Les conséquences biographiques de la répression: les carrières au sein des organisations...

139
Les conséquences biographiques de la répression: les carrières au sein des organisations étudiantes de la gauche radicale en Turquie. 1974-1991. Mention « Affaires politiques et internationales » Parcours : Politique et développement en Afrique et dans les pays du Sud 2011 2012 CORMIER Paul Mémoire de recherche pour le Master Sous la direction de Mme AÏT-AOUDIA Myriam et M. ROGER Antoine Maitre de conférences à Sciences Po Bordeaux et Professeur des universités à Sciences Po Bordeaux, directeur du Centre Emile Durkheim (CNRS/UMR 5116)

Transcript of Les conséquences biographiques de la répression: les carrières au sein des organisations...

Les conséquences biographiques de la

répression: les carrières au sein des

organisations étudiantes de la gauche

radicale en Turquie. 1974-1991.

Mention « Affaires politiques et

internationales »

Parcours : Politique et développement en Afrique et dans

les pays du Sud

2011 – 2012

CORMIER Paul

Mémoire de recherche pour

le Master

Sous la direction de Mme AÏT-AOUDIA Myriam et M. ROGER Antoine Maitre de conférences à Sciences Po Bordeaux et

Professeur des universités à Sciences Po Bordeaux, directeur du Centre Emile Durkheim (CNRS/UMR 5116)

Fonction du directeur du mémoire

Sous la direction de M. ou Mme Prénom Nom Fonction du directeur de mémoire

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 2

Sommaire

SOMMAIRE ....................................................................................................... 2

REMERCIEMENTS .......................................................................................... 7

RESUME – MOTS CLES ................................................................................... 8

INTRODUCTION ............................................................................................ 10

1. APPROCHE ET DELIMITATION DU SUJET ...................................................... 11

2. LES THEORIES DE L’ACTION COLLECTIVE ................................................... 12

3. LA THEORIE INTERACTIONNISTE DE L’ENGAGEMENT : LE CONCEPT DE

« CARRIERE MILITANTE » ................................................................................. 14

4. VIOLENCE POLITIQUE ET REPRESSION ........................................................ 18

5. PRECAUTIONS METHODOLOGIQUES ET DE LECTURE .................................... 19

CHAPITRE 1 : CONTEXTE HISTORIQUE ET FONCTIONNEMENT DU

SYSTEME D’ACTION DE LA GAUCHE RADICALE EN TURQUIE DANS

LES ANNEES 1970 .......................................................................................... 21

1. CONTEXTUALISER L’ETUDE : GENESE ET CARACTERISATION DE

L’ENVIRONNEMENT DES CARRIERES AU SEIN DE LA GAUCHE EN TURQUIE DANS LES

ANNEES 1970. ................................................................................................. 21

1.1. Une brève histoire de la gauche turque ............................................. 22

1.2. La décennie 1970: un contexte de crise sociale et politique ............... 26

2. IDENTIFIER ET ANALYSER LES CONFIGURATIONS ET LES LOGIQUES DES

ACTEURS ETUDIES: LE FONCTIONNEMENT DU SYSTEME D’ACTION DE LA GAUCHE. 31

2.1. Le système d’action de la gauche turque dans les années 1970 ......... 31

2.1.1. L’organisation centralisée de la droite radicale .......................... 32

2.1.2. La diversité au sein du système d’action de la gauche turque ..... 33

2.2. Les groupes d’origine étudiante (GOE) ............................................ 37

CHAPITRE 2 : SOCIALISATION ET POLITISATION DES MILITANTS

DES GROUPES D’ORIGINE ETUDIANTE DE LA GAUCHE RADICALE . 43

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 3

1. LA SOCIALISATION DES ACTEURS : PERSPECTIVE THEORIQUE ET PISTES

D’ANALYSE ..................................................................................................... 44

1.1. Perspective théorique ....................................................................... 44

1.2. La socialisation primaire : origine sociale et acquisition de repères

politiques .................................................................................................... 45

1.2.1. Caractéristiques sociales et socialisation des acteurs .................. 45

1.2.2. Socialisation politique familiale et appréhension du politique .... 47

1.2.3. L’impact du contexte et des évènements politiques sur la

socialisation ............................................................................................ 49

2. DE LA POLITISATION A L’ENGAGEMENT : LE CHEMINEMENT D’UNE

RADICALISATION POLITIQUE ............................................................................. 52

2.1. Les vecteurs de politisation et au sein de la gauche radicale ............. 52

2.1.1. La politisation par le contexte : les « quartiers libérés » et les

établissements scolaires ........................................................................... 52

2.1.2. Le rôle des entrepreneurs de politisation .................................... 54

2.2. L’actualisation et la mise en cohérence de dispositions et de

compétences ............................................................................................... 56

2.3. Le « passage à l’acte » : s’engager dans un militantisme radical à

« haut risque » ............................................................................................ 58

2.4. « Il faut apprendre à devenir révolutionnaire » : le rôle de la

socialisation militante sur la construction identitaire .................................. 61

CHAPITRE 3 : LES CARRIERES MILITANTES AU SEIN DES

ORGANISATIONS REVOLUTIONNAIRES, 1974-1980 ................................ 64

1. ETRE REVOLUTIONNAIRE AU QUOTIDIEN : LA PRATIQUE MILITANTE AU SEIN

DES GOE ........................................................................................................ 64

1.1. La structure organisationnelle des groupes révolutionnaires ............ 65

1.2. La construction d’une identité et le maintien dans le militantisme

révolutionnaire ........................................................................................... 67

1.2.1. La formation progressive d’un ethos militant ............................. 67

1.2.2. Le « bricolage » de la formation idéologique au croisement du

formel et de l’informel ............................................................................ 70

1.2.3. La constitution d’un capital militant .......................................... 72

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 4

1.2.4. « Réalisation de soi » et rétributions du militantisme ................. 75

2. LA PRATIQUE INDIVIDUELLE DE LA VIOLENCE DANS UN CONTEXTE DE

LEGITIMATION DES ACTIVITES VIOLENTES ET ILLEGALES .................................... 77

2.1. La légitimation de la violence politique ............................................ 78

2.2. Organisation et pratique de la violence dans les organisations de la

gauche radicale .......................................................................................... 79

3. FAIRE L’EXPERIENCE DE LA REPRESSION : LA VIOLENCE POLICIERE AVANT

1980 ............................................................................................................... 84

CHAPITRE 4 : LE COUP D’ETAT DE 1980 : L’EXPERIENCE DE LA

REPRESSION ET DE LA DETENTION ......................................................... 88

1. LES CONSEQUENCES STRUCTURELLES DU COUP D’ETAT ET LA RECOMPOSITION

DU CHAMP POLITIQUE ET MILITANT ................................................................... 88

1.1. Le coup d’Etat du 12 septembre et la construction du « régime

sécuritaire » ............................................................................................... 89

1.2. La répression des années 1980-83 : la déstructuration de la gauche et

de son système d’action ............................................................................... 92

2. LES CONSEQUENCES DE LA REPRESSION SUR LES CARRIERES ....................... 94

2.1. Répression et « ruptures biographiques » : la déstructuration des

parcours individuels ................................................................................... 94

2.2. La détention : une expérience militante soumise à des impératifs

contradictoires. .......................................................................................... 96

2.2.1. « L’intimité du souvenir » : la torture comme expérience

traumatique ............................................................................................. 96

2.2.2. La prison comme espace d’affrontement entre l’Etat et les

organisations révolutionnaires. ................................................................ 98

2.3. La détention comme période de redéfinition identitaire ................... 100

CHAPITRE 5 : LES CARRIERES POST-REPRESSION : ESSAI DE

TYPIFICATION ............................................................................................ 103

1. CRISE D’IDENTITE ET DE SENS : RETROUVER UNE COHERENCE DANS UN MONDE

TRANSFORME. ............................................................................................... 103

2. LE CHOIX DE L’EXIT : LES TRAJECTOIRES DE DESENGAGEMENT .................. 105

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 5

3. LA REPRESSION COMME EXPERIENCE PRODUCTIVE, LES LOGIQUES DU

« REINVESTISSEMENT MILITANT » DANS UN CONTEXTE POLITIQUE TRANSFORME108

3.1. La reconstruction de l’espace des mouvements sociaux en Turquie

depuis 1980 .............................................................................................. 108

3.2. Les postures de réengagement : essai de typification ...................... 111

CONCLUSION ............................................................................................... 117

BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................... 120

TABLE DES ANNEXES ................................................................................ 134

ANNEXE 1 : CHRONOLOGIE 1960/1991 .................................................... 135

ANNEXE 2 : SCHEMA SIMPLIFIE DES GROUPES DE LA GAUCHE

RADICALE TURQUE DEPUIS 1961 ............................................................ 137

ANNEXE 3 : TABLEAU RECAPITULATIF DES SIGLES UTILISES ........ 138

ANNEXE 4 : CARTE DE LA TURQUIE ....................................................... 139

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 6

Affiche du 1er Mai 1977 en Turquie

« Bien sur il pourrait y avoir la révolution. Mais soyons sérieux. C’est plus

probablement la prison qu’il y a au bout ; ou pire »

Giorgio, Profession terroriste, Paris, Editions Mazarine, 1982, p. 11.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 7

Remerciements

Je souhaite remercier Myriam Aït-Aoudia qui a cru depuis le début en ce projet et a très

généreusement accepté de le suivre. Elle l’a largement enrichi par ses remarques et ses

conseils. Je souhaite également remercier Antoine Roger qui m’a accordé sa confiance et

son temps, m’a dispensé de précieux conseils et m’a soutenu tout au long de la préparation

de ce travail. Qu’ils trouvent ici ma profonde reconnaissance d’avoir accepté de diriger ce

travail.

Je tiens également à remercier chaleureusement Hamit Bozarslan qui a bien voulu

m’accorder de son temps pour un très enrichissant entretien qui m’a permis d’avancer dans

mon questionnement et d’approfondir ce travail.

Yves Montouroy a participé à ce mémoire par le suivi qu’il a accordé au master PDAPS

recherche tout au long de l’année, par ses conseils et ses remarques pratiques et

méthodologiques.

Je tiens aussi à remercier Benjamin Gourisse et Elise Massicard pour les aimables

réponses qu’ils ont apportées à mes questions et à leurs conseils avisés.

Je joins une pensée à mes camarades du master PDAPS, et tout particulièrement à ceux de

l’option recherche, qui ont vu évoluer ce projet tout au long de l’année et n’ont pas manqué

de m’interpeller pour en préciser certains points . Ils ont été une formidable équipe de

travail, de soutien et d’amitié. Une pensée reconnaissante va tout particulièrement à Anne-

Laure Mahé qui a accepté de relire certains chapitres de ce travail.

La présence de Lou à mes côtés, sa compréhension, ses conseils et sa patience sont un

soutien inestimable.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 8

Résumé – mots clés

Résumé :

Ce travail de recherche se place dans la lignée des travaux sur le militantisme menés en

sociologie dans une perspective interactionniste et pose la question des effets de la répression sur

les parcours biographiques. Il a pour objet les militants de la gauche radicale turque s’étant

engagés dans le militantisme au cours des années 1970 et ayant subi la répression consécutive au

coup d’Etat militaire de 1980. Nous mobilisons ici, pour analyser les parcours biographiques sur

le temps long, le concept de « carrière militante ». Appliquée à l’engagement politique, la

notion de carrière permet de restituer les périodes d’engagement dans l’ensemble du cycle

de vie tout en articulant les niveaux individuels et contextuels, en les pensant ensemble dans le

temps et dans leurs interactions permanentes.

Ce travail invite dans un premier temps à penser la construction d’une carrière militante

radicale comme un processus dans un contexte de forte polarisation sociale et politique

avant d’inviter, dans un second temps, à explorer les conséquences de la répression sur les

carrières militantes de deux manières. D’abord, en examinant son impact de manière

synchronique afin de comprendre les bouleversements, les stratégies d’adaptation et les

processus de désengagement qu’elle implique. Ensuite, de manière diachronique, en tentant de

penser la répression comme une « expérience productive » et en rendant compte des logiques de

réinvestissement et de reconversion militants dans différents espaces sociaux post-répression.

Summary :

This research is in the tradition of work on activism conducted in an interactionist perspective

in sociology and raises the question of the effects of repression on life histories. Its purposes are

the militants of the Turkish radical left who undertook activism in the 1970s and have undergone

repression after the military coup of 1980. We draw, to analyze the life histories of long time, the

concept of “career”. Applied to political activism, the career concept restores the commitment

periods throughout the life cycle while articulating individual and contextual levels, by thinking

them together in time and in their ongoing interactions.

This work calls at first to think radical activist careers as a process in a context of strong social

and political polarization before inviting in a second time, to explore the consequences of

repression on activists careers in two ways. First, by examining its impact in order to understand

the synchronic changes, strategies and disengagement process it involves. Then, in a diachronic

approach, trying to think of repression as a "productive experience" and reporting logic of

reinvestment and conversion activists in various social post-repression spaces.

Mots clés:

Carrières militantes – Extrême gauche – Turquie – Répression - Reconversions militantes

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 9

Note sur la prononciation du turc

________________________________________

e se prononce « è », comme dans « thèse »

ı est une voyelle intermédiaire entre « i » et « é »

ö se prononce « eu », comme dans « peu »

u se prononce « ou », comme dans « joue »

ü se prononce « u » comme dans « tu »

c se prononce « dj » comme dans « djellaba »

ç se prononce « tch » comme dans « tchèque »

g est toujours dur, comme dans « guitare »

ğ ne se prononce pas, se rapproche du « h » français

et prolonge la voyelle qui le précède

h est expiré

s est toujours dur, comme dans « tasse »

ş se prononce « ch » comme dans « chien »

y est une consonne, il se prononce comme dans « yaourt »

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 10

Introduction

« L’histoire de ces générations successives

d’hommes et, on l’oublie souvent, de femmes,

mues tant par l’utopie de l’émancipation du genre

humain que par le sacrifice se soi, reste encore à

écrire »1,

Le procès de l'auteur du putsch militaire du 12 septembre 1980 en Turquie, le général

Kenan Evren, 94 ans, et d'un autre membre de sa junte, Tahsin Sahinkaya, 84 ans, s'est

ouvert le 4 avril 2012 à Ankara2 L’événement a été rendu possible par la révision

constitutionnelle de 2010, qui a levé l’immunité juridictionnelle dont bénéficiaient les

auteurs du coup d’Etat du 12 septembre 1980. Pour de nombreux observateurs, l'enjeu de

ce procès sera de juger, au-delà du putsch lui-même, toutes les violations massives des

droits de l'homme qui l'ont accompagné. Car, pour l'heure, les deux militaires ne sont

poursuivis que pour renversement de l'ordre constitutionnel par la force.

La période des années 1970 a eu un effet traumatisant entretenu pour l’opinion publique

turque qui parle de la « période de la terreur ». Cette décennie, qui débute par un coup

d’Etat en 1971 visant à rétablir l’ordre après le passage à la lutte armée d’un certain

nombre de groupes de gauche, est en effet une décennie de forte polarisation sociale et

politique qui s’intensifie et s’élargit progressivement3. On voit s’y affronter des

organisations radicales de gauche et de droite composées principalement de jeunes gens

ayant recours de manière importante à l’action violente. On est ainsi face à ce que Gobille,

à propos de Mai 68, qualifie de « dynamique de radicalisation multidimensionnelle »4. Le

coup d’Etat du 12 septembre 1980 vient mettre un terme à ce conflit et entraine une forte

répression des milieux de gauche sous le régime militaire. Ce sont les trajectoires de ces

militants de la gauche radicale au cours de cette période et à la suite de cel le-ci que nous

interrogeons ici.

1 BOZARSLAN H., Une histoire de la violence au Moyen orient. De la fin de l’Empire Ottoman à Al -Qaïda, Paris, La

Découverte, 2008, p. 87. 2 MARCOU J., « La Turquie juge les putschistes de 1980 », Blog de l’Observatoire de la vie politique turque

(OVIPOT), 08/04/2012. 3 BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie contemporaine, Coll. Repères, Paris, La Découverte, 2004, p. 80. 4 GOBILLE B., « L’évènement Mai 68. Pour une sociologie du temps court », Annales HSS, n°2, 2008, p. 327.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 11

1. Approche et délimitation du sujet

Malgré la « routinisation »5 du champ disciplinaire de la sociologie des mobilisations,

l’apport escompté de la recherche est double. Tout d’abord, il s’agit de poursuivre l’étude

sur la gauche radicale en Turquie depuis les années 1970 sur laquelle les savoirs sont

encore limités et parcellaires6. Celle-ci n’est pas mentionnée dans les travaux sur la

violence révolutionnaire de la période dans les pays occidentaux peut-être à cause de son

caractère massif qui contraste avec le caractère numériquement faible des organisations

révolutionnaires en Europe et aux Etats-Unis. Mais il n’y est pas fait davantage allusion

dans les études sur les mouvements révolutionnaires et les guérillas dans les pays du Sud.

Elle n’est étudiée que dans la littérature spécialisée sur la Turquie où sa description

récurrente en termes idéologiques se contente le plus souvent de mettre en avant ce que

Zolberg nomme un « moment de folie »7, ce qui ne dit rien des dynamiques en cours à cette

période

Ensuite, nous souhaitons analyser les conséquences tant politiques que professionnelles et

affectives de la répression politique sur les parcours biographiques des acteurs engagés

dans le militantisme radical au cours de cette décennie. Nous nous positionnons donc dans

une approche micro sociologique des processus de radicalisation8 qui restent encore mal

connus9 en les replaçant dans les trajectoires longues d’engagement

10. Par ailleurs et

comme invitent à le faire Pagis et Leclercq, il faut davantage fouiller les processus de

reconversion militante et les incidences biographiques de l’engagement trop partiellement

explorées11

. Cela nous semble d’autant plus intéressant à questionner que les acteurs

concernés par cette étude s’engagent en contexte répressif et en « situation de

5 COMBES H., « « Observer les mobilisations ». Retour sur les ficelles du métier de sociologue des mouvements sociaux »,

Politix, 2011/1, n° 93, p. 10. 6 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999 et GOURISSE, B., L'Etat en jeu. Captation des ressources et désobjectivation de

l'Etat en Turquie. (1975-1980), thèse de doctorat à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Paris, 2010. 7 ZOLBERG A., “Moments of Madness”, Politics and Society, n° 2, 1972, p. 183-207. 8 8 « La radicalisation d’un mouvement est de ce fait comprise comme une évolution visant à séparer le groupe de l’univers social

dans lequel il s’inscrit par l’adoption et la mise en place volontaire d’un projet de contre-société. Elle est à différencier de la

radicalisation individuelle qui suppose pour les adhérents une rupture avec l'ancien monde et une réforme profonde de leur

habitus, sur le mode des conversions religieuses », DORRONSORO G. & GROJEAN O., « Engagement militant et

phénomènes de radicalisation chez les Kurdes de Turquie », European Journal of Turkish Studies, 2004 9 SOMMIER I., La violence révolutionnaire, Coll. Contester, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 59. 10 SAWICKI, F., SIMEANT, J., « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques

tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, Paris, 2009. 11 LECLERCQ C. & PAGIS J., « Les incidences biographiques de l'engagement. Socialisations militantes et mobilité

sociale. Introduction », Sociétés contemporaines, 2011/4, n° 84, p. 5.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 12

contrainte »12

. En effet, le régime turc, difficile à caractériser, peut néanmoins être

appréhendé initialement comme un régime autoritaire, c'est-à-dire un régime qui use

régulièrement de la force et de la contrainte pour se faire obéir13

via un traitement policier

des conflits où la machine judiciaire vient compléter l'arsenal en intimidant ou décourageant

toute contestation. Il s’agit donc de questionner les « conséquences biographiques de

l’engagement »14

radical dans un contexte répressif.

Notre ambition analytique nous place ainsi au cœur des dynamiques de plusieurs sous

champs de la sociologie (sociologie des mobilisations, de la violence politique) mais

également au croisement de plusieurs disciplines (histoire et psychologie sociale). Nous

focaliserons ici notre étude sur les militants au sein des organisations de jeunesse car elles

sont les acteurs emblématiques de la période et parce que cela nous permet d’étudier d’un

point de vue méthodologique l’impact de la répression sur des individus d’une même classe

d’âge. Les partis politiques et les syndicats sont en effet plus hétérogènes sous cet aspect.

La limitation temporelle de l’analyse correspond à la reformation des principales

organisations de jeunesse à partir de l’année 1974 et à la fin de la proscription de la gauche

turque suite à la loi anti-terroriste de 1991 qui permet un certain nombre de libération de

militants et le retour à la légalité des partis politiques de gauche.

Le cœur du questionnement qui conduit ce travail est la question de savoir dans quelle

mesure la répression politique peut-elle influer sur les carrières des militants des groupes

d’origine étudiante de la gauche radicale en Turquie sur la période 1974-1991. L’hypothèse

centrale que nous formulons ici est la suivante : la répression influe sur les carrières des

militants révolutionnaires en imposant l’adoption de conduites particulières et

contextualisées tout en forgeant une expérience individuelle marquante susceptible d’être

reconvertie dans un contexte politique et individuel transformés.

2. Les théories de l’action collective

Penser les parcours individuels au sein du militantisme pose d’emblée un problème de

perspective analytique. La sociologie des mobilisations est extrêmement riche et variée en

12 POMMEROLLE M-E. & VAIREL F., « S'engager en situation de contrainte », Genèses, 2009/4 n° 77, p. 2-6. 13 HERMET G., Totalitarismes, Paris, Economica, 1985. 14 FILLIEULE O., « Les conséquences biographiques de l’engagement », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU

C. (dirs.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 131-139.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 13

théories différentes et successives ayant tenté d’appréhender l’action des groupes

politiques, entre eux et dans leur rapport au pouvoir15

. Il existe également une littérature

riche sur les parcours biographiques individuels. Mais l’enjeu est ici de tenir ensemble les

différents niveaux d’analyse que sont les niveaux, macro, méso et microsociologiques.

Nous aurons donc recours dans ce travail à une approche interactionniste du militantisme et

des conséquences de la répression sur celui-ci. Nous nous tiendrons par conséquent

éloignés d’un certain nombre de théories qui nous paraissent insuffisantes pour rendre

compte de l’objectif qu’est le nôtre. Tout d’abord, la théorie du comportement collectif qui

s’en tient aux prédéterminations de l’action et consacre l’irrationalité de l’action collective

sans chercher à en déceler les causes et les mécanismes nous parait inadaptée. Il nous faut

donc délaisser d’emblée la vision pathologique de l’engagement radical. Nous tiendrons

donc ici à distance les théories explicatives de l’engagement radical chez les jeunes comme

relevant d’une logique psychanalytique de « meurtre du père »16

tout comme nous

souhaiterions relativiser l’analyse générationnelle trop légère faisant de la révolte des

cadets une contestation des aînés. Ces approches assimilent en réalité la jeunesse à une

certaine fougue, un « âge de la révolte », une sorte de cap à passer pour que tout rentre

dans l’ordre, période appelée « delikanlı » (sang fou) en Turquie.

Dans les années 1960, le modèle proposé notamment par les historiens du mouvement

ouvrier et orienté vers une explication en termes de désintéressement et de conviction

idéologique a pu constituer une variable explicative mais nous verrons qu’il faut largement

reconsidérer cette proposition dans l’antériorité de la conviction idéologique par rapport à

l’engagement. Le modèle de l’action rationnelle de son côté tend au contraire à soumettre

les mobilisations à une forme de lecture économique qui les banalise en soulignant

combien les individus qui participent à des mouvements sociaux demeurent attentifs à une

logique de calcul couts/avantages qui conditionne leur engagement à la probabilité d’un

bénéfice matériel17

.

Par la suite, dans une perspective plus sociologique et moins économiciste, se sont

développées les théories structuralistes qui mettent l’accent sur les réseaux sociaux et les

liens interpersonnels dans le travail de recrutement. Il en ressort que les individus

15 FILLIEULE O. & PECHU C. (dirs.), Lutter ensemble. Les théories de l’action collective , Coll. Logiques politiques,

Paris, L’Harmattan, 2000. 16 SOMMIER I., « La contestation juvénile dans années 1960 : âge de la rébellion ou temps de la révolution ? », in

MUXEL A. (dir.), La politique au fil de l’âge, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 252.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 14

participent à un mouvement non pas seulement parce qu'ils y sont motivés, mais parce que

leur position structurelle les rend mobilisables. Parallèlement, la théorie de la frustration

relative basée sur un système de raisonnement spéculatif de l’utilité stratégique du recours

à la violence proposée par Gurr18

a connu un fort succès dans les années 1970. Pourtant, sa

capacité analytique s’avère limitée car, d’une part il comporte un caractère tautologique, et,

d’autre part, il s’en tient aux pré-conditions sans se soucier de la dynamique de la

mobilisation et des entrepreneurs de cause. Cette approche a, par la suite été combinée avec

une théorie de la peur du déclassement qui pousserait les individus à se mobiliser pour

l’empêcher. Enfin, il nous faut mentionner deux théories largement mobilisées depuis les

années 1970-1980, notamment aux Etats-Unis, à savoir la théorie de la mobilisation des

ressources19

et la théorie du processus politique20

. Ces théories qui ont largement participé

au progrès de l’analyse des mobilisations collectives et restent mobilisables, ont cependant

fait l’objet de critiques de fond s’appuyant d’une part sur leur biais stratégiste21

et d’autre

part sur leur statisme22

.

A ces approches, nous préférons une approche plus sociologique qui a réussi à approcher

l’engagement individuel comme un phénomène variable à la fois en intensité et en durée,

qui évolue en fonction des variables contextuelles et situationnelles, qu’elles soient d’ordre

social ou individuel.

3. La théorie interactionniste de l’engagement : le concept de « carrière militante »

L’approche que nous développerons ici est attentive à « inscrire les parcours individuels

dans leurs contextes »23

. Il faut par ailleurs se déprendre de toute logique « d’imputation

17 OLSON M., Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978. 18 GURR T., Why Men Rebel ?, Princeton, Princeton University Press, 1971. 19 MCCARTHY J., ZALD D. & MAYER N., « Resource Mobilization and Social Movements: a Partial Theory »,

American journal of sociology, Vol. 82, 1977, p. 1212-1241. 20 TILLY C. & TARROW S., La politique du conflit. De la grève à la révolution , Paris, Presses de Sciences Po, 2008. 21 MATHIEU L., « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des

mouvements sociaux », Revue Française de Science Politique, Vol. 52, n°1, 2002, p. 75-100. 22 FILLIEULE.O, « Requiem pour un concept: vie et mort de la notion de structure des opportunités politiques », in La

Turquie conteste, Gilles Dorronsoro (dir), CNRS Editions, Paris 2005, p.201-241. 23 DEMAZIERE D. & SAMUEL O., « Inscrire les parcours individuels dans leurs contextes », Temporalités, n°11,

2010.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 15

rétrospective »24

, d’où la difficulté de l’analyse par les carrières qui « consiste à étudier à la fois

la succession des événements au sein de chaque ordre d’expérience (la structure de chaque ordre)

et l’influence de chaque niveau sur tous les autres dont, bien entendu, la variable à expliquer,

l’engagement militant »25

. Deux présupposés s’imposent cependant lorsque l’on entend

s’attacher à décrire les parcours biographiques. Tout d’abord, nous ne concevons l’individu

que comme étant imbriqué dans différentes sphères de vie sociale26

. En effet, comme le

soulignent Siméant et Sawicki, « rares sont les travaux qui entendent véritablement

restituer à la fois les possibles et les contraintes (professionnels mais aussi en termes de vie

de couple par exemple) qui affectent les militants ». Loin d’être uniquement politique, les

mécanismes de construction de l’engagement opèrent au croisement et au sein de lieux

d’apprentissage divers, sociaux, religieux, familiaux et affectifs, comportant chacun leur

spécificité. Il est donc nécessaire pour comprendre les cheminements de saisir l’ensemble des

contextes de vie et d’interdépendance des individus, et les liens existant entre les différentes

sphères d’action. Ensuite nous devons garder en tête le lien entre cycle de la vie biologique

et cycle de la vie sociale comme nous invite à le faire Hughes27

. McAdam a ainsi montré que

les expériences passées – qu’elles aient été vécues par l’individu ou qu’il les ait incorporées sous

forme de savoir historique non vécu – constituent à la fois un cadre dispositionnel et une grille de

lecture, d’appréciation et d’adaptation aux événements.

Pour explorer les parcours biographiques qui sont au cœur de notre questionnement, nous nous

proposons de mobiliser le concept de carrière issu de la sociologie interactionniste des travaux

de Becker, Goffman et Strauss dans la continuité des travaux de Hughes, Hall et Mead. Ce

concept rend pensable « le processus de l’engagement et de l’activisme en politique en

dégageant un modèle d’intelligibilité qui échappe à l’alternative classique entre structures

et stratégies »28

. D’où la définition de Becker : « dans sa dimension objective, une carrière

se compose d’une série de statuts et d’emplois clairement définis, de suites typiques de

réalisations, de positions de responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension

subjective, une carrière est faite des changements dans la perspective selon laquelle la

24 COLLOVALD A., « Pour une sociologie des carrières militantes », in COLLOVALD A., LECHIEN M -H., ROZIER

S. & WILLEMEZ L. (dirs.), L’humanitaire ou le management des dévouements : enquête sur un militantisme de

solidarité internationale en faveur du Tiers monde , Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 221 25 FILLIEULE O., « Post-scriptum : propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue

française de science politique, Vol. 51, n° 1-2, 2001, p. 208. 26 STRAUSS A., Miroirs et masques. Une introduction à l’interactionnisme, Paris, Métailié, 1992. 27 HUGHES E., Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Editions de l’EHESS, 1996, p. 178.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 16

personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la signification de ses

diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui est arrive »29

. Filleule en

dégage la définition suivante appliquée à l’engagement politique : « la notion de carrière

permet de comprendre comment, à chaque étape de la biographie, les attitudes et

comportements sont déterminés par les attitudes et comportements passés et conditionnent

à leur tour le champ des possibles à venir, resituant ainsi les périodes d’engagement dans

l’ensemble du cycle de vie. La notion de carrière permet donc de travailler ensemble les

questions des prédispositions au militantisme, du passage à l’acte, des formes différenciées

et variables dans le temps prises par l’engagement, de la multiplicité des engagements le

long du cycle de vie (défection(s) et déplacement(s) d’un collectif à l’autre, d’un type de

militantisme à l’autre) et de la rétraction ou extension des engagements »30

. Par ailleurs,

Agrikoliansky, précise pour sa part que « le sens de la notion de « carrière » est celui d’un

« modèle séquentiel d’analyse des comportements sociaux. L’intérêt du concept est de

considérer les actions humaines comme des processus, c’est-à-dire comme des activités se

déroulant dans le temps et possédant une dynamique propre »31

.

Les acquis de la recherche existante permettent donc d'avancer trois ordres de

détermination. Tout d’abord, le contexte structurel dans lequel évolue le militant joue un

rôle important avec, d'un côté, le système de dispositions durables, déterminé par les

capitaux sociaux, culturels et économiques de l'individu et qui contribue à façonner les

perceptions de la réalité et les pratiques et, de l'autre, le contexte politique (arrangements

institutionnels, niveaux de répression, etc.). Le contexte relationnel, autrement dit les

réseaux de relations dans lesquels l'individu est inséré. Précisons que ce contexte est lui -

même dépendant du contexte structurel. Enfin, l'intentionnalité de l'individu va contribuer

à orienter son parcours au sein de l’environnement en fonction de ses choix. Dans chacun

des espaces dans lesquels ils évoluent, les individus sont amenés à endosser des rôles

spécifiques dans lesquels ils sont plus ou moins « impliqués ». Ceux-ci définissent autant

de contextes de socialisation. Leur identité est le produit du processus d'ajustement à ces

rôles. La structuration de l'identité a des effets en retour sur les possibilités de sortie de

28 AGRIKOLIANSKY E., « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années

1980 », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 28. 29 BECKER H., Outsiders, Métailié, Paris, 1985, p. 126. 30 FILLIEULE O., « Carrière militante », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des

mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 87. 31 AGRIKOLIANSKY E., loc. cit., 2001, pp. 30-31.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 17

rôle et sur la manière dont seront éventuellement endossés d'autres rôles. Les « accidents

biographiques »32

dans les différentes sphères de vie constituent autant de bifurcations où

se redistribuent certains rôles et se modifient les identités.

Bourdieu a critiqué l’approche biographique33

en insistant sur les limites de l’utilisation

de la méthode biographique pour restituer les parcours individuels en lui préférant la notion

de « trajectoire »34

qui conçoit la biographie comme « intériorisation du probable » et

s’articule à la tradition théorique bourdieusienne. Darmon rejette la critique faite à la

notion de carrière en rappelant qu’il ne s’agit pas de faire émerger une « série unique »

mais un « ordre collectif »35

permettant de comprendre les dynamiques à l’œuvre sans nier

la subjectivité du sujet énonçant son parcours. Passeron a, par la suite, tenté de mettre en

perspective les approches par la carrière et par la trajectoire en les comparant, non pour les

opposer mais pour les faire dialoguer. Il pointe dans un premier temps les risques

épistémologiques inhérents à l’approche biographique : la dispersion d’une part et la

l'excès de sens d’autre part36

. Nous rejoignons cependant Darmon quand elle propose de

considérer la carrière « comme un instrument d’intelligibilité permettant d’échapper à

l’alternative entre structures et stratégies dans l’analyse des carrières militantes et comme

un moyen de traiter le problème de « l’influence des contextes pratiques de l’action sur

l’opérationnalité des dispositions incorporées »37

. On préférera donc, dans une analyse

processuelle de l’engagement individuel, parler de « carrière » dans la mesure où le

concept de carrière a été retravaillé par Becker dans son analyse de la déviance, contribuant

ainsi à étendre sa portée des seules études consacrées à la profession à l’ensemble des

phénomènes d’engagement38

.

32 STRAUSS A., op. cit., 1992 33 BOURDIEU P., « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales , Vol. 62-63, 1986, p. 69-72. 34 « On ne peut comprendre une trajectoire (c'est-à-dire le vieillissement social qui, bien qu'il l'accompagne

inévitablement, est indépendant du vieillissement biologique) qu'à condition d'avoir préalablement construit les états

successifs du champ dans lequel elle s'est déroulée, donc l'ensemble des relations objectives qui ont uni l'agent

considéré — au moins, dans un certain nombre d'états pertinents du champ — à l'ensemble des autres agents engagés

dans le même champ et affrontés au même espace des possibles », BOURDIEU P., Ibid., p. 72. 35 DARMON, M., Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2008, p. 92. 36 PASSERON J-C., « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, Vol 31-1, 1990, p. 4. 37 DARMON M., « La notion de carrière : un instrument interactionniste d'objectivation », Politix, 2008/2, n° 82, p.

152. 38 FILLIEULE O., loc. cit., 2001, pp. 200-201.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 18

4. Violence politique et répression

Notre questionnement implique également de nous pencher sur les études portant sur les

effets de la répression sur les mobilisations et, plus précisément, sur les individus. Goodwin

a certes montré que les groupes utilisant les modes d’action non conventionnels, et plus

précisément violents comme la guérilla, étaient davantage réprimés que les autres39

mais le

tableau qui se dégage de la littérature est des plus confus. Tout au plus peut-on avancer que, pour

les tenants des différentes versions de la théorie de la frustration, la répression tend plutôt à

radicaliser les contestataires40

, alors que, dans la perspective de la mobilisation des ressources,

elle serait plutôt dissuasive en raison d’un déséquilibre entre coûts, risques et avantages de

l’action41

. Afin de sortir de cette contradiction, Opp et Roehl invitent à formuler la question

autrement, de manière à discerner quels effets sont observés (spécification des relations) et sous

quelles conditions, c'est-à-dire en contextualisant les relations. Pour y parvenir, il faut d’abord

garder à l’esprit que la répression peut être « directe ou indirecte, ponctuelle ou durable, continue

ou discontinue, sélective ou indiscriminée, préventive ou réactive. Il importe par ailleurs de

distinguer les effets anticipés de ceux à court, à moyen et à long terme et, bien entendu, de faire

la part entre risque objectif et perception de ce risque »42

.

La répression peut être définie comme « l’action des autorités publiques qui élève le cout

réel ou potentiel de la revendication pour un certain acteur »43

. Opp et Roehl prennent le

parti de l’analyser d’un point de vue microsociologique comme un coût et donc devant

limiter la protestation. L’objectif sera ici d’observer les inflexions/bifurcations/ruptures

que constituent la violence politique, et notamment la répression de la part des autorités

politiques, sur les carrières individuelles pour tenter d’en dégager les conséquences

objectives (positions et statut social) et subjectives (redonner un sens politique dans un

contexte transformé)

Il est cependant indéniable que le recours à la violence politique que l’on peut définir comme

« tout attaque collective lancée à l’intérieur d’une communauté politique, dirigée contre le

régime politique, ses acteurs – les groupes politiques en compétition aussi bien que les

39 GOODWIN J., No Other Way Out. States and Revolutionary Movements, 1945-1991, Cambridge, Cambridge

University Press, 2001. 40 RASLER K., “Concessions, Repression, and Political Protest in the Iranian Revolution”, American Sociological

Review, Vol. 61, n°1, 1996, p. 132-152. 41 MCCARTHY J., ZALD D. & MAYER N., loc. cit., 1977. 42 COMBES H. & FILLIEULE O., « De la répression considérée dans ses rapports à l'activité protestataire » Modèles

structuraux et interactions stratégiques, Revue française de science politique, 2011/6, Vol. 61, p. 1047-1072.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 19

représentants du pouvoir en place – ou ses politiques »44

fera l’objet d’une analyse dans la

mesure où son emploi et son subissement affecte les carrières. Le caractère révolutionnaire vient

du fait qu’elle attaque l’Etat au nom d’une idéologie de changement social radical. Ce n’est pas

l’apanage de l’extrême gauche puisqu’on la retrouve aussi chez des militants d’extrême droite

dont la virulence, à la même période contribue largement à l’escalade des premiers. Mais il est

difficile de qualifier la violence d’extrême gauche de « terrorisme » car ce mot est très connoté et

très largement utilisé par ses opposants d’une part et d’un point de vue théorique, en accord avec

Isabelle Sommier : « on ne peut pas qualifier à priori les groupes d’extrême gauche de groupes

terroristes, dans la mesure où leurs actions établissent une relation entre culpabilité et sanction,

ce dont témoigne le refus de procéder à des attentats indiscriminés et le recours privilégié à

l’assassinat politique »45

.

Afin de répondre à ces questionnements nous contextualiserons dans un premier temps le

militantisme radical au cours de la décennie 1970 en Turquie avant de nous intéresse r à la

socialisation et à la politisation des militants qui intègrent les organisations

révolutionnaires. La troisième partie sera consacrée à la pratique militante au sein de ces

groupes et au rapport entretenu avec les répertoires violents. Le quatrième chapitre se

concentrera sur la répression qui suit le coup d’Etat du 12 septembre 1980, et ce, de deux

points de vue. D’abord, en montrant la fermeture puis la transformation des champs

politiques et militant et ensuite en explorant ses conséquences sur les carrières des

militants d’extrême gauche à court terme. Le cinquième et dernier chapitre tentera dans un

essai typologique d’envisager la diversité des trajectoires prises par les carrières à l’issue

du régime militaire, qu’il s’agisse des désengagements ou des reconversions militantes.

5. Précautions méthodologiques et de lecture

Il faut entretenir un rapport vigilant à la littérature sur le militantisme radical en Turquie

du fait des postures et des discours idéologiques presque systématiquement tenus su r le

sujet dans un but de disqualification ou de légitimation de la gauche. Par ailleurs, nous ne

développons pas ici les présupposés et contraintes méthodologiques de notre approche, ce travail

étant purement théorique et n’ayant pas donné lieu à une enquête de terrain. Il est cependant

43 TILLY C. & TARROW S., op. cit., 2008, p. 353. 44 GURR T., op. cit., 1971, pp. 3-4.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 20

appuyé sur nos travaux précédents en lien avec le sujet. Il nous faut enfin préciser que nous

n’avons pas fait usage de la littérature turque difficilement accessible pour des raisons

pratiques d’accès aux sources et de maitrise suffisante de la langue.

45 SOMMIER I., op. cit., 2008, p. 17.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 21

Chapitre 1 : Contexte historique et

fonctionnement du système d’action de la

gauche radicale en Turquie dans les années

1970

« Une guerre civile sanglante, telle qu’on en pas

connue de semblables sous la République, était

sur le point d’éclater et menaçait l’Etat de

destructions et de divisions en mettant en cause

l’intégrité de la patrie et de la nation turques qui

sont éternelles »46

Ce premier chapitre vise à contextualiser l’étude des carrières militantes au sein de la

gauche radicale turque au cours des années 1970 conformément à notre démarche. Nous

postulons en effet que la période n’est pas, comme il a beaucoup été écrit, une période de

chaos généralisé et que le fonctionnement de la gauche radicale n’est pas anarchique mais

répond à une structuration particulière qu’il convient d’expliquer.

Nous nous proposons donc de considérer d’abord le contexte global de la Turquie dans les

années 1970 pour inscrire les mobilisations radicales et la pratique de violence qui en

découle dans leur environnement d’une part, et dans la continuité des mobilisations

précédentes en en restaurant l’historicité d’autre part. Nous tenterons ensuite d’expliciter le

fonctionnement du système d’action de la gauche radicale et, tout particu lièrement, des

groupes d’origine étudiante dans lesquels vont se développer les carrières militantes qui

sont au cœur de notre étude.

1. Contextualiser l’étude : genèse et caractérisation de l’environnement des carrières au sein de la gauche en Turquie dans les années 1970.

Afin de mieux saisir la période et les acteurs étudiés, il convient de décrire le contexte

dans lequel vont s’inscrire les carrières militantes au sein de la gauche radicale turque en

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 22

en faisant la généalogie et en décrivant les conditions politiques, économiques et sociales

de la période.

1.1. Une brève histoire de la gauche turque

La gauche en Turquie n’émerge pas dans les années 1970. Elle a une existence difficile en

raison de la législation et des les coups d’Etat successifs qui interrompent son faible

développement. Elle est presque inexistante jusque dans les années 1960 où elle commence

à émerger et parvient à se structurer. Un parti communiste turc, le Türkiye Komünist Partisi

(TKP), apparait pourtant en 1918 en URSS suite à la révolution bolchévique mais il est

interdit en Turquie et ses membres contraints à l’exil dès les premières années de la

République turque en 1925. Les articles 141 (vouloir organiser l’hégémonie d’une classe

sur une autre) et 142 (faire de la propagande dans ce but) du code pénal de 1936 interdisent

de fait sa présence sur le sol turc. Le parti y mène de maigres activités de manière

clandestine et ne participe pas aux élections. Jusque dans les années 1950/1960, le

socialisme ne concerne qu’une frange des intellectuels turcs réfugiés en Allemagne

jusqu’en 1933 et en URSS. La gauche avant 1960 est donc composée de quelques centaines

d’individus possédant un niveau élevé de ressources culturelles et économiques.

