'une part, le rejet dualiste du naturel dans une extériorité

purement mécanique a empêché une juste relation aux entités non-humaines ; d'autre part, et en

guise de remède à cette première attitude d'exclusion, certains penseurs comme Arne Naess ont fait

la promotion d'une conception étendue et inclusive de l'individualité dans laquelle le naturel n'est

plus l'Autre de l'homme, mais une partie de ce dernier. Ainsi, défendre la nature, ce serait ni plus ni

moins défendre ses propres intérêts, étant entendu que la nature fait partie de nous au même titre

que nous faisons partie d'elle. Ces deux conceptions semblent, chacune à leur façon, faire obstacle à

une juste appréhension des entités naturelles. La première, par excès d'exclusion, et la seconde, par

62

excès d'inclusion, peinent à trouver l'équilibre à partir duquel nous reconnaissons l'autre comme

autre, c'est-à-dire comme distinct de nous et irréductible à nos fins, tout en maintenant une certaine

continuité relationnelle avec lui. Val Plumwood définit le juste milieu en ces termes :

Le respect des autres implique de reconnaître leur différence et leur distinction, et de ne pas

essayer de les réduire ou de les assimiler à la sphère humaine. Nous devons reconnaître la

différence aussi bien que la continuité pour dépasser le dualisme et établir une relation non-

instrumentale à la nature, dans laquelle la connexion et l'altérité constituent la base de

l'interaction131.

Jean Grimshaw souligne également l'importance de cet équilibre dans la définition d'une éthique du

souci : « Le care et la compréhension requièrent une sorte de distance qui est nécessaire afin de ne

pas voir l'autre comme une projection du moi, ou le moi comme une continuation de l'autre.132»

Plutôt que de penser l'individu comme tantôt exclu de la nature, tantôt dissous dans la nature, il

s'agit de penser une relation qui ne réduit pas la continuité à l'assimilation, ni la différence à

l'exclusion. Nous avons dit précédemment qu'une éthique écoféministe pouvait être qualifiée

d'éthique inclusive, mais il convient de ne pas confondre inclusion et fusion. Comme le résume

parfaitement Trish Glazebrook dans l'article qu'elle consacre à l'éthique écoféministe de Karen

Warren133 :

Son éthique de l'inclusion reconnaît l'Autre comme originairement indépendant, différent,

dissemblable, et résiste à l'unité dans l'uniformité qui est un effacement des différences.134

De fait, une éthique écoféministe appelle un régime relationnel bien précis, dans lequel l'altérité est

reconnue sans être ni assimilée, ni rejetée. Il s'agit de construire une relation sur la double

reconnaissance de la ressemblance et de la différence, c'est-à-dire sur une certaine connectivité

(connectedness) éthique. Il s'agit, « d'oser voir nos ce que nous avons en commun (commonalities)

avec 'l'autre' qui est si différent de nous.135»

131« Respect for others involve acknowledging their distinctness and difference, and not trying to reduce or assimilate them to the human sphere. We need to acknowledge difference as well as continuity to overcome dualism and to establish non-instrumentalising relationship with nature, where both connection and otherness are the basis of interaction. » in Val Plumwood, op.cit., p.174.

132« Care and understanding require the sort of distance that is needed in order not to see the other as a projection of self, or self as a continuation of the other. Grimshaw » Jean Grimshaw, Philosophy and feminist thinking, University of Minnesota Press, 1986, p.182.

133 Trish Glazebrook, art.cit.134 « Her ethics of inclusivity acknowledge the Other « at the outset as independent, dissimilar, different », and resist

« unity in sameness which is an erasure of diffrences », Trish Glazebrook, art.cit.135 « daring to see our commonalities with 'the other' who is so different from us » Karen Warren, in Karen Warren,

Ecofeminist Philosophy : A Western Perspective on What It Is and Why It Matters , Rowman and Littlefield, New

63

La question est alors : comment reconnaissons nous cette unicité et cette singularité de

l'autre ? Nous avons vu que l'attention au particulier constitue la disposition fondamentale depuis

laquelle l'activité du soin et du souci éthique peut émerger. Dans le cadre des relations

interhumaines, cette attention porte sur le caractère propre de la personne, son histoire ou encore le

contexte commun que nous partageons avec elle ; mais dans le cadre de nos relations à

l'environnement, il apparaît que l'expérience esthétique constitue une façon privilégiée d'accéder à

l'équilibre relationnel que réclame une éthique écoféministe. Nous avons vu que pour Arnold

Berleant, l'esthétique est éthique en ceci qu'elle nous invite à cultiver une conscience du monde

physique plus intime et plus viscérale. Là où Marti Kheel estime qu'il faut susciter un nouvelle

conscience, une nouvelle vision de l'environnement, qu'il faut en somme réapprendre à le

percevoir ; Arnold Berleant montre que l'expérience esthétique peut constituer le vecteur d'un tel

réapprentissage. En effet, lors que nous sommes happés par la rencontre esthétique d'un objet, nous

prenons conscience de sa singularité à travers l'expérience sensible que nous en faisons. Nous

éprouvons hic et nunc l'unicité d'une existence distincte, dont l'altérité fondamentale se manifeste à

travers un série de traits sensibles propres. Appréhender esthétiquement un objet, ça n'est donc pas

le déformer sous la projection de nos propres désirs et fins, mais l'accueillir pour ce qu'il est en lui-

même. Cette idée recoupe les principes clefs de l'esthétique japonaise telle que la décrit Yuriko

Saito. Ainsi, la célèbre maxime de Bashō, poète japonais du XVIIe siècle, semble pouvoir

s'appliquer aussi bien à l'art qu'à notre expérience de l'environnement: « Ce qui concerne le pin,

l'apprendre du pin; ce qui concerne le bambou, du bambou.136 » Il convient de ne pas travestir les

objets selon nos désirs et nos inclinaisons mais d'être attentif à leurs besoins propres. Yuriko Saito,

en évoquant l'art des jardins japonais, précise ainsi qu'il ne s'agit pas de plier l'arbre à nos désirs ou

d'en faire un simple mobilier décoratif du jardin, mais d'en respecter les qualités intrinsèques. Cette

réflexion prend place dans un cadre esthétique, mais on notera qu'elle possède une portée éthique en

ceci que l'activité de soin du jardin incarne une activité attentive à la singularité de l'objet :

A la différence de l'art topiaire des jardins à la française, dans lequel les formes sont imposées

sans égard pour les caractéristiques de la plante utilisée, la forme désirée d'un arbre dans un

jardin japonais est définie par la forme particulière de l'arbre individuel lui-même137.

L'art du jardin et les pratiques de soin que nous mettons en place pour entretenir une plante

York, 2000, p.203.136 Bashō, cité par Yuriko Saito in Yuriko Saito, op.cit., p.113-114.137« Unlike topiary in European formal gardens, where shapes are designed regardless of the characteristics of the

plant material used, the desired shape of a tree in a japanese garden is defined by the particular form of the individual tree itself. » in Yuriko Saito, op.cit., p.112.

64

consistent donc à être à l'écoute des singularités propres à la plante, et à la débarrasser de ce qui est

superflu et adventice afin de favoriser son épanouissement. De la même façon, le cas complexe de

la restauration écologique mobilise notre capacité non pas à retrouver l'état originel d'un

écosystème, mais à être fidèle à ses qualités essentielles en lien avec un contexte modifié138. En ce

sens, il ne s'agit pas seulement de prendre soin en vue de notre seul plaisir (nettoyer une plage afin

de rendre la baignade plus agréable, par exemple) mais bien en vertu d'une sollicitude à l'égard de

l'objet en lui-même et pour lui-même. Ce principe élémentaire de l'esthétique japonaise éclaire et

enrichit le lien qui unit l'esthétique à l'éthique. Ce lien réside ici dans la relation singulière qui

s'instaure entre un sujet attentif et un objet esthétique, relation au cours de laquelle l'objet est

appréhendé dans son unicité irréductible. L'esthétique incarne en ce sens un domaine de

l'expérience humaine depuis lequel nous pouvons appréhender la singularité de notre

environnement de façon privilégiée, et accéder à l'équilibre relationnel qu'évoquent Val Plumwood

et Karen Warren. La présence esthétique des choses nous provoque, nous happe dans une relation au

monde qui sollicite notre sensibilité et notre souci. Baldine Saint-Girons, dans l'ouvrage qu'elle

consacre à l'acte esthétique, insiste sur les vertus éthiques de l'émotion esthétique:

L'éthique de l'acte esthétique consiste à s'ouvrir tout entier à l'altérité dont nous provenons, dans

laquelle nous sommes immergés et par laquelle nous serons inévitablement absorbés (…) Conçu

de la sorte, l'acte esthétique nous éduque à l'Autre, nous donne une imagination que nous

n'aurions pas eu sans lui et nous civilise en profondeur.139

L'expérience esthétique nous fait bifurquer hors du régime de l'utilitaire et du standardisé et permet

la vibration d'une rencontre singulière avec l'objet esthétique, elle « éduque à l'Autre » en ceci

qu'elle nous apprend à nous y rapporter de façon appropriée. Le chêne noueux que je vois tous les

jours depuis ma fenêtre n'est pas un chêne parmi d'autres, et il y a fort à parier que s'il était abattu,

ma relation à mon environnement proche en serait affectée. Ce chêne dont j'apprécie les qualités

esthétiques au fil des mois et des saisons n'est pas interchangeable ; son histoire, son aspect, la vie

qu'il accueille en font une entité unique. C'est à partir de l'importance de ces proches singuliers que

naît la sensibilité éthique ; nous ne prenons pas en charge « le vivant » ou « le sensible » de manière

générale, mais des vivants particuliers, des entités irremplaçables.

Cette considération nous amène à penser l'expérience esthétique non seulement comme

138 Cette fidélité au milieu fait écho à ce qu'Emily Brady évoque sous l'expression d'intégrité diachronique. Préserver l'intégrité d'un milieu ne consiste pas à chercher à lui rendre son aspect originel, mais à maintenir son équilibre écosystémique en accord avec son histoire, son évolution et les entités diverses qui partagent ses transformations. Emily Brady, op.cit., p.243.

139 Baldine Saint-Girons, L'acte esthétique, Klincksieck, 2008, p.33-34.

65

expérience de l'altérité, mais aussi comme expérience de ce qui est unique, de ce qui ne peut être

remplacé. L'émotion esthétique causée par un lieu, un objet ou une atmosphère se caractérise par la

singularité de ce qui n'est pas reproductible ou généralisable. Là où les cognitivistes invitaient

justement à dépasser la perspective située et partielle du sujet sur son environnement esthétique,

l'éthique du care souligne au contraire que nous agissons pour préserver des entités uniques,

particulières, et non des instances de phénomènes supérieurs. Deux exemples très différents

illustrent ce constat. Lorsque l'indienne Cecilia Blacktooth refusa le déplacement de sa tribu dans

une autre réserve, elle s'appuya essentiellement sur le caractère irremplaçable de sa région actuelle :

« C'est notre maison... Nous ne pouvons vivre nulle part ailleurs. Nous sommes nés ici et non pères

sont enterrés ici... Nous voulons cet endroit et aucun autre140.» Aucun autre endroit, si luxuriant soit-

il, ne peut remplacer la maison. L'importance du lieu se manifeste ici à travers la conscience d'un

passé inscrit dans des rituels de narration, et s'infiltre jusqu'au cœur de la langue avec les noms

singuliers que chaque particularité du paysage endosse (« Eagle-Nest moutain », « Rabbit-hole

mountain », « valley with ellongated red bluffs »). Keith Basso, un linguiste et anthropologue qui

travailla avec les apaches de l'ouest pendant plusieurs décennies, relate ainsi l'exceptionnelle

richesse de leur vocabulaire toponymique : dans les 104 kilomètres carrés qui constituent le secteur

de la Cibecue, les apaches nomment pas moins de 296 lieux d'après leurs traits distinctifs141. La

maison et le paysage singulier qui l'entoure sont appréhendés esthétiquement et intégrés à une trame

narrative qui engendre à la fois un attachement affectif et des normes comportementales. Dans un

tout autre contexte culturel, la géographe Nathalie Blanc évoque le déplacement, en 2003, du

village portugais de Luz à l'occasion de la mise en eau du barrage de l'Alqueva. Le village originel a

été rasé, puis reconstruit à l'identique quelques kilomètres plus loin. Pourtant, les habitants évoquent

une gêne suite à leur installation dans ce nouveau village. Ils s'y sentent étrangers et ne

reconnaissent plus l'ambiance esthétique (les oliviers et les arbres fruitiers, le pli du relief, la rivière)

qui faisait autrefois le caractère de ce dernier142. Dans ces deux exemples, habiter un milieu semble

impliquer à la fois d'en ressentir la singularité sur un mode esthétique, et d'éprouver corrélativement

un souci éthique pour sa protection et son maintien. Ces exemples illustrent surtout le fait que les

attitudes de souci et de soin que nous pouvons engager en faveur d'une entité naturelle sont des

attitudes situées qui prennent consistance à la confluence de l'affectif (l'attachement esthétique) et

du normatif143 (la tendance à rejeter les comportements qui nuisent à ce lieu). Sous cet angle,

140 « This is our home... We cannot live anywhere else. We were born here and our fathers are buried here... We want this place and no other. » Cecilia Blacktooth, citée par Val Plumwood in Val Plumwood, op.cit., p.182.

141 David Abram, The Spell of the Sensuous, First Vintage Book Edition, 1997, p.154.142 Nathalie Blanc, Vers une esthétique environnementale, Éditions Quae, Versailles, 2008, p. 81.143 David Abram démontre par exemple que l'importance du paysage incline et façonne les pratiques elles-mêmes chez

les apaches. La répétition d'histoires narrant le viol des coutumes et des normes apaches est toujours accompagné d'une précision sur le lieu exact de l'événement : « The land itself is the ever-vigilant guardian of right behavior

66

l'expérience esthétique que nous faisons de notre environnement contribue à nous en faire ressentir

l'unicité, et donc la nécessité de nous en soucier. Aldo Leopold souligne ainsi que la fréquentation

assidue et attentive d'un milieu ou d'une entité naturelle permet de prendre conscience de leur

importance. En ce sens, la science ne saurait selon lui suffire à nous faire comprendre et sentir la

valeur d'une entité naturelle :

Que la qualité de vie sur une rivière puisse aussi dépendre de la possibilité qu'on a d'en

percevoir la musique, et de la perpétuation d'un peu de musique qu'on puisse percevoir, voilà

une forme de doute non encore pratiquée par la science.144

D'une certaine manière, ce qui est interchangeable du point de vue de l'objectivité scientifique (le

fait que tel arbre disparaisse plutôt que tel autre, par exemple), ne l'est pas depuis les perspectives

partielles et situées à partir desquelles nous expérimentons un souci éthique pour notre

environnement. La stricte connaissance théorique du fonctionnement d'un écosystème ne saurait

nous faire éprouver la nécessité de participer à sa sauvegarde, et l'appréhension esthétique de la

rivière joue un rôle majeur dans notre sensibilité aux menaces qui pèsent sur elle. De la même

façon, connaître une plante d'après sa description livresque est insuffisant :

Nous ne pleurons que ce qui nous est proche. La disparition du silphium de l'ouest du comté de

Dane n'est pas cause de deuil si l'on en connaît que le nom, entrevu dans un livre de botanique.

Le silphium est devenu une personnalité pour moi, le jour où j'essayais d'en déterrer un pour le

ramener à la ferme.145

Le silphium n'est pas juste un membre du genre Ferula, il est aussi une personnalité qui se

manifeste à travers la vigueur de ses racines, sa longévité et son histoire (« peut-être fut-t-il témoin

de la retraite de Black Hawk? »146). C'est en le fréquentant, en étant attentif à ses qualités

esthétiques et à la trame narrative dans laquelle notre imagination l'insère qu'un véritable souci

éthique peut naître.

L'expérience esthétique de l'environnement enrichit donc notre approche de l'éthique à

plusieurs titres : Premièrement, la rencontre esthétique nous rend réceptifs au « sentiment poignant

de la présence des choses147», elle nous extirpe de la cartographie utilitaire que nous projetons sur le

monde et nous installe dans un régime d'attention à l'autre. En ce sens, elle ménage les conditions de

within traditional Apache culture. » in David Abram, op.cit., p.156.144 Aldo Leopold, op.cit., p.198.145 Aldo Leopold, op.cit., p.73-74. Nous soulignons.146 Ibid.147 Baldine Saint-Girons, op.cit., p.24.

67

l'équilibre relationnel qu'appellent Karen Warren et Val Pluwood pour l'établissement d'une éthique

écoféministe, à savoir le juste milieu entre la reconnaissance de l'autre comme autre et la sensation

d'être lié à cet autre, qui constituent les fondements d'une attitude éthique.

Un exemple paradigmatique de cet équilibre se trouve dans le récit que Karen Warren fait de

son ascension d'une falaise. Dans son essai « The power and the promise of ecological feminism »,

elle décrit une expérience au cours de laquelle elle estime avoir atteint une disposition intérieure

favorable au développement d'une sensibilité éthique à l'égard du non-humain. Ayant entrepris de

s'initier à l'escalade, elle raconte sa relation à la falaise au cours d'une ascension. A l'inverse d'une

escalade pensée sur le mode de la conquête et de la fierté virile, elle apprend au contraire à ressentir

le caractère unique de cet entité naturelle qu'elle découvre au fil de son ascension. Elle écrit :

Je pris une profonde inspiration. Je regardai autour de moi – je regardai vraiment – et j'écoutai.

