Les conséquences biographiques de la
répression: les carrières au sein des
organisations étudiantes de la gauche
radicale en Turquie. 1974-1991.
Mention « Affaires politiques et
internationales »
Parcours : Politique et développement en Afrique et dans
les pays du Sud
2011 – 2012
CORMIER Paul
Mémoire de recherche pour
le Master
Sous la direction de Mme AÏT-AOUDIA Myriam et M. ROGER Antoine Maitre de conférences à Sciences Po Bordeaux et
Professeur des universités à Sciences Po Bordeaux, directeur du Centre Emile Durkheim (CNRS/UMR 5116)
Fonction du directeur du mémoire
Sous la direction de M. ou Mme Prénom Nom Fonction du directeur de mémoire
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 2
Sommaire
SOMMAIRE ....................................................................................................... 2
REMERCIEMENTS .......................................................................................... 7
RESUME – MOTS CLES ................................................................................... 8
INTRODUCTION ............................................................................................ 10
1. APPROCHE ET DELIMITATION DU SUJET ...................................................... 11
2. LES THEORIES DE L’ACTION COLLECTIVE ................................................... 12
3. LA THEORIE INTERACTIONNISTE DE L’ENGAGEMENT : LE CONCEPT DE
« CARRIERE MILITANTE » ................................................................................. 14
4. VIOLENCE POLITIQUE ET REPRESSION ........................................................ 18
5. PRECAUTIONS METHODOLOGIQUES ET DE LECTURE .................................... 19
CHAPITRE 1 : CONTEXTE HISTORIQUE ET FONCTIONNEMENT DU
SYSTEME D’ACTION DE LA GAUCHE RADICALE EN TURQUIE DANS
LES ANNEES 1970 .......................................................................................... 21
1. CONTEXTUALISER L’ETUDE : GENESE ET CARACTERISATION DE
L’ENVIRONNEMENT DES CARRIERES AU SEIN DE LA GAUCHE EN TURQUIE DANS LES
ANNEES 1970. ................................................................................................. 21
1.1. Une brève histoire de la gauche turque ............................................. 22
1.2. La décennie 1970: un contexte de crise sociale et politique ............... 26
2. IDENTIFIER ET ANALYSER LES CONFIGURATIONS ET LES LOGIQUES DES
ACTEURS ETUDIES: LE FONCTIONNEMENT DU SYSTEME D’ACTION DE LA GAUCHE. 31
2.1. Le système d’action de la gauche turque dans les années 1970 ......... 31
2.1.1. L’organisation centralisée de la droite radicale .......................... 32
2.1.2. La diversité au sein du système d’action de la gauche turque ..... 33
2.2. Les groupes d’origine étudiante (GOE) ............................................ 37
CHAPITRE 2 : SOCIALISATION ET POLITISATION DES MILITANTS
DES GROUPES D’ORIGINE ETUDIANTE DE LA GAUCHE RADICALE . 43
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1. LA SOCIALISATION DES ACTEURS : PERSPECTIVE THEORIQUE ET PISTES
D’ANALYSE ..................................................................................................... 44
1.1. Perspective théorique ....................................................................... 44
1.2. La socialisation primaire : origine sociale et acquisition de repères
politiques .................................................................................................... 45
1.2.1. Caractéristiques sociales et socialisation des acteurs .................. 45
1.2.2. Socialisation politique familiale et appréhension du politique .... 47
1.2.3. L’impact du contexte et des évènements politiques sur la
socialisation ............................................................................................ 49
2. DE LA POLITISATION A L’ENGAGEMENT : LE CHEMINEMENT D’UNE
RADICALISATION POLITIQUE ............................................................................. 52
2.1. Les vecteurs de politisation et au sein de la gauche radicale ............. 52
2.1.1. La politisation par le contexte : les « quartiers libérés » et les
établissements scolaires ........................................................................... 52
2.1.2. Le rôle des entrepreneurs de politisation .................................... 54
2.2. L’actualisation et la mise en cohérence de dispositions et de
compétences ............................................................................................... 56
2.3. Le « passage à l’acte » : s’engager dans un militantisme radical à
« haut risque » ............................................................................................ 58
2.4. « Il faut apprendre à devenir révolutionnaire » : le rôle de la
socialisation militante sur la construction identitaire .................................. 61
CHAPITRE 3 : LES CARRIERES MILITANTES AU SEIN DES
ORGANISATIONS REVOLUTIONNAIRES, 1974-1980 ................................ 64
1. ETRE REVOLUTIONNAIRE AU QUOTIDIEN : LA PRATIQUE MILITANTE AU SEIN
DES GOE ........................................................................................................ 64
1.1. La structure organisationnelle des groupes révolutionnaires ............ 65
1.2. La construction d’une identité et le maintien dans le militantisme
révolutionnaire ........................................................................................... 67
1.2.1. La formation progressive d’un ethos militant ............................. 67
1.2.2. Le « bricolage » de la formation idéologique au croisement du
formel et de l’informel ............................................................................ 70
1.2.3. La constitution d’un capital militant .......................................... 72
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1.2.4. « Réalisation de soi » et rétributions du militantisme ................. 75
2. LA PRATIQUE INDIVIDUELLE DE LA VIOLENCE DANS UN CONTEXTE DE
LEGITIMATION DES ACTIVITES VIOLENTES ET ILLEGALES .................................... 77
2.1. La légitimation de la violence politique ............................................ 78
2.2. Organisation et pratique de la violence dans les organisations de la
gauche radicale .......................................................................................... 79
3. FAIRE L’EXPERIENCE DE LA REPRESSION : LA VIOLENCE POLICIERE AVANT
1980 ............................................................................................................... 84
CHAPITRE 4 : LE COUP D’ETAT DE 1980 : L’EXPERIENCE DE LA
REPRESSION ET DE LA DETENTION ......................................................... 88
1. LES CONSEQUENCES STRUCTURELLES DU COUP D’ETAT ET LA RECOMPOSITION
DU CHAMP POLITIQUE ET MILITANT ................................................................... 88
1.1. Le coup d’Etat du 12 septembre et la construction du « régime
sécuritaire » ............................................................................................... 89
1.2. La répression des années 1980-83 : la déstructuration de la gauche et
de son système d’action ............................................................................... 92
2. LES CONSEQUENCES DE LA REPRESSION SUR LES CARRIERES ....................... 94
2.1. Répression et « ruptures biographiques » : la déstructuration des
parcours individuels ................................................................................... 94
2.2. La détention : une expérience militante soumise à des impératifs
contradictoires. .......................................................................................... 96
2.2.1. « L’intimité du souvenir » : la torture comme expérience
traumatique ............................................................................................. 96
2.2.2. La prison comme espace d’affrontement entre l’Etat et les
organisations révolutionnaires. ................................................................ 98
2.3. La détention comme période de redéfinition identitaire ................... 100
CHAPITRE 5 : LES CARRIERES POST-REPRESSION : ESSAI DE
TYPIFICATION ............................................................................................ 103
1. CRISE D’IDENTITE ET DE SENS : RETROUVER UNE COHERENCE DANS UN MONDE
TRANSFORME. ............................................................................................... 103
2. LE CHOIX DE L’EXIT : LES TRAJECTOIRES DE DESENGAGEMENT .................. 105
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3. LA REPRESSION COMME EXPERIENCE PRODUCTIVE, LES LOGIQUES DU
« REINVESTISSEMENT MILITANT » DANS UN CONTEXTE POLITIQUE TRANSFORME108
3.1. La reconstruction de l’espace des mouvements sociaux en Turquie
depuis 1980 .............................................................................................. 108
3.2. Les postures de réengagement : essai de typification ...................... 111
CONCLUSION ............................................................................................... 117
BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................... 120
TABLE DES ANNEXES ................................................................................ 134
ANNEXE 1 : CHRONOLOGIE 1960/1991 .................................................... 135
ANNEXE 2 : SCHEMA SIMPLIFIE DES GROUPES DE LA GAUCHE
RADICALE TURQUE DEPUIS 1961 ............................................................ 137
ANNEXE 3 : TABLEAU RECAPITULATIF DES SIGLES UTILISES ........ 138
ANNEXE 4 : CARTE DE LA TURQUIE ....................................................... 139
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Affiche du 1er Mai 1977 en Turquie
« Bien sur il pourrait y avoir la révolution. Mais soyons sérieux. C’est plus
probablement la prison qu’il y a au bout ; ou pire »
Giorgio, Profession terroriste, Paris, Editions Mazarine, 1982, p. 11.
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Remerciements
Je souhaite remercier Myriam Aït-Aoudia qui a cru depuis le début en ce projet et a très
généreusement accepté de le suivre. Elle l’a largement enrichi par ses remarques et ses
conseils. Je souhaite également remercier Antoine Roger qui m’a accordé sa confiance et
son temps, m’a dispensé de précieux conseils et m’a soutenu tout au long de la préparation
de ce travail. Qu’ils trouvent ici ma profonde reconnaissance d’avoir accepté de diriger ce
travail.
Je tiens également à remercier chaleureusement Hamit Bozarslan qui a bien voulu
m’accorder de son temps pour un très enrichissant entretien qui m’a permis d’avancer dans
mon questionnement et d’approfondir ce travail.
Yves Montouroy a participé à ce mémoire par le suivi qu’il a accordé au master PDAPS
recherche tout au long de l’année, par ses conseils et ses remarques pratiques et
méthodologiques.
Je tiens aussi à remercier Benjamin Gourisse et Elise Massicard pour les aimables
réponses qu’ils ont apportées à mes questions et à leurs conseils avisés.
Je joins une pensée à mes camarades du master PDAPS, et tout particulièrement à ceux de
l’option recherche, qui ont vu évoluer ce projet tout au long de l’année et n’ont pas manqué
de m’interpeller pour en préciser certains points . Ils ont été une formidable équipe de
travail, de soutien et d’amitié. Une pensée reconnaissante va tout particulièrement à Anne-
Laure Mahé qui a accepté de relire certains chapitres de ce travail.
La présence de Lou à mes côtés, sa compréhension, ses conseils et sa patience sont un
soutien inestimable.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 8
Résumé – mots clés
Résumé :
Ce travail de recherche se place dans la lignée des travaux sur le militantisme menés en
sociologie dans une perspective interactionniste et pose la question des effets de la répression sur
les parcours biographiques. Il a pour objet les militants de la gauche radicale turque s’étant
engagés dans le militantisme au cours des années 1970 et ayant subi la répression consécutive au
coup d’Etat militaire de 1980. Nous mobilisons ici, pour analyser les parcours biographiques sur
le temps long, le concept de « carrière militante ». Appliquée à l’engagement politique, la
notion de carrière permet de restituer les périodes d’engagement dans l’ensemble du cycle
de vie tout en articulant les niveaux individuels et contextuels, en les pensant ensemble dans le
temps et dans leurs interactions permanentes.
Ce travail invite dans un premier temps à penser la construction d’une carrière militante
radicale comme un processus dans un contexte de forte polarisation sociale et politique
avant d’inviter, dans un second temps, à explorer les conséquences de la répression sur les
carrières militantes de deux manières. D’abord, en examinant son impact de manière
synchronique afin de comprendre les bouleversements, les stratégies d’adaptation et les
processus de désengagement qu’elle implique. Ensuite, de manière diachronique, en tentant de
penser la répression comme une « expérience productive » et en rendant compte des logiques de
réinvestissement et de reconversion militants dans différents espaces sociaux post-répression.
Summary :
This research is in the tradition of work on activism conducted in an interactionist perspective
in sociology and raises the question of the effects of repression on life histories. Its purposes are
the militants of the Turkish radical left who undertook activism in the 1970s and have undergone
repression after the military coup of 1980. We draw, to analyze the life histories of long time, the
concept of “career”. Applied to political activism, the career concept restores the commitment
periods throughout the life cycle while articulating individual and contextual levels, by thinking
them together in time and in their ongoing interactions.
This work calls at first to think radical activist careers as a process in a context of strong social
and political polarization before inviting in a second time, to explore the consequences of
repression on activists careers in two ways. First, by examining its impact in order to understand
the synchronic changes, strategies and disengagement process it involves. Then, in a diachronic
approach, trying to think of repression as a "productive experience" and reporting logic of
reinvestment and conversion activists in various social post-repression spaces.
Mots clés:
Carrières militantes – Extrême gauche – Turquie – Répression - Reconversions militantes
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 9
Note sur la prononciation du turc
________________________________________
e se prononce « è », comme dans « thèse »
ı est une voyelle intermédiaire entre « i » et « é »
ö se prononce « eu », comme dans « peu »
u se prononce « ou », comme dans « joue »
ü se prononce « u » comme dans « tu »
c se prononce « dj » comme dans « djellaba »
ç se prononce « tch » comme dans « tchèque »
g est toujours dur, comme dans « guitare »
ğ ne se prononce pas, se rapproche du « h » français
et prolonge la voyelle qui le précède
h est expiré
s est toujours dur, comme dans « tasse »
ş se prononce « ch » comme dans « chien »
y est une consonne, il se prononce comme dans « yaourt »
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Introduction
« L’histoire de ces générations successives
d’hommes et, on l’oublie souvent, de femmes,
mues tant par l’utopie de l’émancipation du genre
humain que par le sacrifice se soi, reste encore à
écrire »1,
Le procès de l'auteur du putsch militaire du 12 septembre 1980 en Turquie, le général
Kenan Evren, 94 ans, et d'un autre membre de sa junte, Tahsin Sahinkaya, 84 ans, s'est
ouvert le 4 avril 2012 à Ankara2 L’événement a été rendu possible par la révision
constitutionnelle de 2010, qui a levé l’immunité juridictionnelle dont bénéficiaient les
auteurs du coup d’Etat du 12 septembre 1980. Pour de nombreux observateurs, l'enjeu de
ce procès sera de juger, au-delà du putsch lui-même, toutes les violations massives des
droits de l'homme qui l'ont accompagné. Car, pour l'heure, les deux militaires ne sont
poursuivis que pour renversement de l'ordre constitutionnel par la force.
La période des années 1970 a eu un effet traumatisant entretenu pour l’opinion publique
turque qui parle de la « période de la terreur ». Cette décennie, qui débute par un coup
d’Etat en 1971 visant à rétablir l’ordre après le passage à la lutte armée d’un certain
nombre de groupes de gauche, est en effet une décennie de forte polarisation sociale et
politique qui s’intensifie et s’élargit progressivement3. On voit s’y affronter des
organisations radicales de gauche et de droite composées principalement de jeunes gens
ayant recours de manière importante à l’action violente. On est ainsi face à ce que Gobille,
à propos de Mai 68, qualifie de « dynamique de radicalisation multidimensionnelle »4. Le
coup d’Etat du 12 septembre 1980 vient mettre un terme à ce conflit et entraine une forte
répression des milieux de gauche sous le régime militaire. Ce sont les trajectoires de ces
militants de la gauche radicale au cours de cette période et à la suite de cel le-ci que nous
interrogeons ici.
1 BOZARSLAN H., Une histoire de la violence au Moyen orient. De la fin de l’Empire Ottoman à Al -Qaïda, Paris, La
Découverte, 2008, p. 87. 2 MARCOU J., « La Turquie juge les putschistes de 1980 », Blog de l’Observatoire de la vie politique turque
(OVIPOT), 08/04/2012. 3 BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie contemporaine, Coll. Repères, Paris, La Découverte, 2004, p. 80. 4 GOBILLE B., « L’évènement Mai 68. Pour une sociologie du temps court », Annales HSS, n°2, 2008, p. 327.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 11
1. Approche et délimitation du sujet
Malgré la « routinisation »5 du champ disciplinaire de la sociologie des mobilisations,
l’apport escompté de la recherche est double. Tout d’abord, il s’agit de poursuivre l’étude
sur la gauche radicale en Turquie depuis les années 1970 sur laquelle les savoirs sont
encore limités et parcellaires6. Celle-ci n’est pas mentionnée dans les travaux sur la
violence révolutionnaire de la période dans les pays occidentaux peut-être à cause de son
caractère massif qui contraste avec le caractère numériquement faible des organisations
révolutionnaires en Europe et aux Etats-Unis. Mais il n’y est pas fait davantage allusion
dans les études sur les mouvements révolutionnaires et les guérillas dans les pays du Sud.
Elle n’est étudiée que dans la littérature spécialisée sur la Turquie où sa description
récurrente en termes idéologiques se contente le plus souvent de mettre en avant ce que
Zolberg nomme un « moment de folie »7, ce qui ne dit rien des dynamiques en cours à cette
période
Ensuite, nous souhaitons analyser les conséquences tant politiques que professionnelles et
affectives de la répression politique sur les parcours biographiques des acteurs engagés
dans le militantisme radical au cours de cette décennie. Nous nous positionnons donc dans
une approche micro sociologique des processus de radicalisation8 qui restent encore mal
connus9 en les replaçant dans les trajectoires longues d’engagement
10. Par ailleurs et
comme invitent à le faire Pagis et Leclercq, il faut davantage fouiller les processus de
reconversion militante et les incidences biographiques de l’engagement trop partiellement
explorées11
. Cela nous semble d’autant plus intéressant à questionner que les acteurs
concernés par cette étude s’engagent en contexte répressif et en « situation de
5 COMBES H., « « Observer les mobilisations ». Retour sur les ficelles du métier de sociologue des mouvements sociaux »,
Politix, 2011/1, n° 93, p. 10. 6 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999 et GOURISSE, B., L'Etat en jeu. Captation des ressources et désobjectivation de
l'Etat en Turquie. (1975-1980), thèse de doctorat à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Paris, 2010. 7 ZOLBERG A., “Moments of Madness”, Politics and Society, n° 2, 1972, p. 183-207. 8 8 « La radicalisation d’un mouvement est de ce fait comprise comme une évolution visant à séparer le groupe de l’univers social
dans lequel il s’inscrit par l’adoption et la mise en place volontaire d’un projet de contre-société. Elle est à différencier de la
radicalisation individuelle qui suppose pour les adhérents une rupture avec l'ancien monde et une réforme profonde de leur
habitus, sur le mode des conversions religieuses », DORRONSORO G. & GROJEAN O., « Engagement militant et
phénomènes de radicalisation chez les Kurdes de Turquie », European Journal of Turkish Studies, 2004 9 SOMMIER I., La violence révolutionnaire, Coll. Contester, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 59. 10 SAWICKI, F., SIMEANT, J., « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques
tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, Paris, 2009. 11 LECLERCQ C. & PAGIS J., « Les incidences biographiques de l'engagement. Socialisations militantes et mobilité
sociale. Introduction », Sociétés contemporaines, 2011/4, n° 84, p. 5.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 12
contrainte »12
. En effet, le régime turc, difficile à caractériser, peut néanmoins être
appréhendé initialement comme un régime autoritaire, c'est-à-dire un régime qui use
régulièrement de la force et de la contrainte pour se faire obéir13
via un traitement policier
des conflits où la machine judiciaire vient compléter l'arsenal en intimidant ou décourageant
toute contestation. Il s’agit donc de questionner les « conséquences biographiques de
l’engagement »14
radical dans un contexte répressif.
Notre ambition analytique nous place ainsi au cœur des dynamiques de plusieurs sous
champs de la sociologie (sociologie des mobilisations, de la violence politique) mais
également au croisement de plusieurs disciplines (histoire et psychologie sociale). Nous
focaliserons ici notre étude sur les militants au sein des organisations de jeunesse car elles
sont les acteurs emblématiques de la période et parce que cela nous permet d’étudier d’un
point de vue méthodologique l’impact de la répression sur des individus d’une même classe
d’âge. Les partis politiques et les syndicats sont en effet plus hétérogènes sous cet aspect.
La limitation temporelle de l’analyse correspond à la reformation des principales
organisations de jeunesse à partir de l’année 1974 et à la fin de la proscription de la gauche
turque suite à la loi anti-terroriste de 1991 qui permet un certain nombre de libération de
militants et le retour à la légalité des partis politiques de gauche.
Le cœur du questionnement qui conduit ce travail est la question de savoir dans quelle
mesure la répression politique peut-elle influer sur les carrières des militants des groupes
d’origine étudiante de la gauche radicale en Turquie sur la période 1974-1991. L’hypothèse
centrale que nous formulons ici est la suivante : la répression influe sur les carrières des
militants révolutionnaires en imposant l’adoption de conduites particulières et
contextualisées tout en forgeant une expérience individuelle marquante susceptible d’être
reconvertie dans un contexte politique et individuel transformés.
2. Les théories de l’action collective
Penser les parcours individuels au sein du militantisme pose d’emblée un problème de
perspective analytique. La sociologie des mobilisations est extrêmement riche et variée en
12 POMMEROLLE M-E. & VAIREL F., « S'engager en situation de contrainte », Genèses, 2009/4 n° 77, p. 2-6. 13 HERMET G., Totalitarismes, Paris, Economica, 1985. 14 FILLIEULE O., « Les conséquences biographiques de l’engagement », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU
C. (dirs.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 131-139.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 13
théories différentes et successives ayant tenté d’appréhender l’action des groupes
politiques, entre eux et dans leur rapport au pouvoir15
. Il existe également une littérature
riche sur les parcours biographiques individuels. Mais l’enjeu est ici de tenir ensemble les
différents niveaux d’analyse que sont les niveaux, macro, méso et microsociologiques.
Nous aurons donc recours dans ce travail à une approche interactionniste du militantisme et
des conséquences de la répression sur celui-ci. Nous nous tiendrons par conséquent
éloignés d’un certain nombre de théories qui nous paraissent insuffisantes pour rendre
compte de l’objectif qu’est le nôtre. Tout d’abord, la théorie du comportement collectif qui
s’en tient aux prédéterminations de l’action et consacre l’irrationalité de l’action collective
sans chercher à en déceler les causes et les mécanismes nous parait inadaptée. Il nous faut
donc délaisser d’emblée la vision pathologique de l’engagement radical. Nous tiendrons
donc ici à distance les théories explicatives de l’engagement radical chez les jeunes comme
relevant d’une logique psychanalytique de « meurtre du père »16
tout comme nous
souhaiterions relativiser l’analyse générationnelle trop légère faisant de la révolte des
cadets une contestation des aînés. Ces approches assimilent en réalité la jeunesse à une
certaine fougue, un « âge de la révolte », une sorte de cap à passer pour que tout rentre
dans l’ordre, période appelée « delikanlı » (sang fou) en Turquie.
Dans les années 1960, le modèle proposé notamment par les historiens du mouvement
ouvrier et orienté vers une explication en termes de désintéressement et de conviction
idéologique a pu constituer une variable explicative mais nous verrons qu’il faut largement
reconsidérer cette proposition dans l’antériorité de la conviction idéologique par rapport à
l’engagement. Le modèle de l’action rationnelle de son côté tend au contraire à soumettre
les mobilisations à une forme de lecture économique qui les banalise en soulignant
combien les individus qui participent à des mouvements sociaux demeurent attentifs à une
logique de calcul couts/avantages qui conditionne leur engagement à la probabilité d’un
bénéfice matériel17
.
Par la suite, dans une perspective plus sociologique et moins économiciste, se sont
développées les théories structuralistes qui mettent l’accent sur les réseaux sociaux et les
liens interpersonnels dans le travail de recrutement. Il en ressort que les individus
15 FILLIEULE O. & PECHU C. (dirs.), Lutter ensemble. Les théories de l’action collective , Coll. Logiques politiques,
Paris, L’Harmattan, 2000. 16 SOMMIER I., « La contestation juvénile dans années 1960 : âge de la rébellion ou temps de la révolution ? », in
MUXEL A. (dir.), La politique au fil de l’âge, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 252.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 14
participent à un mouvement non pas seulement parce qu'ils y sont motivés, mais parce que
leur position structurelle les rend mobilisables. Parallèlement, la théorie de la frustration
relative basée sur un système de raisonnement spéculatif de l’utilité stratégique du recours
à la violence proposée par Gurr18
a connu un fort succès dans les années 1970. Pourtant, sa
capacité analytique s’avère limitée car, d’une part il comporte un caractère tautologique, et,
d’autre part, il s’en tient aux pré-conditions sans se soucier de la dynamique de la
mobilisation et des entrepreneurs de cause. Cette approche a, par la suite été combinée avec
une théorie de la peur du déclassement qui pousserait les individus à se mobiliser pour
l’empêcher. Enfin, il nous faut mentionner deux théories largement mobilisées depuis les
années 1970-1980, notamment aux Etats-Unis, à savoir la théorie de la mobilisation des
ressources19
et la théorie du processus politique20
. Ces théories qui ont largement participé
au progrès de l’analyse des mobilisations collectives et restent mobilisables, ont cependant
fait l’objet de critiques de fond s’appuyant d’une part sur leur biais stratégiste21
et d’autre
part sur leur statisme22
.
A ces approches, nous préférons une approche plus sociologique qui a réussi à approcher
l’engagement individuel comme un phénomène variable à la fois en intensité et en durée,
qui évolue en fonction des variables contextuelles et situationnelles, qu’elles soient d’ordre
social ou individuel.
3. La théorie interactionniste de l’engagement : le concept de « carrière militante »
L’approche que nous développerons ici est attentive à « inscrire les parcours individuels
dans leurs contextes »23
. Il faut par ailleurs se déprendre de toute logique « d’imputation
17 OLSON M., Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978. 18 GURR T., Why Men Rebel ?, Princeton, Princeton University Press, 1971. 19 MCCARTHY J., ZALD D. & MAYER N., « Resource Mobilization and Social Movements: a Partial Theory »,
American journal of sociology, Vol. 82, 1977, p. 1212-1241. 20 TILLY C. & TARROW S., La politique du conflit. De la grève à la révolution , Paris, Presses de Sciences Po, 2008. 21 MATHIEU L., « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des
mouvements sociaux », Revue Française de Science Politique, Vol. 52, n°1, 2002, p. 75-100. 22 FILLIEULE.O, « Requiem pour un concept: vie et mort de la notion de structure des opportunités politiques », in La
Turquie conteste, Gilles Dorronsoro (dir), CNRS Editions, Paris 2005, p.201-241. 23 DEMAZIERE D. & SAMUEL O., « Inscrire les parcours individuels dans leurs contextes », Temporalités, n°11,
2010.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 15
rétrospective »24
, d’où la difficulté de l’analyse par les carrières qui « consiste à étudier à la fois
la succession des événements au sein de chaque ordre d’expérience (la structure de chaque ordre)
et l’influence de chaque niveau sur tous les autres dont, bien entendu, la variable à expliquer,
l’engagement militant »25
. Deux présupposés s’imposent cependant lorsque l’on entend
s’attacher à décrire les parcours biographiques. Tout d’abord, nous ne concevons l’individu
que comme étant imbriqué dans différentes sphères de vie sociale26
. En effet, comme le
soulignent Siméant et Sawicki, « rares sont les travaux qui entendent véritablement
restituer à la fois les possibles et les contraintes (professionnels mais aussi en termes de vie
de couple par exemple) qui affectent les militants ». Loin d’être uniquement politique, les
mécanismes de construction de l’engagement opèrent au croisement et au sein de lieux
d’apprentissage divers, sociaux, religieux, familiaux et affectifs, comportant chacun leur
spécificité. Il est donc nécessaire pour comprendre les cheminements de saisir l’ensemble des
contextes de vie et d’interdépendance des individus, et les liens existant entre les différentes
sphères d’action. Ensuite nous devons garder en tête le lien entre cycle de la vie biologique
et cycle de la vie sociale comme nous invite à le faire Hughes27
. McAdam a ainsi montré que
les expériences passées – qu’elles aient été vécues par l’individu ou qu’il les ait incorporées sous
forme de savoir historique non vécu – constituent à la fois un cadre dispositionnel et une grille de
lecture, d’appréciation et d’adaptation aux événements.
Pour explorer les parcours biographiques qui sont au cœur de notre questionnement, nous nous
proposons de mobiliser le concept de carrière issu de la sociologie interactionniste des travaux
de Becker, Goffman et Strauss dans la continuité des travaux de Hughes, Hall et Mead. Ce
concept rend pensable « le processus de l’engagement et de l’activisme en politique en
dégageant un modèle d’intelligibilité qui échappe à l’alternative classique entre structures
et stratégies »28
. D’où la définition de Becker : « dans sa dimension objective, une carrière
se compose d’une série de statuts et d’emplois clairement définis, de suites typiques de
réalisations, de positions de responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension
subjective, une carrière est faite des changements dans la perspective selon laquelle la
24 COLLOVALD A., « Pour une sociologie des carrières militantes », in COLLOVALD A., LECHIEN M -H., ROZIER
S. & WILLEMEZ L. (dirs.), L’humanitaire ou le management des dévouements : enquête sur un militantisme de
solidarité internationale en faveur du Tiers monde , Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 221 25 FILLIEULE O., « Post-scriptum : propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue
française de science politique, Vol. 51, n° 1-2, 2001, p. 208. 26 STRAUSS A., Miroirs et masques. Une introduction à l’interactionnisme, Paris, Métailié, 1992. 27 HUGHES E., Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Editions de l’EHESS, 1996, p. 178.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 16
personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la signification de ses
diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui est arrive »29
. Filleule en
dégage la définition suivante appliquée à l’engagement politique : « la notion de carrière
permet de comprendre comment, à chaque étape de la biographie, les attitudes et
comportements sont déterminés par les attitudes et comportements passés et conditionnent
à leur tour le champ des possibles à venir, resituant ainsi les périodes d’engagement dans
l’ensemble du cycle de vie. La notion de carrière permet donc de travailler ensemble les
questions des prédispositions au militantisme, du passage à l’acte, des formes différenciées
et variables dans le temps prises par l’engagement, de la multiplicité des engagements le
long du cycle de vie (défection(s) et déplacement(s) d’un collectif à l’autre, d’un type de
militantisme à l’autre) et de la rétraction ou extension des engagements »30
. Par ailleurs,
Agrikoliansky, précise pour sa part que « le sens de la notion de « carrière » est celui d’un
« modèle séquentiel d’analyse des comportements sociaux. L’intérêt du concept est de
considérer les actions humaines comme des processus, c’est-à-dire comme des activités se
déroulant dans le temps et possédant une dynamique propre »31
.