Le coup d’Etat de 1960 qui renverse le régime autoritaire du Parti Démocrate au pouvoir

depuis 1950 va cependant changer en partie la situation en assouplissant la législation sur

les partis politiques, la liberté de réunion et d’association et la liberté d’expression. Les

étudiants ont été au cœur de la contestation du régime et les universitaires sont au cœur de

l’élaboration de la Constitution de 1960, la plus libérale que la Turquie ait connue.

L’autonomie des universités est décrétée, ce qui rend plus difficile l’intrusion des forces

sur les campus et donnera la possibilité aux organisations de se développer sans subir la

répression. Le nouveau pouvoir n’abroge cependant pas les deux articles sus-cités du code

pénal. En effet, la vision défendue par les officiers et les intellectuels « progressistes » à

l’origine du coup d’Etat montre une préoccupation plus sociale que socialiste47

.

Le 13 février 1961, d’anciens membres de Türk-İş, syndicat majoritaire et proche du

gouvernement, fondent le Türkiye İşçi Partisi, Parti des travailleurs de Turquie (TIP),

46 Préambule de la Constitution de la République de Turquie de 1982, cité in GROC G., « Démocratie et société

civile », in VANER S. (dir.), La Turquie, Paris, Fayard-CERI, 2005, p. 197.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 23

d’inspiration socialiste mais qui n’est pas officiellement communiste. Cette origine

syndicale joua un rôle important par la suite dans l’organisation , la coordination des

mobilisations, et le multipositionnement des militants entre champ politique et champ

syndical. D’autant plus lorsque la centrale syndicale DISK, Devrimci İşçi Sendikaları

Konfederasyonu (Confédération des syndicats ouvriers révolutionnaires) est créée par des

membres du TIP le 13 février 1967 pour concurrencer Türk-İş. Au cours des années 1960,

il est possible de dégager trois visions qui s’opposent dans la gauche turque : celle du TKP

stalinien, minoritaire et exilé ; celle du TIP qui prônait la voie légale et réformatrice ; et

enfin la frange pensant que la violence armée était le seul moyen d’amener la révolution.

De 1961 à 1971 le TIP est l’acteur central et fédérateur de la gauche turque. Il dispose

d’une légitimité électorale à partir de 1965 et diffuse ses idées à travers des meetings dans

tout le pays et via sa revue Dönüşüm (Transformation). Le TIP est un parti réformiste qui

participe aux élections de 1965 où il réalise le meilleur score de la gauche turque à l’heure

actuelle avec 2,97% des voix ce qui lui permet d’obtenir 14 sièges au Parlement. Le TKP

est critiqué au sein de la gauche turque pour son alignement trop rigide sur Moscou,

notamment après 1956 et l’intervention en Hongrie, et pour sa croyance doctrinaire voulant

que la révolution se fasse par le prolétariat, qui malgré son accroissement reste

numériquement limité et politiquement faible en Turquie. Le TIP de son côté a davantage

d’influence sur la classe ouvrière turque mais suscite également une forte adhésion de la

part de certains intellectuels. Le soutien au TIP est même plus intellectuel que

véritablement ouvrier même si une « conscience de classe » se développe chez les ouvriers

des grandes villes de Turquie au cours des années 1960, conscience qui s’exprimera

véritablement au cours des années 1970. Il reste majoritaire au sein de la gauche turque

jusqu’à sa défaite électorale de 1969 qui provoque l’émergence des tensions en son sein

d’une part et, d’autre part, et une légitimation de la frange radicale et violente de la gauche.

Hormis les luttes internes entre leaders, l’organisation de jeunesse du par ti, la Fikir

Külüpleri Federasyonu (Fédération des clubs d’idées – FKF), née en 1965 du regroupement

de clubs politiques universitaires et matrice de toutes les organisations de jeunesse de

gauche au cours de la décennie, s’autonomise peu à peu du parti en défendant une ligne

plus radicale. Elle est elle-même divisée depuis 1967 entre un courant fidèle au parti et une

ligne nationaliste soutenue par la Milli Demokratik Devrim (Révolution démocratique

47 KARPAT K., “Socialism and the Labor Party of Turkey”, Middle East Journal, Vol. 21, n° 2, 1967, p. 157.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 24

nationale – FKF) qui prend la direction de l’organisation en 1969. La FKF devient

Devrimci Gençlik (Jeunesse Révolutionnaire), dite Dev-Genç, en octobre de la même

année. Les militants favorables à la lutte armée vont alors se détacher de l’organisation et

créer leur propre groupe. Ce sera notamment le cas des leaders les plus connus de la

période, Deniz Gezmiş, Mahir Çayan et Ibrahim Kaypakkaya qui fondent respectivement le

THKO, le THKP-C en 1970 et le TKP-ML/TIKKO en 197248

. Les deux premiers groupes

vont rapidement entrer en action et participer à la montée de la violence avec le MHP et les

forces de sécurité, offrant par là une légitimité à l’intervention militaire de 1971.

Les organisations de jeunesse étudiante vont animer des mobilisations importantes au

cours des années 1960, actualiser et initier un certain nombre de répertoires et de

développements théoriques dans la lignée du mouvement de mai 1968 en France49

qui

fourniront la base sur laquelle s’appuieront les groupes des années 1970. La prise

d’importance du mouvement va s’effectuer par deux principaux canaux : la traduction des

textes fondateurs du socialisme et du marxisme d’une part, et le témoignage d’étudiants

turcs scolarisés en France ou/et aux Etats-Unis et témoins ou acteurs des mobilisations de

68, ces témoignages succédant rapidement aux traductions. Ces textes théoriques (Marx,

Guevara, Lénine) et ces témoignages vont donner lieu à des réinterprétations, des

adaptations au contexte turc. Les débats sont particulièrement vifs sur la caractérisation du

stade historique de développement de la Turquie au sein du système capitaliste mondial et

sur le fonctionnement interne du capitalisme turc. Il s’agit du principal débat qui agite la

gauche au cours des années 60 et même 70 est celui de caractériser et de la situer dans le

capitalisme mondial. La majorité au sein du TIP la considère mûre pour une révolution.

L’opposition à l’impérialisme américain en particulier, lié à la présence de forces militaires

américaines sur le sol turc et à l’appartenance de la Turquie à l’OTAN, est une des lignes

directrices de la gauche. Elle entre en résonnance avec le fort nationalisme turc qui

imprègne également la gauche. Cette période d’effervescence politique voit la

multiplication des publications comme la traduction du manuel de guérilla urbaine de

Marighella en 1970 et la naissance d’un vaste débat d’idées autour des revues multiples de

la gauche (Yön (Direction), Aydınlık (Clarté), Devrim (Révolution)…), chacune liées à une

48 Voir en annexes 2 et 3. 49 BOURDIEU P., « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en

sciences sociales, 2002/5, n°145, p. 3-8 et UYSAL A., « Importation du Mouvement 68 en Turquie. Circulations des

idées et des pratiques », Storicamente, n°5, 2009.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 25

tendance formée par un groupe. Cette mobilisation intellectuelle incitera le pouvoir en

1966-67 à purger les universités des enseignants de gauche et des traducteurs de littérature

socialiste étrangère au motif de « propagande communiste ».

Les différences entre les militants des années 1960 et ceux des années 1970 sont assez

nombreuses. En premier lieu, les militants des années 1960 sont issus d’un milieu social

plus élevé que ceux de la décennie suivante et l’écrasante majorité étudie à l’université et

dispose ainsi d’un capital économique et culturel supérieur, ce dont témoignent leurs

trajectoires de reconversion au sein de l’université et des milieux intellectuels50

. Par

ailleurs, ils ont une croyance partagée en l’idée kémaliste de la révolution « par le haut »

menée par une élite éclairée51

. Dans les années 1960, la légitimité des autorités n’est que

rarement remise en cause malgré la multiplication des actions protestataires. Au contraire,

la jeunesse estudiantine assume la révolution et le régime kémalistes et l’armée nationale.

Ainsi, au cours des années 1960 et 1970, les jeunes officiers faisaient l’objet de nombreuses

tentatives de captation émanant de plusieurs organisations politiques d’extrême-gauche52

. Les

ponts seront coupés après la répression de la gauche suite au coup d’Etat militaire de 1971.

L’armée est elle-même purgée des militaires de gauche au profit d’officiers plus

conservateurs au cours de la décennie 1970 et elle sera désormais considérée par la gauche

radicale comme réactionnaire et fascisante.

Le coup d’Etat de 1971 marque en effet un coup d’arrêt dans les espoirs de renversement

du régime de la gauche turque et dans leur croyance en l’aspect révolutionnaire de l’armée.

Les militaires transforment 44 articles de la Constitution aboutissant à la diminution des

libertés individuelles et de la liberté de la presse, à la fin de l’autonomie de l’université et

des médias tout en augmentant les pouvoirs du Conseil de Sécurité Nationale53

. Ils ne

souhaitent cependant pas rester au à la tête de l’Etat, instruits de la situation des colonels

50 MONCEAU N., Générations démocrates. Les élites turques et le pouvoir , Nouvelle bibliothèque des thèses, Paris,

Dalloz – Sirey, 2007. Une analyse comparée des deux cohortes militantes, celles des années 1960 et celle des années

1970, permettrait de mettre à jour ces différences sur le long terme. 51 ZÜRCHER E. J., Turkey. A Modern History, Oxford, I. B. Tauris, 3é édition, 2004, p. 255. 52 Elles « tablaient sur « le progressisme » de l’armée. Dev-Genç, très active dans les universités, qualifiait les soldats et officiers

de « patriotes » et « jouissait de la sympathie d’un nombre impossible à évaluer, mais réel, de cadets et d’officiers subalternes. Il

en fut de même de l’armée de libération populaire turque, issue de Dev-Genç, dont les partisans s’efforcèrent d’enrôler des

militaires », BAYART J-F. & VANER S., « L’armée turque et le théâtre d’ombre kémaliste (1960 -1973) », in

ROUQUIE A. (dir.), La politique de Mars. Les processus politiques dans les partis militaires contemporains , Paris, Le

Sycomore, 1981, p. 55. 53 Instauré par les militaires en 1961, le Conseil de Sécurité Nationale (Milli Güvenlik Kurumu - MGK) est une

institution constituée de civils et de militaires qui a en charge les questions relatives à la sécurité intérieure et

extérieure du pays. Il fut, jusqu’à une date récente, le principal moyen d’immixtion des militaires dans la vie politique

turque.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 26

grecs au pouvoir depuis 1967 et fidèles à l’idéologie de l’armée turque qui se veut garante

des institutions mais non apte à gouverner54

. La junte procède à 5 000 arrestations dont des

intellectuels (universitaires, journalistes), des cadres du TIP et d’importants syndicalistes.

La torture est largement utilisée en prison et dans les locaux du MIT, les services secrets

turcs. Toutes les organisations étudiantes sont interdites et le 20 juillet 1971, le TIP est

interdit et fermé après avoir adopté, lors de son congrès, une motion en faveur de

« l’aspiration démocratique du peuple kurde ». Behice Boran, son ancien leader, tentera de

le recréer à sa sortie de prison en 1974 mais le parti ne parviendra pas à reprendre la place

qui fut la sienne au cours des années 1960. Les organisations étudiantes sont fermées et

leurs leaders emprisonnés. Mais les militants de base sont rarement inquiétés. Les réseaux

se maintiennent donc de manière assez stable tout en restant silencieux, les membres non

arrêtés vont tenter de poursuivre leur action en maintenant une base de sympathisants

remobilisés après l’amnistie décrétée en 1974. On retrouve là ce que Taylor nomme les

« structures dormantes » (abeyance structure)55

qui vont permettre la reconstruction rapide

des organisations radicales à l’issue du régime militaire.

1.2. La décennie 1970: un contexte de crise sociale et politique

La caractérisation de la décennie 1970 en Turquie .soulève de nombreux débats. Elle a

dans un premier temps donné lieu à une littérature corroborant la version de l’Etat -major

qui décrivait une situation proche de la guerre civile évitée grâce à l’intervention

militaire56

. Un autre pan des écrits sur la période insiste sur son aspect chaotique et

anarchique57

. Ces perspectives renvoient aux théories leboniennes de l’irrationalité des

masses et ne permettent pas une analyse de la situation58

. Il convient donc d’écarter ces

hypothèses trop rapidement établies et de décrire plus précisément la situation.

54 ÜNSALDI L., « Du rôle politique de l'armée en Turquie », Revue Tiers Monde, 2008/2 n° 194, p. 261- 55 Ce concept « entend décrire un parcours de maintien par lequel les mouvements parviennent à durer dans des

environnements politiques non réceptifs et à jouer le rôle de passeur entre deux étapes d’une mobilisation ».TAYLOR

V., « La continuité des mouvements sociaux. La mise en veille du mouvement des femmes », in FILLIEULE O. (dir.),

Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 230. 56 GUNTER M., “Political Instability in Turkey during the 1970’s”, Conflict Quarterly, Vol. 9, n°1, 1989, p. 63-77. 57 AHMAD F., The Making of Modern Turkey, Londres, Routledge, 1993 et SAMIM A. “The tragedy of the Turkish

left”, New Left Review, I/126, 1981, p. 60-85. 58 BOZARSLAN H., « Le chaos après le déluge : notes sur la crise turque des années 70 », Cultures & Conflits, n° 24-

25 (1997) pp.79-98

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 27

Tout d’abord, le contexte international est complexe au cours de cette période. La Turquie

est un pays clé dans le dispositif de l’OTAN en pleine Guerre Froide car elle est le seul

pays de l’alliance possédant une frontière avec l’URSS. Cette situation fournira des

arguments et un motif supplémentaire de mobilisation à la gauche turque. Parallèlement, le

climat international émaillé de révoltes dans les pays du Sud et les évènements de 68 dans

les pays occidentaux ont constitué une propédeutique au mouvement turc et créé un

mouvement d’entrainement. On sait cependant peu de choses sur les éventuelles

connexions entre les mouvements de la gauche radicale turque et les groupes européens en

activité à la même période. On sait en revanche que, depuis la fin des années 1960, certains

groupes ont fait former leurs militants à l’action armée auprès des groupes palestiniens

installés au Liban et en Syrie. Enfin, la Turquie intervient à Chypre en 1974 contre le coup

d’Etat grec et subit une forte pression internationale qui passe par le gel des crédits

occidentaux et l’aggravation consécutive de la crise économique.

Le contexte interne à la Turquie au cours de la décennie voit se recouper un certain

nombre de dynamiques qui aggravent la situation. Dans son analyse de la période qu’il

qualifie de « guerre civile de basse intensité »59

, Gourisse mobilise la sociologie des crises

politiques de Dobry60

, c'est-à-dire une manière de « penser les crises comme des

interdépendances confuses, des conjonctions de séries causales ou de micromobilisations

hétérogènes dont la juxtaposition ou la simultanéité produit (plus d’une fois à tort) chez les

protestataires et les gouvernants le sentiment d’une convergence et d’une unité la promesse

ou la peur de possibles plus ouverts »61

. Si Gourisse remarque que l’on ne peut l’appliquer

telle qu’elle étant donnée la durée de la crise (plus de cinq ans), il n’en conclut pas moins à

l’utilité de ce cadre analytique pour rendre compte, non pas du chaos généralisé, mais au

contraire du jeu et des coups des acteurs dans un contexte politique particulier de perte de

légitimité et de capacité d’action de l’Etat dans un contexte de polarisation politique

forte62

. En effet, la configuration sociopolitique turque de la seconde moitié des années

1970 se caractérise par la cooccurrence de deux processus distincts : la modification des

règles des jeux politiques (multisectorisation des mobilisations et diffusion de la violence)

59 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 283. 60 DOBRY M., Sociologie des crises politiques, Coll. Fait politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 [1986]. 61 COHEN A., LACROIX B. & RIUTORT P. (dirs.), Nouveau manuel de science politique, Coll. Grands Repères, Paris,

La Découverte, 2009, p. 542. 62 GOURISSE B., « Participation électorale, pénétration de l'État et violence armée dans la crise politique turque de la

seconde moitié des années 1970 », Politix, 2/2012, n° 98, p. 192.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 28

et celle des règles des jeux étatiques (politisation et désobjectivation des institutions

étatiques). « Ce sont les stratégies fluctuantes des acteurs, menées sur des temps longs (à

l’horizon d’une législature, ou d’un gouvernement), visant à l’implantation dans l’État et à

l’accumulation de ressources, qui contribuent à l’intensification de ces mécanismes de

crise»63

. Ainsi, on observe un usage stratégique de la diffusion des mobilisations, de la

violence et du désordre.

L’intervention militaire de 1971, par sa violence envers les m ilieux de gauche, a suscité

une forte désapprobation parmi ses sympathisants d’un côté et des individus plus radicaux

dans « l’anti-gauchisme » d’autre part, ces derniers estimant que la répression n’a pas été

assez sévère. Le coup d’Etat a donc paradoxalement contribué à polariser davantage la

société turque. Lorsque les militaires quittent le pouvoir en 1973, le fonctionnement

politique du régime républicain n’a pas réellement changé en profondeur. Les partis et les

leaders sont les mêmes et les blocages politiques vont rapidement refaire surface en même

temps que les coalitions gouvernementales précaires. On compte ainsi sept gouvernements

entre 1973 et 198064

.

Par ailleurs, la situation économique du pays se dégrade tout au long de la décennie. A la

suite de la période de forte croissance et de fort développement industriel des années 1960

qui voit naitre une classe ouvrière65

, s’installe une période de ralentissement économique

qui se conjugue avec une crise sociale importante. La croissance chute nettement et

l’inflation66

augmente fortement. Les réponses à apporter à la crise font débat au sein de la

gauche et entrainent une prise de distance entre le CHP67

et la gauche radicale, ce dernier

étant favorable au retour de l’ordre, à la répression des groupes radicaux et aux politiques

économiques libérales de redressement entamées à partir de 1978 avec le FMI. La mobilité

sociale entraînée par une décennie de croissance économique va se ralentir alors que la

mobilité géographique, et notamment l’exode rural, facilitée par le développement des

infrastructures de transport, va se poursuivre et créer une forte pression pour l’intégration

63 GOURISSE B., Ibid., p. 176. 64 Voir annexe 1. 65 En 1980, 15,7% de la population active turque travaille dans le secteur secondaire (hors bâtiment) et 11,4% dans les

industries extractives, BAZIN M., « Les disparités régionales en Turquie », in GÖKALP A. (dir.), La Turquie en

transition. Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose, 1986, p. 32. 66 ERGIL D., « Class Conflict and Turkish Transformation (1950-1975) », Studia Islamica, n°41, 1975, p. 137-161. 67 Le Cumhurriyet Halk Partisi (CHP – Parti Républicain du Peuple) est le parti fondé par Mustafa Kemal Atatürk en

1923. Il porte depuis lors l’héritage du kémalisme et sa doctrine politique nationaliste et sociale.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 29

des migrants à des métropoles non préparées à un tel afflux68

. Sayari et Hoffman font de

cette pression urbaine une des causes de la contestation politique des années 197069

, selon

nous de façon déterministe. S’il est vrai que cette immigration dans les grands centres

urbains70

donne inévitablement naissance à de nouveaux acteurs - classe ouvrière, groupes

estudiantins, populations des quartiers de gecekondus (bidonvilles) dont l’inclusion sociale et

politique pose problème, il n’en reste pas moins que la mobilisation de ces groupes dans une

situation de précarité sociologique et économique ne devient possible qu’en raison de la

politisation dont leur situation va faire l’objet, relayée par l’action des groupes révolutionnaires.

Certains auteurs avancent l’idée d’une guerre civile ethnico-religieuse sur laquelle se serait

greffée dans un effet de période des discours révolutionnaires opposés. En effet, dans certaines

régions, notamment en Anatolie, le clivage gauche/droite recoupe en partie les clivages

ethniques turc/kurde et religieux sunnite/alévi71

. S’il est indiscutable que cette variable

entre en jeu dans la structuration des oppositions et dans certaines actions menées

ponctuellement par l’extrême droite à l’encontre des alévis dans le Sud-est de la Turquie, il

n’en reste pas moins qu’elle n’est pas le seul facteur explicatif. La proximité entre kurdes,

alévis et gauche d’un côté et entre turcs, sunnites et droite radicale est trompeuse car on

constate que les associations sont loin d’être aussi clairement figées quand on regarde leur

composition dans le détail. En ce qui concerne le milieu urbain, on voit en effet que la

structuration des camps opposés et le recours à la violence ne sont pas uniquement

organisés autour des crispations identitaires mais davantage autour de l’accès aux

ressources politiques et économiques72

.

De plus, la situation lycéenne et surtout universitaire s’est, depuis les années 1960,

passablement dégradée, ce qui a entretenu les mobilisations étudiantes qui sont à la fois

internes à l’université (conditions d’études, classes surchargées, méthodes

d’apprentissage…) et liées à la montée du radicalisme politique au sein de la jeunesse. En

effet, on observe une forte augmentation du nombre d’étudiants qui passe entre 1960 et

1977 de 180 000 à 436 000 dans les écoles professionnelles et de 65 000 à 340 000 dans les

68 Des villes comme Istanbul et Izmir connaissent des taux de croissance annuelle moyenne de leur po pulation de 30 à

45% sur la période 1975-1980, BAZIN M., loc. cit., 1986, p. 44. 69 SAYARI S. & HOFFMAN B., “Urbanization and Insurgency the Turkish Case, 1976 -1980”, Santa Monica, Rand

Corporation, 1991. 70 En 1980, Istanbul concentre 25% de cette population (34% de la population du département), Ankara et Izmir 8%

chacun, chiffres cités in BAZIN M., loc. cit., 1986, p. 32. 71 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999. 72 GOURISSE, B., op. cit., 2010.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 30

universités73

. Cette augmentation du nombre d’adhésions marque l’entrée d’étudiants de

catégorie sociale moins élevée dans les années 1970. L’Etat turc met en place un programme

de construction d’universités, dont le nombre passe de six en 1957 à dix-sept en 197774

pour

absorber cette nouvelle population estudiantine et décharger les grandes métropoles. Istanbul et

Ankara concentrent hors écoles supérieures 27,5% et 23,6% des étudiants du pays en 1981

contre 43% et 35,8% en 197575

. Pourtant, les problèmes demeurent : l’éducation universitaire

n’est disponible que pour seulement 20% des 200 000 étudiants potentiels diplômés du

secondaire que compte alors la Turquie76

. Et pour ceux qui y sont, l’affaiblissement des

perspectives de carrière du fait de la crise économique et de la faible valorisation des

diplômes sur le marché du travail77

rendent la leur insertion complexe. Cette situation a

contribué à faire des universités le lieu d’incubation de la multisectorialisation des

mobilisations sous le coup de déséquilibres internes rapidement politisés.

On trouve dans ces quelques remarques contextuelles quelques pistes permettant

d’expliquer le développement du recours à la violence politique au cours de la décennie.

Ainsi comme l’écrit Vaner, « loin d’être un phénomène marginal, la violence se situait,

dans la période de 1975-80, au cœur même de la vie politique et de la formation sociale

turques, […] due au développement du capitalisme périphérique, à la fragilité de la

cohésion sociale, aux particularismes sociétaux. Le blocage du système politique (à la fois

symptôme et moteur de ce phénomène), le marasme économique et la léthargie – volontaire

ou non – des dirigeants politiques n’ont fait qu’exacerber cet état de choses »78

.

L’accroissement de la violence dans notre contexte d’étude « apparait comme une modalité

d’action dont la mobilisation permet d’accumuler tout un ensemble de ressources

73 GOURISSE B., « Enquête sur les relations entre politisation et études supérieures: le cas turc (1971-1980) »,

Critique internationale, n°50, 2011, p. 47. 74 Les six universités existantes sont alors l’université d’Istanbul (Istanbul Üniversitesi), fondée en 1453 mais qui prend sa forme

actuelle en 1922, l’université technique d’Istanbul (Istanbul Teknik Üniversitesi) fondée en 1928, l’université d’Ankara (Ankara

Üniversitesi) fondée en 1946, l’université de l’Ege (Ege Üniversitesi) à Izmir fondée en 1955, l’université Technique du Moyen

Orient (Orta Doğu Teknik Üniversitesi) à Ankara fondée en 1956, et l’université Atatürk (Atatürk Üniversitesi) Erzurum fondée

en 1957. Il faut ajouter à ces six université l’Institut d’Administration Publique de Turquie et du Moyen Orient (Türkiye ve Orta

Doğu Amme İdaresi Enstitüsü – TODAİE) fondée en 1953. L’université Technique de la Mer Noire (Karadeniz Teknik

Üniversitesi) à Trabzon fondée en 1963, l’Université d’Hacettepe (Hacettepe Üniversitesi) à Ankara en 1967, l’Université du

Bosphore (Boğaziçi Üniversitesi) qui apparaît en 1971 mais qui correspond à l’ancienne Haute Ecole fondée par le Robert

College quelques années plus tôt, l’Université de Çukurova (Çukurova Üniversitesi) en 1973, l’Université de Diyarbakır

(Diyarbakır Üniversitesi) en 1973, l’Université d’Anatolie (Anadolu Üniversitesi) à Eskişehir en 1975, l’Université de Bursa

(Bursa Üniversitesi) en 1975, l’Université de la République (Cumhuriyet Üniversitesi) à Sivas en 1975, l’Université de

l’Euphrate (Fırat Üniversitesi) à Elazığ en 1975, l’Université du 9 mai (19 Mayis Üniversitesi) à Samsun en 1975, et l’Université

seldjoukide (Selçuk Üniversitesi) à Izmir, fondée en 1977, GOURISSE, B., op. cit., 2010, p. 98. 75 BAZIN M., loc. cit., 1986, p. 41. 76 ZÜRCHER E. J., op. cit., 2004, p. 263. 77 GUNTER M., loc. cit., 1989, p. 67.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 31

nouvelles, inaccessibles par les voies conventionnelles, dans la configuration spécifique

des jeux politiques locaux et nationaux »79

. Elle doit donc être envisagé en parallèle de la

structuration des mouvements radicaux et ne pas être considérée de façon autonome.

2. Identifier et analyser les configurations et les logiques des acteurs étudiés: le fonctionnement du système d’action de la gauche.

Cette seconde partie vise à mettre en lumière le fonctionnement général du système

d’action de la gauche turque dans les années 1970 avant de « cartographier »80

plus

précisément les groupes dans lesquels s’inscrivent les militants étudiés.

2.1. Le système d’action de la gauche turque dans les années 1970

La gauche turque dans les années 1970 est un ensemble composite d’organisations

agissant dans des champs81

différents mais pouvant être considérées comme connectées car

appartenant au même « système d’action ». Ainsi, « on peut appeler système d’action

l’ensemble des groupements et des associations qui contribuent chacun à sa manière, et

selon ses logiques de fonctionnement propres, à la construction d’un groupe de référence.

[…] Parler de système d’action ne signifie donc pas que les organisations soient liées par

un contrat explicite, en d’autres termes qu’elles constituent un réseau manifeste ; elles

peuvent tout aussi bien n’être reliées les unes aux autres que par un tissu de rapports

interindividuels entre leurs membres, peu formalisé et repérable seulement pas une analyse

78 VANER S., « Violence politique et terrorismes en Turquie », Esprit, n°10-11, octobre – novembre 1984, p. 103. 79 GOURISSE B., op. cit., p. 13. 80 MCADAM D., TARROW S. & TILLY C., « Pour une cartographie de la politique contestataire », Politix, Vol. 11,

n°41, 1998, p. 7-32. 81 Un champ « doit être pensé comme un ensemble de rapports de force entre des agents engagés dans ces activités et

s’efforçant d’acquérir les biens qu’elles procurent »81. On doit donc envisager chaque champ comme « structuré par les

luttes qui opposent des unités, en compétition pour des enjeux et des biens rares, et susceptibles d’engager dans cette

compétition des ressources particulières »81. Bourdieu : le champ politique est « à la fois comme champ de forces et

comme champ de luttes visant à transformer le rapport de forces qui confère à ce champ sa structure à un moment

donné », BOURDIEU P., « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », Actes de la

recherche en sciences sociales, n°36-37, 1981, p. 3.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 32

attentive »82

. On peut donc le considérer comme « un vaste ensemble de groupes de

référence, auquel est prêtée une réalité objective et dans lequel se transmettent quelques

valeurs et croyances communes et quelques attitudes fondamentales »83

. Dans le cas turc

des années 1970, on peut donc considérer que le système d’action de la gauche, faiblement

structuré et pluriel, est en compétition avec le système d’action de l’extrême droite dans le

contrôle et l’accumulation des ressources. Celles-ci n’ont un sens que relationnellement (ce

que l’on a en plus par rapport aux autres) et relativement (n’est ressource qu’en fonction de

la hiérarchie des qualités et des positions que reconnait un groupe).

2.1.1. L’organisation centralisée de la droite radicale

L’extrême droite est intégralement organisée depuis 1969 par le Milli Hareket Partisi

(Parti de l’action nationaliste) avec une idéologie « néo-fasciste »84

et dirigée par le colonel

Türkeş, ancien putschiste mis sur la touche après 1960. Le MHP recrute la majeure partie

de ses militants, les Loups Gris (Bozkurtlar) ou encore « idéalistes » (Ülkücü), « dans la

jeunesse déracinée et désœuvrée »85

. Il développe une stratégie86

de la tension en recourant

à la violence avec la complicité d’une partie des forces de sécurité afin de légitimer la

répression massive de la gauche. Il progresse également dans les suffrages exprimés en sa

faveur sur la période et parvient à participer à deux coalitions de gouvernement appelées

« Front nationaliste ». Grâce à cette position, il met alors en place une stratégie de

noyautage de l’Etat et d’accaparement des ressources politiques87

. Ce moyen d’accès aux

ressources et les capacités organisationnelles du parti créent une forte dissymétrie des

ressources entre extrême droite et gauche contrairement à ce qui est parfois fantasmé à

l’époque et décrit comme une situation prérévolutionnaire. La violence devient également

un mode d’accumulation de ressources politiques et économiques et son usage n’est pas

l’arme du faible ou du marginal. Ce ne sont pas les idéologies radicales mais les positions

82 LAGROYE, J., FRANÇOIS B. & SAWICKI F., Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po et Dalloz, 2006,

p. 273. 83 Ibid., p. 279. 84 AHMAD.F, op. cit., 1993, p. 165. 85 VANER S., « Système partisan, clivages politiques et classes sociales en Turquie (1960-1981) questions de méthode

et esquisse d'analyse », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n°1, 1985. 86 « Par le terme de stratégies on désigne ici des séries d’actions enchainées qui répondent aux actions des partenaires

et tendent à faire valoir des objectifs plus ou moins explicites », LAGROYE, J., FRANÇOIS B. & SAWICKI F., op.

cit., 2006, p. 207.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 33

acquises au sein de l’Etat qui permettent l’emploi de la violence comme mode

d’accumulation des ressources. Des dizaines d’étudiants, sept professeurs, des journalistes,

des syndicalistes (dont Türkler, ancien président de DISK), d’anciens politiciens seront

ainsi abattus par les idéalistes. Ils perpètrent des pogroms dans certaines villes contre les

populations soupçonnées de soutenir les groupes de gauche, et notamment les alévis88

. On

peut ainsi considérer l’extrême droite comme un « contre-mouvement », car cela permet,

non pas d’attribuer une légitimité à la gauche qui se contenterait de se défendre, mais

plutôt d’étudier les interactions continues et les effets d’interdépendance entre les deux

mouvements89

. La radicalisation de la gauche est en effet d’autant plus forte que la

répression et la contre-mobilisation se conjuguent90

.

2.1.2. La diversité au sein du système d’action de la gauche turque

La gauche, qui trouve ses antécédents intellectuels dans le kémalisme, est divisée entre

plusieurs courants : prosoviétique, prochinois, pro-albanais et indépendant. Elle vit, depuis

le coup d’Etat de 1971, dans une sorte de syndrome de Jakarta. Ce syndrome aboutit à une

reproduction à l’infini de groupuscules politiques et à un aveuglement total. Le système

d’action de la gauche regroupe alors les partis politiques légaux, les syndicats, les

organisations étudiantes légales et illégales et les organisations armées. Landau la gauche

radicale définit comme regroupant les organisations « à la gauche du CHP »91

. Nous

proposons pour notre part d’inclure ce parti dans le système d’action de la gauche pour

trois raisons. Tout d’abord, parce que le parti revendique à partir de la présidence d’Ecevit

en 1977 un virage au « centre gauche » qui enracine sa doctrine au sein de la gauche en

tentant de remplir l’espace laissé par la quasi disparition du TIP après 1971. Il cherche

également à politiser la toute nouvelle classe ouvrière en revendiquant l’anti-impérialisme

87 Nous renvoyons, pour l’étude de ce parti sur la période, aux travaux de Gourisse, GOURISSE, B., op. cit., 2010 &

GOURISSE B., « Variation des ressources collectives et organisation des activités de violence au sein du Mouvement

nationaliste en Turquie (1975-1980) », Cultures & Conflits, n 81-82, 2011, p.81-100. 88 Ainsi, pendant une semaine en décembre 1978, les militants MHP attaquent les alévis de la ville de Kahramanmaras

dans le Sud-est du pays sans que les autorités interviennent. Le bilan s’élève à plus de 100 morts. 89 Nous résumons par commodité l’affrontement sur la période à un affrontement gauche/droite. Il nous faut néanmoins

mentionner que certains mouvements islamistes armés éclosent en Turquie à cette période et interviennen t

sporadiquement en fonction des situations locales et de leurs moyens d’action, voir à ce sujet DORRONSORO G., La

nébuleuse Hizbullah, Les dossiers de l’IFEA, n°17, 2004 & OLSON W. R., "Al -Fatah in Turkey: Its Influence in the

March 12 Coup," Middle Eastern Studies, n°9, 1973, p. 197-205. 90 SOMMIER I., op.cit., 2008, p. 64. 91 LANDAU J-M., « Images of the Turkish Left », Problems of Communism, Vol. 32, n°5, 1983, p. 74.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 34

et l’antifascisme. De plus, beaucoup de militants de la gauche votent pour le CHP au cours

de la décennie. Enfin, les organisations révolutionnaires implantées dans certaines villes et

quartiers négocieront avec le CHP le partage des activités et des ressources politiques, ce

qui montre que celui-ci, malgré ses hésitations entre répression et conciliation, peut être

inclus dans le système d’action de la gauche dont il est un des piliers. La rupture observée

en 1978 n’est le plus souvent que rhétorique car la gauche radicale est prise dans une

contradiction entre son opposition au CHP jugé contre-révolutionnaire par la politique qu’il

mène lorsqu’il est au pouvoir et le besoin de son appui pour parvenir à s’implanter

localement. Néanmoins, par cette occupation de la scène politique à gauche, le CHP va

diminuer l’espace disponible pour la gauche radicale et fragiliser ses tentatives de

monopole des biens symboliques contribuant ainsi diminuer ses ressources. Le champ

politique à partir de 197492

est composé d’une myriade de partis politiques de gauche

électoralement inexistants qui ont très peu de militants. Ces partis ont comme origine des

liens tissés dans les universités au cours des années 1960 et le recrutement par

connaissances interpersonnelles. Ils sont souvent liés à la garde rapprochée d’un ancien

leader du TIP revendiquant pour lui seul l’héritage de ce dernier.

Les syndicats93

revendiquent à l’époque entre 1 et 1,3 million d’adhérents pour Türk-İş et

entre 300 000 et 400 000 pour la DISK. Elle se rapproche du CHP dans les années 70

quand celui-ci effectue son repositionnement au centre-gauche et le soutient pour les

élections de 1977. Elle est aussi en concurrence avec le syndicat de la droite radicale, la

Milliyetçi İşçi Sendikaları Konfederasyonu (MISK - Confédération des syndicats des

travailleurs nationalistes) et le syndicat islamiste Hak-Is (Droit-Travail). L’extrême

politisation de la société à l’époque et notamment de l’appareil d’Etat conduit à une

politisation des activités professionnelles comme l’a montré Gourisse à propos de

92 On peut ainsi citer le Türkiye Sosyalist İşçi Partisi (Parti des travailleurs socialistes de Turquie) avec ses revues İlke

(Principe) et Kitle (Masse) fondé en 1974 par d’anciens MDDistes ; victime de ses divisions internes en 1978 avec une

scission de jeunes opposants au légalisme du parti qui fondent le Türkiye Komünist Partisi/Birlik (Parti communiste de

Turquie/Union). Le Vatan Partisi (Parti de la Patrie) est fondé en 1975 comme une tentative de refaire émerger un parti

des années 1950. Le Türkiye Emekçi Partisi (Parti travailleur de Turquie) et sa revue Emekçi (Travailleur) sous la

direction de l’ancien leader du TIP Behice Boran voit le jour la même année. Le TIP lui -même renait en 1975 avec sa

revue Yürüyüs (La marche). On compte également le Sosyalist Devrim Partisi (Parti de la révolution socialiste) avec

l’ancien leader Mehmet Ali Aybar. Le TIIKP de Perinçek réapparait en 1978 en devenant légal sous le nom de Türkiye

İşçi Köylü Partisi (Parti ouvrier et paysan de Turquie) avec sa revue Halkın Sesi (La voix du peuple) qui redevient

Aydınlık (Clarté) ensuite. Le TKP subsiste en exil à Berlin-Est et quelque peu en Turquie via sa branche illégale de

jeunesse et sa revue Ürüm (Production) 93 Pour un panorama du syndicalisme en Turquie sur la période voir : MELLO B., « Communists and Compromisers:

Explaining Divergences within Turkish Labor Activism, 1960-1980 », European Journal of Turkish Studies, n°11,

2010.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 35

l’enseignement supérieur et de la police avec les syndicats Pol-Bir de droite et Pol-Der de

gauche. Cette situation a eu des effets non négligeables sur la répress ion des mobilisations

sur la période car en fonction de l’orientation des forces de l’ordre la sanction était

clémente ou féroce. A côté des syndicats existent de nombreuses chambres professionnelles

extrêmement politisées dont la plus célèbre est sans doute celle la Türk Mühendis ve Mimar

Odaları Birliği (TMMOB - Confédération des ingénieurs et architectes de Turquie) qui

participe activement aux activités des différentes organisations du système d’action de la

gauche avec une idéologie que Göle qualifie de « nationaliste révolutionnaire »94

. Une

caractéristique importante de la gauche turque à cette période est en effet son caractère

nationaliste adossé à un fort sentiment anti-impérialiste95

. Le syndicalisme étudiant qui

apparait dans les années 1960 avec la Fédération nationale des étudiants turcs (TMTF)

proche du TIP96

et l’Union nationale des étudiants turcs (MTTB) financées par l’Etat et

censées être statutairement neutres politiquement, est supplanté dans les années 1970 par le

développement des groupes politiques dans les établissements scolaires.

Toutes ces organisations, auxquelles il faut ajouter les groupes d’origine étudiante que

nous verrons plus en détail par la suite, coopèrent bon an mal an dans le mouvement social

qui anime la Turquie depuis les années 1960. On peut définir le mouvement social d’après

Tilly et Tarrow97

comme la « campagne durable de revendications qui fait usage de

représentations répétées (manifestations, associations, déclarations, pétitions…) pour se

faire connaitre du plus large public et qui prend appui sur des organisations, des réseaux98

,

des traditions et des solidarités ». La coopération entre les organisations se manifeste par

l’expression ostentatoire de l’unité de la masse avec des signes de reconnaissance et des

slogans lors de mobilisations multisectorielles ponctuelles et exceptionnelles comme le 1er

mai ou lors des grandes grèves à Izmir en 1980 où les étudiants apportent leur soutien aux

ouvriers mobilisés. On voit bien ici que le conflit mortel entre organisations de gauche et

droite souvent mis en avant cohabite avec des mouvements sociaux. Ces deux éléments ne

sont que les deux faces d’une même situation car ils ne sont nullement exclusifs et

94 GÖLE N., « Modernité et société civile : l’action et l’idéologie des ingénieurs », in GÖKALP A. (dir.), La Turquie

en transition. Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose, 1986, p. 199-217. 95 BOZARSLAN H., « L’anti-américanisme en Turquie », Le Banquet, n°21, 2004/2, p. 5.. 96 ROOS L. L. JR., ROOS N. P. & GARY R. “Students and Politics in Turkey”, Daedalus, Vol. 97, n°1, 1968), p. 192. 97 TILLY C. & TARROW S., op. cit., 2008, p. 27 98 Nous reprenons ici la notion de réseau telle qu’énoncée par Sawicki : « manifestation de relations historiquement

consolidées entre des groupes et des organisations », SAWICKI F., Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un

milieu partisan, Collection Sociohistoires, Paris, Belin, 2000.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 36

s’interpénètrent même. Il existe par ailleurs des transactions plus ou moins feutrées entre

partis politiques, syndicats et groupes au sein du système d’action de la gauche, notamment

lors des élections pour s’assurer des soutiens, ou dans les zones où les relations avec

l’extrême droite sont particulièrement tendues. Malgré des coopérations ponctuelles et

parfois imposées par les circonstances, on constate que le système d’action de la gauche est

alors fortement concurrentiel et scissipare. Les organisations qui le composent ne sont pas

fixes et homogènes mais au contraire relativement fluides comme en témoignent les

multiples scissions qui la travaillent en permanence. Si « l’activation des frontières »99

entre les systèmes d’action de gauche et de droite est fermement établie et maintenue, il

n’en va pas de même en ce qui concerne les fractures internes100

au système d’action. Les

groupes se constituent, s’affrontent, se scindent et disparaissent très rapidement, les

militants passant facilement de l’un à l’autre.

On peut en déduire que les obédiences idéologiques internes au système d’action et

propres à chacun des groupes ne doivent pas être prises trop au sérieux. D’une part, elles

sont souvent confuses, brassant de façon plus ou moins structurée, maitrisée et cohérente

une certaine vulgate de l’époque faite de maoïsme, guévarisme, tiers-mondisme, qui se

greffe, le cas échéant, sur des traditions révolutionnaires plus anciennes. Ce vernis

idéologiques masque les dynamiques des groupes dont les ressorts sont tout autres,

notamment affectifs et géographiques. Elles ne viennent alors que rationnaliser sous une

grammaire idéologique valorisée à l’époque, cette part d’affectif et de casuel qui font la

chair des mouvements sociaux, et masquer des rivalités mues par des logiques de

distinction et d’affirmation de son groupe et de soi . Elles découlent aussi de l’état des

forces militantes des organisations ainsi que de leurs origines. Il faut d’emblée noter que le

marxisme dans les années 1970 imprègne davantage les étudiants, les enseignants, les

ingénieurs et les intellectuels que les ouvriers ce qui fait que l’extrême gauche est sans

véritable base populaire véritable. Enfin, les stratégies et orientations idéologiques ne sont

pas données une fois pour toutes mais évoluent au cours de la mobilisation, de l’existence

du groupe et des échanges avec les groupes, les autorités et en fonction du contexte

international101

.