J'entendis une cacophonie de voix – des oiseaux, la rigole d'eau sur le rocher devant moi... Je

fermai les yeux et commençai à ressentir la roche sous mes mains. A ce moment, j'étais emplie

de sérénité.... J'éprouvais un irrésistible sentiment de gratitude pour ce que la roche m'avait

offert : la chance de la connaître et de me connaître moi-même différemment, d'apprécier des

miracles inattendus comme les minuscules fleurs poussant dans les fissures encore plus petites

de la roche, d'en venir à connaître la sensation d'être liée à l'environnement naturel. J'ai eu le

sentiment que la roche et moi-même étions les partenaires d'une conversation silencieuse

prenant place au sein d'une vieille amitié. J'ai alors réalisé que je venais de me soucier de cette

falaise (to care about) qui était si différente de moi (…). Je me suis sentie prendre soin de cette

roche (caring for) et ressentir de la gratitude face à l'opportunité que cette ascension m'avait

donné de mieux me connaître, et de mieux connaître la falaise elle-même148.

Ce récit est remarquable en ceci qu'il concentre plusieurs traits fondamentaux d'une éthique du

souci, et les manifeste à travers une expérience esthétique. Si l'on énumère ces traits, voici ce que

nous apprend l'extrait sus-cité : Tout d'abord, le récit de cette escalade débute sur un mode

esthétique, l'auteur est attentive aux qualités sensibles de son environnement, le chant des oiseaux,

le bruit de l'eau, l'aspect de la falaise, les fleurs minuscules. A travers cette attention se développe

dans un second temps la conscience d'une relation avec la falaise. Cette relation s'instaure sur un

148 « I took a deep cleansing breath. I looked all around me – really looked – and listened. I heard a cacophony of voices – birds, trickles of the water on the rock before me... I closed my eyes and began to feel the rock with my hands... at that moment I was bathed in serenity. (…) I felt an overwhelming sense of gratitude for what it offered to me – a chance to know myself and the rock differently, to appreciate unforeseen miracles like the tiny growing in the even tinier cracks in the rock's surface, and to come to know a sense of being in relation with the natural environment. I felt as if the rock and I were silent conversational partner in a longstanding friendship. I realized then that I had come to care about this cliff which was so different from me (…). I felt myself caring for this rock and feeling thankful that climbing provided the opportunity for me to know it and myself in this new way. » in Karren Warren, « The power and the promise of ecological feminism », Environmental Ethics, Vol.12, été 1990.

68

mode singulier, qui ménage l'altérité de ce qui est relié (l'auteur, la falaise), tout en cultivant une

forme de continuité (exprimée ici par la référence à l'amitié). De ce caractère relationnel – et non

fusionnel – naît en dernier lieu la référence à un souci pour la falaise (to care about, to care for),

souci qui rend manifeste la dimension proprement éthique de l'expérience que relate Karren Warren.

Il est à noter ici que le récit qui est fait de cette escalade n'est pas sans rappeler la façon dont Ronald

Hepburn illustre l'expérience esthétique : expérience au cours de laquelle nous nous expérimentons

nous-mêmes autant que nous expérimentons l'objet esthétique, et qui débouche sur une conscience

plus intense et plus profonde de ce dernier (Ce que Hepburn illustre par le verbe to realize). Nous

sommes donc ici en présence d'un exemple qui met en lumière la façon dont l'expérience esthétique

des entités naturelles s'articule très concrètement à un souci éthique.

Enfin, l'esthétique ne nous fait pas seulement sentir l'altérité et l'unicité des êtres qui nous

entourent, mais elle nous fait également prendre conscience de ce que nous sommes

irrévocablement liés à ces êtres. On se souvient que chez Dewey, comme chez Merleau-Ponty,

l'expérience esthétique est visio-motrice : Nous ne voyons pas le paysage comme une surface plane,

mais comme un réservoir de potentialités motrices. Ainsi, le sujet n'est pas « dans » un

environnement, comme préservé de ce dernier par une certaine distance qui en permettrait la

contemplation détachée, mais il est existentiellement conditionné par cet environnement.

L'expérience animale donne le modèle de cette relation au monde dans laquelle tout bruit, toute

vision sollicite l'organisme et engendre une réponse, une harmonisation entre l'être et son milieu149.

L'expérience esthétique constitue le paroxysme de cette relation : « Elle signifie un commerce actif

et alerte avec le monde. A son plus haut degré, elle est synonyme d'interpénétration totale du soi

avec le monde des objets et des événements.150». Cet argument, nous l'avons vu, est largement

mobilisé par Arnold Berleant dans sa réflexion sur l'esthétique environnementale : Selon lui, ça n'est

pas tant l'esthétique qui nous fait sentir l'interdépendance de l'humain et des entités naturelles, que

la sensation de cette interdépendance qui peut être dite esthétique151. Lors que nous faisons

l'expérience du chêne noueux évoqué précédemment, nous ne le contemplons pas comme une

image dont nous serions détachés, mais nous sentons sous nos pieds la terre grasse dans laquelle il

plonge ses racines, l'ombre qu'il projette sur notre peau, le parfum de l'écorce qui emplit nos

poumons etc. Ce qui est important dans le cadre d'une esthétique environnementale, c'est que « nous

149 « L'animal vivant est pleinement présent, il est là tout entier, dans la moindre de ses actions : dans ses regards circonspects, son flair perspicace, ses oreilles brusquement redressées. Tout ses sens sont sur le qui-vive. En l'observant, on voit le mouvement se fondre avec les sens, et les sens avec le mouvement, pour former cette grâce animale que l'homme a tant de mal à égaler. » John Dewey, op.cit., p.54.

150 John Dewey, op.cit., p.55.151« This act of perception, this process of integrated experience, because it is perceived, has an aesthetic dimension. »

in Arnold Berleant, op.cit., p.10.

69

sommes sur le même plan, dans le même espace que la fleur ou l'arbre que nous regardons.152»

Toute expérience esthétique d'un environnement est donc corrélativement l'expérience d'une

interpénétration et d'une appartenance à un 'il y a' commun. En cela, l'expérience esthétique

dépasse la simple compréhension intellectuelle de ce que nous sommes liés à notre environnement,

puisqu'elle génère la sensation et la conscience intime de cette liaison.

On a vu que l'expérience esthétique que nous faisons de notre environnement nous invite

non seulement à reconnaître et à accueillir la singularité des objets qui le peuplent, mais en outre à

ressentir l'interdépendance qui relie ces éléments entre eux et nous relient aussi à eux. A ces deux

axes s'ajoute une troisième dimension proprement collective. Il convient de prendre en compte le

caractère collectif et communautaire d'une esthétique environnementale pensée comme

renforcement d'un ethos. En effet, l'environnement n'est pas seulement ce qui est offert à l'intuition

individuelle, c'est aussi un commun, un espace que nous avons en partage et habitons à plusieurs.

Les qualités esthétiques de cet environnement, leur évolution dans le temps, et, parfois, leur

détérioration sont appréhendées et vécues collectivement autant qu'individuellement. Telle plage ne

fait pas écho à mes souvenirs les plus personnels sans en même temps faire vibrer la toile des

sentiments collectifs, des narrations, des souvenirs et des familiarités qui lui sont liées. Emily

Brady, dans son ouvrage Aesthetics of the Natural Environment, évoque un exemple paradigmatique

de cet attachement collectif : celui d'un projet de carrière géante sur l'île de Harris, dans l'archipel

des Hébrides. Dans les années 90, l'entreprise Lafarge projetait d'extraire l'anorthosite d'une

montagne au sud-est de l'île. Le projet impliquait l'ouverture d'un cratère d'un kilomètre de large et

des travaux sur plus de 60 ans. Corrélativement, cette super-carrière menaçait l'intégrité paysagère

de l'île, la tranquillité des oiseaux marins qui y séjournaient, et bouleversait toutes les qualités

esthétiques de ce biotope unique : vibrations, bruit, pollution nocturne, destruction d'un pan entier

de l'écosystème de l'île, etc. Les habitants se sont massivement opposés à ce projet, arguant non

seulement de sa nocivité écologique, mais également de la rupture esthétique qu'il engendrerait. Ce

qui était inacceptable, ça n'était pas seulement la perturbation de l'hivernage des oiseaux ou la

pollution liée au va et vient des bateaux, mais c'était aussi l'immense balafre paysagère que

constitueraient une telle carrière, la rupture totale de la continuité et de l'intégrité esthétique qu'Aldo

Leopold plaçait au fondement de toute éthique de l'environnement. L'important est ici de noter que

la dégradation d'un environnement esthétique fait l'objet d'une réaction collective ; la singularité

esthétique d'un lieu ou d'une région étant aussi ce à travers quoi une communauté se reconnaît et

s'identifie, et peut, en dernière instance, se soucier. Là où la forme du jugement de goût kantien

jetait un pont entre la subjectivité et l'universalité, entre le moi et le tout un chacun ; l'esthétique

152 « … We are on the same plane, in the same space as the blossom or tree we are regarding. » in Arnold Berleant, op.cit., p.164.

70

environnementale permet de décrire à une échelle intermédiaire les liens qui unissent une

communauté à son habitat, le réseau des référents esthétiques, symboliques et narratifs dans

lesquelles la collectivité se reconnaît. Théoriser, comme l'a fait Dewey, l'expérience esthétique

comme paroxysme de l'interaction sujet-milieu, c'est aussi reconnaître la portée politique et

collective de ce milieu. L'individu n'habite jamais seul son environnement, ce dernier est au

contraire l'objet d'un souci et d'une attention collective. En ce sens, si les qualités esthétiques

(couleurs, formes, parfums, sons...) sont accessibles à tous, le paysage et l'habitat sont en droit une

préoccupation pour tous. Enfin, si la texture esthétique de l'habitat est un problème collectif, cela

implique donc aussi qu'outre ses implications éthiques, elle est d'emblée un problème politique153.

Dire que l'environnement esthétique sollicite des attitudes éthiques partagées et un souci collectif

est insuffisant tant que l'on n'a pas dit qui habite où, et selon quelles dynamiques spatiales se

distribue cette habitation. Quelles populations possèdent un accès à l'environnement naturel ?

Comment celui-ci se partage-t-il, et selon quelles failles politiques cette distribution évolue-t-elle ?

Ces questions sont fondamentales si l'on veut que les affinités précédemment définies entre

l'expérience esthétique et la sensibilité éthique ne restent pas condamnées à la spéculation

théorique, mais engendrent des pratiques effectives et des déplacements politiques féconds au

regard de la crise écologique.

Nous pouvons donc désormais appuyer notre enquête sur plusieurs fronts de convergence

entre l'esthétique et l'éthique. Cette convergence diffère cependant substantiellement de celle que

proposent les tenants d'un cognitivisme esthétique comme Allen Carlson ou Holmes Rolston. Chez

ces derniers en effet, il semble que l'expérience esthétique soit étudiée car elle peut être utile à

l'éthique environnementale, notamment en rendant le devoir moral moins austère et abstrait.

Attendu selon eux que l'esthétique incarne une dimension incompressible de notre rapport à

l'environnement, elle constitue un paramètre avec lequel il faut composer, et qu'il convient en tout

cas de discipliner et de rationaliser. De la sorte, le rapport entre expérience esthétique et attitude

éthique demeure un rapport d'extériorité pensé sur le modèle de l'articulation mécanique, dans

lequel l'esthétique sert les fins bien comprises d'une éthique fondée sur la science. A l'inverse, les

affinités que nous venons de décrire entre l'expérience esthétique et l'attitude éthique s'apparentent à

des affinités internes et organiques. Nous avons au préalable montré que, suite à la critique

écoféministe, il n'était plus possible ni souhaitable d'opposer l'émotion et la raison au sein d'une

éthique de l'environnement, et que celle-ci prenait justement racine dans un substrat affectif qui en

constitue à la fois la texture et la raison d'être. En maintenant inchangée la forme et le mécanisme

153 Nous nous appuyons ici sur le sens originel de la politique, à savoir la gestion d'un groupe humain dans un espace collectif, la polis.

71

de l'attitude morale d'inspiration kantienne, certains penseurs de l'éthique environnementale

reconduisent en réalité les schémas dualistiques qui sont à l'origine de l'instrumentalisation du non-

humain. Ainsi que l'ont montré Val Plumwood, Karren Warren ou Marti Kheel, le projet d'une

éthique de l'environnement est inséparable d'un projet de destitution des normes traditionnelles de la

pensée morale (devoir, obligation, universalité etc). Un tel déplacement invite à considérer

l'émotion esthétique sans chercher à la rabattre sur la connaissance scientifique, mais plutôt à voir

ce qui, à l'intérieur même de l'expérience esthétique, fait signe vers une éthique. Si l'attitude éthique

implique une dimension perceptive, si elle est une réceptivité à l'appel de ce/ceux qui nous

environnent, alors on peut dire que l'expérience esthétique constitue un vecteur privilégié de cette

réceptivité. Elle est ce qui impulse un régime d'attention à l'autre, et l'on peut en ce sens soutenir

que la nature même de l'expérience esthétique nous invite au souci éthique. L'expérience esthétique

est également, ainsi que l'a démontré Arnold Berleant, ce qui nous permet de ressentir plus

intensément notre dépendance à l'égard du monde naturel et notre intégration profonde dans le

monde physique que nous habitons. Outre la compréhension intellectuelle que nous avons de cette

dépendance, l'expérience esthétique permet d'en développer la sensation : C'est lorsque nous

sommes baignés par les odeurs, pénétrés par la fraîcheur de l'air (ou par la pollution!), happés par la

puissance visuelle d'un environnement, que nous prenons le plus intimement conscience de notre

appartenance à un monde commun. En ce sens, on peut soutenir que l'expérience esthétique cultive

une disposition, active une sensibilité, renforce un ethos. Il est d'ailleurs important de noter

qu'Arnold Berleant insiste beaucoup sur la notion de culture esthétique. Dans le chapitre qu'il

consacre à l'esthétique urbaine, il emploie l'expression « cultivating an urban aesthetics », et précise

peu après : « La métaphore agricole est délibérée. Elle suggère la nécessité de façonner sciemment

l'environnement urbain, y compris sa dimension esthétique, de telle sorte qu'il offre les conditions

permettant aux gens de s'y développer et de s'y épanouir.154 » Nous retrouvons ici le thème

important d'une disposition qui se cultive à travers un certain nombre d'actions, ainsi que celui de

l'éthique comme condition de développement de certaines attitudes. Il ne sert à rien d'attendre des

individus le respect d'une loi morale à l'égard du non-humain, si dans le même temps les conditions

d'un véritable souci pour le non-humain ne sont pas présentes.

Enfin, une troisième dimension, celle d'un commun esthétique qui esquisse les contours

d'une communauté éthique, nous amène à interroger le caractère proprement politique de la

réflexion que nous avons engagée. En effet, nous avons jusqu'à présent convoqué des réflexions qui

partent du rapport à la nature comme d'un donné, d'un immédiat de l'expérience. Aldo Leopold sort

154 « The agricultural metaphor of my title is deliberate. It suggests the need to deliberately shape the urban environment, including its aesthetic dimension, so that it offers conditions for people to grow and flourish. » Arnold Berleant, op.cit., p.98.

72

de sa maison et se trouve d'emblée plongé dans la profusion de l'environnement naturel, ses

animaux, ses forêts, ses marais. Mais Arnold Berleant souligne justement qu'à l'heure actuelle, très

peu de gens vivent encore au sein du « temple de la nature », ils sont au contraire dans leur grande

majorité confrontés à des problématiques urbaines qui mêlent discrimination et pollution,

appauvrissement esthétique et raréfaction du contact avec le non-humain. Partant de ce constat, la

discipline de l'esthétique environnementale ne peut se contenter de promouvoir une sensibilisation

abstraite des enjeux pratiques et politiques de l'écologie. La question qui se pose devient à la fois

plus spécifique et plus pragmatique : comment l'esthétique peut-elle informer les luttes concrètes

qui polarisent la vie urbaine ? peut-on penser une politicité propre de l'esthétique ? Sous quelles

modalités l'esthétique comme politique et comme pratique se manifeste-elle sur les fronts multiples

de l'écologie ?

73

CHAPITRE III

L'ESTHÉTIQUE COMME PRATIQUE ET COMME POLITIQUE.

L'expérience esthétique a longtemps été considérée comme une expérience contemplative,

désengagée des trivialités de la vie pratique. Cette conception a été fortement contestée dès le XXe

siècle, notamment par la philosophie pragmatiste qui a proposé une appréhension de l'expérience

esthétique à la fois engagée à l'échelle du sujet, et signifiante à l'échelle de la communauté. Nous

avons vu que le tournant conceptuel qu'opère l'esthétique environnementale fait signe vers une

reconnexion similaire entre l'esthétique et le pratique, mais cette entreprise reste en suspens et il

nous reste à détailler la façon dont l'expérience esthétique motive des actions, nourrit des praxis. Ce

pan de notre enquête est majeur puisqu'il s'agit de montrer que non seulement nous nous rapportons

régulièrement à notre environnement sur un mode esthétique, mais qu'en outre ce mode est engagé,

participatif, et qu'il informe la façon dont nous modelons notre milieu. Nous tâcherons donc

d'étudier dans un premier temps le caractère actif de l'expérience esthétique, en nous appuyant sur la

riche enquête que John Dewey nous a léguée à ce sujet. Si l'esthétique doit se situer au cœur d'une

approche plurielle et inclusive de l'écologie, c'est précisément parce qu'elle articule des

connaissances, des affects et des pratiques. Ces pratiques constituent en outre l'achèvement de

prétentions éthiques de l'écologie, puisque la conceptualisation de principes moraux reste sans effet

si elle ne s'accompagne pas de mises en œuvre concrètes. Quelles sont ces pratiques ? Lorsque l'on

cherche à associer au domaine esthétique un certain type d'activité, on songe spontanément aux

pratiques artistiques. Le peintre qui étale des pigments sur une surface, le sculpteur qui façonne la

pierre et le bois, le musicien qui arrange des souffles, ou, plus récemment, l’artiste qui effectue une

performance éphémère, tous produisent un certain travail par lequel de nouveaux types d'êtres sont

engendrés. Mais l'esthétique ne se retreint pas à ces activités, et nous tâcherons de voir si des

pratiques plus anodines ne peuvent être intégrées à une esthétique de l'environnement : jardiner,

soigner, réparer, embellir, nettoyer, sont autant d’activités qui procèdent d’intérêts esthétiques, et

qui méritent à ce titre d’être pleinement intégrées à une réflexion sur l’esthétique environnementale.