Les acquis de la recherche existante permettent donc d'avancer trois ordres de
détermination. Tout d’abord, le contexte structurel dans lequel évolue le militant joue un
rôle important avec, d'un côté, le système de dispositions durables, déterminé par les
capitaux sociaux, culturels et économiques de l'individu et qui contribue à façonner les
perceptions de la réalité et les pratiques et, de l'autre, le contexte politique (arrangements
institutionnels, niveaux de répression, etc.). Le contexte relationnel, autrement dit les
réseaux de relations dans lesquels l'individu est inséré. Précisons que ce contexte est lui -
même dépendant du contexte structurel. Enfin, l'intentionnalité de l'individu va contribuer
à orienter son parcours au sein de l’environnement en fonction de ses choix. Dans chacun
des espaces dans lesquels ils évoluent, les individus sont amenés à endosser des rôles
spécifiques dans lesquels ils sont plus ou moins « impliqués ». Ceux-ci définissent autant
de contextes de socialisation. Leur identité est le produit du processus d'ajustement à ces
rôles. La structuration de l'identité a des effets en retour sur les possibilités de sortie de
28 AGRIKOLIANSKY E., « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années
1980 », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 28. 29 BECKER H., Outsiders, Métailié, Paris, 1985, p. 126. 30 FILLIEULE O., « Carrière militante », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des
mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 87. 31 AGRIKOLIANSKY E., loc. cit., 2001, pp. 30-31.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 17
rôle et sur la manière dont seront éventuellement endossés d'autres rôles. Les « accidents
biographiques »32
dans les différentes sphères de vie constituent autant de bifurcations où
se redistribuent certains rôles et se modifient les identités.
Bourdieu a critiqué l’approche biographique33
en insistant sur les limites de l’utilisation
de la méthode biographique pour restituer les parcours individuels en lui préférant la notion
de « trajectoire »34
qui conçoit la biographie comme « intériorisation du probable » et
s’articule à la tradition théorique bourdieusienne. Darmon rejette la critique faite à la
notion de carrière en rappelant qu’il ne s’agit pas de faire émerger une « série unique »
mais un « ordre collectif »35
permettant de comprendre les dynamiques à l’œuvre sans nier
la subjectivité du sujet énonçant son parcours. Passeron a, par la suite, tenté de mettre en
perspective les approches par la carrière et par la trajectoire en les comparant, non pour les
opposer mais pour les faire dialoguer. Il pointe dans un premier temps les risques
épistémologiques inhérents à l’approche biographique : la dispersion d’une part et la
l'excès de sens d’autre part36
. Nous rejoignons cependant Darmon quand elle propose de
considérer la carrière « comme un instrument d’intelligibilité permettant d’échapper à
l’alternative entre structures et stratégies dans l’analyse des carrières militantes et comme
un moyen de traiter le problème de « l’influence des contextes pratiques de l’action sur
l’opérationnalité des dispositions incorporées »37
. On préférera donc, dans une analyse
processuelle de l’engagement individuel, parler de « carrière » dans la mesure où le
concept de carrière a été retravaillé par Becker dans son analyse de la déviance, contribuant
ainsi à étendre sa portée des seules études consacrées à la profession à l’ensemble des
phénomènes d’engagement38
.
32 STRAUSS A., op. cit., 1992 33 BOURDIEU P., « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales , Vol. 62-63, 1986, p. 69-72. 34 « On ne peut comprendre une trajectoire (c'est-à-dire le vieillissement social qui, bien qu'il l'accompagne
inévitablement, est indépendant du vieillissement biologique) qu'à condition d'avoir préalablement construit les états
successifs du champ dans lequel elle s'est déroulée, donc l'ensemble des relations objectives qui ont uni l'agent
considéré — au moins, dans un certain nombre d'états pertinents du champ — à l'ensemble des autres agents engagés
dans le même champ et affrontés au même espace des possibles », BOURDIEU P., Ibid., p. 72. 35 DARMON, M., Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2008, p. 92. 36 PASSERON J-C., « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, Vol 31-1, 1990, p. 4. 37 DARMON M., « La notion de carrière : un instrument interactionniste d'objectivation », Politix, 2008/2, n° 82, p.
152. 38 FILLIEULE O., loc. cit., 2001, pp. 200-201.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 18
4. Violence politique et répression
Notre questionnement implique également de nous pencher sur les études portant sur les
effets de la répression sur les mobilisations et, plus précisément, sur les individus. Goodwin
a certes montré que les groupes utilisant les modes d’action non conventionnels, et plus
précisément violents comme la guérilla, étaient davantage réprimés que les autres39
mais le
tableau qui se dégage de la littérature est des plus confus. Tout au plus peut-on avancer que, pour
les tenants des différentes versions de la théorie de la frustration, la répression tend plutôt à
radicaliser les contestataires40
, alors que, dans la perspective de la mobilisation des ressources,
elle serait plutôt dissuasive en raison d’un déséquilibre entre coûts, risques et avantages de
l’action41
. Afin de sortir de cette contradiction, Opp et Roehl invitent à formuler la question
autrement, de manière à discerner quels effets sont observés (spécification des relations) et sous
quelles conditions, c'est-à-dire en contextualisant les relations. Pour y parvenir, il faut d’abord
garder à l’esprit que la répression peut être « directe ou indirecte, ponctuelle ou durable, continue
ou discontinue, sélective ou indiscriminée, préventive ou réactive. Il importe par ailleurs de
distinguer les effets anticipés de ceux à court, à moyen et à long terme et, bien entendu, de faire
la part entre risque objectif et perception de ce risque »42
.
La répression peut être définie comme « l’action des autorités publiques qui élève le cout
réel ou potentiel de la revendication pour un certain acteur »43
. Opp et Roehl prennent le
parti de l’analyser d’un point de vue microsociologique comme un coût et donc devant
limiter la protestation. L’objectif sera ici d’observer les inflexions/bifurcations/ruptures
que constituent la violence politique, et notamment la répression de la part des autorités
politiques, sur les carrières individuelles pour tenter d’en dégager les conséquences
objectives (positions et statut social) et subjectives (redonner un sens politique dans un
contexte transformé)
Il est cependant indéniable que le recours à la violence politique que l’on peut définir comme
« tout attaque collective lancée à l’intérieur d’une communauté politique, dirigée contre le
régime politique, ses acteurs – les groupes politiques en compétition aussi bien que les
39 GOODWIN J., No Other Way Out. States and Revolutionary Movements, 1945-1991, Cambridge, Cambridge
University Press, 2001. 40 RASLER K., “Concessions, Repression, and Political Protest in the Iranian Revolution”, American Sociological
Review, Vol. 61, n°1, 1996, p. 132-152. 41 MCCARTHY J., ZALD D. & MAYER N., loc. cit., 1977. 42 COMBES H. & FILLIEULE O., « De la répression considérée dans ses rapports à l'activité protestataire » Modèles
structuraux et interactions stratégiques, Revue française de science politique, 2011/6, Vol. 61, p. 1047-1072.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 19
représentants du pouvoir en place – ou ses politiques »44
fera l’objet d’une analyse dans la
mesure où son emploi et son subissement affecte les carrières. Le caractère révolutionnaire vient
du fait qu’elle attaque l’Etat au nom d’une idéologie de changement social radical. Ce n’est pas
l’apanage de l’extrême gauche puisqu’on la retrouve aussi chez des militants d’extrême droite
dont la virulence, à la même période contribue largement à l’escalade des premiers. Mais il est
difficile de qualifier la violence d’extrême gauche de « terrorisme » car ce mot est très connoté et
très largement utilisé par ses opposants d’une part et d’un point de vue théorique, en accord avec
Isabelle Sommier : « on ne peut pas qualifier à priori les groupes d’extrême gauche de groupes
terroristes, dans la mesure où leurs actions établissent une relation entre culpabilité et sanction,
ce dont témoigne le refus de procéder à des attentats indiscriminés et le recours privilégié à
l’assassinat politique »45
.
Afin de répondre à ces questionnements nous contextualiserons dans un premier temps le
militantisme radical au cours de la décennie 1970 en Turquie avant de nous intéresse r à la
socialisation et à la politisation des militants qui intègrent les organisations
révolutionnaires. La troisième partie sera consacrée à la pratique militante au sein de ces
groupes et au rapport entretenu avec les répertoires violents. Le quatrième chapitre se
concentrera sur la répression qui suit le coup d’Etat du 12 septembre 1980, et ce, de deux
points de vue. D’abord, en montrant la fermeture puis la transformation des champs
politiques et militant et ensuite en explorant ses conséquences sur les carrières des
militants d’extrême gauche à court terme. Le cinquième et dernier chapitre tentera dans un
essai typologique d’envisager la diversité des trajectoires prises par les carrières à l’issue
du régime militaire, qu’il s’agisse des désengagements ou des reconversions militantes.
5. Précautions méthodologiques et de lecture
Il faut entretenir un rapport vigilant à la littérature sur le militantisme radical en Turquie
du fait des postures et des discours idéologiques presque systématiquement tenus su r le
sujet dans un but de disqualification ou de légitimation de la gauche. Par ailleurs, nous ne
développons pas ici les présupposés et contraintes méthodologiques de notre approche, ce travail
étant purement théorique et n’ayant pas donné lieu à une enquête de terrain. Il est cependant
43 TILLY C. & TARROW S., op. cit., 2008, p. 353. 44 GURR T., op. cit., 1971, pp. 3-4.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 20
appuyé sur nos travaux précédents en lien avec le sujet. Il nous faut enfin préciser que nous
n’avons pas fait usage de la littérature turque difficilement accessible pour des raisons
pratiques d’accès aux sources et de maitrise suffisante de la langue.
45 SOMMIER I., op. cit., 2008, p. 17.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 21
Chapitre 1 : Contexte historique et
fonctionnement du système d’action de la
gauche radicale en Turquie dans les années
1970
« Une guerre civile sanglante, telle qu’on en pas
connue de semblables sous la République, était
sur le point d’éclater et menaçait l’Etat de
destructions et de divisions en mettant en cause
l’intégrité de la patrie et de la nation turques qui
sont éternelles »46
Ce premier chapitre vise à contextualiser l’étude des carrières militantes au sein de la
gauche radicale turque au cours des années 1970 conformément à notre démarche. Nous
postulons en effet que la période n’est pas, comme il a beaucoup été écrit, une période de
chaos généralisé et que le fonctionnement de la gauche radicale n’est pas anarchique mais
répond à une structuration particulière qu’il convient d’expliquer.
Nous nous proposons donc de considérer d’abord le contexte global de la Turquie dans les
années 1970 pour inscrire les mobilisations radicales et la pratique de violence qui en
découle dans leur environnement d’une part, et dans la continuité des mobilisations
précédentes en en restaurant l’historicité d’autre part. Nous tenterons ensuite d’expliciter le
fonctionnement du système d’action de la gauche radicale et, tout particu lièrement, des
groupes d’origine étudiante dans lesquels vont se développer les carrières militantes qui
sont au cœur de notre étude.
1. Contextualiser l’étude : genèse et caractérisation de l’environnement des carrières au sein de la gauche en Turquie dans les années 1970.
Afin de mieux saisir la période et les acteurs étudiés, il convient de décrire le contexte
dans lequel vont s’inscrire les carrières militantes au sein de la gauche radicale turque en
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 22
en faisant la généalogie et en décrivant les conditions politiques, économiques et sociales
de la période.
1.1. Une brève histoire de la gauche turque
La gauche en Turquie n’émerge pas dans les années 1970. Elle a une existence difficile en
raison de la législation et des les coups d’Etat successifs qui interrompent son faible
développement. Elle est presque inexistante jusque dans les années 1960 où elle commence
à émerger et parvient à se structurer. Un parti communiste turc, le Türkiye Komünist Partisi
(TKP), apparait pourtant en 1918 en URSS suite à la révolution bolchévique mais il est
interdit en Turquie et ses membres contraints à l’exil dès les premières années de la
République turque en 1925. Les articles 141 (vouloir organiser l’hégémonie d’une classe
sur une autre) et 142 (faire de la propagande dans ce but) du code pénal de 1936 interdisent
de fait sa présence sur le sol turc. Le parti y mène de maigres activités de manière
clandestine et ne participe pas aux élections. Jusque dans les années 1950/1960, le
socialisme ne concerne qu’une frange des intellectuels turcs réfugiés en Allemagne
jusqu’en 1933 et en URSS. La gauche avant 1960 est donc composée de quelques centaines
d’individus possédant un niveau élevé de ressources culturelles et économiques.
Le coup d’Etat de 1960 qui renverse le régime autoritaire du Parti Démocrate au pouvoir
depuis 1950 va cependant changer en partie la situation en assouplissant la législation sur
les partis politiques, la liberté de réunion et d’association et la liberté d’expression. Les
étudiants ont été au cœur de la contestation du régime et les universitaires sont au cœur de
l’élaboration de la Constitution de 1960, la plus libérale que la Turquie ait connue.
L’autonomie des universités est décrétée, ce qui rend plus difficile l’intrusion des forces
sur les campus et donnera la possibilité aux organisations de se développer sans subir la
répression. Le nouveau pouvoir n’abroge cependant pas les deux articles sus-cités du code
pénal. En effet, la vision défendue par les officiers et les intellectuels « progressistes » à
l’origine du coup d’Etat montre une préoccupation plus sociale que socialiste47
.
Le 13 février 1961, d’anciens membres de Türk-İş, syndicat majoritaire et proche du
gouvernement, fondent le Türkiye İşçi Partisi, Parti des travailleurs de Turquie (TIP),
46 Préambule de la Constitution de la République de Turquie de 1982, cité in GROC G., « Démocratie et société
civile », in VANER S. (dir.), La Turquie, Paris, Fayard-CERI, 2005, p. 197.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 23
d’inspiration socialiste mais qui n’est pas officiellement communiste. Cette origine
syndicale joua un rôle important par la suite dans l’organisation , la coordination des
mobilisations, et le multipositionnement des militants entre champ politique et champ
syndical. D’autant plus lorsque la centrale syndicale DISK, Devrimci İşçi Sendikaları
Konfederasyonu (Confédération des syndicats ouvriers révolutionnaires) est créée par des
membres du TIP le 13 février 1967 pour concurrencer Türk-İş. Au cours des années 1960,
il est possible de dégager trois visions qui s’opposent dans la gauche turque : celle du TKP
stalinien, minoritaire et exilé ; celle du TIP qui prônait la voie légale et réformatrice ; et
enfin la frange pensant que la violence armée était le seul moyen d’amener la révolution.
De 1961 à 1971 le TIP est l’acteur central et fédérateur de la gauche turque. Il dispose
d’une légitimité électorale à partir de 1965 et diffuse ses idées à travers des meetings dans
tout le pays et via sa revue Dönüşüm (Transformation). Le TIP est un parti réformiste qui
participe aux élections de 1965 où il réalise le meilleur score de la gauche turque à l’heure
actuelle avec 2,97% des voix ce qui lui permet d’obtenir 14 sièges au Parlement. Le TKP
est critiqué au sein de la gauche turque pour son alignement trop rigide sur Moscou,
notamment après 1956 et l’intervention en Hongrie, et pour sa croyance doctrinaire voulant
que la révolution se fasse par le prolétariat, qui malgré son accroissement reste
numériquement limité et politiquement faible en Turquie. Le TIP de son côté a davantage
d’influence sur la classe ouvrière turque mais suscite également une forte adhésion de la
part de certains intellectuels. Le soutien au TIP est même plus intellectuel que
véritablement ouvrier même si une « conscience de classe » se développe chez les ouvriers
des grandes villes de Turquie au cours des années 1960, conscience qui s’exprimera
véritablement au cours des années 1970. Il reste majoritaire au sein de la gauche turque
jusqu’à sa défaite électorale de 1969 qui provoque l’émergence des tensions en son sein
d’une part et, d’autre part, et une légitimation de la frange radicale et violente de la gauche.
Hormis les luttes internes entre leaders, l’organisation de jeunesse du par ti, la Fikir
Külüpleri Federasyonu (Fédération des clubs d’idées – FKF), née en 1965 du regroupement
de clubs politiques universitaires et matrice de toutes les organisations de jeunesse de
gauche au cours de la décennie, s’autonomise peu à peu du parti en défendant une ligne
plus radicale. Elle est elle-même divisée depuis 1967 entre un courant fidèle au parti et une
ligne nationaliste soutenue par la Milli Demokratik Devrim (Révolution démocratique
47 KARPAT K., “Socialism and the Labor Party of Turkey”, Middle East Journal, Vol. 21, n° 2, 1967, p. 157.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 24
nationale – FKF) qui prend la direction de l’organisation en 1969. La FKF devient
Devrimci Gençlik (Jeunesse Révolutionnaire), dite Dev-Genç, en octobre de la même
année. Les militants favorables à la lutte armée vont alors se détacher de l’organisation et
créer leur propre groupe. Ce sera notamment le cas des leaders les plus connus de la
période, Deniz Gezmiş, Mahir Çayan et Ibrahim Kaypakkaya qui fondent respectivement le
THKO, le THKP-C en 1970 et le TKP-ML/TIKKO en 197248
. Les deux premiers groupes
vont rapidement entrer en action et participer à la montée de la violence avec le MHP et les
forces de sécurité, offrant par là une légitimité à l’intervention militaire de 1971.
Les organisations de jeunesse étudiante vont animer des mobilisations importantes au
cours des années 1960, actualiser et initier un certain nombre de répertoires et de
développements théoriques dans la lignée du mouvement de mai 1968 en France49
qui
fourniront la base sur laquelle s’appuieront les groupes des années 1970. La prise
d’importance du mouvement va s’effectuer par deux principaux canaux : la traduction des
textes fondateurs du socialisme et du marxisme d’une part, et le témoignage d’étudiants
turcs scolarisés en France ou/et aux Etats-Unis et témoins ou acteurs des mobilisations de
68, ces témoignages succédant rapidement aux traductions. Ces textes théoriques (Marx,
Guevara, Lénine) et ces témoignages vont donner lieu à des réinterprétations, des
adaptations au contexte turc. Les débats sont particulièrement vifs sur la caractérisation du
stade historique de développement de la Turquie au sein du système capitaliste mondial et
sur le fonctionnement interne du capitalisme turc. Il s’agit du principal débat qui agite la
gauche au cours des années 60 et même 70 est celui de caractériser et de la situer dans le
capitalisme mondial. La majorité au sein du TIP la considère mûre pour une révolution.
L’opposition à l’impérialisme américain en particulier, lié à la présence de forces militaires
américaines sur le sol turc et à l’appartenance de la Turquie à l’OTAN, est une des lignes
directrices de la gauche. Elle entre en résonnance avec le fort nationalisme turc qui
imprègne également la gauche. Cette période d’effervescence politique voit la
multiplication des publications comme la traduction du manuel de guérilla urbaine de
Marighella en 1970 et la naissance d’un vaste débat d’idées autour des revues multiples de
la gauche (Yön (Direction), Aydınlık (Clarté), Devrim (Révolution)…), chacune liées à une
48 Voir en annexes 2 et 3. 49 BOURDIEU P., « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en
sciences sociales, 2002/5, n°145, p. 3-8 et UYSAL A., « Importation du Mouvement 68 en Turquie. Circulations des
idées et des pratiques », Storicamente, n°5, 2009.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 25
tendance formée par un groupe. Cette mobilisation intellectuelle incitera le pouvoir en
1966-67 à purger les universités des enseignants de gauche et des traducteurs de littérature
socialiste étrangère au motif de « propagande communiste ».
Les différences entre les militants des années 1960 et ceux des années 1970 sont assez
nombreuses. En premier lieu, les militants des années 1960 sont issus d’un milieu social
plus élevé que ceux de la décennie suivante et l’écrasante majorité étudie à l’université et
dispose ainsi d’un capital économique et culturel supérieur, ce dont témoignent leurs
trajectoires de reconversion au sein de l’université et des milieux intellectuels50
. Par
ailleurs, ils ont une croyance partagée en l’idée kémaliste de la révolution « par le haut »
menée par une élite éclairée51
. Dans les années 1960, la légitimité des autorités n’est que
rarement remise en cause malgré la multiplication des actions protestataires. Au contraire,
la jeunesse estudiantine assume la révolution et le régime kémalistes et l’armée nationale.
Ainsi, au cours des années 1960 et 1970, les jeunes officiers faisaient l’objet de nombreuses
tentatives de captation émanant de plusieurs organisations politiques d’extrême-gauche52
. Les
ponts seront coupés après la répression de la gauche suite au coup d’Etat militaire de 1971.
L’armée est elle-même purgée des militaires de gauche au profit d’officiers plus
conservateurs au cours de la décennie 1970 et elle sera désormais considérée par la gauche
radicale comme réactionnaire et fascisante.
Le coup d’Etat de 1971 marque en effet un coup d’arrêt dans les espoirs de renversement
du régime de la gauche turque et dans leur croyance en l’aspect révolutionnaire de l’armée.
Les militaires transforment 44 articles de la Constitution aboutissant à la diminution des
libertés individuelles et de la liberté de la presse, à la fin de l’autonomie de l’université et
des médias tout en augmentant les pouvoirs du Conseil de Sécurité Nationale53
. Ils ne
souhaitent cependant pas rester au à la tête de l’Etat, instruits de la situation des colonels
50 MONCEAU N., Générations démocrates. Les élites turques et le pouvoir , Nouvelle bibliothèque des thèses, Paris,
Dalloz – Sirey, 2007. Une analyse comparée des deux cohortes militantes, celles des années 1960 et celle des années
1970, permettrait de mettre à jour ces différences sur le long terme. 51 ZÜRCHER E. J., Turkey. A Modern History, Oxford, I. B. Tauris, 3é édition, 2004, p. 255. 52 Elles « tablaient sur « le progressisme » de l’armée. Dev-Genç, très active dans les universités, qualifiait les soldats et officiers
de « patriotes » et « jouissait de la sympathie d’un nombre impossible à évaluer, mais réel, de cadets et d’officiers subalternes. Il
en fut de même de l’armée de libération populaire turque, issue de Dev-Genç, dont les partisans s’efforcèrent d’enrôler des
militaires », BAYART J-F. & VANER S., « L’armée turque et le théâtre d’ombre kémaliste (1960 -1973) », in
ROUQUIE A. (dir.), La politique de Mars. Les processus politiques dans les partis militaires contemporains , Paris, Le
Sycomore, 1981, p. 55. 53 Instauré par les militaires en 1961, le Conseil de Sécurité Nationale (Milli Güvenlik Kurumu - MGK) est une
institution constituée de civils et de militaires qui a en charge les questions relatives à la sécurité intérieure et
extérieure du pays. Il fut, jusqu’à une date récente, le principal moyen d’immixtion des militaires dans la vie politique
turque.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 26
grecs au pouvoir depuis 1967 et fidèles à l’idéologie de l’armée turque qui se veut garante
des institutions mais non apte à gouverner54
. La junte procède à 5 000 arrestations dont des
intellectuels (universitaires, journalistes), des cadres du TIP et d’importants syndicalistes.
La torture est largement utilisée en prison et dans les locaux du MIT, les services secrets
turcs. Toutes les organisations étudiantes sont interdites et le 20 juillet 1971, le TIP est
interdit et fermé après avoir adopté, lors de son congrès, une motion en faveur de
« l’aspiration démocratique du peuple kurde ». Behice Boran, son ancien leader, tentera de
le recréer à sa sortie de prison en 1974 mais le parti ne parviendra pas à reprendre la place
qui fut la sienne au cours des années 1960. Les organisations étudiantes sont fermées et
leurs leaders emprisonnés. Mais les militants de base sont rarement inquiétés. Les réseaux
se maintiennent donc de manière assez stable tout en restant silencieux, les membres non
arrêtés vont tenter de poursuivre leur action en maintenant une base de sympathisants
remobilisés après l’amnistie décrétée en 1974. On retrouve là ce que Taylor nomme les
« structures dormantes » (abeyance structure)55
qui vont permettre la reconstruction rapide
des organisations radicales à l’issue du régime militaire.
1.2. La décennie 1970: un contexte de crise sociale et politique
La caractérisation de la décennie 1970 en Turquie .soulève de nombreux débats. Elle a
dans un premier temps donné lieu à une littérature corroborant la version de l’Etat -major
qui décrivait une situation proche de la guerre civile évitée grâce à l’intervention
militaire56
. Un autre pan des écrits sur la période insiste sur son aspect chaotique et
anarchique57
. Ces perspectives renvoient aux théories leboniennes de l’irrationalité des
masses et ne permettent pas une analyse de la situation58
. Il convient donc d’écarter ces
hypothèses trop rapidement établies et de décrire plus précisément la situation.
54 ÜNSALDI L., « Du rôle politique de l'armée en Turquie », Revue Tiers Monde, 2008/2 n° 194, p. 261- 55 Ce concept « entend décrire un parcours de maintien par lequel les mouvements parviennent à durer dans des
environnements politiques non réceptifs et à jouer le rôle de passeur entre deux étapes d’une mobilisation ».TAYLOR
V., « La continuité des mouvements sociaux. La mise en veille du mouvement des femmes », in FILLIEULE O. (dir.),
Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 230. 56 GUNTER M., “Political Instability in Turkey during the 1970’s”, Conflict Quarterly, Vol. 9, n°1, 1989, p. 63-77. 57 AHMAD F., The Making of Modern Turkey, Londres, Routledge, 1993 et SAMIM A. “The tragedy of the Turkish
left”, New Left Review, I/126, 1981, p. 60-85. 58 BOZARSLAN H., « Le chaos après le déluge : notes sur la crise turque des années 70 », Cultures & Conflits, n° 24-
25 (1997) pp.79-98
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 27
Tout d’abord, le contexte international est complexe au cours de cette période. La Turquie
est un pays clé dans le dispositif de l’OTAN en pleine Guerre Froide car elle est le seul
pays de l’alliance possédant une frontière avec l’URSS. Cette situation fournira des
arguments et un motif supplémentaire de mobilisation à la gauche turque. Parallèlement, le
climat international émaillé de révoltes dans les pays du Sud et les évènements de 68 dans
les pays occidentaux ont constitué une propédeutique au mouvement turc et créé un
mouvement d’entrainement. On sait cependant peu de choses sur les éventuelles
connexions entre les mouvements de la gauche radicale turque et les groupes européens en
activité à la même période. On sait en revanche que, depuis la fin des années 1960, certains
groupes ont fait former leurs militants à l’action armée auprès des groupes palestiniens
installés au Liban et en Syrie. Enfin, la Turquie intervient à Chypre en 1974 contre le coup
d’Etat grec et subit une forte pression internationale qui passe par le gel des crédits
occidentaux et l’aggravation consécutive de la crise économique.
Le contexte interne à la Turquie au cours de la décennie voit se recouper un certain
nombre de dynamiques qui aggravent la situation. Dans son analyse de la période qu’il
qualifie de « guerre civile de basse intensité »59
, Gourisse mobilise la sociologie des crises
politiques de Dobry60
, c'est-à-dire une manière de « penser les crises comme des
interdépendances confuses, des conjonctions de séries causales ou de micromobilisations
hétérogènes dont la juxtaposition ou la simultanéité produit (plus d’une fois à tort) chez les
protestataires et les gouvernants le sentiment d’une convergence et d’une unité la promesse
ou la peur de possibles plus ouverts »61
. Si Gourisse remarque que l’on ne peut l’appliquer
telle qu’elle étant donnée la durée de la crise (plus de cinq ans), il n’en conclut pas moins à
l’utilité de ce cadre analytique pour rendre compte, non pas du chaos généralisé, mais au
contraire du jeu et des coups des acteurs dans un contexte politique particulier de perte de
légitimité et de capacité d’action de l’Etat dans un contexte de polarisation politique
forte62
. En effet, la configuration sociopolitique turque de la seconde moitié des années
1970 se caractérise par la cooccurrence de deux processus distincts : la modification des
règles des jeux politiques (multisectorisation des mobilisations et diffusion de la violence)
59 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 283. 60 DOBRY M., Sociologie des crises politiques, Coll. Fait politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 [1986]. 61 COHEN A., LACROIX B. & RIUTORT P. (dirs.), Nouveau manuel de science politique, Coll. Grands Repères, Paris,
La Découverte, 2009, p. 542. 62 GOURISSE B., « Participation électorale, pénétration de l'État et violence armée dans la crise politique turque de la
seconde moitié des années 1970 », Politix, 2/2012, n° 98, p. 192.
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et celle des règles des jeux étatiques (politisation et désobjectivation des institutions
étatiques). « Ce sont les stratégies fluctuantes des acteurs, menées sur des temps longs (à
l’horizon d’une législature, ou d’un gouvernement), visant à l’implantation dans l’État et à
l’accumulation de ressources, qui contribuent à l’intensification de ces mécanismes de
crise»63
. Ainsi, on observe un usage stratégique de la diffusion des mobilisations, de la
violence et du désordre.