99 GOURISSE B., op. cit., p. 128. 100 HAEGEL F., « Le pluralisme à l’UMP. Structuration idéologique et compétition interne », in HAEGEL F. (dir),

Partis politiques et système partisan en France, Coll. Références, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 219-254. 101 SOMMIER I., op.cit., 2008, pp. 95-96.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 37

2.2. Les groupes d’origine étudiante (GOE)

Faire de l’extrême gauche un objet d’étude légitime suppose d’adopter une démarche

réinscrivant celle-ci dans le monde politique et, plus largement, dans le monde social.

Gottraux parle ainsi de « champ politique radical »102

pour la situer. Ces groupes peuvent

être qualifiés de révolutionnaires car « remettre en cause l’ordre politique ce n’est pas

seulement vouloir en modifier certaines règles ou en transformer quelques pratiques, c’est

rejeter les croyances qui en assurent la persistance »103

. Mais la circonscription des

organisations qui sont au cœur de notre étude est plus complexe au regard de leur

fonctionnement et des moyens dont elles disposent, à cheval entre militantisme étudiant et

actions illégales. Dev-Genç est une formation « hybride » qui est à la fois « un mouvement

étudiant et une association révolutionnaire »104

. Ces groupes répondent en partie aux

critères des organisations partisanes classiques en affirmant des ressources identitaires

(nom, sigle…), des ressources organisationnelles (structure, militants), des réseaux

collectifs et consolidés et la désignation d’un ennemi105

. Mais elles n’en revendiquent pas

les buts. Elles ne peuvent pas non plus être considérées, ainsi que la plupart des groupes

terroristes et des sectes, comme des « institutions totales » au sens de Goffman, c'est-à-dire

comme des institutions qui régissent l’ensemble de la vie de leurs membres106

. Elles n’ont

bien souvent pas les moyens de fonctionner comme tel malgré leur intention affichée et ce sont

des organisations massives au contraire des groupes terroristes, beaucoup plus restreints. Elles

n’en ont pas moins un certain contrôle sur leurs membres et fournissent un cadre socialisateur

intégré pour les militants. Les groupes de gauche sont, dans les années 1970, très nombreux,

très divers en termes de nombre de militants, de répartition géographique et de capacité

d’action. Ainsi, Dev-Yol aurait compté près de 40 000 membres et Kurtuluş, 10 000107

répartis sur l’ensemble du territoire. On estime entre 4000 et 7000 le nombre de membres

de Dev-Sol après sa fondation en 1978 par Ibrahim Karataş, principalement à Istanbul et à

102 GOTTRAUX P., « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après -

guerre, Paris, Payot, 1997, p. 12. 103 LAGROYE, J., FRANÇOIS B. & SAWICKI F., op. cit., 2006, p. 220. 104 SAMIM A. loc. cit., 1981, p. 71. 105 OFFERLE M., JUHEM P. & FRETEL J., « L’entreprise partisane », in COHEN A., LACROIX B. & RIUTORT P.

(dirs.), op. cit, 2009, p. 456. 106 On peut définir une institution totale comme « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans

la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les

modalités sont explicitement et minutieusement réglées. », GOFFMAN E., Asiles ; Etudes sur la condition sociale des malades

mentaux et autres reclus, Paris, Editions de Minuit , 1968, p. 41.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 38

Izmir108

. Il s’agit là des organisations les plus importantes évoluant à l’échelle nationale,

les associations plus locales sont difficiles à estimer mais certaines ne comptent que

quelques dizaines d’individus. Il est impossible d’évaluer le nombre d’associations

illégales et clandestines dans chaque ville ni le nombre de leurs militants du fait de l’aspect

éphémère de leur existence et l’absence de tenue de registres pour limiter les risques de

répression mais également dans le but de pouvoir grossir les chiffres. Ceux-ci sont donc à

manier avec précaution et ne donnent qu’une indication de l’ampleur du phénomène. Le

concept « d’organisation radicale » proposé par Fillieule peut s’appliquer ici puisqu’il

s’agit d’une « organisation prête à agir hors du cadre légal et en ayant recours à la violence,

parce qu’elle juge que les moyens légaux sont inopérants ou parce la répression ne lui laisse

d’autre choix que la violence ou la dissolution du groupe »109

. Mais, pour coller davantage à

leur origine étudiante, nous reprendrons le terme adopté par Gourisse qui parle des

« groupes d’origine étudiante » (GOE) pour caractériser l’origine de ces groupes. Cette

définition a l’avantage de permettre de penser la diversification du recrutement qui apparait

dans les années 1970. Il s’agit « d’organisations sans statut légal naissant dans les

universités et élargissant leurs sites d’implantation et de mobilisation »110

. Les GOE sont

donc à la frontière entre « champ politique » et « champ militant »111

en Turquie. Certaines

ont en effet un statut ambigu dans la mesure où elles présentent des candidats aux élections

étudiantes et parfois aux élections locales, comme à Fatsa en 1979112

, tout en ayant des

activités illégales.

A la suite du coup d’Etat de 1971, les organisations existant dans les années 1960

disparaissent puis réapparaissent discrètement et progressivement à partir de 1973 lors du

retour des civils au pouvoir, avant de se multiplier à partir de l’amnistie en 1974 des

militants de gauche emprisonnés sous le régime militaire. En effet, les meneurs des

mouvements de jeunesse libérés en 1974 sont des individus ayant opéré une rupture avec le TIP

107 SAMIM A. loc. cit., 1981, p. 60. 108 BILLION D. « Turquie », in BALECIE J-M. & DE LA GRANGE A. (dirs), Mondes rebelles. Guérillas, milices,

groupes terroristes, Michalon, 2001, p. 1307. 109 FILLIEULE O., “Disengagement Process from Radical Organizations. What is so Different when it Comes to

Exclusive Groups?”, Political Science Working Paper Series, CRAPUL, n°50, 2011, p. 7. 110 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 168. 111 Le champ politique regroupe les activités liées à la politique institutionnelle incluant les partis politiques et le

champ militant regroupe les activités militantes hors de cet espace inst itutionnel, PECHU C., « Les générations

militantes à Droit au logement », Revue française de science politique, Vol. 51, n°2, 2001, pp. 73-104. 112 La commune de Fatsa, sur la côte de la Mer Noire a ainsi élu aux élections municipales de 1979, un maire portant

l’étiquette de Dev-Genç, Fikri Sönmez, avec l’aval du CHP qui détenait la municipalité avant lui. L’expérience

révolutionnaire n’a duré qu’un an. L’armée intervient en juillet 1980 pour expulser les militants de gauche de la ville.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 39

légal au cours des années 1960. Par leur stratégie d’entrisme à la FKF, ils ont enlevé

l’association de jeunesse au parti pour en faire une association au répertoire d’action extralégal

(Dev-Genç) qui a accouché de groupes armés à la veille du coup d’Etat. Leur prestige n’a de

valeur qu’auprès de la jeunesse universitaire ou lycéenne et leurs savoir-faire militants ne

correspondent plus aux besoins des nouveaux partis de gauche, bien décidés à ancrer leurs

actions dans la légalité et à pérenniser leurs activités politiques. En outre, les dirigeants des partis

légaux nouvellement créés, tous issus de l’ancien TIP ou de la mouvance Milli Demokratik

Devrim (Révolution Démocratique Nationale - MDD) se méfient de la jeunesse universitaire qui,

par la radicalisation de son répertoire d’action, a provoqué la fermeture du TIP lors du coup

d’Etat du 12 mars 1971. Les GOE vont alors se fragmenter dans une lutte pour la monopolisation

de l’héritage des martyrs de la génération précédente et reprendre les répertoires d’actions

violents des groupes « fondateurs » pour lutter contre les agissements des militants du MHP ou

de ses organisations satellites113

. Ces divisions qui limitent leurs capacités tactiques

contribuent à la multiplication des groupes locaux très autonomes parfois rattachés

idéologiquement ou liés par la participation aux campagnes nationales à un grand

mouvement. La coordination des GOE est le plus souvent ponctuelle et localisée, souvent

en réponse à une attaque de militants MHP.

En novembre 1973 à Istanbul se crée l’İstanbul Yüksek Öğrenim Kültür Derneği (IYÖKD

– Association culturelle de l’enseignement supérieur d’Istanbul) et sa revue İleri (Avant-

garde). Elle tient un congrès en 1974 et est alors composée en majorité d’anciens du

THKP-C. Elle est fermée en février 1975 pour activités clandestines suite à une descente de

police mais elle est immédiatement reformée sous le nom d’Istanbul Yüksek Öğrenim

Derneği (IYÖD – Association de l’enseignement supérieur d’Istanbul). Parallèlement, à

Ankara se crée l’Ankara Demokratik Yüksek Öğrenim Derneği (Association de

l’enseignement supérieur démocratique d’Ankara) fermée en décembre 1974 suite à une

vague d’agression perpétrée contre des militants d’extrême droite. Elle renait en avril 1975

sous le nom d’Ankara Yüksek Öğrenim Derneği (AYÖD – Association de l’enseignement

supérieur d’Ankara). Dans d’autres villes, notamment à Izmir, les anciens membres de

Dev-Genç créent des associations semblables qui publient d’abord une revue commune,

Devrimci Gençlik à partir de décembre 1975, puis fusionnent en 1976 en créant la Devrimci

113 GOURISSE B., « L’institution universitaire : un lieu privilégié de politisation dans la Turquie des années 1970 »,

Communication au IXème Congrès de l'AFSP à Toulouse, 06/09/2007, p. 5.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 40

Gençlik Dernekleri Federasyonu (DGDF – Fédération des associations de la jeunesse

révolutionnaire). Ils publient à partir de mai 1977 une nouvelle revue intitulée Devrimci

Yol (Voie révolutionnaire) et se rebaptisent alors par l’abréviation Dev-Yol114

. La section

stambouliote de Dev-Yol s’émancipe de la fédération à l’été 1978 pour devenir Dev-Sol

(Gauche révolutionnaire). Ce groupe d’associations est de loin le plus important de la

décennie avec plusieurs milliers d’adhérents fonctionnant de manière très décentralisée et

faiblement coordonnée. Les ex pro-TKP-LM/TIKKO créent la Devrimci Gençlik Derneği

(DGD - Association de la jeunesse révolutionnaire). D’anciens du THKP-C davantage

focalisés sur la lutte armée dans les régions rurales et séparés de leurs ex-camarades

désormais regroupés au sein de Dev-Yol, créent Halkın Yolu (La voie du peuple) en 1974 et

publient la revue Militan Gençlik (Jeunesse militante) qui devient Halkın Yolu en 1975. A

partir du début de 1976, le groupe Halkın Kurtuluşu (Libération du peuple) et sa revue

éponyme revendique l’héritage du THKO et évolue petit à petit vers les thèses albanaise s

d’Enver Hoca. Enfin, un groupe d’anciens du THKP-C créé en 1976 le groupe Kurtuluş

(Libération). A la fin des années 1970 on peut ainsi répertorier une trentaine

d’organisations, la plupart locales, dans tout le pays, allant d’une dizaine d’individus à

plusieurs milliers. D’abord centrés sur les universités, ces groupes ont petit à petit élargi

leur cercle de recrutement par leur présence dans les quartiers populaires et via leur

participation aux manifestations ouvrières et syndicales. Cela leur a permis de recruter des

membres non étudiants et souvent multipositionnés au sein du système d’action de la

gauche turque115

. Chacun de ces groupes va développer ses activités de recrutement dans

les lycées en créant des branches dans l’enseignement secondaire. On peut citer la Liseli

Devrimci Gençlik (Jeunesse révolutionnaire lycéenne, émanation de Dev-Yol), Dev Lis

(émanation de Kurtuluş), la Ankara Orta Öğrenim Derneği (AAOD – Association de

l’enseignement secondaire d’Ankara d’Halkın Kurtuluş). Cette présence des groupes

révolutionnaires dans les lycées est facilitée par la publicité des évènements de la fin des

années 1960 et le prestige des anciens leaders.

En ce qui concerne les groupes clandestins armés on peut citer Devrimci Savaş (Guerre

révolutionnaire), Eylem Birliği (Union de l’action), les Acilciler (les Pressés), la Marksist

114 Voir le schéma récapitulatif en annexe 2. 115 Individus que l’on pourrait assimiler aux « courtiers » (brokers) chez Tarrow qui mettent en relation des espaces

sociaux et des groupes séparés et facilitent ainsi la multisectorialisation de la mobilisation, TARROW S., Democracy

and Disorder: Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Oxford University Press, 1989.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 41

Leninist Silahlı Propaganda Birliği (MLSPB - Union marxiste léniniste pour la propagande

armée) scindée en 1976 entre la Cephe Yolu (Voie du front) et les Savaşcılar (Guerriers)

qui revendiquent l’héritage des « martyrs » de 1971 et la voie légitime de la lutte armée

pour effectuer la révolution et lutter contre le fascisme. Ces groupes, très localisés, se

composent de quelques individus (jusqu’à 25 environ) et combattent soit dans les guérillas

rurales (au Sud-est notamment dans le Hatay et au Nord Est près d’Artvin et Kars

notamment) soit en ville (Istanbul et Ankara) où ils sont des émanations des GOE. Certains

de leurs membres ont quitté la Turquie après 1971 et se sont formés dans des camps

palestiniens au Liban entre 1971 et 1975 et ont formés avec la veuve de Mahir Çayan,

Gülten Çayan, la X Örgütü (Organisation X), destinée à former les militants au combat et à

les renvoyer en Turquie pour organiser la lutte armée. Une fois revenus en Turquie, ils sont

retournés dans leurs régions d’origine et se sont éloignés de l’organisation de départ en

menant leurs propres activités et en se divisant à nouveau. La structuration des GOE est

donc complexe et mouvante et s’avère difficile à saisir.

Au terme de ce chapitre qui visait à dresser le cadre contextuel et organisationnel dans

lequel les acteurs vont embrasser une carrière militante, on voit que la situation de forte

polarisation politique en Turquie au cours des années 1970 répond à des stratégies

d’acteurs dans une situation de crise qui débouche sur l’usage de la violence politique

cohabitant avec un certain nombre d’autres moyens d’action. Nous récusons donc

l’hypothèse du chaos et de l’exceptionnalité au profit de « l’hypothèse de continuité »

formulée par Dobry. De fait, on voit se dessiner deux systèmes d’action clairement en

opposition dans la continuité des oppositions nées dans les années 1960. Celui de la gauche

est foisonnant, hétéroclite et scissipare mais il est possible de différencier les organisations

entre elles. Il nous faut maintenant voir comment les carrières militantes au sein des GOE

vont émerger et se construire en interaction avec ce contexte tout en restant vigilant face à

« l’illusion héroïque »116

des périodes de crise d’une part et à « l’illusion

motivationnelle »117

d’autre part. En d’autres termes, il s’agit pour les chapitres à venir de

prendre en compte les dynamiques de radicalisation « qui trouve[nt] [leur] impulsion et [leur]

116 DOBRY M., op. cit., 2009 [1986], p. 75.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 42

trajectoire dans la confrontation de différents acteurs et groupes politiques et qui doi[vent]

nombre de [leurs] spécificités aux configurations conjoncturelles successives dans lesquelles

elle[s] s’inscri[vent] ». »118

117 L’illusion motivationnelle consiste en la croyance qu’il est possible de démêler précisément et clairement les

motivations des acteurs à agir, TILLY C. & TARROW S., op. cit., 2008, p. 231. 118 Ibid., p. 172.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 43

Chapitre 2 : Socialisation et politisation des

militants des groupes d’origine étudiante de la

gauche radicale

« La jeunesse est la propriétaire et la gardienne

de la révolution », Mustafa Kemal Atatürk119

L’engagement des individus dans des groupes révolutionnaires a parfois été expliqué par

des variables monocausales et simplistes, qui font référence à la frustration, à une violence

irraisonnée, à un conflit de générations, à une peur du déclassement ou une adhésion

idéologique totale. Pourtant, au regard du chapitre précédent, il semble que l’engagement

dans les groupes d’extrême gauche prend racine dans un contexte particulier de crise

multisectorielle propice à la radicalisation.

La volonté d’analyser les carrières et la formation de l’identité des acteurs engagés dans

le militantisme radical amène d’emblée à un questionnement sur leur socialisation. Il

s’agira dans ce chapitre d’explorer ses dimensions chez les acteurs étudiés en allant de leur

socialisation primaire à leur politisation puis à leur radicalisation et à leur entrée dans le

militantisme en montrant qu’il n’existe aucun déterminisme dans les parcours des individus

concernés. Il va de soi que le découpage effectué ici ne se trouve pas aussi clairement

observable empiriquement et que les différentes étapes mises en évidence se recoupent en

réalité très largement. Ce découpage est ici effectué pour clarifier la démonstration. Nous

faisons ainsi l’hypothèse que la socialisation primaire ne joue pas le rôle central dans la

politisation des membres des organisations de l’extrême gauche turque des années 1970

mais que les prédispositions acquises au cours de celle-ci entreront en synergie avec les

disponibilités à l’engagement dans un contexte scolaire et social fortement polarisé

facilitant ainsi l’engagement. La première partie de ce chapitre tendra à exp liciter les

caractéristiques et les contextes de socialisation des acteurs et la seconde à explorer les

dynamiques de politisation et d’engagement des individus au sein du système universitaire

turc des années 1970.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 44

1. La socialisation des acteurs : perspective théorique et pistes d’analyse

Nous explorerons dans un premier temps la socialisation des futurs militants d’extrême

gauche afin de mieux comprendre leurs parcours biographiques et ainsi permettre de

contextualiser l’entrée dans la carrière au sein de la gauche radicale.

1.1. Perspective théorique

Les études concernant la socialisation politique ont connu un regain ces dernières années

et ont ainsi considérablement affiné l’approche de la formation politique de la jeunesse.

Dans le cas des militants révolutionnaires turcs, et dans la perspective de questionner leur

parcours à l’aide du concept de carrière, il parait indispensable de se pencher sur les divers

acteurs étant entrés en jeu au cours de leur socialisation.

Berger et Luckman, en distinguant socialisation primaire et socialisation secondaire dans

une perspective constructiviste, ont ainsi contribué à enrichir ce concept. Ils la définissent

comme « l’installation consciente et complète d’un individu à l’intérieur du monde objectif

d’une société ou d’un secteur de celle-ci. La socialisation primaire est la première

socialisation que l’individu subit dans son enfance, et par laquelle il devient un membre de

la société. La socialisation secondaire est tout processus postérieur qui permet d’incorporer

un individu déjà socialisé dans de nouveaux secteurs du monde objectif de la société »120

.

Cette définition a une forte utilité pratique dans la description des parcours individuels et

nous y aurons recours. Au-delà de l’intérêt théorique que représente cette distinction il ne

faut pas trop rigidifier les différences entre ces deux socialisations. De fait, il ne faut pas

voir la socialisation primaire comme homogène ni exclusivement familiale. Nous tenons

ici, comme l’a fait Bernard Lahire, à souligner le caractère pluriel de la socialisation121

. Par

commodité de présentation nous utiliserons, comme Berger et Luckman, la distinction entre

socialisation primaire et secondaire, mais nous les concevons consécutivement comme

119 Cité in ROOS L. L. JR., ROOS N. P. & GARY R., op. cit., 1968, p. 198. 120 BERGER P. & LUCKMAN T., La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2003, p. 225. 121 LAHIRE B., L’homme pluriel, Paris, Pluriel, 2001.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 45

constituant « l’ensemble des processus d’expérimentation du monde »122

selon le mot de

Gaxie.

Dubar a, pour sa part, davantage insisté d’une part sur la pluralité des mondes sociaux

dans lesquels est inscrit l’individu et d’autre part sur la dimension temporelle de la

socialisation en la définissant comme un « processus biographique d’incorporation des

dispositions sociales issues non seulement de la famille et de la classe d’origine, mais de

l’ensemble des systèmes d’action traversés par l’individu au cours de son existence. Elle

implique certes une causalité historique de l’avant sur le présent, de l’histoire vécue sur les

pratiques actuelles, mais cette causalité est probabiliste : elle exclut toute détermination

mécanique »123

. De fait, il nous semble pertinent de parler de « socialisation continue »124

comme le reste du développement l’illustrera.

La socialisation politique ne peut donc être conçue hors du contexte dans lequel elle s’opère et

il faut veiller à exclure tout déterminisme et tout fixisme dans son analyse. Nous la concevons

comme contextuellement et historiquement située. La socialisation, et par conséquent la

socialisation politique, est un phénomène complexe, mouvant, impliquant un grand nombre

d’expériences et d’acteurs qui concourent à la construction de la vision du monde et des

pratiques de l’individu. Ce chapitre tentera de circonscrire le cadre type de la socialisation vécue

par les militants des GOE de l’extrême gauche turque des années 1970. Il nous permettra ainsi

d’évaluer les différences et les ressemblances au sein de la population étudiée mais également

avec la population de la cohorte précédente, la « génération 68 ».

1.2. La socialisation primaire : origine sociale et acquisition de repères politiques

1.2.1. Caractéristiques sociales et socialisation des acteurs

La population militante des GOE de la gauche radicale dans les années 1970 est une

population très jeune, bien plus jeune que dans les organisations de gauche dans les pays

d’Europe Occidentale à la même période125

. La plupart sont nés dans les années 1950.

122 GAXIE D., « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science

politique, 2002/2 Vol. 52, p. 149. 123 DUBAR C., La socialisation, Paris, Armand Colin, 2004 [1991], p. 77. 124 DARMON M., La socialisation, Coll. 128, Paris, Armand Colin, 2e édition, 2011, p. 112. 125 Les membres des organisations comme la RAF (Fraction Armée Rouge) en Allemagne ou les Brigades Rouges en

Italie sont, pour la majorité d’entre eux, proches de la trentaine.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 46

Ainsi, les 16-25 ans représentent 57% et les 25-35 ans 28% des membres. Les militants

plus âgés sont peu nombreux ; les 35-45 ans ne représentent que 11% du total et les plus de

45 ans ne sont que 4%126

en 1980127

. L’action violente se superpose donc aux autres rites de

passage et domine l’adolescence et les premières années de l’âge adulte. Les jeunes sont

plus malléables et faciles à convaincre pour les organisations politiques de la gauche

radicale qui reposent sur une vulgate marxiste et sur un imaginaire guerrier vantant les

« martyrs » de 1971. Les militants les plus anciens, c'est-à-dire, ceux qui militaient avant le

coup d’Etat de 1971 jouiront ainsi d’un fort prestige auprès des plus jeunes128

.

Les enquêtes effectuées à la suite du coup d’Etat129

puis les travaux de recherche

ultérieurs montrent que les militants de la gauche radicale des années 1970 sont issus de

milieux populaires contrairement aux militants des années 1960 issus des classes moyennes

et supérieures. Entre 1977 et 1979, 36% ont un père ouvrier, 24% ont un père fonctionnaire

et 12% ont un père agriculteur. La grande majorité des militants arrêtés ont des revenus

faibles (89%), chiffre qu’il faut mettre en relation d’une part avec leur origine modeste et

d’autre part avec leur situation de jeunes lycéens et étudiants, de chômeurs ou d’ouvriers

qui fournit des revenus limités sinon absents. L’entrée de ces individus dépourvus de capital

social et économique dans des groupes radicaux peut en partie apparaitre comme une stratégie

d’accumulation de ressources par la radicalité. Cependant, si l’origine sociale, pour ne pas

dire la classe sociale, peut jouer pour les militants dans leur choix d’engagement et dans la

réception et l’appropriation des discours à destination des « exploités » et des

« prolétaires » tenus par les organisations révolutionnaires, il convient tout de même de

rester prudent et se garder de figer et de surestimer son potentiel explicatif130

.

La plupart sont d’origine provinciale et une bonne part d’extraction rurale, venus dans les

grandes villes de Turquie pour leurs études ou poussés par l’exode rural. Ainsi, 46,4% des

victimes sur la période sont nées dans un village ou dans un bourg et 29,6% dans une

capitale provinciale et 74,4% ont vécu dans une capitale provinciale dont 60% à Istanbul,

126 Tous les chiffres cités, hors mention particulière, sont extraits de GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 459 et suivantes. 127 Les statistiques des victimes d’affrontement entre gauche et droite ou avec les forces de l’ordre nous renseignent

également sur les profils des individus engagés : 81,5% ont moins de 25 ans, 5,4% ont plus de 30 ans, chiffres cités in

GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 470. 128 Bozarslan note en effet que « quel que soit leur « passé », à 30 ou 40 ans, les militants, déjà assis ou établis,

cherchent plutôt la position d’acteur « crédible », sachant jouer à la fois sur la violence, sur la manipulation des plus

jeunes, et sur les négociations avec le système politique établi », BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, p. 202. 129 MATBAACILIK F., State of Anarchy and Terror in Turkey, 1983, 83 p., BOZARSLAN H., loc. cit., 1999,

GOURISSE B., op. cit., 2010. 130 MICHELAT G. & SIMON M., Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 47

Ankara ou Izmir131

. Cette arrivée en ville récente, a généré une perte de repères pour les

étudiants esseulés, à peine sortis de l’adolescence et une marginalisation des populations

migrantes. Ces populations ont constitués des cibles de choix pour le recrutement des

organisations révolutionnaires qui ont investi les foyers dans lesquels les étudiants

anatoliens se sont installés sur les campus en occupant certaines périphéries des villes, les

gecekondus, participant ainsi à la politisation des populations migrantes.

La moitié des militants des organisations révolutionnaires sont des étudiants ou des

lycéens (48%) et un tiers de jeunes ouvriers en 1980. Le reste se composant de

fonctionnaires (8,8%) et d’enseignants (7%). Ainsi, si plus de la moitié étaient dans le

monde du travail, ils n’en fréquentaient pas moins l’université, cœur névralgique de ces

organisations. Le niveau d’étude, plus faible qu’avant le coup d’Etat de 1971, n’est pas

nécessairement celui que décrivent certaines sources anticommunistes de l’époque qui

parlent volontiers de bandes de jeunes déracinés et violents sans éducation. D’après les

statistiques de recherche, 36% avaient une éducation secondaire, 28% une éducation

élémentaire, les diplômés de l’université représentent 14% du total quand 22% sont

référencés comme « illettrés »132

.

1.2.2. Socialisation politique familiale et appréhension du politique

Ces premiers éléments descriptifs laissent à penser que l’or igine provinciale, sinon rurale

et modeste des militants a limité leur proximité, au cours de leur jeunesse, avec les théories

socialistes et communistes, officiellement interdites en Turquie. La politisation limitée de

leurs familles133

a rendu le choc d’autant plus grand à l’arrivée dans les grandes villes, et à

fortiori dans les lycées et universités très politisées. D’autres y ont trouvé la concrétisation

organisationnelle et discursive d’une pensée qu’ils ne parvenaient pas à formuler. Si

certains signalent avoir une famille proche du CHP ou de la gauche par tradition et ont

éventuellement un membre de leur famille membre d’un parti politique134

, il semble que la

plupart se soient trouvés confrontés au militantisme, et aux idées de la gauche radicale tout

131 Vaner souligne que 74,4% des militants de gauche arrêtés à Ankara après le coup d’Eta t venaient d’ailleurs que des

trois grandes villes du pays (Istanbul-Ankara-Izmir), chiffre cité in VANER S., loc. cit., 1984, p. 84. 132 MATBAACILIK F., op. cit., 1983, 83 p 133 PAGIS J., « Engagements soixante-huitards sous le regard croisé des statistiques et des récits de vie », Politix,

2011/1, n° 93, p. 93-114. 134 GOURISSE B., loc. cit., 2007.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 48

particulièrement, hors du cercle familial. Néanmoins, la plupart des militants ont

naturellement évolué et acquis leurs premiers repères politiques au sein de famille

majoritairement à gauche135

. On peut donc parler d’une radicalisation, d’une rupture avec

leur milieu d’origine, de ces militants au regard des opinions politiques familiales ;

radicalisation facilitée et perdurant par l’éloignement des jeunes de leur famille du fait de

leur études empêchant ou limitant le contrôle de cette dernière sur leur orientation

politique. Si le positionnement politique des acteurs ne semble pas figé lors de leur arrivée

sur les campus, il s’avère que leur rapport à la politique est souvent construit, avant toute

adhésion à la gauche radicale, sur une ferme opposition à ce qu’ils appellent le

« fascisme », c'est-à-dire à l’extrême droite et son principal parti le MHP. On voit donc ici

que la socialisation secondaire en ce qui concerne le rapport à la politique supplante la

socialisation primaire136

.

Enfin, un dernier aspect semble important dans la socialisation est la construction

identitaire des militants : il s’agit des clivages ethniques (turc/kurde) et religieux

(sunnite/alévi137

) renforcés à l’époque sous l’effet de la politisation des appartenances et

des attaques de l’extrême droite138

. La prégnance de ces clivages n’est pas généralisable à

l’ensemble du pays139

et comporte un aspect local et contextuel important. Certains

mentionnent que leur appartenance alévie a constitué un stigmate140

, une différence

négativement perçue, les associant d’une part à des « hérétiques » et d’autre part à des

« communistes ». Les liens en l’alévisme et la gauche sont importants en Turquie

notamment du fait de cette stigmatisation et de cette situation de minorité religieuse d’une

part et de l’orientation des discours de la gauche vers les minorités religieuses et nationales

du territoire turc d’autre part. Pour certains militants leur origine kurde a marqué leur

jeunesse en raison des récits faisant état de la domination subie et des révoltes passées

quoique récentes (Cheikh Saïd, 1925, Dersim 1938). D’autre part, l’étiquetage dont ils ont

pu faire l’objet et la violence symbolique, sinon physique, qui en a résulté a contribué à

135 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 367. 136 GAXIE D., loc. cit., p. 163. 137 L'alévisme est une branche hétérodoxe de l'islam regroupant près d’un tiers de la population turque, voir sur ce

thème MASSICARD E., L'autre Turquie : le mouvement aléviste et ses territoires , Coll. Proche Orient, Paris, PUF,

2005. 138 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999. 139 Les zones les plus concernées sont l’Est et le Sud-est comme les tragiques pogroms anti-alévis de Sivas (septembre

1978) et de Kahramanmaras (décembre 1978) l’illustreront. 140 Goffman parle d’« un désaccord particulier entre les identités sociales virtuelles et réelles. », in GOFFMAN E.,

Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Coll. Le Sens Commun, Paris, Minuit, 1975, p. 12

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 49

renforcer ces appartenances identitaires. Comme nous le verrons, ces éléments sont entrés

en résonnance lors de leur politisation au contact des organisations de la gauche radicale et

ont pu constituer des expériences et des ressentis susceptibles d’être reconstruits comme

éléments déterminants de l’engagement.

1.2.3. L’impact du contexte et des évènements politiques sur la socialisation

Enfin, il nous faut considérer le rôle du contexte et des évènements politiques dans la

socialisation des individus. Nous entendons par là considérer la façon dont les acteurs

donnent sens à l’environnement dans lequel ils évoluent et qui peut influer lui -même sur

leurs trajectoires de socialisation141

. Selon Collovald, il importe de différencier l’impact du

« contexte global », c'est-à-dire l’environnement dans lequel évolue l’acteur (école, ville

d’origine…), du « contexte spécifique » propre à sa situation particulière142

. Ce qui nous

permet d’insister plus que ne le fait Becker sur les influences multiples, sinon

contradictoires, reçues lors de la socialisation. En accord avec l’idée que la socialisation

revêt un caractère pluriel il nous faut tenir compte des autres vecteurs en dehors de la

famille143

. Nous en évoquerons trois principaux : le groupe de pairs, l’école et les médias.

La socialisation par le groupe de pairs144

, c'est-à-dire de l’impact des individus de la

même classe d’âge sur la socialisation parait primordiale. Nous verrons ainsi comment

l’engagement politique est facilité par les sociabilités145

des individus et comment il a

parfois totalement reconfiguré leurs réseaux de sociabilité, et ce, d’autant plus du fait que

l’engagement révolutionnaire est un engagement radical et total. Le groupe de pairs

constitué au cours de la jeunesse puis au cours de l’engagement constitue le réseau146

141 IHL O., « Socialisation et événements politiques », Revue française de science politique, 2/2002, Vol. 52, p. 125-

144. 142 PERCHERON A., « La socialisation politique: défense et illustration », in GRAWITZ M & LECA J. (dir.), Traité de science

politique, Paris, PUF, 1985, tome 3, p. 219, & JOIGNANT A., « La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux

théoriques et nouveaux agendas de recherche », Revue française de science politique, n°47 (5), 1997, p. 543. 143 Qui n’est elle-même pas une institution homogène : voir les travaux de Bernard Lahire, LAHIRE B., Tableaux de

famille : Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires , Coll. Points Essais, Paris, Le Seuil, 2012 et LAHIRE B.,

La culture des individus : Dissonances culturelles et distinction de soi , Coll. Recherches, Paris, La Découverte, 2004. 144 Il s’agit selon Darmon de la « socialisation horizontale exercée, les uns sur les autres, par des individus qui évoluent

au sein d’un groupe dont les membres partagent le même statut », in DARMON M., op. cit., 2011, p. 59. 145 Entendue comme « façon d’être ensemble ou d’aimer être ensemble », in YON K., « Modes de sociabilité et

entretien de l'habitus militant. Militer en bandes à l'AJS-OCI », Politix, 2005/2, n° 70, p. 141 146 Nous entendons ici par réseau les « rapports interindividuels fréquents et chargés d’affectivi té, à partir des

opportunités et des contraintes imposées par des contextes sociaux », in JOIGNANT A., loc.cit., 1997, p. 546.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 50

remodelé au fil des années par les évènements et les choix et fournit à l’individu un

« capital social »147

L’école puis l’université jouent un rôle socialisateur important quoique contradictoire

pour les militants qui vont, d’une part, apprendre les rôles d’écolier puis d’étudiant et le

corps de connaissances directement ou indirectement associé à ce rôle qui correspond aux

injonctions de l’institution148

. Les connaissances reçues lors de leur scolarité marquent les

militants et forgent en partie leur vision du monde. L’enseignement de l’historiographie

kémaliste149

va ainsi grandement influencer la vision de la gauche turque très nationaliste et

illustre « l’existence dès la préadolescence de systèmes idéologiques structurant l’ensemble

des représentations et des attitudes politiques150

» décrite par Percheron. Mais, d’autre part,

l’université, et dans une moindre mesure les lycées, sont depuis les années 1960 l’un des

principaux lieux de contestation sociale où se multiplient manifestations, occupations de

locaux et boycotts. C’est un lieu d’effervescence militante largement investi par les

organisations révolutionnaires. Ce sont des instances de socialisation d’autant plus

importantes que c’est dans leurs enceintes que s’effectuera très largement la politisation et

la radicalisation des acteurs. Les rôles de « d’étudiant » et de « révolutionnaire »

successivement puis simultanément endossés par les militants entreront en concurrence du

fait de l’impossibilité de concilier les injonctions édictées par les deux institutions. C’est ce

que Gottraux nomme la « tension constitutive de l’engagement »151

. Le premier rôle

prendra rapidement le dessus sur le second mais les militants ne manqueront pas de jouer

des deux statuts selon les situations, et notamment dans le contexte familial.

147 Le capital social est constitué de « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession

d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'interreconnaissance; ou, en

d'autres termes, à l'appartenance à un groupe, comme ensemble d'agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés

communes (susceptibles d'être perçues par l'observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des

liaisons permanentes et utiles. Ces liaisons sont irréductibles aux relations objectives de proximité dans l'espace

physique (géographique) ou même dans l'espace économique et social parce qu'elles sont fondées sur des échanges

inséparablement matériels et symboliques dont l'instauration et la perpétuation supposent la reconnaissance de cette

proximité. Le volume du capital social que possède un agent particulier dépend donc de l'étendue du réseau des liaisons

qu'il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par

chacun de ceux auxquels il est lié », in BOURDIEU P., « Le capital social », Actes de la recherche en sciences

sociales, Vol. 31, janvier 1980. p. 2. 148 BERGER P. & LUCKMAN T., op. cit., 2003, p. 145-9. 149 COPEAUX E., Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste, 1931 -1993, Coll.

Méditerranée, Paris, CNRS Editions, 2000. 150 PERCHERON A., La socialisation politique, Coll. U-Sociologie, Paris, Armand Colin, 1993, p. 72. 151 Gottraux donne une double dimension à cette tension : « la tension est autant idéelle que matérielle. Tension matérielle

renvoie à des conflits objectivement déterminés par la pluralité des insertions. La disponibilité en temps n’est pas illimitée. Par

tension idéelle, on met l’accent sur le fait que l’agent attribue du sens aux contraintes. Les divers lieux dans lesquels il s’inscrit

sont pour lui des espaces où il va puiser des bouts d’identité, qui, tout aussi logiquement, peuvent entrer en conflit entre eux, ou

exiger des compromis », GOTTRAUX P., op. cit., 1997, p. 182.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 51

Enfin, le développement des médias de masse en Turquie depuis les années 1960

(journaux, radio) va influencer, par le choix du journal lu dans la famille, l’orientation

politique des acteurs et leur fournir des repères politiques à même des les aider à se repérer

et à se positionner dans le champ politique turc mouvementé des années 1960 et 1970.

Les évènements politiques extérieurs largement diffusés dans les médias comme la guerre

du Vietnam et les guerres de libération nationale et les évènements internes surtout, comme

le coup d’Etat de 1971, la répression consécutive, les exécutions de militants

charismatiques (Gezmiş, Çayan), ont eu un effet de socialisation déterminant152

. Le coup

d’Etat, et surtout la répression de la gauche par les militaires alors positivement perçus

comme « progressistes » suite au coup d’Etat de 1960, crée une profonde désillusion au

sein de la gauche. Ces évènements sont interprétés comme une « prises de conscience »,

comme un « choc moral »153

, c'est-à-dire un évènement ressenti comme insupportable et

choquant, nécessitant d’y réagir par l’engagement. Si cette désillusion a pu jouer dans la

volonté de s’engager après l’amnistie de 1974, il ne faut pas en faire la cause unique de

l’engagement mais la considérer dans la pluralité des dynamiques à l’œuvre dans la

socialisation puis dans le processus conduisant à l’engagement.

L’environnement social et contextuel dans lequel évolue l’acteur est donc fait d’instances

de socialisation qui procurent des relations ou des informations ainsi qu’une contrainte

dans un sens positif ou négatif (approbation, sollicitation ou désapprobation,

stigmatisation…). Elles servent ainsi de « passerelles pour relier les structures à l’intention

de l’acteur »154

qui vont faciliter ou au contraire freiner le passage à l’acte155

. Il nous faut

maintenant voir comment cette proposition va se trouver mise en œuvre dans le contexte

universitaire fortement polarisé des années 1970.

152 MONCEAU.N, « Le rôle des coups d'État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques,

l'exemple de la génération 68 en Turquie », Revue internationale de politique comparée, 2009/2, Vol. 16, pp. 221-239. 153 Traïni l’emploie pour désigner « un type d’expérience sociale se caractérisant par quatre traits complémentaires :

cette expérience sociale résulte d’un évènement inattendu ou d’une modification imprévue, plus ou moins brusque, de

l’environnement des individus ; elle implique une réaction très vive, viscérale, ressentie physiquement parfois même

jusqu’à l’écœurement, la nausée, le vertige ; elle conduit celui qui y est confronté à jauger et juger la manière dont

l’ordre présent du monde semble s’écarter des valeurs auxquelles il adhère ; enfin, cette expérience sociale suscite un

sentiment d’épouvante, de colère, de nécessité d’une réaction immédiate, qui commande un engagement dans l’action,

et ce en l’absence même des facteurs favorables généralement soulignés par les théories de l’action collective »,

TRAÏNI C., « Choc moral », », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des mouvements

sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, pp. 102-103. 154 PASSY F., L’action altruiste, Genève, Librairie Droz, 1999, p. 80 155 DURIEZ B. & SAWICKI F., « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale. Le cas de la CFDT », Politix, Vol. 16,

n°63, 2003, pp. 17-18.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 52

2. De la politisation à l’engagement : le cheminement d’une radicalisation politique

Nous nous attacherons dans cette seconde partie à explorer la manière dont les acteurs se

sont vus politisés156

par leur cadre de vie et leur contexte d’étude157

ce qui nous amènera à

nous questionner sur l’entrée dans la carrière militante et la transformation identitaire

entrainée par l’investissement d’une organisation révolutionnaire illégale. La politisation,

l’engagement et la radicalisation ne sont pensables qu’en tant qu’ils sont fortement

imbriqués, les trois se renforçant mutuellement.

2.1. Les vecteurs de politisation et au sein de la gauche radicale

Nous explorerons dans cette partie les trois principaux vecteurs de la politisation158

que

sont le contexte, les entrepreneurs de mobilisation et les dispositions et compétences des

acteurs. Pris ensemble, ces phénomènes fondent une bonne part des processus de

politisation.

2.1.1. La politisation par le contexte : les « quartiers libérés » et les établissements scolaires

Le contexte politisé et fortement polarisé des grandes villes turques et des campus au

cours des années 1970 a largement contribué à politiser les jeunes qui y vivaient et y

étudiaient.

Certains individus se sont trouvés politisés par la présence plus ou moins marquée au sein

de leur « quartier libéré »159

d’un ou plusieurs groupes de la gauche radicale. Leur

présence, leur action et leurs incitations à se rallier à eux va générer une politisation des

156 Nous entendons par politisation « une requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d'un

accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, a transgresser ou a remettre en cause la

différenciation des espaces d'activités », LAGROYE J., « Les processus de politisation », in LAGROYE J. (dir), La

politisation, Coll. Socio-Histoire, Paris, Belin, 2003, pp. 360-361. 157 MICHON S., Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique, Thèse de doctorat à

l’Université Marc Bloch Strasbourg 2, 2006. 158 AÏT-AOUDIA M. et al. « Indicateurs et vecteurs de la politisation des individus : les vertus heuristiques du

croisement des regards », Critique internationale, 2011/1, n° 50, pp. 17-18. 159 Voir infra, chapitre 3.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 53

populations des quartiers concernés et entrainer un certain nombre d’individus à les

rejoindre. Cette politisation est activement organisée par les organisations révolutionnaires

qui cultivent l’opposition aux « fascistes » et la nécessité de se battre contre eux, mais

aussi contre l’Etat qui les armerait et les aiderait contre le peuple. L’action des groupes

d’extrême gauche se situant dans les quartiers délaissés par les services de l’Etat, auprès de

migrants récents et, pour un certain nombre de jeunes au chômage, reçoit un certain écho

auprès de la population et notamment des jeunes, chez qui la mythologie de la lutte armée

rencontre une forte audience. La proximité avec les organisations révolutionnaires est

parfois fortement encouragée en raison de leur mainmise sur le quart ier. Celui-ci devient

un « espace néo-communautaire désormais militarisé. Il a pour enjeu à la fois l’intérieur

(ou l’ « hérésie » n’est plus tolérée) et l’extérieur (l’étanchéité se substitue à la permissivité

de la frontière) »160

. Les groupes y organisent le recrutement qui, à la différence des années

1960, est moins orienté vers le soutien à la population que vers la constitution de milices

armées. Il s’en trouve néanmoins facilité par les réseaux de sociabilité qui se créent alors.