Ces pratiques permettent en outre d'articuler l'esthétique à l'éthique de façon plus concrète. En effet,

nous avons soutenu – de concert avec les tenants d'une éthique écoféministe – qu'il n'était pas

souhaitable d'abstraire les agents moraux des particularités de leurs situations en les subsumant dans

74

des catégories à la fois universalisantes et exclusives (l'humain rationnel autonome, par exemple),

mais qu'il convenait de saisir le problème de leur engagement moral 'par le milieu', c'est-à-dire

depuis les problématiques concrètes qu'ils avaient à gérer. Or, il nous manque pour l'heure,

précisément, une approche contextuelle de cet agent. Qui est-il ? Ou plutôt : qui sont-ils ? La

pluralisation du concept d'agent moral va ici de pair avec une politisation de l'éthique

environnementale. Il convient en effet de définir le théâtre – nécessairement multiforme – des

attitudes éthiques qui ont trait aux entités non-humaines, et de voir comment les affinités que nous

avons précédemment esquissées entre éthique et esthétique sont affectées par cette épreuve du réel.

Analyser l'expérience esthétique détachée de son contexte d'émergence et théoriser l'attitude éthique

hors des conditions sociales, économiques ou politiques des acteurs en jeu est donc insatisfaisant.

Afin de palier à cette faiblesse, nous tâcherons d'analyser la dimension politique qui caractérise en

propre l'expérience esthétique en tant qu'expérience située, mais aussi les attitudes de soin, dont

nous avons montré qu'elles étaient au cœur d'une approche renouvelée de l'éthique

environnementale. Cette politicité étant définie, il sera alors possible d'observer comment elle opère

in concreto, c'est-à-dire comment elle permet de créer de nouvelles réponses à la détérioration

écologique là où elle est rencontrée, et comment elle déjoue la verticalité qui caractérise

traditionnellement la gestion politique de l'environnement. A cet effet, nous analyserons deux

exemples de pratiques que l’on peut situer à l’intersection de l’esthétique et de l’éthique ; celui de la

réaction à la pollution d’une part, la façon dont cette pollution se manifeste esthétiquement et incite

certains groupes d’acteurs à entreprendre des activités de soin et de réparation, et d’autre part le

domaine de l’agriculture urbaine et des jardins communautaires, dont l’expansion actuelle manifeste

des dynamiques d’enrichissement social, environnemental et esthétique majeures.

a) Vers un pragmatisme esthétique, le paradigme de l'expérience chez John Dewey.

Considérer l'esthétique comme un compartiment de l'expérience qui peut être abstrait des

enjeux de la vie quotidienne et qui aurait en lui sa propre fin pose plusieurs problèmes : tout

d'abord, cette interprétation se base sur une vision insularisée de l'expérience esthétique, cette

dernière, ponctuelle et désengagée des trivialités pratiques, se caractériserait par son caractère extra-

ordinaire. Cette vision contemplative et formaliste néglige cependant les paramètres infra-

esthétiques qui sont au fondement de toute expérience esthétique et semble pour cette raison

manquer de réalisme. Deux méthodes s'affrontent en effet lorsqu'il s'agit d'analyser fidèlement

l'expérience esthétique : on peut soit tenter de l'isoler du tumulte de l'ordinaire, la soumettant à un

75

examen critique censé la restituer dans sa pureté, soit au contraire l'appréhender à l'aune des liens

qu’elle entretient avec les autres domaines de l'expérience humaine. Cette seconde méthode entre en

résonance avec l'intuition que l'esthétique ne saurait être totalement détachée des enjeux pratiques

de l'existence, et qu'elle s'amalgame au contraire intimement avec les autres pans de la vie

individuelle et collective. Il ne s'agit pas tant de relativiser et de corrompre la pureté du concept

d'esthétique, que de saisir ce qui fait précisément l'essence de cette dernière en relevant les

influences dont elle procède. John Dewey, dans son ouvrage L'art comme expérience, restitue les

enjeux de cette intuition en employant la métaphore qui suit :

Les sommets des montagnes ne flottent pas dans le ciel sans aucun support ; on ne peut pas non

plus dire qu'ils sont tout simplement posés sur la terre. Ils sont la terre même, dans un de ses

modes de fonctionnement visible.155

Il appartient donc à celui qui voudrait mener l'analyse de l'expérience esthétique de restituer la

continuité fondamentale qui unit cette dernière au socle de l'expérience ordinaire dont elle est une

manifestation. Dewey critique par ce biais une certaine posture intellectuelle qui consiste à idéaliser

l'esthétique et à la retrancher dans la sphère des « choses éthérées156», idéalisation qui s'accompagne

d'une conception muséale de l'art et de beau plus largement. Or, les œuvres que nous admirons dans

les galeries des musées sont pour la plupart coupées du contexte de leur émergence. Le bouclier

étrusque dont nous admirons les détails et la finesse derrière une vitrine n'est finalement que l'ombre

de ce qu'il a été, à savoir un objet esthétique signifiant et organiquement relié à la vie sociale et

religieuse de son époque. La posture consistant à jouir des seules qualités formelles de la chose

manque donc la complexité esthétique qui faisait la richesse de cet objet pour ceux qui l'ont produit.

Afin de rétablir la continuité entre l'expérience esthétique et ce que Dewey nomme « les processus

normaux de l'existence157 », il faut en revenir à l'aisthenomai, la perception sensible. Cette dernière

n'opère pas entre un sujet rationnel et une qualité formelle; si l'on aborde la perception selon une

méthode pragmatiste, il apparaît que cette dernière est avant tout fonctionnelle, ancrée dans les

échanges primitifs et vitaux que nous entretenons avec notre environnement. Nous ne sommes pas

dotés d'yeux pour contempler des paysages, mais parce que nous vivons originellement au sein de

ces paysages et que nous sommes portés à interagir avec les entités qui les peuplent. L'appréhension

pragmatiste de l'esthétique opère donc un renversement dans l'analyse traditionnelle qui est faite de

l'esthétique. Cette dernière n'est pas tant conditionnée par nos récepteurs sensoriels que par l'usage

155 John Dewey, L'art comme expérience, Gallimard, coll. Folio essais, Paris, 2005, p.30.156 Cf. « L'être vivant et les choses éthérées » in John Dewey, op.cit., p.56.157 John Dewey, op.cit., p.41.

76

quotidien que nous en faisons lorsque nous interagissons avec le milieu habité158. Dès lors,

l'esthétique ne se pense plus en rupture avec l'engagement pratique, mais en référence à ce dernier.

Il s'agit donc, pour comprendre l'expérience esthétique, de partir du substrat quotidien depuis lequel

elle émerge ou, pour reprendre la métaphore chère à Dewey, d'étudier les assises de la montagne

pour remonter jusqu'à son sommet. Cette méthode fait écho à une conception pragmatiste des liens

entre sensibilité et réalité, que William James illustrait de la sorte : « Le courant de vie qui entre

dans nos yeux ou nos oreilles est destiné à ressortir par nos mains, nos pieds ou nos lèvres159. »

C'est-à-dire que la perception est indissociable de l'action, que le sensible ne peut se penser sans

référence à l'engagement pratique qu'il informe et impulse. Notre expérience sensible est donc avant

tout une expérience située qui n'a pas l'environnement pour cadre ou « scène » de déroulement, mais

qui est au contraire entièrement constituée par les interactions avec ce dernier. En ce sens, le sujet

n'entretient pas un rapport à son milieu fondé sur l'extériorité et la séparation, mais est plutôt saisi

dans l'intimité d'un engagement constant avec celui-ci. Dewey souligne ainsi qu'à un strict niveau

corporel, il est impossible de distinguer définitivement le sujet de son environnement, ce dernier

étant pénétré par l'air qui l'entoure, les nourritures qu'il ingère, la gravité qu'il subit etc160. L'homme,

plongé comme tout animal dans un milieu tantôt hostile tantôt propice au développement de la vie,

expérimente une alternance de frustration et d'harmonisation dans son rapport à l'environnement.

Cette alternance crée une rythmique, un jeu de tension-libération, systole-diastole, flux-reflux qui

est le moteur de toute expérience161. Le sujet ne subit pas passivement les méandres d'une existence

jetée dans le monde, mais il s'investit au contraire dans la recherche active d'un équilibre avec ce

dernier, recherche ponctuée de résistances et de satisfactions. Ces expériences qui maillent notre

quotidien sollicitent notre attention sensible au cours d'activités a priori insignifiantes (tisonner un

feu, jardiner, écouter l'orage, partager un repas...), lesquelles n'accèdent au statut d'expérience

esthétique que sous certaines conditions. En l'absence de ces conditions, le risque d'amalgamer

l'esthétique à la multiplicité de nos expériences sensibles les plus infimes risque en effet de

réapparaître. Quelles sont ces conditions ?

Si l'on se réfère au déroulement de l'expérience esthétique, il apparaît que non seulement

celle-ci se distingue du cours des affaires quotidiennes, mais qu'elle constitue en outre un tout

consistant et complet. Dewey exprime cette idée – distinction par rapport à l'expérience ordinaire,

cohérence interne – en employant l'expression « une expérience ». L'article « une » exprime ici à la

fois une distinction de degré par rapport aux autres expériences, fragmentaires et confuses, et la

158 « L'existence se déroule dans un environnement ; pas seulement dans cet environnement, mais aussi à cause de lui, par le biais de ses interactions avec lui. » in John Dewey, op.cit., p.45.

159 William James, cité par Stéphane Maldérieux, in William James, Le Pragmatisme, Flammarion, Paris, 2010, p.35.160 John Dewey, op.cit., p.45.161 John Dewey, op.cit., p.50-51.

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spécificité de l'expérience esthétique qui déploie exhaustivement son intensité et est vécue par le

sujet comme un moment unique. Ainsi, la visite d'un musée au cours de laquelle nous passons en

revue divers tableaux peut ne receler aucune expérience esthétique :

Ces œuvres peuvent être « vues » au sens littéral du terme ; on peut les regarder, éventuellement

les reconnaître, et les identifier correctement. Il n'en reste pas moins que, par manque

d'interaction continue entre l'organisme dans son entier et ces œuvres, celles-ci ne sont pas

perçues, ou, en tout cas, elles ne le sont pas sur le plan esthétique162.

La perception sensible de l’œuvre ne saurait donc constituer à elle seule l'expérience esthétique. Ce

qui fonde cette dernière c'est une rencontre totale entre le sujet et l'objet qui opère par le biais de la

perception sensible, rencontre qui se déploie dans le temps et se parachève en une harmonie

dynamique entre le sujet et l'objet. Il convient aussi de relever la précision « l'organisme dans son

entier », nous éprouvons notre environnement sensible de tout notre corps et ce que l’œil parcourt,

le reste du corps le parcourt virtuellement. La perception est éminemment active, elle ne mobilise

pas seulement l'entendement du sujet mais aussi son corps, ses expériences passées et le contexte

collectif dans lequel il s'insère. En ce sens, l'expérience esthétique est le fruit d'une attention

engagée et exploratrice, elle résulte d'une impulsion qui nous projette à la rencontre de l'objet et

trouve son accomplissement dans la convenance mutuelle entre ce dernier et le sujet. Cette

expérience ne diffère pas en nature de l'expérience pratique, elle en constitue plutôt l'aboutissement

naturel. Le régime de l'expérience quotidienne, rythmé de tensions et d'apaisements, de

désynchronisations et d'harmonisations avec l'environnement, offre comme nous l'avons dit le

modèle originel de l'expérience esthétique. Mais cet ordre demeure confus, les expériences que l'on

y mène sont souvent étouffées sous la répétitivité de l'habitude et ne sont pas menées jusqu'à leur

terme, on ne peut pour cette raison les qualifier d'esthétiques.

Cette appréciation de l'esthétique ébranle plusieurs piliers de l'héritage esthétique kantien.

Tout d'abord, le concept de beauté semble avoir été évacué de l'expérience esthétique, tout du moins

apparaît-il superflu pour définir cette dernière. En effet, si la beauté est le nom que nous donnons à

l'émotion qui nous envahit lorsque nous vivons une expérience esthétique, elle ne renseigne en rien

sur la nature et les modalités de cette expérience. Au contraire, en donnant l'illusion de pouvoir

réduire la diversité des émotions ressenties sur un mode esthétique à une catégorie fixe, la beauté se

mue en hypostase et fait manquer le foyer même de l'expérience163 ; soit les conditions spécifiques

162 John Dewey, op.cit., p.110.163 « Malheureusement, elle [la beauté] a acquis le statut d'un objet particulier ; l'extase émotionnelle a été assujettie à

ce que la philosophie nomme une hypostase, et le concept de beauté a acquis le statut d'une essence offerte à l'intuition. Lorsque ce terme est utilisé, théoriquement parlant, pour désigner la qualité esthétique globale d'une

78

de la rencontre entre un sujet et un objet. Ces rencontres gagnent à être saisies dans leur singularité

et il apparaît illusoire à Dewey de vouloir les subsumer sous une seule émotion. Il découle de cela

un élargissement du champ de l'esthétique, qui n'est plus cantonnée aux sens nobles tels que l'ouïe

ou la vue, comme c'est souvent le cas depuis la philosophie moderne. De la même façon, les musées

ne sont plus les lieux privilégiés de l'esthétique, le pragmatisme nous invitant à considérer les arts

populaires et les environnements non-artistiques comme égaux face à l'expérience.

En second lieu, ces changements semblent déséquilibrer une autre clef de voûte de

l'esthétique kantienne : le désintéressement. Ce célèbre prérequis esthétique a souvent été victime

de mésinterprétations; il ne s'apparente pas au désintérêt, mais à l'absence d'intérêt spécifique pour

l'objet en dehors de ses qualités sensibles. Nous serions supposés jouir des propriétés formelles d'un

objet sans nous soucier ou sans éprouver le moindre intérêt à l'égard de l'objet en question, de son

contexte ou de son utilité. Cette définition, qui ménage une partie de la communicabilité de

l'émotion esthétique, semble procéder de plusieurs confusions. Tout d'abord, l'attention sensible ne

flotte pas dans l'éther de l'entendement, mais procède d'abord d'un intérêt pratique pour l'objet.

Selon Dewey, nous allons à la rencontre de notre environnement parce que des besoins concrets

nous y poussent, et c'est à partir de ces interactions vitales que se constitue la possibilité d'une

expérience esthétique aboutie. L'art et la vie, l'esthétique et le pratique appartiennent au même

substrat empirique. L'expérience esthétique est donc une expérience sensori-motrice avant d'être

une expérience contemplative, l'action étant toujours le revers de la perception164.

Mais ces différences entre l'esthétique kantienne et l'esthétique comme expérience de Dewey

sont à relativiser. En effet, si le jugement de goût se déploie chez Kant indépendamment de tout

concept déterminé et de tout intérêt pour l'objet, l'expérience du beau joue néanmoins un rôle

existentiel profond pour le sujet. Lorsque je fais l'expérience de la beauté, je n'éprouve pas

seulement un plaisir sensible, mais aussi une adéquation avec le monde165. Le beau kantien est donc

dans une certaine mesure, lui aussi, le produit d'une harmonie entre le sujet et son environnement.

Là où ces deux théories esthétiques divergent en revanche, et où Dewey semble proposer une

appréhension plus riche de l'expérience esthétique, c'est à l'aune des liens qu'entretient l'esthétique

avec les autres aspects de l'existence. Tandis que Kant cloisonne et autonomise la sphère du beau,

expérience, il vaut certainement beaucoup mieux s'attacher à l'expérience elle-même et aux conditions du processus dont cette qualité est solidaire. » in John Dewey, op.cit., p.224.

164 La continuité de l'esthétique et du pratique au sein du vivant est développé dans le chapitre « L'être vivant » in John Dewey, op.cit.

165 Ce point est essentiellement développé dans l'analytique du sublime. Là où le sublime fait éprouver à l'homme le sentiment d'un excès, d'une difformité déchirante, le beau à l'inverse se définit comme le moment d'une réconciliation avec le monde, d'un accord, d'une harmonie avec la nature. Ainsi, le beau est ce « langage chiffré dont se sert la nature pour nous parler », cette « trace que laisse la nature (…) témoignant qu'elle contient en soi un quelconque principe qui permette de supposer qu'il existe un accord (…) entre ses produits et notre satisfaction indépendante de tout intérêt. » in Emmanuel Kant, op.cit., p.253-255.