L’intervention militaire de 1971, par sa violence envers les m ilieux de gauche, a suscité
une forte désapprobation parmi ses sympathisants d’un côté et des individus plus radicaux
dans « l’anti-gauchisme » d’autre part, ces derniers estimant que la répression n’a pas été
assez sévère. Le coup d’Etat a donc paradoxalement contribué à polariser davantage la
société turque. Lorsque les militaires quittent le pouvoir en 1973, le fonctionnement
politique du régime républicain n’a pas réellement changé en profondeur. Les partis et les
leaders sont les mêmes et les blocages politiques vont rapidement refaire surface en même
temps que les coalitions gouvernementales précaires. On compte ainsi sept gouvernements
entre 1973 et 198064
.
Par ailleurs, la situation économique du pays se dégrade tout au long de la décennie. A la
suite de la période de forte croissance et de fort développement industriel des années 1960
qui voit naitre une classe ouvrière65
, s’installe une période de ralentissement économique
qui se conjugue avec une crise sociale importante. La croissance chute nettement et
l’inflation66
augmente fortement. Les réponses à apporter à la crise font débat au sein de la
gauche et entrainent une prise de distance entre le CHP67
et la gauche radicale, ce dernier
étant favorable au retour de l’ordre, à la répression des groupes radicaux et aux politiques
économiques libérales de redressement entamées à partir de 1978 avec le FMI. La mobilité
sociale entraînée par une décennie de croissance économique va se ralentir alors que la
mobilité géographique, et notamment l’exode rural, facilitée par le développement des
infrastructures de transport, va se poursuivre et créer une forte pression pour l’intégration
63 GOURISSE B., Ibid., p. 176. 64 Voir annexe 1. 65 En 1980, 15,7% de la population active turque travaille dans le secteur secondaire (hors bâtiment) et 11,4% dans les
industries extractives, BAZIN M., « Les disparités régionales en Turquie », in GÖKALP A. (dir.), La Turquie en
transition. Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose, 1986, p. 32. 66 ERGIL D., « Class Conflict and Turkish Transformation (1950-1975) », Studia Islamica, n°41, 1975, p. 137-161. 67 Le Cumhurriyet Halk Partisi (CHP – Parti Républicain du Peuple) est le parti fondé par Mustafa Kemal Atatürk en
1923. Il porte depuis lors l’héritage du kémalisme et sa doctrine politique nationaliste et sociale.
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des migrants à des métropoles non préparées à un tel afflux68
. Sayari et Hoffman font de
cette pression urbaine une des causes de la contestation politique des années 197069
, selon
nous de façon déterministe. S’il est vrai que cette immigration dans les grands centres
urbains70
donne inévitablement naissance à de nouveaux acteurs - classe ouvrière, groupes
estudiantins, populations des quartiers de gecekondus (bidonvilles) dont l’inclusion sociale et
politique pose problème, il n’en reste pas moins que la mobilisation de ces groupes dans une
situation de précarité sociologique et économique ne devient possible qu’en raison de la
politisation dont leur situation va faire l’objet, relayée par l’action des groupes révolutionnaires.
Certains auteurs avancent l’idée d’une guerre civile ethnico-religieuse sur laquelle se serait
greffée dans un effet de période des discours révolutionnaires opposés. En effet, dans certaines
régions, notamment en Anatolie, le clivage gauche/droite recoupe en partie les clivages
ethniques turc/kurde et religieux sunnite/alévi71
. S’il est indiscutable que cette variable
entre en jeu dans la structuration des oppositions et dans certaines actions menées
ponctuellement par l’extrême droite à l’encontre des alévis dans le Sud-est de la Turquie, il
n’en reste pas moins qu’elle n’est pas le seul facteur explicatif. La proximité entre kurdes,
alévis et gauche d’un côté et entre turcs, sunnites et droite radicale est trompeuse car on
constate que les associations sont loin d’être aussi clairement figées quand on regarde leur
composition dans le détail. En ce qui concerne le milieu urbain, on voit en effet que la
structuration des camps opposés et le recours à la violence ne sont pas uniquement
organisés autour des crispations identitaires mais davantage autour de l’accès aux
ressources politiques et économiques72
.
De plus, la situation lycéenne et surtout universitaire s’est, depuis les années 1960,
passablement dégradée, ce qui a entretenu les mobilisations étudiantes qui sont à la fois
internes à l’université (conditions d’études, classes surchargées, méthodes
d’apprentissage…) et liées à la montée du radicalisme politique au sein de la jeunesse. En
effet, on observe une forte augmentation du nombre d’étudiants qui passe entre 1960 et
1977 de 180 000 à 436 000 dans les écoles professionnelles et de 65 000 à 340 000 dans les
68 Des villes comme Istanbul et Izmir connaissent des taux de croissance annuelle moyenne de leur po pulation de 30 à
45% sur la période 1975-1980, BAZIN M., loc. cit., 1986, p. 44. 69 SAYARI S. & HOFFMAN B., “Urbanization and Insurgency the Turkish Case, 1976 -1980”, Santa Monica, Rand
Corporation, 1991. 70 En 1980, Istanbul concentre 25% de cette population (34% de la population du département), Ankara et Izmir 8%
chacun, chiffres cités in BAZIN M., loc. cit., 1986, p. 32. 71 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999. 72 GOURISSE, B., op. cit., 2010.
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universités73
. Cette augmentation du nombre d’adhésions marque l’entrée d’étudiants de
catégorie sociale moins élevée dans les années 1970. L’Etat turc met en place un programme
de construction d’universités, dont le nombre passe de six en 1957 à dix-sept en 197774
pour
absorber cette nouvelle population estudiantine et décharger les grandes métropoles. Istanbul et
Ankara concentrent hors écoles supérieures 27,5% et 23,6% des étudiants du pays en 1981
contre 43% et 35,8% en 197575
. Pourtant, les problèmes demeurent : l’éducation universitaire
n’est disponible que pour seulement 20% des 200 000 étudiants potentiels diplômés du
secondaire que compte alors la Turquie76
. Et pour ceux qui y sont, l’affaiblissement des
perspectives de carrière du fait de la crise économique et de la faible valorisation des
diplômes sur le marché du travail77
rendent la leur insertion complexe. Cette situation a
contribué à faire des universités le lieu d’incubation de la multisectorialisation des
mobilisations sous le coup de déséquilibres internes rapidement politisés.
On trouve dans ces quelques remarques contextuelles quelques pistes permettant
d’expliquer le développement du recours à la violence politique au cours de la décennie.
Ainsi comme l’écrit Vaner, « loin d’être un phénomène marginal, la violence se situait,
dans la période de 1975-80, au cœur même de la vie politique et de la formation sociale
turques, […] due au développement du capitalisme périphérique, à la fragilité de la
cohésion sociale, aux particularismes sociétaux. Le blocage du système politique (à la fois
symptôme et moteur de ce phénomène), le marasme économique et la léthargie – volontaire
ou non – des dirigeants politiques n’ont fait qu’exacerber cet état de choses »78
.
L’accroissement de la violence dans notre contexte d’étude « apparait comme une modalité
d’action dont la mobilisation permet d’accumuler tout un ensemble de ressources
73 GOURISSE B., « Enquête sur les relations entre politisation et études supérieures: le cas turc (1971-1980) »,
Critique internationale, n°50, 2011, p. 47. 74 Les six universités existantes sont alors l’université d’Istanbul (Istanbul Üniversitesi), fondée en 1453 mais qui prend sa forme
actuelle en 1922, l’université technique d’Istanbul (Istanbul Teknik Üniversitesi) fondée en 1928, l’université d’Ankara (Ankara
Üniversitesi) fondée en 1946, l’université de l’Ege (Ege Üniversitesi) à Izmir fondée en 1955, l’université Technique du Moyen
Orient (Orta Doğu Teknik Üniversitesi) à Ankara fondée en 1956, et l’université Atatürk (Atatürk Üniversitesi) Erzurum fondée
en 1957. Il faut ajouter à ces six université l’Institut d’Administration Publique de Turquie et du Moyen Orient (Türkiye ve Orta
Doğu Amme İdaresi Enstitüsü – TODAİE) fondée en 1953. L’université Technique de la Mer Noire (Karadeniz Teknik
Üniversitesi) à Trabzon fondée en 1963, l’Université d’Hacettepe (Hacettepe Üniversitesi) à Ankara en 1967, l’Université du
Bosphore (Boğaziçi Üniversitesi) qui apparaît en 1971 mais qui correspond à l’ancienne Haute Ecole fondée par le Robert
College quelques années plus tôt, l’Université de Çukurova (Çukurova Üniversitesi) en 1973, l’Université de Diyarbakır
(Diyarbakır Üniversitesi) en 1973, l’Université d’Anatolie (Anadolu Üniversitesi) à Eskişehir en 1975, l’Université de Bursa
(Bursa Üniversitesi) en 1975, l’Université de la République (Cumhuriyet Üniversitesi) à Sivas en 1975, l’Université de
l’Euphrate (Fırat Üniversitesi) à Elazığ en 1975, l’Université du 9 mai (19 Mayis Üniversitesi) à Samsun en 1975, et l’Université
seldjoukide (Selçuk Üniversitesi) à Izmir, fondée en 1977, GOURISSE, B., op. cit., 2010, p. 98. 75 BAZIN M., loc. cit., 1986, p. 41. 76 ZÜRCHER E. J., op. cit., 2004, p. 263. 77 GUNTER M., loc. cit., 1989, p. 67.
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nouvelles, inaccessibles par les voies conventionnelles, dans la configuration spécifique
des jeux politiques locaux et nationaux »79
. Elle doit donc être envisagé en parallèle de la
structuration des mouvements radicaux et ne pas être considérée de façon autonome.
2. Identifier et analyser les configurations et les logiques des acteurs étudiés: le fonctionnement du système d’action de la gauche.
Cette seconde partie vise à mettre en lumière le fonctionnement général du système
d’action de la gauche turque dans les années 1970 avant de « cartographier »80
plus
précisément les groupes dans lesquels s’inscrivent les militants étudiés.
2.1. Le système d’action de la gauche turque dans les années 1970
La gauche turque dans les années 1970 est un ensemble composite d’organisations
agissant dans des champs81
différents mais pouvant être considérées comme connectées car
appartenant au même « système d’action ». Ainsi, « on peut appeler système d’action
l’ensemble des groupements et des associations qui contribuent chacun à sa manière, et
selon ses logiques de fonctionnement propres, à la construction d’un groupe de référence.
[…] Parler de système d’action ne signifie donc pas que les organisations soient liées par
un contrat explicite, en d’autres termes qu’elles constituent un réseau manifeste ; elles
peuvent tout aussi bien n’être reliées les unes aux autres que par un tissu de rapports
interindividuels entre leurs membres, peu formalisé et repérable seulement pas une analyse
78 VANER S., « Violence politique et terrorismes en Turquie », Esprit, n°10-11, octobre – novembre 1984, p. 103. 79 GOURISSE B., op. cit., p. 13. 80 MCADAM D., TARROW S. & TILLY C., « Pour une cartographie de la politique contestataire », Politix, Vol. 11,
n°41, 1998, p. 7-32. 81 Un champ « doit être pensé comme un ensemble de rapports de force entre des agents engagés dans ces activités et
s’efforçant d’acquérir les biens qu’elles procurent »81. On doit donc envisager chaque champ comme « structuré par les
luttes qui opposent des unités, en compétition pour des enjeux et des biens rares, et susceptibles d’engager dans cette
compétition des ressources particulières »81. Bourdieu : le champ politique est « à la fois comme champ de forces et
comme champ de luttes visant à transformer le rapport de forces qui confère à ce champ sa structure à un moment
donné », BOURDIEU P., « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », Actes de la
recherche en sciences sociales, n°36-37, 1981, p. 3.
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attentive »82
. On peut donc le considérer comme « un vaste ensemble de groupes de
référence, auquel est prêtée une réalité objective et dans lequel se transmettent quelques
valeurs et croyances communes et quelques attitudes fondamentales »83
. Dans le cas turc
des années 1970, on peut donc considérer que le système d’action de la gauche, faiblement
structuré et pluriel, est en compétition avec le système d’action de l’extrême droite dans le
contrôle et l’accumulation des ressources. Celles-ci n’ont un sens que relationnellement (ce
que l’on a en plus par rapport aux autres) et relativement (n’est ressource qu’en fonction de
la hiérarchie des qualités et des positions que reconnait un groupe).
2.1.1. L’organisation centralisée de la droite radicale
L’extrême droite est intégralement organisée depuis 1969 par le Milli Hareket Partisi
(Parti de l’action nationaliste) avec une idéologie « néo-fasciste »84
et dirigée par le colonel
Türkeş, ancien putschiste mis sur la touche après 1960. Le MHP recrute la majeure partie
de ses militants, les Loups Gris (Bozkurtlar) ou encore « idéalistes » (Ülkücü), « dans la
jeunesse déracinée et désœuvrée »85
. Il développe une stratégie86
de la tension en recourant
à la violence avec la complicité d’une partie des forces de sécurité afin de légitimer la
répression massive de la gauche. Il progresse également dans les suffrages exprimés en sa
faveur sur la période et parvient à participer à deux coalitions de gouvernement appelées
« Front nationaliste ». Grâce à cette position, il met alors en place une stratégie de
noyautage de l’Etat et d’accaparement des ressources politiques87
. Ce moyen d’accès aux
ressources et les capacités organisationnelles du parti créent une forte dissymétrie des
ressources entre extrême droite et gauche contrairement à ce qui est parfois fantasmé à
l’époque et décrit comme une situation prérévolutionnaire. La violence devient également
un mode d’accumulation de ressources politiques et économiques et son usage n’est pas
l’arme du faible ou du marginal. Ce ne sont pas les idéologies radicales mais les positions
82 LAGROYE, J., FRANÇOIS B. & SAWICKI F., Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po et Dalloz, 2006,
p. 273. 83 Ibid., p. 279. 84 AHMAD.F, op. cit., 1993, p. 165. 85 VANER S., « Système partisan, clivages politiques et classes sociales en Turquie (1960-1981) questions de méthode
et esquisse d'analyse », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n°1, 1985. 86 « Par le terme de stratégies on désigne ici des séries d’actions enchainées qui répondent aux actions des partenaires
et tendent à faire valoir des objectifs plus ou moins explicites », LAGROYE, J., FRANÇOIS B. & SAWICKI F., op.
cit., 2006, p. 207.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 33
acquises au sein de l’Etat qui permettent l’emploi de la violence comme mode
d’accumulation des ressources. Des dizaines d’étudiants, sept professeurs, des journalistes,
des syndicalistes (dont Türkler, ancien président de DISK), d’anciens politiciens seront
ainsi abattus par les idéalistes. Ils perpètrent des pogroms dans certaines villes contre les
populations soupçonnées de soutenir les groupes de gauche, et notamment les alévis88
. On
peut ainsi considérer l’extrême droite comme un « contre-mouvement », car cela permet,
non pas d’attribuer une légitimité à la gauche qui se contenterait de se défendre, mais
plutôt d’étudier les interactions continues et les effets d’interdépendance entre les deux
mouvements89
. La radicalisation de la gauche est en effet d’autant plus forte que la
répression et la contre-mobilisation se conjuguent90
.
2.1.2. La diversité au sein du système d’action de la gauche turque
La gauche, qui trouve ses antécédents intellectuels dans le kémalisme, est divisée entre
plusieurs courants : prosoviétique, prochinois, pro-albanais et indépendant. Elle vit, depuis
le coup d’Etat de 1971, dans une sorte de syndrome de Jakarta. Ce syndrome aboutit à une
reproduction à l’infini de groupuscules politiques et à un aveuglement total. Le système
d’action de la gauche regroupe alors les partis politiques légaux, les syndicats, les
organisations étudiantes légales et illégales et les organisations armées. Landau la gauche
radicale définit comme regroupant les organisations « à la gauche du CHP »91
. Nous
proposons pour notre part d’inclure ce parti dans le système d’action de la gauche pour
trois raisons. Tout d’abord, parce que le parti revendique à partir de la présidence d’Ecevit
en 1977 un virage au « centre gauche » qui enracine sa doctrine au sein de la gauche en
tentant de remplir l’espace laissé par la quasi disparition du TIP après 1971. Il cherche
également à politiser la toute nouvelle classe ouvrière en revendiquant l’anti-impérialisme
87 Nous renvoyons, pour l’étude de ce parti sur la période, aux travaux de Gourisse, GOURISSE, B., op. cit., 2010 &
GOURISSE B., « Variation des ressources collectives et organisation des activités de violence au sein du Mouvement
nationaliste en Turquie (1975-1980) », Cultures & Conflits, n 81-82, 2011, p.81-100. 88 Ainsi, pendant une semaine en décembre 1978, les militants MHP attaquent les alévis de la ville de Kahramanmaras
dans le Sud-est du pays sans que les autorités interviennent. Le bilan s’élève à plus de 100 morts. 89 Nous résumons par commodité l’affrontement sur la période à un affrontement gauche/droite. Il nous faut néanmoins
mentionner que certains mouvements islamistes armés éclosent en Turquie à cette période et interviennen t
sporadiquement en fonction des situations locales et de leurs moyens d’action, voir à ce sujet DORRONSORO G., La
nébuleuse Hizbullah, Les dossiers de l’IFEA, n°17, 2004 & OLSON W. R., "Al -Fatah in Turkey: Its Influence in the
March 12 Coup," Middle Eastern Studies, n°9, 1973, p. 197-205. 90 SOMMIER I., op.cit., 2008, p. 64. 91 LANDAU J-M., « Images of the Turkish Left », Problems of Communism, Vol. 32, n°5, 1983, p. 74.
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et l’antifascisme. De plus, beaucoup de militants de la gauche votent pour le CHP au cours
de la décennie. Enfin, les organisations révolutionnaires implantées dans certaines villes et
quartiers négocieront avec le CHP le partage des activités et des ressources politiques, ce
qui montre que celui-ci, malgré ses hésitations entre répression et conciliation, peut être
inclus dans le système d’action de la gauche dont il est un des piliers. La rupture observée
en 1978 n’est le plus souvent que rhétorique car la gauche radicale est prise dans une
contradiction entre son opposition au CHP jugé contre-révolutionnaire par la politique qu’il
mène lorsqu’il est au pouvoir et le besoin de son appui pour parvenir à s’implanter
localement. Néanmoins, par cette occupation de la scène politique à gauche, le CHP va
diminuer l’espace disponible pour la gauche radicale et fragiliser ses tentatives de
monopole des biens symboliques contribuant ainsi diminuer ses ressources. Le champ
politique à partir de 197492
est composé d’une myriade de partis politiques de gauche
électoralement inexistants qui ont très peu de militants. Ces partis ont comme origine des
liens tissés dans les universités au cours des années 1960 et le recrutement par
connaissances interpersonnelles. Ils sont souvent liés à la garde rapprochée d’un ancien
leader du TIP revendiquant pour lui seul l’héritage de ce dernier.
Les syndicats93
revendiquent à l’époque entre 1 et 1,3 million d’adhérents pour Türk-İş et
entre 300 000 et 400 000 pour la DISK. Elle se rapproche du CHP dans les années 70
quand celui-ci effectue son repositionnement au centre-gauche et le soutient pour les
élections de 1977. Elle est aussi en concurrence avec le syndicat de la droite radicale, la
Milliyetçi İşçi Sendikaları Konfederasyonu (MISK - Confédération des syndicats des
travailleurs nationalistes) et le syndicat islamiste Hak-Is (Droit-Travail). L’extrême
politisation de la société à l’époque et notamment de l’appareil d’Etat conduit à une
politisation des activités professionnelles comme l’a montré Gourisse à propos de
92 On peut ainsi citer le Türkiye Sosyalist İşçi Partisi (Parti des travailleurs socialistes de Turquie) avec ses revues İlke
(Principe) et Kitle (Masse) fondé en 1974 par d’anciens MDDistes ; victime de ses divisions internes en 1978 avec une
scission de jeunes opposants au légalisme du parti qui fondent le Türkiye Komünist Partisi/Birlik (Parti communiste de
Turquie/Union). Le Vatan Partisi (Parti de la Patrie) est fondé en 1975 comme une tentative de refaire émerger un parti
des années 1950. Le Türkiye Emekçi Partisi (Parti travailleur de Turquie) et sa revue Emekçi (Travailleur) sous la
direction de l’ancien leader du TIP Behice Boran voit le jour la même année. Le TIP lui -même renait en 1975 avec sa
revue Yürüyüs (La marche). On compte également le Sosyalist Devrim Partisi (Parti de la révolution socialiste) avec
l’ancien leader Mehmet Ali Aybar. Le TIIKP de Perinçek réapparait en 1978 en devenant légal sous le nom de Türkiye
İşçi Köylü Partisi (Parti ouvrier et paysan de Turquie) avec sa revue Halkın Sesi (La voix du peuple) qui redevient
Aydınlık (Clarté) ensuite. Le TKP subsiste en exil à Berlin-Est et quelque peu en Turquie via sa branche illégale de
jeunesse et sa revue Ürüm (Production) 93 Pour un panorama du syndicalisme en Turquie sur la période voir : MELLO B., « Communists and Compromisers:
Explaining Divergences within Turkish Labor Activism, 1960-1980 », European Journal of Turkish Studies, n°11,
2010.
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l’enseignement supérieur et de la police avec les syndicats Pol-Bir de droite et Pol-Der de
gauche. Cette situation a eu des effets non négligeables sur la répress ion des mobilisations
sur la période car en fonction de l’orientation des forces de l’ordre la sanction était
clémente ou féroce. A côté des syndicats existent de nombreuses chambres professionnelles
extrêmement politisées dont la plus célèbre est sans doute celle la Türk Mühendis ve Mimar
Odaları Birliği (TMMOB - Confédération des ingénieurs et architectes de Turquie) qui
participe activement aux activités des différentes organisations du système d’action de la
gauche avec une idéologie que Göle qualifie de « nationaliste révolutionnaire »94
. Une
caractéristique importante de la gauche turque à cette période est en effet son caractère
nationaliste adossé à un fort sentiment anti-impérialiste95
. Le syndicalisme étudiant qui
apparait dans les années 1960 avec la Fédération nationale des étudiants turcs (TMTF)
proche du TIP96
et l’Union nationale des étudiants turcs (MTTB) financées par l’Etat et
censées être statutairement neutres politiquement, est supplanté dans les années 1970 par le
développement des groupes politiques dans les établissements scolaires.
Toutes ces organisations, auxquelles il faut ajouter les groupes d’origine étudiante que
nous verrons plus en détail par la suite, coopèrent bon an mal an dans le mouvement social
qui anime la Turquie depuis les années 1960. On peut définir le mouvement social d’après
Tilly et Tarrow97
comme la « campagne durable de revendications qui fait usage de
représentations répétées (manifestations, associations, déclarations, pétitions…) pour se
faire connaitre du plus large public et qui prend appui sur des organisations, des réseaux98
,
des traditions et des solidarités ». La coopération entre les organisations se manifeste par
l’expression ostentatoire de l’unité de la masse avec des signes de reconnaissance et des
slogans lors de mobilisations multisectorielles ponctuelles et exceptionnelles comme le 1er
mai ou lors des grandes grèves à Izmir en 1980 où les étudiants apportent leur soutien aux
ouvriers mobilisés. On voit bien ici que le conflit mortel entre organisations de gauche et
droite souvent mis en avant cohabite avec des mouvements sociaux. Ces deux éléments ne
sont que les deux faces d’une même situation car ils ne sont nullement exclusifs et
94 GÖLE N., « Modernité et société civile : l’action et l’idéologie des ingénieurs », in GÖKALP A. (dir.), La Turquie
en transition. Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose, 1986, p. 199-217. 95 BOZARSLAN H., « L’anti-américanisme en Turquie », Le Banquet, n°21, 2004/2, p. 5.. 96 ROOS L. L. JR., ROOS N. P. & GARY R. “Students and Politics in Turkey”, Daedalus, Vol. 97, n°1, 1968), p. 192. 97 TILLY C. & TARROW S., op. cit., 2008, p. 27 98 Nous reprenons ici la notion de réseau telle qu’énoncée par Sawicki : « manifestation de relations historiquement
consolidées entre des groupes et des organisations », SAWICKI F., Les réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un
milieu partisan, Collection Sociohistoires, Paris, Belin, 2000.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 36
s’interpénètrent même. Il existe par ailleurs des transactions plus ou moins feutrées entre
partis politiques, syndicats et groupes au sein du système d’action de la gauche, notamment
lors des élections pour s’assurer des soutiens, ou dans les zones où les relations avec
l’extrême droite sont particulièrement tendues. Malgré des coopérations ponctuelles et
parfois imposées par les circonstances, on constate que le système d’action de la gauche est
alors fortement concurrentiel et scissipare. Les organisations qui le composent ne sont pas
fixes et homogènes mais au contraire relativement fluides comme en témoignent les
multiples scissions qui la travaillent en permanence. Si « l’activation des frontières »99
entre les systèmes d’action de gauche et de droite est fermement établie et maintenue, il
n’en va pas de même en ce qui concerne les fractures internes100
au système d’action. Les
groupes se constituent, s’affrontent, se scindent et disparaissent très rapidement, les
militants passant facilement de l’un à l’autre.
On peut en déduire que les obédiences idéologiques internes au système d’action et
propres à chacun des groupes ne doivent pas être prises trop au sérieux. D’une part, elles
sont souvent confuses, brassant de façon plus ou moins structurée, maitrisée et cohérente
une certaine vulgate de l’époque faite de maoïsme, guévarisme, tiers-mondisme, qui se
greffe, le cas échéant, sur des traditions révolutionnaires plus anciennes. Ce vernis
idéologiques masque les dynamiques des groupes dont les ressorts sont tout autres,
notamment affectifs et géographiques. Elles ne viennent alors que rationnaliser sous une
grammaire idéologique valorisée à l’époque, cette part d’affectif et de casuel qui font la
chair des mouvements sociaux, et masquer des rivalités mues par des logiques de
distinction et d’affirmation de son groupe et de soi . Elles découlent aussi de l’état des
forces militantes des organisations ainsi que de leurs origines. Il faut d’emblée noter que le
marxisme dans les années 1970 imprègne davantage les étudiants, les enseignants, les
ingénieurs et les intellectuels que les ouvriers ce qui fait que l’extrême gauche est sans
véritable base populaire véritable. Enfin, les stratégies et orientations idéologiques ne sont
pas données une fois pour toutes mais évoluent au cours de la mobilisation, de l’existence
du groupe et des échanges avec les groupes, les autorités et en fonction du contexte
international101
.
99 GOURISSE B., op. cit., p. 128. 100 HAEGEL F., « Le pluralisme à l’UMP. Structuration idéologique et compétition interne », in HAEGEL F. (dir),
Partis politiques et système partisan en France, Coll. Références, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 219-254. 101 SOMMIER I., op.cit., 2008, pp. 95-96.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 37
2.2. Les groupes d’origine étudiante (GOE)
Faire de l’extrême gauche un objet d’étude légitime suppose d’adopter une démarche
réinscrivant celle-ci dans le monde politique et, plus largement, dans le monde social.
Gottraux parle ainsi de « champ politique radical »102
pour la situer. Ces groupes peuvent
être qualifiés de révolutionnaires car « remettre en cause l’ordre politique ce n’est pas
seulement vouloir en modifier certaines règles ou en transformer quelques pratiques, c’est
rejeter les croyances qui en assurent la persistance »103
. Mais la circonscription des
organisations qui sont au cœur de notre étude est plus complexe au regard de leur
fonctionnement et des moyens dont elles disposent, à cheval entre militantisme étudiant et
actions illégales. Dev-Genç est une formation « hybride » qui est à la fois « un mouvement
étudiant et une association révolutionnaire »104
. Ces groupes répondent en partie aux
critères des organisations partisanes classiques en affirmant des ressources identitaires
(nom, sigle…), des ressources organisationnelles (structure, militants), des réseaux
collectifs et consolidés et la désignation d’un ennemi105
. Mais elles n’en revendiquent pas
les buts. Elles ne peuvent pas non plus être considérées, ainsi que la plupart des groupes
terroristes et des sectes, comme des « institutions totales » au sens de Goffman, c'est-à-dire
comme des institutions qui régissent l’ensemble de la vie de leurs membres106
. Elles n’ont
bien souvent pas les moyens de fonctionner comme tel malgré leur intention affichée et ce sont
des organisations massives au contraire des groupes terroristes, beaucoup plus restreints. Elles
n’en ont pas moins un certain contrôle sur leurs membres et fournissent un cadre socialisateur
intégré pour les militants. Les groupes de gauche sont, dans les années 1970, très nombreux,
très divers en termes de nombre de militants, de répartition géographique et de capacité
d’action. Ainsi, Dev-Yol aurait compté près de 40 000 membres et Kurtuluş, 10 000107
répartis sur l’ensemble du territoire. On estime entre 4000 et 7000 le nombre de membres
de Dev-Sol après sa fondation en 1978 par Ibrahim Karataş, principalement à Istanbul et à
102 GOTTRAUX P., « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après -
guerre, Paris, Payot, 1997, p. 12. 103 LAGROYE, J., FRANÇOIS B. & SAWICKI F., op. cit., 2006, p. 220. 104 SAMIM A. loc. cit., 1981, p. 71. 105 OFFERLE M., JUHEM P. & FRETEL J., « L’entreprise partisane », in COHEN A., LACROIX B. & RIUTORT P.