Ensuite, la force des entreprises de labellisation en vigueur au lycée et à l’université va

largement contribuer à politiser la jeunesse. En effet, l’entrée dans ces institutions place

ces étudiants dans un contexte politique bipolarisé suivant une ligne de division

gauche/droite et, dans le cas de campus presque exclusivement à gauche, à une concurrence

entre groupes de gauche comme à Orta Doğu Teknik Üniversitesi à Ankara. Si les acteurs

sont inscrits dans une multiplicité d’espaces sociaux, ils peuvent avoir du mal à conserver

cette multidimensionnalité dans le cas des grandes crises. Sous l’effet des stratégies des

groupes et des contraintes qu’imposent le contexte, la qualité de solcu (gauchiste) ou de

faşist (fasciste) deviennent des « opérateurs d’identification à vocation universelle »161

,

c'est-à-dire tendant à être efficace dans l’ensemble de l’espace social, selon ce que Dobry

appelle les phénomènes « d’unidmensionnalisation de l’identité personnelle »162

. Dans ce

cas l’étiquetage devient le « statut principal » au sens d’Hughes et de Becker qui

« réorganise l’ensemble de l’économie statutaire »163

. Ainsi, comme le souligne Gourisse,

160 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, p. 200. 161 DOBRY M., op. cit., 2009 [1986], p. 154. 162 « Les conjonctures critiques tendent à réduite l’identité à, ultimement, une dimension unique servant d’indice

pratique dans les interactions perçues habituellement comme sensiblement différenciées. Cette unidmensionnalisation

de l’identité peut émerger, en quelque sorte, à l’état pur, dans certaines conjonctures révoluti onnaires », DOBRY M.,

op. cit., 2009 [1986], pp. 153-154. 163 DE QUEIROZ J-M. & ZIOTKOWSKI M., L’interactionnisme symbolique, Rennes, Presses Universitaires de

Rennes, 1994, p. 105.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 54

« les organisations étudiantes produisent des labellisations et des injonctions à

l’engagement qui contraignent les étudiants à se positionner politiquement et à témoigner

de leur proximité avec le groupe »164

. Ainsi, le simple fait de s’asseoir d’un côté ou de

l’autre de l’amphithéâtre, de fréquenter tel ou tel café ou de lire tel ou tel journal, comme

Cumhurriyet165

ou Dev-Yol, étiquette d’emblée un individu qui peut, par la suite, être

l’objet de quolibets ou d’attaques de la part des militants d’extrême droite. Ces violences

verbales ou physiques vont ainsi contribuer à sa politisation et à son rapprochement avec

les organisations de gauche. La structuration du champ politique propre à chaque université

joue ainsi un rôle important dans les possibilités et choix d’engagement des militants

comme nous le verrons par la suite. Cette politisation va s’effectuer par la pression du

milieu dans lequel les individus sont pris. En effet, comme nous venons de le voir les

activités des groupes politiques sur les campus font que les étudiants reçoivent des

encouragements voire des injonctions à s’engager et à politiser leur pratiques. Ce

phénomène est renforcé par les phénomènes d’exolabellisation.

2.1.2. Le rôle des entrepreneurs de politisation

Les « entrepreneurs » de politisation, au sens donné par Becker à ce terme166

, vont ainsi

participer par leurs redéfinitions des pratiques et des comportements, leurs activités, la

publicisation de leur cause et leur politique de recrutement à la politisation des jeunes, que

ce soit dans les quartiers ou sur les campus. Les entrepreneurs de politisation sont ici les

groupes révolutionnaires d’origine étudiante agissant sur les campus et dans les quartiers

périphériques des grandes villes et, plus particulièrement, leurs militants et leurs cadres qui

vont être chargés de recruter de nouveaux militants.

Le cas des foyers étudiants (yurt) sur les campus universitaires montre bien la politisation

opérée par le contexte d’études. Ces établissements vont ainsi être détournés de leur but

originel par les organisations politiques. Leur fonction était d’accueillir et de regrouper par

région d’origine les étudiants non résidents des grandes villes ou n’ayant pas les moyens de

164 GOURISSE B., loc. cit., 2011, p. 53. 165 Principal journal d’information d’orientation kémaliste proche du CHP, étiqueté à gauche. 166 Il s’agirait ici des acteurs qui se mobilisent pour en politiser d’autres en faveur de leur cause, BECKER H., op. cit.,

1985, p. 145.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 55

se loger par eux-mêmes afin de limiter leur isolement167

. Les groupes d’extrême gauche (et

d’extrême droite) vont investir ces foyers et en faire des « zones libérées » pour

s’organiser, se mobiliser, recruter et encadrer leurs militants. Ils y préparent leurs

manifestations, y cachent leurs membres recherchés par les forces de l’ordre, y préparent

leurs tracts et y mènent des activités de formation168

. L’environnement physique y est

empli de symboles marxistes ou antifascistes, le foyer étant de plus un lieu où les

discussions politiques sont intenses et récurrentes. La politisation des lieux par les groupes

politiques radicaux va aboutir à la politisation de l’affectation dans les dortoirs qui se fera

via un « tri » entre les nouveaux arrivants en fonction de leurs opinions politiques, par

l’exercice des pressions sur les étudiants qui ne participent pas aux séminaires organisés,

ou sur ceux dont la proximité avec le camp opposé est avérée. L’étudiant est alors d’autant

plus apte à intégrer un sous-univers idéologique qu’il s’intègre dans une sous-société

idéologiquement homogène qui se forme dans un lieu spatialement circonscrit. Il s’insère

alors dans un contexte « facilitant la rupture avec sa réalité subjective antérieure et adhère

au système de valeurs des groupes d’ultragauche qu’il partage d’autant plus facilement

qu’il partage leur position dans l’espace des typifications ayant cours à l’université »169

.

L’éloignement familial et les faibles ressources économiques des étudiants logeant dans ces

foyers font qu’ils subissent une forte ségrégation territoriale et passent la quasi-totalité de

leur temps dans un climat de polarisation politique très contraignant. Il est d’ailleurs

significatif qu’une fois chez leurs parents, ils ne militent généralement pas, ce qui montre

que leur rapport au politique et les modes de valorisations de leurs préférences politiques

sont en grande partie liées au lieu de la socialisation secondaire et à ses configurations

internes170

. L’engagement ultérieur entérine la rupture avec le milieu social et politique

d’origine qui ne peut qu’être radicale car pour garder sa place dans le foyer il faut prouver

sa proximité idéologique avec le groupe qui le contrôle. C’est la raison pour laquelle le

passage par le foyer étudiant produit quasi automatiquement une modification des activités

167 Les étudiants ayant les moyens de se loger en ville ou disposan t d’un membre de leur famille susceptible des les

héberger se sont trouvés moins exposés que les étudiants résidant dans les foyers à l’extrême politisation des campus et

se sont davantage engagés de leur propre fait en faisant la démarche auprès des group es. 168 Ces dortoirs sont au nombre de 21 en 1979 à Istanbul allant d’une centaine à plus de 2 000 étudiants, chiffre cité in

GOURISSE B., loc. cit., 2007. 169 L’administration des universités ne dispose pas des moyens coercitifs nécessaires pour s’imposer fa ce à ces

étudiants qui sont parfois armés. Elle les laisse donc faire et les forces de l’ordre n’entrent dans les foyers qu’en cas

d’affrontements entre étudiants. 170 GOURISSE B., loc. cit., 2007, p. 9.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 56

sociales et des représentations171

. On peut ainsi noter le rôle des conditions écologiques,

c'est-à-dire la distribution spatiale des résidences universitaires, qui facilite le

développement du mouvement172

en devenant le lieu de politisation et d’organisation

privilégié.

Au cours du processus de politisation des futurs militants, il nous faut souligner le rôle

des « autrui significatifs »173

qui vont jouer le rôle d’intermédiaires de politisation. Il s’agit

ici de faire mention de l’impact de la politisation « par le bas », via les groupes de pairs

précédemment évoqués. Deux éléments vont ici jouer un rôle important. Le premier est le

rôle des nouveaux leaders, souvent des anciens militants des années 1960, ayant parfois fait

de la prison, jouissant d’un grand prestige auprès des nouveaux militan ts et qui vont attirer

en auprès d’eux un nombre important. Ensuite, la politisation des nouveaux entrants, si elle

ne s’est pas effectuée avant, se fait par la proximité du groupe de pair et les sociabilités

nouées au sein du dortoir qui créent un véritable esprit de camaraderie174

et lient très

fortement les individus entre eux ce qui facilite l’engagement. Ce n’est donc pas

l’engagement qui résulte d’une démarche de l’individu vers les groupes mais plutôt le non -

engagement qui marque l’effort des acteurs de se démarquer des groupes politiques. Les

acteurs sont, dans une certaine mesure, davantage choisis par le groupe qu’ils ne le

choisissent, et ce, en fonction des contraintes de localisation des groupes militants, des

réseaux d’interconnaissance et des premiers échanges décisifs.

2.2. L’actualisation et la mise en cohérence de dispositions et de compétences

Le troisième vecteur de politisation identifiable n’est pas extérieur à l’acteur mais vient

de l’actualisation et de la mise en cohérence de dispositions et de compétences

personnelles avec l’environnement dans lequel il évolue175

.

171 GOURISSE B., loc. cit., 2011, p. 48. 172 ZHAO D., “Ecologies of Social Movements: Student Mobilization during the 1989 Prodemocracy Movement in

Beijing”, American Journal of Sociology, Vol. 103, n°. 6, 1998, p. 1493-1529 173 HUGHES E., « The Making of a Physician », Human Organization, n°14, 1955, p. 21-25. 174 MCADAM D. & PAULSEN R., « Specifying the Relationship between Social Ties and Activism », American

Journal of Sociology, Vol. 99, n°3, 1993, p. 640-667. 175 Ces processus sont explicités et décrits par Laurent Gayer dans son analyse du mouvement sikh en Inde, GAYER L.,

« Le parcours du combattant : une approche biographique des militant(e)s sikh(e)s du Khalistan », Questions de

Recherche / Research in Question, CERI-Sciences-Po, n° 28, 2009, pp. 19-21.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 57

Peu de militants, en raison de leur âge, ont déjà milité dans des organisations politiques

avant d’intégrer celles de la gauche radicale dans les années 1970. Ils ont ainsi peu de

compétences politiques et de savoir faire militant, mais disposent pour certain d’un capital

culturel important en raison de leurs études. Seuls ceux ayant déjà milité dans les années

1960 ont une compétence politique et pratique qu’ils vont mettre au se rvice de la

reconstruction des groupes de la gauche radicale. Pour les autres, la prégnance de la

politique sur les campus, au sein des usines et dans les quartiers périphériques investis par

les groupes politiques va entrainer les acteurs dans ce que l’on pourrait appeler une

« carrière de politisation », pour souligner son caractère progressif, qui va contribuer à

générer de l’appétence politique, des prises position et la construction progressive d’une

compétence politique, c'est-à-dire l’acquisition de repères et de connaissances politiques

par l’acteur. Les acteurs apprennent ainsi à se repérer dans la myriade de groupes de

gauche en concurrence, à se positionner « pour la gauche » et « contre la droite », aidés en

cela par les discours politiques tenus par les organisations politiques.

La gauche fait, dans la dimension des croyances, son « cadrage principal » (master

frame)176

autour de l’antifascisme dans le but de produire un sens, une intelligibilité, de la

situation comme étant problématique ou injuste et requérant une action collective. Elle va

en effet intégrer à son discours marxisant des éléments susceptibles de mobiliser les

expériences personnelles des individus, à savoir leur situation d’exploités, de marginalisés

mais aussi la domination religieuse et ethnique dont font l’objet les alévis et les kurdes177

.

Elle fait ainsi entrer en congruence des discours avec des ressentis susceptibles de générer

une identification et une adhésion des individus au discours de l’organisation. Les jeunes

des quartiers où s’est installée l’extrême gauche et les étudiants au sein des foyers

développent cette appétence et acquièrent une compétence par la participation, parfois

involontaire, à des évènements qui les étiquettent comme politisés et contribuent à les

mettre en position d’être davantage politisés par la suite .

Dans le basculement entre politisation de l’individu et engagement au sein d’un groupe

militant, McAdam a mis en avant un élément crucial : le rôle que joue la « disponibilité

176 Les « cadres » correspondent à des schèmes interprétatifs, et le « cadrage » au travail effectué par les groupes qui

consiste à assigner un sens organisant l’interprétation des événements de façon à mobiliser une audience et gagner ainsi

des soutiens, BENFORD R. & SNOW D., « Framing Processes and Social Movements: an Overview and Assessment »,

Annual Review of Sociology, n°26, 2000, p. 611-639. 177 Cet argument se trouvera vite concurrencé par l’émergence des organisations armées indépendantistes kurdes

notamment à partir de la création du PKK en 1978.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 58

biographique »178

, c'est-à-dire l’absence de contraintes à l’engagement qui pourraient

freiner et entrer en contradiction avec le rapprochement vis à vis des organisations

politiques. Ceci est tout particulièrement vrai pour les étudiants installés dans les foyers

loin de leur ville ou village d’origine. Leur jeune âge, leur situation scolaire et leur célibat

laisse du temps à consacrer à la cause dont ils se rapprochent.

Intégrer dans l’étude l’appétence et la compétence politique tout en tenant compte du

statut et de la disponibilité biographique permet d’articuler l’effet de la socialisation des

individus sur la politisation et la radicalisation et, par là, sur les probabilités d’engagement.

Les dispositions au militantisme radical ne sont pas des « dispositions inconscientes

préexistantes à l’engagement, elles sont au contraire recherchées et finalement acquises au

cours d’un travail de construction des dispositions »179

. C’est donc en travaillant

activement à maintenir l’engagement qu’on maintient ces dispositions et tout

particulièrement dans le cas d’un militantisme à haut risque.

2.3. Le « passage à l’acte » : s’engager dans un militantisme radical à « haut risque »180

Il s’agit donc de ne pas penser l’engagement comme inéluctable, parfaitement raisonné et

pensé par avance mais comme le résultat d’un processus de politisation et de radicalisation

progressive partiellement erratique et incontrôlé. Il reste néanmoins à poser la question de

l’entrée effective, du « passage à l’acte »181

, dans le militantisme révolutionnaire que l’on

peut qualifier avec McAdam de « militantisme à haut risque ». Cette forme de militantisme

implique un coût de l’engagement élevé en raison des spécificités des types d’action

menées et des risques élevés de répression et de violence subies. L’engagement est alors

considéré comme valorisant dans la mesure où son caractère groupusculaire et radical

fonctionne comme un « monde à part »182

pourvoyeur de profits de distinction et offrant la

possibilité de réussir une carrière alternative. L’entrée effective dans une organisation

178 McAdam la définit comme « l’absence de contraintes personnelles qui pourraient accroitre les couts et les risques

d’une participation au mouvement (emploi à plein temps, mariage et responsabilités familiales) », in MCADAM D.,

« Recruitment to High-Risk Activism : the case of Freedom Summer », American journal of Sociology, vol. 92, n°1,

1986, p. 70. 179 DARMON, M., op. cit., 2008, p. 173. 180 MCADAM D., loc. cit., 1986, pp. 64-90. 181 FRETEL J., « Quand les catholiques vont au parti. De la constitution d’une illusion paradoxale et du passage à l’acte

chez les « militants » de l’UDF », Actes de la recherche en sciences sociales, 2004/5, p. 77.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 59

révolutionnaire se combine avec le processus de politisation/radicalisation précédemment

évoqué et dépend des conditions contingentes telles les rencontres, les situations

géographiques et le « champ des possibles politiques »183

. L’entrée dans une organisation

politique radicale peut être considérée comme une « bifurcation »184

, c'est-à-dire comme un

moment de réorientation importante de la carrière et qui implique, comme nous le ferons

par la suite, d’en analyser les conséquences et ce qu’elles signifient « en termes de

recomposition de la personne et de recompositions négociées des inscriptions dans les

différents sous-mondes sociaux »185

.

Le processus menant à l’entrée effective dans une carrière militante est donc le résultat de

dispositions à investir dans une activité militante déterminée et d’une disponibilité186

agissant au cours d’un processus fait de circonstances plus ou moins fortuites, d’un

enchainement de phénomènes infimes mais relevant d’un enchainement d’actes et de coups

joués par l’individu au sein de son environnement. La façon dont les groupes sollicitent ou

découragent les engagements à travers leur image publique, les outils de sélection

(barrières et filtres) ou leur absence mérite aussi attention. Les politiques de recrutement

actives et concurrentes menées par les groupes de la gauche radicale vont ainsi entrainer

une massification des entrées et entrer en congruence avec les volontés d’intégration des

jeunes politisés. On peut donc considérer que c’est « l’intrication entre réseaux, espaces et

évènements générateurs »187

qui expliquent l’engagement ou son absence. Florence Passy,

outre le rôle de socialisation et de rapprochement idéologique avec l’organisation que joue

le contexte relationnel comme nous venons de le voir, dégage deux autres rôles joués par

ce dernier dans le processus de l’engagement individuel : « un rôle de recrutement

182 LAFONT V., « Les jeunes militants du Front National : trois modèles d'engagement et de cheminement », Revue

française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 195 183 FILLIEULE O. & BROQUA C., « La défection dans deux associations de lutte contre le sida : Actu Up et AIDES »,

in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 194. 184 Entendue comme « l’apparition d’une crise ouvrant un carrefour biographique imprévisible dont les voies sont elles

aussi au départ imprévues – même si elles vont rapidement se limiter à quelques alternatives -, au sein desquelles serra

choisie une issue qui induit un changement important d’orientation », BIDART C., « Crises, décisions et temporalités :

autour des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, 2006/1, n° 120, p. 32. 185 VOEGTLI M., « Du Jeu dans le Je : ruptures biographiques et travail de mise en cohérence », Lien social et

Politiques, n° 51, 2004, p. 155. 186 GAXIE D., « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue Suisse de Science Politique,

Vol. 11, n°1, p. 157-188. 187 BENNANI-CHRAÏBI M. «Parcours, cercles et médiations à Casablanca. Tous les chemins mènent à l'action

associative de quartier », in BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et protestations dans les

sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po « Académique », 2003 p. 343.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 60

idéologique vers l’organisation du mouvement, c’est à dire vers l’opportunité de

mobilisation, et finalement un rôle pivot, qui influence l’intention de l’acteur »188

.

De plus, la proximité affective avec des individus engagés renforce les velléités

d’engagement et l’absence ou l’éloignement des contraintes professionnelles et familiales

les facilite189

. Les contraintes scolaires sont rapidement mises de côté comme nous l’avons

vu. Le réseau de sociabilités des individus, que ce soit dans les campus ou dans les

quartiers, joue ainsi un rôle déterminant dans le processus d’engagement. Il faut ajouter à

cela le rôle des « micro-évènements »190

qui relèvent de temps locaux comme une rupture

biographique telle la participation à une manifestation, à une bagarre, une arrestation ou

une agression par des militants d’extrême droite et qui placent de fait l’individu dans une

position d’engagé. C’est en réalité au cours de la participation que les individus découvrent

les « raisons » ou les « justifications » de ce qu’ils ont déjà fait et la motivation de

continuer191

. Ces évènements sont loin d’être toujours prémédités et pensés sur le moment

comme acte de militance.

Le second aspect qui oriente le militantisme est lié à l’état de développement des groupes

et à leur répartition dans les établissements scolaires et dans les quartiers, à leur nombre et

à leur degré de concurrence ainsi qu’à leurs politiques de recrutement et les modalités

d’entrée dans le collectif. Sur les campus et dans les quartiers régulièrement confrontés aux

militants d’extrême droite, le recrutement se fait davantage sur les réseaux antifascistes et

les oppositions entre groupes s’atténuent. Elles sont par contre très virulentes lorsqu’ils

sont en concurrence dans des lieux où la gauche a le monopole de l’action politique. Le

choix d’une organisation plutôt qu’une autre relève non pas d’un choix à la carte mais de

l’implication dans des réseaux d’acteurs eux-mêmes pris dans des fidélités militantes et amicales

préexistantes. Comme l’a montré Gaxie, il est illusoire de penser que les organisations

politiques ne recrutent que sur des considérations idéologiques192

. Les acteurs ne maitrisent

pas totalement l’idéologie des groupes qu’ils investissent et « entrent en mouvement

davantage par imprégnation que par conviction »193

, c'est-à-dire davantage par perméabilité

188 PASSY F., op. cit., 1999, p. 69. 189 MCADAM D., Freedom Summer, Oxford, Oxford University Press, 1988. 190 BENNANI-CHRAÏBI M. loc. cit., 2003, p. 344. 191 SNOW D-A., ZURCHER L-A. & EKLAND-OLSON S., “Social Networks and Social Movements: A Microstructural

Approach to Differential Recruitment”, American Sociological Review, Vol. 45, n°5, 1980, p. 795. 192 GAXIE D., « Economie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, n°27,

1977, p.126. 193 SIRINELLI J.-F., « Génération, générations », Vingtième siècle, n°98, 2008, p. 119

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 61

à la vulgate des slogans et des dénonciations que par profonde conviction antérieure à

l’entrée dans le militantisme. Ainsi que l’écrit Becker, « tout engagement réalisé sans que

l’acteur en ait conscience – ce que l’on pourrait nommer « engagement par défaut » -

survient au travers d’une série d’actes dont aucun n’est capital, mais qui, pris tous

ensemble, constitue pour l’acteur une série de paris subsidiaires d’une telle ampleur que ce

dernier se trouve dans une situation où il ne veut pas les perdre »194

. On doit donc

considérer l’engagement comme la combinaison de la volonté de l’acteur au sein d’un

environnement qui produit des incitations à l’engagement et l’implique de manière

progressive sans qu’une frontière nette soit nécessairement repérable. L’entrée dans un

militantisme à haut risque, comme dans tout militantisme, ne relève donc pas d’un

cheminement prévisible et rectiligne mais dépend d’un certain nombre de variables. Elle

implique également une profonde transformation identitaire.

2.4. « Il faut apprendre à devenir révolutionnaire » : le rôle de la socialisation militante sur la construction identitaire

L’entrée dans une organisation révolutionnaire implique un important bouleversement

identitaire qu’il s’agit de penser non pas comme le franchissement d’une frontière

définissant nettement un avant et un après mais bien comme un processus de

transformation identitaire. L’acteur apprend à « devenir militant »195

et, en l’occurrence,

militant révolutionnaire au sein d’organisations illégales.

Nous suivons la définition que donne Neveu de l’identité qui est « à la fois le sentiment

subjectif d’une unité personnelle, d’un principe fédérateur du moi et un travail permanent

de maintenance et d’adaptation de ce moi à un environnement mobile. L’identité est le

résultat d’un travail incessant de négociation entre des actes d’attribution, des princ ipes

d’identification venant d’autrui et des actes d’appartenance qui visent à identifier l’identité

pour soi, les catégories dans lesquelles l’individu entend être perçu »196

. Le rapprochement

par l’individu d’un des groupes d’origine étudiante présents dans son environnement puis

194 BECKER H., « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, n°11, 2006, p. 188 195 FILLIEULE O. & MAYER N., « Introduction Devenirs militants », Revue française de science politique, Vol. 51,

n°1-2, 2001. p. 19-25. 196 NEVEU E., Sociologie des mouvements sociaux, Coll. Repères, Paris, La Découverte, 2011, p. 77.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 62

son adhésion et son intégration au groupe vont ainsi provoquer une recomposition

identitaire. Le militant va ainsi devoir reconsidérer son parcours, s’adapter aux injonctions

de l’organisation, en adopter les règles, les valeurs, les pratiques et l’histoire pour les faire

siennes. Il ne faut donc pas faire de la socialisation militante le produit d’un simple

endoctrinement sans questionner son impact sur l’identité et la perception que les acteurs

qui la reçoivent ont d’eux-mêmes.

Le militantisme révolutionnaire implique un engagement total et un profond

bouleversement des schèmes de pensée chez l’individu. On peut rapprocher ce processus de

la notion de conversion chez Durkheim197

reprise par McAdam198

qui consiste en une

transformation complète de la vision du monde et de la perception de lui-même qu’a un

individu. Cette transformation identitaire doit néanmoins être vue comme un processus et

non comme un cap car elle s’étale dans le temps ce que la notion d’alternation chez Berger

et Luckman199

montre bien. Il faut que le converti soit inscrit dans des structures sociales

qui lui permettent de « rester converti ». Cela implique une reconstruction biographique où

la transformation radicale devient le filtre exclusif pour envisager le produit des

socialisations passées et réinterpréter l’histoire personnelle du point de vue de son

aboutissement qu’est le franchissement de la frontière de l’engagement pour la cause

révolutionnaire. On voit donc comment, dans la concurrence précédemment évoquée entre

le rôle d’étudiant ou de lycéen et le rôle de militant révolutionnaire, c’est ce dernier qui

primera dans la poursuite de la carrière de l’individu.

Cette conversion progressive marque l’entrée graduelle dans le groupe. Elle se matérialise

au cours d’une série de statuts (sympathisant, militant puis gradé), le passage d’un statut à

un autre étant sanctionné par une série d’épreuves déterminantes, de « rites de passage »200

,

devant mettre en évidence la motivation du militant à poursuivre son intégra tion dans le

groupe. Ces épreuves consistent en la lecture et la restitution de textes théoriques du

197 « La vraie conversion c’est un mouvement par lequel l’âme toute entière, se tournant dans une direction toute

nouvelle, change de position, d’assiette et modifie, par suite, son point de vue sur le monde », DURKHEIM E.,

L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990, p. 37. 198 « Transformation radicale de la vie d’une personne, incluant sa perception d’elle-même, son réseau d’associations et

sa conception du monde. […] Ce qui permet de repérer les processus de conversion c’est le degré avec lequel le groupe

est exclusif et organisé en opposition avec le reste de la société. Les groupes révolutionnaires sont particulièrement

concernés ici », in MCADAM D., “The Biographical Consequences of Activism”, American Sociological Review, Vol.

54, n°5, 1989, pp. 745-6. C’est nous qui traduisons. 199 BERGER P. & LUCKMAN T., op. cit., 2003, p. 249. 200 « Tout rite tend à consacrer ou à légitimer, c'est-à-dire à faire méconnaître en tant qu'arbitraire et reconnaître en tant que

légitime, naturelle, une limite arbitraire », in BOURDIEU P., « Les rites comme actes d'institution », Actes de la recherche

en sciences sociales, Vol. 43, juin 1982, p. 58.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 63

marxisme (Marx et Engels, Lénine, Staline, Mao et Çayan) et par l’initiation à la pratique

des armes. Ces éléments se combinent avec la fourniture par l’organisation de « stimuli

intellectuels »201

tels que le visionnage de films, les lectures et les discussions militantes

formelles et informelles qui vont approfondir la socialisation militante. L’adition de ces

éléments contribue à la reformulation identitaire de l’individu tout en visant à produire un

effet de cliquet dans la transformation identitaire et le renfoncement de l’engagement.

L’étude de la socialisation des militants des organisations étudiantes révolutionnaires

dans la Turquie des années 1970 montre que l’engagement ne saurait être expliqué de

manière monocausale. Afin d’avancer des pistes de réponse il faut prendre en compte les

parcours biographiques, l’environnement et le contexte dans lequel évoluent les militants

au début de leur vie adulte pour mettre à jour certaines dynamiques, complexes et

entrecroisées, susceptibles d’expliquer leur politisation puis leur engagement. On voit ainsi

que la politisation et la socialisation au sein d’un groupe fonctionnent davantage par

imprégnation, et que la radicalisation s’effectue par le jeu des interactions plus que par

transmission de messages explicites202

. Ainsi, les discussions informelles et les pratiques

apprises et partagées au sein du groupe et adossées aux sociabilités203

, aux amitiés et

parfois aux relations amoureuses, sources de rétributions, tiennent un grand rôle dans le

maintien de l’engagement et feront l’objet du chapitre suivant.

201 ANDREWS M., Lifetimes of Commitment: Ageing, Politics, Psychology , Cambridge, Cambridge University Press,

1991, cité in SAWICKI, F., SIMEANT, J., loc. cit., 2009. 202 DURIEZ B. & SAWICKI F., loc. cit., 2003. 203 DUCHESNE S. & HAEGEL F., « La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de

conflictualisation », Revue française de science politique 6/2004, Vol. 54, p. 877-909.,

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 64

Chapitre 3 : Les carrières militantes au sein des

organisations révolutionnaires, 1974-1980

« S’ils ont une armée, nous avons notre « armée du peuple »

S’ils ont des tribunaux, nous avons nos « tribunaux du peuple »

S’ils ont une discipline aveugle, nous avons une « discipline d’acier »

S’ils ont une hiérarchie, nous avons notre « avant-garde du prolétariat »

S’ils ont une violence contre-révolutionnaire, nous avons la « violence révolutionnaire » »204

.

On ne saurait s’intéresser au militantisme radical au sein des groupes révolutionnaires

sans prendre en compte leur fonctionnement et leurs pratiques ainsi que leurs effets sur les

carrières au cours de la période 1974-1980. Mais dans la perspective qui est la nôtre « les

organisations étudiées sont moins ici l’objet de la recherche qu’un lieu d’observation et de

passage où se trouve réunie, successivement ou simultanément, une collection d’acteurs

individuels »205

. Dans ce chapitre nous partons de l’idée directrice selon laquelle ce n’est

pas la radicalité initiale qui produit la carrière militante révolutionnaire mais que c’est

l’évolution de cette dernière au sein des organisations révolutionnaires qui construit et

entretient la radicalité. On se propose ainsi d’étudier dans un premier temps la manière

dont se structure la carrière radicale par l’apprentissage du rôle et de la pratique du

militantisme au sein de ces groupes avant de nous attacher ensuite à évaluer et questionner

le poids de ce qui suscite le plus de débats dans la littérature sur cette période à savoir

l’emploi de la violence.

1. Etre révolutionnaire au quotidien : la pratique militante au sein des GOE

Cette première partie vise d’abord à dégager les éléments contextuels du militantisme

dans les organisations révolutionnaires et s’attache ensuite à expliquer les dynamiques clés

de la construction des carrières militantes en leur sein.

204 Slogan de la gauche radicale turque répandu au cours des années 1970, cité in VANER S., loc. cit., 1984, p. 97. 205 FILLIEULE O. & MAYER N., loc. cit., 2001, p. 21.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 65

1.1. La structure organisationnelle des groupes révolutionnaires

Les groupes sont organisés selon une codification relativement souple procédant de

l’« idéal révolutionnaire » défini par chacune d’entre elles. Ce fonctionnement est variable

suivant leur espace géographique d’action. Elles fonctionnent par comités qui gèrent les

actions des groupes du village ou du quartier jusqu’à une zone plus large. La coordination

reste toutefois limitée entre les comités d’une même organisation. Le commandement n’est

pas réellement centralisé et les comités locaux revendiquent, au nom de la démocratie, une

forte autonomie d’action dans l’espace quoi leur est attribué et qu’ils contrôlent.

Les organisations disposent d’une hiérarchie composée, dans les années 1970, des

seconds couteaux des organisations des années 1960 et souvent exclus des universités après

le coup d’Etat de 1971. Ce sont ces militants qui assurent la filiation et la continuité entre

la mobilisation des années 1960 et celle des années 1970206

. Ils vont reconstruire les GOE

et remodeler leurs identités respectives en remplaçant les cohortes des années 1960 sorties

du système universitaire à la suite de la répression ou réorientées vers le militantisme

partisan légal par leur politique active de recrutement. Ces individus sont moins connus,

moins charismatiques et moins théoriciens que leurs prédécesseurs. On peut ainsi citer

Oğuzhan Muftuoğlu, Akın Dirik, Ali Alfatlı, Tayfun Mater pour Dev-Yol et le plus connu,

Mehmet Ali Agça. Ils sont très insubordonnés et multiplient les scissions en vue de créer

leur propre groupe constitué de quelques proches, d’où l’extrême morcellement de la

gauche radicale sur la décennie.

LE MILIANTISME FEMININ AU SEIN DE LA GAUCHE TURQUE

La présence des femmes au sein des organisations radicales est parfois suggérée dans nos

sources mais elle n’est jamais développée et mériterait une étude plus poussée. Dev-Yol

comprendra une organisation de femmes à Ankara nommée Devrimci Kadınlar Derneği

(Association des femmes révolutionnaires) à partir de 1978. Certaines personnalités

féminines célèbres sont évoquées : l’épouse de Mahir Çayan, Gülten Çayan, créée

l’Organisation X (X Örgütü) en Syrie après le coup d’Etat de 1971 pour former des

206 WHITTIER N., “Political Generations, Micro-Cohorts, and the Transformation of Social Movements”, American

Sociological Review, Vol. 62, n°5, 1997, p. 760-778.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 66

militants à la guérilla. Ou encore Nalan Gurateş, cadre puis chef de la Marksist Leninist

Silahlı Propaganda Birliği (MLSPB - l’Union de la propagande armée marxiste-léniniste)

après l’assassinat de son mari à Adana, que l’on retrouve à Istanbul en 1979 à la tête du

groupe qui assassine des fonctionnaires américains. Si les femmes n’ont pas naturellement

des postes de leadership, elles n’en accèdent pas moins à des postes de cadres dans les

organisations et imposent la fin du maquillage et le remplacement de la jupe par le

pantalon207

.

L’objectif des GOE est, au départ, double : une revendication importante concerne le

système éducatif qu’ils veulent rendre plus démocratique afin qu’il puisse prendre en

charge la massification des entrées à l’université qu’ils souhaitent réformer. L’autre

revendication est plus politique et c’est celle-ci qui prend le pas sur la première à partir des

années 1970. Leur but à long terme est de provoquer la révolution en Turquie en organisant

les masses, les groupes se considérant eux-mêmes comme l’avant-garde du prolétariat. A

court terme, ils tentent de combattre ce qu’ils nomment « la montée du fascisme », de

politiser les classes ouvrières et paysannes et surtout d’accumuler des ressources208

politiques, économiques et symboliques sur les campus et dans les « quartiers libérés » en

vue de cette révolution à venir. Leur opposition à l’Etat n’est donc pas systématique209

, ils

coopèrent avec les pouvoirs publics pour dominer la population des quartiers qu’ils

investissent, c'est-à-dire qu’il n’y a pas de substitution totale à ce dernier. Cependant,

quand la coopération s’arrête ou qu’un conflit s’installe, les autorités font intervenir les

forces de sécurité. Les groupes vont négocier leur implantation avec les autorités étatiques

faiblement présentes qui vont leur déléguer la gestion des quartiers au sein d’espaces qui

sont le plus souvent des quartiers d’immigration rurale récente peuplés de kurdes et

d’alévis. Pour l’extrême gauche ces quartiers sont le symbole de l’aliénation du prolétariat

industriel et répond à sa sensibilité ouvriériste. Dès lors, ils vont assurer la sécurité grâce à

leurs milices contre les militants d’extrême droite. Ils vont également y mettre en place un

système de commune pour gérer les quartiers avec des conseils locaux210

, organiser des

207 UYSAL A., loc. cit., 2009. 208 Chez Oberschall les ressources sont « les stocks hétérogènes d’avoirs, de savoirs, d’images et de faire qui

constituent les munitions de tactiques et les stratégies de lutte », OBERSCHALL A., Social Conflict and Social

Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973, p.28. Contrairement à théorie de la mobilisation des ressources,

nous n’y incluons pas seulement les ressources utilitaires mais également les ressources affectives. 209 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 328. 210 Ibidem.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 67

manifestations culturelles, imposer leur idéologie politique (affiches, slogans, portraits de

martyrs), financer des activités du quartier (écoles, crèches…), gérer l’attribution des

logements qui se fait sur des critères de proximité idéologique et rendre la justice. Ainsi les

groupes révolutionnaires, comme dans les foyers universitaires, homogénéisent la

population et organisent le contrôle social.

Le financement des groupes se fait par la vente des revues auprès des mil itants et des

sympathisants, des cotisations des membres qui mettent en commun leurs bourses d’étude,

d’appels à la « contribution volontaire des citoyens » et de manière illégale via le racket et

les braquages (notamment pour les groupes clandestins armés) appelés « actions de saisie

contre le monopole capitaliste »211

. L’état de siège proclamé en 1979 dans un certain

nombre de provinces limitera les capacités de braquage. Dans les « quartiers libérés » une

pression est exercée sur la population afin qu’elle paye « l’impôt révolutionnaire » dont les

modalités dépendent des spécificités locales.

1.2. La construction d’une identité et le maintien dans le militantisme révolutionnaire

1.2.1. La formation progressive d’un ethos militant

Les organisations développent des modalités de vivre ensemble particulières, ce que

Bourdieu appelle un « style de vie »212

, qui modèlent les comportements individuels au sein

du groupe. Cet aspect est d’autant plus important que les organisations radicales ont un

caractère exclusif et que les militants y passent la part la plus importante de leur temps.

Celles-ci mettent en place des « dispositifs de sensibilisation »213

qui contribuent à

l’apprentissage militant, à l’inculcation des émotions pensées comme nécessaires à la

211 DEV-SOL, Revolutionary Left, brochure non datée, p. 14. 212 « Les styles de vie sont […] les produits systématiques des habitus qui, perçus dans leurs relations mutuelles selon

les schèmes de l’habitus, deviennent des systèmes de signes socialement qualifiés (comme « distingués », « vulgaires »,

etc.). La dialectique des conditions et des habitus est au fondement de l’alchimie qui transforme la distribution du

capital, bilan d’un rapport de forces, en système de différences perçues, de propriétés distinctives, c’est-à-dire en

distribution de capital symbolique, capital légitime, méconnu dans sa vérité objective. », BOURDIEU P., La

distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 192 213 « Ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les militants déploient afin de

susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue »,

TRAÏNI C. & SIMEANT J., « Introduction. Pourquoi et comment sensibiliser à la cause ? », in TRAÏNI C. (dir.),

Émotions... Mobilisation!, Coll. « Académique », Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 13.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 68

poursuite et à la perpétuation de l’action. Ils sont constitués de l’ensemble des attentes, des

manières de voir, de faire, de dire, de tenir son corps ou de l’émouvoir . Cela recouvre dans

le cas étudié ici l’hostilité envers la droite et l’Etat, la fierté de défendre la cause

révolutionnaire ou encore la solidarité avec le peuple. Les dispositifs permettent de

s’approprier la mémoire militante, et notamment celle des militants « martyrs » de 1971, en

renforçant la détermination à prolonger le combat. Ils facilitent le travail de filiation qui étaye les

raisons du militantisme. Les dispositifs produisent donc de l’inculcation, socialisent aux

exigences tactiques de la cause, impliquant travail sur soi et conformation. Ils contribuent à

former une « culture militante », au sens de « toile de significations partagées »214

, propre au

système d’action de la gauche et, plus précisément, propre à chaque groupe. Cette culture

militante enveloppe et structure l’expérience, s’adossant à des évidences socialement

construites et à des stocks de connaissances qui organisent la pensée des groupes et des

individus. Elle modèle, en définissant des visions de la rationalité, des anticipations, des

manières de s’investir, contribue ainsi à fixer des identités215

.

Le corps relève tout particulièrement de ces dispositifs de sensibilisation par le biais

desquels il devient une « construction symbolique »216

permettant l’intégration de

l’individu à la communauté. Les styles vestimentaires sont très codifiés par volonté de

cohésion avec l’idéal révolutionnaire, d’homogénéité interne du groupe et de différenciation

notamment vis-à-vis des militants d’extrême droite. Les militants s’habillent donc « populaire »

et « anti-américain » et portent le plus souvent une parka ou un blouson, un pantalon en

velours et des chaussures de marche. Le port de la moustache est très répandu. Elle se porte

épaisse, « à la Staline » (stalin bıyığı), dépassant sur la lèvre supérieure et fait également

écho à la moustache traditionnellement portée par les alévis217

. Les militants consomment

du tabac turc, écoutent la musique traditionnelle turque et voient le cinéma et le théâtre

« populaire ». Ils s’appellent par le mot « yoldaş » (camarade) ou « militan » (militant -

pour les groupes armés). L’utilisation de normes et de valeurs propres à chaque groupe

avec ses mots de passe, son vocabulaire spécifique fonctionne comme un travail

« d’ordonnancement du monde » et favorise la « constitution d’univers symboliques

214 GEERTZ C., The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973 215 JASPER, The Art of Moral Protest: Culture, Biography, and Creativity in Social Movements, Chicago, University of

Chicago Press, 1999. 216 LE BRETON D., Sociologie du corps, Coll. Que sais-je ?, Paris, PUF, 2008, p. 38. 217 FLICHE B., « Quand cela tient à un cheveu. Pilosité et identité chez les turcs de Strasbourg », Terrain, n°35, 2000,

p. 158.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 69

séparés »218

. Ils doivent en théorie respecter une hygiène de vie stricte, sans consommation

d’alcool et qui, en cas de contravention, donne lieu à une amende ou à une sanction comme

l’obligation de lire et de restituer un texte révolutionnaire devant les autres militants. Le

groupe exerce une pression plus ou moins forte selon l’organisation sur les relations de

couple en instaurant la culture de la grande sœur (bacı kültürü), c'est-à-dire que les femmes

doivent être perçues comme des camarades, des « membres de la famille » et non comme

de possibles compagnes. Mais dans les faits les GOE ont fonctionné comme un « marché

matrimonial »219

. Nombre de militants y ont rencontré leur compagne ou leur compagnon,

soit directement parmi les militants soit parmi les sympathisants qui gravitent autour et

sont dans les réseaux de la gauche turque de l’époque.

Les réseaux dans lesquels est pris l’individu vont ainsi être impactés par les conséquences

de l’entrée dans le militantisme. Plus l’individu évolue dans des réseaux sociaux proches

de l’enjeu protestataire plus il a tendance à orienter ses sphères de vie en lien avec son

engagement politique. En retour, ces sphères de vie, étroitement connectées à l’enjeu de la

protestation, définissent des structures de sens qui permetten t de maintenir l’individu dans

ces réseaux220

. Les sociabilités tissées au cours de la période de militantisme vont

permettre aux militants de se constituer un « capital social » dans le milieu de la gauche

turque. Celui-ci est composé des membres du groupe, des groupes proches et de militants

d’autres organisations du système d’action de la gauche turque rencontrés au gré des

mobilisations. Ce capital social est une ressource pour l’individu qui peut le mobiliser en

fonction des besoins comme lors d’une défection ou lors d’une recherche d’alliance

ponctuelle entre groupes. Les relations au sein du milieu militant vont petit à petit occulter

les relations qui y sont extérieures. Le caractère exclusif de l’engagement radical renforce

par ailleurs ce processus. Certains militants ont ainsi rompu les liens avec d’anciennes

connaissances pour des motifs idéologiques221

.

218 PUDAL B., Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF , Paris, Presses de la FNSP, 1989 219 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 265. 220 PASSY F., « Interactions sociales et imbrications des sphères de vie », in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement

militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 117. 221 GOURISSE B., loc. cit., 2011, p. 47.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 70

1.2.2. Le « bricolage » de la formation idéologique au croisement du formel et de l’informel

La formation des militants au sein des groupes révolutionnaires se fait à la fois par

l’enseignement explicite de la doctrine dont se réclame le groupe mais aussi de manière

plus informelle et symbolique. On peut considérer l’idéologie comme le « schème collectif

d’interprétation du monde […] qui ne devient objet de sociologie que quand on étudie ses

conditions de production et de reproduction, ses moyens de diffusion et d’inculcation »222

.