79

Dewey l'enracine au contraire dans le procès de l'expérience pratique et dans la rythmique des

événements collectifs. L'art joue en ce sens une fonction sociale explicite, il n'est pas retranché dans

une sacralité spirituelle mais participe de l'intensification et de l'enrichissement des expériences

menées au sein de la communauté. De ce fait, l'esthétique telle que l'appréhende Dewey semble

revêtir un rôle politique plus riche que l'universalité du jugement kantien. En puisant dans le

réservoir des références collectives (mythes, pratiques de la ville, arts populaires, design...), le

pragmatisme esthétique revalorise l'utilité sociale de l'art et des pratiques esthétiques. Ces

déplacements conceptuels nous permettent en outre de ré-ancrer l'esthétique dans l'arène de la vie

publique et des tensions qui la parcourent. Si l'expérience esthétique est dynamique et collective,

comment informe-t-elle les dissensions politiques qui constituent toute communauté ?

b) Quelle politicité pour l'esthétique environnementale ?

Depuis Platon qui appelle à chasser les imitateurs de la cité, jusqu'aux publicitaires

contemporains qui usent d'images séduisantes pour conditionner des pratiques, en passant par les

glorifications patriotiques du paysage, il est manifeste que l'émotion esthétique possède un pouvoir ;

c'est-à-dire qu'elle oriente des comportements, qu'elle produit des conduites, qu'elle incline des

sensibilités. Peut-on pour autant en conclure que l'expérience esthétique possède, en elle-même, une

dimension politique ? Une première réponse spontanée consiste à souligner que nous disons parfois

de l'art qu'il est engagé ; c'est-à-dire qu'une œuvre pourrait manifester par sa forme un message

politique, dénigrant ou au contraire glorifiant un certain idéal collectif. Mais dire que le réalisme

socialiste exalte un projet politique en se donnant le prolétariat pour sujet, ou que la peinture de

Gustave Courbet dénonce la misère sociale, ça n'est toujours rien dire sur la politicité propre de

l'esthétique. Cette politicité est commune à toute les expériences esthétiques, qu'elles soient

artistiques ou non. Le développement le plus célèbre à ce sujet, nous l'avons évoqué, est celui que

formule Kant. L'expérience esthétique pourrait être dite politique en ceci qu'elle ménage un

commun entre les hommes. Plus précisément, l'expérience de la beauté se parachève en un jugement

qui embrasse potentiellement tous les hommes en tant que subjectivités susceptibles de partager ce

jugement. En ce sens, l'expérience esthétique n'est pas seulement l'expérience d'un sujet atomique et

solitaire saisi dans un face-à-face avec l'objet esthétique, mais elle est aussi dans un second temps la

prise de consistance d'un jugement sur le fond d'un commun inter-subjectif. Cette première réponse

permet d'esquisser le caractère politique de l'expérience esthétique dans ce qu'elle a de générique et

de commun à tous les hommes. Elle rappelle également que Kant, à la fin de sa vie, avait esquissé

80

une esthétique de l'événement pour illustrer le bouleversement de la révolution française. La

déflagration politique de1789, en traçant autour d'elle une communauté de spectateurs désintéressés,

faisait signe vers une communion morale et politique de l'humanité. Les jugements portés sur la

révolution française ne procédaient pas d'intérêts individuels ou de partisanneries locales, mais

manifestaient une exaltation désintéressée face à la pure forme de la rupture historique. Ce qui

compte, dit Kant, c'est « la manière de penser des spectateurs qui se traduit publiquement à

l'occasion de ce jeu des grands bouleversements166». C'est ici la révolution en tant que spectacle qui

permet de penser le caractère esthétique de l'enthousiasme qui se répandit en Europe. Ce spectacle,

en plaçant les hommes face à leurs dispositions originelles, aurait permis le renforcement d'une

conscience commune. Mais on peut alors se demander si l'universalité du jugement de goût ne

dessine pas un commun trop large, et si le pont qu'il jette entre le jugement individuel et l'humanité

toute entière suffit à créer le sens d'une communauté qui soit proprement politique. Entre l'individu

et l'humanité, entre le moi et le tout autre, n'y a-t-il pas un gouffre d'avantage qu'un lien ?

La difficulté de lier l'individu à un ensemble trop vaste nous invite à l'analyse d'un

moyen terme, d'une échelle intermédiaire entre le sujet et l'humanité qui le subsume. L'expérience

esthétique, bien qu'universelle de par sa forme, est avant tout une expérience partagée par une

communauté restreinte dans un lieu donné. La politique est ce qui caractérise la gestion de cette

communauté en tant qu'elle partage un espace commun, la polis. On se souvient que pour Dewey,

l'art est ce qui permet de resserrer les liens entre les membres d'un même groupe en rendant

l'expérience collective plus intense et en multipliant les référents symboliques et esthétiques à

laquelle ses membres se rapportent. Ainsi, les rituels auxquels certaines tribus s'adonnent procèdent

moins d'une croyance en leur efficacité effective, que d'une conscience de leur rôle social :

Ces rites et ces cérémonies possédaient bien sûr cette visée magique, mais nous pouvons être

certains du fait que, s'ils étaient accomplis de façon durable, en dépit d'échecs dans la pratique,

c'est parce qu'ils enrichissaient de façon immédiate le vécu.167

L'expérience esthétique est donc le liant qui maintient et renforce la cohésion d'un groupe humain.

Elle est à la fois ce par quoi nous interagissons individuellement avec notre environnement, et ce

qui renforce « le flot normal des services sociaux168». Cette double-dimension qui harmonise le

personnel et le collectif englobe aussi bien les artefacts que les supports naturels de l'expérience.

Une communauté de pêcheurs peut ainsi puiser des références esthétiques à la fois dans ses outils de 166 Emmanuel Kant, « d’un événement de notre temps qui prouve cette tendance morale de l’humanité » in Emmanuel

Kant, Le conflit des facultés, Librairie philosophique Vrin, Paris, 2000.167 John Dewey, op.cit., p.71.168 John Dewey, op.cit., p.39.

81

travail et dans le paysage qui encadre le groupe, entraînant chez ses membres le partage d'un réseau

d'affects communs. Mais on perçoit vite les limites d'une telle position : tout d'abord, elle se fonde

sur le modèle d'une cellule politique restreinte et harmonieuse : la tribu, la communauté locale, la

cité. Les membres y vivent dans une configuration de face-à-face169, et il existe une continuité

nourrie entre le singulier et le collectif. Or, force est de constater que la structure des grandes

démocraties administratives modernes est en rupture avec un tel schéma, et que la densité du tissu

relationnel local s'est relativement distendue. Comme le rappelle Dewey dans Le public et ses

problèmes, il s'agit de convertir la Grande Société en Grande Communauté170, c'est-à-dire de rétablir

les conditions sous lesquels le public se reconnaît comme tel et prend conscience de lui-même.

Cette nécessité indique que nous sommes précisément sortis d'une configuration communautaire, et

il semble donc peu pertinent de se référer à cette seule configuration pour penser la politicité de

l'esthétique. Enfin, on notera que l'idéal d'un petit groupe humain uni et harmonisé par un ensemble

de pratiques esthétiques socialement signifiantes demeure teintée d'un irénisme naïf peu en phase

avec les discriminations politiques, spatiales et écologiques qui divisent les groupes humains. Que

signifie 'partager un commun esthétique' à l'heure où les plus pauvres sont cantonnés aux quartiers

désaffectés et aux friches industrielles, tandis que les plus aisés jouissent d'un accès privilégié à la

vie citoyenne et aux espaces naturels ? On ne peut oblitérer ces termes du débat dans la mesure où

ils constituent le cœur de l'expérience que les habitants font de leur environnement. Si, comme le

soutient William Cronon, la crise écologique est une crise de l'habiter qui commence « at home », et

non dans les vastes espaces éloignés de la wilderness, alors l'esthétique environnementale doit être

capable de prendre en compte le caractère éminemment politique et conflictuel de l'habitation.

Jacques Rancière voit dans les problèmes de répartition, de distribution des lieux et

d'agencement de l'espace public l'essence même du politique. Il écrit :

La politique en effet, ça n'est pas l'exercice du pouvoir et la lutte pour le pouvoir. C'est la

configuration d'un espace spécifique, le découpage d'une sphère particulière d'expérience,

d'objets posés comme communs et relevant d'une décision commune, de sujets reconnus

capables de désigner ces objets et d'argumenter à leur sujet.171

La politique définit la res publica, la chose publique, c'est-à-dire ce qui est posé comme commun.

Elle distingue ce dont on peut débattre collectivement et ce qui doit rester privé ou tabou, ce qui

invite à la participation de tous et ce qui demeure propre à chacun. Mais cette répartition n'est pas

169 Pour reprendre les termes employés par Dewey au sujet des relations intracommunautaires.170 John Dewey, Le public et ses problèmes, Gallimard, Paris, 2005, p.235.171 Jacques Rancière, Malaise dans l'esthétique, Galilée, Paris, 2004, p.37.

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neutre, elle est le fruit de choix qui opèrent à la manière de canaux ou de bifurcations dans la

gestion de la communauté. La politique définit la spatialité et la temporalité propre à chaque groupe

et à chaque activité, elle assigne aux choses et aux êtres un temps et un lieu, elle est un partage du

sensible. Dès lors, la question est moins de savoir qui a le pouvoir, que d'analyser de façon critique

la façon dont ce pouvoir découpe des zones d'intelligibilité collective, trace des frontières dans le

commun et occulte des champs d'action potentiels. Du fait que ce partage institue « un système

d'évidences sensibles172», il est également ce qui restreint l'éventail des possibles :

Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu'il fait, du

temps et de l'espace dans lequel cette activité s'exerce. (…) Cela définit le fait d'être visible ou

non dans un espace commun, doué d'une parole commune, etc.173

Ce partage se manifeste de façon très concrète à travers des processus de ségrégation urbaine174,

d'invisibilisation des marges et de hiérarchisation des prises en charge de l'environnement. Il est

qualifié par Rancière d'esthétique dans le sens premier que lui donne Kant, c'est-à-dire comme « le

système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir »175. Mais Rancière ajoute que

c'est aussi par l'esthétique que ce partage peut être bousculé voire redistribué. L'expérience

esthétique ré-apparaît ici non plus comme le liant d'une communauté humaine harmonieuse, mais

comme la mise en tension d'un découpage politique, comme foyer de subversion des formes de

l'expérience collective. Les pratiques esthétiques sont politiques non pas parce qu'elles se donnent

un objet politique, mais parce qu'elles engendrent de nouvelles façons de sentir, d'expérimenter le

monde et de sillonner ses potentialités, et qu'elles court-circuitent en cela la répartition orthodoxe de

l'espace commun. L’œuvre engendre ce que Jacques Rancière nomme un sensorium176, c'est-à-dire

qu'elle projette autour d'elle un « milieu sensible »177 qui appelle un nouveau régime d'expérience.

Lorsque Kant évoque le libre jeu de nos facultés, il implique la sortie hors du jugement déterminant

et la rupture du mode d'expérimentation ordinaire du monde et des réflexes cognitifs qui

l'accompagnent. L'esthétique introduit un libre jeu qui se soustrait au partage traditionnel du

sensible, des manières de sentir, de dire, de connaître et d'occuper un espace. Nous pouvons donc

172 Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique, Paris, 2000, p.12.173 Ibid.174 Jacques Rancière évoquait lors d'une conférence à la Columbia University les émeutes qui eurent lieu dans les

banlieues françaises en 2005, montrant que les banlieusards revendiquaient un droit à la ville tout en se prévalant de leur marginalité, reconduisant ainsi le partage du sensible à l'origine de leur frustration. Cf : Jacques Rancière « Conversations with Jacques Rancière », 2nd annual radical philosophies & education seminars, Columbia University.

175 Jacques Rancière, op.cit., p.13.176 Jacques Rancière, Malaise dans l'esthétique, p.41.177 Ibid.

83

provisoirement avancer ce qui suit : l'expérience esthétique est politique en ceci qu'elle ménage des

interstices subversifs et polémiques dans la distribution conventionnelle du commun.

Il reste alors à déterminer comment opère concrètement cette subversion, et quel est

son pendant positif. Quel ordre conteste-t-elle au juste, et comment parvient-elle à en créer un

nouveau ? Pour répondre à ces questions, les concepts que mobilise Félix Guattari en faveur d'une

écosophie nous semblent éminemment pertinents. L’écosophie peut être définie comme une

écologie transversale, qui articule trois perspectives : une perspective environnementale, une

perspective sociale et politique, une perspective subjective et psychique. Son argument s'ouvre sur

le constat suivant : le monde contemporain est en grande partie infiltré par l'esprit du capitalisme et

nous sommes presque unanimement soumis à l'ubiquité de ses rouages178. La rationalité économique

en vient à noyauter les relations humaines, les problématiques urbaines et environnementales sont

appréhendées selon un biais fonctionnaliste, et la singularité irréductible que recèle la texture de

l'expérience esthétique est traitée comme un résidu accidentel de la vie collective. Guattari oppose

ainsi deux paradigmes esthétiques : Le premier s'apparente à un modèle publicitaire abêtissant, il

incarne « l'imagerie sensationnaliste et en réalité banalisante et infantilisante que les médias

confectionnent à partir de l'actualité »179. Il consiste en un agrégat d'images sérielles, répétitives, qui

homogénéisent le subjectif180 et arasent le singulier. Le second, en s'opposant au premier, arrime au

contraire la subjectivité à des dynamiques de re-singularisation. Guattari écrit :

C'est dans le maquis de l'art que se trouvent les noyaux de résistance parmi les plus conséquents

au rouleau compresseur de la subjectivité capitalistique, celle de l'unidimensionnalité, de

l'équivaloir généralisé, de la ségrégation, de la surdité à l'altérité vraie.181

La référence au maquis est spatiale et politique à la fois. Le maquis est un interstice qui désamorce

le partage du sensible en instituant un lieu radicalement autre depuis lequel des foyers de subversion

politique peuvent naître. Cette résistance opère contre « l'équivaloir » capitalistique, c'est-à-dire

contre le processus au sein duquel tout peut être ramené à un opérateur d'échange ; où toute

singularité est réduite à un tiers terme uniformisant, où le différent est rabattu sur le semblable, le

qualitatif sur le quantitatif. L'esthétique capitalistique introduit de la conformité et de l'homogénéité

178 Ce que Guattari désigne sous le terme de Capitalisme Mondial Intégré.179 Félix Guattari, Chaosmose, Galilée, Paris, 1992, p.165.180 La subjectivité telle que la pense Guattari n'est pas une instance strictement individuelle, elle peut être

transpersonnelle et collective. Il la définit comme « l'ensemble des conditions qui rendent possible que des instances individuelles et/ou collectives soient en position d'émerger comme Territoire existentiel sui-référentiel, en adjacence ou en rapport de délimitation avec une altérite elle-même subjective. ». Félix Guattari, op.cit., p.21.

181 Félix Guattari, op.cit., p.126-127.

84

sérielle là où un art maquisard produit de la différence et de l'irréductibilité182. Dans un monde où le

libre jeu de l'esprit ne sert aucune rationalité économique, l'expérience esthétique peut donc être

considérée comme subversive. Il convient alors de se demander : qui participe à cette subversion et

quelles strates de la société affecte-t-elle ? La réponse de Guattari est claire : l'art n'est pas le

privilège des artistes et des musées, et ne saurait se trouver confisqué par une élite d'experts. Il

caractérise au contraire « toute une créativité subjective qui traverse les générations et les peuples

opprimés, les ghettos, les minorités (…) »183. La création subjective est indissociablement une

création de subjectivité qui modifie aussi bien l'ordre de la production matérielle que celui des

univers incorporels, l'un étant toujours en prise sur l'autre. Le rap, les « marches dans la ville » que

décrit Michel de Certeau184, l'art environnemental, la valorisation collective d'une friche urbaine

sont autant de canaux d'expression d'une esthétique qui re-singularise ce que la subjectivité

capitalistique avait arasé. Ce qui transparaît ici, c'est la transversalité fondamentale de ces

pratiques ; elles court-circuitent le cloisonnement traditionnel entre l'esthétique et le politique, entre

le musée et la place publique, entre l'artiste et l'homme du peuple, entre le privé et le public, entre la

nature et la culture185. Enfin, ce caractère transversal recoupe une seconde distinction qui apparaît

féconde au regard de la dimension politique de l'esthétique, celle du molaire et du moléculaire.

Guattari emprunte ce couple conceptuel à la chimie, laquelle distingue le niveau de la molécule et

celui du mole. Ainsi, l'agencement de molécules H2O fini par former un mole, lequel donne

consistance à une matière aqueuse visible et palpable. Le moléculaire n'est donc pas opposé au

molaire, mais il en constitue une dimension, un seuil. Appliqué au politique, ce couple permet de

distinguer les prises de positions constituées qui opèrent à l'échelle des institutions macropolitiques

(le vote, par exemple), et celles qui opèrent à une échelle infra-molaire. Parcellaires, inconscientes,

elles constituent un magma intensif d'affects et de désirs qui travaillent souterrainement le politique.