(dirs.), op. cit, 2009, p. 456. 106 On peut définir une institution totale comme « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans
la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les
modalités sont explicitement et minutieusement réglées. », GOFFMAN E., Asiles ; Etudes sur la condition sociale des malades
mentaux et autres reclus, Paris, Editions de Minuit , 1968, p. 41.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 38
Izmir108
. Il s’agit là des organisations les plus importantes évoluant à l’échelle nationale,
les associations plus locales sont difficiles à estimer mais certaines ne comptent que
quelques dizaines d’individus. Il est impossible d’évaluer le nombre d’associations
illégales et clandestines dans chaque ville ni le nombre de leurs militants du fait de l’aspect
éphémère de leur existence et l’absence de tenue de registres pour limiter les risques de
répression mais également dans le but de pouvoir grossir les chiffres. Ceux-ci sont donc à
manier avec précaution et ne donnent qu’une indication de l’ampleur du phénomène. Le
concept « d’organisation radicale » proposé par Fillieule peut s’appliquer ici puisqu’il
s’agit d’une « organisation prête à agir hors du cadre légal et en ayant recours à la violence,
parce qu’elle juge que les moyens légaux sont inopérants ou parce la répression ne lui laisse
d’autre choix que la violence ou la dissolution du groupe »109
. Mais, pour coller davantage à
leur origine étudiante, nous reprendrons le terme adopté par Gourisse qui parle des
« groupes d’origine étudiante » (GOE) pour caractériser l’origine de ces groupes. Cette
définition a l’avantage de permettre de penser la diversification du recrutement qui apparait
dans les années 1970. Il s’agit « d’organisations sans statut légal naissant dans les
universités et élargissant leurs sites d’implantation et de mobilisation »110
. Les GOE sont
donc à la frontière entre « champ politique » et « champ militant »111
en Turquie. Certaines
ont en effet un statut ambigu dans la mesure où elles présentent des candidats aux élections
étudiantes et parfois aux élections locales, comme à Fatsa en 1979112
, tout en ayant des
activités illégales.
A la suite du coup d’Etat de 1971, les organisations existant dans les années 1960
disparaissent puis réapparaissent discrètement et progressivement à partir de 1973 lors du
retour des civils au pouvoir, avant de se multiplier à partir de l’amnistie en 1974 des
militants de gauche emprisonnés sous le régime militaire. En effet, les meneurs des
mouvements de jeunesse libérés en 1974 sont des individus ayant opéré une rupture avec le TIP
107 SAMIM A. loc. cit., 1981, p. 60. 108 BILLION D. « Turquie », in BALECIE J-M. & DE LA GRANGE A. (dirs), Mondes rebelles. Guérillas, milices,
groupes terroristes, Michalon, 2001, p. 1307. 109 FILLIEULE O., “Disengagement Process from Radical Organizations. What is so Different when it Comes to
Exclusive Groups?”, Political Science Working Paper Series, CRAPUL, n°50, 2011, p. 7. 110 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 168. 111 Le champ politique regroupe les activités liées à la politique institutionnelle incluant les partis politiques et le
champ militant regroupe les activités militantes hors de cet espace inst itutionnel, PECHU C., « Les générations
militantes à Droit au logement », Revue française de science politique, Vol. 51, n°2, 2001, pp. 73-104. 112 La commune de Fatsa, sur la côte de la Mer Noire a ainsi élu aux élections municipales de 1979, un maire portant
l’étiquette de Dev-Genç, Fikri Sönmez, avec l’aval du CHP qui détenait la municipalité avant lui. L’expérience
révolutionnaire n’a duré qu’un an. L’armée intervient en juillet 1980 pour expulser les militants de gauche de la ville.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 39
légal au cours des années 1960. Par leur stratégie d’entrisme à la FKF, ils ont enlevé
l’association de jeunesse au parti pour en faire une association au répertoire d’action extralégal
(Dev-Genç) qui a accouché de groupes armés à la veille du coup d’Etat. Leur prestige n’a de
valeur qu’auprès de la jeunesse universitaire ou lycéenne et leurs savoir-faire militants ne
correspondent plus aux besoins des nouveaux partis de gauche, bien décidés à ancrer leurs
actions dans la légalité et à pérenniser leurs activités politiques. En outre, les dirigeants des partis
légaux nouvellement créés, tous issus de l’ancien TIP ou de la mouvance Milli Demokratik
Devrim (Révolution Démocratique Nationale - MDD) se méfient de la jeunesse universitaire qui,
par la radicalisation de son répertoire d’action, a provoqué la fermeture du TIP lors du coup
d’Etat du 12 mars 1971. Les GOE vont alors se fragmenter dans une lutte pour la monopolisation
de l’héritage des martyrs de la génération précédente et reprendre les répertoires d’actions
violents des groupes « fondateurs » pour lutter contre les agissements des militants du MHP ou
de ses organisations satellites113
. Ces divisions qui limitent leurs capacités tactiques
contribuent à la multiplication des groupes locaux très autonomes parfois rattachés
idéologiquement ou liés par la participation aux campagnes nationales à un grand
mouvement. La coordination des GOE est le plus souvent ponctuelle et localisée, souvent
en réponse à une attaque de militants MHP.
En novembre 1973 à Istanbul se crée l’İstanbul Yüksek Öğrenim Kültür Derneği (IYÖKD
– Association culturelle de l’enseignement supérieur d’Istanbul) et sa revue İleri (Avant-
garde). Elle tient un congrès en 1974 et est alors composée en majorité d’anciens du
THKP-C. Elle est fermée en février 1975 pour activités clandestines suite à une descente de
police mais elle est immédiatement reformée sous le nom d’Istanbul Yüksek Öğrenim
Derneği (IYÖD – Association de l’enseignement supérieur d’Istanbul). Parallèlement, à
Ankara se crée l’Ankara Demokratik Yüksek Öğrenim Derneği (Association de
l’enseignement supérieur démocratique d’Ankara) fermée en décembre 1974 suite à une
vague d’agression perpétrée contre des militants d’extrême droite. Elle renait en avril 1975
sous le nom d’Ankara Yüksek Öğrenim Derneği (AYÖD – Association de l’enseignement
supérieur d’Ankara). Dans d’autres villes, notamment à Izmir, les anciens membres de
Dev-Genç créent des associations semblables qui publient d’abord une revue commune,
Devrimci Gençlik à partir de décembre 1975, puis fusionnent en 1976 en créant la Devrimci
113 GOURISSE B., « L’institution universitaire : un lieu privilégié de politisation dans la Turquie des années 1970 »,
Communication au IXème Congrès de l'AFSP à Toulouse, 06/09/2007, p. 5.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 40
Gençlik Dernekleri Federasyonu (DGDF – Fédération des associations de la jeunesse
révolutionnaire). Ils publient à partir de mai 1977 une nouvelle revue intitulée Devrimci
Yol (Voie révolutionnaire) et se rebaptisent alors par l’abréviation Dev-Yol114
. La section
stambouliote de Dev-Yol s’émancipe de la fédération à l’été 1978 pour devenir Dev-Sol
(Gauche révolutionnaire). Ce groupe d’associations est de loin le plus important de la
décennie avec plusieurs milliers d’adhérents fonctionnant de manière très décentralisée et
faiblement coordonnée. Les ex pro-TKP-LM/TIKKO créent la Devrimci Gençlik Derneği
(DGD - Association de la jeunesse révolutionnaire). D’anciens du THKP-C davantage
focalisés sur la lutte armée dans les régions rurales et séparés de leurs ex-camarades
désormais regroupés au sein de Dev-Yol, créent Halkın Yolu (La voie du peuple) en 1974 et
publient la revue Militan Gençlik (Jeunesse militante) qui devient Halkın Yolu en 1975. A
partir du début de 1976, le groupe Halkın Kurtuluşu (Libération du peuple) et sa revue
éponyme revendique l’héritage du THKO et évolue petit à petit vers les thèses albanaise s
d’Enver Hoca. Enfin, un groupe d’anciens du THKP-C créé en 1976 le groupe Kurtuluş
(Libération). A la fin des années 1970 on peut ainsi répertorier une trentaine
d’organisations, la plupart locales, dans tout le pays, allant d’une dizaine d’individus à
plusieurs milliers. D’abord centrés sur les universités, ces groupes ont petit à petit élargi
leur cercle de recrutement par leur présence dans les quartiers populaires et via leur
participation aux manifestations ouvrières et syndicales. Cela leur a permis de recruter des
membres non étudiants et souvent multipositionnés au sein du système d’action de la
gauche turque115
. Chacun de ces groupes va développer ses activités de recrutement dans
les lycées en créant des branches dans l’enseignement secondaire. On peut citer la Liseli
Devrimci Gençlik (Jeunesse révolutionnaire lycéenne, émanation de Dev-Yol), Dev Lis
(émanation de Kurtuluş), la Ankara Orta Öğrenim Derneği (AAOD – Association de
l’enseignement secondaire d’Ankara d’Halkın Kurtuluş). Cette présence des groupes
révolutionnaires dans les lycées est facilitée par la publicité des évènements de la fin des
années 1960 et le prestige des anciens leaders.
En ce qui concerne les groupes clandestins armés on peut citer Devrimci Savaş (Guerre
révolutionnaire), Eylem Birliği (Union de l’action), les Acilciler (les Pressés), la Marksist
114 Voir le schéma récapitulatif en annexe 2. 115 Individus que l’on pourrait assimiler aux « courtiers » (brokers) chez Tarrow qui mettent en relation des espaces
sociaux et des groupes séparés et facilitent ainsi la multisectorialisation de la mobilisation, TARROW S., Democracy
and Disorder: Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Oxford University Press, 1989.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 41
Leninist Silahlı Propaganda Birliği (MLSPB - Union marxiste léniniste pour la propagande
armée) scindée en 1976 entre la Cephe Yolu (Voie du front) et les Savaşcılar (Guerriers)
qui revendiquent l’héritage des « martyrs » de 1971 et la voie légitime de la lutte armée
pour effectuer la révolution et lutter contre le fascisme. Ces groupes, très localisés, se
composent de quelques individus (jusqu’à 25 environ) et combattent soit dans les guérillas
rurales (au Sud-est notamment dans le Hatay et au Nord Est près d’Artvin et Kars
notamment) soit en ville (Istanbul et Ankara) où ils sont des émanations des GOE. Certains
de leurs membres ont quitté la Turquie après 1971 et se sont formés dans des camps
palestiniens au Liban entre 1971 et 1975 et ont formés avec la veuve de Mahir Çayan,
Gülten Çayan, la X Örgütü (Organisation X), destinée à former les militants au combat et à
les renvoyer en Turquie pour organiser la lutte armée. Une fois revenus en Turquie, ils sont
retournés dans leurs régions d’origine et se sont éloignés de l’organisation de départ en
menant leurs propres activités et en se divisant à nouveau. La structuration des GOE est
donc complexe et mouvante et s’avère difficile à saisir.
Au terme de ce chapitre qui visait à dresser le cadre contextuel et organisationnel dans
lequel les acteurs vont embrasser une carrière militante, on voit que la situation de forte
polarisation politique en Turquie au cours des années 1970 répond à des stratégies
d’acteurs dans une situation de crise qui débouche sur l’usage de la violence politique
cohabitant avec un certain nombre d’autres moyens d’action. Nous récusons donc
l’hypothèse du chaos et de l’exceptionnalité au profit de « l’hypothèse de continuité »
formulée par Dobry. De fait, on voit se dessiner deux systèmes d’action clairement en
opposition dans la continuité des oppositions nées dans les années 1960. Celui de la gauche
est foisonnant, hétéroclite et scissipare mais il est possible de différencier les organisations
entre elles. Il nous faut maintenant voir comment les carrières militantes au sein des GOE
vont émerger et se construire en interaction avec ce contexte tout en restant vigilant face à
« l’illusion héroïque »116
des périodes de crise d’une part et à « l’illusion
motivationnelle »117
d’autre part. En d’autres termes, il s’agit pour les chapitres à venir de
prendre en compte les dynamiques de radicalisation « qui trouve[nt] [leur] impulsion et [leur]
116 DOBRY M., op. cit., 2009 [1986], p. 75.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 42
trajectoire dans la confrontation de différents acteurs et groupes politiques et qui doi[vent]
nombre de [leurs] spécificités aux configurations conjoncturelles successives dans lesquelles
elle[s] s’inscri[vent] ». »118
117 L’illusion motivationnelle consiste en la croyance qu’il est possible de démêler précisément et clairement les
motivations des acteurs à agir, TILLY C. & TARROW S., op. cit., 2008, p. 231. 118 Ibid., p. 172.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 43
Chapitre 2 : Socialisation et politisation des
militants des groupes d’origine étudiante de la
gauche radicale
« La jeunesse est la propriétaire et la gardienne
de la révolution », Mustafa Kemal Atatürk119
L’engagement des individus dans des groupes révolutionnaires a parfois été expliqué par
des variables monocausales et simplistes, qui font référence à la frustration, à une violence
irraisonnée, à un conflit de générations, à une peur du déclassement ou une adhésion
idéologique totale. Pourtant, au regard du chapitre précédent, il semble que l’engagement
dans les groupes d’extrême gauche prend racine dans un contexte particulier de crise
multisectorielle propice à la radicalisation.
La volonté d’analyser les carrières et la formation de l’identité des acteurs engagés dans
le militantisme radical amène d’emblée à un questionnement sur leur socialisation. Il
s’agira dans ce chapitre d’explorer ses dimensions chez les acteurs étudiés en allant de leur
socialisation primaire à leur politisation puis à leur radicalisation et à leur entrée dans le
militantisme en montrant qu’il n’existe aucun déterminisme dans les parcours des individus
concernés. Il va de soi que le découpage effectué ici ne se trouve pas aussi clairement
observable empiriquement et que les différentes étapes mises en évidence se recoupent en
réalité très largement. Ce découpage est ici effectué pour clarifier la démonstration. Nous
faisons ainsi l’hypothèse que la socialisation primaire ne joue pas le rôle central dans la
politisation des membres des organisations de l’extrême gauche turque des années 1970
mais que les prédispositions acquises au cours de celle-ci entreront en synergie avec les
disponibilités à l’engagement dans un contexte scolaire et social fortement polarisé
facilitant ainsi l’engagement. La première partie de ce chapitre tendra à exp liciter les
caractéristiques et les contextes de socialisation des acteurs et la seconde à explorer les
dynamiques de politisation et d’engagement des individus au sein du système universitaire
turc des années 1970.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 44
1. La socialisation des acteurs : perspective théorique et pistes d’analyse
Nous explorerons dans un premier temps la socialisation des futurs militants d’extrême
gauche afin de mieux comprendre leurs parcours biographiques et ainsi permettre de
contextualiser l’entrée dans la carrière au sein de la gauche radicale.
1.1. Perspective théorique
Les études concernant la socialisation politique ont connu un regain ces dernières années
et ont ainsi considérablement affiné l’approche de la formation politique de la jeunesse.
Dans le cas des militants révolutionnaires turcs, et dans la perspective de questionner leur
parcours à l’aide du concept de carrière, il parait indispensable de se pencher sur les divers
acteurs étant entrés en jeu au cours de leur socialisation.
Berger et Luckman, en distinguant socialisation primaire et socialisation secondaire dans
une perspective constructiviste, ont ainsi contribué à enrichir ce concept. Ils la définissent
comme « l’installation consciente et complète d’un individu à l’intérieur du monde objectif
d’une société ou d’un secteur de celle-ci. La socialisation primaire est la première
socialisation que l’individu subit dans son enfance, et par laquelle il devient un membre de
la société. La socialisation secondaire est tout processus postérieur qui permet d’incorporer
un individu déjà socialisé dans de nouveaux secteurs du monde objectif de la société »120
.
Cette définition a une forte utilité pratique dans la description des parcours individuels et
nous y aurons recours. Au-delà de l’intérêt théorique que représente cette distinction il ne
faut pas trop rigidifier les différences entre ces deux socialisations. De fait, il ne faut pas
voir la socialisation primaire comme homogène ni exclusivement familiale. Nous tenons
ici, comme l’a fait Bernard Lahire, à souligner le caractère pluriel de la socialisation121
. Par
commodité de présentation nous utiliserons, comme Berger et Luckman, la distinction entre
socialisation primaire et secondaire, mais nous les concevons consécutivement comme
119 Cité in ROOS L. L. JR., ROOS N. P. & GARY R., op. cit., 1968, p. 198. 120 BERGER P. & LUCKMAN T., La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2003, p. 225. 121 LAHIRE B., L’homme pluriel, Paris, Pluriel, 2001.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 45
constituant « l’ensemble des processus d’expérimentation du monde »122
selon le mot de
Gaxie.
Dubar a, pour sa part, davantage insisté d’une part sur la pluralité des mondes sociaux
dans lesquels est inscrit l’individu et d’autre part sur la dimension temporelle de la
socialisation en la définissant comme un « processus biographique d’incorporation des
dispositions sociales issues non seulement de la famille et de la classe d’origine, mais de
l’ensemble des systèmes d’action traversés par l’individu au cours de son existence. Elle
implique certes une causalité historique de l’avant sur le présent, de l’histoire vécue sur les
pratiques actuelles, mais cette causalité est probabiliste : elle exclut toute détermination
mécanique »123
. De fait, il nous semble pertinent de parler de « socialisation continue »124
comme le reste du développement l’illustrera.
La socialisation politique ne peut donc être conçue hors du contexte dans lequel elle s’opère et
il faut veiller à exclure tout déterminisme et tout fixisme dans son analyse. Nous la concevons
comme contextuellement et historiquement située. La socialisation, et par conséquent la
socialisation politique, est un phénomène complexe, mouvant, impliquant un grand nombre
d’expériences et d’acteurs qui concourent à la construction de la vision du monde et des
pratiques de l’individu. Ce chapitre tentera de circonscrire le cadre type de la socialisation vécue
par les militants des GOE de l’extrême gauche turque des années 1970. Il nous permettra ainsi
d’évaluer les différences et les ressemblances au sein de la population étudiée mais également
avec la population de la cohorte précédente, la « génération 68 ».
1.2. La socialisation primaire : origine sociale et acquisition de repères politiques
1.2.1. Caractéristiques sociales et socialisation des acteurs
La population militante des GOE de la gauche radicale dans les années 1970 est une
population très jeune, bien plus jeune que dans les organisations de gauche dans les pays
d’Europe Occidentale à la même période125
. La plupart sont nés dans les années 1950.
122 GAXIE D., « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science
politique, 2002/2 Vol. 52, p. 149. 123 DUBAR C., La socialisation, Paris, Armand Colin, 2004 [1991], p. 77. 124 DARMON M., La socialisation, Coll. 128, Paris, Armand Colin, 2e édition, 2011, p. 112. 125 Les membres des organisations comme la RAF (Fraction Armée Rouge) en Allemagne ou les Brigades Rouges en
Italie sont, pour la majorité d’entre eux, proches de la trentaine.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 46
Ainsi, les 16-25 ans représentent 57% et les 25-35 ans 28% des membres. Les militants
plus âgés sont peu nombreux ; les 35-45 ans ne représentent que 11% du total et les plus de
45 ans ne sont que 4%126
en 1980127
. L’action violente se superpose donc aux autres rites de
passage et domine l’adolescence et les premières années de l’âge adulte. Les jeunes sont
plus malléables et faciles à convaincre pour les organisations politiques de la gauche
radicale qui reposent sur une vulgate marxiste et sur un imaginaire guerrier vantant les
« martyrs » de 1971. Les militants les plus anciens, c'est-à-dire, ceux qui militaient avant le
coup d’Etat de 1971 jouiront ainsi d’un fort prestige auprès des plus jeunes128
.
Les enquêtes effectuées à la suite du coup d’Etat129
puis les travaux de recherche
ultérieurs montrent que les militants de la gauche radicale des années 1970 sont issus de
milieux populaires contrairement aux militants des années 1960 issus des classes moyennes
et supérieures. Entre 1977 et 1979, 36% ont un père ouvrier, 24% ont un père fonctionnaire
et 12% ont un père agriculteur. La grande majorité des militants arrêtés ont des revenus
faibles (89%), chiffre qu’il faut mettre en relation d’une part avec leur origine modeste et
d’autre part avec leur situation de jeunes lycéens et étudiants, de chômeurs ou d’ouvriers
qui fournit des revenus limités sinon absents. L’entrée de ces individus dépourvus de capital
social et économique dans des groupes radicaux peut en partie apparaitre comme une stratégie
d’accumulation de ressources par la radicalité. Cependant, si l’origine sociale, pour ne pas
dire la classe sociale, peut jouer pour les militants dans leur choix d’engagement et dans la
réception et l’appropriation des discours à destination des « exploités » et des
« prolétaires » tenus par les organisations révolutionnaires, il convient tout de même de
rester prudent et se garder de figer et de surestimer son potentiel explicatif130
.
La plupart sont d’origine provinciale et une bonne part d’extraction rurale, venus dans les
grandes villes de Turquie pour leurs études ou poussés par l’exode rural. Ainsi, 46,4% des
victimes sur la période sont nées dans un village ou dans un bourg et 29,6% dans une
capitale provinciale et 74,4% ont vécu dans une capitale provinciale dont 60% à Istanbul,
126 Tous les chiffres cités, hors mention particulière, sont extraits de GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 459 et suivantes. 127 Les statistiques des victimes d’affrontement entre gauche et droite ou avec les forces de l’ordre nous renseignent
également sur les profils des individus engagés : 81,5% ont moins de 25 ans, 5,4% ont plus de 30 ans, chiffres cités in
GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 470. 128 Bozarslan note en effet que « quel que soit leur « passé », à 30 ou 40 ans, les militants, déjà assis ou établis,
cherchent plutôt la position d’acteur « crédible », sachant jouer à la fois sur la violence, sur la manipulation des plus
jeunes, et sur les négociations avec le système politique établi », BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, p. 202. 129 MATBAACILIK F., State of Anarchy and Terror in Turkey, 1983, 83 p., BOZARSLAN H., loc. cit., 1999,
GOURISSE B., op. cit., 2010. 130 MICHELAT G. & SIMON M., Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1977.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 47
Ankara ou Izmir131
. Cette arrivée en ville récente, a généré une perte de repères pour les
étudiants esseulés, à peine sortis de l’adolescence et une marginalisation des populations
migrantes. Ces populations ont constitués des cibles de choix pour le recrutement des
organisations révolutionnaires qui ont investi les foyers dans lesquels les étudiants
anatoliens se sont installés sur les campus en occupant certaines périphéries des villes, les
gecekondus, participant ainsi à la politisation des populations migrantes.
La moitié des militants des organisations révolutionnaires sont des étudiants ou des
lycéens (48%) et un tiers de jeunes ouvriers en 1980. Le reste se composant de
fonctionnaires (8,8%) et d’enseignants (7%). Ainsi, si plus de la moitié étaient dans le
monde du travail, ils n’en fréquentaient pas moins l’université, cœur névralgique de ces
organisations. Le niveau d’étude, plus faible qu’avant le coup d’Etat de 1971, n’est pas
nécessairement celui que décrivent certaines sources anticommunistes de l’époque qui
parlent volontiers de bandes de jeunes déracinés et violents sans éducation. D’après les
statistiques de recherche, 36% avaient une éducation secondaire, 28% une éducation
élémentaire, les diplômés de l’université représentent 14% du total quand 22% sont
référencés comme « illettrés »132
.
1.2.2. Socialisation politique familiale et appréhension du politique
Ces premiers éléments descriptifs laissent à penser que l’or igine provinciale, sinon rurale
et modeste des militants a limité leur proximité, au cours de leur jeunesse, avec les théories
socialistes et communistes, officiellement interdites en Turquie. La politisation limitée de
leurs familles133
a rendu le choc d’autant plus grand à l’arrivée dans les grandes villes, et à
fortiori dans les lycées et universités très politisées. D’autres y ont trouvé la concrétisation
organisationnelle et discursive d’une pensée qu’ils ne parvenaient pas à formuler. Si
certains signalent avoir une famille proche du CHP ou de la gauche par tradition et ont
éventuellement un membre de leur famille membre d’un parti politique134
, il semble que la
plupart se soient trouvés confrontés au militantisme, et aux idées de la gauche radicale tout
131 Vaner souligne que 74,4% des militants de gauche arrêtés à Ankara après le coup d’Eta t venaient d’ailleurs que des
trois grandes villes du pays (Istanbul-Ankara-Izmir), chiffre cité in VANER S., loc. cit., 1984, p. 84. 132 MATBAACILIK F., op. cit., 1983, 83 p 133 PAGIS J., « Engagements soixante-huitards sous le regard croisé des statistiques et des récits de vie », Politix,
2011/1, n° 93, p. 93-114. 134 GOURISSE B., loc. cit., 2007.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 48
particulièrement, hors du cercle familial. Néanmoins, la plupart des militants ont
naturellement évolué et acquis leurs premiers repères politiques au sein de famille
majoritairement à gauche135
. On peut donc parler d’une radicalisation, d’une rupture avec
leur milieu d’origine, de ces militants au regard des opinions politiques familiales ;
radicalisation facilitée et perdurant par l’éloignement des jeunes de leur famille du fait de
leur études empêchant ou limitant le contrôle de cette dernière sur leur orientation
politique. Si le positionnement politique des acteurs ne semble pas figé lors de leur arrivée
sur les campus, il s’avère que leur rapport à la politique est souvent construit, avant toute
adhésion à la gauche radicale, sur une ferme opposition à ce qu’ils appellent le
« fascisme », c'est-à-dire à l’extrême droite et son principal parti le MHP. On voit donc ici
que la socialisation secondaire en ce qui concerne le rapport à la politique supplante la
socialisation primaire136
.
Enfin, un dernier aspect semble important dans la socialisation est la construction
identitaire des militants : il s’agit des clivages ethniques (turc/kurde) et religieux
(sunnite/alévi137
) renforcés à l’époque sous l’effet de la politisation des appartenances et
des attaques de l’extrême droite138
. La prégnance de ces clivages n’est pas généralisable à
l’ensemble du pays139
et comporte un aspect local et contextuel important. Certains
mentionnent que leur appartenance alévie a constitué un stigmate140
, une différence
négativement perçue, les associant d’une part à des « hérétiques » et d’autre part à des
« communistes ». Les liens en l’alévisme et la gauche sont importants en Turquie
notamment du fait de cette stigmatisation et de cette situation de minorité religieuse d’une
part et de l’orientation des discours de la gauche vers les minorités religieuses et nationales
du territoire turc d’autre part. Pour certains militants leur origine kurde a marqué leur
jeunesse en raison des récits faisant état de la domination subie et des révoltes passées
quoique récentes (Cheikh Saïd, 1925, Dersim 1938). D’autre part, l’étiquetage dont ils ont
pu faire l’objet et la violence symbolique, sinon physique, qui en a résulté a contribué à
135 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 367. 136 GAXIE D., loc. cit., p. 163. 137 L'alévisme est une branche hétérodoxe de l'islam regroupant près d’un tiers de la population turque, voir sur ce
thème MASSICARD E., L'autre Turquie : le mouvement aléviste et ses territoires , Coll. Proche Orient, Paris, PUF,
2005. 138 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999. 139 Les zones les plus concernées sont l’Est et le Sud-est comme les tragiques pogroms anti-alévis de Sivas (septembre
1978) et de Kahramanmaras (décembre 1978) l’illustreront. 140 Goffman parle d’« un désaccord particulier entre les identités sociales virtuelles et réelles. », in GOFFMAN E.,
Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Coll. Le Sens Commun, Paris, Minuit, 1975, p. 12
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 49
renforcer ces appartenances identitaires. Comme nous le verrons, ces éléments sont entrés
en résonnance lors de leur politisation au contact des organisations de la gauche radicale et
ont pu constituer des expériences et des ressentis susceptibles d’être reconstruits comme
éléments déterminants de l’engagement.
1.2.3. L’impact du contexte et des évènements politiques sur la socialisation
Enfin, il nous faut considérer le rôle du contexte et des évènements politiques dans la
socialisation des individus. Nous entendons par là considérer la façon dont les acteurs
donnent sens à l’environnement dans lequel ils évoluent et qui peut influer lui -même sur
leurs trajectoires de socialisation141
. Selon Collovald, il importe de différencier l’impact du
« contexte global », c'est-à-dire l’environnement dans lequel évolue l’acteur (école, ville
d’origine…), du « contexte spécifique » propre à sa situation particulière142
. Ce qui nous
permet d’insister plus que ne le fait Becker sur les influences multiples, sinon
contradictoires, reçues lors de la socialisation. En accord avec l’idée que la socialisation
revêt un caractère pluriel il nous faut tenir compte des autres vecteurs en dehors de la
famille143
. Nous en évoquerons trois principaux : le groupe de pairs, l’école et les médias.