Elle constitue l’opérateur grâce auquel l’identification au rôle de révolutionnaire « procure

une identité totale »223

. L’engagement révolutionnaire produit ainsi une socialisation de

l’individu dans une contre définition de la réalité c'est-à-dire opposée à la conception des

légitimateurs officiels de la société224

. Cela n’en fait pas pour autant un moteur des

comportements ou de la radicalisation225

mais plutôt un cadre d’interprétation et

d’expérience permettant aux agents d’évoluer avec assurance dans un contexte social. Il

faut voir la formation comme un processus qui s’accompagne d’adaptations aux rôles prescrits

découverts progressivement dans les interactions et les situations affrontées.

L’enseignement de l’idéologie se fait de façon décentralisée et assez artisanale par

manque de ressources : il existe dans les grandes villes des structures de formation comme

des écoles afin d’homogénéiser les pratiques et les positions idéologiques des mili tants par

l’injonction à l’acquisition d’une culture politique (littérature, presse militantes)226

. Elles

sont le lieu du modelage identitaire et de diffusion des normes collectives par le biais de

séminaires réguliers chez les militants, dans les foyers, les libraires et les salons de thé où

sont analysés et débattus des textes marxistes. Les séminaires tenus dans les universités et

les quartiers contrôlés par les organisations sont ouverts au public et sont un espace de

recrutement privilégié. On y lit les théoriciens socialistes classiques (Marx, Engels, Lénine,

Mao, Staline et des militants de 68 comme Çayan)227

. Ces séminaires et débats permettent

aux militants de se situer dans les débats internes à l’extrême gauche internationale et

turque qui se divise sur des points de doctrine précis masquant des rivalités de

222 ANSART P., Les idéologies politiques, Paris, PUF, 1974, p. 11. 223 YON K., loc. cit., 2005, p. 142. 224 BERGER P. & LUCKMAN T., op. cit., 2003, p. 146. 225 COLLOVALD, A. & GAÏTI B., « Questions sur la radicalisation politique », in COLLOVALD, A. & GAÏTI B.

(dirs.), La démocratie aux extrêmes - Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2006, p. 43. 226 PUDAL B., op. cit., 1989

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 71

personnes228

. La radicalisation des militants encouragée par l’enseignement de l’idéologie est

davantage tournée vers le groupe et l’entretien de sa cohésion que vers le reste de la société. En

effet, pour se différencier les groupes ont transformé le langage révolutionnaire en un

jargon technique complexe, se focalisant sur des détails de théorie et des formulations

pointilleuses. L’étude des discussions théoriques des années 1970 montre que l’on es t en

face de ce que Bastide appelle le « bricolage idéologique »229

et la pratique manifeste ainsi

que l’assiduité et l’investissement personnel y sont limités. Comme l’écrit Juhem à propos

des jeunes militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) en France à la même

période, « ils adhèrent moins à un programme idéologique précis qu’ils n’adoptent une

posture contestataire et une patente de radicalité »230

.

L’homogénéisation des visions du monde et des pratiques dans l’organisation va

davantage passer par l’informel et par ce que Braud appelle les « modes d’expression

symboliques » qui sont de trois types : le langage qui véhicule les mythes et génère les

classements (in/out group, « nous/eux »), les objets et les lieux (symboles, photos,

drapeaux, lieux glorieux….) et les comportements et pratiques231

. Les mythes

révolutionnaires comme la révolution bolchévique, la vie de Che Guevara , la martyrologie

et la vénération des militants exécutés (Çayan, Gezmiş et Kaypakkaya), les symboles, les

logos et les chants (l’Internationale) vont participer à ancrer l’individu dans l’engagement

et enrichir sa carrière. Ces éléments participent autant, sinon plus, que la doctrine politique

à construire le « révolutionnaire » comme un idéal, comme un vouloir-être et poussent

l’individu à s’impliquer pleinement dans ce rôle. Les émotions232

jouent dans ce contexte

un rôle central au point que l’on peut parler d’une « économie affectuelle »233

dans le

déploiement de symboles et de passions autour de l’organisation234

et de la cause

227 Dans des traductions ou des abrégés en turc parfois approximatifs qui font circuler la vulgate de façon plus ou moins

légale. 228 SOMMIER I., La violence politique et son deuil : l’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses Universitaires

de Rennes, 1998, p. 44. 229 « Rester dans un univers de référence mais en agençant spécifiquement les topiques des discours [visant] à la

création d’un ensemble homogène, cohérent, neuf mais inscrit dans la tradition », BASTIDE R., « Mémoire collective

et sociologie du bricolage », L’Année sociologique, Vol 21, 1970, p. 65-108. 230 JUHEM P., « Entreprendre en politique. De l'extrême gauche au PS : La professionnalisation politique des

fondateurs de SOS-Racisme », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 133. 231 BRAUD P., L’émotion en politique, Paris, Presses de la FNSP, 1996, pp. 109-111. 232 Les émotions sont « des faits sociaux, activées par un sens commun et des croyances, canalisés par des formes

codées d’expérience », NEVEU E., op. cit., 2011, p. 106. 233 LEFRANC S. & SOMMIER I., « Conclusion. Les émotions et la sociologie des mouvements sociaux », in TRAÏNI

C. (dir.), Émotions... Mobilisation!, Coll. « Académique », Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 292. 234 Pudal a mis en avant cet attachement affectif des militants à l’organisation dans laquelle ils évoluent, voir PUDAL

B., op. cit., 1989

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 72

révolutionnaire. Les symboles mobilisés lors des cérémonies comme le 1er

mai ou lors des

enterrements de militants tués par les groupes d’extrême droite sont autant chargées de

références cognitives qu’émotionnelles. Enfin, il nous faut souligner le rôle indispensable

des « conversations identitaires »235

qui permettent, d’une part l’entretien des sociabilités et

de la camaraderie militante et, d’autre part, la réactivation quotidienne du sentiment

d’appartenance à un groupe élu avec des figures obligées : récits d’anciens combattants,

évocation des traumatismes qui mènent et justifient la révolte.

1.2.3. La constitution d’un capital militant

Les GOE de la gauche radicale vont recourir, pour mener à bien leurs stratégies, à un tout

un éventail de répertoires d’actions236

. Ceux-ci correspondent aux modes d’action

disponibles aux groupes à un moment et dans lieu donnés, et qui contraignent et habilitent

la mobilisation. Ces lieux sont eux-mêmes subjectivement construits (facultés, « quartiers

libérés ») et sont investis de sens237

. En tant que tel, les lieux ménagent un champ d’action,

deviennent des lieux à attaquer ou à défendre, à préserver ou à libérer, ils sont transformés

en enjeu. Les répertoires d’action ne sont cependant pas de simples instruments de contestation

mais ils reflètent aussi les valeurs des activistes, les transferts des formes de contestation d’un

mouvement à l’autre et d’un pays à l’autre avec de fréquentes innovations et des processus

d’apprentissage238

. De plus, les répertoires sont produits à travers des mécanismes relationnels au

cours de longues interactions entre différents acteurs. Ceux-ci y développent des images

socialement construites de la réalité extérieure qui guident leurs motivations et leurs décisions.

235 HUNT, S. A. & BENFORD R. D., “Identity Talk in the Peace and Justice Movement”, Journal of. Contemporary

Ethnography, 22(4), 1994, p. 488-517. 236 « Toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c’est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts

partagés. […] Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où on l’entend dans le théâtre et la

musique, mais qui ressemble plutôt à celui de la commedia dell’arte ou du jazz qu’à celui d’un ensemble classique. On en connaît

plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi. […] Le répertoire en usage dicte l’action collective », TILLY C., La

France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986, pp. 541-542. Nous utilisons ici ce concept car il permet de décrire les

modes d’action des groupes que nous considérons ici mais nous n’ignorons pas les critiques dont il a fait l’objet, voir notamment

OFFERLE.M, « Retour critique sur les répertoires de l'action collective (XVIIIe-XXIe siècles) », Politix, 2008/1, n°81,

p. 181-202. 237 TILLY C., “Spaces of contention”, Mobilization, 2000, 5 (2), p. 153-159, AUYERO J., « L'espace des luttes.

Topographie des mobilisations collectives », Actes de la recherche en sciences sociales, 2005/5, n°160, p. 122-132 et

HMED C., « Des mouvements sociaux « sur une tête d'épingle » ? » Le rôle de l'espace physique dans le processus

contestataire à partir de l'exemple des mobilisations dans les foyers de travailleurs migrants », Politix, 2008/4, n° 84, p.

145-165. 238 DELLA PORTA D., « Mouvements sociaux et violence politique », in CRETTIEZ X. & MUCCHIELLI L. (dirs.) ,

Les violences politiques en Europe, Coll. « Recherches », Paris, La Découverte, 2010 p. 291.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 73

Le choix d’un mode d’action ne se fait donc pas sans prendre en compte le contexte, la

dimension historique, notamment en termes de ressources et d’opportunités, de son usage.

L’emploi répété de ces répertoires d’action par les militants va leur permettre d’acquérir

un « sens pratique »239

qui relève des actions rituelles qui s’apprennent à mesure que

s’approfondit l’engagement et que le militant progresse dans sa carrière. L’action politique

va ainsi lui permettre de se constituer un « capital militant »240

, c'est-à-dire un stock de

connaissances pratiques et cognitives en lien avec le militantisme e t susceptibles d’être

réinvesti en d’autres temps et d’autres lieux pour des causes similaires ou différentes.

Les groupes révolutionnaires turcs ont recours à différents répertoires d’action sur des

terrains variés. On peut distinguer les répertoires violents des répertoires non violents. La

distinction est artificielle car ils se combinent bien souvent dans l’action des groupes mais

elle permet de clarifier l’analyse. Dans les faits, les groupes de la gauche radicale les

mieux organisés comme Dev-Yol et Dev-Sol, fonctionnent par ce qu’ils nomment des

« campagnes », qui sont des plans d’action mobilisant les répertoires violents et non

violents. Elles sont centrées sur un problème en fonction des évènements nationaux ou

locaux et de la situation militaire dans lesquels se trouvent les groupes. En ce qui concerne

le groupe Dev-Sol on peut ainsi citer quelques exemples de campagne :

- « Campagne contre l’impérialisme, la terreur fasciste, le chômage et le cout de la vie » en

juillet-août 1979 à Istanbul : manifestations devant la chambre de commerce,

« réappropriation » de stocks de nourriture et distribution à la population.

- « Campagne contre la torture dans les commissariats et l’oppression policière » en

janvier-février 1980 : attaques de commissariats à Istanbul, saisie d’armes, placardage

d’affiches.

- « Campagne contre les tortionnaires et la terreur fasciste », « punition » de Nihat Erim

(premier ministre pendant le régime militaire de 1971-93) accusé d’être le responsable de

l’exécution des membres de l’ex THKP-C en 1972 »241

.

239 « Le sens pratique oriente des « choix » qui pour n’être pas délibérés n’en sont pas moins systématiques, et qui, sans

être ordonnés et organisés par rapport à une fin, n’en sont pas moins porteurs d’une sorte de finalité rétrospective »,

BOURDIEU P., Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 111. 240 « Incorporé sous formes de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir, il recouvre un

ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intra-partisanes, mis

aussi exportables, convertibles dans d’autres univers, et ainsi susceptibles de faciliter certaines « reconversions » »,

MATONTI F., POUPEAU F., « Le capital militant (1). Engagements improbables, apprentis sages et techniques de lutte

», Actes de la recherche en sciences sociales, n°155, 2004, p. 8. 241 DEV-SOL, op. cit., pp. 7, 9 et 11.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 74

On retrouve dans les répertoires non violents les éléments constitutifs du militantisme

dans l’espace public à savoir le collage/décollage d’affiches, la publication et la vente de

périodiques liés au groupe, l’organisation de débats politiques publics ainsi que de

manifestations anticapitalistes et anti-impérialistes. La plupart des mobilisations ont

cependant lieu au sein des universités : sit-in et boycotts pour protester contre les renvois

d’enseignants et d’étudiants et pour réclamer de meilleures conditions de scolarité. Les

occupations des universités, répertoire importé des campus français après 1968, se

multiplient au cours des années 1970. Elles sont « un moyen à la fois de mettre une

pression externe sur les autorités, mais aussi interne, en tant qu’instrument de mobilisation

de la population et des militants »242

et permettent au groupe de se mettre en scène,

favorisant ainsi les solidarités militantes en renforçant l’intégration. Les foyers investis par

les groupes deviennent presque autonomes de la direction des universités. Ils sont

autogérés par les groupes qui incitent les militants à faire la grève des loyers et à mettre en

commun leurs bourses d’études pour organiser leur gestion, notamment en ce qui concerne

la cantine.

Enfin, l’administration des quartiers occupe une grande part du temps de certains groupes.

En effet, les groupes ayant ces espaces sous contrôle doivent organiser leur

fonctionnement, les développer et prendre en charge la sécurité, la scolarisation, la justice

en leur sein. Ils cherchent également à les homogénéiser, à répartir les logements entre les

habitants et à promouvoir une nouvelle organisation politique en mettant sur pied des

ateliers d’initiation au marxisme pour la population ainsi qu’en tentant de mettre en place

une démocratie locale. Les groupes collectent des ressources et ont la volonté, au cours de

ces campagnes, de recruter de la manière la plus large possible. C’est par la participation à

toutes ces activités que les militants vont gagner de l’expérience, des connaissances et des

compétences qu’ils vont mettre au service du collectif qui leur fournit, à titre individuel, de

la matière pour réinvestir des causes ultérieures. La participation à ces activités maintient

l’engagement dans la carrière car elle est pourvoyeuse de rétributions.

242 PENISSAT É., « Les occupations de locaux dans les années 1960-1970 : Processus sociohistoriques de « réinvention

» d'un mode d'action », Genèses, 2005/2, n° 59, p. 81.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 75

1.2.4. « Réalisation de soi » et rétributions du militantisme

La majorité du temps de l’individu étant passé dans le groupe, au sein de l’université ou

du quartier, avec une collectivisation des biens et des activités, l’engagement génère des

gains de politisation qui fonctionnent en retour comme combustible de l’engagement

militant243

. Cette implication croissante du militant dans le groupe va contribuer à résoudre la

possible tension entre les différentes sphères de vie dans lesquelles il est pris au profit de la

sphère politique au détriment de la sphère étudiante et, dans une moindre mesure, familiale.

Cet aspect permet d’illustrer ce que Goffman appelle le « phénomène d’attachement »,

c'est-à-dire le mécanisme par lequel l’acteur devient épris cognitivement et

émotionnellement de l’image identitaire qu’il a de lui-même et de son entourage244

. Cet

attachement conduit à se surinvestir dans le rôle, renforçant ainsi la carrière militante et

freinant les possibilités de faire machine arrière. C’est donc dans ce cadre que les militants

opèrent ce que Lagroye et Siméant nomment la « réalisation de soi »245

. L’engagement durable

au sein de la même tendance politique peut se corréler à une série continue d’inscriptions

dans des lieux (université, foyer, « quartiers libérés ») et des cercles de socialisation

complémentaires qui se consolident mutuellement. Le maintien de l’attachement repose sur

les deux mécanismes du sacrifice et de l’investissement : plus il a fallu faire de sacrifices pour

entrer dans un groupe et s’y maintenir, plus le coût de la défection est élevé246

. La notion

d’investissement, quant à elle, renvoie à l’existence d’alternatives. Plus les individus sont pris

dans un système qui est le seul à distribuer les récompenses et les coûts, plus ils restent engagés.

L’attachement permet quant à lui de construire de la cohésion. Or, il se trouve que la répression

encourage mécaniquement le développement des organisations exclusives. Face au risque

d’infiltration, d’arrestation et de démantèlement des réseaux militants, les organisations se

coupent progressivement du monde extérieur et se dotent de modèles de conduite stricts, lesquels

débouchent bien souvent sur un isolement propice à la construction de communautés

émotionnelles soudées.

243 HAMIDI C., « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif et rapport au

politique dans des associations locales issues de l'immigration », Revue française de science politique, 2006/1, Vol. 56,

p. 5-25. 244 GOFFMAN E., op. cit., 1961. 245 LAGROYE J. & SIMEANT J., « Gouvernement des humains et légitimation des institutions », in FAVRE P. et al., Être

gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po « Académique », 2003, p. 53. 246 COMBES H. & FILLIEULE O., loc. cit., 2011, p. 1071-1072.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 76

Le militantisme au sein des organisations révolutionnaires est donc pourvoyeur de

rétributions247

. L’engagement produit des gratifications et des contraintes qui n’ont pas

d’existence objective et ne valent qu’en rapport avec la carrière et le contexte dans lesquels

sont pris les acteurs. Les rétributions favorisent le maintien dans le militantisme mais celui -

ci nécessite également la pérennisation des rétributions. C’est ce que Gaxie nomme

« l’effet surgénérateur » : la mobilisation produit « d’autant plus de combustible qu’elle en

consomme davantage »248

. Les rétributions vont ainsi s’accroitre au fur et à mesure de

l’avancement dans la carrière. Elles peuvent être matérielles comme la possibilité de se

nourrir et de se loger offerte par le groupe en échange d’une cotisation ou le don d’une

arme appartenant à l’organisation. Mais elles sont aussi, et peut-être surtout au regard des

faibles ressources matérielles des groupes, symboliques. D’abord, la valorisation de

l’engagement à cette période fournit aux militants un motif de fierté et de distinction

sociale important dans ce contexte. En effet, comme le souligne Ethuin, « se vivre comme

révolutionnaire, c’est souvent vivre en distinction par rapport aux individus de même

condition sociale mais ne partageant pas les idées communistes »249

. Ainsi, au sein de leur

groupe, les militants vont pouvoir obtenir un grade, la responsabilité d’un comité de

quartier ou de campus. Ils vont également, au fur et à mesure des actions menées obtenir la

reconnaissance de leurs pairs.

Pourtant, l’affaiblissement ou l’insuffisance des rétributions peut amener certains

militants à agir250

. Les relations de pouvoir sont assez fluides au sein des groupes malgré

l’existence d’une hiérarchie qui reste moins marquée qu’au sein de l’extrême droite. Pour

reprendre les termes d’Hirschman, voice et exit251

sont relativement aisés et peu coûteux

lorsqu’il s’agit de quitter le groupe pour un autre ou pour en créer un. On peut donc parler

d’un phénomène de nomadisme militant conduisant certains à se trouver

247 La notion de rétribution renvoie à du « matériel » et à du « symbolique » et recouvre donc des éléments très

hétérogènes : « l’attachement à la cause, la satisfaction de défendre des idées, constituent ainsi des mécanismes de

rétribution de l’activité politique au même titre que la rémunération financière ou l’obtention d’un emploi », GAXIE

D., loc. cit., 1977, p.125. 248 GAXIE D., loc. cit., 1977, p.140. 249 ETHUIN N., « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Les écoles du PCF (1970–1990) », Politix, Vol. 16,

n°63, 2003, p. 168. 250 Le caractère scissipare de la gauche turque précédemment décrit mériterait une étude approfondie mais on peut, en

ce qui concerne, l’étude des parcours individuels suivre Gaxie quand il explique que les scissions peuvent s’expliquer

par la volonté de certains militants, au-delà des motifs idéologiques avancés, d’améliorer leurs chances et d’augmenter

les gratifications retirées de leur activité, GAXIE D., loc. cit., 1977, p.142. 251 HIRSCHMAN A. O., Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Editions de l’ULB, Bruxelles, 1995 [1970].

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 77

multipositionnés252

notamment dans un syndicat et un GOE en ce qui concerne les jeunes

ouvriers253

. Les liens amicaux ne sont que rarement affectés par ce type de comportement

très courant. Cela dépend cependant de la situation dans laquelle se trouve le groupe le

moment venu ; s’il est majoritaire, en forte concurrence avec d’autres groupes ou sous la

pression de l’extrême droite. Les organisations n’ont d’ailleurs pas de moyens de contrôle

serrés sur les militants qui ont dès lors la possibilité de jouer de cette faiblesse pour

s’autonomiser du groupe d’origine. Il est par contre beaucoup plus difficile de se

désengager totalement du militantisme sous peine d’être considéré comme un « traitre ». Le

désengagement s’avère en effet très couteux et signifie changer de foyer, renoncer à

certaines ressources et couper les liens avec un certain nombre de relations proches.

D’autant que la reconversion des ressources acquises, la possibilité de renouer avec des

réseaux de sociabilité alternatifs et le degré de légitimité sociale de la défection254

rendent

difficiles la réinsertion ultérieure dans d’autres sphères du fait des clivages politiques dans

lesquels évoluent les jeunes militants, que ce soit sur les campus ou dans les quartiers

périphériques.

2. La pratique individuelle de la violence dans un contexte de légitimation des activités violentes et illégales

Les formes de militantisme illégales et violentes sont à placer dans un continuum avec les

actions militantes « classiques » car elles en sont difficilement isolables. La plupart des

militants de la gauche révolutionnaire découvrent la violence sur les campus et dans les

quartiers au cours des années 1970. Quelques-uns seulement l’ont connue avant le coup

d’Etat de 1971. Le nombre d’organisations recourant à des pratiques illégales et violentes

au cours des années 1970 augmente fortement255

du fait de la légitimation dont ces

252 Par ce terme nous entendons “l’appartenance à plusieurs structures militants ainsi que les phénomèn es de

reconversion militante », COMBES H., « Des militants par intermittence ? Le Parti de la révolution démocratique au

Mexique (1989-2000) », Critique internationale, 2006/1, n° 30, p. 147. 253 Cette situation illustre la faiblesse des frontières au sein du système d’action de la gauche turque des années 1970.

Une coordination ponctuelle des actions a pu exister entre les organisations du système d’action de la gauche turque au

cours des années 1970. Par exemple lors des grèves de janvier à avril 1980 à Is tanbul les GOE et les syndicats

occupent les usines en opposition au plan négocié par le gouvernement avec le FMI pour faire face à la crise. 254 FILLIEULE O., « Désengagement », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des

mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 185. 255 Dans les années 1960 trois organisations principales organisent la violence et les guérillas urbaines et rurales : le

THKO de Gezmiş débutant ses actions en 1970 sur la théorie guévariste du foco rural, le THKP-C de Çayan, inspiré des

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 78

pratiques font l’objet et de la concurrence accrue entre organisations engagées dans une

stratégie d’escalade pour l’accumulation des ressources. Pourtant, il nous faut relativiser,

dans la perspective de l’étude des carrières, l’emploi de la violence par les militants pris

individuellement.

2.1. La légitimation de la violence politique

Sans aller jusqu’à parler avec Vaner d’une « culture politique violente en Turquie »256

, il

est clair que la violence politique est envisagée comme un agir politique légitime par une

pluralité d’acteurs (extrême droite, extrême gauche, islamistes) depuis la fin des années

1960. Tous les groupes sont en effet convaincus de vivre dans une période révolutionnaire

et que la violence est à l’ordre du jour. Cependant, l’idée de la légitimité de la violence

dans l’accès au pouvoir n’éclot pas à cette période. Bozarslan souligne en effet que la

violence a pu être une arme légitime de la conquête du pouvoir en Turquie depuis la

révolution des Jeunes Turcs de 1908257

. De plus, le caractère révolutionnaire du kémalisme

revendique la violence auto-légitimée car fondatrice258

du régime républicain. C’est en

partie cette vision de la révolution qui a influencé le passage à la lutte armée de plusieurs

groupes dans les années 1960 alors que le kémalisme imprègne encore fortement

l’idéologie de gauche259

. Une part importante des activités des organisations violentes des

années 1970 sera de légitimer leur réappropriation de l’héritage de ces groupes. De l’autre

côté, l’Etat entretient un rapport historique à la violence et à la répression, comme lors des

révoltes kurdes au début de la République en 1925 et 1938 ou lors des mouvements sociaux

comme lors des grèves de Zonguldak en 1965. Cette légitimation du recours à la violence

politique va se trouver renforcé à l’extrême gauche par l’idéologie de la révolution

violente, notamment sous l’influence de théoriciens comme Marighella pour la guérilla

urbaine et Guevara pour la guérilla rurale, dite foco. La violence est alors envisagée comme

Tupamaros uruguayens et de l’avant-garde populaire révolutionnaire brésilienne, lance une guérilla urbaine à partir de

1970 et le TKPLM-TIKKO de Kaypakkaya crée en 1972. 256 VANER S., loc. cit., 1984, p. 85.

BOZARSLAN H., op. cit., 2008, p. 5. 258 Les Jeunes Turcs sont un groupe d’officiers qui renversent le Sultan et instaurent un régime militaire autoritaire en

1908, BOZARSLAN H., « Structures de pouvoir, coercition et violence », in VANER S. (dir.), La Turquie, Paris,

Fayard-CERI, 2005, p.235. 259 Comme les groupes de l’extrême gauche italienne revendiquaient l’héritage de la résistance antifasciste au cours des

années 1970, SOMMIER I., « La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas de l'extrême-gauche

italienne, 1969-1974 », Politix. Vol. 5, n°17, 1992. p. 86-103.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 79

une nécessité historique. Dev Sol par exemple revendique la théorie de la « guerre

révolutionnaire combinée » associant guérilla rurale et urbaine260

.

Dans la pratique, l’emploi de la violence se trouve légitimé de deux manières : par le biais

de justifications normatives d’une part et de justifications instrumentales d’autre part. Les

justifications normatives sont d’ordre idéologique et éthique. Les militants des groupes

armés partagent un imaginaire guerrier repérables par deux éléments : l’idée de constituer

l’avant-garde de la révolution ; une foi dans un changement radical qui implique une étroite

imbrication entre les fins politiques et les moyens militaires, où par conséquent la violence

joue un rôle moteur. Dans la logique qui préside à l’emploi de la violence dans les années

1970, les groupes de la gauche radicale sont imprégnés de la théorie du cycle

« action/répression/mobilisation » visant à créer une mobilisation émotionnelle face à la

répression en révélant la nature « fasciste » du pouvoir et entrainant le soulèvement général

menant à la révolution261

. L’importance du capital physique, la spécialisation des rôles

guerriers et la valorisation du courage, de la virilité et de la force physique ainsi que du

sens du défi dans une ambiance de camaraderie joue également un rôle important.

Les justifications instrumentales recouvrent l’idée de l’efficacité historique de l’emploi de

la violence comme une modalité ordinaire de l’engagement. La crainte d’une fascisation du

pays et d’un coup d’Etat qui devient inévitable dès le début de l’année 1980262

tend à

accréditer cette idée. Dans l’action, la violence est systématiquement justifiée auprès de la

population et des autorités par un tract expliquant les motivations de l’acte comme le font

nombre de groupes d’Europe Occidentale à la même période, tels les Brigades Rouges ou

Action Directe. La violence fournit donc des justifications à l’action et facilite son emploi

pour des militants qui, pour la plupart, n’y ont jamais eu recours avant leur entrée dans les

groupes révolutionnaires.

2.2. Organisation et pratique de la violence dans les organisations de la gauche radicale

L’explication de la violence politique a fait l’objet de nombre de spéculations et d’un

nombre important de travaux de recherche. Une partie de cette littérature est largement

260 DEV-SOL, op. cit., p. 25. 261 BRAUD P., Violences politiques, Coll. Points Essais, Paris, Seuil, 2004, p. 85. 262 SOMMIER I., op.cit., 2008, p. 13.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 80

controversée en raison de ses penchants à la traduire en termes d’irrationalité,

d’agressivité, voire de génétique et d’atavisme263

. Nous défendrons ici « l’hypothèse de

continuité »264

, pour rependre les termes de Dobry, c'est-à-dire l’idée selon laquelle il est

important de considérer que les frontières ne sont pas étanches entre action violente et non

violente et que des va et vient s’opèrent entre les deux dans la pratique militante. Le cas

des militants des organisations révolutionnaires turques des années 1970, hormis celui les

groupes armés, procède davantage d’un passage ponctuel à des actions violentes dans

lequel le hasard joue un rôle important265

. Ces militants sont plus susceptibles d’avoir

recours à la violence mais n’y sont pas prédestinés. Le passage à l’acte s’inscrit donc dans

la continuité du processus de radicalisation dans une période de routinisation de l’emploi

de la violence comme modalité d’action politique.

Cependant, son emploi n’est pas anarchique et aveugle. La violence a pris naissance dans

le sillage d’une contestation politique et elle s’est peu à peu articulée aux dynamiques

conflictuelles qui existaient déjà. L’idéologie joue un rôle peu important car la prédation

des ressources (économiques, symboliques, politiques) est le véritable enjeu de la lutte

dans le cadre d’une violence « intime », c'est-à-dire de proximité. Les affrontements ne

sont pas totalement communautaires même si on y retrouve les clivages religieux et

ethnique révélateurs de la très forte fragmentation locale. Comme l’a montré Gourisse, les

activités violentes apparaissent dans des configurations locales spécifiques aux rapports de

force politiques, notamment sur les campus et dans les « quartiers libérés »266

. La violence

est le plus souvent contextuelle, c’est à dire fruit de rencontres fortuites et d’interactions

quotidiennes entre groupes opposés. Elle mobilise un faible niveau de ressources et se

trouve très localisée. Elle prend la forme d’altercation à la sortie des lycées ou des

universités, des attaques de colleurs d’affiches et des coups de feu en lisière des quartiers

contrôlés par les groupes. La violence peut être considérée comme une pratique de

domination et de contestation, d’organisation et de désorganisation et comme une menace à

l’ordre établi ainsi qu’une concurrence directe au monopole de l’Etat. Celui-ci, au moins

jusqu’en 1979, est relativement peu impliqué dans les incidents qui sont des affrontements

263 BOZARSLAN H., op. cit., 2008, pp. 9-10. 264 DOBRY M., op. cit., 2009 [1986], p. 1. 265 SOMMIER I., « Une expérience « incommunicable » ? Les ex-militants d’extrême gauche en France et en Italie », in

FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 180. 266 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 43.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 81

entre gauche et droite267

. A gauche, l’emploi de la violence est rendu nécessaire dans de

nombreux cas par la pression exercée par les militants du MHP qui obligeaient à une lutte

de défense. Les répertoires d’action violents sont donc des coproductions évolutives entre

les acteurs impliqués268

.

La majorité des militants n’ont utilisé la violence que de manière très épisodique au gré

des sollicitations. Ainsi, Crettiez souligne qu’on n’entre pas soudainement dans la pratique

de la violence mais que l’on « y pénètre lentement, porteur de certains déterminismes mais

confronté à une histoire singulière, à des interactions décisives, à des rencontres

importantes qui conduisent l’acteur vers un engagement non questionné »269

. De nombreux

militants font l’expérience de l’activité illégale mais finalement peu entrent dans la

clandestinité pendant leur militantisme en dehors des quelques groupes armés et des

cellules spéciales. Ces quelques groupes ne représentent que quelques centaines

d’individus sur les milliers de membres des organisations révolutionnaires sur la période.

Par ailleurs, l’expérience de la clandestinité se fait davantage après le coup d’Eta t pour se

sauver de la répression. Les compétences illégales comme le maniement des armes ne

seront actualisées après 1983 que dans une minorité de cas et ne constituent pas une

variable discriminante.

La pratique de la violence comporte une double dimension : une jouant sur l’identité

collective, l’autre étant psycho-individuelle270

. L’expérience du combat devient

« l’instrument de construction du collectif et forge ce que l’on peut appeler une

« communauté émotionnelle »271

. La violence, cultivée par un mode de vie en bande272

,

participe à la cohésion du groupe. Elle produit de l’attachement à l’organisation.

L’organisation des activités violentes est cependant assez faible. Il faut ici distinguer les

actions menées par les groupes armés et celles menées par les GOE. Les premiers, à propos

desquels nous disposons de peu d’informations, sont mieux équipés et plus entrainés. Un

267 UYSAL A., « Organisation du maintien de l’ordre et répression policière en Turquie », in DELLA PORTA D. &

FILLIEULE O. (dirs.), Police et manifestants. Maintien de l'ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po,

2006, p. 261. 268 FILLIEULE O. & DELLA PORTA D., « Introduction - Variations de contexte et contrôle des mouvements collectifs

», in DELLA PORTA D. & FILLIEULE O. (dirs.), Police et manifestants. Maintien de l'ordre et gestion des conflits ,

Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 17-40. 269 CRETTIEZ X., « « High Risk Activism » : Essai sur le processus de radicalisation violente » (seconde partie) »,

Pôle Sud, 2011/2, n° 35, p. 103. 270 SOMMIER I., op. cit., 1998, pp. 61-63. 271 SOMMIER I., op.cit., 2008, pp. 72-73. 272 YON K., loc. cit., 2005, p. 150.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 82

petit nombre ont été formés dans les camps palestiniens du Liban273

, évoluant en groupes

restreints dans les régions rurales pour la plupart ou en milieu urbain en tant que branches

armées des GOE. Ils pratiquent les enlèvements pour obtenir des rançons, les assassinats

ciblés et les braquages pour se financer. Ces groupes, comme le MLSPB, les Savaşcılar ou

les Acilciler, sont cependant activement recherchés et rapidement détruits par les forces de

sécurité et éprouvent des difficultés à se pérenniser et à recruter. La majorité des militants

des GOE pratiquent quant à eux des bagarres, des attaques de foyers et de locaux du MHP,

des sabotages, des mitraillages de cafés « ennemis » visant à permettre le contrôle d’un

lieu, à faire une démonstration de force et à montrer sa main mise sur un espace contrôlé.

Pour l’essentiel, les camps d’entraînement se trouvent dans les villes elles-mêmes. La

gauche ne dispose pas des camps d’entrainement en campagne du MHP et doit composer

avec les espaces qu’elle contrôle. Les militants s’entrainent au sein d’associations créées

sous un label culturel et sportif. Le « karaté » et le « judo » ainsi que le tir deviennent les

sports les plus répandus de ces années274

. Les militants mutualisent leur bourse d’étude

fournie par l’Etat pour acheter quelques armes275

. L’environnement organisationnel dans

lequel évoluent les militants vise ainsi à la « formation d’un habitus militant violent »276

qui relève davantage dans les faits du bricolage et non de l’organisation terroriste

tentaculaire souvent décrite à l’époque.

Au niveau des carrières individuelles, Della Porta avance deux types de

facteurs277

explicatifs dans le passage à la violence: les facteurs « facilitateurs » qui sont

l’expérience antérieure de la violence et la dévotion aux amis et au groupe. Le passage par

un service d’ordre chez certains militants, qui est déjà en soi un début de spécialisation

militante, façonne des dispositions utiles à l’action violente et permet d’établir les rôles

sociaux de chacun, de s’approprier les feeling rules, c'est-à-dire « des normes partagées

concernant les sentiments et émotions appropriés/congruents et confère un « style

émotionnel » particulier au groupe »278

. Les facteurs « précipitants » sont la solidarité avec

un ami arrêté ou la réaction à la mort de militants. Ainsi, les actions de représailles à la

273 Certains des groupes des années 1960 avaient des contacts importants avec les groupes palestiniens (notamment le

THKO de Gezmiş) et y ont fait des stages d’entrainement militaire. Dev-Sol développera des contacts avec le FPLP de

Georges Habache dans les années 1970, BILLION D. loc. cit., 2001, p. 1308. 274 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, p. 191. 275 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 181. 276 CRETTIEZ X., loc. cit., 2011 (b), p. 105. 277 DELLA PORTA D., Social Movements, Political Violence and the State, Cambridge, Cambridge University Press,

1995, p. 95.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 83

suite des attaques des militants d’extrême droite vont devenir courantes et c’est dans ce

contexte que la plupart des militants auront recours à des activités violentes. On observe

ainsi une dimension propédeutique des affrontements de rue pour ces jeunes militants.

Dans les « quartiers libérés », l’apprentissage de la violence se fait par la pratique des tours

de garde au cours desquels les militants se voient confier une arme et sont chargés de s’en

servir en cas d’attaque des militants de droite. La plupart apprennent dans le feu de l’action

et les groupes considèrent cette mission comme un des éléments de la disciplinarisation des

nouvelles recrues279

. La gestion de la violence au cours des manifestations posera parfois

problème lors des provocations de la police et des débordements de certains groupes. Les

mobilisations dégénèrent très souvent en violence parfois sanglante280

. La pratique

effective de la violence au sein des GOE est relativement limitée et circonscrite aux

bagarres et aux affrontements ponctuels du fait du manque de formation et surtout de

moyens. Mais elle marquera durablement les militants, notamment lors de la mort de

camarade abattus par les militants d’extrême droite ou les forces de l’ordre. L’évènement

produit un effet socialisateur à la fois sur le temps court en étant pourvoyeur de

compétence et sur le temps long en fournissant une expérience politique281

. Enfin, certains

militants seront blessés lors des actions. Ces blessures jouent un rôle important et utile

dans l’entretien du militantisme et vaut au militant qui les reçoit la reconnaissance de ses

pairs et atteste de son engagement dans le groupe en se mettant physiquement en danger

pour la cause, ce qui, au final, constitue davantage une rétribution qu’un coût. La violence

est donc un « mécanisme surgénérateur de la loyauté au groupe »282

par son caractère

performatif affirmant le danger que représente le camp opposé et confirmant le besoin

d’engagement.

LA QUESTION DES VICTIMES

La violence au cours des années 1970 en Turquie a fait un nombre de victimes beaucoup

plus élevé que dans les pays d’Europe Occidentale, elles aussi confrontées à la même

278 SOMMIER I., op.cit., 2008, pp. 72-73. 279 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 257. 280 En témoigne le défilé du 1er mai 1977 à Istanbul qui fera 34 morts parmi les participants suite à une panique

provoquée par des tirs venant des toits surplombant la place Taksim. L’origine en est toujours inconnue même si de

forts soupçons pèsent sur les forces de sécurité et les militants de l’extrême droite. 281 IHL O., loc. cit., 2002. 282 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 481.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 84

période à la violence des groupes d’extrême gauche et d’extrême droite, notamment en

Italie. Les chiffres, fautes de sources ou de sources fiables, sont difficiles à établir283

. Selon

le recensement effectué par Gourisse, on compte 2555 morts lors d’affrontements entre

groupes opposés ou avec les forces de l’ordre entre janvier 1977 et décembre 1979284

. La

moyenne du nombre de morts mensuels passe de 18 en 1977 à 194 en 1980 et, à partir de

juillet 1980, à au moins 10 morts par jour principalement à Istanbul, Ankara et dans les

régions du Sud-est. Il faut tenir compte de l’action des groupes indépendantistes kurdes en

lutte contre l’Etat et entre eux (PKK (Partiya Karkerên Kurdistan - Parti des travailleurs

du Kurdistan) et KUK (Kurdistan Ulusal Kurtuluş - Libération Nationale du Kurdistan) et

du Nord-est où les groupes de gauche affrontent principalement les forces de l’ordre. On

dénombre 62 morts parmi les forces de l’ordre de janvier 1977 à décembre 1979285

. Le

débordement de la violence s’observe hors des campus et des milieux étudiants et

l’extension de la mobilisation se constate par le fait que la part des étudiants dans les

victimes des violences diminue à mesure que la violence s’accroit dans la société turque:

ils représentent 82% du total des victimes en janvier 1977 mais ne sont plus que 13,22% en

décembre 1979286

.

3. Faire l’expérience de la répression : la violence policière avant 1980

Le recours à la violence des organisations de la gauche révolutionnaire au cours des

années 1970 a entraîné une réplique du régime et des forces de sécurité avant le coup

d’Etat. Certains militants ont donc développé une expérience de la violence d’Etat et de la

répression avant celui-ci.

La violence des autorités a pris deux aspects : une violence symbolique et le recours à la

violence physique. L’emploi de la violence symbolique s’est orienté sur les discours

véhéments tenus par les responsables politiques à l’encontre de la gauche turque et,

particulièrement, à l’encontre de la jeunesse estudiantine qui la composait. Lors des

283 Le chiffre demeure débattu. Vaner annonce le chiffre de 5 000 tués sur la période 1974 -1980, chiffre qui, en dépit de

la difficulté d’obtenir un compte exact, semble le plus plausible, cité in VANER S., loc. cit., 1984, p. 81. 284 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 427. 285 Ibid., p. 470. 286 Ibidem.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 85

gouvernements dits de Front nationaliste regroupant l’Adalet Partisi (Parti de la Justice,

droite conservatrice, dirigé par Suleyman Demirel) et le MHP, les condamnations et

menaces ont été les plus violentes. Mais la violence ne s’est pas exprimée que dans les

discours. Lors de ces deux gouvernements de 1977 et de 1978-1979287

des professeurs de

gauche sont mutés et des étudiants de gauche sont renvoyés ou n’ont pas la possibilité

d’obtenir leur diplôme. Ces dispositions ont entrainés des manifestations, des boycotts dans

les universités ont contribué à l’élargissement du recrutement des organisations et ont

favorisé les rapprochements entre mobilisation étudiante et enseignante.

Les militants sont également confrontés à l’utilisation de la violence physique à leur

encontre. Le pouvoir politique réprime la contestation de rue par la répression policière,

prévisible car systématique, ce qui accroit le cout de la mobilisation. La violence policière

est d’autant plus dure dans les régimes autoritaires qu’elle est intimement liée aux

pratiques de la police et à l’appréhension des opposants perçus comme dangereux et

violents. Une police spécialisée dans la gestion des manifestations, la Çevik Kuvvet (Forces

d’intervention rapide), émerge avec le mouvement ouvrier de Zonguldak en 1965288

. Ses

unités sont largement politisées dans les années 1970 et fortement noyautées par le MHP

qui réprime et provoque les militants de gauche avec beaucoup de violence289

. Au cours des

manifestations les altercations avec les forces de l’ordre sont nombreuses comme lors des

manifestations du 1er

mai 1977 ou lors des grèves de 1980 à Istanbul et à Izmir. Les

affrontements avec les forces de l’ordre ont également lieu dans les « quartiers libérés »

quand la police tente de les reprendre290

. Lors des grandes mobilisations sur les campus les

forces de l’ordre interviennent sur demande des recteurs. Ainsi, de mai à septembre 1975

sur le campus d’ODTÜ (Orta Doğu Teknik Üniversitesi – Université Technique du Moyen

Orient), lors du boycott des cours, on compte près de 2500 gendarmes pour 9000 étudiants.

La militarisation de l’espace universitaire facilite la dispersion de manifestations, les

renvois d’étudiants, les gardes à vue et les pressions291

. Les actions menées par les

organisations clandestines armées amènent aussi à des combats avec les forces de l’ordre

287 Voir en annexe 1 la chronologie des gouvernements sur la période 1973-1980. 288 UYSAL A., loc. cit., 2006, p. 263. 289 Ibid., p. 266. 290 Ainsi la « reconquête [par les forces de l’ordre] du quartier Ümraniye à Istanbul en septembre 1977 fait 5 morts, 147

blessés et voit 138 personnes mises en garde à vue, GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 328. 291 Ibid., p. 356.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 86

lors de braquages ou d’opérations de la police pour mettre fin à leurs activités. Certains

militants sont alors capturés et d’autres abattus.