Cette échelle que Guattari nomme moléculaire permet d'impulser des processus de subjectivation

qui échappent à la logique capitalistique186, c'est la raison pour laquelle il ne s'agit pas d'assigner à

l'art un rôle normé et défini, ni d'en faire une sorte d'outil surplombant qu'il suffirait de projeter sur

les contextes particuliers. Bien plutôt :

A partir d'entreprises fragmentaires, d'initiatives quelques fois précaires, d’expérimentations

182 Guattari oppose ainsi l'homogenèse capitaliste à l'hétérogenèse que permet l'art.183 Félix Guattari, op.cit., p.127.184 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, arts de faire, Gallimard, Paris, 1990.185 « Moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser 'transversalement'

les interactions entre écosystèmes, mécanosphère et Univers de référence sociaux et individuels. » in Félix Guattari, Les Trois Écologies, p.34.

186 Cf. Félix Guattari, Le Capitalisme Mondial Intégré et la révolution moléculaire, contribution présentée aux journées du CINEL - Centre d’Information sur les Nouveaux Espaces de Liberté, 1981.

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tâtonnantes, de nouveaux agencements collectifs d'énonciation187 commencent à se chercher.

D'autres façons de voir et de faire le monde, d'autres façons d'être et de mettre à jour des

modalités d'être viendront à s'ouvrir et à s'irriguer, s'enrichir les unes les autres.188

Il ajoute dans les Trois Écologies,

La révolution que réclame l'écosophie ne devra donc pas concerner uniquement les rapports de

force visibles à grande échelle mais également des domaines moléculaires de sensibilité,

d'intelligence et de désirs.189

Le rôle de l'expérience esthétique dans la prise de consistance d'une écologie politique est donc

notable à plusieurs titres. Tout d'abord, l'esthétique ne se contente pas de décorer un projet politique

traditionnel – en cela elle ne s'assimile pas à une esthétisation de la politique190 – mais elle refonde

la forme même de l'engagement politique. Elle constitue un levier de resingularisation qui place la

production de subjectivité au cœur des enjeux publics et disqualifie le monopole des paradigmes

rationaliste et scientifique. En second lieu, les foyers de resingularisation que permettent les

expériences esthétiques prolifèrent à un niveau moléculaire, elles peuvent être prises en charge par

des minorités marginalisées, et prennent consistance à un niveau individuel aussi bien que collectif.

Enfin, le paradigme esthétique que Guattari appelle de ses vœux brouille le compartimentage

conventionnel qui isole le pratique de l'artistique, le subjectif du rationnel, le public du privé. En

cela, il ouvre des canaux d'expérimentation riches et stimulants à de nouvelles praxis politiques.

Ce décloisonnement permet enfin d'intégrer pleinement les pratiques esthétiques aux

enjeux éthiques de la relation au non-humain. Si, comme le définit Jacques Rancière, « la politique

porte sur ce qu'on voit et ce qu'on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour

dire »191, alors il apparaît que les attitudes de care que nous avons esquissées en amont sont

inséparables de l'invisibilité sociale qui est la leur dans le partage du sensible actuel. Le soin comme

travail moral est absent de l'espace public en tant qu'espace au sein duquel des pratiques sont

exposées aux yeux de tous et encouragées ; il est aussi absent du discours politique, encore

largement polarisé par le modèle de l'accomplissement du devoir et du respect de la loi. Dès lors,

attribuer aux actes de soin une valeur publiquement morale, mettre en lumière, comme nous y invite

187 L'agencement collectif d'énonciation désigne ici une énonciation affranchie du paradigme moniste de l'auteur, elle n'est pas assignable à un sujet d'énonciation mais incarne au contraire une production collective et polyphonique de l'énonciation. L'énonciation prend toujours consistance dans un agencement de corps et de signes en perpétuelle évolution.

188 Félix Guattari, Chaosmose, p.166-167.189 Félix Guattari, Les Trois Écologies, p.14.190 Jacques Rancière, Le partage du sensible, p.13.191 Jacques Rancière, Le partage du sensible, p.14.

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Karen Warren, des attitudes traditionnellement cantonnées à l'univers domestique, encourager et

renforcer des relations de sollicitude à l'égard du non-humain, c'est redistribuer la division

traditionnelle du travail moral (division qui recoupe les divisions de genre, la justice publique

relevant du masculin, tandis que les pratiques affectives du soin échoient aux femmes). C'est

également tracer des lignes de prise en charge du naturel qui ne se confondent ni avec la gestion

institutionnelle, ni avec l'entretien personnel de la sphère privée. Certaines pratiques artistiques font

écho à ce projet. On songera par exemple à l'artiste américaine Mierle Laderman Ukeles qui, au

début des années 70, réalise une série de performances au cours desquelles elle s'attache à nettoyer,

réparer, colmater, repeindre l'espace public. Ce qu'elle nomme « Maintenance Art » consiste à

exhiber aux yeux de tous les actes ordinaires de care que les femmes et les minorités sociales

accomplissent au quotidien. Ce projet, initialement destiné à faire l'objet d'une exposition baptisée

« care », a surtout été diffusé et apprécié grâce aux photographies qui ont été faites de l'artiste en

train de réparer, laver, soigner le monde extérieur. L'intérêt de ces images est qu'elles ne réduisent

pas la performance à son évanescence temporelle et symbolique, mais au contraire la font vivre et la

transmettent dans le temps et dans l'espace. Les photographies ainsi exposées donnent une véritable

visibilité aux activités de care et en soulignent l'importance à travers la mise en scène

photographique. Il s'agit en outre de contester l'invisibilité du monde domestique à travers une

exhibition publique du travail du soin, dans laquelle les communautés et les individus peuvent

puiser des références et des inspirations, poussant ainsi à reformuler le care dans le tissu même de

l'espace public. En ce sens, les pratiques esthétiques et artistiques ménagent un jeu dans l'espace

collectif, elles brouillent des frontières et « reconfigurent matériellement et symboliquement le

territoire du commun.192 » De la même façon, les attitudes de care ouvrent une brèche dans le

traitement traditionnel qui est fait de l'éthique environnementale, ainsi que dans la manière dont

cette éthique est intégrée aux enjeux de la vie urbaine, de la démocratie locale et de la justice

environnementale.

Si nous récapitulons le développement que nous venons de mener, plusieurs traits

saillants apparaissent. Tout d'abord, il est manifeste que l'esthétique possède un pouvoir, mais

l'esthétique « verte » que nous avons évoquée au début de notre enquête demeure enclavée dans un

certain nombre de topoï figés: sensationnalisme, exaltation romantique d'une wilderness éloignée,

privilège de l'image sur les autres modes d'expérimentation esthétique, réappropriation des

mécanismes publicitaires. Face à ce modèle, plusieurs alternatives s'esquissent et permettent de

penser un autre pouvoir et une autre politicité de l'esthétique. Ainsi, chez Kant, le jugement de goût

192 Jacques Rancière, Malaise dans l'esthétique, p.35.

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débouche sur l'épreuve à première vue oxymorique d'une subjectivité universalisante. L'expérience

du beau, opérant sans concept et de manière désintéressée, trace dans autour d'elle les contours

d'une communauté virtuelle entre les hommes ; elle connecte le moi à l'universel. La seconde voie

dégagée par Dewey réduit quant à elle cet écart des échelles tout en soulignant le rôle politique de

l'expérience esthétique. Celle-ci se trouve intégrée à l'espace pluriel et déterminé que partage une

communauté humaine, et à travers laquelle ses membres renforcent la vivacité de leur expérience

collective. Ces deux premières acceptations de la politicité de l'esthétique insistent donc sur sa

fonction de liant et en font un vecteur de cohésion. L'expérience esthétique serait ce qui engendre

une « communauté consensuelle, c'est-à-dire non pas une communauté où tout le monde est

d'accord mais une communauté réalisée comme communauté du sentir.193» Mais nous avons

également vu que cette vision pacifiée d'une esthétique qui resserre les liens intracommunautaires

n'était pas satisfaisante, et qu'elle ne tenait pas suffisamment compte des conditions actuelles sous

lesquelles les humains cohabitent (contexte social, discrimination urbaine, préjudice écologique,

etc). Une seconde façon de saisir la politicité de l'esthétique a donc été de comprendre le rôle qu'elle

pouvait jouer dans la lutte pour une plus juste répartition du commun en passant par une refonte des

modes d'habitation. Il est apparu que, par son essence même, l'expérience esthétique subvertit les

formes ordinaires de l'expérience et invite à un redécoupage du sensible. Ainsi, l'art peut être dit

« engagé » même lors qu'il n'aborde pas explicitement un thème social ou politique, et cela du fait

que l’œuvre engendre un champ d'expérience qui modifie l'ordre du commun194. Chez Guattari, les

pratiques esthétiques sèment des foyers de résistance aux processus homogénéisant de la

subjectivité capitaliste, elles injectent du singulier dans les expériences individuelles et collectives.

A ce titre, elles ne sont pas réservées à une certaine catégorie de personnes, mais constitue une

énergie qui traverse aussi bien les marges urbaines que les minorités sociales et les artistes patentés.

L'expérience esthétique semble donc posséder une dimension doublement politique : Elle peut être

le vecteur d'une politicité à la fois consensuelle (re-densifier le tissu social, dynamiser les pratiques

collectives), et dissensuelle (court-circuiter un partage du sensible inique, subvertir les formes de

l'expérience capitalistique). Il s'agit maintenant de voir comment cette conception de l'esthétique

s'incarne dans des pratiques effectives, et comment ces pratiques nourrissent et enrichissent une

sensibilité proprement écologique.

193 Jacques Rancière, Malaise dans l'esthétique, p.56.194 Jacques Rancière écrit ainsi : « En quoi une certaine 'politique' est-elle consubstantielle à la définition même de l'art

dans ce régime ? La réponse, dans sa forme la plus générale, s'énonce ainsi : parce qu'elle définit les choses de l'art par leur appartenance à un sensorium différent de celui de la domination. » in Jacques Rancière, op.cit., p.46.

88

c) Réparer, soigner ; la prise en charge de la blessure écologique.

Les écrits écoféministes sont parcourus de références à la nécessité de réparer,

recoudre, guérir le monde et les relations qui le constituent195. L'importance du soin dans la

constitution d'une éthique environnementale non-déontologique nous invite à considérer deux

moments de l’acte éthique : premièrement, le moment qui suscite et motive le soin, et

deuxièmement, la façon dont ce soin se traduit par des pratiques concrètes et situées. La nécessité

de réparer et de veiller le milieu dans lequel nous vivons peut se manifester sur un mode

immédiatement esthétique. Si l'esthétique environnementale a, à ses débuts, largement insisté sur

l'expérience d'entités naturelles retranchées de la vie humaine (les baleines, les Grands Tétons, la

carcasse de l'élan, les forêts pluviales, le chenal d'une rivière, sont autant d'exemples devenus

célèbres dans le domaine), force est de constater que la sollicitation esthétique de notre

environnement intervient souvent dans des contextes urbains et émane d’entités hybrides qui sont

intégrées aux réseaux anthropiques sans être pour autant se réduire à une pure artificialité humaine.

Si l’on observe le spectre des réactions esthétiques des plus anodines aux plus frappantes que nous

sommes susceptibles de faire au cours de notre vie quotidienne, il apparaît que les réactions

esthétiques négatives occupent une place importante. A ce titre, il est permis d’avancer que la

détérioration écologique d'un milieu peut se manifester à ses habitants sur un mode esthétique. S'il

existe des pollutions invisibles (les radiations, le plomb contenu dans les peintures...), une grande

partie des pollutions auxquelles sont confrontées les populations se manifestent sur un mode visuel,

olfactif mais aussi sonore. La dégradation de l’environnement n'est pas simplement quelque chose

dont nous prenons connaissance, c'est également quelque chose dont nous développons la

sensation. La pollution de l'air modifie les ambiances urbaines et amène l'individu à formuler des

appréciations esthétiques négatives ; le rejet viscéral de la saleté, de l’impureté, ou de la noirceur est

récurrent. La pollution émanant tantôt du trafic routier, tantôt des complexes industriels, débouche

également sur un rejet des agressions visuelles (cheminées, tours, barbelés), et sonores liées à ces

infrastructures. De la même façon, les pollutions brutales et cataclysmiques comme les marées

noires soulèvent généralement des réponses esthétiques massives, que nous tâcherons d'analyser. En

somme, la dégradation environnementale peut se manifester sur des modes esthétiques qui motivent

des actions réparatrices ou contestataires.

S'interroger sur l’esthétique de l’environnement, c’est donc s’interroger sur

195 Nous pensons ici à des ouvrages comme Reweaving the World: The Emergence of Ecofeminism de Irene Diamond et Gloria Orenstein, et Healing the wounds : the Promise of Ecofeminism de Judith Plant et Petra Kelly. Plus généralement, l'importance du soin et de la réparation est manifeste dans les écrits éthiques écoféministes.

89

l’esthétique de tous les environnements, ainsi que sur les enjeux politiques qui leur sont liés. Ceci

fait écho à la remarque d’Andrew Light selon laquelle « une éthique pleinement environnementale

doit inclure tous les environnements, non pour des raisons théoriques, mais parce que les espaces

urbains peuvent représenter, et représentent effectivement, des connexions importantes entre les

humains et le monde naturel.196 » Cela signifie que pour aborder de façon complète et juste

l’esthétique environnementale, nous devons être capable de reconnaître que l’environnement

constitue pour une majorité d’individus un espace à la fois physique et symbolique, polarisé par des

luttes de pouvoir, et affecté par des inflexions esthétiques plus ou moins plaisantes. Cela veut

également dire que l'esthétique environnementale doit se déprendre du monopole de la wilderness si

elle veut être à la hauteur des enjeux écologiques contemporains. Comme le formule Yuriko Saito :

Cette prédominance de l'esthétique de la wilderness dans le discours environnemental éclipse

corrélativement l'importance, égale voire supérieure, des réactions esthétiques suscitées par nos

proches environs, ou par les objets et activités du quotidien, qui n'engendrent généralement pas

d'expériences mémorables ou d'occasions de réflexion. Nous tendons ainsi à négliger le rôle

étonnamment important qu'elles jouent en affectant et parfois en déterminant notre sensibilité

écologique, notre attitude et finalement nos actions, qui, au sens propre, changent le monde.197

Il convient donc d'accorder un réel crédit à l'expérience esthétique de l'environnement en tant que

milieu dans lequel nous évoluons quotidiennement. Face au déplaisir esthétique, nous tacherons de

voir quelles populations et quelles dynamiques sociales sont à l’œuvre dans la prise en charge de la

détérioration environnementale, mais aussi esthétique de leur milieu de vie. Il s'agit ici de se

confronter à la question de la justice environnementale, c'est-à-dire à la façon dont les ségrégations

urbaines et sociales s'accompagnent d'une inégale répartition des préjudices écologiques et

esthétiques, les groupes défavorisés étant souvent les plus exposés à la pollution et à la destruction

des ressources naturelles. Il s'agira ensuite de voir comment ces populations luttent contre la

dégradation de leur environnement. Quelles tactiques élaborent-elles, quelles alternatives

développent-elles ? Ces pratiques peuvent-elles être assimilées à des attitudes de soin ? De quelle

sensibilité esthétique procèdent-elles ?

196 « A fully “environmental” ethic ought to include all environments, not for theoretical reasons, but because urban spaces like Esperanza can and do represent an important connection between humans and the natural world. » Andrew Light, « Elegy for a Garden: Thoughts on an Urban Environmental Ethic », Philosophical Writings, Vol.14, 2000.

197 « This dominance of wilderness aesthetics in environmental discourse consequently eclipses the equally, or even more, crucial signifiance of our aesthetic reactions to our backyard as well as to everyday objects and activities, which generally do not provide memorable experiences or occasions for reflection. We thus tend to overlook their unexpectedly significant role in affecting, and sometimes determining our ecological awareness, attitude, and ultimately actions, thus literally transforming the world. » in Yuriko Saito, op. cit., p.57.

90

Dans l'ouvrage qu'elle consacre à l’esthétique du quotidien, Yuriko Saito souligne un

aspect de l’esthétique souvent délaissé par la recherche académique, celui des réactions esthétiques

négatives formulées dans l’ordinaire de la vie pratique. Ces réactions jouent pourtant un rôle

constant dans l’interaction entre le sujet et son environnement, et les expériences esthétiques

négatives s’avèrent en réalité tout aussi importantes dans la gestion de notre quotidien que les

expériences gratifiantes198. C'est parce que les choses sont sales, désordonnées, qu'elles se cassent

ou vieillissent, que nous sommes amenés à entrer dans des relations de soin avec elles. Les

phénomènes d'entropie, d'usure, de corruption, se traduisent par des expériences esthétiques

négatives qui nous invitent à entreprendre des actions réparatrices. Les processus de détérioration

permanents avec lesquels l’homme est en prise ne doivent cependant pas être considérés comme

neutres et universels. Dire que la saleté suscite des actions de la part du sujet ne doit pas occulter

des questions fondamentales au sujet de la répartition de cette saleté, de la division du travail de

prise en charge de cette saleté, et des luttes de pouvoirs qu’elle implique. Dans le cadre de la

détérioration environnementale, on constate que les préjudices écologiques et esthétiques ne sont

pas répartis de façon indifférente entre les hommes, mais trahissent au contraire des processus de

différenciation iniques. Dès lors, réfléchir à la façon dont la dégradation d’un milieu est perçue

esthétiquement et entraîne des activités de soin et de réparation, implique d’appréhender avec

lucidité le contexte économique et social de ces activités et de cette dégradation.