La socialisation par le groupe de pairs144
, c'est-à-dire de l’impact des individus de la
même classe d’âge sur la socialisation parait primordiale. Nous verrons ainsi comment
l’engagement politique est facilité par les sociabilités145
des individus et comment il a
parfois totalement reconfiguré leurs réseaux de sociabilité, et ce, d’autant plus du fait que
l’engagement révolutionnaire est un engagement radical et total. Le groupe de pairs
constitué au cours de la jeunesse puis au cours de l’engagement constitue le réseau146
141 IHL O., « Socialisation et événements politiques », Revue française de science politique, 2/2002, Vol. 52, p. 125-
144. 142 PERCHERON A., « La socialisation politique: défense et illustration », in GRAWITZ M & LECA J. (dir.), Traité de science
politique, Paris, PUF, 1985, tome 3, p. 219, & JOIGNANT A., « La socialisation politique. Stratégies d’analyse, enjeux
théoriques et nouveaux agendas de recherche », Revue française de science politique, n°47 (5), 1997, p. 543. 143 Qui n’est elle-même pas une institution homogène : voir les travaux de Bernard Lahire, LAHIRE B., Tableaux de
famille : Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires , Coll. Points Essais, Paris, Le Seuil, 2012 et LAHIRE B.,
La culture des individus : Dissonances culturelles et distinction de soi , Coll. Recherches, Paris, La Découverte, 2004. 144 Il s’agit selon Darmon de la « socialisation horizontale exercée, les uns sur les autres, par des individus qui évoluent
au sein d’un groupe dont les membres partagent le même statut », in DARMON M., op. cit., 2011, p. 59. 145 Entendue comme « façon d’être ensemble ou d’aimer être ensemble », in YON K., « Modes de sociabilité et
entretien de l'habitus militant. Militer en bandes à l'AJS-OCI », Politix, 2005/2, n° 70, p. 141 146 Nous entendons ici par réseau les « rapports interindividuels fréquents et chargés d’affectivi té, à partir des
opportunités et des contraintes imposées par des contextes sociaux », in JOIGNANT A., loc.cit., 1997, p. 546.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 50
remodelé au fil des années par les évènements et les choix et fournit à l’individu un
« capital social »147
L’école puis l’université jouent un rôle socialisateur important quoique contradictoire
pour les militants qui vont, d’une part, apprendre les rôles d’écolier puis d’étudiant et le
corps de connaissances directement ou indirectement associé à ce rôle qui correspond aux
injonctions de l’institution148
. Les connaissances reçues lors de leur scolarité marquent les
militants et forgent en partie leur vision du monde. L’enseignement de l’historiographie
kémaliste149
va ainsi grandement influencer la vision de la gauche turque très nationaliste et
illustre « l’existence dès la préadolescence de systèmes idéologiques structurant l’ensemble
des représentations et des attitudes politiques150
» décrite par Percheron. Mais, d’autre part,
l’université, et dans une moindre mesure les lycées, sont depuis les années 1960 l’un des
principaux lieux de contestation sociale où se multiplient manifestations, occupations de
locaux et boycotts. C’est un lieu d’effervescence militante largement investi par les
organisations révolutionnaires. Ce sont des instances de socialisation d’autant plus
importantes que c’est dans leurs enceintes que s’effectuera très largement la politisation et
la radicalisation des acteurs. Les rôles de « d’étudiant » et de « révolutionnaire »
successivement puis simultanément endossés par les militants entreront en concurrence du
fait de l’impossibilité de concilier les injonctions édictées par les deux institutions. C’est ce
que Gottraux nomme la « tension constitutive de l’engagement »151
. Le premier rôle
prendra rapidement le dessus sur le second mais les militants ne manqueront pas de jouer
des deux statuts selon les situations, et notamment dans le contexte familial.
147 Le capital social est constitué de « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession
d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissance et d'interreconnaissance; ou, en
d'autres termes, à l'appartenance à un groupe, comme ensemble d'agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés
communes (susceptibles d'être perçues par l'observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des
liaisons permanentes et utiles. Ces liaisons sont irréductibles aux relations objectives de proximité dans l'espace
physique (géographique) ou même dans l'espace économique et social parce qu'elles sont fondées sur des échanges
inséparablement matériels et symboliques dont l'instauration et la perpétuation supposent la reconnaissance de cette
proximité. Le volume du capital social que possède un agent particulier dépend donc de l'étendue du réseau des liaisons
qu'il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par
chacun de ceux auxquels il est lié », in BOURDIEU P., « Le capital social », Actes de la recherche en sciences
sociales, Vol. 31, janvier 1980. p. 2. 148 BERGER P. & LUCKMAN T., op. cit., 2003, p. 145-9. 149 COPEAUX E., Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste, 1931 -1993, Coll.
Méditerranée, Paris, CNRS Editions, 2000. 150 PERCHERON A., La socialisation politique, Coll. U-Sociologie, Paris, Armand Colin, 1993, p. 72. 151 Gottraux donne une double dimension à cette tension : « la tension est autant idéelle que matérielle. Tension matérielle
renvoie à des conflits objectivement déterminés par la pluralité des insertions. La disponibilité en temps n’est pas illimitée. Par
tension idéelle, on met l’accent sur le fait que l’agent attribue du sens aux contraintes. Les divers lieux dans lesquels il s’inscrit
sont pour lui des espaces où il va puiser des bouts d’identité, qui, tout aussi logiquement, peuvent entrer en conflit entre eux, ou
exiger des compromis », GOTTRAUX P., op. cit., 1997, p. 182.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 51
Enfin, le développement des médias de masse en Turquie depuis les années 1960
(journaux, radio) va influencer, par le choix du journal lu dans la famille, l’orientation
politique des acteurs et leur fournir des repères politiques à même des les aider à se repérer
et à se positionner dans le champ politique turc mouvementé des années 1960 et 1970.
Les évènements politiques extérieurs largement diffusés dans les médias comme la guerre
du Vietnam et les guerres de libération nationale et les évènements internes surtout, comme
le coup d’Etat de 1971, la répression consécutive, les exécutions de militants
charismatiques (Gezmiş, Çayan), ont eu un effet de socialisation déterminant152
. Le coup
d’Etat, et surtout la répression de la gauche par les militaires alors positivement perçus
comme « progressistes » suite au coup d’Etat de 1960, crée une profonde désillusion au
sein de la gauche. Ces évènements sont interprétés comme une « prises de conscience »,
comme un « choc moral »153
, c'est-à-dire un évènement ressenti comme insupportable et
choquant, nécessitant d’y réagir par l’engagement. Si cette désillusion a pu jouer dans la
volonté de s’engager après l’amnistie de 1974, il ne faut pas en faire la cause unique de
l’engagement mais la considérer dans la pluralité des dynamiques à l’œuvre dans la
socialisation puis dans le processus conduisant à l’engagement.
L’environnement social et contextuel dans lequel évolue l’acteur est donc fait d’instances
de socialisation qui procurent des relations ou des informations ainsi qu’une contrainte
dans un sens positif ou négatif (approbation, sollicitation ou désapprobation,
stigmatisation…). Elles servent ainsi de « passerelles pour relier les structures à l’intention
de l’acteur »154
qui vont faciliter ou au contraire freiner le passage à l’acte155
. Il nous faut
maintenant voir comment cette proposition va se trouver mise en œuvre dans le contexte
universitaire fortement polarisé des années 1970.
152 MONCEAU.N, « Le rôle des coups d'État militaires dans la formation et la trajectoire des générations politiques,
l'exemple de la génération 68 en Turquie », Revue internationale de politique comparée, 2009/2, Vol. 16, pp. 221-239. 153 Traïni l’emploie pour désigner « un type d’expérience sociale se caractérisant par quatre traits complémentaires :
cette expérience sociale résulte d’un évènement inattendu ou d’une modification imprévue, plus ou moins brusque, de
l’environnement des individus ; elle implique une réaction très vive, viscérale, ressentie physiquement parfois même
jusqu’à l’écœurement, la nausée, le vertige ; elle conduit celui qui y est confronté à jauger et juger la manière dont
l’ordre présent du monde semble s’écarter des valeurs auxquelles il adhère ; enfin, cette expérience sociale suscite un
sentiment d’épouvante, de colère, de nécessité d’une réaction immédiate, qui commande un engagement dans l’action,
et ce en l’absence même des facteurs favorables généralement soulignés par les théories de l’action collective »,
TRAÏNI C., « Choc moral », », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des mouvements
sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, pp. 102-103. 154 PASSY F., L’action altruiste, Genève, Librairie Droz, 1999, p. 80 155 DURIEZ B. & SAWICKI F., « Réseaux de sociabilité et adhésion syndicale. Le cas de la CFDT », Politix, Vol. 16,
n°63, 2003, pp. 17-18.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 52
2. De la politisation à l’engagement : le cheminement d’une radicalisation politique
Nous nous attacherons dans cette seconde partie à explorer la manière dont les acteurs se
sont vus politisés156
par leur cadre de vie et leur contexte d’étude157
ce qui nous amènera à
nous questionner sur l’entrée dans la carrière militante et la transformation identitaire
entrainée par l’investissement d’une organisation révolutionnaire illégale. La politisation,
l’engagement et la radicalisation ne sont pensables qu’en tant qu’ils sont fortement
imbriqués, les trois se renforçant mutuellement.
2.1. Les vecteurs de politisation et au sein de la gauche radicale
Nous explorerons dans cette partie les trois principaux vecteurs de la politisation158
que
sont le contexte, les entrepreneurs de mobilisation et les dispositions et compétences des
acteurs. Pris ensemble, ces phénomènes fondent une bonne part des processus de
politisation.
2.1.1. La politisation par le contexte : les « quartiers libérés » et les établissements scolaires
Le contexte politisé et fortement polarisé des grandes villes turques et des campus au
cours des années 1970 a largement contribué à politiser les jeunes qui y vivaient et y
étudiaient.
Certains individus se sont trouvés politisés par la présence plus ou moins marquée au sein
de leur « quartier libéré »159
d’un ou plusieurs groupes de la gauche radicale. Leur
présence, leur action et leurs incitations à se rallier à eux va générer une politisation des
156 Nous entendons par politisation « une requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d'un
accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, a transgresser ou a remettre en cause la
différenciation des espaces d'activités », LAGROYE J., « Les processus de politisation », in LAGROYE J. (dir), La
politisation, Coll. Socio-Histoire, Paris, Belin, 2003, pp. 360-361. 157 MICHON S., Études et politique : les effets de la carrière étudiante sur la socialisation politique, Thèse de doctorat à
l’Université Marc Bloch Strasbourg 2, 2006. 158 AÏT-AOUDIA M. et al. « Indicateurs et vecteurs de la politisation des individus : les vertus heuristiques du
croisement des regards », Critique internationale, 2011/1, n° 50, pp. 17-18. 159 Voir infra, chapitre 3.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 53
populations des quartiers concernés et entrainer un certain nombre d’individus à les
rejoindre. Cette politisation est activement organisée par les organisations révolutionnaires
qui cultivent l’opposition aux « fascistes » et la nécessité de se battre contre eux, mais
aussi contre l’Etat qui les armerait et les aiderait contre le peuple. L’action des groupes
d’extrême gauche se situant dans les quartiers délaissés par les services de l’Etat, auprès de
migrants récents et, pour un certain nombre de jeunes au chômage, reçoit un certain écho
auprès de la population et notamment des jeunes, chez qui la mythologie de la lutte armée
rencontre une forte audience. La proximité avec les organisations révolutionnaires est
parfois fortement encouragée en raison de leur mainmise sur le quart ier. Celui-ci devient
un « espace néo-communautaire désormais militarisé. Il a pour enjeu à la fois l’intérieur
(ou l’ « hérésie » n’est plus tolérée) et l’extérieur (l’étanchéité se substitue à la permissivité
de la frontière) »160
. Les groupes y organisent le recrutement qui, à la différence des années
1960, est moins orienté vers le soutien à la population que vers la constitution de milices
armées. Il s’en trouve néanmoins facilité par les réseaux de sociabilité qui se créent alors.
Ensuite, la force des entreprises de labellisation en vigueur au lycée et à l’université va
largement contribuer à politiser la jeunesse. En effet, l’entrée dans ces institutions place
ces étudiants dans un contexte politique bipolarisé suivant une ligne de division
gauche/droite et, dans le cas de campus presque exclusivement à gauche, à une concurrence
entre groupes de gauche comme à Orta Doğu Teknik Üniversitesi à Ankara. Si les acteurs
sont inscrits dans une multiplicité d’espaces sociaux, ils peuvent avoir du mal à conserver
cette multidimensionnalité dans le cas des grandes crises. Sous l’effet des stratégies des
groupes et des contraintes qu’imposent le contexte, la qualité de solcu (gauchiste) ou de
faşist (fasciste) deviennent des « opérateurs d’identification à vocation universelle »161
,
c'est-à-dire tendant à être efficace dans l’ensemble de l’espace social, selon ce que Dobry
appelle les phénomènes « d’unidmensionnalisation de l’identité personnelle »162
. Dans ce
cas l’étiquetage devient le « statut principal » au sens d’Hughes et de Becker qui
« réorganise l’ensemble de l’économie statutaire »163
. Ainsi, comme le souligne Gourisse,
160 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, p. 200. 161 DOBRY M., op. cit., 2009 [1986], p. 154. 162 « Les conjonctures critiques tendent à réduite l’identité à, ultimement, une dimension unique servant d’indice
pratique dans les interactions perçues habituellement comme sensiblement différenciées. Cette unidmensionnalisation
de l’identité peut émerger, en quelque sorte, à l’état pur, dans certaines conjonctures révoluti onnaires », DOBRY M.,
op. cit., 2009 [1986], pp. 153-154. 163 DE QUEIROZ J-M. & ZIOTKOWSKI M., L’interactionnisme symbolique, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 1994, p. 105.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 54
« les organisations étudiantes produisent des labellisations et des injonctions à
l’engagement qui contraignent les étudiants à se positionner politiquement et à témoigner
de leur proximité avec le groupe »164
. Ainsi, le simple fait de s’asseoir d’un côté ou de
l’autre de l’amphithéâtre, de fréquenter tel ou tel café ou de lire tel ou tel journal, comme
Cumhurriyet165
ou Dev-Yol, étiquette d’emblée un individu qui peut, par la suite, être
l’objet de quolibets ou d’attaques de la part des militants d’extrême droite. Ces violences
verbales ou physiques vont ainsi contribuer à sa politisation et à son rapprochement avec
les organisations de gauche. La structuration du champ politique propre à chaque université
joue ainsi un rôle important dans les possibilités et choix d’engagement des militants
comme nous le verrons par la suite. Cette politisation va s’effectuer par la pression du
milieu dans lequel les individus sont pris. En effet, comme nous venons de le voir les
activités des groupes politiques sur les campus font que les étudiants reçoivent des
encouragements voire des injonctions à s’engager et à politiser leur pratiques. Ce
phénomène est renforcé par les phénomènes d’exolabellisation.
2.1.2. Le rôle des entrepreneurs de politisation
Les « entrepreneurs » de politisation, au sens donné par Becker à ce terme166
, vont ainsi
participer par leurs redéfinitions des pratiques et des comportements, leurs activités, la
publicisation de leur cause et leur politique de recrutement à la politisation des jeunes, que
ce soit dans les quartiers ou sur les campus. Les entrepreneurs de politisation sont ici les
groupes révolutionnaires d’origine étudiante agissant sur les campus et dans les quartiers
périphériques des grandes villes et, plus particulièrement, leurs militants et leurs cadres qui
vont être chargés de recruter de nouveaux militants.
Le cas des foyers étudiants (yurt) sur les campus universitaires montre bien la politisation
opérée par le contexte d’études. Ces établissements vont ainsi être détournés de leur but
originel par les organisations politiques. Leur fonction était d’accueillir et de regrouper par
région d’origine les étudiants non résidents des grandes villes ou n’ayant pas les moyens de
164 GOURISSE B., loc. cit., 2011, p. 53. 165 Principal journal d’information d’orientation kémaliste proche du CHP, étiqueté à gauche. 166 Il s’agirait ici des acteurs qui se mobilisent pour en politiser d’autres en faveur de leur cause, BECKER H., op. cit.,
1985, p. 145.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 55
se loger par eux-mêmes afin de limiter leur isolement167
. Les groupes d’extrême gauche (et
d’extrême droite) vont investir ces foyers et en faire des « zones libérées » pour
s’organiser, se mobiliser, recruter et encadrer leurs militants. Ils y préparent leurs
manifestations, y cachent leurs membres recherchés par les forces de l’ordre, y préparent
leurs tracts et y mènent des activités de formation168
. L’environnement physique y est
empli de symboles marxistes ou antifascistes, le foyer étant de plus un lieu où les
discussions politiques sont intenses et récurrentes. La politisation des lieux par les groupes
politiques radicaux va aboutir à la politisation de l’affectation dans les dortoirs qui se fera
via un « tri » entre les nouveaux arrivants en fonction de leurs opinions politiques, par
l’exercice des pressions sur les étudiants qui ne participent pas aux séminaires organisés,
ou sur ceux dont la proximité avec le camp opposé est avérée. L’étudiant est alors d’autant
plus apte à intégrer un sous-univers idéologique qu’il s’intègre dans une sous-société
idéologiquement homogène qui se forme dans un lieu spatialement circonscrit. Il s’insère
alors dans un contexte « facilitant la rupture avec sa réalité subjective antérieure et adhère
au système de valeurs des groupes d’ultragauche qu’il partage d’autant plus facilement
qu’il partage leur position dans l’espace des typifications ayant cours à l’université »169
.
L’éloignement familial et les faibles ressources économiques des étudiants logeant dans ces
foyers font qu’ils subissent une forte ségrégation territoriale et passent la quasi-totalité de
leur temps dans un climat de polarisation politique très contraignant. Il est d’ailleurs
significatif qu’une fois chez leurs parents, ils ne militent généralement pas, ce qui montre
que leur rapport au politique et les modes de valorisations de leurs préférences politiques
sont en grande partie liées au lieu de la socialisation secondaire et à ses configurations
internes170
. L’engagement ultérieur entérine la rupture avec le milieu social et politique
d’origine qui ne peut qu’être radicale car pour garder sa place dans le foyer il faut prouver
sa proximité idéologique avec le groupe qui le contrôle. C’est la raison pour laquelle le
passage par le foyer étudiant produit quasi automatiquement une modification des activités
167 Les étudiants ayant les moyens de se loger en ville ou disposan t d’un membre de leur famille susceptible des les
héberger se sont trouvés moins exposés que les étudiants résidant dans les foyers à l’extrême politisation des campus et
se sont davantage engagés de leur propre fait en faisant la démarche auprès des group es. 168 Ces dortoirs sont au nombre de 21 en 1979 à Istanbul allant d’une centaine à plus de 2 000 étudiants, chiffre cité in
GOURISSE B., loc. cit., 2007. 169 L’administration des universités ne dispose pas des moyens coercitifs nécessaires pour s’imposer fa ce à ces
étudiants qui sont parfois armés. Elle les laisse donc faire et les forces de l’ordre n’entrent dans les foyers qu’en cas
d’affrontements entre étudiants. 170 GOURISSE B., loc. cit., 2007, p. 9.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 56
sociales et des représentations171
. On peut ainsi noter le rôle des conditions écologiques,
c'est-à-dire la distribution spatiale des résidences universitaires, qui facilite le
développement du mouvement172
en devenant le lieu de politisation et d’organisation
privilégié.
Au cours du processus de politisation des futurs militants, il nous faut souligner le rôle
des « autrui significatifs »173
qui vont jouer le rôle d’intermédiaires de politisation. Il s’agit
ici de faire mention de l’impact de la politisation « par le bas », via les groupes de pairs
précédemment évoqués. Deux éléments vont ici jouer un rôle important. Le premier est le
rôle des nouveaux leaders, souvent des anciens militants des années 1960, ayant parfois fait
de la prison, jouissant d’un grand prestige auprès des nouveaux militan ts et qui vont attirer
en auprès d’eux un nombre important. Ensuite, la politisation des nouveaux entrants, si elle
ne s’est pas effectuée avant, se fait par la proximité du groupe de pair et les sociabilités
nouées au sein du dortoir qui créent un véritable esprit de camaraderie174
et lient très
fortement les individus entre eux ce qui facilite l’engagement. Ce n’est donc pas
l’engagement qui résulte d’une démarche de l’individu vers les groupes mais plutôt le non -
engagement qui marque l’effort des acteurs de se démarquer des groupes politiques. Les
acteurs sont, dans une certaine mesure, davantage choisis par le groupe qu’ils ne le
choisissent, et ce, en fonction des contraintes de localisation des groupes militants, des
réseaux d’interconnaissance et des premiers échanges décisifs.
2.2. L’actualisation et la mise en cohérence de dispositions et de compétences
Le troisième vecteur de politisation identifiable n’est pas extérieur à l’acteur mais vient
de l’actualisation et de la mise en cohérence de dispositions et de compétences
personnelles avec l’environnement dans lequel il évolue175
.
171 GOURISSE B., loc. cit., 2011, p. 48. 172 ZHAO D., “Ecologies of Social Movements: Student Mobilization during the 1989 Prodemocracy Movement in
Beijing”, American Journal of Sociology, Vol. 103, n°. 6, 1998, p. 1493-1529 173 HUGHES E., « The Making of a Physician », Human Organization, n°14, 1955, p. 21-25. 174 MCADAM D. & PAULSEN R., « Specifying the Relationship between Social Ties and Activism », American
Journal of Sociology, Vol. 99, n°3, 1993, p. 640-667. 175 Ces processus sont explicités et décrits par Laurent Gayer dans son analyse du mouvement sikh en Inde, GAYER L.,
« Le parcours du combattant : une approche biographique des militant(e)s sikh(e)s du Khalistan », Questions de
Recherche / Research in Question, CERI-Sciences-Po, n° 28, 2009, pp. 19-21.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 57
Peu de militants, en raison de leur âge, ont déjà milité dans des organisations politiques
avant d’intégrer celles de la gauche radicale dans les années 1970. Ils ont ainsi peu de
compétences politiques et de savoir faire militant, mais disposent pour certain d’un capital
culturel important en raison de leurs études. Seuls ceux ayant déjà milité dans les années
1960 ont une compétence politique et pratique qu’ils vont mettre au se rvice de la
reconstruction des groupes de la gauche radicale. Pour les autres, la prégnance de la
politique sur les campus, au sein des usines et dans les quartiers périphériques investis par
les groupes politiques va entrainer les acteurs dans ce que l’on pourrait appeler une
« carrière de politisation », pour souligner son caractère progressif, qui va contribuer à
générer de l’appétence politique, des prises position et la construction progressive d’une
compétence politique, c'est-à-dire l’acquisition de repères et de connaissances politiques
par l’acteur. Les acteurs apprennent ainsi à se repérer dans la myriade de groupes de
gauche en concurrence, à se positionner « pour la gauche » et « contre la droite », aidés en
cela par les discours politiques tenus par les organisations politiques.
La gauche fait, dans la dimension des croyances, son « cadrage principal » (master
frame)176
autour de l’antifascisme dans le but de produire un sens, une intelligibilité, de la
situation comme étant problématique ou injuste et requérant une action collective. Elle va
en effet intégrer à son discours marxisant des éléments susceptibles de mobiliser les
expériences personnelles des individus, à savoir leur situation d’exploités, de marginalisés
mais aussi la domination religieuse et ethnique dont font l’objet les alévis et les kurdes177
.
Elle fait ainsi entrer en congruence des discours avec des ressentis susceptibles de générer
une identification et une adhésion des individus au discours de l’organisation. Les jeunes
des quartiers où s’est installée l’extrême gauche et les étudiants au sein des foyers
développent cette appétence et acquièrent une compétence par la participation, parfois
involontaire, à des évènements qui les étiquettent comme politisés et contribuent à les
mettre en position d’être davantage politisés par la suite .
Dans le basculement entre politisation de l’individu et engagement au sein d’un groupe
militant, McAdam a mis en avant un élément crucial : le rôle que joue la « disponibilité
176 Les « cadres » correspondent à des schèmes interprétatifs, et le « cadrage » au travail effectué par les groupes qui
consiste à assigner un sens organisant l’interprétation des événements de façon à mobiliser une audience et gagner ainsi
des soutiens, BENFORD R. & SNOW D., « Framing Processes and Social Movements: an Overview and Assessment »,
Annual Review of Sociology, n°26, 2000, p. 611-639. 177 Cet argument se trouvera vite concurrencé par l’émergence des organisations armées indépendantistes kurdes
notamment à partir de la création du PKK en 1978.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 58
biographique »178
, c'est-à-dire l’absence de contraintes à l’engagement qui pourraient
freiner et entrer en contradiction avec le rapprochement vis à vis des organisations
politiques. Ceci est tout particulièrement vrai pour les étudiants installés dans les foyers
loin de leur ville ou village d’origine. Leur jeune âge, leur situation scolaire et leur célibat
laisse du temps à consacrer à la cause dont ils se rapprochent.
Intégrer dans l’étude l’appétence et la compétence politique tout en tenant compte du
statut et de la disponibilité biographique permet d’articuler l’effet de la socialisation des
individus sur la politisation et la radicalisation et, par là, sur les probabilités d’engagement.
Les dispositions au militantisme radical ne sont pas des « dispositions inconscientes
préexistantes à l’engagement, elles sont au contraire recherchées et finalement acquises au
cours d’un travail de construction des dispositions »179
. C’est donc en travaillant
activement à maintenir l’engagement qu’on maintient ces dispositions et tout
particulièrement dans le cas d’un militantisme à haut risque.
2.3. Le « passage à l’acte » : s’engager dans un militantisme radical à « haut risque »180
Il s’agit donc de ne pas penser l’engagement comme inéluctable, parfaitement raisonné et
pensé par avance mais comme le résultat d’un processus de politisation et de radicalisation
progressive partiellement erratique et incontrôlé. Il reste néanmoins à poser la question de
l’entrée effective, du « passage à l’acte »181
, dans le militantisme révolutionnaire que l’on
peut qualifier avec McAdam de « militantisme à haut risque ». Cette forme de militantisme
implique un coût de l’engagement élevé en raison des spécificités des types d’action
menées et des risques élevés de répression et de violence subies. L’engagement est alors
considéré comme valorisant dans la mesure où son caractère groupusculaire et radical
fonctionne comme un « monde à part »182
pourvoyeur de profits de distinction et offrant la
possibilité de réussir une carrière alternative. L’entrée effective dans une organisation
178 McAdam la définit comme « l’absence de contraintes personnelles qui pourraient accroitre les couts et les risques
d’une participation au mouvement (emploi à plein temps, mariage et responsabilités familiales) », in MCADAM D.,
« Recruitment to High-Risk Activism : the case of Freedom Summer », American journal of Sociology, vol. 92, n°1,
1986, p. 70. 179 DARMON, M., op. cit., 2008, p. 173. 180 MCADAM D., loc. cit., 1986, pp. 64-90. 181 FRETEL J., « Quand les catholiques vont au parti. De la constitution d’une illusion paradoxale et du passage à l’acte
chez les « militants » de l’UDF », Actes de la recherche en sciences sociales, 2004/5, p. 77.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 59
révolutionnaire se combine avec le processus de politisation/radicalisation précédemment
évoqué et dépend des conditions contingentes telles les rencontres, les situations
géographiques et le « champ des possibles politiques »183
. L’entrée dans une organisation
politique radicale peut être considérée comme une « bifurcation »184
, c'est-à-dire comme un
moment de réorientation importante de la carrière et qui implique, comme nous le ferons
par la suite, d’en analyser les conséquences et ce qu’elles signifient « en termes de
recomposition de la personne et de recompositions négociées des inscriptions dans les
différents sous-mondes sociaux »185
.
Le processus menant à l’entrée effective dans une carrière militante est donc le résultat de
dispositions à investir dans une activité militante déterminée et d’une disponibilité186
agissant au cours d’un processus fait de circonstances plus ou moins fortuites, d’un
enchainement de phénomènes infimes mais relevant d’un enchainement d’actes et de coups
joués par l’individu au sein de son environnement. La façon dont les groupes sollicitent ou
découragent les engagements à travers leur image publique, les outils de sélection
(barrières et filtres) ou leur absence mérite aussi attention. Les politiques de recrutement
actives et concurrentes menées par les groupes de la gauche radicale vont ainsi entrainer
une massification des entrées et entrer en congruence avec les volontés d’intégration des
jeunes politisés. On peut donc considérer que c’est « l’intrication entre réseaux, espaces et
évènements générateurs »187
qui expliquent l’engagement ou son absence. Florence Passy,
outre le rôle de socialisation et de rapprochement idéologique avec l’organisation que joue
le contexte relationnel comme nous venons de le voir, dégage deux autres rôles joués par
ce dernier dans le processus de l’engagement individuel : « un rôle de recrutement
182 LAFONT V., « Les jeunes militants du Front National : trois modèles d'engagement et de cheminement », Revue
française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 195 183 FILLIEULE O. & BROQUA C., « La défection dans deux associations de lutte contre le sida : Actu Up et AIDES »,
in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 194. 184 Entendue comme « l’apparition d’une crise ouvrant un carrefour biographique imprévisible dont les voies sont elles
aussi au départ imprévues – même si elles vont rapidement se limiter à quelques alternatives -, au sein desquelles serra
choisie une issue qui induit un changement important d’orientation », BIDART C., « Crises, décisions et temporalités :
autour des bifurcations biographiques », Cahiers internationaux de sociologie, 2006/1, n° 120, p. 32. 185 VOEGTLI M., « Du Jeu dans le Je : ruptures biographiques et travail de mise en cohérence », Lien social et
Politiques, n° 51, 2004, p. 155. 186 GAXIE D., « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue Suisse de Science Politique,
Vol. 11, n°1, p. 157-188. 187 BENNANI-CHRAÏBI M. «Parcours, cercles et médiations à Casablanca. Tous les chemins mènent à l'action
associative de quartier », in BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et protestations dans les
sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po « Académique », 2003 p. 343.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 60
idéologique vers l’organisation du mouvement, c’est à dire vers l’opportunité de
mobilisation, et finalement un rôle pivot, qui influence l’intention de l’acteur »188
.