Cette pratique répressive du pouvoir va avoir un effet important sur les carrières

militantes car, comme le souligne Pudal, les expériences militantes jouent fortement dans

la formation des militants à faibles ressources292

. Beaucoup de militants ont connu, entre

1974 et 1980, plusieurs arrestations et gardes à vue suite à des bagarres, des évacuations de

campus, lors de manifestations réprimées ou lors d’arrestations ciblées et ont été

condamnés à de la prison pour quelques jours ou semaines. Au cours des gardes à vue et

des périodes de détention les violences et les tortures sont très fréquentes. Ces courts

séjours en prison ont eu tendance à radicaliser les individus. Subir cette forme de violence

a constitué un important vecteur d’intégration au groupe qui fonctionne sur une

martyrologie et entretient les loyautés. Etre réprimé par l’Etat fasciste est considéré comme

faisant partie du chemin du révolutionnaire. Si des hésitations ont pu se faire jour par la

violence des conditions de garde à vue ou de détention, les membres du groupe présents

avec le militant insistent sur le maintien dans le militantisme. De plus, les nouvelles

relations liées et la camaraderie entretenue au sein de la prison aident les militants à tenir.

Enfin, cette pratique répressive va avoir des effets inverses à ceux espérés. Certains

militants ayant déjà été arrêtés par la passé et étant activement recherchés vont être poussés

à rejoindre la clandestinité et ce sont eux qui vont rejoindre en majorité les groupes armés

chargés des opérations les plus meurtrières. Ainsi donc, la répression policière de la

seconde moitié des années 1970 a le plus souvent comme effet de radicaliser les militants

qu’elle frappe.

Enfin, la répression se trouve réinvestie comme une ressource au sein des groupes

révolutionnaires. Comme le montre Sommier elle peut fournir une ressource identitaire en

fixant un destin commun et en clarifiant les motivations. Elle peut aussi être une ressource

organisationnelle en poussant les groupes à mieux s’y préparer. Elle a une vertu

pédagogique par sa fonction d’affirmation d’une altérité radicale293

. Dès sa sortie de prison

le militant retourne dans son milieu et cette expérience génère une haine et une rancœur

supplémentaire envers les forces de l’ordre « fascistes ». Il ne s’agit donc pas selon nous de

se demander si, de manière générale, la répression produit un sursaut ou au contraire une

292 PUDAL B., op. cit., 1989 293 SOMMIER I., op. cit., 1998, p. 78.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 87

inflexion de l’engagement militant mais de considérer la diversité des situations et la

diversité des contextes répressifs entrainant des attitudes et des comportements variables.

Si dans ces situations la répression peut provoquer un crescendo dans la mobilisation, la

répression militaire qui suivra le coup d’Etat arrêtera net certains individus dans leurs

trajectoires par la compression des opportunités, le coût exorbitant de l’engagement pour

de faibles espoirs de réussite et par une poursuite de la violence envers les militants

d’extrême gauche jamais atteinte.

Au terme de ce chapitre, on voit donc que la radicalité ne préexiste pas à l’engagement

révolutionnaire mais que celle-ci se construit au fil du déroulement non linéaire de la

carrière militante et de son intrication avec le contexte dans lequel évoluent les acteurs. La

carrière radicale est donc un processus au cours duquel l’individu va se familiariser avec

l’organisation qu’il a investie et durant laquelle il va en recevoir rétributions et contraintes

tout en ayant la possibilité de jouer au sein de celle-ci. Il en va de même en ce qui concerne

la pratique et le vécu de la violence politique qui, à l’étude, se révèle être un processus

complexe et erratique qui ne présente qu’une facette de l’engagement. Le déroulement des

carrières au cours de la période 1975-1980 est donc marqué par un investissement profond

dans la cause de la part des militants. Le coup d’Etat du 12 septembre 1980 viendra , par

une violente répression, mettre un coup d’arrêt au développement du militantisme radical et

de la violence politique qui lui est liée.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 88

Chapitre 4 : Le coup d’Etat de 1980 : l’expérience de la répression et de la

détention

« Tout révolutionnaire court le risque d’être, un

jour, arrêté et condamné à de nombreuses années de

détention. Son combat n’en sera pas pour autant

terminé ; l’expérience de la prison sera un

enrichissement et, en prison toujours, il devra

continuer la lutte »294

.

Le coup d’Etat militaire qui survient le 12 septembre 1980 marque un coup d’arrêt dans le

développement de la violence. En effet, une fois au pouvoir, et ce jusqu ’en 1983, les

militaires vont déclencher une vaste campagne de répression, c'est-à-dire la mise en place

d’actions destinées à entraver l’action des acteurs295

, à l’encontre de tous les mouvements

radicaux, et principalement de la gauche. L’objet de ce chapitre est d’explorer les

conditions et les conséquences de la répression sur le système politique et les organisations

de gauche dans un premier temps et sur les carrières des militants dans un second temps.

L’hypothèse qui sous-tend ce chapitre est que la répression va amener une profonde

recomposition du système politique et qu’au sein de cet environnement transfiguré les

militants vont connaitre un important bouleversement de leur carrière personnelle et

militante qu’ils vont s’efforcer de gérer de façon à en limiter l’impact.

1. Les conséquences structurelles du coup d’Etat et la recomposition du champ politique et militant

Le coup d’Etat de 1980 a entraîné une profonde recomposition du régime politique, et par

conséquent des champs politique et militant. Mais il a aussi eu pour conséquence une

féroce répression des militants de la gauche radicale et provoqué de profondes ruptures

dans leurs carrières.

294 MARIGHELLA C., Manuel de guérilla urbaine, p. 12. 295 TILLY C. & TARROW S., op. cit., 2008, p. 353

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 89

1.1. Le coup d’Etat du 12 septembre et la construction du « régime sécuritaire »

Dès le début de l’année 1980, un nouveau coup d’Etat militaire296

semble inévitable pour

enrayer le développement de la violence politique. La violence politique gagne au cours de

cette année, un niveau critique. Pourtant, « le coup d’Etat n’est pas le produit de la

violence mais celle-ci fonctionne comme condition de la possibilité du coup »297

. En effet,

le coup d’Etat survient à l’issue d’un « long processus de dramatisation »298

. Les militaires

le préparent depuis l’été 1979 mais attendent que la violence atteigne un point critique pour

garantir la légitimité de leur putsch et de leur politique de retour à l’ordre afin d’arriver en

pacificateurs et réconciliateurs. Ils s’emploieront ensuite à légitimer leur intervention par

les interventions télévisées répétées du général Evren dénonçant le « spectre du désordre et

du chaos » et mobilisant abondamment la théorie de l’ennemi intérieur299

qui deviendra un

des piliers et du régime qu’ils mettront en place. Les Etats-Unis accordent leur soutien300

au putsch et l’Union Européenne exercera de faibles pressions pendant toute la durée du

régime militaire301

.

Les militaires prennent comme prétexte une manifestation islamiste à Konya réclamant la

mise en place d’un régime islamique sous l’influence de la révolution iranienne de 1979302

pour prendre le pouvoir le 12 septembre en vertu de la loi303

et de leur intime conviction

d’être les « gardiens de l’Etat ». Les militaires putschistes ne sont plus, comme en 1960, de

296 Selon la définition apportée par Tilly et Tarrow : « un groupe d’officiers se met à la tête d’une partie des troupes

pour s’emparer des bâtiments publics, démettre les dirigeants politiques et prendre en main l’appareil d’Etat en

invoquant des motivations patriotiques et en promettant de rétablir l’ordre », Ibid., p. 93. 297 GOURISSE B., op. cit., p. 527. 298 INSEL A., « Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », in DABENE O., GEISSER V., MASSARDIER G.

(dirs.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle. Convergences Nord -Sud, Coll.

Recherches, Paris, La Découverte, 2008, p. 137. 299 « [L’ennemi intérieur] est à la fois une figure de l’indétermination dont les contours sont flous et une figure qui est

souvent captée grâce à une construction métaphorique de cet « intérieur » dans lequel il est censé agir. L’ennemi

intérieur est une production discursive, une production d’un ou plusieurs locuteurs qui s’expriment à partir d’espaces

sociaux et institutionnels différents. […] La tâche primordiale du politique consiste à créer la catégorie « ennemi »

pour, ensuite, le nommer, c’est-à-dire le démasquer pour l’identifier : bref, le construire », CEYHAN A. & PERIES G.,

« Introduction. L'ennemi intérieur: une construction discursive et politique », Cultures & Conflits, n°43, 2001. 300 DORRONSORO G., Que veut la Turquie ? Ambition et stratégies internationales, Coll. Mondes et nations, Paris,

Autrement, 2009, p. 60. 301 DAGI I. D., “Democratic Transition in Turkey, 1980 -83: The Impact of European Diplomacy”, Middle Eastern

Studies, Vol. 32, No. 2, 1996, pp. 124-141 302 La décennie 1970 voit le développement de l’islam politique en Turquie sous la direction de son leader

charismatique, Necmettin Erbakan, fondateur de multiples partis islamistes régulièrement interdits par la Cour

constitutionnelle de Turquie. 303 L’article 35 de la loi n°211 du 4 janvier 1961 relative au service interne des forces armées turques attribue des fonctions

extramilitaires à l’armée. Cet article fut souvent interprété de façon large en sorte qu’il fournit une sorte de légitimité à de

nombreuses interventions militaires.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 90

jeunes officiers réformateurs, il s’agit là des chefs d’état major du Conseil de Sécurité

Nationale (CNS), c'est-à-dire du sommet de la hiérarchie militaire304

. Le 14 septembre, le

général Evren devient officiellement chef de l’Etat, le CNS nomme le 21 un gouvernement

sous la direction de l’amiral à la retraite Bülent Ulusu . Ce gouvernement ne comporte

aucun ex-politicien car ils sont alors tous emprisonnés.

Les militaires sont proches des idées de la droite radicale mais non directement connectés

à elle. Ils se montrent davantage réactionnaires et anticommunistes, partisans d’un

kémalisme autoritaire305

. Le MHP n’a pas réussi, comme il l’espérait, à récupérer le coup

d’Etat même si son idéologie convergeait en certains points, sans s’y confondre totalement,

avec la conception autoritaire, répressive et nationaliste qu’ont du kémalisme les généraux

de la junte. Cela l’a cependant relativement épargnée dans la répression.

Les militaires rendent le pouvoir aux civils le 6 décembre 1983 après 39 mois de

dictature, non sans avoir profondément transformé le système politique. Ainsi, au cours de

leurs trois années à la tête de la Turquie, les militaires vont s’employer à deux tâches

principales. D’une part, l’éradication de la gauche que nous verrons plus en détail par la

suite et la construction d’un pouvoir que Dorronsoro nomme « régime sécuritaire », notion

que nous préférons à celle de « régime prétorien »306

car elle prend davantage en compte

les relations entre les mobilisations et le pouvoir. La caractéristique principale du régime

sécuritaire réside dans l’imbrication entre la « politique institutionnelle et le champ

sécuritaire »307

. Celui-ci fonctionne sur la base d’une méta-idéologie308

axée sur deux idées

fortes. D’une part, l’obsession de la sécurité nationale (Milli Güvenlik) introduite dès les

débuts de la République, développée dans les années 1960 et imposée comme idéologie

fondatrice du régime après 1980 et qui fonctionne comme l’expression d’une rationalité

particulière liée à des contraintes de sécurité309

. D’autre part, la théorie de l’ennemi

304 Les putschistes sont les chefs d’Etat-major de chaque corps d’armée dirigés par le Général Kenan Evren, chef

d’Etat-major. 305 Comme le soulignent Bayart et Vaner, l’ambigüité du kémalisme favorise sa manipulation car il est « simultanément

réformisme autoritaire et aspiration à la démocratie libérale de type occidental » ce que la comparaison des coups

d’Etat de 1960 et de 1980 illustre parfaitement, BAYART J-F. & VANER S., loc. cit., 1981, p. 42. 306 Selon la définition apportée par Insel à ce concept comme étant le « processus à travers lequel l’armée, soutenue par

la haute bureaucratie civile, s’érige en pouvoir politique indépendant, soit en ayant effectivement recours à la force,

soit en menaçant d’y recourir », INSEL A., op. cit., 2008, p. 135. 307 DORRONSORO G. « Introduction. Mobilisations et régime sécuritaire », in DORRONSORO G. (dir.), La Turquie

conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire , Paris, CNRS Editions, 2005, p. 22. 308 Dorronsoro parle à ce sujet des « règles en partie implicites touchant à ce qu’il est légitime de dire, notamment pour

les groupes contestataires », Ibid., p. 24. 309 DORRONSORO G., « Réflexions sur la causalité d’un manque : Pourquoi y a -t-il si peu de mobilisations en Turquie

? », Notes du CERI, 2001, p. 7.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 91

intérieur manipulé de l’extérieur, ennemi qui fut à tour de rôle la gauche, les islamistes et

les kurdes, entraine la criminalisation des activités protestataires qui remettent en cause la

sécurité nationale310

. Depuis le coup d’Etat de 1980, « le système politique turc fonctionne

finalement sur la logique de l’état d’exception, justifiée par les effets de la pratique c'est-à-

dire la violence politique »311

. Cette situation de fermeture politique explique en partie le

maintien de la violence kurde et, dans une moindre mesure, islamiste et d’extrême gauche

au cours des années 1980 et surtout 1990.

L’objectif déclaré des militaires en 1980 est de dépolitiser la société312

turque. Cette

politique va s’incarner à travers la recomposition du paysage politique et institutionnel et

par l’imposition de la « synthèse turco-islamique »313

sensée formuler l’alternative aux

idées socialistes. Une nouvelle constitution est adoptée par référendum le 17 juillet 1982314

et

le général Evren devient président de la République, poste qu’il occupera jusqu’en 1989.

La nouvelle architecture institutionnelle accroit les pouvoirs de l’exécutif et donne une

grande autonomie aux institutions sécuritaires315

qui disposent d’un droit de regard

important sur la vie politique via le CNS présidé par les militaires et dont les avis sont

nécessairement appliqués316

. L’autonomie des universités est supprimée et elles se trouvent

mises sous la tutelle du YÖK (Yüksek Öğretim Kurulu – Conseil de l’enseignement

supérieur) qui nomme les recteurs et procède à une épuration de l’enseignement supérieur.

La liberté de la presse, syndicale notamment en matière de grève, et les libertés

individuelles sont sévèrement encadrées et les libertés de parole et d’association peuvent

être suspendues ou annulées en cas de « menace à l’ordre républicain ». Cette

transformation du régime entrainera une importante recomposition du champ politique et

du champ partisan. C’est à partir de cette date qu’émerge dans la littérature concernant la

310 UYSAL A., loc. cit., 2006, p. 257-278. 311 DORRONSORO G., loc. cit., 2001, p. 10. 312 PEROUSE J-F., La Turquie en marche. Les grandes mutations depuis 1980 , Paris, La Martinière, 2004, p. 7. 313 Gilles Dorronsoro à dégagé les éléments constitutifs de cette doctr ine des putschistes de 1980 : 1) Attaque des

ennemis intérieurs précipitant le déclin culturel national, 2) revalorisation de la culture nationale, 3) revalorisation des

valeurs de l’islam, 4) rattrapage économique de l’Occident et importation de sa cultur e, 5) restauration de l’Etat, in

DORRONSORO G., op. cit., 2009, pp. 34-35. 314 Cette constitution est toujours en vigueur aujourd’hui mais a fait l’objet de multiples modifications afin de

l’assouplir. 315 Nous parlons ici des forces de sécurité en général. Celles-ci sont loin d’être homogènes en leur sein et de

fonctionner en parfaite coordination mais, afin de ne pas alourdir inutilement le propos, nous nous contenterons de

cette appellation. Sur la politisation des forces de sécurité voir BAYART J-F. & VANER S., loc. cit., 1981, p. 41-69 et

GOURISSE B., « Pluralité des rapports aux normes professionnelles et politisation des pratiques dans la police turque des

années 1970 », European Journal of Turkish Studies, n°8, 2008. 316 Son rôle politique, aujourd’hui diminué, a fait l’objet de réformes multiples, notamment depuis l’arrivée au pouvoir

de l’AKP en 2002 et du bras de fer engagé entre le parti et les militaires.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 92

Turquie le débat sur l’apparition progressive de la « société civile »317

. En effet, la

fermeture et le contrôle du champ politique et la dépolitisation forcée de la société a obligé

les acteurs mobilisés à modifier les formes, les espaces et les modes d’action protestataires

pour exprimer leurs revendications.

1.2. La répression des années 1980-83 : la déstructuration de la gauche et de son système d’action

A la suite du coup d’Etat l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire et l’interdiction de

quitter le pays sont décrétés. La loi martiale est proclamée dans 67 départements, donnant

le pouvoir aux militaires de suspendre les publications, les grèves, les manifestations et les

réunions, et leur permettant de renvoyer les fonctionnaires locaux, centraux et

universitaires.

Les militaires mettent rapidement en place une terreur d’Etat contre-insurrectionnelle en

insistant largement dans les médias qu’ils ont mis sous contrôle sur l’importance et la

légitimité de la répression. Il semble possible de dire que la gauche principalement est

désignée par un discours diabolisant comme « bouc émissaire » au sens que donne Girard à

ce concept318

, c'est-à-dire qu’elle est désignée responsable par imputation d’actes

répréhensibles car elle est sacrifiable et considérée comme l’ennemi intérieur. Les chiffres

de la répression sont difficiles à établir avec certitude du fait de l’origine des sources qui

sont celles des organisations militantes d’un coté et les sources militaires de l’autre et qui

laissent donc un doute quand à leur véracité à défaut de neutralité.

Des cours martiales sont mises en place pour juger les délits idéologiques au titre des

articles 141 (vouloir organiser l’hégémonie d’une classe sur une autre) et 142 (faire de la

propagande dans ce but) du code pénal : 167 procès de masse sont conduits dont 134 contre

des organisations de gauche (partis politiques comme le TIP, les syndicats et notamment la

DISK, les organisations étudiantes notamment Dev-Genç et Dev-Yol et les groupes armés),

12 contre les organisations d’extrême droite et 21 contre les « organisations séparatistes

317 GROC G., « La « société civile » turque entre politique et individu », Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée Orientale et le

monde Turco-Iranien, n°26, 1998. 318 GIRARD R., Le bouc émissaire, Coll. Biblio Essais, Paris, Le livre de poche, 1986.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 93

kurdes »319

. Les militaires dissolvent 23 667 associations suite au coup d’Etat320

. Les

arrestations sont conduites à grandes échelle : entre septembre 1980 et décembre 1981,

43 140 personnes dont 21 864 militants d’extrême gauche, 5 953 militants d’extrême droite

et 2 034 « séparatistes kurdes » sont arrêtées321

. Ces procès et arrestations vont

durablement déstructurer le système d’action de la gauche turque.

BILAN DE LA REPRESSION 1980-1983322

:

Personnes incarcérées: 650 000.

Nombre de procès intentés: 210 000.

Personnes jugées pour appartenance à une organisation subversive: 98 404.

Nombre de procès où l’exécution a été prononcée : 537.

Exécutés: 49 personnes.

Morts documentées des suites de la torture et d’absence de soins médicaux: 171 personnes.

Morts suite à des grèves de la faim entre 1980 et 1983: 14 personnes.

De nombreux disparus non référencés.

Privation de citoyenneté: 14 000 personnes.

Personnes licenciées: 30 000 personnes.

Si la possibilité d’un coup d’Etat semblait actée au cours de l’année 1980, les groupes de

gauche n’avaient pas anticipé l’ampleur de la répression qui s’ensuivrait et , contrairement

au MHP, ils ne disposaient pas d’assez de soutiens dans l’appareil d’Etat et dans la

population pour en limiter l’impact. En effet, la fermeture du régime politique leur

supprime l’accès aux ressources politiques et la répression dont ils font l’objet supprime

systématiquement et méthodiquement leur présence dans les campus universitaires et les

lycées.

Certains groupes tentent de poursuivre la lutte soit directement sur le sol turc soit depuis

l’exil, option que choisissent un certain nombre de militants. Des militants de Dev-Sol

s’implantent en Europe Occidentale et créent le Avrupa Kurulu (« Comité Europe »

319 HALE W., “Military rule and political change in Turkey, 1980-1984”, in GÖKALP A. (dir.), La Turquie en

transition. Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose, 1986, p. 163. 320 DORRONSORO G. loc. cit., 2005, p. 15. 321 GUNTER M., loc. cit., 1989, pp. 69-70. 322 Les chiffres sont issus des travaux de recension menés par BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, GOURISSE B., op. cit.,

2010 et MASSICARD E., « Répression et changement des formes de militantisme : carrières et remobilisation à gauche

après 1980 en Turquie », Revue européenne d’analyse des sociétés politiques , n°28, 2010, p. 6.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 94

Allemagne – Autriche – Belgique)323

. Ils détournent un avion turc en 1981 et coordonnent

deux actions contre un local d’extrême droite turque et contre les intérêts d’Israël en mars

1982 avec Action Directe324

. Mais l’organisation ne subsiste qu’à un niveau extrêmement

limité et ne parvient à s’implanter que marginalement au sein des communautés turques

d’Europe325

. En Turquie, Dev Yol crée, quelques temps avant le coup d’Etat, les Silahlı

Diremiş Birlikleri (Unités de résistance armées) dans les campagnes du Nord-est et les

Devrimci Savaş Birliği (Unité de guerre révolutionnaire) dans les villes entre Samsun et

Artvin. Ces unités virent des militants les rejoindre après le coup d’Etat mais elles furent

vite détruites. En 1982, se forme le Faşizme Karşı Birlesik Diremiş Cephesi (Front de

résistance contre le fascisme – FKBDC) présent à Tunceli et Ordu pour tenter de regrouper

ceux étant passés à travers les mailles de la répression et tenter de fédérer la population

contre les militaires. Mais le Front est rapidement démantelé du fait d’une mauvaise

organisation et d’un rapport de force disproportionné avec les forces de sécurité. La

répression va donc rapidement détruire les organisations de la gauche radicale et les

militants qui les composent vont ainsi voir leurs carrières profondément bouleversées.

2. Les conséquences de la répression sur les carrières

La répression dont vont faire l’objet les organisations de gauche, et tout particulièrement les

organisations radicales, va avoir des conséquences importantes sur les carrières des militants

engagés en leur sein. La détention que connaitront la plupart d’entre eux donnera par ailleurs lieu

à une redéfinition de leur identité et de leur engagement.

2.1. Répression et « ruptures biographiques » : la déstructuration des parcours individuels

La répression engagée par les militaires à la suite du coup d’Etat de 1980 à l’encontre des

militants de la gauche révolutionnaire va constituer chez eux une « rupture

323 BILLION D. loc. cit., 2001, p. 1308 324 SOMMIER I., op.cit., 2008, p. 112. 325 Cet échec s’explique en partie par leur faible organisation et par la stratégie plus ancienne et plus marquée

d’implantation du MHP au sein de ces communautés. Sur ce sujet voir, RIGONI I ., Mobilisations et enjeux des

migrations de Turquie en Europe de l'Ouest , Coll. Logiques sociales, Paris, L'Harmattan, 2001.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 95

biographique »326

, c'est-à-dire un évènement brutal impactant durablement l’existence d’un

individu. Il faut la considérer comme une contrainte, comme une expérience mais qui entre

en résonnance avec d’autres variables. Les changements individuels d’attitude et de conduite

sous l’effet de la répression n’obéissent pas à un schéma action/réaction mais s’inscrivent dans

des processus longs et complexes. Massicard propose deux pistes différentes pour envisager

ces poursuites de carrières : la première, synchronique, est attentive aux stratégies mises en

œuvre face à la répression et l’autre, diachronique, est soucieuse de relier les stratégies aux

formes d’action protestataires qui l’ont précédée et qui la suivent327

. Cette seconde

dynamique fera l’objet du dernier chapitre, celui-ci étant consacré à l’impact synchronique

de la répression sur les parcours individuels. L’important n’est donc pas de s’intéresser à la

rupture en tant que telle pour ne pas la surestimer mais plutôt de la réinscrire dans le temps

long de la vie de l’acteur d’un point de vue tant objectif que subjectif.

D’un point de vue objectif, les militants vont, pour un certain nombre d’entre eux, payer

leur militantisme au prix de la déstructuration de leur vie privée. Les arrestations et la

détention vont interrompre la scolarité et les études qui seront reportées sinon

définitivement arrêtées. Les militants membres de la fonction publique en seront exclus et

nombre d’autres se trouveront au chômage. En 1980, on estime que seulement un tiers

(27%) des militants de gauche sont alors mariés328

, les autres se voient obligés de reporter

leur mise en couple et la constitution d’un foyer. Certains ne se marient et ne valident leur

diplôme universitaire qu’à leur libération. La répression a donc marqué un coup d’arrêt

dans les différentes sphères de vie dans lesquelles l’individu pouvait se trouver engagé.

Les faibles réseaux et la faible pénétration de l’Etat par les groupes de gauche ne leur

permettra pas de compter dessus pour atténuer la répression militaire qui modifie fortement

la structure des coûts et des avantages de la mobilisation. Face à cette évolution, les acteurs

vont tenter de mettre en place une stratégie afin d’en limiter les coûts. Les stratégies

individuelles méritent attention ici, les faibles stratégies collectives venant d’être abordées.

On peut en distinguer deux principales : l’entrée en clandestinité et l’exil.

326 Les ruptures biographiques peuvent être entendues comme les « deuils précoces et violents parmi les intimes, fait

d’avoir risqué la mort, exclusion d’institution, actes de « trahison » de certains groupes d’appartenance, exils ou

départs forcés du pays d’origine », éléments auxquels Bennani-Chraïbi ajoute « la détention en rapport avec

l’expression d’opinions et avec la participation à des actions et des organisations de nature politique, que celle-ci ait été

subie par l’acteur ou par ses proches », SIMEANT J., « Entrer, rester en humanitaire : des fondateurs de MSF aux

membres actuels des ONG médicales françaises », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 52 et

BENNANI-CHRAÏBI M. loc. cit., 2003 p. 344. 327 MASSICARD E., loc. cit., 2010, p. 2.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 96

La mobilisation étant brisée à court terme, certains militants vont choisir l’exit329

et tenter

de se cacher, parfois dans la clandestinité, pour tenter de limiter l’impact de la répression.

Ce retrait du militantisme peut être provisoire ; l’engagement est mis en veilleuse pendant

les années du régime militaire où les militants vont ainsi couper tout lien avec leur

organisation et se replier sur leur région d’origine ou espérer qu’ils seront épargnés par les

poursuites. A partir de la seconde moitié des années 1980, lorsque renaissent les

mobilisations en Turquie, ces anciens militants vont, en fonction de l’évolution de leur

carrière personnelle, faire le choix de « rentrer dans le rang » ou de se réengager.

Les militants qui en ont l’occasion et les moyens vont choisir l’exil, soit directement en

Europe (Allemagne et Suède principalement), parfois après un passage par les pays du

Proche-Orient (Syrie et Liban). Certains obtiendront le statut de réfugié politique et

essaieront de poursuivre leur militantisme en mobilisant la communauté turque de ces pays

contre la répression et le régime militaire330

. Ils se heurteront rapidement aux difficultés de

mobiliser transnationallement sans relai au sein du pays et avec une faible audience à

l’extérieur331

. Les trajectoires qui suivent la répression ont ainsi varié en fonction des

opportunités laissées par la vague de répression, mais aussi en fonction de celles saisies et

provoquées par les militants. La majorité d’entre eux feront cependant l’expérience de la

détention.

2.2. La détention : une expérience militante soumise à des impératifs contradictoires.

2.2.1. « L’intimité du souvenir » : la torture comme expérience traumatique

L’expérience de la détention dans les prisons militaires a durablement marqué les

militants de gauche et a constitué un choc personnel et une reconsidération de

l’engagement. Il faut pourtant, dans l’analyse de la répression, éviter « la sous-évaluation

328 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, p. 207. 329 HIRSCHMAN A. O., op. cit., 1995 [1970]. 330 RIGONI I., op. cit., 2001. 331 GROJEAN O., La cause kurde, de la Turquie vers l’Europe. Contribution à une sociologie de la transnationalisation des

mobilisations, Thèse de doctorat à l’EHESS, 2008.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 97

[et] la surévaluation victimisante »332

de la violence qui est à la fois physique et

symbolique.

Les conditions d’arrestation puis de détention sont particulièrement sévères. La torture,

qui est un des modes de répression, est systématiquement employée par les forces de

sécurité, notamment dans les prisons. Les chiffres n’existent pas sur la pratique de la

torture mais on peut penser que des dizaines de milliers de personnes ont été torturées

depuis 1980 et plusieurs centaines de milliers de personnes dans les milieux étudiants,

syndicaux et politisés ont été indirectement affectés333

. La torture, physique ou mentale,

symbole de la négation de statut, consiste en l’exercice de la violence sur un individu

incapable de se défendre. Plusieurs types de torture sont pratiqués au cours de la période :

une torture violente, souvent exécutée en prison, comme la falaka334

, et une torture que

Dorronsoro nomme la « torture discrète », c'est-à-dire « une violence qui ne marque pas les

corps, qui ne cherche pas principalement à obtenir des renseignements, ni à punir, qui

s’inscrit dans un emprisonnement de courte durée, qui est dissimulée dans son exercice,

mais dont certains effets sont attendus sur les comportements des militants politiques ou

associatifs »335

. L’exercice de la torture a pour but d’obtenir des informations lors des

phases d’arrestations de militants. Mais elle est parfois pratiquée de façon plus dissuasive

dans l’objectif de décourager toute velléité protestataire à l’avenir en transformant

profondément l’individu et ses schèmes de perception mais sans lui inculquer un nouveau

rôle. La torture vise à recréer une distance entre les individus et les institutions, et

notamment les forces de sécurité, en perte de légitimité avant le coup d’Etat.

La torture peut avoir des effets variables sur les individus. Les souffrances occasionnées

par la coercition ne se limitent pas au domaine matériel mais ont une dimension

traumatique et psychique évidentes en ce qu’elles dépossèdent durablement l’individu de la

maitrise de soi, de sont temps et de son espace336

. On ne discutera pas ici les dimensions

psychologiques même s’il nous semble pertinent d’évoquer le traumatisme que constitue la

torture chez un individu. Celui-ci peut être appréhendé comme une atteinte aux fondements

332 ROMANI V., « Enquêter dans les Territoires Palestiniens - Comprendre un quotidien au-delà de la violence

immédiate », Revue Française de Science Politique, Vol 57, n°1, 2007, p. 45. 333 DORRONSORO G., « La torture discrète : capital social, radicalisation et désengagement militant dans un régime

sécuritaire », European Journal of Turkish Studies , n°8, 2008. 334 Il s’agit de la bastonnade sur la plante des pieds. 335 Elle englobe de nombreuses pratiques allant de la privation sensorielle, aux mauvais traitements ne laissant pas de

traces physiques, aux humiliations combinant violence physique et mentale, DORRONSORO G., loc. cit., 2008. 336 ROMANI V., loc. cit., 2007, pp.30-31.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 98

de l’identité individuelle provoquant une transformation de l’être au monde337

. Ainsi, la

torture constitue presque toujours une rupture biographique qui entraine une transformation

de l’engagement. Les mauvais traitements subis en prison sont incorporés à l’histoire

personnelle, appartiennent à « l’intimité du souvenir »338

, et influencent la carrière des

militants et les stratégies qu’ils mettront en place à l’issue de leur détention.

Deux facteurs viennent atténuer l’impact de la répression sur les individus, non en les

immunisant mais en les aidant à tenir. D’une part, le fait d’être torturé pour des raisons

politiques laisse souvent moins de séquelles car les militants peuvent donner un sens à leur

lutte et à la violence subie qui devient prévisible par les informations militantes reçues et

par le renforcement dans l’idée qu’ils sont victimes d’un régime « fasciste ». D’autre part,

les violences subies peuvent être appréhendées comme un stigmate positif dans la

martyrologie de la gauche et constituer un facteur d’intégration au groupe dans la mesure

où l’individu torturé est pris en charge et devient psychologiquement dépendant au groupe

pendant sa détention. La détention joue un rôle important dans le réseau de sociabilité et

l’affectivité des militants emprisonnés qui vont renforcer les liens antérieurs et y

développer de nouveaux. Ces liens joueront un rôle non négligeable dans la réorientation

ultérieure des carrières militantes.

2.2.2. La prison comme espace d’affrontement entre l’Etat et les organisations révolutionnaires.

La majorité des militants emprisonnés au cours des années 1980 ont écopé de peines

s’étalant sur deux à dix ans de prison au cours de procès collectifs qui ont prononcé des

peines pour plusieurs dizaines de militants à la fois. Les militants rencontrés par

Massicard339

n’ont ainsi pas fait plus de deux ans de détention. Ce chiffre varie en fonction

de la position tenue par les individus dans leurs organisations et de leur âge. Il est difficile

de faire une moyenne de la durée de la détention des militants étant donné la faiblesse des

sources sur le sujet. Mais l’interrogation d’un certain nombre de militants permet d’estimer

337 « Un traumatisme est un évènement dont l’impact déborde les capacités de résistance de l’individu et détruit en

partie la trame fondatrice de son sentiment d’identité. Il démantèle le rapport au monde de la victime et l’oriente

désormais en la tenant sous influence, déchirée entre un avant et un après l’évènement », LE BRETON D., Expériences

de la douleur. Entre destruction et renaissance , Coll. Traversées, Paris, Métailié, 2010, p. 136. 338 ORRANTIA J. « Looking back - Looking in. Les conséquences de la terreur et l'intimité du souvenir (essai

d'anthropologie visuelle) », Tracés, 2/2010, n° 19, p. 121-138. 339 MASSICARD E., loc. cit., 2010, p. 6.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 99

que la majorité est sortie à la fin des années 1980 et qu’aucun n’a bénéficié de remise de

peine ou d’amnistie. A la différence de l’Italie, les militaires turcs ne cherchent pas susciter

les « repentis et les dissociés »340

dans le but d’obtenir des informations et, lors du retour

du pouvoir civil, le MHP récemment reconstitué, s’oppose fortement en 1984 à une loi

prévoyant des remises de peine pour les militants révolutionnaires repentis décidés à

collaborer avec la justice341

.

La période de détention ne sera pas une période d’inactivité et de simple sujétion à

« l’institution totale »342

qu’est la prison et constituera une expérience importante dans la

carrière des individus, principalement du fait de la résistance mise en place dès le début des

années 1980 par les organisations révolutionnaires face à la « domestication des corps »343

inhérente au milieu carcéral. Cette résistance ira de la prise en charge des membres

victimes de la torture à la transformation de la détention en espace de lutte. La résistance

prend deux formes principales : un travail de maintien du groupe et de renforcement des

liens collectifs d’un côté et les campagnes de grèves de la faim d’un autre côté. A la fin des

années 1970 l’administration pénitentiaire turque mettra en place des dortoirs au sein des

prisons. Ce choix résulte de la nécessité de séparer les militants d’extrême gauche et

d’extrême droite qui s’affrontaient en prison. Les dortoirs peuvent accueillir de 30 à 100

personnes mais sont largement surchargés du fait de l’afflux de prisonniers entre fin 1980

et fin 1982. Les dortoirs se sont donc retrouvés homogénéisés politiquement et ont donné

lieu à une « certaine sous-traitance de l’ordre carcéral à ces organisations »344

. La prison

devient une scène d’affrontement entre les organisations révolutionnaires et l’Etat. Celle-ci

n’est pas un « dispositif de soustraction au monde qui rompt le temps de l’action »345

,

l’enceinte pénitentiaire s’est transformée en terrain de lutte. Le contrôle de l’organisation

et le maintien de la discipline en détention sur les militants ne se relâche pas, bien au

contraire. Ils reçoivent des injonctions au maintien de l’engagement et doivent écrire des

rapports et des autocritiques tout en participant aux actions contre l’administration

340 SOMMIER I., « Repentir et dissociation : la fin des "années de plomb" en Italie ? », Cultures & Conflits, n°40,

2000, p. 43-61. 341 VANER S., loc. cit., 1984, p. 92.

342 GOFFMAN E., op. cit., 1968. 343 FOUCAULT M., Surveiller et punir, Coll. Tel, Paris, Gallimard, 1998. 344 MASSICARD E., « La réforme carcérale en Turquie », Critique internationale, n°16, 2002, p. 158. 345 LINHARDT D., « Réclusion révolutionnaire. La confrontation en prison entre des organisations clandestines

révolutionnaires et un Etat – le cas de l’Allemagne dans les années 1970 », Cultures & Conflits, n°55, 2004, p. 113.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 100

pénitentiaire qui peuvent être de troubler l’ordre, de recourir à la violence directe contre les

gardiens.

De plus, les militants de la gauche radicale emprisonnés vont, dès le début des années

1980, réactiver un répertoire d’action courant346

: la grève de la faim347

. Durant toute la

décennie, la grève de la faim devient le symbole de la résistance à l’Etat turc pour l’extrême

gauche via le « jeûne à mort » (Ölüm orucu). Chez les militants qui la pratiquent, la grève de

la faim va constituer un moment important de leur détention et de la poursuite de la lutte

contre l’Etat. Elle fait partie des dispositifs de « violence contre soi », c'est-à-dire des « actions

volontaires de dégradation physique, voire de destruction de son propre corps afin de protester

ou de défendre une revendication »348

mises en place dans le cadre de relations de pouvoir

asymétriques. Le corps souffrant y joue un rôle de construction symbolique par l’individu et

d’arme politique de dénonciation qui renverse le stigmate de la violence subie. Ainsi, une

campagne de grève de la faim est lancée en 1984 au pénitencier de Metris à Istanbul où les

prisonniers réclament la fin de la torture et le droit de porter des vêtements civils plutôt que

des uniformes de détenus. Le gouvernement ne cède pas, quatre prisonniers meurent de

faim. En effet, contrairement à ce qu’explique Linhardt pour le cas ouest -allemand349

, la

junte militaire ne cherche pas, pour sa légitimité, à maintenir en vie les grévistes de la

faim. Les premières grèves de la faim ne trouvent que peu de relais extérieurs à la prison

dans la première moitié des années 1980 où les mobilisations sont interdites. Celles-ci se

développeront ensuite en lien avec la diffusion de la lutte pour le respect des droits de

l’Homme en Turquie que nous aborderons dans le chapitre suivant.

2.3. La détention comme période de redéfinition identitaire

La période de la détention est une période particulièrement difficile pour les militants. Les

conditions de vie y sont particulièrement sévères et la torture laisse des traces indélébiles dans

346 Le poète de gauche Nazîm Hikmet avait mené une grève de la faim en détention dans les années 1950 et par Gezmiş en avait

également menée une dans sa prison d’Ankara en 1971. Ce répertoire sera repris ensuite par le PKK dans ses luttes. 347 « Privation de nourriture, à caractère public, associée à une revendication, face à un adversaire ou une autorité

susceptible de satisfaire la revendication proclamée, et impliquant le plus souvent la mise en danger du gréviste, sous

des formes ou des modes d’action très différents », SIMEANT J., La grève de la faim, Coll. Contester, Paris, Presses de

Sciences Po, 2009, p. 8. 348 GROJEAN O., « Violences contre soi », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des

mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 565. 349 LINHARDT D., loc. cit., 2004, p. 113-148.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 101

les corps et dans les esprits. Cette situation est proche de ce que Strauss appelle un « accident

biographique »350

en mettant l’accent sur les processus de « désidentification » et d’« initiation

» qui peuvent produire des changements durables et irréversibles des identités. La détention va

ainsi conduire les militants à opérer une réflexion sur leurs parcours et leur engagement. Mais,

parallèlement, chaque militant reçoit des injonctions contradictoires particulièrement difficiles à

gérer.

D’un côté, l’univers pénitentiaire et la soumission à la torture commande de cesser le

militantisme une fois sorti sous peine de subir un traitement similaire lors d’un séjour ultérieur

en détention. Ces impératifs vont faire entrer dans la balance le risque et le coût du maintien de

l’engagement. De l’autre, l’organisation dont il fait partie garde un contrôle important sur lui

dans un contexte de promiscuité et de danger permanent tout en lui étant un refuge, lui

ordonne de maintenir son engagement et de poursuivre la lutte en prison. Le militant est ainsi

pris en étau alors qu’il est lui-même dans une période de redéfinition identitaire.

Nombre de militants vont mener un travail de réflexion et amorcer leur désengagement

sous le double effet de la torture et de la prise de conscience de l’échec du processus

révolutionnaire qu’ils croyaient enclenché en Turquie. D’autres vont faire évoluer leur

engagement au contact d’individus engagés dans d’autres causes émergentes , comme par

exemple le mouvement indépendantiste kurde qui fera de la prison un important lieu de

recrutement au cours des années 1980. Des militants de la gauche radicale d’origine kurde

le rejoindront alors. Enfin, certains vont faire le choix de ne pas renoncer au militantisme

mais de renoncer à la violence trop couteuse et trop risquée et réinvestirons un militantisme

plus classique quand celui-ci reprendra de l’ampleur à la fin des années 1980. Ainsi,

comme le souligne Bennani-Chraïbi, « à moyen et long terme, la répression occasionne une

véritable reformation des identités individuelles […] sur la base d’un processus de

décomposition/recomposition [et] d’une redéfinition des stratégies »351

. La répression

constitue donc un traumatisme pourvoyeur d’expérience dans la carrière militante.

Le coup d’Etat du 12 septembre 1980 marque une rupture importante dans l’histoire turque, et

tout particulièrement dans l’histoire de la gauche turque. Il peut être considéré comme un

350 STRAUSS A., op. cit., 1992. 351 BENNANI-CHRAÏBI M., loc. cit., 2003 p. 346.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 102

évènement fondateur contribuant à remettre les « compteurs à zéro » selon l’expression turque

baştan sil352

. La gauche radicale va ainsi se trouver profondément et durablement déstructurée

par les persécutions du régime militaire et devra attendre plusieurs années avant de recouvrer le

droit à la parole et de réussir à se réorganiser. Les carrières des militants vont s’en trouver

profondément affectées et la détention constituera une période difficile à gérer. Leurs choix et les

contraintes de la période qui suit leur détention vont les conduire à adopter des perspectives

différentes. C’est à l’étude de ces différents aspects que sera consacré le dernier chapitre.

352 MONCEAU.N, loc. cit., 2009, p. 222.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 103

Chapitre 5 : Les carrières post-répression : essai

de typification

Deux éléments principaux vont contribuer à poser la question des trajectoires militantes

post-répression, c'est-à-dire, d’une part, l’issue de la détention et, d’autre part, la

reconstitution des champs politique et militant à partir du milieu des années 1980. Ce

dernier chapitre se propose d’envisager et d’articuler la continuité des carrières dans le

contexte complètement bouleversé imposé par la disparition de l’horizon révolutionnaire et

par l’émergence d’un contexte politique et protestataire renouvelé celui de l’Etat

sécuritaire. Il repose donc sur l’ambition typologique d’essayer d’appréhender les effets,

contraignants et productifs à la fois, de la répression sur les militants confrontés à la

difficile nécessité de « gérer le mal du passé »353

et sur les carrières qui vont alors naviguer

entre désengagement et réengagement militant. Nous tenons cependant à préciser qu’étant

donné qu’aucune étude d’ensemble de ces militants n’a été entreprise jusqu’à aujourd’hui,

nous ne pouvons que formuler des hypothèses inspirées des informations tirées de

recherches proches de ce thème et de terrains étrangers.