L'ouvrage de William Shutkin The Land that could be199 s'ouvre sur un constat sans

appel : la crise environnementale n'est pas une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, elle est

d'ores et déjà présente et affecte tous les jours la vie des communautés les plus vulnérables. La

pollution de l'air frappe de plein fouet les populations urbaines défavorisées, la terrible marée noire

qui toucha le golfe du Mexique en 2010 bouleversa les pêcheries souvent modestes de Louisiane,

les friches industrielles toxiques maillent les quartiers pauvres ; en somme, les préjudices

écologiques causés par le développement humain ne sont pas équitablement répartis et contribuent à

renforcer une rupture sociale et urbaine déjà présente. A titre d'exemple, 60% des populations noires

et latinos vivent dans les quartiers pauvres des centres villes américains, tandis que seul un quart

des populations blanches partage ces conditions de vie200. L'environnement est donc à la fois ce que

nous avons en partage, ce qui nous est commun, et ce qui est sujet à la discrimination, aux

forclusions et aux cloisonnements. Ces processus sont particulièrement visibles dès lors que

198 Cf. « Clean, dirty, neat, messy, organized, disorganized » in Yuriko Saito, op.cit.199 William A. Shutkin, The Land That Could Be, Environmentalism and Democracy in the Twenty-First Century, the

MIT Press, Cambridge, 2001.200 William A. Shutkin, op.cit., p.35-36.

91

l'environnement est dégradé ou pollué par l'activité humaine. Les plus riches ont alors les moyens

de fuir cette dégradation (installation dans des banlieues épargnées par le trafic, par exemple), ou de

s'en préserver quand elle les affecte (meilleur accès aux soins). On assiste ainsi aux États-Unis à une

résurgence des gated communities201 et à une accélération des logiques de différenciation sociale à

mesure que l'environnement urbain se dégrade. Ces mouvements se conjuguent à une désaffection

économique qui se traduit par des vastes séries de délocalisations laissant des villes comme Detroit

émaillées de friches industrielles toxiques, les brownfields. La détérioration environnementale est

donc indissociablement un problème écologique, un problème social et un problème de santé

publique202. Cette vulnérabilité se répercute également dans le rapport à l'eau et à la terre des

communautés de couleur. La pollution massive des cours d'eau américains affecte essentiellement

les personnes pauvres qui pêchent quotidiennement dans ces fleuves, et les plus démunis sont

condamnés à côtoyer des zones industrielles toxiques. Il ne s'agit pas de faire la liste exhaustive des

dégradations environnementales qui affectent les communautés défavorisées, mais de montrer que

la question de l'écologie ne peut être décorrélée des problématiques d'habitation, et des phénomènes

de ségrégation urbaine et sociale qui en découlent. Comme le rappelle William Shutkin :

L'injustice environnementale qui découle de l'impact disproportionné des dommages

environnementaux sur les communautés de couleur est solidaire d'un cycle de dégradation à la

fois environnemental et social. L'inégalité raciale encourage le préjudice environnemental,

lequel perpétue les luttes et les polarisations raciales, qui conduisent à leur tour à exacerber les

inégalités.203

Les réponses institutionnelles de type top-down qui sont apportées à ces problèmes, si elles sont

utiles et importantes, demeurent partiellement inadaptées dans la mesure où elles n'enrayent pas les

processus discriminatoires qui mêlent l'écologique et le social. En faisant majoritairement pression

sur les entreprises, elles manquent les ruptures et les replis communautaires qui empêchent les

populations locales de réagir et de prendre en charge la dégradation de leur milieu de vie. De la

même façon, les puissantes associations de défense de l'environnement comme le Sierra Club ou la

Audubon Society manifestent une perception de l'écologie largement indifférente aux questions

201 William A.Shutkin, op.cit., p.81.202 William Shutkin rappelle ainsi qu'aux États-Unis, les afro-américains ont six fois plus de risques de mourir

d'asthme, la concentration de leur habitat autour de zones routières congestionnées les rendant de fait beaucoup plus vulnérables à la pollution de l'air. En Californie, les populations de couleur sont trois fois plus susceptibles de respirer des particules fines. William A.Shutkin, op.cit., p.69-70.

203 « Environmental injustice stemming from the disproportionate impacts of environmental harms on communities of color is integral to a degenerative social and environmental cycle. Racial inequality invites environmental harm, which perpetuates racial strife and polarization, which in turn exacerbates racial inequality. » in William A. Shutkin, op.cit., p.81.

92

sociales et urbaines qui affectent les communautés défavorisées. Dans son article « Nature as

Community, the convergence of environment and social justice204 », Giovanna Di Chiro relate une

événement révélateur de la rupture entre un environnementalisme largement polarisé par des acteurs

blancs de classe moyenne, et les questions de santé publique et d'habitation portées par des

communautés majoritairement noires et paupérisées. Au milieu des années 80, Robin Cannon, une

habitante du quartier de South Central Los Angeles, s'oppose au projet d'incinérateur d'ordures que

le conseil municipal tente d'imposer aux habitants avec force d'euphémismes quant à l'impact

environnemental de ce dernier, et de promesses quant à la revitalisation de leur quartier (installation

de grands espaces verts, d'aires de pic-niques, etc). En lisant attentivement le rapport de l'EIR

(Environmental Impact Report) au sujet de cet incinérateur, elle réalise que la détérioration

écologique sera bien plus importante que ce que laissait entendre le conseil, chargeant l'air de

dioxydes fortement cancérigènes. Elle se tourne alors vers les associations de défense de

l'environnement, dont le Sierra Club. Mais la réponse de ces dernières est unanime : cet incinérateur

pose des problèmes de santé publique, mais ne concerne pas la protection de l'environnement à

proprement parler. Cette réaction est typique d'une certaine conception de l'écologie qui se focalise

sur la préservation d'espaces sauvages et d'animaux en danger, mais néglige presque totalement les

milieux en constante dégradation dans lesquels les humains vivent en majorité205. Selon cette

conception, il s'agit de défendre la nature en tant que royaume d’où l'homme est absent, ou ne fait

que passer. Ce schéma est doublement néfaste : non seulement il reconduit une dichotomie

artificielle entre nature et culture, mais en outre il condamne l’écologie à l'impuissance à l'heure où

une majorité des dommages environnementaux provient des villes. Ce constat recoupe celui que

formulait Guattari dans Chaosmose : « Si vous interpellez les écologistes sur ce qu’ils comptent

faire pour aider les clochards de leur quartier, ils vous répondent généralement que ce n’est pas de

leur ressort.206». Cette écologie-là échoue à se convertir en écosophie, c'est-à-dire à articuler les

enjeux environnementaux, sociaux et subjectifs de l'écologie. La pollution, qu’elle empoisonne l’air,

les sols ou l’eau, qu’elle soit visuelle, sonore ou olfactive, affecte donc prioritairement des

communautés fragiles et se caractérise par une dégradation sanitaire, mais aussi esthétique des

milieux dans lesquels ces communautés vivent. La réponse apportée à cette dégradation est donc

hautement déterminée par le contexte de discrimination et de ségrégation urbaine dans lequel elle

prend place.

204 Giovanna Di Chiro, « Nature as Community: The Convergence of Environment and Social Justice », In D. Faber, The Struggle for Environmental Democracy: Environmental Justice Movements in the United States, Guilford, New York, 1998.

205 Cette question a été spécifiquement traitée par Warwick Fox dans son ouvrage Ethics and the Built Environment, Routledge, 2000.

206 Félix Guattari, Chaosmose, p.177.

93

En réaction à ces phénomènes, les habitants des quartiers en prise avec de sévères

préjudices environnementaux ont entrepris de structurer leur mouvement au début des années 90.

En 1991 se tenait le premier National People of Color Environmental Leadership Summit, à

l'occasion duquel plusieurs délégations africaines, latinos, asiatiques et indiennes se rencontrèrent

pour échanger et témoigner des problématiques urbaines, sociales et environnementales auxquelles

elles faisaient face. Il s'agissait non seulement d'aborder de façon transversale la question de

l'écologie urbaine, mais en outre de s'approprier cette question à travers une voix propre,

subvertissant ainsi les approches paternalistes des environnementalistes blancs. Paul Ruffin, un

journaliste afro-américain qui couvrit ce premier sommet, relate ainsi :

Bien des environnementalistes africains se définissent par leur préoccupation pour

l'environnement urbain. Nous avons vigoureusement attaqué les environnementalistes blancs

pour leur attention à la sauvegarde des oiseaux, des forêts et des baleines, tandis que les enfants

des villes souffraient d'empoisonnement au plomb.207

Un argument récurrent dans la tentative de définition d'une écologie urbaine et sociale consiste à

avancer que l'homme, au même titre que d'autres animaux, est une espèce en danger. La pollution de

l'air, de l'eau et de la terre affecte non seulement les espèces non-humaines, mais aussi les humains

eux-mêmes, leur habitat, leurs pratiques de la ville, leur sens de la communauté208. Nous pourrions

transposer la critique de Paul Ruffin à la façon dont certains penseurs de l’esthétique

environnementale se soucient, en effet, plus des forêts et des baleines que des banlieues polluées qui

constituent pourtant un enjeu esthétique majeur. Le courant de la justice environnementale

encourage pour cela une prise de parole et une prise de pouvoir des communautés directement

concernées. Il s'agit d'accorder à l'expérience des habitants une légitimité et un poids dans les

décisions collectives (l'installation d'un incinérateur, par exemple), ainsi que dans les techniques de

prévention ou la réparation d'un dommage environnemental. Cette intervention de la parole de

l’habitant est importante dans la mesure où elle intègre souvent un paramètre esthétique à ce qu’elle

décrit et promeut. Ce qui n’est pas visible ou palpable pour l’expert l’est pour l’habitant qui

fréquente un quartier quotidiennement, et est habilité à en saisir les nuances qualitatives. Cette prise

de pouvoir prend donc consistance en réaction à deux phénomènes. Le premier est celui, cinglant,

de la détérioration d'un quartier ou d'un milieu de vie qui s'impose à ses habitants comme une

207 « Many African environmentalists define ourselves by our concern for the urban environment. We have vigourously attacked white environmentalists for their concern with saving birds and forests and whales, while urban children were suffering from lead paint poisoning. »Paul Ruffins, cité par Giovanna Di Chiro, art.cit.

208 Ce constat fait écho à celui que formule Guattari dans Les Trois écologies : « Non seulement les espèces disparaissent mais les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine » in Félix Guattari, Les Trois écologies, p.35.

94

situation intolérable exigeant des réponses concrètes. Ici, la manifestation esthétique de la

détérioration environnementale est importante, en ce qu’elle contribue à rendre une situation

immédiatement désagréable, répulsive, hostile, et appelant des entreprises de réparation. Le second

phénomène est celui de l'indifférence des associations de défense de l'environnement qui renforcent

l'idée que la vie urbaine, son lot d'entités humaines et non-humaines, n'est pas digne de

considération au regard de ce qu'est l'écologie. Il s'agit d'ouvrir une troisième voie qui ne sépare pas

artificiellement les problématiques environnementales et les problématiques d'habitation,

l'écologique et le social, le naturel et l'urbain. En se regroupant, en échangeant entre membres d'une

même communauté, mais aussi entre personnes de différents horizons209, en connectant des points

de vue situés et incarnés au sein d’un patchwork commun, les habitants réunis autour d'un même

préjudice environnemental ont permis de renouveler non seulement la conception traditionnelle de

l'écologie, mais aussi celle de la communauté et de l'environnement : « les militants de la justice

environnementale définissent l'environnement comme ‘le lieu où vous travaillez, le lieu où vous

vivez, le lieu où vous jouez.’210 » Cette définition bouscule les postures surplombantes qui

caractérisent usuellement la gestion de la ville. Comme l'écrit Nathalie Blanc :

C'est ainsi que le jugement de l'expert, seul légitime dans l'espace public, se trouve mis à mal et

que d'autres types de jugements interviennent ; ils sont nés de la pratique des lieux, de la

reconnaissance de ce qui fait un lieu, non pas une donnée objective, mais un espace de vie.211

De fait, l'approche de la justice environnementale permet non seulement de résister aux processus

systémiques d’oppression, mais aussi de valoriser la texture esthétique des milieux dégradés, la

singularité du vécu des habitants, leur attention à des détails que les experts ne prennent pas en

compte.

Les dégradations frappent parfois un environnement majoritairement naturel, comme

c'est le cas lors d'une marée noire. Mais le littoral est rarement dénué de présence humaine, il est au

contraire intégré aux réseaux des communautés humaines qui le bordent, sillonné par des

promeneurs, des pêcheurs, des naturalistes etc. Lorsqu’un tel milieu est frappé de plein fouet par la

pollution, les habitants sont parmi les premiers à réagir. Cet environnement est celui qu'ils

reconnaissent comme leur habitat, et auquel ils confèrent un certain nombre de valeurs

209 « This sentiment is reflected in remarks made by Robin Cannon during the battle against LANCER, when Concerned Citizens was joined by other women activists from different racial and class background all across Los Angeles :'I didn't know we all had so many things in common... Millions of people had something in common with us... the environment. » in Giovanna Di Chiro, art.cit.

210 « Environmental justice activist define environment as « the place you work, the place you live, the place you play » in Giovanna Di Chiro, art.cit.

211 Nathalie Blanc, Vers une esthétique environnementale, op.cit., p.41.

95

symboliques, affectives et collectives. La détérioration de cet habitat, outre le préjudice

environnemental qu'il entraîne, se manifeste à travers un choc esthétique. Dans le cadre des marées

noires, les habitants confrontés à la violence de la pollution pétrolière expriment souvent leur

expérience sur un mode esthétique. Cette expérience est décrite comme un choc, un traumatisme lié

à des images, des odeurs, des ruptures de l'équilibre esthétique habituel. Le 12 décembre 1999, un

pétrolier – l'Erika – fait naufrage au large des côtes bretonnes et cause ce qui restera dans les

mémoires locales comme une des pires catastrophes environnementales de l'histoire de la Bretagne.

Les témoignages des habitants et des bénévoles sont marqués par le recours fréquent aux images et

aux métaphores pour exprimer leur expérience de la marée noire. Un bénévole relate :

C'était la première fois que je n'entendais pas la mer. Je suis allé sur la côte sauvage, à Donnant,

tout seul au petit matin. Il y avait une drôle d'odeur. J'ai été le premier à ramasser un oiseau

mazouté. C'était un guillemot. Je l'ai mis sur le bord d'une poubelle. Ce jour-là, 748 oiseaux ont

été ramassés.212

La nappe de pétrole bouleverse l'expérience sensible que les habitants font de leur milieu. Anaïs

Lelièvre, une artiste plasticienne qui travaille sur le traumatisme lié à la marée noire, explique ainsi

que ses entretiens avec les habitants qui ont été témoins de la catastrophe sont marqués par des

thèmes esthétiques récurrents213. Ces thèmes montrent que les habitants ont une expérience

immersive et multisensorielle de leur environnement ; ils évoquent à la fois l'ouïe (« Le silence !

Pendant une semaine, on n’a pas entendu une seule mouette. Jamais je n’avais vécu un tel silence au

Croisic »), la vue (« c'était tout noir ! », « tout ce noir », « c'était noir partout... »), mais aussi les

odeurs âcres qui défigurent totalement l'expérience habituelle qui est faite du littoral. La marée

noire constitue l'exemple d'une détérioration environnementale qui implique directement les

populations locales par la manifestation esthétique d'une rupture bouleversant le rapport des

habitants à leur milieu. Cette rupture est d'autant plus forte que les populations locales possèdent

une connaissance intime de leur milieu et de ses variations, elles sont liées à lui sur un mode à la

fois pratique et affectif. La détérioration brutale du littoral qui constituait pour des milliers

d'habitants un milieu de vie quotidien, a corrélativement entraîné une implication de ces habitants

dans la réparation du préjudice environnemental : de longs mois de nettoyage, de filtrage, de

grattage ont été nécessaires pour faire retrouver aux plages et aux criques une partie de leur

équilibre écologique, mais aussi de leur intégrité esthétique. Ce que nous pouvons décrire comme

212 Michel Le Hébel, Erika, la colère intacte des bénévoles, La Bretagne.com [en ligne], <http://www.bretagne.com/fr/culture_bretonne/histoire_de_bretagne/histoire_contemporaine/erika/colere_des_benevoles>213 Anaïs Lelièvre, Autour de la marée noire, <http://www.anaislelievre.com/words.html>

96

des attitudes de soin, de care, s'articule donc ici à des réactions esthétiques manifestes.

Plusieurs éléments importants sont ici à noter. Tout d'abord, la détérioration de

l'environnement n'est pas une catastrophe qui plane indistinctement sur l'avenir de l'humanité, mais

un processus graduel déjà enclenché qui affecte quotidiennement des millions d'êtres humains et

non-humains vulnérables. Or, il apparaît que les outils de gestion traditionnels du péril

environnemental (institutions, associations de défense de l'environnement) peinent à appréhender

l'interpénétration du naturel et de l'humain, ainsi que la façon dont les problématiques sociales et

urbaines s'articulent aux détériorations environnementales. En réponse à ce défaut, les

communautés directement affectées par ces détériorations ont décidé de prendre la parole et le

pouvoir sur la gestion de leur milieu de vie. Leur expérience, souvent négligée par les experts,

devient un outil de réappropriation collective des problématiques environnementales locales. Cette

prise de pouvoir réhabilite en outre la dimension esthétique de l'habitation, difficilement

objectivable, que les acteurs publics ont jusqu'à présent tendu à expulser des débats. En refusant de

faire de l'environnement un objet neutre laissé à l'appréciation des experts, les communautés locales

contribuent à réinventer le sens de l'écologie et replacent cette dernière à l'intersection d'enjeux

sociaux, environnementaux et esthétiques. Elles permettent également de voir en quoi les attitudes

de souci et de soin constituent une réponse pertinente à la dégradation écologique. La fréquentation

d'un lieu familier, la connaissance intime que l'on en retire, la sensibilité aux changements qui

l'affectent sont autant de facteurs qui invitent les habitants à entreprendre des actions réparatrices et

à donner corps à un véritable care environnemental. Il convient à présent de voir le type d'actions et

d'engagement qui succède à de telles réparations. Si la réparation constitue avant tout la réaction à

un dommage commis, peut-on peut penser une écologie urbaine qui soit par la suite positive et

créatrice ?

d) Réinventer et recréer : le jardin urbain comme figure de réappropriation esthétique et politique.