De plus, la proximité affective avec des individus engagés renforce les velléités
d’engagement et l’absence ou l’éloignement des contraintes professionnelles et familiales
les facilite189
. Les contraintes scolaires sont rapidement mises de côté comme nous l’avons
vu. Le réseau de sociabilités des individus, que ce soit dans les campus ou dans les
quartiers, joue ainsi un rôle déterminant dans le processus d’engagement. Il faut ajouter à
cela le rôle des « micro-évènements »190
qui relèvent de temps locaux comme une rupture
biographique telle la participation à une manifestation, à une bagarre, une arrestation ou
une agression par des militants d’extrême droite et qui placent de fait l’individu dans une
position d’engagé. C’est en réalité au cours de la participation que les individus découvrent
les « raisons » ou les « justifications » de ce qu’ils ont déjà fait et la motivation de
continuer191
. Ces évènements sont loin d’être toujours prémédités et pensés sur le moment
comme acte de militance.
Le second aspect qui oriente le militantisme est lié à l’état de développement des groupes
et à leur répartition dans les établissements scolaires et dans les quartiers, à leur nombre et
à leur degré de concurrence ainsi qu’à leurs politiques de recrutement et les modalités
d’entrée dans le collectif. Sur les campus et dans les quartiers régulièrement confrontés aux
militants d’extrême droite, le recrutement se fait davantage sur les réseaux antifascistes et
les oppositions entre groupes s’atténuent. Elles sont par contre très virulentes lorsqu’ils
sont en concurrence dans des lieux où la gauche a le monopole de l’action politique. Le
choix d’une organisation plutôt qu’une autre relève non pas d’un choix à la carte mais de
l’implication dans des réseaux d’acteurs eux-mêmes pris dans des fidélités militantes et amicales
préexistantes. Comme l’a montré Gaxie, il est illusoire de penser que les organisations
politiques ne recrutent que sur des considérations idéologiques192
. Les acteurs ne maitrisent
pas totalement l’idéologie des groupes qu’ils investissent et « entrent en mouvement
davantage par imprégnation que par conviction »193
, c'est-à-dire davantage par perméabilité
188 PASSY F., op. cit., 1999, p. 69. 189 MCADAM D., Freedom Summer, Oxford, Oxford University Press, 1988. 190 BENNANI-CHRAÏBI M. loc. cit., 2003, p. 344. 191 SNOW D-A., ZURCHER L-A. & EKLAND-OLSON S., “Social Networks and Social Movements: A Microstructural
Approach to Differential Recruitment”, American Sociological Review, Vol. 45, n°5, 1980, p. 795. 192 GAXIE D., « Economie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, n°27,
1977, p.126. 193 SIRINELLI J.-F., « Génération, générations », Vingtième siècle, n°98, 2008, p. 119
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 61
à la vulgate des slogans et des dénonciations que par profonde conviction antérieure à
l’entrée dans le militantisme. Ainsi que l’écrit Becker, « tout engagement réalisé sans que
l’acteur en ait conscience – ce que l’on pourrait nommer « engagement par défaut » -
survient au travers d’une série d’actes dont aucun n’est capital, mais qui, pris tous
ensemble, constitue pour l’acteur une série de paris subsidiaires d’une telle ampleur que ce
dernier se trouve dans une situation où il ne veut pas les perdre »194
. On doit donc
considérer l’engagement comme la combinaison de la volonté de l’acteur au sein d’un
environnement qui produit des incitations à l’engagement et l’implique de manière
progressive sans qu’une frontière nette soit nécessairement repérable. L’entrée dans un
militantisme à haut risque, comme dans tout militantisme, ne relève donc pas d’un
cheminement prévisible et rectiligne mais dépend d’un certain nombre de variables. Elle
implique également une profonde transformation identitaire.
2.4. « Il faut apprendre à devenir révolutionnaire » : le rôle de la socialisation militante sur la construction identitaire
L’entrée dans une organisation révolutionnaire implique un important bouleversement
identitaire qu’il s’agit de penser non pas comme le franchissement d’une frontière
définissant nettement un avant et un après mais bien comme un processus de
transformation identitaire. L’acteur apprend à « devenir militant »195
et, en l’occurrence,
militant révolutionnaire au sein d’organisations illégales.
Nous suivons la définition que donne Neveu de l’identité qui est « à la fois le sentiment
subjectif d’une unité personnelle, d’un principe fédérateur du moi et un travail permanent
de maintenance et d’adaptation de ce moi à un environnement mobile. L’identité est le
résultat d’un travail incessant de négociation entre des actes d’attribution, des princ ipes
d’identification venant d’autrui et des actes d’appartenance qui visent à identifier l’identité
pour soi, les catégories dans lesquelles l’individu entend être perçu »196
. Le rapprochement
par l’individu d’un des groupes d’origine étudiante présents dans son environnement puis
194 BECKER H., « Notes sur le concept d’engagement », Tracés, n°11, 2006, p. 188 195 FILLIEULE O. & MAYER N., « Introduction Devenirs militants », Revue française de science politique, Vol. 51,
n°1-2, 2001. p. 19-25. 196 NEVEU E., Sociologie des mouvements sociaux, Coll. Repères, Paris, La Découverte, 2011, p. 77.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 62
son adhésion et son intégration au groupe vont ainsi provoquer une recomposition
identitaire. Le militant va ainsi devoir reconsidérer son parcours, s’adapter aux injonctions
de l’organisation, en adopter les règles, les valeurs, les pratiques et l’histoire pour les faire
siennes. Il ne faut donc pas faire de la socialisation militante le produit d’un simple
endoctrinement sans questionner son impact sur l’identité et la perception que les acteurs
qui la reçoivent ont d’eux-mêmes.
Le militantisme révolutionnaire implique un engagement total et un profond
bouleversement des schèmes de pensée chez l’individu. On peut rapprocher ce processus de
la notion de conversion chez Durkheim197
reprise par McAdam198
qui consiste en une
transformation complète de la vision du monde et de la perception de lui-même qu’a un
individu. Cette transformation identitaire doit néanmoins être vue comme un processus et
non comme un cap car elle s’étale dans le temps ce que la notion d’alternation chez Berger
et Luckman199
montre bien. Il faut que le converti soit inscrit dans des structures sociales
qui lui permettent de « rester converti ». Cela implique une reconstruction biographique où
la transformation radicale devient le filtre exclusif pour envisager le produit des
socialisations passées et réinterpréter l’histoire personnelle du point de vue de son
aboutissement qu’est le franchissement de la frontière de l’engagement pour la cause
révolutionnaire. On voit donc comment, dans la concurrence précédemment évoquée entre
le rôle d’étudiant ou de lycéen et le rôle de militant révolutionnaire, c’est ce dernier qui
primera dans la poursuite de la carrière de l’individu.
Cette conversion progressive marque l’entrée graduelle dans le groupe. Elle se matérialise
au cours d’une série de statuts (sympathisant, militant puis gradé), le passage d’un statut à
un autre étant sanctionné par une série d’épreuves déterminantes, de « rites de passage »200
,
devant mettre en évidence la motivation du militant à poursuivre son intégra tion dans le
groupe. Ces épreuves consistent en la lecture et la restitution de textes théoriques du
197 « La vraie conversion c’est un mouvement par lequel l’âme toute entière, se tournant dans une direction toute
nouvelle, change de position, d’assiette et modifie, par suite, son point de vue sur le monde », DURKHEIM E.,
L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990, p. 37. 198 « Transformation radicale de la vie d’une personne, incluant sa perception d’elle-même, son réseau d’associations et
sa conception du monde. […] Ce qui permet de repérer les processus de conversion c’est le degré avec lequel le groupe
est exclusif et organisé en opposition avec le reste de la société. Les groupes révolutionnaires sont particulièrement
concernés ici », in MCADAM D., “The Biographical Consequences of Activism”, American Sociological Review, Vol.
54, n°5, 1989, pp. 745-6. C’est nous qui traduisons. 199 BERGER P. & LUCKMAN T., op. cit., 2003, p. 249. 200 « Tout rite tend à consacrer ou à légitimer, c'est-à-dire à faire méconnaître en tant qu'arbitraire et reconnaître en tant que
légitime, naturelle, une limite arbitraire », in BOURDIEU P., « Les rites comme actes d'institution », Actes de la recherche
en sciences sociales, Vol. 43, juin 1982, p. 58.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 63
marxisme (Marx et Engels, Lénine, Staline, Mao et Çayan) et par l’initiation à la pratique
des armes. Ces éléments se combinent avec la fourniture par l’organisation de « stimuli
intellectuels »201
tels que le visionnage de films, les lectures et les discussions militantes
formelles et informelles qui vont approfondir la socialisation militante. L’adition de ces
éléments contribue à la reformulation identitaire de l’individu tout en visant à produire un
effet de cliquet dans la transformation identitaire et le renfoncement de l’engagement.
L’étude de la socialisation des militants des organisations étudiantes révolutionnaires
dans la Turquie des années 1970 montre que l’engagement ne saurait être expliqué de
manière monocausale. Afin d’avancer des pistes de réponse il faut prendre en compte les
parcours biographiques, l’environnement et le contexte dans lequel évoluent les militants
au début de leur vie adulte pour mettre à jour certaines dynamiques, complexes et
entrecroisées, susceptibles d’expliquer leur politisation puis leur engagement. On voit ainsi
que la politisation et la socialisation au sein d’un groupe fonctionnent davantage par
imprégnation, et que la radicalisation s’effectue par le jeu des interactions plus que par
transmission de messages explicites202
. Ainsi, les discussions informelles et les pratiques
apprises et partagées au sein du groupe et adossées aux sociabilités203
, aux amitiés et
parfois aux relations amoureuses, sources de rétributions, tiennent un grand rôle dans le
maintien de l’engagement et feront l’objet du chapitre suivant.
201 ANDREWS M., Lifetimes of Commitment: Ageing, Politics, Psychology , Cambridge, Cambridge University Press,
1991, cité in SAWICKI, F., SIMEANT, J., loc. cit., 2009. 202 DURIEZ B. & SAWICKI F., loc. cit., 2003. 203 DUCHESNE S. & HAEGEL F., « La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de
conflictualisation », Revue française de science politique 6/2004, Vol. 54, p. 877-909.,
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 64
Chapitre 3 : Les carrières militantes au sein des
organisations révolutionnaires, 1974-1980
« S’ils ont une armée, nous avons notre « armée du peuple »
S’ils ont des tribunaux, nous avons nos « tribunaux du peuple »
S’ils ont une discipline aveugle, nous avons une « discipline d’acier »
S’ils ont une hiérarchie, nous avons notre « avant-garde du prolétariat »
S’ils ont une violence contre-révolutionnaire, nous avons la « violence révolutionnaire » »204
.
On ne saurait s’intéresser au militantisme radical au sein des groupes révolutionnaires
sans prendre en compte leur fonctionnement et leurs pratiques ainsi que leurs effets sur les
carrières au cours de la période 1974-1980. Mais dans la perspective qui est la nôtre « les
organisations étudiées sont moins ici l’objet de la recherche qu’un lieu d’observation et de
passage où se trouve réunie, successivement ou simultanément, une collection d’acteurs
individuels »205
. Dans ce chapitre nous partons de l’idée directrice selon laquelle ce n’est
pas la radicalité initiale qui produit la carrière militante révolutionnaire mais que c’est
l’évolution de cette dernière au sein des organisations révolutionnaires qui construit et
entretient la radicalité. On se propose ainsi d’étudier dans un premier temps la manière
dont se structure la carrière radicale par l’apprentissage du rôle et de la pratique du
militantisme au sein de ces groupes avant de nous attacher ensuite à évaluer et questionner
le poids de ce qui suscite le plus de débats dans la littérature sur cette période à savoir
l’emploi de la violence.
1. Etre révolutionnaire au quotidien : la pratique militante au sein des GOE
Cette première partie vise d’abord à dégager les éléments contextuels du militantisme
dans les organisations révolutionnaires et s’attache ensuite à expliquer les dynamiques clés
de la construction des carrières militantes en leur sein.
204 Slogan de la gauche radicale turque répandu au cours des années 1970, cité in VANER S., loc. cit., 1984, p. 97. 205 FILLIEULE O. & MAYER N., loc. cit., 2001, p. 21.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 65
1.1. La structure organisationnelle des groupes révolutionnaires
Les groupes sont organisés selon une codification relativement souple procédant de
l’« idéal révolutionnaire » défini par chacune d’entre elles. Ce fonctionnement est variable
suivant leur espace géographique d’action. Elles fonctionnent par comités qui gèrent les
actions des groupes du village ou du quartier jusqu’à une zone plus large. La coordination
reste toutefois limitée entre les comités d’une même organisation. Le commandement n’est
pas réellement centralisé et les comités locaux revendiquent, au nom de la démocratie, une
forte autonomie d’action dans l’espace quoi leur est attribué et qu’ils contrôlent.
Les organisations disposent d’une hiérarchie composée, dans les années 1970, des
seconds couteaux des organisations des années 1960 et souvent exclus des universités après
le coup d’Etat de 1971. Ce sont ces militants qui assurent la filiation et la continuité entre
la mobilisation des années 1960 et celle des années 1970206
. Ils vont reconstruire les GOE
et remodeler leurs identités respectives en remplaçant les cohortes des années 1960 sorties
du système universitaire à la suite de la répression ou réorientées vers le militantisme
partisan légal par leur politique active de recrutement. Ces individus sont moins connus,
moins charismatiques et moins théoriciens que leurs prédécesseurs. On peut ainsi citer
Oğuzhan Muftuoğlu, Akın Dirik, Ali Alfatlı, Tayfun Mater pour Dev-Yol et le plus connu,
Mehmet Ali Agça. Ils sont très insubordonnés et multiplient les scissions en vue de créer
leur propre groupe constitué de quelques proches, d’où l’extrême morcellement de la
gauche radicale sur la décennie.
LE MILIANTISME FEMININ AU SEIN DE LA GAUCHE TURQUE
La présence des femmes au sein des organisations radicales est parfois suggérée dans nos
sources mais elle n’est jamais développée et mériterait une étude plus poussée. Dev-Yol
comprendra une organisation de femmes à Ankara nommée Devrimci Kadınlar Derneği
(Association des femmes révolutionnaires) à partir de 1978. Certaines personnalités
féminines célèbres sont évoquées : l’épouse de Mahir Çayan, Gülten Çayan, créée
l’Organisation X (X Örgütü) en Syrie après le coup d’Etat de 1971 pour former des
206 WHITTIER N., “Political Generations, Micro-Cohorts, and the Transformation of Social Movements”, American
Sociological Review, Vol. 62, n°5, 1997, p. 760-778.
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militants à la guérilla. Ou encore Nalan Gurateş, cadre puis chef de la Marksist Leninist
Silahlı Propaganda Birliği (MLSPB - l’Union de la propagande armée marxiste-léniniste)
après l’assassinat de son mari à Adana, que l’on retrouve à Istanbul en 1979 à la tête du
groupe qui assassine des fonctionnaires américains. Si les femmes n’ont pas naturellement
des postes de leadership, elles n’en accèdent pas moins à des postes de cadres dans les
organisations et imposent la fin du maquillage et le remplacement de la jupe par le
pantalon207
.
L’objectif des GOE est, au départ, double : une revendication importante concerne le
système éducatif qu’ils veulent rendre plus démocratique afin qu’il puisse prendre en
charge la massification des entrées à l’université qu’ils souhaitent réformer. L’autre
revendication est plus politique et c’est celle-ci qui prend le pas sur la première à partir des
années 1970. Leur but à long terme est de provoquer la révolution en Turquie en organisant
les masses, les groupes se considérant eux-mêmes comme l’avant-garde du prolétariat. A
court terme, ils tentent de combattre ce qu’ils nomment « la montée du fascisme », de
politiser les classes ouvrières et paysannes et surtout d’accumuler des ressources208
politiques, économiques et symboliques sur les campus et dans les « quartiers libérés » en
vue de cette révolution à venir. Leur opposition à l’Etat n’est donc pas systématique209
, ils
coopèrent avec les pouvoirs publics pour dominer la population des quartiers qu’ils
investissent, c'est-à-dire qu’il n’y a pas de substitution totale à ce dernier. Cependant,
quand la coopération s’arrête ou qu’un conflit s’installe, les autorités font intervenir les
forces de sécurité. Les groupes vont négocier leur implantation avec les autorités étatiques
faiblement présentes qui vont leur déléguer la gestion des quartiers au sein d’espaces qui
sont le plus souvent des quartiers d’immigration rurale récente peuplés de kurdes et
d’alévis. Pour l’extrême gauche ces quartiers sont le symbole de l’aliénation du prolétariat
industriel et répond à sa sensibilité ouvriériste. Dès lors, ils vont assurer la sécurité grâce à
leurs milices contre les militants d’extrême droite. Ils vont également y mettre en place un
système de commune pour gérer les quartiers avec des conseils locaux210
, organiser des
207 UYSAL A., loc. cit., 2009. 208 Chez Oberschall les ressources sont « les stocks hétérogènes d’avoirs, de savoirs, d’images et de faire qui
constituent les munitions de tactiques et les stratégies de lutte », OBERSCHALL A., Social Conflict and Social
Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1973, p.28. Contrairement à théorie de la mobilisation des ressources,
nous n’y incluons pas seulement les ressources utilitaires mais également les ressources affectives. 209 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 328. 210 Ibidem.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 67
manifestations culturelles, imposer leur idéologie politique (affiches, slogans, portraits de
martyrs), financer des activités du quartier (écoles, crèches…), gérer l’attribution des
logements qui se fait sur des critères de proximité idéologique et rendre la justice. Ainsi les
groupes révolutionnaires, comme dans les foyers universitaires, homogénéisent la
population et organisent le contrôle social.
Le financement des groupes se fait par la vente des revues auprès des mil itants et des
sympathisants, des cotisations des membres qui mettent en commun leurs bourses d’étude,
d’appels à la « contribution volontaire des citoyens » et de manière illégale via le racket et
les braquages (notamment pour les groupes clandestins armés) appelés « actions de saisie
contre le monopole capitaliste »211
. L’état de siège proclamé en 1979 dans un certain
nombre de provinces limitera les capacités de braquage. Dans les « quartiers libérés » une
pression est exercée sur la population afin qu’elle paye « l’impôt révolutionnaire » dont les
modalités dépendent des spécificités locales.
1.2. La construction d’une identité et le maintien dans le militantisme révolutionnaire
1.2.1. La formation progressive d’un ethos militant
Les organisations développent des modalités de vivre ensemble particulières, ce que
Bourdieu appelle un « style de vie »212
, qui modèlent les comportements individuels au sein
du groupe. Cet aspect est d’autant plus important que les organisations radicales ont un
caractère exclusif et que les militants y passent la part la plus importante de leur temps.
Celles-ci mettent en place des « dispositifs de sensibilisation »213
qui contribuent à
l’apprentissage militant, à l’inculcation des émotions pensées comme nécessaires à la
211 DEV-SOL, Revolutionary Left, brochure non datée, p. 14. 212 « Les styles de vie sont […] les produits systématiques des habitus qui, perçus dans leurs relations mutuelles selon
les schèmes de l’habitus, deviennent des systèmes de signes socialement qualifiés (comme « distingués », « vulgaires »,
etc.). La dialectique des conditions et des habitus est au fondement de l’alchimie qui transforme la distribution du
capital, bilan d’un rapport de forces, en système de différences perçues, de propriétés distinctives, c’est-à-dire en
distribution de capital symbolique, capital légitime, méconnu dans sa vérité objective. », BOURDIEU P., La
distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 192 213 « Ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les militants déploient afin de
susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue »,
TRAÏNI C. & SIMEANT J., « Introduction. Pourquoi et comment sensibiliser à la cause ? », in TRAÏNI C. (dir.),
Émotions... Mobilisation!, Coll. « Académique », Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 13.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 68
poursuite et à la perpétuation de l’action. Ils sont constitués de l’ensemble des attentes, des
manières de voir, de faire, de dire, de tenir son corps ou de l’émouvoir . Cela recouvre dans
le cas étudié ici l’hostilité envers la droite et l’Etat, la fierté de défendre la cause
révolutionnaire ou encore la solidarité avec le peuple. Les dispositifs permettent de
s’approprier la mémoire militante, et notamment celle des militants « martyrs » de 1971, en
renforçant la détermination à prolonger le combat. Ils facilitent le travail de filiation qui étaye les
raisons du militantisme. Les dispositifs produisent donc de l’inculcation, socialisent aux
exigences tactiques de la cause, impliquant travail sur soi et conformation. Ils contribuent à
former une « culture militante », au sens de « toile de significations partagées »214
, propre au
système d’action de la gauche et, plus précisément, propre à chaque groupe. Cette culture
militante enveloppe et structure l’expérience, s’adossant à des évidences socialement
construites et à des stocks de connaissances qui organisent la pensée des groupes et des
individus. Elle modèle, en définissant des visions de la rationalité, des anticipations, des
manières de s’investir, contribue ainsi à fixer des identités215
.
Le corps relève tout particulièrement de ces dispositifs de sensibilisation par le biais
desquels il devient une « construction symbolique »216
permettant l’intégration de
l’individu à la communauté. Les styles vestimentaires sont très codifiés par volonté de
cohésion avec l’idéal révolutionnaire, d’homogénéité interne du groupe et de différenciation
notamment vis-à-vis des militants d’extrême droite. Les militants s’habillent donc « populaire »
et « anti-américain » et portent le plus souvent une parka ou un blouson, un pantalon en
velours et des chaussures de marche. Le port de la moustache est très répandu. Elle se porte
épaisse, « à la Staline » (stalin bıyığı), dépassant sur la lèvre supérieure et fait également
écho à la moustache traditionnellement portée par les alévis217
. Les militants consomment
du tabac turc, écoutent la musique traditionnelle turque et voient le cinéma et le théâtre
« populaire ». Ils s’appellent par le mot « yoldaş » (camarade) ou « militan » (militant -
pour les groupes armés). L’utilisation de normes et de valeurs propres à chaque groupe
avec ses mots de passe, son vocabulaire spécifique fonctionne comme un travail
« d’ordonnancement du monde » et favorise la « constitution d’univers symboliques
214 GEERTZ C., The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973 215 JASPER, The Art of Moral Protest: Culture, Biography, and Creativity in Social Movements, Chicago, University of
Chicago Press, 1999. 216 LE BRETON D., Sociologie du corps, Coll. Que sais-je ?, Paris, PUF, 2008, p. 38. 217 FLICHE B., « Quand cela tient à un cheveu. Pilosité et identité chez les turcs de Strasbourg », Terrain, n°35, 2000,
p. 158.
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séparés »218
. Ils doivent en théorie respecter une hygiène de vie stricte, sans consommation
d’alcool et qui, en cas de contravention, donne lieu à une amende ou à une sanction comme
l’obligation de lire et de restituer un texte révolutionnaire devant les autres militants. Le
groupe exerce une pression plus ou moins forte selon l’organisation sur les relations de
couple en instaurant la culture de la grande sœur (bacı kültürü), c'est-à-dire que les femmes
doivent être perçues comme des camarades, des « membres de la famille » et non comme
de possibles compagnes. Mais dans les faits les GOE ont fonctionné comme un « marché
matrimonial »219
. Nombre de militants y ont rencontré leur compagne ou leur compagnon,
soit directement parmi les militants soit parmi les sympathisants qui gravitent autour et
sont dans les réseaux de la gauche turque de l’époque.
Les réseaux dans lesquels est pris l’individu vont ainsi être impactés par les conséquences
de l’entrée dans le militantisme. Plus l’individu évolue dans des réseaux sociaux proches
de l’enjeu protestataire plus il a tendance à orienter ses sphères de vie en lien avec son
engagement politique. En retour, ces sphères de vie, étroitement connectées à l’enjeu de la
protestation, définissent des structures de sens qui permetten t de maintenir l’individu dans
ces réseaux220
. Les sociabilités tissées au cours de la période de militantisme vont
permettre aux militants de se constituer un « capital social » dans le milieu de la gauche
turque. Celui-ci est composé des membres du groupe, des groupes proches et de militants
d’autres organisations du système d’action de la gauche turque rencontrés au gré des
mobilisations. Ce capital social est une ressource pour l’individu qui peut le mobiliser en
fonction des besoins comme lors d’une défection ou lors d’une recherche d’alliance
ponctuelle entre groupes. Les relations au sein du milieu militant vont petit à petit occulter
les relations qui y sont extérieures. Le caractère exclusif de l’engagement radical renforce
par ailleurs ce processus. Certains militants ont ainsi rompu les liens avec d’anciennes
connaissances pour des motifs idéologiques221
.
218 PUDAL B., Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF , Paris, Presses de la FNSP, 1989 219 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 265. 220 PASSY F., « Interactions sociales et imbrications des sphères de vie », in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement
militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 117. 221 GOURISSE B., loc. cit., 2011, p. 47.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 70
1.2.2. Le « bricolage » de la formation idéologique au croisement du formel et de l’informel
La formation des militants au sein des groupes révolutionnaires se fait à la fois par
l’enseignement explicite de la doctrine dont se réclame le groupe mais aussi de manière
plus informelle et symbolique. On peut considérer l’idéologie comme le « schème collectif
d’interprétation du monde […] qui ne devient objet de sociologie que quand on étudie ses
conditions de production et de reproduction, ses moyens de diffusion et d’inculcation »222
.
Elle constitue l’opérateur grâce auquel l’identification au rôle de révolutionnaire « procure
une identité totale »223
. L’engagement révolutionnaire produit ainsi une socialisation de
l’individu dans une contre définition de la réalité c'est-à-dire opposée à la conception des
légitimateurs officiels de la société224
. Cela n’en fait pas pour autant un moteur des
comportements ou de la radicalisation225
mais plutôt un cadre d’interprétation et
d’expérience permettant aux agents d’évoluer avec assurance dans un contexte social. Il
faut voir la formation comme un processus qui s’accompagne d’adaptations aux rôles prescrits
découverts progressivement dans les interactions et les situations affrontées.
L’enseignement de l’idéologie se fait de façon décentralisée et assez artisanale par
manque de ressources : il existe dans les grandes villes des structures de formation comme
des écoles afin d’homogénéiser les pratiques et les positions idéologiques des mili tants par
l’injonction à l’acquisition d’une culture politique (littérature, presse militantes)226
. Elles
sont le lieu du modelage identitaire et de diffusion des normes collectives par le biais de
séminaires réguliers chez les militants, dans les foyers, les libraires et les salons de thé où
sont analysés et débattus des textes marxistes. Les séminaires tenus dans les universités et
les quartiers contrôlés par les organisations sont ouverts au public et sont un espace de
recrutement privilégié. On y lit les théoriciens socialistes classiques (Marx, Engels, Lénine,
Mao, Staline et des militants de 68 comme Çayan)227
. Ces séminaires et débats permettent
aux militants de se situer dans les débats internes à l’extrême gauche internationale et
turque qui se divise sur des points de doctrine précis masquant des rivalités de
222 ANSART P., Les idéologies politiques, Paris, PUF, 1974, p. 11. 223 YON K., loc. cit., 2005, p. 142. 224 BERGER P. & LUCKMAN T., op. cit., 2003, p. 146. 225 COLLOVALD, A. & GAÏTI B., « Questions sur la radicalisation politique », in COLLOVALD, A. & GAÏTI B.
(dirs.), La démocratie aux extrêmes - Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2006, p. 43. 226 PUDAL B., op. cit., 1989
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 71
personnes228
. La radicalisation des militants encouragée par l’enseignement de l’idéologie est
davantage tournée vers le groupe et l’entretien de sa cohésion que vers le reste de la société. En
effet, pour se différencier les groupes ont transformé le langage révolutionnaire en un
jargon technique complexe, se focalisant sur des détails de théorie et des formulations
pointilleuses. L’étude des discussions théoriques des années 1970 montre que l’on es t en
face de ce que Bastide appelle le « bricolage idéologique »229
et la pratique manifeste ainsi
que l’assiduité et l’investissement personnel y sont limités. Comme l’écrit Juhem à propos
des jeunes militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) en France à la même
période, « ils adhèrent moins à un programme idéologique précis qu’ils n’adoptent une
posture contestataire et une patente de radicalité »230
.