1. Crise d’identité et de sens : retrouver une cohérence dans un monde transformé.

La plupart des militants sortent de prison à la fin des années 1980, entre 1988 et 1991.

Cette période correspond à un profond bouleversement des horizons militants. En effet, elle

correspond à l’effondrement de l’URSS et du système socialiste, pourtant critiqués par la

gauche turque, et à la disparition du « référent de la guerre révolutionnaire »354

. Cette

situation de désert politique et de perte des espoirs révolutionnaires crée un profond

sentiment de vide chez les anciens militants ce que Bensa et Fassin nomment une « rupture

d’intelligibilité »355

, un brouillage des repères et remise en cause des certitudes passées

353 SOMMIER I., op. cit., 1998, p. 186. 354 SOMMIER I., loc. cit., 2005, p. 171. 355 BENSA A. & FASSIN E., « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, 2002, p. 5-20.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 104

avec une forte incertitude cognitive et tactique356

. Les militants se trouvent face à une

sortie forcée du rôle de révolutionnaire357

. Les perspectives politiques des militants, au sens

que donne Mead à ce terme358

, c'est-à-dire la définition de la situation et le fait d’envisager

en fonction d’elle les moyens d’atteindre des buts, sont alors minces. Elles ne

correspondent plus aux perspectives révolutionnaires antérieures à la détention, ni même

parfois aux perspectives envisagées au cours de la détention.

L’extrême gauche en Turquie est alors laminée et interdite. Elle ne renaitra, passablement

affaiblie, que dans les années 1990. Les militants sont ainsi conscients de leur défaite qui

est un élément très présent dans la conscience générationnelle et qui pose la question de sa

gestion dans un environnement de contrainte ne leur laissant que peu de marges de

manœuvre359

. Le contexte est en effet très peu réceptif à l’évocation de la « période de la

terreur ». Le stigmate360

est alors particulièrement marqué. A la suite du coup d’Etat et du

régime militaire, la société turque, et notamment la jeunesse, est alors beaucoup moins

politisée que par le passé. Cette dépolitisation partielle rend particulièrement difficile pour

les anciens militants la transmission de la mémoire des luttes passées et la conduite des

jeunes organisations de gauche. L’impossibilité pratique de s’organiser et l’absence d’écho

et de réceptivité de la société empêche les anciens militants de parvenir à verbaliser, à

donner un sens à leur expérience traumatique et à se reconstruire une identité collective361

.

C’est dans cet environnement de crise d’identité et de sens que les individus vont devoir

trouver des « possibles latéraux »362

. D’autant qu’au regard de leur jeune âge, de leur

formation professionnelle et scolaire, ils n’ont guère comme expérience que le

militantisme. Ils vont ainsi se trouver au cœur de dynamiques contradictoires de

conciliation de leur passé et de leurs opinions politiques et de nécessité de retrouver une

place dans une société qui se transforme et où leur passé les stigmatise. La question du

356 JOHSUA F., « Les conditions de (re)production de la LCR – L’approche par les trajectoires militantes », in

HAEGEL F. (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 51. 357 EBAUGH H., Becoming an Ex. The Process of Role Exit, Chicago, University of Chicago Press, 1988. 358 Les perspectives sont la « définition de la situation vécue, l’existence de buts et visées vers lesquelles tend l’action,

l’ensemble d’idées quant aux pratiques qui seraient profitables et adéquates et un ensemble d’activités ou de pratiques

congruentes avec ces représentations », DARMON M., op. cit., 2011, p. 85. 359 Nous remercions Hamit Bozarslan pour ses remarques à ce sujet. 360 Goffman le définit comme un « attribut qui jette un discrédit profond » et l’on pourrait même parler plus

précisément du stigmate qu’il nomme « tare de caractère » (liée à l’emprisonnement et l’affiliation à la gauche) parfois

couplé à un stigmate de « race » ou de religion en ce qui concerne les kurdes et les alévis. Ces stigmates sont à la fois

des inconvénients et des atouts en fonction des situations dans la définition et les jeux d ’identité, GOFFMAN E., op.

cit., 1963, pp. 13-14. 361 HALBWACHS M. La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997. 362 FILLIEULE O., loc. cit., 2001, p. 208.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 105

reclassement entre choix, contrainte et opportunité, sans pour autant se trahir, est donc au

cœur des « conséquences biographiques de l’engagement »363

. Il faut ainsi penser la

continuité des parcours post-répression à l’articulation entre les différentes sphères de vie

dans lesquelles l’individu est intégré et qui, au même titre que le contexte dans lequel il

évolue, contribuent à orienter ses choix et sa carrière. A l’issue de la détention on va voir

s’opérer une double reconversion à la fois professionnelle et politique des militants au

cours de laquelle ils vont tenter de concilier leurs convictions politiques et la recherche

d’un avenir. McAdam montre dans son étude sur les militants de Freedom Summer364

que

lorsque l’on étudie les militants après leur phase d’engagement , ils montrent toujours des

sympathies pour les idées de gauche et continuent de s’auto-définir comme « radicaux » ou

révolutionnaires. Le réinvestissement ou l’investissement de l’univers professionnel va

ainsi entrainer certains militants à y réemployer les ressources préalablement acquises qui

vont fonctionner comme des « générateurs de pratiques et de représentations dans les

univers non militants »365

. Là encore, une analyse plus détaillé mériterait de dégager les

caractéristiques de l’influence des pratiques militantes antérieures sur les pratiques

professionnelles consécutives à l’engagement. Il serait cependant trop artificiel et réducteur

de dissocier les carrières militantes des carrières professionnelles et personnelles, les trois

se superposant souvent et entrant parfois en concurrence. Les développements qui suivent

illustrent ainsi la difficulté d’articuler les trois dans un contexte transformé.

2. Le choix de l’exit366 : les trajectoires de désengagement

Envisager les carrières militantes à l’issue de l’épreuve de la répression amène

nécessairement à se questionner sur les sorties (exits), c'est-à-dire sur les acteurs

abandonnant le militantisme. Si les dynamiques de désengagement son complexes et

« multi-déterminés par les dynamiques du parcours de vie et par les dynamiques inscrites

dans le contexte plus large des processus politiques dans lesquels l’action et le

désengagement prennent place »367

, il est possible de dégager un certain nombre de facteurs

363 FILLIEULE O., loc. cit. (b), 2009. 364 MCADAM D., op. cit., 1990. 365 LECLERCQ C. & PAGIS J., loc. cit., 2011, p. 7. 366 HIRSCHMAN A. O., op. cit., 1995 [1970]. 367 PASSY F., loc. cit., 2005, p. 130.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 106

susceptibles de jouer un rôle dans ce processus sans négliger le coût que représente la

sortie d’un engagement radical.

Le désengagement peut être induit, comme nous venons de le voir, par l’effondrement du

modèle idéologique sur lequel reposait la mobilisation et par « l’épuisement historique

d’un modèle d’engagement »368

, celui du révolutionnaire. Mais un engagement total est

d’autant plus dur à délaisser quand l’abandon est imposé par la répression. Le

désengagement d’un mouvement révolutionnaire entraine un coût psychique et/ou matériel

qui est le pendant de l’étendue des sacrifices consentis pour entrer dans le groupe (rites

d’initiations, mises à l’épreuve, hiérarchisation et cloisonnement des collectifs), de la

socialisation plus ou moins forte reçue au sein du groupe, qui se traduit notamment par le

renforcement de l’attachement émotionnel, lequel varie en fonction du degré de

renonciation aux relations sociales extérieures au groupe (réseaux familiaux et amicaux).

Les militants doivent gérer cette difficile défection d’un groupe très intégré. En effe t, le

démantèlement des organisations et la difficulté consécutive à garder le contrôle sur leurs

membres hors des prisons laisse l’opportunité à ces derniers de sortir car les règles qui

président à la défection, auparavant rendue très difficile par la dépendance matérielle ou la

menace d’être pourchassé comme traître, s’effacent. La disparition des groupes de la

gauche radicale entraine une disparition consécutive des rétributions qui leur sont liées

ainsi que l’absence totale d’opportunité de les reformer sous la pression du régime. La

répression joue également un rôle dans le désengagement par la dispersion des individus

qu’elle engendre, la violence exercée à leur encontre, la peur et la contrainte qu’elle

entraine369

. Enfin, la sortie de prison va impliquer une redistribution des réseaux de

sociabilité370

précédemment établis et affaiblir la pression des pairs du fait de cette

dispersion et des priorités individuelles de reconstruction de soi, facilitant ainsi le

désengagement.

L’exil d’un certain nombre de militants après 1980 s’effectue de manière plus ou moins

distanciée du militantisme. Face à la faible structuration des réseaux de la gauche turque en

Europe Occidentale et à la surveillance dont ils font l’objet, les militants sont peu présents

ou en faible nombre dans les organisations exilées. Ils abandonnent le militantisme ou

368 FILLIEULE O., loc. cit., 2009 (c), p. 185. 369 LECLERQ C., « « Raisons de sortir ». Les militants du PCF », in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant,

Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 147. 370 FILLIEULE O., loc. cit., 2009 (c), p. 183.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 107

s’impliquent dans des causes connexes comme la lutte pour la défense des droits des

prisonniers et, plus généralement, des droits de l’Homme en Turquie. Ils sont autorisés à

revenir en Turquie à partir de la loi antiterroriste de 1991 et suivront alors des trajectoires

proches des anciens militants n’ayant pu partir à la suite du coup d’Etat.

La détention ne radicalise pas systématiquement371

les individus contrairement à la

période d’expansion du mouvement. Certains ex-militants de la gauche radicale sortis de

prison ou en ayant été épargnés peuvent faire le choix de se désengager momentanément ou

durablement. Les processus psychiques individuels qui permettent de se protéger et de se

reconstruire après avoir subi des violences jouent ici un rôle important dans le

désengagement car l’individu va avoir tendance à se replier sur lui-même, à prendre ses

distances avec son ancien environnement. Ce choix peut ainsi être le fait d’une

distanciation vis-à-vis d’un engagement passé stigmatisant et la manifestation du désir de

« rentrer dans le rang ». Le « vieillissement social »372

entre ici en ligne de compte. Il ne

faut pas le prendre comme un assagissement une fois la jeunesse passée mais comme la

volonté d’avoir une vie que les militants n’ont pas pu vivre jusqu’ici. L’engagement dans

une organisation radicale a généré un retard dans l’inscription dans les autres sphères de

vie (professionnelle et familiale), accentuée par le séjour plus ou moins prolongé en prison

au cours des années 1980. Cela a provoqué une entrée tardive dans les rôles attendus dans

ces sphères de vie (mariage, naissances, emploi). Le retour à une vie plus normale va

conduire un certain nombre de militants à se replier sur la sphère privée et à rester éloignés

de tout mouvement protestataire et en opérant un retranchement dans d’autres sphères

professionnelles. Certains vont valider leurs études interrompues au sein de l’université ou

leur baccalauréat. Nous ne disposons pas d’études larges conduites auprès des militants des

années 1970 permettant de connaitre leurs activités professionnelles dans le détail. Leur

niveau d’éducation et les quelques entretiens que nous avons pu mener par le passé incitent

à penser que la plupart ont trouvé des emplois d’ouvriers qualifiés et que les plus avancés

dans les études à l’époque ont des activités plus intellectuelles liées à la justice, à la

médecine et à l’enseignement. Malgré cet éloignement du militantisme, certains militants

auront l’occasion de renouer par la suite avec les activités protestataires.

371 BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. « Exit, voice, loyalty et bien d’autres choses encore… », in BENNANI-

CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de

Sciences Po, 2003, p. 83.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 108

3. La répression comme expérience productive, les logiques du « réinvestissement militant » dans un contexte politique transformé

3.1. La reconstruction de l’espace des mouvements sociaux en Turquie depuis 1980

Le retour au pouvoir civil en 1983373

en Turquie va progressivement voir le champ

politique se rouvrir avant que ce ne soit le tour du champ militant374

. Celui-ci va alors

davantage s’autonomiser du premier que par le passé même s’ils restent fortement

connectés375

. Ce contexte et cette difficile différenciation expliquent en partie la faiblesse

du réseau associatif turc dans les années 1980. Si l’on tente de cartographier « l’espace des

mouvements sociaux » en Turquie pour le dire avec les mots de Mathieu376

, il semble que

l’on peut dégager un certain nombre de types d’organisations dans lesquelles les militants

vont se réinscrire et dans lesquelles ils cohabitent désormais avec des générations de

militants plus jeunes et moins sensibles au discours révolutionnaire.

Suite à la loi de 1983, il est à nouveau possible de recréer des partis politiques puis des

associations à partir de 1985, non sans contrôle. Mais le militantisme reste largement

déprécié dans les années 80 et associé à la sédition. Il ne renait que très largement

stigmatisé, du fait du contrôle qui subsiste et des faibles ressources économiques et

militantes dont disposent les acteurs suite à la répression du régime militaire. Les partis

d’extrême gauche sont interdits jusqu’à la loi antiterroriste de 1991. Le texte supprime les

articles 141, 142 et 163 du code pénal qui condamnaient toute activité politique sur la base

d’une classe ou d’une religion, annule les condamnations à mort et prévoit des remises de

372 WILLEMEZ L., « Perseverare Diabolicum : l’engagement militant à l’épreuve du vieillissement social », Lien

social et Politiques, n°51, 2004, p. 74. 373 Cependant cette loi, amendée en 1995, leur interdit d’établir des relations d’ordre politique avec des associations, les

coopératives ou les organisations professionnelles et d’en recevoir les fonds, elle supprime les branches « jeunesse » et

« féminine », interdit aux jeunes ayant moins de 21 ans, aux étudiants et aux enseignants de s’affilier à un parti. 374 PECHU C., loc. cit., 2001. 375 MATHIEU L., « Heurs et malheurs de la lutte contre la double peine : éléments pour une analyse des interactions

entre mouvements sociaux et champ politique », Sociologie et sociétés, Vol. 41, n° 2, 2009, p. 63-87. 376 « Parler d’espace des mouvements sociaux, c’est ainsi postuler que les mobilisations et les organisations qui les

mènent se déploient dans un univers social relativement autonome, traversé par des logiques propres, et dont les

différents éléments sont unis par des relations de dépendance mutuelle. Cet espace d’interdépendance autoréférentiel se

distingue des autres univers constitutifs du monde social en ce qu’il propose aux acteurs singuliers ou collectifs qui le

composent des enjeux spécifiques (tels que voir ses positions reconnues sous forme de loi, accéder au statut

d’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, porter des coups à ses antagonistes, etc.) tout en étant organisé par des

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 109

peine qui entrainent la libération de 43 000 détenus, parmi lesquels de nombreux militants

de gauche. Les procès intentés contre les organisations de gauche sont interrompus et le

syndicat DISK est à nouveau autorisé après onze années d’interdiction377

. Enfin, la

prescription de certaines mesures répressives appliquées sous le régime militaire de 1980 à

1983 permet le retour des exilés politiques. L’extrême gauche légale qui renait depuis le

début de la décennie 1990 est désormais faible378

, concentrée dans les grandes villes et ne

parvient pas à faire des scores supérieurs à 1% lorsqu’elle a les moyens de se présenter aux

élections. Elle reste soumise à ses divisions et sous divisions caractéristiques. Pourtant, elle

garde une capacité de mobilisation importante, notamment lors du 1er

mai et dispose d’une

presse active379

. Si l’extrême gauche ne mène plus les mouvements, son héritage persiste,

notamment du point de vue des pratiques organisationnelles et du prestige qu’elle possède

toujours dans le champ militant380

.

Parallèlement, à la reprise des activités au sein du champ politique, les associations vont

proliférer au cours des années 1980. C’est au cours de cette décennie que les associations

appelées hemşehri se développement très fortement même si elles existent depuis déjà

longtemps381

. Elles regroupent des individus originaires de la même ville ou région et

visent ainsi la solidarité entre migrants. Elles vont être réinvesties par les anciens militants

à la fois comme un refuge et comme un moyen de militer par d’autres moyens comme nous

le verrons. Les associations professionnelles, importantes en Turquie, vont également être

un refuge à la suite du coup d’Etat, et notamment la plus engagée d’entre elles, la

TMMOB382

. Mais au sein de ce champ associatif renaissant progressivement au cours des

années 1980, vont se développer au cours des années 1990, des associations beaucoup plus

temporalités, des règles et des principes d’évaluation propres, qui contraignent lourdement leurs pratiques, prises de

positions, anticipations et stratégies », MATHIEU L., loc.cit., 2002, p. 95. 377 Elle est aujourd’hui de nouveau la confédération syndicale majoritaire à gauche avec la KESK qui agit au sein du

service public. 378 On compte principalement le TKP (Türk Komünist Partisi - Parti communiste turc), l’EMEP (Emek Partisi – Parti

du travail), l’ÖDP (Özgürlük ve Dayanışma Partisi – Parti de la liberté et de la solidarité), le DSIP (Devrim Sosyalist

İsçi Partisi – Parti socialiste ouvrier révolutionnaire) parmi les plus importants. 379 PEROUSE J-F., op. cit., 2004, pp. 247-248. 380 LELANDAIS G. E., « Du printemps ouvrier à l’altermondialisme… Le champ militant et le champ politique en

Turquie », Cultures & Conflits, n°70, 2008, p. 65. 381 Les hemşehri sont des associations de migrants visant à regrouper les individus originaires d’une même ville ou

région au sein de l’émigration en Europe mais également dans les grandes métropoles de Turquie , HERSANT J. &

TOUMARKINE A., “Hometown organizations in Turkey : an overview” , European Journal of Turkish Studies , n°2,

2005. 382 GÖLE N., loc. cit., 1986, p. 199-217.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 110

militantes et protestataires que sont les associations écologistes383

et, au début des années

2000, les associations altermondialistes384

comme le groupe Antikapitalist385

. Le champ

associatif va, dans un premier temps être un refuge pour le militantisme, car la répression y

est moins sévère, quoique non absente, par rapport au champ politique traditionnel.

Dans le contexte de l’Etat sécuritaire répressif et dans celui de l’intensification du conflit

kurde au cours des années 1990 puis 2000, les connexions entre ces différentes

mobilisations vont s’effectuer autour d’un cadrage central qui va être celui de la

dénonciation des crimes du régime militaire, la demande de démocratisation et de la

défense des droits de l’Homme386

. L’action souffre d’un manque de coordination

multisectorielle et nationale qui limite la capacité à peser sur les pouvoirs publics d’une

part et la mobilisation internationale d’autre part, et d’un rapport conflictuel avec les

autorités qui privilégient souvent la répression. Par ailleurs, l’extrême gauche héritière des

années 1960/1970 dans ses répertoires d’action, sa mémoire des luttes et son organisation

éprouve des difficultés face aux nouvelles structures du mouvement altermondialiste,

davantage connectées internationalement, plus jeunes et plus affranchies des anciens cadres

et moins focalisées idéologiquement sur le socialisme. Néanmoins, la progressive

reconstruction de l’espace des mouvements sociaux en Turquie a conduit à une large

littérature sur se questionnant sur la naissance de la société civile (sivil toplum) en Turquie

depuis les années 1980387

, et nous autorise à nous demander si, pour reprendre la

formulation d’El Kawaga, elle n’a pas constitué un « répertoire d’action alternatif »388

pour

les anciens militants révolutionnaires des années 1970 ?

383 TOUMARKINE A., « Les protestations écologistes en Turquie dans les années 1990 », in DORRONSORO G. (dir.),

La Turquie conteste. Mobilisations sociales en régime sécuritaire , Paris, CNRS Editions, 2005, p. 69-88. 384 LELANDAIS G-E., Altermondialistes en Turquie. Entre cosmopolitisme politique et ancrage militant , Paris,

L’Harmattan, 2011. 385 UYSAL A., « « Rebelles du monde entier unissez-vous ! » L’exemple du groupe « Antikapitalist » de Turquie »,

Communication au colloque de l’AFSP « Les mobilisations altermondialistes », 3-5 décembre 2003. 386 MONCEAU N., « Les intellectuels mobilisés : le cas de la fondation d’histoire de Turquie », in DORRONSORO G.

(dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire , Paris, CNRS Editions, 2005, p. 121. 387 Pour un bilan et une analyse critique de ce concept appliquée au cas turc, hors de notre propos ici, voir , GROC G.,

loc. cit., 1998. 388 EL KHAWAGA D., «La génération seventies en Égypte. La société civile comme répertoire d'action alternatif », in

BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes , Coll.

Académique, Paris, Presses de Sciences Po, 2003 p. 271-292.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 111

3.2. Les postures de réengagement : essai de typification

Nous voudrions tenter de dégager une typification des postures de réengagement des

militants dans le contexte politique qui suit le régime militaire. Il ne s’agit que

d’hypothèses, qui, faute d’analyse empirique, mériteraient d’être davantage creusées. Mais

à la lecture des sources sur l’action protestataire contemporaine en général et sur le terrain

turc en particulier, il nous semble possible d’évoquer un certains nombres d’éléments. Ces

réengagements n’ont pas été tous effectués à la même période et mériteraient une analyse

diachronique afin d’observer les sauts et les continuités entre eux389

. On constate cependant

qu’après le désengagement temporaire et forcé que représente la période du coup d’Etat

militaire et la période d’incertitude et de fort hostilité à l’engagement qui suit le retour des

civils au pouvoir, un certain nombre d’anciens militants de la gauche radicale vont

développer une stratégie de réinvestissement militant. Au regard de la transformation de

l’espace des mouvements sociaux précédemment décrit, on peut donc parler de

« reconversion militante », c'est-à-dire de « conversion d’un capital militant ou politique

transformé pour être adapté aux règles de l’espace nouvellement investi »390

. La connexion

des militants aux mouvements sociaux naissants a favorisé des réinvestissements multiples

dans des cadres alternatifs de mobilisation qui ont constitué autant de structures de

rémanence dans un environnement politique devenu non réceptif391

à leur parcours. De

cette manière l’engagement trouve ainsi une nouvelle dimension et une continuité, et se

développe comme une nouvelle séquence de la carrière dans un environnement comprenant

des contraintes différentes et auquel les militants ont dû s’adapter.

Il s’agit donc d’interroger les causes réinvesties et le rôle de leur expérience précédente

dans le réinvestissement militant et, par là, de questionner « les effets productifs de la

répression sur les formes de militantisme »392

. Comme le souligne Bennani Chraïbi à

propos du cas marocain, « les cohortes « mises en disponibilité » pendant leur

incarcération, réinvestissent souvent, à leur sortie de prison, le champ politique en

389 JOHSUA F., « S’engager, se désengager, se réengager: les trajectoires militantes à la LCR », Contretemps, n°19,

2007, p. 33-42. 390 TISSOT S., « Introduction », in TISSOT S. (dir.), Reconversions militantes, Coll. Sociologie et sciences sociales,

Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005, p. 12. 391 JOHSUA F., loc. cit., 2007. 392 MASSICARD E., loc. cit., 2010, p. 5.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 112

s’ajustant aux nouveaux contextes nationaux et transnationaux. Elles nourrissent les

dynamiques qui ont contribué à l’élargissement d’un grand nombre de détenus politiques,

en renforçant les rangs des mouvements plus généralement de l’ensemble du nouveau cycle

associatif enclenché dès la fin des années 1980 »393

. Le passage d’organisations politiques

radicales au secteur associatif394

implique le transfert de répertoires d’actions,

d’expériences et de réseaux en parallèle de la recomposition des identités que le

changement de contexte et de risques encourus implique395

. Cette transferabilité n’est pas

toujours totale car le passage de dispositions (mentales et comportementales) d’un univers

à l’autre ou de mise en tension de dispositions contradictoires dans le cas des cadres

socialisateurs sont partiellement ou totalement incompatibles.396

.

Tout d’abord, il faut signaler que, la notion de « structure dormante »397

(abeyance

structure) développée par Taylor entend mettre à jour les continuités qui s’opèrent dans le

militantisme malgré les phases d’apparente disparation de celui-ci. Si la répression a

largement affecté les structures et les militants des organisations de la gauche radicale

après le 12 septembre 1980, il n’en reste pas moins que les solidarités et les capitaux

militants se sont maintenus et que les mobilisations qui vont renaitre dans les années 1980

et surtout 1990 recouperont en partie les réseaux militants de la décennie précédente. Cette

continuité est plus difficile à observer que pour le coup d’Etat de 1971 où les organisations

parviennent à se maintenir. Dans ce contexte, plus hostile à l’engagement, les structures

dormantes assurent le lien entre différentes vagues de mobilisation de deux façons : par un

réseau d’activistes et par le maintien de buts et de choix tactiques sans avoir recours au

soutien de masse. Ces éléments deviennent des éléments du répertoire d’action et

influencent le champ des possibles futurs.

Le réengagement ne s’opère pas directement de manière fixe dans une cause mais va

davantage être une succession de réinvestissements dans le temps en fonction de l’offre

d’engagement disponible, de l’attractivité des causes et de la disponibilité des militants.

Tout d’abord, par un engagement dans les hemşehri, les militants vont ainsi pouvoir

trouver un appui auprès d’individus partageant leur origine géographique souvent rurale.

393 BENNANI-CHRAÏBI M., loc. cit., 2003, p. 346. 394 Voir sur ce sujet de la reconversion des ressources acquises dans la clandestinité puis dans des associations à la base

de la formation d’un parti politique légal, COMBES H., loc. cit., 2006. 395 BENNANI-CHRAÏBI M., loc. cit., 2003, p. 350. 396 DARMON M., op. cit., 2011, p. 48. 397 TAYLOR V., loc. cit., 2005, p. 230.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 113

Ces associations leur permettent de se reconnecter aux réseaux de leur ville face à la

dispersion de leur réseau d’affinités et de réinvestir un cercle de sociabilité. Elles sont

pourvoyeuses de sens et de repères et vont permettre aux militants de réinvestir le savoir

faire obtenu par le passé accroissant ainsi les ressources de l’association. Néanmoins cet

engagement va recouvrer un caractère transitoire car il est une option latérale pour

continuer le militantisme398

. Le manque de possibilité d’ascension et de totale reconversion

des ressources va les entrainer à sortir ou à intégrer d’autres organisations de manière

parallèle. Dans un premier temps, réinvestir l’arène des activités sociales est jugé moins

politique qu’un retour à gauche et donc plus sécurisé, permet tant ainsi d’éviter la

répression, de retrouver une attache et de reconvertir les ressources militantes.

Un des aspects importants des reconversions militantes concerne les réinvestissements

militants au sein des mobilisations identitaires. Nous entendons par ce terme les

mobilisations qui ont pour but de défendre la cause d’identités jugées négligées sinon niées

par les autorités turques. Il s’agit principalement des causes alévi et kurde. La première,

pacifiste, s’est largement organisée autour d’associations mêlant culte religieux et culture

traditionnelle en revendiquant l’alévisme comme une composante culturelle et religieuse de

la société turque. La proximité entre alévisme et gauche ayant déjà été montrée, nous

insisterons simplement sur le fait que nombre de militants de la gauche radicale turque vont

se reconvertir dans ces associations. Comme dans le cas des hemşehri, il s’agit d’un

militantisme moins dangereux que le militantisme politique et qui relève du moyen de

reconvertir les ressources préalablement acquise au cours des années 1970. Mais cet

engagement procède également d’un retour à leur identité alévie au cours de leur détention

et d’une entrée dans une forme de mysticisme compensant en partie l’échec politique

précédent et remplaçant la perte des repères idéologiques399

. Leur sortie de prison va en

partie concorder avec l’émergence des revendications alévies dans l’espace politique et

constituera un espace de reconversion favorable où leurs ressources seront appréciées. Ils

vont y actualiser leurs dispositions antisystème et participer à la politisation du discours de

ces associations, au départ apolitiques, en leur donner un ton socialisant400

. D’autres

militants, d’origine kurde vont se rapprocher de la revendication identitaire kurde,

398 MONCEAU N., op. cit., 2007, p. 250. 399 Des cas similaires de « conversion mystique » sont observables chez les militants d’autres mouvements

révolutionnaires en France ou en Italie où Benny Lévy et Erri de Luca sont des cas représent atifs. 400 MASSICARD E., loc. cit., 2010, p. 2.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 114

principalement au cours de leur détention où ils se trouvent au contact de militants du

PKK. Ils rejoignent l’organisation à leur sortie de prison401

. L’orientation alors marxiste-

léniniste du mouvement qui est issu de militants de la gauche radicale facilite le passage à

un militantisme indépendantiste violent que l’expérience militante antérieure contribuera à

conforter. L’actualisation des pratiques violentes acquises dans le cadre du militantisme

révolutionnaire ne se fera que dans ce cas précis.

La légalisation des syndicats, des partis de gauche et la fin des poursuites à l’encontre des

militants de gauche au tout début des années 1990 va favoriser leur retour dans ce type

d’activités. Les individus à l’origine de leur recomposition ne sont pas souvent des

militants ayant été très impliqués au cours de la décennie 1970 dans des activités

révolutionnaires quoiqu’ayant été des sympathisants. Les membres les plus impliqués au

cours de cette décennie se réengageront plus tard dans le militantisme par volonté de

distanciation dans un premier temps ou du fait du maintien en détention prolongé pour ceux

ayant écopés des peines les plus longues. Ainsi, un certain nombre de militants, plus

proches alors des milieux ouvriers ou s’en étant rapprochés lors de leur entrée dans la vie

professionnelle, ont reconverti leur militantisme dans le champ syndical. Öngün souligne à

cet égard que la DISK, principale confédération de gauche en Turquie, est aujourd’hui

contrôlée par l’Özgürlük ve Dayanışma Partisi (ÖDP – Parti de la liberté et de la solidarité)

crée en 1996 par des anciens de Dev-Yol402

. Les militants mobilisent ainsi leur expérience

militante et le prestige de leur passé au sein de la gauche radicale, prestige qui ne peut

s’exprimer que dans ce sous-univers social, pour atteindre des postes à responsabilité.

D’autres militants vont retourner militer au sein de l’extrême gauche radicale légale quand

d’autres se tournent progressivement vers les partis socio-démocrates et notamment le

CHP. Ces acteurs mettent à profit leur capital militant lors des mobilisations en écrivant

des tracts, en organisant des meetings et en mobilisant leur capital relationnel pour

mobiliser les médias et diffuser leur cause. Enfin, certains, suite à leur désillusion envers la

lutte politique, jouent un rôle important par leur participation au sein d’associations

altermondialistes qu’ils jugent plus souple mais aussi compatibles avec leur orientation

401 DORRONSORO G. & GROJEAN O., loc. cit., 2004, p. 16. 402 ÖNGÜN E., « L’effet retour des stratégies transnationales. La modification de l’agenda et du répertoire d’action du

syndicat KESK », in DORRONSORO G. (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire ,

Paris, CNRS Editions, 2005, p. 189.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 115

politique tout en étant moins risquée car ne nécessitant pas un affrontement permanent avec

l’Etat403

.

Enfin, une dernière forme de reconversion se fait au début des années 2000 par la

constitution d’une association mémorielle d’anciens militants révolutionnaires développant

un discours victimaire404

, la 78’liler Devrimci Federasyonu (Fédération des

révolutionnaires 78’ards). Elle regroupe sur Istanbul et Ankara quelques centaines de

membres. Cette organisation travaille d’une part à la définition d’une identité collective a

posteriori ainsi qu’à la construction d’une mémoire générationnelle de rassemblement et de

cohésion. Et d’autre part elle coordonne la mobilisation réclamant le juger des militaires

putschistes de 1980. Les expériences (emprisonnements, exils, humiliations, répressions

des mouvements…) vécues comme autant de marqueurs générationnels vont êtres

reconverties en ressources symboliques mobilisables, notamment à travers la possibilité de

faire de la souffrance une « ressource victimaire ». La publication de l’association,

Tükenmez, exprime cette volonté de réaffirmer l’identité du groupe, relate les « exploits »

passés et présents et cite les « ennemis » en consignant les atrocités passées commises par

les persécuteurs. On voit par l’action de cette association comment « un évènement passé

s’inscrit dans la mémoire d’un groupe qui entend se mobiliser à partir de ce cadrage

mémoriel »405

. Ils sont parfois aidés par certains désengagés qui restent proches de leurs

sociabilités passées et mettent à disposition leurs réseaux, compétences et ressources

politiques ou professionnelles au profit des « ex » par solidarité et « fidélité militante »406

.

En effet, certains avocats et journalistes de Radikal ou de Taraf interviennent de façon

ponctuelle pour soutenir ou relayer les procès intentés aux militants de la gauche radicale

en Turquie et fournissent une expertise aux militants de l’association des anciens des

années 1970 dans leur tentative de faire juger les généraux putschistes.

Ce chapitre est donc une tentative d’ébaucher une typologie des reconversions afin de

repérer les continuités et les bifurcations dans les carrières militantes, personnelles et

403 LELANDAIS G. E., loc. cit., 2008, p. 80. 404 LEFRANC S., MATHIEU L. & SIMEANT J., « Les victimes écrivent leur Histoire. Introduction », Raisons

politiques, n° 30, 2008/02, p. 5-19. 405 BOUMAZA M., « Les générations politiques au prisme de la comparaison : quelques propositions théoriques et

méthodologiques », Revue internationale de politique comparée, 2009/2, Vol. 16, p. 197.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 116

professionnelles à l’issue de la répression consécutive au coup d’État. Il nous semblait en

effet que s’en tenir à la fin des organisations des années 1970 sans questionner leur

situation à l’issue de la période de répression arrêtait l’analyse au milieu du gué. On

retrouve en effet les militants, non totalement distanciés pour certains, totalement

réinvestis dans les structures des champs politique et militant pour d’autres , et parfois

même multipositionnés au sein de ceux-ci. Leur expérience et leurs capitaux militants et

sociaux leur ont permis de jouer un rôle de structuration des nouvelles mobilisations, de

relais et de défenseur de leur propre cause. Il nous semble que c’est dans cette perspective

longitudinale d’étude des carrières individuelles que l’on peut déceler les transformations,

évolutions et ruptures d’un militantisme radical ayant été stoppé par la répression mais

ayant donné lieu à une reconversion tant politique que professionnelle en fonction de

l’évolution du contexte politique et personnel.

406 WILLEMEZ L., « Engagement professionnel et fidélités militantes. Les avocats travaillistes dans la défense

judiciaire des salariés », Politix, Vol. 16, n°62, 2003, p. 145-164.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 117

Conclusion

Ce travail partait des angles morts de la sociologie des mobilisations et a tenté de penser

la continuité entre l’engagement militant radical en contexte autoritaire et les effets de la

répression sur les carrières à court et plus long terme. Nous avons ainsi essayé de dégager

l’intérêt que pouvait recéler l’analyse de la répression sur les carrières individuelles et sur

les dynamiques de reconversion.

Nous avons observé, dans une approche chronologique, le contexte dans lequel se

développe le militantisme radical dans les années 1970 en le replaçant dans l’historicité du

mouvement révolutionnaire et social en Turquie. Nous avons tenté en le recontextualisant

de le penser non comme une pathologie mais comme le résultat de tensions sociales et

politiques propres à la Turquie à cette période. L’émergence d’un mouvement

révolutionnaire est en effet à la fois le fait de la politisation de phénomènes politiques et

sociaux mais également le fruit d’une co-construction et d’une escalade entre extrême

gauche et droite dans laquelle l’Etat est tour à tour enjeu, cible et partenaire des groupes

engagés407

.

Cette contextualisation de la crise turque des années 1970 s’est avérée indispensable pour

comprendre et décrire les carrières militantes au sein des organisations militantes de cette

décennie. Nous avons ainsi pu décrire l’origine sociale et la socialisation des militants

révolutionnaires et analyser de la façon la plus précise possible les dynamiques conduisant

certains individus à s’engager dans un militantisme radical dans certaines situations et dans

des contextes précis. Cela nous a naturellement conduits à nous intéresser à la façon dont

les acteurs engagés évoluent au sein des organisations qu’ils investissent, les rétributions

qu’ils en retirent, les réseaux et le capital militant qu’ils y acquièrent. L’étude du rapport à

la violence, fortement présente dans ce contexte et au sein de ces groupes, s’est avérée être

essentielle pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’un rapport irrationnel et insatiable mais au

contraire d’un usage ponctuel et contextualisé qui prend place dans le déroulement de la

carrière militante.

407 GOURISSE, B., op. cit., 2010.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 118

Le coup d’Etat de 1980 marque une rupture importante dans les carrières car,

contrairement au coup d’Etat de 1971 qui avait permis de maintenir de façon feutrée les

organisations politiques, la répression engagée d’emblée rend impossible toute survie de

ces groupes par les arrestations de masse des militants de gauche. Ceux-ci connaissent

alors une période de détention et/ou d’exil. Cet intervalle qui interrompt leurs études et leur

entrée dans la vie de famille a un impact important sur la poursuite de leurs activités

politiques et, au-delà, sur la poursuite de leurs parcours biographiques. Les conditions de

détention, et notamment la torture, ont un effet largement dissuasif sur les militants. Ainsi,

il nous paraissait important, pour analyser réellement les conséquences de la répression sur

les carrières militantes de nous intéresser aux trajectoires qui suivent la détention et,

parallèlement, le retour des mobilisations en Turquie dans un contexte politique et social

transformé par les conséquences du coup d’Etat du 12 septembre 1980. Or, on observe là

des trajectoires variées qui vont du désengagement total à un désengagement temporaire en

passant par diverses formes de réengagement selon des temporalités variables. On observe

là tout l’intérêt du concept de carrière qui permet de penser l’engagement dans le temps ,

dans ses variations d’intensité et dans les repositionnements auxquels il peut conduire.

Il nous semble ainsi possible, au regard des développements précédents, de confirmer

l’hypothèse principale de ce travail. En effet, la répression est un élément crucial pour

l’appréhension des carrières des militants révolutionnaires en Turquie en leur imposant

l’adoption de conduites particulières et contextualisées tout en contribuant à forger une

expérience individuelle marquante – sinon traumatisante - susceptible d’être reconvertie

dans un contexte politique et individuel transformés. C’est là, selon nous, l’intérêt principal

de cette recherche au terme de notre développement. Nous souhaitions penser les

conditions et les conséquences d’un engagement radical dans un contexte autoritaire et

fortement répressif. Le concept de carrière nous a ainsi permis de penser les différentes

périodes traversées par les militants, à la fois dans leur engagement et dans leur vie

personnelle en mettant à jour les dynamiques d’entrée, de maintien, de sortie et de

reconversion militante qui peuvent survenir au gré des périodes et des changements de

contexte simultanément analysables. L’aspect le plus complexe est sans doute de tenir à la

fois la spécificité des parcours individuels et la montée en généralité d’une analyse qui

tente de dresser des typologies et des parcours types. Il va de soi que l’intégralité des

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 119

militants n’ont pas connu les parcours que nous décrivons ici mais nous avons tenté de

rendre compte de la diversité au sein d’une unité générationnelle.

Ce sujet mériterait désormais un approfondissement et une vérification empirique que

nous n’avons pu mener ici. Il serait également intéressant de mener une analyse comparée

en termes générationnels en comparant la génération dite de « 68 »408

avec celle-ci dite de

« 78 » afin de connaitre plus en détail les ressemblances et les dissemblances dans les

carrières militantes et l’impact différencié qu’ont pu avoir les coups d’Etats sur ces unités

générationnelles ayant milité dans une décennie ponctuée par deux coups d’Etat mais

connaissant des écarts d’âge sensiblement différents. De plus, il serait pertinent de

comparer les carrières militantes sur la même période de temps en ce qui concerne les

autres mouvements radicaux alors en action dans les années 1970, à savoir le militantisme

d’extrême droite, le militantisme indépendantiste kurde et le militantisme islamiste. On

pourrait comparer un certain nombre d’hypothèses et voir, selon les engagements et les

profils, les effets différenciés de la répression sur les parcours biographiques sur les

militants de ces différents courants. Enfin, une analyse comparée avec les mouvements

révolutionnaires à la fois en Europe Occidentale et dans les pays du Sud à la même période

pourrait s’avérer riche d’enseignements y compris en ce qui concerne l’analyse de la

répression.

L’analyse de l’impact individuel et différencié de la répression sur les carrières militantes

et l’analyse des dynamiques de reconversion militantes nous semblent donc être un point

de vue fertile dans l’étude des mouvements de contestations, violents ou non, dans un

contexte autoritaire et fortement répressif.

408 MONCEAU N., op. cit., 2007.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 120

Bibliographie

AGRIKOLIANSKY E., « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans

les années 1980 », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 27-46.

AHMAD F., The Making of Modern Turkey, Londres, Routledge, 1993.

AÏT-AOUDIA M. et al., « Enquêter dans les partis politiques. Perspectives comparées », Revue

internationale de politique comparée, 2010/4, Vol. 17, p. 7-13.

AÏT-AOUDIA M. et al., « Indicateurs et vecteurs de la politisation des individus : les vertus

heuristiques du croisement des regards », Critique internationale, 2011/1, n° 50, p. 9-20.

AMIRAUX V., « Les limites du transnational comme espace de mobilisation », Cultures & Conflits,

33-34, 1999, p. 25-50.

ANDREWS M., Lifetimes of Commitment: Ageing, Politics, Psychology, Cambridge, Cambridge

University Press, 1991.

ANSART P., Les idéologies politiques, Paris, PUF, 1974.

AUYERO J., « L'espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives », Actes de la recherche

en sciences sociales, 2005/5, n°160, p. 122-132.

BASTIDE R., « Mémoire collective et sociologie du bricolage », L’Année sociologique, Vol 21, 1970,

p. 65-108.

BAYART J-F. & VANER S., « L’armée turque et le théâtre d’ombre kémaliste (1960-1973) », in

ROUQUIE A. (dir.), La politique de Mars. Les processus politiques dans les partis militaires

contemporains, Paris, Le Sycomore, 1981, p. 41-69.

BAZIN M., « Les disparités régionales en Turquie », in GÖKALP A. (dir.), La Turquie en transition.

Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose, 1986, p. 17-47.

BECKER H., Outsiders, Paris, Métailié, 1985.

BECKER H., « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, n°11, 2006, URL :

http://traces.revues.org/257 ; DOI : 10.4000/traces.257

BENFORD R. & SNOW D., « Framing Processes and Social Movements: an Overview and

Assessment », Annual Review of Sociology, n°26, 2000, p. 611-639.

BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. « Exit, voice, loyalty et bien d’autres choses encore… »,

in BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et protestations dans les sociétés

musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 43-126.