Nous venons de voir que la crise écologique appelle, en plus des décisions

institutionnelles et macro-politiques, une prise en charge localisée et démocratique des

détériorations environnementales. Cette prise en charge est le fait de communautés le plus souvent

marginalisées (immigrés, femmes, chômeurs...) qui opèrent en tenant compte des dimensions

sociales mais aussi affectives et esthétiques de leur milieu. Il s'agit, dans la majorité des cas, de

réagir et de résister à une détérioration de l'environnement ou de réparer et de soigner ce qui a été

97

détérioré. Mais l'action des populations locales sur leur milieu de vie n'est pas purement réactive,

elle est aussi créative. C'est ce que Giovanna di Chiro met en évidence lorsqu'elle décrit le

mouvement de la justice environnementale aux États-Unis. Lorsque Robin Cannon rassemble les

habitants de South Central pour s'opposer au projet d'incinérateur d'ordures, elle ne fédère pas un

simple mécontentement citoyen destiné à disparaître une fois le projet abandonné. Il s'agit au

contraire de convertir cette résistance en une entreprise de réappropriation collective de la vie du

quartier et, plus largement, de réinventer une nouvelle façon de penser le rapport entre les humains,

la ville et la nature.

Attendu qu'aux États-Unis l'immense majorité des communautés afro-américaines, latinos et

asiatiques est urbanisée, le problème de la ville « durable » constitue une des premières

préoccupations des militants de la justice environnementale. En conséquence, une autre

réinvention majeure de la nature sur laquelle ces militants insistent est celle de la relation entre

la ville et la nature.214

En somme, il ne s'agit pas de s'opposer sporadiquement aux nuisances environnementales

occasionnées par l'industrie ou le trafic, mais de repenser à la racine la façon dont nous vivons la

ville, la place de la nature dans cette dernière, le rôle des communautés locales dans sa gestion etc.

Il convient donc de distinguer la justice environnementale comme réponse située aux détériorations

environnementales inscrite dans un projet de refonte des modes d'habitation, et l'effet NIMBY (Not

in my back yard, littéralement, « pas dans mon arrière-cour ») souvent assimilé à des actions

purement réactives et individualistes. Giovanna Di Chiro montre au contraire que le courant de la

justice environnementale possède une dimension positive et non simplement réactive. Il s'agit, au-

delà de la lutte contre les pollutions, de penser collectivement une nouvelle façon d'habiter le

monde. Cette démarche ne peut se dispenser d'une véritable réflexion sur la ville, attendu qu'une

majorité des hommes évolue aujourd'hui dans un contexte urbain. Malheureusement, la ville est

encore considérée comme l'antithèse de la nature, elle incarne le revers embarrassant d'une écologie

majoritairement dévouée à la protection des derniers lots de nature intacte. Comment l'intégrer

positivement à une conception transversale de l'écologie ?

Ces questions impliquent de penser une nouvelle répartition, un nouveau partage entre

le naturel et l'urbain, entre l'humain et le non humain. Une telle démarche est rendue nécessaire,

nous l'avons vu, par les faiblesses du partage actuel qui est à la fois non-démocratique,

214 « Because the overwhelming majority of African American, Latino, and Asian American communities in the United States are urbanized, the predicament of the « sustainable » city becomes one of the primary concerns of environmental justice activists. Consequently another one of the essential reinventions of nature that environmental justice activists highlights is the relationship of nature to the city. » in Giovanna Di Chiro, art.cit.

98

écologiquement nocif et inapte à saisir la texture affective de l'expérience habitante. Dans son

ouvrage consacré à l'esthétique environnementale, Nathalie Blanc s'attache à décrire la place qui est

accordée à la nature en ville, et la dimension esthétique qui est lui est reconnue par les pouvoirs

publics. Le constat qu'elle formule est explicite : les éléments naturels sont insérés dans la ville à

titre décoratif et peinent à se convertir en lieu de convivialité collective et à susciter une véritable

rencontre entre l'humain et le non-humain. La perception du non-humain en ville est encore

largement tributaire d'une conception de l'urbanisme qui réduit l'habitant à un « être urbain type »215,

porteurs de besoins universels et neutres. L'individu singulier, constitué par un faisceau

d'attachements affectifs irréductibles, se trouve enfoui sous une typologie abstraite de l'habitant et

de l'humain. Elle cite cette réflexion emblématique du Corbusier:

Rechercher l'échelle humaine, la fonction humaine, c'est définir les besoins humains. Ils sont

peu nombreux ; ils sont très identiques entre tous les hommes, les hommes étant tous faits sur le

même moule depuis les époques les plus lointaines que nous connaissons.216

La nature s'insère alors dans la ville sous l'avatar de « l'espace vert », intervalle végétal qui aère la

ville et scinde les blocs d'immeubles. Nathalie blanc oppose cette figure aseptisée de la nature en

ville à la notion de jardin urbain, foyer d'activités collectives et de soin du non-humain. Si

« L'espace vert n'est pas un lieu, mais une portion de territoire indifférencié dont les limites se

décident sur l'univers abstrait du plan, 217 » comment quitter cette configuration désincarnée pour

aboutir à celle du jardin urbain comme foyer de rencontres et de créativité ?

L’agriculture urbaine et sa figure emblématique, le jardin communautaire, semblent

constituer une réponse pertinente à ces interrogations. Elle incarne un exemple limpide de la triple

écologie – à la fois sociale, environnementale et psychique – que Guattari appelait de ses vœux.

L’agriculture urbaine répond en effet à un besoin alimentaire de base, elle implique en cela des

bénéfices sociaux et économiques certains pour les personnes concernées. Elle contribue également

à cultiver des réserves de biodiversité et des couloirs de circulation pour les espèces végétales et

animales au sein même de la ville, ce qui atteste de son utilité environnementale. Enfin, elle crée de

nouvelles formes d'expérience esthétique et de nouveaux modes de relation au non-humain qui

affectent et modèlent la subjectivité des individus qu’elle implique. L’agriculture urbaine est donc

sociale dans la mesure où elle est souvent à l'initiative de groupes marginalisés qui s’approprient

collectivement les enjeux liés à leur milieu et parfois à la détérioration de ce dernier ; et elle est

215 Nathalie Blanc, Vers une esthétique environnementale, op.cit., p.51.216 Le Corbusier, cité par Nathalie Blanc in Nathalie Blanc, Ibid.217 Denise et Jean-Pierre Le Dantec, cités par Nathalie Blanc, op.cit., p.87.

99

esthétique parce que l'insertion dans le théâtre urbain d'interstices végétalisés tels que les jardins

communautaires permet de créer une nouvelle expérience sensible de la ville. Ainsi que l'exprime

Nathalie Blanc, « Paysages, récits, ambiances sont des cadres d'expérience de la nature qui

traduisent, mettent en scène, dramatisent une idée du 'vivre ensemble' qui se propage sur le mode

sensible, incarné.218 » Nous retrouvons ici la dimension collective de l'esthétique comme liant d'une

communauté que soulignait Dewey. Comment se manifeste concrètement cette « mise en scène » du

vivre-ensemble, et comment passe-t-elle par une « mise en politique » de l'espace commun ? Les

exemples à même d'illustrer ce double mouvement sont nombreux et il n'est pas possible de tous les

citer ici. On peut en revanche observer la façon dont opèrent certaines réappropriations

emblématiques. Dans son ouvrage sur l'environnementalisme civique, William Shutkin consacre

plusieurs chapitres à l'étude détaillée de cas de figure représentatifs de ce mouvement. L'exemple de

Roxbury, une agglomération pauvre de la banlieue de Boston, est intéressant à plusieurs titres.

Roxbury est une commune ancienne du Massachusetts ; fondée en 1630, elle a été progressivement

absorbée par la ville de Boston. La commune qui à l'origine attirait les Bostoniens blancs de classe

moyenne pour son calme et sa tranquillité, se mua au fil des décennies en une zone désaffectée.

Dans le quartier de Dudley, la population noire passa de 5% à 50% entre les années 50 et les années

90, à quoi s'ajouta une vague d'immigration Cap-Verdienne au milieu des années 60. Ce phénomène

acheva de faire fuir les derniers blancs installés à Roxbury et la commune se retrouva dans une

situation de dépérissement économique et de détérioration environnementale criante. En 1985, après

plusieurs vaines tentatives de revitalisation du quartier, la DSNI (Dudley Street Neighborhood

Initiative) est créée et se donne pour objectif de réparer l'environnement du quartier (prise en charge

des brownfields, nettoyage des graffitis, prévention des déversements illégaux d'ordures), mais aussi

de recréer un lien fort et positif entre les membres du voisinage autour d'un projet commun. Avec

près d'un quart des terrains en friche et une forte culture agraire chez beaucoup d'immigrés présents

dans le quartier, l'idée de faire du quartier une sorte de « village urbain » se fait jour.

L'agriculture urbaine apparu au fil des séances comme une stratégie clef dans l'effort pour

restaurer non seulement une économie locale saine et dynamique, mais aussi un environnement

propre et de qualité, les deux étant centraux au projet de village urbain de la DSNI.219

L'agriculture urbaine ou «urbagriculture » donne corps à une écologie qui conjugue les dimensions

environnementales, sociales et esthétiques de l'habitation. Cette écologie implique une réparation et 218 Nathalie Blanc, op.cit., p.25.219 « Urban agriculture emerged from the visioning sessions as a key strategy in the effort to restore not only healthy,

vibrant local economy but a clean, high-quality environment, each central to DSNI's urban village. » in William A. Shutkin, op.cit., p.155.

100

un soin de l'environnement urbain, qui se manifeste à travers le nettoyage – lors que cela est pos-

sible – des friches industrielles toxiques et la prévention des pollutions avec le concours des habi-

tants eux-mêmes220. Elle est également sociale en ceci qu'elle implique la participation de commu-

nautés vulnérables ainsi que la valorisation de leur savoir-faire propre221 ; enfin, elle est esthétique

dans la mesure où elle réinvente l'expérience sensible de la ville par la création de nouvelles formes

urbaines (jardins, serres, vergers...). La dimension esthétique de l’expérience du jardinage est évo-

quée de façon récurrente dans les enquêtes réalisées à ce sujet, elle constitue d’ailleurs un ressort

important des recherches consacrées aux bénéfices psychologiques des jardins communautaires. Les

personnes interrogées évoquent souvent la douceur de l’air qui atténue l’âcreté de la pollution, le

chant des oiseaux qui remplace le bourdonnement du trafic, en somme, l’apparition de nouveaux

traits esthétiques qui enrichissent et améliorent leur expérience quotidienne. La beauté du jardin

communautaire apparaît également comme un facteur collectif, dont les jardiniers apprécient de

parler en groupe et qu’ils aiment partager avec des personnes extérieures au jardin. Il est ici impor-

tant de noter que la valeur esthétique du jardin urbain n’est pas une mono-valeur, pour reprendre

l’expression d’Arnold Berleant, mais elle s’articule au contraire à une multiplicité de valeurs hétéro-

gènes qui agissent en synergie : la gratification esthétique recoupe le gain alimentaire, lequel im-

plique un enrichissement cognitif à travers la meilleure compréhension des cycles naturels, enfin

elle se développe autour d’une dynamique collective qui renforce et enrichit les liens entre les per-

sonnes du quartier. Un collectif de sociologues et de psychologues qui a interrogé une multiplicité

de personnes engagées dans l’agriculture urbaine décrit le jardin communautaire comme « un es-

pace dans lequel les processus biophysiques et socio-émotionnels se développent main dans la

main 222». Un jardinier résume ainsi : « ça vous donne en quelque sorte, enfin, ça vous rappelle la

nature cyclique des choses, et que vous êtes une partie de tout ça, vous n’en êtes pas séparés.», un

autre évoque la sensation d’être « co-créateur » du monde, soulignant le caractère relationnel et sur-

tout réciproque du jardinage (« it nurtures me as much as I nurture it »).

L’exemple de l’agriculture urbaine que nous venons de développer est riche à

plusieurs titres. Tout d’abord, il constitue une incarnation accomplie de la triple écologie que

Guattari a conceptualisée, et qui nous invite à quitter le « single-value thinking » pour replacer

220 À Roxbury, la DSNI a mis en place un numéro à appeler en cas de déversions illégales de déchets, le 725-DUMP. William A. Shutkin, op.cit., p.148.

221 Giovanna Di Chiro évoque dans son article la relation spécifique de la communauté dominicaine à la nature. Ainsi, les revendications de la Croton Community Coalition, dans le Bronx, débouchent sur le défrichage et la mise en culture de lots immobiliers inexploités. Cette mise en culture permet la recréation d'un contexte agraire proche de la Cibao que connurent beaucoup de dominicains installés dans le quartier (culture de tomates, ail, haricots).

222 « For many, it is a space where biophysical and socio-emotional processes develop hand in hand with being around others in the garden. », James Hale et al. « Connecting food environments and health through the relational nature of aesthetics: Gaining insight through the community gardening experience », Social Science and Medicine, vol.72, 2011.

101

l’écologie à la confluence de trois enjeux : les enjeux sociaux, les enjeux environnementaux et les

enjeux subjectifs. Les jardins communautaires illustrent richement cette polyvalence puisqu’ils

créent une réponse à la vulnérabilité économique de certaines populations urbaines marginalisées et

ménagent dans le même temps les conditions nécessaires à un épanouissement et à un renforcement

des interactions sociales. Les bénéfices sont également environnementaux dans la mesure où la mise

en culture de lots immobiliers gelés, de toitures, de bordures, de friches, compose un réseau de

bulles écologiques favorables à la biodiversité, et que le fait de produire la nourriture localement

épargne des pratiques écologiquement nocives. Enfin, le jardin urbain joue un rôle majeur dans la

dynamisation du pan subjectif de l’écologie, au sein duquel il est possible de placer l’esthétique

environnementale. Le jardin urbain transforme l’expérience esthétique que les habitants font de leur

milieu de vie, il subvertit les formes traditionnelles de l’espace urbain et crée de nouvelles

atmosphères et de nouvelles façons d’expérimenter la ville. Cette transformation est réciproque et

plurilatérale, puisque les individus modifient leur environnement par un certain travail, et se

trouvent en retour modifié par lui. Ainsi, le jardin urbain suscite des expériences esthétiques qui

cultivent une sensibilité, renforcent un réseau d’affects et entretiennent une disposition au souci

pour l’environnement. L’exemple de l’agriculture urbaine illustre donc avec clarté la notion de

pratique esthétique connectée à des pratiques sociales et écologiques.

Les études de cas que nous venons de mener, sur les attitudes de réparation et de soin

en réponse à la pollution d’une part, et sur les jardins communautaires d’autre part, permettent

d’enrichir notre compréhension de l’esthétique environnementale et des liens que cette dernière

entretient avec les enjeux plus larges de l’écologie. Il apparaît tout d’abord, à la lumière des

déplacements conceptuels introduits par le pragmatisme de Dewey, que l’expérience esthétique est

une expérience active et engagée. A ce titre, nous avons tenu à étudier les pratiques esthétiques qui

peuvent informer notre rapport à l’environnement de façon concrète et située. Une des faiblesses de

l’esthétique environnementale telle qu’elle a été théorisée par les cognitivistes a précisément été de

minorer ces pratiques. Comme l’écrit Jennifer Foster :

Carlson sous-estime le rôle que joue l’engagement esthétique pour donner du sens à la vie des

gens et inspirer des actions, mais aussi le potentiel de combinaison entre l’engagement et les

approches cognitives afin d’apprécier le rôle complexe que joue l’esthétique dans la médiation

des relations humain/nature.223

223 Jennifer Foster, « Environmental aesthetics, ecological action and social justice », in Liz Bondi, Laura Cameron, Joyce Davidson and Mick Smith (eds), Emotion, Place and Culture, Ashgate Press, Aldershot, 2009.

102

Foster souligne ici le manque de crédit accordé par les cognitivistes à la réalité de l’expérience

esthétique telle qu’elle est menée et vécue par les individus dans le cours de leur vie ordinaire. Cette

faiblesse les amène à considérer l’expérience esthétique hors de son contexte d’émergence, et ils

peinent en conséquence à articuler l’esthétique à des pratiques socialement signifiantes et

écologiquement riches. A l’inverse, une approche plus située permet de réinscrire l’esthétique dans

la perspective des enjeux pratiques, politiques, sociaux, et subjectifs de l’écologie. Nous avons par

exemple vu que la façon dont les humains répondent à la pollution de leur environnement gagne à

être éclairée par l’étude de leurs réactions esthétiques, et inversement, l’esthétique

environnementale s’enrichit d’études de cas contextualisées qui lui permettent d’affiner et d’ajuster

ses ambitions théoriques. De la même façon, appréhender le phénomène majeur de l’écologie

urbaine que sont les jardins communautaires permet de préciser l'importance de l’expérience

esthétique dans la relation à ces jardins, son utilité sociale ainsi que la fonction qu’elle peut être

amenée à assumer dans le développement de l’agriculture urbaine. Cette approche, moins normative

et verticale que celle des cognitivistes, ne rejette pas pour autant l’importance de la connaissance

scientifique dans l’orientation de l’expérience esthétique. Comme l’indique justement Forster,

« combiner l’engagement et le cognitif permet de comprendre la façon dont la nature est à la fois

viscéralement sentie et apprise224 », en d'autres termes le cognitif est toujours en prise sur l’affectif,

nous ne percevons jamais les choses comme de purs effets esthétiques mais nous les enracinons

sans cesse dans un terreau de croyances qui les métabolisent et les orientent. A ce titre, la

connaissance du scientifique ou du naturaliste peut enrichir ce terreau, elle produit des points de

vue qui sont utiles aux individus en prise avec des problématiques environnementales et esthétiques.