L’homogénéisation des visions du monde et des pratiques dans l’organisation va
davantage passer par l’informel et par ce que Braud appelle les « modes d’expression
symboliques » qui sont de trois types : le langage qui véhicule les mythes et génère les
classements (in/out group, « nous/eux »), les objets et les lieux (symboles, photos,
drapeaux, lieux glorieux….) et les comportements et pratiques231
. Les mythes
révolutionnaires comme la révolution bolchévique, la vie de Che Guevara , la martyrologie
et la vénération des militants exécutés (Çayan, Gezmiş et Kaypakkaya), les symboles, les
logos et les chants (l’Internationale) vont participer à ancrer l’individu dans l’engagement
et enrichir sa carrière. Ces éléments participent autant, sinon plus, que la doctrine politique
à construire le « révolutionnaire » comme un idéal, comme un vouloir-être et poussent
l’individu à s’impliquer pleinement dans ce rôle. Les émotions232
jouent dans ce contexte
un rôle central au point que l’on peut parler d’une « économie affectuelle »233
dans le
déploiement de symboles et de passions autour de l’organisation234
et de la cause
227 Dans des traductions ou des abrégés en turc parfois approximatifs qui font circuler la vulgate de façon plus ou moins
légale. 228 SOMMIER I., La violence politique et son deuil : l’après 68 en France et en Italie, Rennes, Presses Universitaires
de Rennes, 1998, p. 44. 229 « Rester dans un univers de référence mais en agençant spécifiquement les topiques des discours [visant] à la
création d’un ensemble homogène, cohérent, neuf mais inscrit dans la tradition », BASTIDE R., « Mémoire collective
et sociologie du bricolage », L’Année sociologique, Vol 21, 1970, p. 65-108. 230 JUHEM P., « Entreprendre en politique. De l'extrême gauche au PS : La professionnalisation politique des
fondateurs de SOS-Racisme », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 133. 231 BRAUD P., L’émotion en politique, Paris, Presses de la FNSP, 1996, pp. 109-111. 232 Les émotions sont « des faits sociaux, activées par un sens commun et des croyances, canalisés par des formes
codées d’expérience », NEVEU E., op. cit., 2011, p. 106. 233 LEFRANC S. & SOMMIER I., « Conclusion. Les émotions et la sociologie des mouvements sociaux », in TRAÏNI
C. (dir.), Émotions... Mobilisation!, Coll. « Académique », Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 292. 234 Pudal a mis en avant cet attachement affectif des militants à l’organisation dans laquelle ils évoluent, voir PUDAL
B., op. cit., 1989
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 72
révolutionnaire. Les symboles mobilisés lors des cérémonies comme le 1er
mai ou lors des
enterrements de militants tués par les groupes d’extrême droite sont autant chargées de
références cognitives qu’émotionnelles. Enfin, il nous faut souligner le rôle indispensable
des « conversations identitaires »235
qui permettent, d’une part l’entretien des sociabilités et
de la camaraderie militante et, d’autre part, la réactivation quotidienne du sentiment
d’appartenance à un groupe élu avec des figures obligées : récits d’anciens combattants,
évocation des traumatismes qui mènent et justifient la révolte.
1.2.3. La constitution d’un capital militant
Les GOE de la gauche radicale vont recourir, pour mener à bien leurs stratégies, à un tout
un éventail de répertoires d’actions236
. Ceux-ci correspondent aux modes d’action
disponibles aux groupes à un moment et dans lieu donnés, et qui contraignent et habilitent
la mobilisation. Ces lieux sont eux-mêmes subjectivement construits (facultés, « quartiers
libérés ») et sont investis de sens237
. En tant que tel, les lieux ménagent un champ d’action,
deviennent des lieux à attaquer ou à défendre, à préserver ou à libérer, ils sont transformés
en enjeu. Les répertoires d’action ne sont cependant pas de simples instruments de contestation
mais ils reflètent aussi les valeurs des activistes, les transferts des formes de contestation d’un
mouvement à l’autre et d’un pays à l’autre avec de fréquentes innovations et des processus
d’apprentissage238
. De plus, les répertoires sont produits à travers des mécanismes relationnels au
cours de longues interactions entre différents acteurs. Ceux-ci y développent des images
socialement construites de la réalité extérieure qui guident leurs motivations et leurs décisions.
235 HUNT, S. A. & BENFORD R. D., “Identity Talk in the Peace and Justice Movement”, Journal of. Contemporary
Ethnography, 22(4), 1994, p. 488-517. 236 « Toute population a un répertoire limité d’actions collectives, c’est-à-dire de moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts
partagés. […] Ces différents moyens d’action composent un répertoire, un peu au sens où on l’entend dans le théâtre et la
musique, mais qui ressemble plutôt à celui de la commedia dell’arte ou du jazz qu’à celui d’un ensemble classique. On en connaît
plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi. […] Le répertoire en usage dicte l’action collective », TILLY C., La
France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986, pp. 541-542. Nous utilisons ici ce concept car il permet de décrire les
modes d’action des groupes que nous considérons ici mais nous n’ignorons pas les critiques dont il a fait l’objet, voir notamment
OFFERLE.M, « Retour critique sur les répertoires de l'action collective (XVIIIe-XXIe siècles) », Politix, 2008/1, n°81,
p. 181-202. 237 TILLY C., “Spaces of contention”, Mobilization, 2000, 5 (2), p. 153-159, AUYERO J., « L'espace des luttes.
Topographie des mobilisations collectives », Actes de la recherche en sciences sociales, 2005/5, n°160, p. 122-132 et
HMED C., « Des mouvements sociaux « sur une tête d'épingle » ? » Le rôle de l'espace physique dans le processus
contestataire à partir de l'exemple des mobilisations dans les foyers de travailleurs migrants », Politix, 2008/4, n° 84, p.
145-165. 238 DELLA PORTA D., « Mouvements sociaux et violence politique », in CRETTIEZ X. & MUCCHIELLI L. (dirs.) ,
Les violences politiques en Europe, Coll. « Recherches », Paris, La Découverte, 2010 p. 291.
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Le choix d’un mode d’action ne se fait donc pas sans prendre en compte le contexte, la
dimension historique, notamment en termes de ressources et d’opportunités, de son usage.
L’emploi répété de ces répertoires d’action par les militants va leur permettre d’acquérir
un « sens pratique »239
qui relève des actions rituelles qui s’apprennent à mesure que
s’approfondit l’engagement et que le militant progresse dans sa carrière. L’action politique
va ainsi lui permettre de se constituer un « capital militant »240
, c'est-à-dire un stock de
connaissances pratiques et cognitives en lien avec le militantisme e t susceptibles d’être
réinvesti en d’autres temps et d’autres lieux pour des causes similaires ou différentes.
Les groupes révolutionnaires turcs ont recours à différents répertoires d’action sur des
terrains variés. On peut distinguer les répertoires violents des répertoires non violents. La
distinction est artificielle car ils se combinent bien souvent dans l’action des groupes mais
elle permet de clarifier l’analyse. Dans les faits, les groupes de la gauche radicale les
mieux organisés comme Dev-Yol et Dev-Sol, fonctionnent par ce qu’ils nomment des
« campagnes », qui sont des plans d’action mobilisant les répertoires violents et non
violents. Elles sont centrées sur un problème en fonction des évènements nationaux ou
locaux et de la situation militaire dans lesquels se trouvent les groupes. En ce qui concerne
le groupe Dev-Sol on peut ainsi citer quelques exemples de campagne :
- « Campagne contre l’impérialisme, la terreur fasciste, le chômage et le cout de la vie » en
juillet-août 1979 à Istanbul : manifestations devant la chambre de commerce,
« réappropriation » de stocks de nourriture et distribution à la population.
- « Campagne contre la torture dans les commissariats et l’oppression policière » en
janvier-février 1980 : attaques de commissariats à Istanbul, saisie d’armes, placardage
d’affiches.
- « Campagne contre les tortionnaires et la terreur fasciste », « punition » de Nihat Erim
(premier ministre pendant le régime militaire de 1971-93) accusé d’être le responsable de
l’exécution des membres de l’ex THKP-C en 1972 »241
.
239 « Le sens pratique oriente des « choix » qui pour n’être pas délibérés n’en sont pas moins systématiques, et qui, sans
être ordonnés et organisés par rapport à une fin, n’en sont pas moins porteurs d’une sorte de finalité rétrospective »,
BOURDIEU P., Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 111. 240 « Incorporé sous formes de techniques, de dispositions à agir, intervenir, ou tout simplement obéir, il recouvre un
ensemble de savoirs et de savoir-faire mobilisables lors des actions collectives, des luttes inter ou intra-partisanes, mis
aussi exportables, convertibles dans d’autres univers, et ainsi susceptibles de faciliter certaines « reconversions » »,
MATONTI F., POUPEAU F., « Le capital militant (1). Engagements improbables, apprentis sages et techniques de lutte
», Actes de la recherche en sciences sociales, n°155, 2004, p. 8. 241 DEV-SOL, op. cit., pp. 7, 9 et 11.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 74
On retrouve dans les répertoires non violents les éléments constitutifs du militantisme
dans l’espace public à savoir le collage/décollage d’affiches, la publication et la vente de
périodiques liés au groupe, l’organisation de débats politiques publics ainsi que de
manifestations anticapitalistes et anti-impérialistes. La plupart des mobilisations ont
cependant lieu au sein des universités : sit-in et boycotts pour protester contre les renvois
d’enseignants et d’étudiants et pour réclamer de meilleures conditions de scolarité. Les
occupations des universités, répertoire importé des campus français après 1968, se
multiplient au cours des années 1970. Elles sont « un moyen à la fois de mettre une
pression externe sur les autorités, mais aussi interne, en tant qu’instrument de mobilisation
de la population et des militants »242
et permettent au groupe de se mettre en scène,
favorisant ainsi les solidarités militantes en renforçant l’intégration. Les foyers investis par
les groupes deviennent presque autonomes de la direction des universités. Ils sont
autogérés par les groupes qui incitent les militants à faire la grève des loyers et à mettre en
commun leurs bourses d’études pour organiser leur gestion, notamment en ce qui concerne
la cantine.
Enfin, l’administration des quartiers occupe une grande part du temps de certains groupes.
En effet, les groupes ayant ces espaces sous contrôle doivent organiser leur
fonctionnement, les développer et prendre en charge la sécurité, la scolarisation, la justice
en leur sein. Ils cherchent également à les homogénéiser, à répartir les logements entre les
habitants et à promouvoir une nouvelle organisation politique en mettant sur pied des
ateliers d’initiation au marxisme pour la population ainsi qu’en tentant de mettre en place
une démocratie locale. Les groupes collectent des ressources et ont la volonté, au cours de
ces campagnes, de recruter de la manière la plus large possible. C’est par la participation à
toutes ces activités que les militants vont gagner de l’expérience, des connaissances et des
compétences qu’ils vont mettre au service du collectif qui leur fournit, à titre individuel, de
la matière pour réinvestir des causes ultérieures. La participation à ces activités maintient
l’engagement dans la carrière car elle est pourvoyeuse de rétributions.
242 PENISSAT É., « Les occupations de locaux dans les années 1960-1970 : Processus sociohistoriques de « réinvention
» d'un mode d'action », Genèses, 2005/2, n° 59, p. 81.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 75
1.2.4. « Réalisation de soi » et rétributions du militantisme
La majorité du temps de l’individu étant passé dans le groupe, au sein de l’université ou
du quartier, avec une collectivisation des biens et des activités, l’engagement génère des
gains de politisation qui fonctionnent en retour comme combustible de l’engagement
militant243
. Cette implication croissante du militant dans le groupe va contribuer à résoudre la
possible tension entre les différentes sphères de vie dans lesquelles il est pris au profit de la
sphère politique au détriment de la sphère étudiante et, dans une moindre mesure, familiale.
Cet aspect permet d’illustrer ce que Goffman appelle le « phénomène d’attachement »,
c'est-à-dire le mécanisme par lequel l’acteur devient épris cognitivement et
émotionnellement de l’image identitaire qu’il a de lui-même et de son entourage244
. Cet
attachement conduit à se surinvestir dans le rôle, renforçant ainsi la carrière militante et
freinant les possibilités de faire machine arrière. C’est donc dans ce cadre que les militants
opèrent ce que Lagroye et Siméant nomment la « réalisation de soi »245
. L’engagement durable
au sein de la même tendance politique peut se corréler à une série continue d’inscriptions
dans des lieux (université, foyer, « quartiers libérés ») et des cercles de socialisation
complémentaires qui se consolident mutuellement. Le maintien de l’attachement repose sur
les deux mécanismes du sacrifice et de l’investissement : plus il a fallu faire de sacrifices pour
entrer dans un groupe et s’y maintenir, plus le coût de la défection est élevé246
. La notion
d’investissement, quant à elle, renvoie à l’existence d’alternatives. Plus les individus sont pris
dans un système qui est le seul à distribuer les récompenses et les coûts, plus ils restent engagés.
L’attachement permet quant à lui de construire de la cohésion. Or, il se trouve que la répression
encourage mécaniquement le développement des organisations exclusives. Face au risque
d’infiltration, d’arrestation et de démantèlement des réseaux militants, les organisations se
coupent progressivement du monde extérieur et se dotent de modèles de conduite stricts, lesquels
débouchent bien souvent sur un isolement propice à la construction de communautés
émotionnelles soudées.
243 HAMIDI C., « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif et rapport au
politique dans des associations locales issues de l'immigration », Revue française de science politique, 2006/1, Vol. 56,
p. 5-25. 244 GOFFMAN E., op. cit., 1961. 245 LAGROYE J. & SIMEANT J., « Gouvernement des humains et légitimation des institutions », in FAVRE P. et al., Être
gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po « Académique », 2003, p. 53. 246 COMBES H. & FILLIEULE O., loc. cit., 2011, p. 1071-1072.
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Le militantisme au sein des organisations révolutionnaires est donc pourvoyeur de
rétributions247
. L’engagement produit des gratifications et des contraintes qui n’ont pas
d’existence objective et ne valent qu’en rapport avec la carrière et le contexte dans lesquels
sont pris les acteurs. Les rétributions favorisent le maintien dans le militantisme mais celui -
ci nécessite également la pérennisation des rétributions. C’est ce que Gaxie nomme
« l’effet surgénérateur » : la mobilisation produit « d’autant plus de combustible qu’elle en
consomme davantage »248
. Les rétributions vont ainsi s’accroitre au fur et à mesure de
l’avancement dans la carrière. Elles peuvent être matérielles comme la possibilité de se
nourrir et de se loger offerte par le groupe en échange d’une cotisation ou le don d’une
arme appartenant à l’organisation. Mais elles sont aussi, et peut-être surtout au regard des
faibles ressources matérielles des groupes, symboliques. D’abord, la valorisation de
l’engagement à cette période fournit aux militants un motif de fierté et de distinction
sociale important dans ce contexte. En effet, comme le souligne Ethuin, « se vivre comme
révolutionnaire, c’est souvent vivre en distinction par rapport aux individus de même
condition sociale mais ne partageant pas les idées communistes »249
. Ainsi, au sein de leur
groupe, les militants vont pouvoir obtenir un grade, la responsabilité d’un comité de
quartier ou de campus. Ils vont également, au fur et à mesure des actions menées obtenir la
reconnaissance de leurs pairs.
Pourtant, l’affaiblissement ou l’insuffisance des rétributions peut amener certains
militants à agir250
. Les relations de pouvoir sont assez fluides au sein des groupes malgré
l’existence d’une hiérarchie qui reste moins marquée qu’au sein de l’extrême droite. Pour
reprendre les termes d’Hirschman, voice et exit251
sont relativement aisés et peu coûteux
lorsqu’il s’agit de quitter le groupe pour un autre ou pour en créer un. On peut donc parler
d’un phénomène de nomadisme militant conduisant certains à se trouver
247 La notion de rétribution renvoie à du « matériel » et à du « symbolique » et recouvre donc des éléments très
hétérogènes : « l’attachement à la cause, la satisfaction de défendre des idées, constituent ainsi des mécanismes de
rétribution de l’activité politique au même titre que la rémunération financière ou l’obtention d’un emploi », GAXIE
D., loc. cit., 1977, p.125. 248 GAXIE D., loc. cit., 1977, p.140. 249 ETHUIN N., « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Les écoles du PCF (1970–1990) », Politix, Vol. 16,
n°63, 2003, p. 168. 250 Le caractère scissipare de la gauche turque précédemment décrit mériterait une étude approfondie mais on peut, en
ce qui concerne, l’étude des parcours individuels suivre Gaxie quand il explique que les scissions peuvent s’expliquer
par la volonté de certains militants, au-delà des motifs idéologiques avancés, d’améliorer leurs chances et d’augmenter
les gratifications retirées de leur activité, GAXIE D., loc. cit., 1977, p.142. 251 HIRSCHMAN A. O., Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Editions de l’ULB, Bruxelles, 1995 [1970].
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 77
multipositionnés252
notamment dans un syndicat et un GOE en ce qui concerne les jeunes
ouvriers253
. Les liens amicaux ne sont que rarement affectés par ce type de comportement
très courant. Cela dépend cependant de la situation dans laquelle se trouve le groupe le
moment venu ; s’il est majoritaire, en forte concurrence avec d’autres groupes ou sous la
pression de l’extrême droite. Les organisations n’ont d’ailleurs pas de moyens de contrôle
serrés sur les militants qui ont dès lors la possibilité de jouer de cette faiblesse pour
s’autonomiser du groupe d’origine. Il est par contre beaucoup plus difficile de se
désengager totalement du militantisme sous peine d’être considéré comme un « traitre ». Le
désengagement s’avère en effet très couteux et signifie changer de foyer, renoncer à
certaines ressources et couper les liens avec un certain nombre de relations proches.
D’autant que la reconversion des ressources acquises, la possibilité de renouer avec des
réseaux de sociabilité alternatifs et le degré de légitimité sociale de la défection254
rendent
difficiles la réinsertion ultérieure dans d’autres sphères du fait des clivages politiques dans
lesquels évoluent les jeunes militants, que ce soit sur les campus ou dans les quartiers
périphériques.
2. La pratique individuelle de la violence dans un contexte de légitimation des activités violentes et illégales
Les formes de militantisme illégales et violentes sont à placer dans un continuum avec les
actions militantes « classiques » car elles en sont difficilement isolables. La plupart des
militants de la gauche révolutionnaire découvrent la violence sur les campus et dans les
quartiers au cours des années 1970. Quelques-uns seulement l’ont connue avant le coup
d’Etat de 1971. Le nombre d’organisations recourant à des pratiques illégales et violentes
au cours des années 1970 augmente fortement255
du fait de la légitimation dont ces
252 Par ce terme nous entendons “l’appartenance à plusieurs structures militants ainsi que les phénomèn es de
reconversion militante », COMBES H., « Des militants par intermittence ? Le Parti de la révolution démocratique au
Mexique (1989-2000) », Critique internationale, 2006/1, n° 30, p. 147. 253 Cette situation illustre la faiblesse des frontières au sein du système d’action de la gauche turque des années 1970.
Une coordination ponctuelle des actions a pu exister entre les organisations du système d’action de la gauche turque au
cours des années 1970. Par exemple lors des grèves de janvier à avril 1980 à Is tanbul les GOE et les syndicats
occupent les usines en opposition au plan négocié par le gouvernement avec le FMI pour faire face à la crise. 254 FILLIEULE O., « Désengagement », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des
mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 185. 255 Dans les années 1960 trois organisations principales organisent la violence et les guérillas urbaines et rurales : le
THKO de Gezmiş débutant ses actions en 1970 sur la théorie guévariste du foco rural, le THKP-C de Çayan, inspiré des
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 78
pratiques font l’objet et de la concurrence accrue entre organisations engagées dans une
stratégie d’escalade pour l’accumulation des ressources. Pourtant, il nous faut relativiser,
dans la perspective de l’étude des carrières, l’emploi de la violence par les militants pris
individuellement.
2.1. La légitimation de la violence politique
Sans aller jusqu’à parler avec Vaner d’une « culture politique violente en Turquie »256
, il
est clair que la violence politique est envisagée comme un agir politique légitime par une
pluralité d’acteurs (extrême droite, extrême gauche, islamistes) depuis la fin des années
1960. Tous les groupes sont en effet convaincus de vivre dans une période révolutionnaire
et que la violence est à l’ordre du jour. Cependant, l’idée de la légitimité de la violence
dans l’accès au pouvoir n’éclot pas à cette période. Bozarslan souligne en effet que la
violence a pu être une arme légitime de la conquête du pouvoir en Turquie depuis la
révolution des Jeunes Turcs de 1908257
. De plus, le caractère révolutionnaire du kémalisme
revendique la violence auto-légitimée car fondatrice258
du régime républicain. C’est en
partie cette vision de la révolution qui a influencé le passage à la lutte armée de plusieurs
groupes dans les années 1960 alors que le kémalisme imprègne encore fortement
l’idéologie de gauche259
. Une part importante des activités des organisations violentes des
années 1970 sera de légitimer leur réappropriation de l’héritage de ces groupes. De l’autre
côté, l’Etat entretient un rapport historique à la violence et à la répression, comme lors des
révoltes kurdes au début de la République en 1925 et 1938 ou lors des mouvements sociaux
comme lors des grèves de Zonguldak en 1965. Cette légitimation du recours à la violence
politique va se trouver renforcé à l’extrême gauche par l’idéologie de la révolution
violente, notamment sous l’influence de théoriciens comme Marighella pour la guérilla
urbaine et Guevara pour la guérilla rurale, dite foco. La violence est alors envisagée comme
Tupamaros uruguayens et de l’avant-garde populaire révolutionnaire brésilienne, lance une guérilla urbaine à partir de
1970 et le TKPLM-TIKKO de Kaypakkaya crée en 1972. 256 VANER S., loc. cit., 1984, p. 85.
BOZARSLAN H., op. cit., 2008, p. 5. 258 Les Jeunes Turcs sont un groupe d’officiers qui renversent le Sultan et instaurent un régime militaire autoritaire en
1908, BOZARSLAN H., « Structures de pouvoir, coercition et violence », in VANER S. (dir.), La Turquie, Paris,
Fayard-CERI, 2005, p.235. 259 Comme les groupes de l’extrême gauche italienne revendiquaient l’héritage de la résistance antifasciste au cours des
années 1970, SOMMIER I., « La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas de l'extrême-gauche
italienne, 1969-1974 », Politix. Vol. 5, n°17, 1992. p. 86-103.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 79
une nécessité historique. Dev Sol par exemple revendique la théorie de la « guerre
révolutionnaire combinée » associant guérilla rurale et urbaine260
.
Dans la pratique, l’emploi de la violence se trouve légitimé de deux manières : par le biais
de justifications normatives d’une part et de justifications instrumentales d’autre part. Les
justifications normatives sont d’ordre idéologique et éthique. Les militants des groupes
armés partagent un imaginaire guerrier repérables par deux éléments : l’idée de constituer
l’avant-garde de la révolution ; une foi dans un changement radical qui implique une étroite
imbrication entre les fins politiques et les moyens militaires, où par conséquent la violence
joue un rôle moteur. Dans la logique qui préside à l’emploi de la violence dans les années
1970, les groupes de la gauche radicale sont imprégnés de la théorie du cycle
« action/répression/mobilisation » visant à créer une mobilisation émotionnelle face à la
répression en révélant la nature « fasciste » du pouvoir et entrainant le soulèvement général
menant à la révolution261
. L’importance du capital physique, la spécialisation des rôles
guerriers et la valorisation du courage, de la virilité et de la force physique ainsi que du
sens du défi dans une ambiance de camaraderie joue également un rôle important.
Les justifications instrumentales recouvrent l’idée de l’efficacité historique de l’emploi de
la violence comme une modalité ordinaire de l’engagement. La crainte d’une fascisation du
pays et d’un coup d’Etat qui devient inévitable dès le début de l’année 1980262
tend à
accréditer cette idée. Dans l’action, la violence est systématiquement justifiée auprès de la
population et des autorités par un tract expliquant les motivations de l’acte comme le font
nombre de groupes d’Europe Occidentale à la même période, tels les Brigades Rouges ou
Action Directe. La violence fournit donc des justifications à l’action et facilite son emploi
pour des militants qui, pour la plupart, n’y ont jamais eu recours avant leur entrée dans les
groupes révolutionnaires.
2.2. Organisation et pratique de la violence dans les organisations de la gauche radicale
L’explication de la violence politique a fait l’objet de nombre de spéculations et d’un
nombre important de travaux de recherche. Une partie de cette littérature est largement
260 DEV-SOL, op. cit., p. 25. 261 BRAUD P., Violences politiques, Coll. Points Essais, Paris, Seuil, 2004, p. 85. 262 SOMMIER I., op.cit., 2008, p. 13.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 80
controversée en raison de ses penchants à la traduire en termes d’irrationalité,
d’agressivité, voire de génétique et d’atavisme263
. Nous défendrons ici « l’hypothèse de
continuité »264
, pour rependre les termes de Dobry, c'est-à-dire l’idée selon laquelle il est
important de considérer que les frontières ne sont pas étanches entre action violente et non
violente et que des va et vient s’opèrent entre les deux dans la pratique militante. Le cas
des militants des organisations révolutionnaires turques des années 1970, hormis celui les
groupes armés, procède davantage d’un passage ponctuel à des actions violentes dans
lequel le hasard joue un rôle important265
. Ces militants sont plus susceptibles d’avoir
recours à la violence mais n’y sont pas prédestinés. Le passage à l’acte s’inscrit donc dans
la continuité du processus de radicalisation dans une période de routinisation de l’emploi
de la violence comme modalité d’action politique.
Cependant, son emploi n’est pas anarchique et aveugle. La violence a pris naissance dans
le sillage d’une contestation politique et elle s’est peu à peu articulée aux dynamiques
conflictuelles qui existaient déjà. L’idéologie joue un rôle peu important car la prédation
des ressources (économiques, symboliques, politiques) est le véritable enjeu de la lutte
dans le cadre d’une violence « intime », c'est-à-dire de proximité. Les affrontements ne
sont pas totalement communautaires même si on y retrouve les clivages religieux et
ethnique révélateurs de la très forte fragmentation locale. Comme l’a montré Gourisse, les
activités violentes apparaissent dans des configurations locales spécifiques aux rapports de
force politiques, notamment sur les campus et dans les « quartiers libérés »266
. La violence
est le plus souvent contextuelle, c’est à dire fruit de rencontres fortuites et d’interactions
quotidiennes entre groupes opposés. Elle mobilise un faible niveau de ressources et se
trouve très localisée. Elle prend la forme d’altercation à la sortie des lycées ou des
universités, des attaques de colleurs d’affiches et des coups de feu en lisière des quartiers
contrôlés par les groupes. La violence peut être considérée comme une pratique de
domination et de contestation, d’organisation et de désorganisation et comme une menace à
l’ordre établi ainsi qu’une concurrence directe au monopole de l’Etat. Celui-ci, au moins
jusqu’en 1979, est relativement peu impliqué dans les incidents qui sont des affrontements
263 BOZARSLAN H., op. cit., 2008, pp. 9-10. 264 DOBRY M., op. cit., 2009 [1986], p. 1. 265 SOMMIER I., « Une expérience « incommunicable » ? Les ex-militants d’extrême gauche en France et en Italie », in
FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 180. 266 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 43.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 81
entre gauche et droite267
. A gauche, l’emploi de la violence est rendu nécessaire dans de
nombreux cas par la pression exercée par les militants du MHP qui obligeaient à une lutte
de défense. Les répertoires d’action violents sont donc des coproductions évolutives entre
les acteurs impliqués268
.
La majorité des militants n’ont utilisé la violence que de manière très épisodique au gré
des sollicitations. Ainsi, Crettiez souligne qu’on n’entre pas soudainement dans la pratique
de la violence mais que l’on « y pénètre lentement, porteur de certains déterminismes mais
confronté à une histoire singulière, à des interactions décisives, à des rencontres
importantes qui conduisent l’acteur vers un engagement non questionné »269
. De nombreux
militants font l’expérience de l’activité illégale mais finalement peu entrent dans la
clandestinité pendant leur militantisme en dehors des quelques groupes armés et des
cellules spéciales. Ces quelques groupes ne représentent que quelques centaines
d’individus sur les milliers de membres des organisations révolutionnaires sur la période.
Par ailleurs, l’expérience de la clandestinité se fait davantage après le coup d’Eta t pour se
sauver de la répression. Les compétences illégales comme le maniement des armes ne
seront actualisées après 1983 que dans une minorité de cas et ne constituent pas une
variable discriminante.
La pratique de la violence comporte une double dimension : une jouant sur l’identité
collective, l’autre étant psycho-individuelle270
. L’expérience du combat devient
« l’instrument de construction du collectif et forge ce que l’on peut appeler une
« communauté émotionnelle »271
. La violence, cultivée par un mode de vie en bande272
,
participe à la cohésion du groupe. Elle produit de l’attachement à l’organisation.
L’organisation des activités violentes est cependant assez faible. Il faut ici distinguer les
actions menées par les groupes armés et celles menées par les GOE. Les premiers, à propos
desquels nous disposons de peu d’informations, sont mieux équipés et plus entrainés. Un
267 UYSAL A., « Organisation du maintien de l’ordre et répression policière en Turquie », in DELLA PORTA D. &
FILLIEULE O. (dirs.), Police et manifestants. Maintien de l'ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po,
2006, p. 261. 268 FILLIEULE O. & DELLA PORTA D., « Introduction - Variations de contexte et contrôle des mouvements collectifs
», in DELLA PORTA D. & FILLIEULE O. (dirs.), Police et manifestants. Maintien de l'ordre et gestion des conflits ,
Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 17-40. 269 CRETTIEZ X., « « High Risk Activism » : Essai sur le processus de radicalisation violente » (seconde partie) »,
Pôle Sud, 2011/2, n° 35, p. 103. 270 SOMMIER I., op. cit., 1998, pp. 61-63. 271 SOMMIER I., op.cit., 2008, pp. 72-73. 272 YON K., loc. cit., 2005, p. 150.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 82
petit nombre ont été formés dans les camps palestiniens du Liban273
, évoluant en groupes
restreints dans les régions rurales pour la plupart ou en milieu urbain en tant que branches
armées des GOE. Ils pratiquent les enlèvements pour obtenir des rançons, les assassinats
ciblés et les braquages pour se financer. Ces groupes, comme le MLSPB, les Savaşcılar ou
les Acilciler, sont cependant activement recherchés et rapidement détruits par les forces de
sécurité et éprouvent des difficultés à se pérenniser et à recruter. La majorité des militants
des GOE pratiquent quant à eux des bagarres, des attaques de foyers et de locaux du MHP,
des sabotages, des mitraillages de cafés « ennemis » visant à permettre le contrôle d’un
lieu, à faire une démonstration de force et à montrer sa main mise sur un espace contrôlé.