BENNANI-CHRAÏBI M. « Parcours, cercles et médiations à Casablanca. Tous les chemins mènent à

l'action associative de quartier », in BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et

protestations dans les sociétés musulmanes , Paris, Presses de Sciences Po, 2003 p. 293-352.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 121

BENSA A. & FASSIN E., « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, 2002, p. 5-20.

BERGER P. & LUCKMAN T., La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2003.

BIDART C., « Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques », Cahiers

internationaux de sociologie, 2006/1, n° 120, p. 29-57.

BILLION D. « Turquie », in BALECIE J-M. & DE LA GRANGE A. (dirs), Mondes rebelles.

Guérillas, milices, groupes terroristes , Paris, Michalon, 2001, p. 1303-1325.

BOUMAZA M., « Les générations politiques au prisme de la comparaison : quelques propositions

théoriques et méthodologiques », Revue internationale de politique comparée, 2009/2, Vol. 16, p.

189-203.

BOURDIEU P., La distinction, Paris, Minuit, 1979.

BOURDIEU P., Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.

BOURDIEU P., « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 31, 1980, p. 2-

3.

BOURDIEU P., « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », Actes

de la recherche en sciences sociales, n°36-37, 1981, p. 3-24.

BOURDIEU P., « Les rites comme actes d'institution », Actes de la recherche en sciences sociales ,

Vol. 43, 1982, p. 58-63.

BOURDIEU P., « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales , Vol. 62-63,

1986, p. 69-72.

BOURDIEU P., « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la

recherche en sciences sociales, 2002/5, n°145, p. 3-8.

BOZARSLAN H., « Le chaos après le déluge : notes sur la crise turque des années 70 », Cultures &

Conflits, n° 24-25, 1997, p.79-98.

BOZARSLAN H., « Le phénomène milicien, une composante de la violence politique dans la Turquie

des années 1970 », Turcica, Vol. 31, 1999, p. 185-244.

BOZARSLAN H., « La crise comme instrument politique en Turquie », Esprit, n°271, 2001, p. 140-

151.

BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie contemporaine, Coll. Repères, Paris, La Découverte, 2004.

BOZARSLAN H., « L’anti-américanisme en Turquie », Le Banquet, n°21, 2004/2, URL :

http://www.revue-lebanquet.com/reposoir/pdfs/a_0000375.pdf

BOZARSLAN H., « Structures de pouvoir, coercition et violence », in VANER S. (dir.), La Turquie,

Paris, CERI-Fayard, 2005, p. 225-249.

BOZARSLAN H., Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De la fin de l’Empire Ottoman à Al-

Qaïda, Paris, La Découverte, 2008.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 122

BRAUD P. L’émotion en politique, Coll. Références, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.

BRAUD P., Violences politiques, Coll. Points Essais, Paris, Seuil, 2004.

CEYHAN A. & PERIES G., « Introduction. L'ennemi intérieur: une construction discursive et

politique », Cultures & Conflits, n°43, 2001, URL : http://conflits.revues.org/index566.html

CHAZEL F., « La mobilisation politique : problèmes et dimensions », Revue française de science

politique, Vol. 25, n°3, 1975. p. 502-516.

COLLOVALD A., « Pour une sociologie des carrières militantes », in COLLOVALD A., LECHIEN

M-H., ROZIER S. & WILLEMEZ L. (dirs.), L’humanitaire ou le management des dévouements :

enquête sur un militantisme de solidarité internationale en faveur du Tiers monde , Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2002, p. 177-229.

COLLOVALD A. & GAÏTI B., « Questions sur la radicalisation politique », in COLLOVALD A. &

GAÏTI B. (dirs.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute,

2006, p. 19-45.

COMBES H., « Des militants par intermittence ? Le Parti de la révolution démocratique au Mexique

(1989-2000) », Critique internationale, 2006/1, n° 30, p. 145-160.

COMBES H., « « Observer les mobilisations ». Retour sur les ficelles du métier de sociologue des

mouvements sociaux », Politix, 2011/1, n° 93, p. 7-27.

COMBES H. & FILLIEULE O., « De la répression considérée dans ses rapports à l'activité

protestataire. Modèles structuraux et interactions stratégiques », Revue française de science politique,

2011/6, Vol. 61, p. 1047-1072.

COPEAUX E., Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste,

1931-1993, Coll. Méditerranée, Paris, CNRS Editions, 2000.

CRETTIEZ X., « « High Risk Activism » : Essai sur le processus de radicalisation violente »,

Première partie, Pôle Sud, 2011/1, n° 34, p. 45-60. (a)

CRETTIEZ X., « « High Risk Activism » : Essai sur le processus de radicalisation violente »,

Seconde partie, Pôle Sud, 2011/2, n° 35, p. 97-112. (b)

CURTIS R-L. & ZURCHER L-A., “Stable Resources of Protest Movements: The Multi-

Organizational Field”, Social Forces, Vol. 52, n°1, 1973, p. 53-61

DAGI I. D., “Democratic Transition in Turkey, 1980-83: The Impact of European Diplomacy”,

Middle Eastern Studies, Vol. 32, n°2, 1996, p. 124-141.

DARMON M., Devenir anorexique. Une approche sociologique , Paris, La Découverte, 2008.

DARMON M., « La notion de carrière : un instrument interactionniste d'objectivation », Politix,

2008/2, n° 82, p. 149-167.

DARMON M., La socialisation. Domaines et approches , Coll. « 128 », Paris, Armand Colin, 2010.

DEMAZIERE D. & SAMUEL O., « Inscrire les parcours individuels dans leurs contextes »,

Temporalités, n°11, 2010, http://temporalites.revues.org/1167

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 123

DELLA PORTA D., Social Movements, Political Violence and the State , Cambridge, Cambridge

University Press, 1995.

DELLA PORTA D., « Mouvements sociaux et violence politique », in CRETTIEZ X. &

MUCCHIELLI L. (dirs.), Les violences politiques en Europe, Coll. Recherches, Paris, La Découverte,

2010, p. 271-291.

DE QUEIROZ J-M. & ZIOTKOWSKI M., L’interactionnisme symbolique, Rennes, Presses

Universitaires de Rennes, 1994.

DEV-SOL, Revolutionary Left, brochure non datée, 34 p, URL :

http://prisonsenturquie.free.fr/DevrimciSol_EN.pdf

DOBRY M., Sociologie des crises politiques, Coll. Fait politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2009

[1986].

DORRONSORO G., « Réflexions sur la causalité d’un manque : Pourquoi y a -t-il si peu de

mobilisations en Turquie ? », Notes du CERI, 2001, URL : http://www.ceri-sciences-po.org

DORRONSORO G. & GROJEAN O., « Engagement militant et phénomènes de radicalisation chez les

Kurdes de Turquie », European Journal of Turkish Studies, 2004, URL:

http://www.ejts.org/document198.html

DORRONSORO G., « La nébuleuse Hizbullah », Les dossiers de l’IFEA, n°17, 2004, URL :

http://www.ifea-istanbul.net/dossiers_ifea/Bulten_17.pdf

DORRONSORO G., « Introduction. Mobilisations et régime sécuritaire », in DORRONSORO G.

(dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire , Paris, CNRS Éditions, 2005,

p. 13-30.

DORRONSORO G., « La torture discrète : capital social, radicalisation et désengagement militant

dans un régime sécuritaire », European Journal of Turkish Studies, n°8, 2008, URL :

http://ejts.revues.org/index2223.html

DORRONSORO G., Que veut la Turquie ? Ambition et stratégies internationales , Coll. Mondes et

nations, Paris, Autrement, 2009.

DUBAR C., La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelle , Paris, Armand

Colin, 2004 [1991].

DUCHESNE S. & HAEGEL F., « La politisation des discussions, au croisement des logiques de

spécialisation et de conflictualisation », Revue française de science politique 6/2004, Vol. 54, p. 877-

909.

DURIEZ B. & SAWICKI F., « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale. Le cas de la CFDT »,

Politix, Vol. 16, n°63, 2003, p. 17-51.

DURKHEIM E., L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990.

EBAUGH H., Becoming an Ex. The Process of Role Exit , Chicago, University of Chicago Press, 1988.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 124

EL KHAWAGA D., «La génération seventies en Égypte. La société civile comme répertoire d'action

alternatif », in BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et protestations dans

les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003 p. 271-292.

ERGIL D., “Class Conflict and Turkish Transformation (1950-1975)”, Studia Islamica, n°41, 1975, p.

137-161.

ERTAN M., “The Circuitous Politicization of Alevism: the Affiliation between the Alevis and the

Left Politics (1960-1980)”, Atatürk Institue of Modern History, Mémoire de master, Boğaziçi

University, 2008, URL: http://www.belgeler.com/blg/1hnm/the-circuitous-politicization-of-alevism-

the-affiliation-between-the-alevis-and-the-left-politics-1960-1980-aleviligin-ortuk-politiklesmesi-

aleviler-ve-sol-siyasetler-arasindaki-yakinlasma-1960-1980

ETHUIN N., « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Les écoles du PCF (1970–1990) »,

Politix, Vol. 16, n°63, 2003, p. 145-168.

FILLIEULE O. & PECHU C. (dirs.), Lutter ensemble. Les théories de l’action collective , Coll.

Logiques politiques, Paris, L’Harmattan, 2000.

FILLIEULE O. & MAYER N., « Introduction. Devenirs militants », Revue française de science

politique, Vol. 51, n°1-2, 2001. p. 19-25.

FILLIEULE O., « Post-scriptum : propositions pour une analyse processuelle de l’engagement

individuel », Revue française de science politique, Vol. 51, n° 1-2, 2001, p. 199-217.

FILLIEULE O. & BROQUA C., « La défection dans deux associations de lutte contre le sida : Actu

Up et AIDES », in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris,

Belin, 2005, p. 189-228.

FILLIEULE.O, « Requiem pour un concept: vie et mort de la notion de structure des opportunités

politiques », in La Turquie conteste, Gilles Dorronsoro (dir), CNRS Editions, Paris 2005, p.201-241.

FILLIEULE O. & DELLA PORTA D., « Introduction. Variations de contexte et contrôle des

mouvements collectifs », in FILLIEULE O. & DELLA PORTA D. (dirs.), Police et manifestants.

Maintien de l'ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 17-40.

FILLIEULE O., « Carrière militante », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.),

Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, pp. 85-94. (a)

FILLIEULE O., « Les conséquences biographiques de l’engagement », in FILLIEULE O., MATHIEU

L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p.

131-139. (b)

FILLIEULE O., « Désengagement », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.),

Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 180-188. (c)

FILLIEULE O., “Disengagement Process from Radical Organizations. What is so Different when it

Comes to Exclusive Groups?”, CRAPUL - Political Science Working Paper Series, n° 50, 2011, URL:

http://www.unil.ch/webdav/site/iepi/shared/TSP50_-_Fillieule.pdf

FLICHE B., « Quand cela tient à un cheveu. Pilosité et identité chez les turcs de Strasbourg »,

Terrain, n°35, 2000, p. 155-165.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 125

FOUCAULT M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Coll. Tel, Paris, Gallimard, 1975.

FRETEL J., « Quand les catholiques vont au parti. De la constitution d’une illusion paradoxale et du

passage à l’acte chez les « militants » de l’UDF », Actes de la recherche en sciences sociales, 2004/5,

n°155, p. 77-89.

GAXIE D., « Economie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science

politique, n°27, 1977, p.123-154.

GAXIE D., « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française

de science politique, 2002/2, Vol. 52, p. 145-178

GAXIE D., « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue Suisse de

Science Politique, Vol. 11, n°1, 2005, p. 157-188.

GAYER L., « Le parcours du combattant : une approche biographique des militant(e)s sikh(e)s du

Khalistan », Questions de Recherche / Research in Question , CERI-Sciences Po, n° 28, 2009, URL :

http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

GEERTZ C., The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973.

GIRARD R., Le bouc émissaire, Coll. Biblio Essais, Paris, Le livre de poche, 1986.

GOBILLE B., « L’évènement Mai 68. Pour une sociologie du temps court », Annales HSS, n°2, 2008, p.

321-349.

GOFFMAN.E, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Coll. Le sens commun, Paris, Minuit,

1963.

GOFFMAN E., Asiles. Etude sur la condition sociale des malades mentaux , Coll. Le sens commun,

Minuit, 1968.

GÖLE N., « Modernité et société civile : l’action et l’idéologie des ingénieurs », in GÖKALP A.

(dir.), La Turquie en transition. Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose,

1986, p. 199-217.

GOODWIN J., “The Libidinal Constitution of a High-Risk Social Movement: Affectual Ties and

Solidarity in the Huk Rebellion, 1946 to 1954”, American Sociological Review, Vol. 62, n°1, 1997, p.

53-69.

GOODWIN J., No Other Way Out. States and Revolutionary Movements, 1945-1991, Cambridge,

Cambridge University Press, 2001.

GOTTRAUX P., « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France

de l’après-guerre, Paris, Payot, 1997.

GOURISSE B., « L’institution universitaire : un lieu privilégié de politisation dans la Turquie des

années 1970 », Communication au IXème Congrès de l'AFSP à Toulouse, 6 septembre 2007, URL :

http://www.afsp.msh-paris.fr/congres2007/ateliers/textes/at2gourisse.pdf

GOURISSE B., « Pluralité des rapports aux normes professionnelles et politisation des pratiques dans

la police turque des années 1970 », European Journal of Turkish Studies, n°8, 2008, URL :

http://ejts.revues.org/index2273.html

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 126

GOURISSE B., « Repenser les relations entre marginalité politique et passage à la violence : le Parti

de l’action nationaliste en Turquie dans les années 1970 », Communication au Congrès de l’AFSP,

2009, URL : http://www.congresafsp2009.fr/sectionsthematiques/st44/st44gourisse.pdf

GOURISSE, B., L'Etat en jeu. Captation des ressources et désobjectivation de l'Etat en Turquie.

(1975-1980), thèse de doctorat à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Paris, 2010.

GOURISSE B., « Enquête sur les relations entre politisation et études supérieures : le cas turc (1970 -

1980) », Critique internationale n°50, 2011, p. 39-53. (a)

GOURISSE B., « Variation des ressources collectives et organisation des activités de violence au sein

du Mouvement nationaliste en Turquie (1975-1980) », Cultures & Conflits, n 81-82, 2011, p. 81-100.

(b)

GOURISSE B., « Participation électorale, pénétration de l'État et violence armée dans la crise

politique turque de la seconde moitié des années 1970 », Politix, 2/2012, n° 98, p. 171-193.

GROC G., « La « société civile » turque entre politique et individu », Cahiers d'Etudes sur la

Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, n°26, 1998, URL : http://cemoti.revues.org/129

GROC G., « Démocratie et société civile », in VANER S. (dir.), La Turquie, Paris, Fayard-CERI,

2005, p. 193-224.

GROJEAN O., « Investissement militant et violence contre soi au sein du Parti des travailleurs du

Kurdistan », Cultures & Conflits, n°63, 2006, p. 101-112.

GROJEAN O., La cause kurde, de la Turquie vers l’Europe. Contribution à une sociologie de la

transnationalisation des mobilisations, Thèse de doctorat à l’EHESS, Paris, 2008.

GROJEAN O., « Violences contre soi », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.),

Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 564-569.

GUNTER M., “Political Instability in Turkey during the 1970’s”, Conflict Quarterly, Vol. 9, n°1,

1989, p. 63-77.

GURR T., Why Men Rebel ?, Princeton, Princeton University Press, 1971.

HAEGEL F., « Le pluralisme à l’UMP. Structuration idéologique et compétit ion interne », in

HAEGEL F. (dir), Partis politiques et système partisan en France , Coll. Références, Paris, Presses de

Sciences Po, 2007, p. 219-254.

HALBWACHS M. La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997

HALE W., “Military Rule and Political Change in Turkey, 1980-1984”, in GÖKALP A. (dir.), La

Turquie en transition. Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose, 1986, p.

155-175.

HAMIDI C., « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement assoc iatif

et rapport au politique dans des associations locales issues de l'immigration », Revue française de

science politique, 2006/1, Vol. 56, p. 5-25.

HERMET G., Totalitarismes, Paris, Economica, 1985.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 127

HERSANT J. & TOUMARKINE A., “Hometown Organizations in Turkey: an Overview”, European

Journal of Turkish Studies, n°2, URL: http://www.ejts.org/document397.html

HIRSCHMAN A. O., Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Editions de l’ULB, Bruxelles,

1995 [1970].

HMED C., « Des mouvements sociaux « sur une tête d'épingle » ? Le rôle de l'espace physique dans le

processus contestataire à partir de l'exemple des mobilisations dans les foyers de travailleurs

migrants », Politix, 2008/4, n° 84, p. 145-165.

HUGHES E., « The Making of a Physician », Human Organization, n°14, 1955, p. 21-25.

HUGHES E., Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Editions de l’EHESS, 1996.

HUNT, S. A. & BENFORD R. D., “Identity Talk in the Peace and Justice Movement”, Journal of.

Contemporary Ethnography, Vol. 22, n°4, 1994, p. 488-517.

IHL O., « Socialisation et événements politiques », Revue française de science politique, 2/2002, Vol.

52, p. 125-144.

INSEL A., « Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », in DABENE O., GEISSER V. &

MASSARDIER G. (dirs.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle.

Convergences Nord-Sud, Coll. Recherches, Paris, La Découverte, 2008, p. 157-180.

JASPER, The Art of Moral Protest: Culture, Biography, and Creativity in Social Movements,

Chicago, University of Chicago Press, 1999.

JOHSUA F., « Les conditions de (re)production de la LCR – L’approche par les trajectoires militantes

», in HAEGEL F. (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences

Po, 2007, p. 25-67.

JOIGNANT A., « La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux

agendas de recherche », Revue française de science politique , Vol. 47, n°5, 1997, p. 535-559.

KARPAT K., “Socialism and the Labor Party of Turkey”, Middle East Journal, Vol. 21, n°2, 1967, p.

157-172.

LAFONT V., « Les jeunes militants du Front national : trois modèles d'engagement et de

cheminement », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 175-198.

LAGROYE J., « Les processus de politisation », in LAGROYE J. (dir.), La politisation, Coll. Socio-

Histoire, Paris, Belin, 2003, p. 359-372.

LAGROYE J. & SIMEANT J., « Gouvernement des humains et légitimation des institutions », in

FAVRE P. et al., Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca , Paris, Presses de Sciences Po,

2003 p. 53-71.

LAGROYE, J., FRANÇOIS B. & SAWICKI F., Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po-

Dalloz, 2006.

LAHIRE B., Tableaux de famille : Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Coll. Points

Essais, Paris, Le Seuil, 2012 [1998].

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 128

LAHIRE B., L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Pluriel, 2001.

LAHIRE B., La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi , Coll. Recherches,

Paris, La Découverte, 2004.

LANDAU J-M., « Images of the Turkish Left », Problems of Communism, Vol. 32, n°5, 1983, p. 72-

74.

LE BRETON D., Sociologie du corps, Coll. Que sais-je ?, Paris, PUF, 2008.

LE BRETON D., Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance, Coll. Traversées, Paris,

Métailié, 2010.

LECLERQ C., « « Raisons de sortir ». Les militants du PCF », in FILLIEULE O. (dir.), Le

désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 131-147.

LECLERCQ C. & PAGIS J., « Les incidences biographiques de l'engagement. Socialisations

militantes et mobilité sociale. Introduction », Sociétés contemporaines, 2011/4, n°84, p. 5-23.

LEFRANC S., MATHIEU L. et SIMEANT J., « Les victimes écrivent leur Histoire. Introduction »,

Raisons politiques, 2008/02, n° 30, p. 5-19.

LEFRANC S. & SOMMIER I., « Conclusion. Les émotions et la sociologie des mouvements sociaux

», in TRAÏNI C. (dir.), Émotions... Mobilisation!, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 273-293.

LELANDAIS G. E., « Du printemps ouvrier à l’altermondialisme… Le champ militant et le champ

politique en Turquie », Cultures & Conflits, n°70, 2008, URL :

http://conflits.revues.org/index12483.html.

LELANDAIS G-E., Altermondialistes en Turquie. Entre cosmopolitisme politique et ancrage militant ,

Paris, L’Harmattan, 2011.

LINHARDT D., « Réclusion révolutionnaire. La confrontation en prison entre des organisations

clandestines révolutionnaires et un Etat – le cas de l’Allemagne dans les années 1970 », Cultures &

Conflits, n°55, 2004, p. 113-148.

MARCOU J., « La Turquie juge les putschistes de 1980 », Blog de l’Observatoire de la vie politique

turque (OVIPOT), 08/04/2012, http://ovipot.hypotheses.org/7176

MARIGHELLA C., Manuel de guérilla urbaine, URL : http://www.mecanopolis.org/wp-

content/uploads/2009/12/guerilla.pdf

MASSICARD E., « La réforme carcérale en Turquie », Critique internationale, n°16, 2002, p. 169-

181.

MASSICARD E., L'autre Turquie : le mouvement aléviste et ses territoires , Coll. Proche Orient,

Paris, PUF, 2005.

MASSICARD E., « Les mobilisations « identitaires » en Turquie après 1980 : une libéralisation

ambiguë », in DORRONSORO G. (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime

sécuritaire, Paris, CNRS Editions, 2005, p. 89-108.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 129

MASSICARD E., « Répression et changement des formes de militantisme : carrières et remobilisation

à gauche après 1980 en Turquie », Revue européenne d’analyse des sociétés politiques , n°28, 2010,

URL : http://www.fasopo.org/reasopo/n28/article.pdf

MATBAACILIK F., State of Anarchy and Terror in Turkey, 1983, 83 p.

MATHIEU L., « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans

l’analyse des mouvements sociaux », Revue Française de Science Politique, Vol. 52, n°1, 2002, p. 75-

100.

MATHIEU L., « L’espace des mouvements sociaux », Politix, 2007/1, nº 77, p. 131-151.

MATHIEU L., « Heurs et malheurs de la lutte contre la double peine : éléments pour une analyse des

interactions entre mouvements sociaux et champ politique », Sociologie et sociétés, Vol. 41, n° 2,

2009, p. 63-87.

MATONTI F., POUPEAU F., « Le capital militant. Engagements improbables, apprentissages et

techniques de lutte », Actes de la recherche en sciences sociales, n°155, 2004, p. 4-11.

MAUGER G., « Gauchisme, contre-culture et néo libéralisme. Pour une histoire de la génération de

mai 1968 », in CRISPA & CURAPP, L’identité politique, Paris, PUF, 1994, p. 206-226.

MAUGER G., « La politique des bandes. Questions de méthode », in CURRAP, La politique ailleurs,

PUF, 1998, p. 32-36.

MCADAM D., “Recruitment to High-Risk Activism: the Case of Freedom Summer”, American

journal of sociology, Vol. 92, n°1, 1986, p. 64-90.

MCADAM D., Freedom Summer, Oxford, Oxford University Press, 1988.

MCADAM D., “The Biographical Consequences of Activism”, American Sociological Review, Vol.

54, n°5, 1989, p. 744-760.

MCADAM D. & WILTFRANG G., “The Costs and Risks of Social Activism: A Study of Sanctuary

Movement Activism”, Social Forces, Vol. 69, n°4, 1991, p. 987- 1010.

MCADAM D. & PAULSEN R., “Specifying the Relationship between Social Ties and Activism”,

American Journal of Sociology, Vol. 99, n°3, 1993, p. 640-667.

MCADAM D., TARROW S. & TILLY C., « Pour une cartographie de la politique contestataire »,

Politix, Vol. 11, n°41, 1998, p. 7-32.

MCCARTHY J., ZALD D. & MAYER N., « Resource Mobilization and Social Movements: a Partial

Theory », American journal of sociology, Vol. 82, 1977, p. 1212-1241.

MELLO B., « Communists and Compromisers: Explaining Divergences within Turkish Labor

Activism, 1960-1980 », European Journal of Turkish Studies, n°11, 2010, URL:

http://ejts.revues.org/index4343.html

MICHELAT G. & SIMON M., Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de Sciences

Po, 1977.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 130

MICHON S., Études et politique: les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique ,

Thèse de doctorat à l’Université Marc Bloch Strasbourg 2, Strasbourg, 2006.

MONCEAU N., « Les intellectuels mobilisés : le cas de la fondation d’histoire de Turquie », in

DORRONSORO G. (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire , Paris,

CNRS Editions, 2005, p. 109-126.

MONCEAU N., Générations démocrates. Les élites turques et le pouvoir, Nouvelle bibliothèque des

thèses, Paris, Dalloz – Sirey, 2007.

MONCEAU.N, « Le rôle des coups d'État militaires dans la formation et la trajectoire des générations

politiques, l'exemple de la génération 68 en Turquie », Revue internationale de politique comparée,

2009/2, Vol. 16, p. 221-239.

NEVEU E., Sociologie des mouvements sociaux, Coll. Repères, Paris, La Découverte, 2011.

OBERSCHALL A., Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice-

Hall Inc., 1973.

OFFERLE.M, « Retour critique sur les répertoires de l'action collective (XVIIIe -XXIe siècles) »,

Politix, 2008/1, n°81, p. 181-202.

OFFERLE M., JUHEM P. & FRETEL J., « L’entreprise partisane », in COHEN A., LACROIX B. &

RIUTORT P. (dirs.), Nouveau manuel de science politique, Coll. Grand Repères, Paris, La

Découverte, 2009.

OLSON M., Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978.

OLSON W. R., "Al-Fatah in Turkey: Its Influence in the March 12 Coup", Middle Eastern Studies,

n°9, 1973, p. 197-205.

ÖNGÜN E., « L’effet retour des stratégies transnationales. La modification de l’agenda et du

répertoire d’action du syndicat KESK », in DORRONSORO G. (dir.), La Turquie conteste.

Mobilisations sociales et régime sécuritaire, Paris, CNRS Editions, 2005, p. 183-201.

OPP K. D. & ROEHL W., “Repression, Micromobilization and Political Protest”, Social Forces,

n°69-2, 1990, p. 521-547.

ORRANTIA J. « Looking back - Looking in. Les conséquences de la terreur et l'intimité du souvenir

(essai d'anthropologie visuelle) », Tracés 2/2010, n° 19, p. 121-138.

PAGIS J., « Engagements soixante-huitards sous le regard croisé des statistiques et des récits de vie »,

Politix, 2011/1 n° 93, p. 93-114.

PASSERON J-C., « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, 1990,

Vol. 31, n°1, p. 3-22.

PASSY F., L’action altruiste : contraintes et opportunités de l’engagement dans les mouvements

sociaux, Genève, Librairie Droz, 1999.

PASSY F., « Interactions sociales et imbrications des sphères de vie », in FILLIEULE O. (dir.), Le

désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 111-130.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 131

PECHU C., « Les générations militantes à Droit Au Logement », Revue française de science

politique, Vol. 51, n°2, 2001, p. 73-104.

PENISSAT É., « Les occupations de locaux dans les années 1960-1970 : Processus sociohistoriques

de « réinvention » d'un mode d'action », Genèses, 2005/2, n°59, p. 71-93.

PERCHERON A., « La socialisation politique: défense et illustration », in GRAWITZ M. & LECA J.

(dirs.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, tome 3, p. 165-235.

PERCHERON A., La socialisation politique, Paris, Armand Colin, 1993.

PEROUSE J-F., La Turquie en marche. Les grandes mutations depuis 1980 , Paris, La Martinière,

2004.

POMMEROLLE M-E. & VAIREL F., « S'engager en situation de contrainte », Genèses, 2009/4, n° 77, p. 2-

6.

PUDAL B., Prendre parti : pour une sociologie historique du PCF , Paris, Presses de la FNSP, 1989.

RASLER K., “Concessions, Repression, and Political Protest in the Iranian Revolution”, American

Sociological Review, Vol. 61, n°1, 1996, p. 132-152.

RIGONI I., Mobilisations et enjeux des migrations de Turquie en Europe de l'Ouest , Coll. Logiques

sociales, Paris, L'Harmattan, 2001.

ROMANI V., « Enquêter dans les Territoires Palestiniens. Comprendre un quotidien au-delà de la violence

immédiate », Revue Française de Science Politique, vol 57, n°1, 2007, p. 27-45.

ROOS L. L. JR., ROOS N. P. & GARY R. “Students and Politics in Turkey”, Daedalus, Vol. 97, n°1, 1968,

p. 184-203.

SAMIM A. “The Tragedy of the Turkish Left”, New Left Review, I/126, 1981, p. 60-85.

SAWICKI F., Les réseaux du Parti Socialiste. Sociologie d’un milieu partisan , Paris, Belin, 1997.

SAWICKI, F., SIMEANT, J., « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur

quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 2009, URL :

http://ceraps.univ-lille2.fr/fileadmin/user_upload/enseignants/Sawicki/Sawicki-Simeant-

Socio_du_travail_2009.pdf

SAYARI S., “The Terrorist Movement in Turkey: Social Composition and Generational Changes”,

Conflict Quarterly, Vol. 7, n°1, 1987, p. 21-32.

SAYARI S. & HOFFMAN B., “Urbanization and Insurgency the Turkish Case, 1976-1980”, Santa

Monica, Rand Corporation, 1991, URL: http://www.rand.org/pubs/notes/2007/N3228.pdf

SIMEANT J., « La violence d'un répertoire : les sans-papiers en grève de la faim », Cultures &

Conflits, n°09-10, 1993, URL : http://conflits.revues.org/index218.html

SIMEANT J., « Entrer, rester en humanitaire : des fondateurs de MSF aux membres actuels des ONG

médicales françaises », Revue française de science politique , 2001/1, Vol. 51, p. 47-72.

SIMEANT J., La grève de la faim, Coll. Contester, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 132

SIMSEK S., “New Social Movements in Turkey Since 1980”, Turkish Studies, Vol. 5, n°2, 2004,

p.111–139.

SIRINELLI J.-F., « Génération, générations », Vingtième siècle, n°98, 2008, p. 113-124.

SNOW D-A., ZURCHER L-A. & EKLAND-OLSON S., “Social Networks and Social Movements: A

Microstructural Approach to Differential Recruitment”, American Sociological Review, Vol. 45, n°5,

1980, p. 787-801.

SOMMIER I., « La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas de l'extrême -

gauche italienne, 1969-1974 », Politix, Vol. 5, n°17, 1992, p. 86-103.

SOMMIER I., La violence politique et son deuil : l’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses

Universitaires de Rennes, 1998.

SOMMIER I., « Repentir et dissociation : la fin des "années de plomb" en Italie ? », Cultures &

Conflits, n°40, 2000, p. 43-61.

SOMMIER I., « Une expérience incommunicable? Les ex-militants d'extrême gauche français et

italiens », in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin,

2005, p.171-188.

SOMMIER I., La violence révolutionnaire, Coll. Contester, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

SOMMIER I., « La contestation juvénile dans années 1960 : âge de la rébellion ou temps de la

révolution ? », in MUXEL A. (dir.), La politique au fil de l’âge, Paris, Presses de Sciences Po, 2011,

p. 250-265.

STRAUSS A., Miroirs et masques. Une introduction à l’interactionnisme, Paris, Métailié, 1992.

TARROW S., Democracy and Disorder. Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Oxford

University Press, 1989.

TAYLOR V., « La continuité des mouvements sociaux. La mise en veille du mouvement des

femmes », in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin,

2005, p. 239-250.

TILLY C., « Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-

Bretagne », Vingtième Siècle, n°4, 1984, p. 89-108.

TILLY C., La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.

TILLY C. & TARROW S., La politique du conflit. De la grève à la révolution , Paris, Presses de

Sciences Po, 2008.

TISSOT S., « Introduction », in TISSOT S. (dir.), Reconversions militantes, Coll. Sociologie et

sciences sociales, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005, p. 9 -20.

TOUMARKINE A., « Les protestations écologistes en Turquie dans les années 1990 », in

DORRONSORO G. (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales en régime sécuritaire , Paris,

CNRS Editions, 2005, p. 69-88.

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 133

TRAÏNI C., « Choc moral », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des

mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 101-107.

TRAÏNI C. & SIMEANT J., « Introduction. Pourquoi et comment sensibiliser à la cause ? », in

TRAÏNI C. (dir.), Émotions... Mobilisation!, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 p. 11-34.

ÜNSALDI L., « Du rôle politique de l'armée en Turquie », Revue Tiers Monde, 2008/2, n° 194, p.

261-279.

UYSAL A., « « Rebelles du monde entier unissez-vous ! » L’exemple du groupe Antikapitalist de

Turquie », Communication au colloque de l’AFSP « Les mobilisations altermondialistes », 3-5

décembre 2003, URL :

http://www.afsp.msh-paris.fr/activite/groupe/germm/collgermm03txt/germm03uysal.pdf

UYSAL A., « Organisation du maintien de l’ordre et répression policière en Turquie », in DELLA

PORTA D. & FILLIEULE O., Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits ,

Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 257-278.

UYSAL A., « Importation du Mouvement 68 en Turquie. Circulations des idées et des pratiques »,

Storicamente, n°5, 2009, URL : http://www.storicamente.org/07_dossier/68-en-turquie.htm

VANER S., « Violence politique et terrorismes en Turquie », Esprit, n°10-11, 1984, p. 79-104.

VANER S., « Système partisan, clivages politiques et classes sociales en Turquie (1960-1981).

Questions de méthode et esquisse d'analyse », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le

monde turco-iranien, n° 1, 1985, URL : http://cemoti.revues.org/516

VOEGTLI M., « Du Jeu dans le Je : ruptures biographiques et travail de mise en cohérence », Lien

social et Politiques, n° 51, 2004, p. 145-158.

WHITTIER N., “Political Generations, Micro-Cohorts, and the Transformation of Social

Movements”, American Sociological Review, Vol. 62, n°5, 1997, p. 760-778.

WILLEMEZ L., « Engagement professionnel et fidélités militantes. Les avocats travaillistes dans la

défense judiciaire des salariés », Politix, Vol. 16, n°62, 2003, p. 145-164.

WILLEMEZ L., « Perseverare Diabolicum : l’engagement militant à l’épreuve du vieillissement

social », Lien social et Politiques, n°51, 2004, p. 71-82.

YON K., « Modes de sociabilité et entretien de l'habitus militant. Militer en bandes à l'AJS-OCI »,

Politix, 2005/2, n° 70, p. 137-167.

ZHAO D., “Ecologies of Social Movements: Student Mobilization during the 1989 Prodemocracy

Movement in Beijing”, American Journal of Sociology, Vol. 103, n°6, 1998, p. 1493-1529.

ZOLBERG A., “Moments of Madness”, Politics and Society, n° 2, 1972, p. 183-207.

ZÜRCHER E. J., Turkey. A Modern History, Oxford, I. B. Tauris, 3ème édition, 2004.

Annexes

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 134

Table des annexes

ANNEXE 1 : CHRONOLOGIE 1961/1991 ................................................................. 135

ANNEXE 2 : SCHEMA SIMPLIFIE DES GROUPES DE LA GAUCHE RADICALE

TURQUE DEPUIS 1968.............................................................................................. 137

ANNEXE 3: TABLEAU RECAPITULATIF DES SIGLES UTILISES………………138

ANNEXE 4 : CARTE DE LA TURQUIE ................................................................... 139

Annexes

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 135

Annexe 1 : Chronologie 1960/1991

27/05/1960 : Coup d’Etat militaire qui renverse le régime autoritaire du Parti Démocrate.

Nouvelle constitution, démocratisation de la Turquie.

13/02/1961 : Création du Türkiye İşçi Partisi (TIP – Parti des travailleurs de Turquie)

1965 : Création de la Fikir Külüpleri Federasyonu (Fédération des clubs d’idées),

organisation de jeunesse du TIP.

1965 : Le TIP obtient 14 élus au Parlement turc avec 2, 97% des voix. Un tel score ne sera

plus jamais atteint par l’extrême gauche turque.

1968 : Début de la scissiparité des groupes au sein de la gauche radicale et accroissement

des tensions avec l’extrême droite.

1969 : La FKF devient Devrimci Gençlik (Jeunesse révolutionnaire), dite Dev-Genç.

1969-1971 : Apparition des organisations de gauche recourant à la violence : THKO,

THKP-C, TKP-LM/TIKKO. Recrudescence de violence entre les organisations de la

gauche radicale et les militants du MHP.

12/03/1971 : Pronunciamiento militaire, dissolution des groupes de gauche,

emprisonnements, exécution des principaux leaders de la gauche (Gezmiş; Çayan,

Kaypakkaya).

1971-1974 : Sous le régime militaire, la répression sévit et les GOE disparaissent des

campus, l’activité politique entre en sommeil.

1974 : Amnistie des militants de gauche qui sortent de prison et retournent sur les campus.

Refondation des GOE et retour aux divisions internes.

Juillet 1974 : Intervention militaire turque à Chypre.

1975 : La X Örgütü (Organisation X) envoie des groupes armés en Turquie.

1er

mai 1977 : Massacre à Taksim lors du rassemblement des travailleurs (37 morts).

1977-8 : Création du Partiya Karkerên Kurdistan (PKK - Parti des travailleurs du

Kurdistan) alors en lutte avec le Kurdistan Ulusal Kurtuluşcuları (KUK - Libérateurs du

Kurdistan National).

Décembre 1978 : Evènements de Kahramanmaraş : pogrom anti-alévi mené par les

militants de la droite radicale : près de deux cent morts.

Octobre 1979/Juillet 1980 : Commune de Fatsa sous la direction du maire Fikri Sönmez.

1978-1980 : Période où la violence politique atteint un niveau sans précédent.

Annexes

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 136

Sept gouvernements se succèdent entre 1974 et 1980 :

1) Le gouvernement Ecevit (CHP, MSP) du 17 janvier au 18 novembre 1974

2) Le gouvernement İrmak du 17 novembre 1974 au 31 mars 1975

3) Le premier gouvernement de Front nationaliste (AP, MSP, MHP) du 31 mars 1975 au 22 juin

1977

4) Le deuxième gouvernement Ecevit (CHP) du 22 juin 1977 au 21 juillet 1977

5) Le second gouvernement de Front nationaliste (AP, MSP, MHP) du 21 juillet 1977 au 5

janvier 1978

6) Le troisième gouvernement Ecevit (CHP, DP, indépendants) du 15 janvier 1978 au 12

novembre 1979

7) Le gouvernement Demirel (AP) du 12 novembre 1979 au 12 septembre 1980.

12/09/1980 : Coup d’Etat militaire par la junte dirigée par le général Evren. Proclamation

de l’état d’urgence et de la loi martiale.

Octobre 1980 : Suspension de toutes les activités politiques, début de la répression

massive, exécutions, emprisonnements des leaders des partis politiques dont Demirel,

Ecevit, Erbakan et Türkeş.

17/071982 : Référendum sur la nouvelle constitution adoptée à plus de 90% et installant le

général Evren en tant que président de la République.

06/12/1983 : Départ des militaires, retour des civils au pouvoir.

1983 : Rétablissement contrôlé des partis politiques en vue des législatives.

1983 : Arrivée au poste de Premier Ministre de Turgut Özal et d’Anavatan Partisi (ANAP

– Parti de la mère patrie).

1985 : Rétablissement contrôlé du droit de créer des associations apolitiques.

1991 : Loi antiterroriste : remises de peine pour 43 000 détenus, parmi lesquels de

nombreux militants de gauche. Les procès intentés contre les organisations de gauche sont

interrompus et celles-ci sont autorisées à se reformer dans un cadre légal.

Annexes

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 137

Annexe 2 : Schéma simplifié des groupes de la gauche radicale

turque depuis 1961

Annexes

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 138

Annexe 3 : Tableau récapitulatif des sigles utilisés

AAÖD: Ankara Orta Öğrenim Derneği,

Association de l’enseignement secondaire

d’Ankara

ANAP: Anavatan Partisi, Parti de la mère

patrie

AP: Adalet Partisi, Parti de la Justice

AYÖD: Ankara Yüksek Öğrenim Derneği,

Association de l’enseignement supérieur

d’Ankara

CHP: Cumhurriyet Halk Partisi, Parti

Républicain du peuple

DGDF: Devrimci Gençlik Dernekleri

Federasyonu, Fédération des associations de

la jeunesse révolutionnaire

DISK: Devrimci İşçi Sendikaları

Konfederasyonu, Confédération des syndicats

des ouvriers révolutionnaires

DP: Demokrat Parti, Parti Démocrate

FKF: Fikir Külüpleri Federasyonu,

Fédération des clubs d’idées

GOE: Groupe d’origine étudiante

IYÖD: İstanbul Yüksek Öğrenim Derneği,

Association de l’enseignement supérieur

d’Istanbul

KESK: Kamu Emekçileri Sendikaları

Konfederasyonu, Confédération des syndicats

des travailleurs publics

KUK: Kurdistan Ulusal Kurtuluş, Libération

Nationale du Kurdistan

MDD: Milli Demokratik Devrim, Révolution

Démocratique Nationale

MHP: Milli Hareket Partisi, Parti de l’action

nationaliste

MISK: Milliyetçi İşçi Sendikaları

Konfederasyonu, Confédération des syndicats

des ouvriers nationalistes

MIT: Milli İstihbarat Teşkilatı, Organisation

du renseignement national

MLSPB: Marksist Leninist Silahlı

Propaganda Birliği, Union marxiste léniniste

pour la propagande armée

MSP: Milli Selamet Partisi, Parti du bien-être

national

MTTB: Milli Türk Talebe Birliği, Union

nationale des étudiants turcs

ÖDP: Özgürlük ve Dayanışma Partisi, Parti

de la liberté et de la solidarité

PKK: Partiya Karkerên Kurdistan, Parti des

travailleurs du Kurdistan

SDP: Sosyalist Demokrasi Partisi, Parti de la

Démocratie Socialiste

TEP: Türkiye Emekçi Partisi, Parti des

travailleurs de Turquie

THKO: Türkiye Halk Kurtuluş Ordusu,

Armée de Libération du Peuple de Turquie

THKP-C: Türkiye Halk Kurtuluş Partisi -

Cephesi, Front/Parti de libération du peuple

de Turquie

TIIKP: Türkiye İhtilalcı İşçi Köylü Partisi,

Parti révolutionnaire ouvrier et paysan de

Turquie

TIP: Türkiye İşçi Partisi, Parti des

travailleurs de Turquie

TKP: Türkiye Komünist Partisi, Parti

communiste de Turquie

TKP/B: Türkiye Komünist Partisi/Birlik, Parti

communiste de Turquie/Union

TKP-ML/TIKKO: Türkiye Komünist Partisi-

Marksist-Leninist/Türkiye İşçi ve Köylü

Kurtuluş Ordusu, Parti Communiste de

Turquie-Marxiste-léniniste/Armée ouvrière et

paysanne de libération de la Turquie

TMMOB: Türk Mühendis ve Mimar Odaları

Birliği, Confédération des ingénieurs et

architectes de Turquie

TMTF: Türkiye Milli Talebe Federasyonu,

Fédération nationale des étudiants turcs

TSIP: Türkiye Sosyalist İşçi Partisi, Parti des

travailleurs socialistes de Turquie

VP: Vatan Partisi, Parti de la patrie

Annexes

CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 139

Annexe 4 : Carte de la Turquie