Mais elle ne dispose en revanche d’aucun privilège a priori, sa légitimité et son utilité se

déterminant toujours à l’aune des situations concrètes qui articulent des valeurs esthétiques, sociales

et environnementales. Le scientifique peut s’avérer insensible à la dégradation de certaines

ambiances urbaines, auxquelles seront beaucoup plus réceptifs les habitants. Inversement,

l’entomologiste peut créer un point de vue sur les insectes à travers lequel une gratification

esthétique peut naître chez ceux qui n’y étaient pas initialement sensibles. Cette contextualisation

du rôle de la science est parfaitement illustrée par cette remarque d'Aldo Leopold :

N'en concluons pas hâtivement que Babbitt doit soutenir un doctorat en écologie avant de

pouvoir « voir » son pays. Au contraire, le docteur peut devenir aussi insensible qu'un

entrepreneur de pompes funèbres aux mystères de son office. (…) Les mauvaises herbes d'un

224 « Combining the engagement and cognitive yields an understanding of how natures are both viscerally felt and learned (...) » Ibid.

103

lotissement urbain sont porteuses du même enseignement que les séquoias ; un fermier peut

découvrir dans son pré ce qu'il ne sera pas accordé de voir au scientifique parti en expédition

dans les mers du sud.225

A une échelle institutionnelle, l’expertise scientifique peut guider les politiques de conservation du

paysage, mais cette expertise ne doit pas couvrir la voix des personnes qui vivent et interagissent

quotidiennement avec ce paysage. L’appréhension non-cognitive de l’esthétique environnementale,

lorsqu’on la connecte à des exemples concrets, amène donc moins à nier la pertinence du critère

scientifique, qu’à le réinsérer dans le patchwork polyphonique des voix engagées dans l’expérience

de l’environnement.

Ce développement nous a également permis de mettre en lumière la double politicité

de l’expérience esthétique. Nous avions en effet déterminé que l’expérience esthétique pouvait jouer

un rôle à la fois consensuel et dissensuel dans la gestion de la vie collective. Elle peut être

consensuelle en ceci qu’elle renforce les liens sociaux et crée un commun esthétique auquel se

réfèrent les membres de la communauté ; c’est ce que manifeste l’expérience collective qui est faite

des jardins urbains, les jardiniers démontrant un intérêt certain pour le partage et la diffusion des

qualités esthétiques de leur parcelle. Mais elle peut également être dissensuelle, en ce qu’elle crée

des zones subversives dans la répartition orthodoxe de l’espace urbain. La performance artistique, le

jardin urbain, peuvent constituer des figures de contestation du partage du sensible qu'évoque

Rancière, et suscitent des fronts de reconquête démocratique du traitement de l'écologie urbaine.

225 Aldo Leopold, op.cit., p.222.

104

CONCLUSION

Choisir d'appréhender la crise écologique depuis la dimension esthétique de notre expérience

du monde est à la fois périlleux et nécessaire. Cette entreprise est périlleuse dans la mesure où, nous

l'avons montré, les associations courantes qui sont faites entre la beauté de la nature et l'injonction à

la protéger procèdent de mécanismes superficiels peu enclins à susciter un véritable souci éthique

pour le non-humain. De plus, la quête de gratifications esthétiques se fait parfois au détriment de

l'intégrité environnementale, et les cas de conflits explicites entre attentes esthétiques et intérêt

écologique sont nombreux. Il convient donc d'aborder la dimension esthétique de notre expérience

avec précaution, sans préjuger de sa valeur et de son rôle dans la résolution des problématiques

environnementales. Mais si l'étude des connexions entre esthétique et écologie est périlleuse, elle

est également rendue nécessaire par l'omniprésence des émotions esthétiques dans notre rapport à

l'environnement. Ce constat a été richement développé par les penseurs de l'esthétique

environnementale, et appelle plusieurs réponses. Tout d'abord, si nous réagissons esthétiquement à

notre environnement, si ses qualités sensibles nous affectent et orientent nos pratiques, nous devons

en conséquence être capables de prendre en considération ce pan de notre expérience dans l'analyse

des problématiques environnementales. Le premier argument en faveur d'une lecture esthétique des

enjeux de l'écologie consiste donc à reconnaître l'omniprésence du fait esthétique dans nos vies. Il

s'agit alors de voir comment cette omniprésence doit être traitée. Chez les tenants d'une esthétique

cognitiviste, elle apparaît comme un donné incompressible qui doit être canalisé et éduqué, sous

peine de déboucher sur des attitudes écologiquement nocives. Puisque la relation à notre

environnement possède irrémédiablement une dimension esthétique, alors il convient non pas de

rejeter cette dimension sous prétexte de sa partialité, mais de l'intégrer à une éthique de

l'environnement scientifiquement informée. Cette première modalité de connexion entre l'esthétique

et les enjeux éthiques de l'écologie semble appréhender l'esthétique comme une région par nature

extérieure aux enjeux éthiques et pratiques de l'écologie, appelant des stratégies d'objectivation. A

l'inverse, il est possible de considérer l'expérience esthétique comme intimement connectée à une

sensibilité relationnelle, et comme un régime d'expérience dans lequel nous sommes amenés à

considérer le monde qui nous entoure dans son altérité et sa connectivité fondamentale. Cette

105

approche, principalement portée par les tenants d'une esthétique non-cognitive, insiste sur les

dispositions éthiques que l'expérience esthétique développe chez ceux qui la vivent. Si ces deux

approches semblent s'opposer explicitement, l'une se basant d'avantage sur une instrumentalisation

raisonnée de l'émotion esthétique, l'autre insistant sur le caractère éthique de l'expérience esthétique

elle-même ; il n'est pas satisfaisant de les opposer binairement.

En effet, les approches cognitivistes et non-cognitives se construisent sur des postulats qui

sont majoritairement compatibles et complémentaires. Le point commun le plus important consiste

en un abandon commun du formalisme : l'expérience esthétique n'est jamais l'expérience de la pure

forme sensible, mais émerge toujours d'un substrat cognitif déterminé. La façon dont nous jouissons

esthétiquement d'un objet dépend donc majoritairement de ce que nous savons de cet objet, de ce

que nous projetons sur lui, et des connotations que la société lui assigne. Ce postulat constitue un

dénominateur commun des positions cognitivistes et non-cognitives. Les deux s'accordent en effet à

distinguer des expériences esthétiques thin, superficielles, concentrées autour du seul plaisir

sensoriel ; et les expériences thick, profondes et enrichies par un contenu cognitif : croyances,

souvenirs, attentes, visées pratiques, etc. Pour Arnold Berleant comme pour Allen Carlson,

l'expérience esthétique n'est donc pas réductible à un plaisir sensible, et nous devons prendre en

considération les paramètres qui l'enrichissent et la complexifient. Si l'expérience esthétique est

toujours parcourue de croyances, c'est la nature de ces croyances qui divise les penseurs de

l'esthétique environnementale. Pour les cognitivistes, elle doit parvenir au statut de croyance

justifiée (justified belief), par le truchement des sciences naturelles, tandis que pour les partisans

d'une esthétique non-cognitive, la science ne dispose d'aucun privilège dans l'établissement d'un

paradigme esthético-éthique. Ce dernier prend consistance à la croisée de points de vue hétérogènes

et situés qui informent chacun une problématique esthétique et environnementale concrète.

L'importance des connaissances et des croyances dans le déploiement de l'expérience esthétique est

donc maintenue, mais n'opère pas de manière verticale et dogmatiste, elle s'accomplit plutôt par la

mise en réseau horizontale et critique des points de vue esthétiques. A ce titre, il est important de

noter que l'esthétique non-cognitive est explicitement plus inclusive que l'esthétique cognitiviste.

Cette dernière en effet rejette explicitement les connaissances « non-scientifiques », tandis que la

première intègre la science à la polyphonie des voix engagées dans l'écologie. Certains penseurs de

l'esthétique environnementale comme Noël Carroll226 soulignent d'ailleurs que les positions

cognitivistes et non-cognitives peuvent coexister de façon cohérente au sein de l'esthétique

environnementale, et se complètent plus qu'elles ne s'annulent. On peut en effet distinguer différents

niveau d'opérativité de l'esthétique environnementale. Les cognitivistes se sont par exemple 226 Cf. Noël Carroll, « On being moved by Nature : Between religion and natural history », in Salim Kemal and Ivan

Gaskell, Landscape, Natural Beauty and the Arts, Cambridge University Press, Cambridge, 1993.

106

majoritairement penchés sur l'expérience de la wilderness et sur la question de la conservation des

espaces sauvages. Ces espaces ayant souvent fait l'objet d'idéalisation politiques et touristiques

biaisées, il n'est pas absurde de soutenir que le recours à un cadre conceptuel scientifique

permettrait une meilleure gestion de leurs écosystèmes, ainsi qu'un moyen de se déprendre des

images d’Épinal qui leur sont à tort associées. Mais le risque est alors de confisquer la légitimité de

l'émotion esthétique aux habitants et de faire de l'expertise scientifique le monopole du bon usage

de l'esthétique. Comme le souligne Emily Brady, l'exclusivité du cognitivisme esthétique pose des

problèmes politiques et démocratiques :

Le point de vue des profanes est moins pris au sérieux et n'a de fait qu'un faible impact sur la

planification et les politiques du paysage. Leurs vues sont perçues comme des opinions

personnelles contrastant avec l'évidence scientifique ou économique offerte par des experts qui

sont supposés avec crédulité être pleinement objectifs dans leur approche. Ceci est regrettable

dans la mesure où les habitants et les visiteurs réguliers bénéficient souvent d'une saisie fiable et

solide de la valeur esthétique d'un lieu, basée sur une expérience qui s'est développée dans le

contexte d'un environnement dynamique, parfois sur plusieurs années.227

Si l'écologie se situe à la confluence d'enjeux environnementaux, sociaux et subjectifs, alors

l'esthétique ne saurait devenir le privilège d'une élite décisionnaire coupée de la réalité de

l'habitation d'un environnement. En ce sens, l'approche non-cognitive a le mérite de ne pas

reconduire un schéma de gestion politique vertical qui oppose l'expert au profane et renforce des

dualismes (objectivité scientiste / point de vue partial) dont nous avons montré la nocivité.

L'expérience esthétique du scientifique constitue un point de vue qui peut être partagé, mis en

commun, elle peut servir de levier de décentrement du regard ou d'outil de subversion d'une norme

esthétique superficielle. Mais elle ne saurait incarner une référence absolue en vertu de laquelle les

expériences du fermier, du citadin, du jardinier, du retraité ou du sportif pourraient être dévaluées. A

ce titre, son utilité et l'ampleur de son rôle doivent être déterminées et ajustées en fonction des

manifestations concrètes de la détérioration environnementale, qu'il s'agisse de la préservation

d'espaces sauvages, de la lutte contre la pollution dans les quartiers défavorisés, ou de la proposition

de réponses créatives à la place de la nature en ville.

Le détour par l'éthique écoféministe que nous avons entrepris en amont prend ici tout son

227« The view of non-experts are taken less seriously and so have little impact in planning and policy. Their views are perceived as personnal opinion and are contrasted with the scientific or economic evidence offered by experts who are uncritically assumed to be wholly objective in their approach. This is unfortunate given that inhabitant (where relevant) and frequent visitors often possess solid, reliable grasp of the aesthetic value of a place based on experience that has developed in the context of a dynamic environment and in some case over many years. » Emily Brady, op.cit., p.230.

107

sens. L'écoféminisme n'invite pas à destituer la science, puisque cette dernière peut parfaitement

s'intégrer à notre rapport à l'environnement ainsi qu'à la façon dont nous l'expérimentons

esthétiquement, s'ajoutant en cela à la somme des connaissances qui approfondissent et densifient

notre expérience. En revanche, la connaissance scientifique perd son primat et sa supériorité

hiérarchique, l'écoféminisme invitant à un double mouvement de réintégration : réintégration du

« gaze from nowhere » épistémologique et du « god's-eye view » esthétique à la particularité des

perspectives, réintégration de la voix scientifique au patchwork éthique à partir duquel il s'agit de

penser des réponses pratiques à des problématiques situées. Ça n'est donc pas l'association de

l'esthétique et du scientifique en tant que telle qui pose problème au regard des nouveaux éléments

que nous avons mis en lumière, mais c'est plutôt les motivations et les modalités de cette association

qui sont problématiques dans une perspective écoféministe. Les cognitivistes font de la science un

critère destiné à systématiser et à objectiver le rôle de l'expérience esthétique dans le respect d'un

devoir éthique, peinant à reconnaître le caractère situé et contextualisé de toute attitude éthique. Or,

en préjugeant de ce qui doit compter dans la résolution de problèmes environnementaux, les

cognitivistes reconduisent une conception dogmatique de l'éthique environnementale. A l'inverse,

l'écoféminisme invite à penser une éthique in process qui s'actualise dans des contextes particuliers

et s'ajuste à des problématiques concrètes.

Choisir d'aborder la crise écologique sous l'angle de l'expérience esthétique permet enfin

d'éclairer les inégalités sociales et les tensions politiques qui caractérisent la détérioration

environnementale. Dire que nous sommes sensibles aux qualités esthétiques de notre milieu de vie

implique de souligner que ces qualités sont inégalement réparties, que la laideur et la pollution

esthétique affectent majoritairement les populations marginalisées. Qui habite près des décharges,

des brownfields, des incinérateurs d'ordures ? Qui a accès aux paysages époustouflants du

Yosemite ? Qui subit des dégradations visuelles, sonores, olfactives de son milieu de vie ? Ces

questions amènent à approfondir l'esthétique environnementale en la contextualisant et en

reconnaissant les enjeux politiques dont elle est porteuse. Elle permet également de mettre en

lumière la façon dont la prise en charge des entités enlaidies, cassées ou salies constitue un mode

d'investissement écologique riche. L'expérience esthétique que les habitants font de leur

environnement direct se manifeste donc également à travers des pratiques, par lesquelles des entités

ou des zones endommagées sont réparées, nettoyées, soignées. Ces pratiques sont porteuses d'une

créativité collective riche qui amène à la formation de nouvelles expériences esthétiques, et à la

subversion des formes traditionnelles de l'espace habité. Au cours de notre enquête nous avons

insisté sur l'exemple de l'agriculture urbaine, mais il convient de noter que cet exemple appartient à

un faisceau plus large de pratiques qui lient l'esthétique à l'écologie. Parmi ces pratiques, il serait

108

pertinent d'accorder du crédit au rôle des actes artistiques dans le traitement des problématiques

écologiques en tant que problématiques d'habitation. L’œuvre d'art donne vie à des expériences

inédites, à une nouvelle façon d'expérimenter le monde. Ces expériences qui subvertissent l'ordre

des « évidences sensibles » que pointait Rancière, ouvrent des possibles et éclairent de nouvelles

manière de se rapporter au non-humain, de penser l'habitation du monde et le vivre-ensemble. De la

même façon que le jardin urbain renverse le rapport au végétal institué par l'espace vert en

privilégiant l'investissement et le contact sur le spectacle, l'affectif sur le décoratif ; l’œuvre d'art

permet quant à elle un renversement des formes conventionnelles de l'expérience. Ici non plus, il ne

s'agit pas de faire de l'esthétique le porte-voix d'une écologie superficielle, mais d'inventer de

nouveaux supports d'expérience, de nouveaux vecteurs de subjectivation ; en somme, de créer des

œuvres qui ménagent les conditions sous lesquelles un souci éthique pour le non-humain peut

naître.

Ces quelques exemples ne constituent qu'une esquisse des potentialités éthiques, politiques

et pratiques de l'expérience esthétique. Ils invitent à de plus amples enquêtes sur la façon dont

l'esthétique environnementale peut aider à la résolution des problématiques écologiques, informer

des activismes et constituer un réservoir d'alternatives créatives à la détérioration croissante des

environnements urbains. L'esthétique environnementale semble à ce titre constituer une incarnation

prometteuse des trois écologies convoquées par Guattari : elle connecte les enjeux subjectifs de

l'écologie à des pratiques socialement signifiantes, et favorise le développement d'un souci éthique

pour les entités non-humaines. L'importance de l'expérience esthétique dans la définition du

nouveau paradigme écologique semble donc manifeste, et doit pour cette raison même

s'accompagner d'une vigilance critique quant à son instrumentalisation. C'est précisément parce que

l'expérience esthétique ne débouche pas mécaniquement sur des attitudes éthiques que cette

association constitue à la fois un défi théorique et critique, et une tâche destinée à s'actualiser dans

des pratiques situées.

109

110

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