Pour l’essentiel, les camps d’entraînement se trouvent dans les villes elles-mêmes. La
gauche ne dispose pas des camps d’entrainement en campagne du MHP et doit composer
avec les espaces qu’elle contrôle. Les militants s’entrainent au sein d’associations créées
sous un label culturel et sportif. Le « karaté » et le « judo » ainsi que le tir deviennent les
sports les plus répandus de ces années274
. Les militants mutualisent leur bourse d’étude
fournie par l’Etat pour acheter quelques armes275
. L’environnement organisationnel dans
lequel évoluent les militants vise ainsi à la « formation d’un habitus militant violent »276
qui relève davantage dans les faits du bricolage et non de l’organisation terroriste
tentaculaire souvent décrite à l’époque.
Au niveau des carrières individuelles, Della Porta avance deux types de
facteurs277
explicatifs dans le passage à la violence: les facteurs « facilitateurs » qui sont
l’expérience antérieure de la violence et la dévotion aux amis et au groupe. Le passage par
un service d’ordre chez certains militants, qui est déjà en soi un début de spécialisation
militante, façonne des dispositions utiles à l’action violente et permet d’établir les rôles
sociaux de chacun, de s’approprier les feeling rules, c'est-à-dire « des normes partagées
concernant les sentiments et émotions appropriés/congruents et confère un « style
émotionnel » particulier au groupe »278
. Les facteurs « précipitants » sont la solidarité avec
un ami arrêté ou la réaction à la mort de militants. Ainsi, les actions de représailles à la
273 Certains des groupes des années 1960 avaient des contacts importants avec les groupes palestiniens (notamment le
THKO de Gezmiş) et y ont fait des stages d’entrainement militaire. Dev-Sol développera des contacts avec le FPLP de
Georges Habache dans les années 1970, BILLION D. loc. cit., 2001, p. 1308. 274 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, p. 191. 275 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 181. 276 CRETTIEZ X., loc. cit., 2011 (b), p. 105. 277 DELLA PORTA D., Social Movements, Political Violence and the State, Cambridge, Cambridge University Press,
1995, p. 95.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 83
suite des attaques des militants d’extrême droite vont devenir courantes et c’est dans ce
contexte que la plupart des militants auront recours à des activités violentes. On observe
ainsi une dimension propédeutique des affrontements de rue pour ces jeunes militants.
Dans les « quartiers libérés », l’apprentissage de la violence se fait par la pratique des tours
de garde au cours desquels les militants se voient confier une arme et sont chargés de s’en
servir en cas d’attaque des militants de droite. La plupart apprennent dans le feu de l’action
et les groupes considèrent cette mission comme un des éléments de la disciplinarisation des
nouvelles recrues279
. La gestion de la violence au cours des manifestations posera parfois
problème lors des provocations de la police et des débordements de certains groupes. Les
mobilisations dégénèrent très souvent en violence parfois sanglante280
. La pratique
effective de la violence au sein des GOE est relativement limitée et circonscrite aux
bagarres et aux affrontements ponctuels du fait du manque de formation et surtout de
moyens. Mais elle marquera durablement les militants, notamment lors de la mort de
camarade abattus par les militants d’extrême droite ou les forces de l’ordre. L’évènement
produit un effet socialisateur à la fois sur le temps court en étant pourvoyeur de
compétence et sur le temps long en fournissant une expérience politique281
. Enfin, certains
militants seront blessés lors des actions. Ces blessures jouent un rôle important et utile
dans l’entretien du militantisme et vaut au militant qui les reçoit la reconnaissance de ses
pairs et atteste de son engagement dans le groupe en se mettant physiquement en danger
pour la cause, ce qui, au final, constitue davantage une rétribution qu’un coût. La violence
est donc un « mécanisme surgénérateur de la loyauté au groupe »282
par son caractère
performatif affirmant le danger que représente le camp opposé et confirmant le besoin
d’engagement.
LA QUESTION DES VICTIMES
La violence au cours des années 1970 en Turquie a fait un nombre de victimes beaucoup
plus élevé que dans les pays d’Europe Occidentale, elles aussi confrontées à la même
278 SOMMIER I., op.cit., 2008, pp. 72-73. 279 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 257. 280 En témoigne le défilé du 1er mai 1977 à Istanbul qui fera 34 morts parmi les participants suite à une panique
provoquée par des tirs venant des toits surplombant la place Taksim. L’origine en est toujours inconnue même si de
forts soupçons pèsent sur les forces de sécurité et les militants de l’extrême droite. 281 IHL O., loc. cit., 2002. 282 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 481.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 84
période à la violence des groupes d’extrême gauche et d’extrême droite, notamment en
Italie. Les chiffres, fautes de sources ou de sources fiables, sont difficiles à établir283
. Selon
le recensement effectué par Gourisse, on compte 2555 morts lors d’affrontements entre
groupes opposés ou avec les forces de l’ordre entre janvier 1977 et décembre 1979284
. La
moyenne du nombre de morts mensuels passe de 18 en 1977 à 194 en 1980 et, à partir de
juillet 1980, à au moins 10 morts par jour principalement à Istanbul, Ankara et dans les
régions du Sud-est. Il faut tenir compte de l’action des groupes indépendantistes kurdes en
lutte contre l’Etat et entre eux (PKK (Partiya Karkerên Kurdistan - Parti des travailleurs
du Kurdistan) et KUK (Kurdistan Ulusal Kurtuluş - Libération Nationale du Kurdistan) et
du Nord-est où les groupes de gauche affrontent principalement les forces de l’ordre. On
dénombre 62 morts parmi les forces de l’ordre de janvier 1977 à décembre 1979285
. Le
débordement de la violence s’observe hors des campus et des milieux étudiants et
l’extension de la mobilisation se constate par le fait que la part des étudiants dans les
victimes des violences diminue à mesure que la violence s’accroit dans la société turque:
ils représentent 82% du total des victimes en janvier 1977 mais ne sont plus que 13,22% en
décembre 1979286
.
3. Faire l’expérience de la répression : la violence policière avant 1980
Le recours à la violence des organisations de la gauche révolutionnaire au cours des
années 1970 a entraîné une réplique du régime et des forces de sécurité avant le coup
d’Etat. Certains militants ont donc développé une expérience de la violence d’Etat et de la
répression avant celui-ci.
La violence des autorités a pris deux aspects : une violence symbolique et le recours à la
violence physique. L’emploi de la violence symbolique s’est orienté sur les discours
véhéments tenus par les responsables politiques à l’encontre de la gauche turque et,
particulièrement, à l’encontre de la jeunesse estudiantine qui la composait. Lors des
283 Le chiffre demeure débattu. Vaner annonce le chiffre de 5 000 tués sur la période 1974 -1980, chiffre qui, en dépit de
la difficulté d’obtenir un compte exact, semble le plus plausible, cité in VANER S., loc. cit., 1984, p. 81. 284 GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 427. 285 Ibid., p. 470. 286 Ibidem.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 85
gouvernements dits de Front nationaliste regroupant l’Adalet Partisi (Parti de la Justice,
droite conservatrice, dirigé par Suleyman Demirel) et le MHP, les condamnations et
menaces ont été les plus violentes. Mais la violence ne s’est pas exprimée que dans les
discours. Lors de ces deux gouvernements de 1977 et de 1978-1979287
des professeurs de
gauche sont mutés et des étudiants de gauche sont renvoyés ou n’ont pas la possibilité
d’obtenir leur diplôme. Ces dispositions ont entrainés des manifestations, des boycotts dans
les universités ont contribué à l’élargissement du recrutement des organisations et ont
favorisé les rapprochements entre mobilisation étudiante et enseignante.
Les militants sont également confrontés à l’utilisation de la violence physique à leur
encontre. Le pouvoir politique réprime la contestation de rue par la répression policière,
prévisible car systématique, ce qui accroit le cout de la mobilisation. La violence policière
est d’autant plus dure dans les régimes autoritaires qu’elle est intimement liée aux
pratiques de la police et à l’appréhension des opposants perçus comme dangereux et
violents. Une police spécialisée dans la gestion des manifestations, la Çevik Kuvvet (Forces
d’intervention rapide), émerge avec le mouvement ouvrier de Zonguldak en 1965288
. Ses
unités sont largement politisées dans les années 1970 et fortement noyautées par le MHP
qui réprime et provoque les militants de gauche avec beaucoup de violence289
. Au cours des
manifestations les altercations avec les forces de l’ordre sont nombreuses comme lors des
manifestations du 1er
mai 1977 ou lors des grèves de 1980 à Istanbul et à Izmir. Les
affrontements avec les forces de l’ordre ont également lieu dans les « quartiers libérés »
quand la police tente de les reprendre290
. Lors des grandes mobilisations sur les campus les
forces de l’ordre interviennent sur demande des recteurs. Ainsi, de mai à septembre 1975
sur le campus d’ODTÜ (Orta Doğu Teknik Üniversitesi – Université Technique du Moyen
Orient), lors du boycott des cours, on compte près de 2500 gendarmes pour 9000 étudiants.
La militarisation de l’espace universitaire facilite la dispersion de manifestations, les
renvois d’étudiants, les gardes à vue et les pressions291
. Les actions menées par les
organisations clandestines armées amènent aussi à des combats avec les forces de l’ordre
287 Voir en annexe 1 la chronologie des gouvernements sur la période 1973-1980. 288 UYSAL A., loc. cit., 2006, p. 263. 289 Ibid., p. 266. 290 Ainsi la « reconquête [par les forces de l’ordre] du quartier Ümraniye à Istanbul en septembre 1977 fait 5 morts, 147
blessés et voit 138 personnes mises en garde à vue, GOURISSE B., op. cit., 2010, p. 328. 291 Ibid., p. 356.
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lors de braquages ou d’opérations de la police pour mettre fin à leurs activités. Certains
militants sont alors capturés et d’autres abattus.
Cette pratique répressive du pouvoir va avoir un effet important sur les carrières
militantes car, comme le souligne Pudal, les expériences militantes jouent fortement dans
la formation des militants à faibles ressources292
. Beaucoup de militants ont connu, entre
1974 et 1980, plusieurs arrestations et gardes à vue suite à des bagarres, des évacuations de
campus, lors de manifestations réprimées ou lors d’arrestations ciblées et ont été
condamnés à de la prison pour quelques jours ou semaines. Au cours des gardes à vue et
des périodes de détention les violences et les tortures sont très fréquentes. Ces courts
séjours en prison ont eu tendance à radicaliser les individus. Subir cette forme de violence
a constitué un important vecteur d’intégration au groupe qui fonctionne sur une
martyrologie et entretient les loyautés. Etre réprimé par l’Etat fasciste est considéré comme
faisant partie du chemin du révolutionnaire. Si des hésitations ont pu se faire jour par la
violence des conditions de garde à vue ou de détention, les membres du groupe présents
avec le militant insistent sur le maintien dans le militantisme. De plus, les nouvelles
relations liées et la camaraderie entretenue au sein de la prison aident les militants à tenir.
Enfin, cette pratique répressive va avoir des effets inverses à ceux espérés. Certains
militants ayant déjà été arrêtés par la passé et étant activement recherchés vont être poussés
à rejoindre la clandestinité et ce sont eux qui vont rejoindre en majorité les groupes armés
chargés des opérations les plus meurtrières. Ainsi donc, la répression policière de la
seconde moitié des années 1970 a le plus souvent comme effet de radicaliser les militants
qu’elle frappe.
Enfin, la répression se trouve réinvestie comme une ressource au sein des groupes
révolutionnaires. Comme le montre Sommier elle peut fournir une ressource identitaire en
fixant un destin commun et en clarifiant les motivations. Elle peut aussi être une ressource
organisationnelle en poussant les groupes à mieux s’y préparer. Elle a une vertu
pédagogique par sa fonction d’affirmation d’une altérité radicale293
. Dès sa sortie de prison
le militant retourne dans son milieu et cette expérience génère une haine et une rancœur
supplémentaire envers les forces de l’ordre « fascistes ». Il ne s’agit donc pas selon nous de
se demander si, de manière générale, la répression produit un sursaut ou au contraire une
292 PUDAL B., op. cit., 1989 293 SOMMIER I., op. cit., 1998, p. 78.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 87
inflexion de l’engagement militant mais de considérer la diversité des situations et la
diversité des contextes répressifs entrainant des attitudes et des comportements variables.
Si dans ces situations la répression peut provoquer un crescendo dans la mobilisation, la
répression militaire qui suivra le coup d’Etat arrêtera net certains individus dans leurs
trajectoires par la compression des opportunités, le coût exorbitant de l’engagement pour
de faibles espoirs de réussite et par une poursuite de la violence envers les militants
d’extrême gauche jamais atteinte.
Au terme de ce chapitre, on voit donc que la radicalité ne préexiste pas à l’engagement
révolutionnaire mais que celle-ci se construit au fil du déroulement non linéaire de la
carrière militante et de son intrication avec le contexte dans lequel évoluent les acteurs. La
carrière radicale est donc un processus au cours duquel l’individu va se familiariser avec
l’organisation qu’il a investie et durant laquelle il va en recevoir rétributions et contraintes
tout en ayant la possibilité de jouer au sein de celle-ci. Il en va de même en ce qui concerne
la pratique et le vécu de la violence politique qui, à l’étude, se révèle être un processus
complexe et erratique qui ne présente qu’une facette de l’engagement. Le déroulement des
carrières au cours de la période 1975-1980 est donc marqué par un investissement profond
dans la cause de la part des militants. Le coup d’Etat du 12 septembre 1980 viendra , par
une violente répression, mettre un coup d’arrêt au développement du militantisme radical et
de la violence politique qui lui est liée.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 88
Chapitre 4 : Le coup d’Etat de 1980 : l’expérience de la répression et de la
détention
« Tout révolutionnaire court le risque d’être, un
jour, arrêté et condamné à de nombreuses années de
détention. Son combat n’en sera pas pour autant
terminé ; l’expérience de la prison sera un
enrichissement et, en prison toujours, il devra
continuer la lutte »294
.
Le coup d’Etat militaire qui survient le 12 septembre 1980 marque un coup d’arrêt dans le
développement de la violence. En effet, une fois au pouvoir, et ce jusqu ’en 1983, les
militaires vont déclencher une vaste campagne de répression, c'est-à-dire la mise en place
d’actions destinées à entraver l’action des acteurs295
, à l’encontre de tous les mouvements
radicaux, et principalement de la gauche. L’objet de ce chapitre est d’explorer les
conditions et les conséquences de la répression sur le système politique et les organisations
de gauche dans un premier temps et sur les carrières des militants dans un second temps.
L’hypothèse qui sous-tend ce chapitre est que la répression va amener une profonde
recomposition du système politique et qu’au sein de cet environnement transfiguré les
militants vont connaitre un important bouleversement de leur carrière personnelle et
militante qu’ils vont s’efforcer de gérer de façon à en limiter l’impact.
1. Les conséquences structurelles du coup d’Etat et la recomposition du champ politique et militant
Le coup d’Etat de 1980 a entraîné une profonde recomposition du régime politique, et par
conséquent des champs politique et militant. Mais il a aussi eu pour conséquence une
féroce répression des militants de la gauche radicale et provoqué de profondes ruptures
dans leurs carrières.
294 MARIGHELLA C., Manuel de guérilla urbaine, p. 12. 295 TILLY C. & TARROW S., op. cit., 2008, p. 353
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 89
1.1. Le coup d’Etat du 12 septembre et la construction du « régime sécuritaire »
Dès le début de l’année 1980, un nouveau coup d’Etat militaire296
semble inévitable pour
enrayer le développement de la violence politique. La violence politique gagne au cours de
cette année, un niveau critique. Pourtant, « le coup d’Etat n’est pas le produit de la
violence mais celle-ci fonctionne comme condition de la possibilité du coup »297
. En effet,
le coup d’Etat survient à l’issue d’un « long processus de dramatisation »298
. Les militaires
le préparent depuis l’été 1979 mais attendent que la violence atteigne un point critique pour
garantir la légitimité de leur putsch et de leur politique de retour à l’ordre afin d’arriver en
pacificateurs et réconciliateurs. Ils s’emploieront ensuite à légitimer leur intervention par
les interventions télévisées répétées du général Evren dénonçant le « spectre du désordre et
du chaos » et mobilisant abondamment la théorie de l’ennemi intérieur299
qui deviendra un
des piliers et du régime qu’ils mettront en place. Les Etats-Unis accordent leur soutien300
au putsch et l’Union Européenne exercera de faibles pressions pendant toute la durée du
régime militaire301
.
Les militaires prennent comme prétexte une manifestation islamiste à Konya réclamant la
mise en place d’un régime islamique sous l’influence de la révolution iranienne de 1979302
pour prendre le pouvoir le 12 septembre en vertu de la loi303
et de leur intime conviction
d’être les « gardiens de l’Etat ». Les militaires putschistes ne sont plus, comme en 1960, de
296 Selon la définition apportée par Tilly et Tarrow : « un groupe d’officiers se met à la tête d’une partie des troupes
pour s’emparer des bâtiments publics, démettre les dirigeants politiques et prendre en main l’appareil d’Etat en
invoquant des motivations patriotiques et en promettant de rétablir l’ordre », Ibid., p. 93. 297 GOURISSE B., op. cit., p. 527. 298 INSEL A., « Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », in DABENE O., GEISSER V., MASSARDIER G.
(dirs.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle. Convergences Nord -Sud, Coll.
Recherches, Paris, La Découverte, 2008, p. 137. 299 « [L’ennemi intérieur] est à la fois une figure de l’indétermination dont les contours sont flous et une figure qui est
souvent captée grâce à une construction métaphorique de cet « intérieur » dans lequel il est censé agir. L’ennemi
intérieur est une production discursive, une production d’un ou plusieurs locuteurs qui s’expriment à partir d’espaces
sociaux et institutionnels différents. […] La tâche primordiale du politique consiste à créer la catégorie « ennemi »
pour, ensuite, le nommer, c’est-à-dire le démasquer pour l’identifier : bref, le construire », CEYHAN A. & PERIES G.,
« Introduction. L'ennemi intérieur: une construction discursive et politique », Cultures & Conflits, n°43, 2001. 300 DORRONSORO G., Que veut la Turquie ? Ambition et stratégies internationales, Coll. Mondes et nations, Paris,
Autrement, 2009, p. 60. 301 DAGI I. D., “Democratic Transition in Turkey, 1980 -83: The Impact of European Diplomacy”, Middle Eastern
Studies, Vol. 32, No. 2, 1996, pp. 124-141 302 La décennie 1970 voit le développement de l’islam politique en Turquie sous la direction de son leader
charismatique, Necmettin Erbakan, fondateur de multiples partis islamistes régulièrement interdits par la Cour
constitutionnelle de Turquie. 303 L’article 35 de la loi n°211 du 4 janvier 1961 relative au service interne des forces armées turques attribue des fonctions
extramilitaires à l’armée. Cet article fut souvent interprété de façon large en sorte qu’il fournit une sorte de légitimité à de
nombreuses interventions militaires.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 90
jeunes officiers réformateurs, il s’agit là des chefs d’état major du Conseil de Sécurité
Nationale (CNS), c'est-à-dire du sommet de la hiérarchie militaire304
. Le 14 septembre, le
général Evren devient officiellement chef de l’Etat, le CNS nomme le 21 un gouvernement
sous la direction de l’amiral à la retraite Bülent Ulusu . Ce gouvernement ne comporte
aucun ex-politicien car ils sont alors tous emprisonnés.
Les militaires sont proches des idées de la droite radicale mais non directement connectés
à elle. Ils se montrent davantage réactionnaires et anticommunistes, partisans d’un
kémalisme autoritaire305
. Le MHP n’a pas réussi, comme il l’espérait, à récupérer le coup
d’Etat même si son idéologie convergeait en certains points, sans s’y confondre totalement,
avec la conception autoritaire, répressive et nationaliste qu’ont du kémalisme les généraux
de la junte. Cela l’a cependant relativement épargnée dans la répression.
Les militaires rendent le pouvoir aux civils le 6 décembre 1983 après 39 mois de
dictature, non sans avoir profondément transformé le système politique. Ainsi, au cours de
leurs trois années à la tête de la Turquie, les militaires vont s’employer à deux tâches
principales. D’une part, l’éradication de la gauche que nous verrons plus en détail par la
suite et la construction d’un pouvoir que Dorronsoro nomme « régime sécuritaire », notion
que nous préférons à celle de « régime prétorien »306
car elle prend davantage en compte
les relations entre les mobilisations et le pouvoir. La caractéristique principale du régime
sécuritaire réside dans l’imbrication entre la « politique institutionnelle et le champ
sécuritaire »307
. Celui-ci fonctionne sur la base d’une méta-idéologie308
axée sur deux idées
fortes. D’une part, l’obsession de la sécurité nationale (Milli Güvenlik) introduite dès les
débuts de la République, développée dans les années 1960 et imposée comme idéologie
fondatrice du régime après 1980 et qui fonctionne comme l’expression d’une rationalité
particulière liée à des contraintes de sécurité309
. D’autre part, la théorie de l’ennemi
304 Les putschistes sont les chefs d’Etat-major de chaque corps d’armée dirigés par le Général Kenan Evren, chef
d’Etat-major. 305 Comme le soulignent Bayart et Vaner, l’ambigüité du kémalisme favorise sa manipulation car il est « simultanément
réformisme autoritaire et aspiration à la démocratie libérale de type occidental » ce que la comparaison des coups
d’Etat de 1960 et de 1980 illustre parfaitement, BAYART J-F. & VANER S., loc. cit., 1981, p. 42. 306 Selon la définition apportée par Insel à ce concept comme étant le « processus à travers lequel l’armée, soutenue par
la haute bureaucratie civile, s’érige en pouvoir politique indépendant, soit en ayant effectivement recours à la force,
soit en menaçant d’y recourir », INSEL A., op. cit., 2008, p. 135. 307 DORRONSORO G. « Introduction. Mobilisations et régime sécuritaire », in DORRONSORO G. (dir.), La Turquie
conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire , Paris, CNRS Editions, 2005, p. 22. 308 Dorronsoro parle à ce sujet des « règles en partie implicites touchant à ce qu’il est légitime de dire, notamment pour
les groupes contestataires », Ibid., p. 24. 309 DORRONSORO G., « Réflexions sur la causalité d’un manque : Pourquoi y a -t-il si peu de mobilisations en Turquie
? », Notes du CERI, 2001, p. 7.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 91
intérieur manipulé de l’extérieur, ennemi qui fut à tour de rôle la gauche, les islamistes et
les kurdes, entraine la criminalisation des activités protestataires qui remettent en cause la
sécurité nationale310
. Depuis le coup d’Etat de 1980, « le système politique turc fonctionne
finalement sur la logique de l’état d’exception, justifiée par les effets de la pratique c'est-à-
dire la violence politique »311
. Cette situation de fermeture politique explique en partie le
maintien de la violence kurde et, dans une moindre mesure, islamiste et d’extrême gauche
au cours des années 1980 et surtout 1990.
L’objectif déclaré des militaires en 1980 est de dépolitiser la société312
turque. Cette
politique va s’incarner à travers la recomposition du paysage politique et institutionnel et
par l’imposition de la « synthèse turco-islamique »313
sensée formuler l’alternative aux
idées socialistes. Une nouvelle constitution est adoptée par référendum le 17 juillet 1982314
et
le général Evren devient président de la République, poste qu’il occupera jusqu’en 1989.
La nouvelle architecture institutionnelle accroit les pouvoirs de l’exécutif et donne une
grande autonomie aux institutions sécuritaires315
qui disposent d’un droit de regard
important sur la vie politique via le CNS présidé par les militaires et dont les avis sont
nécessairement appliqués316
. L’autonomie des universités est supprimée et elles se trouvent
mises sous la tutelle du YÖK (Yüksek Öğretim Kurulu – Conseil de l’enseignement
supérieur) qui nomme les recteurs et procède à une épuration de l’enseignement supérieur.
La liberté de la presse, syndicale notamment en matière de grève, et les libertés
individuelles sont sévèrement encadrées et les libertés de parole et d’association peuvent
être suspendues ou annulées en cas de « menace à l’ordre républicain ». Cette
transformation du régime entrainera une importante recomposition du champ politique et
du champ partisan. C’est à partir de cette date qu’émerge dans la littérature concernant la
310 UYSAL A., loc. cit., 2006, p. 257-278. 311 DORRONSORO G., loc. cit., 2001, p. 10. 312 PEROUSE J-F., La Turquie en marche. Les grandes mutations depuis 1980 , Paris, La Martinière, 2004, p. 7. 313 Gilles Dorronsoro à dégagé les éléments constitutifs de cette doctr ine des putschistes de 1980 : 1) Attaque des
ennemis intérieurs précipitant le déclin culturel national, 2) revalorisation de la culture nationale, 3) revalorisation des
valeurs de l’islam, 4) rattrapage économique de l’Occident et importation de sa cultur e, 5) restauration de l’Etat, in
DORRONSORO G., op. cit., 2009, pp. 34-35. 314 Cette constitution est toujours en vigueur aujourd’hui mais a fait l’objet de multiples modifications afin de
l’assouplir. 315 Nous parlons ici des forces de sécurité en général. Celles-ci sont loin d’être homogènes en leur sein et de
fonctionner en parfaite coordination mais, afin de ne pas alourdir inutilement le propos, nous nous contenterons de
cette appellation. Sur la politisation des forces de sécurité voir BAYART J-F. & VANER S., loc. cit., 1981, p. 41-69 et
GOURISSE B., « Pluralité des rapports aux normes professionnelles et politisation des pratiques dans la police turque des
années 1970 », European Journal of Turkish Studies, n°8, 2008. 316 Son rôle politique, aujourd’hui diminué, a fait l’objet de réformes multiples, notamment depuis l’arrivée au pouvoir
de l’AKP en 2002 et du bras de fer engagé entre le parti et les militaires.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 92
Turquie le débat sur l’apparition progressive de la « société civile »317
. En effet, la
fermeture et le contrôle du champ politique et la dépolitisation forcée de la société a obligé
les acteurs mobilisés à modifier les formes, les espaces et les modes d’action protestataires
pour exprimer leurs revendications.
1.2. La répression des années 1980-83 : la déstructuration de la gauche et de son système d’action
A la suite du coup d’Etat l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire et l’interdiction de
quitter le pays sont décrétés. La loi martiale est proclamée dans 67 départements, donnant
le pouvoir aux militaires de suspendre les publications, les grèves, les manifestations et les
réunions, et leur permettant de renvoyer les fonctionnaires locaux, centraux et
universitaires.
Les militaires mettent rapidement en place une terreur d’Etat contre-insurrectionnelle en
insistant largement dans les médias qu’ils ont mis sous contrôle sur l’importance et la
légitimité de la répression. Il semble possible de dire que la gauche principalement est
désignée par un discours diabolisant comme « bouc émissaire » au sens que donne Girard à
ce concept318
, c'est-à-dire qu’elle est désignée responsable par imputation d’actes
répréhensibles car elle est sacrifiable et considérée comme l’ennemi intérieur. Les chiffres
de la répression sont difficiles à établir avec certitude du fait de l’origine des sources qui
sont celles des organisations militantes d’un coté et les sources militaires de l’autre et qui
laissent donc un doute quand à leur véracité à défaut de neutralité.
Des cours martiales sont mises en place pour juger les délits idéologiques au titre des
articles 141 (vouloir organiser l’hégémonie d’une classe sur une autre) et 142 (faire de la
propagande dans ce but) du code pénal : 167 procès de masse sont conduits dont 134 contre
des organisations de gauche (partis politiques comme le TIP, les syndicats et notamment la
DISK, les organisations étudiantes notamment Dev-Genç et Dev-Yol et les groupes armés),
12 contre les organisations d’extrême droite et 21 contre les « organisations séparatistes
317 GROC G., « La « société civile » turque entre politique et individu », Cahiers d'Etudes sur la Méditerranée Orientale et le
monde Turco-Iranien, n°26, 1998. 318 GIRARD R., Le bouc émissaire, Coll. Biblio Essais, Paris, Le livre de poche, 1986.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 93
kurdes »319
. Les militaires dissolvent 23 667 associations suite au coup d’Etat320
. Les
arrestations sont conduites à grandes échelle : entre septembre 1980 et décembre 1981,
43 140 personnes dont 21 864 militants d’extrême gauche, 5 953 militants d’extrême droite
et 2 034 « séparatistes kurdes » sont arrêtées321
. Ces procès et arrestations vont
durablement déstructurer le système d’action de la gauche turque.
BILAN DE LA REPRESSION 1980-1983322
:
Personnes incarcérées: 650 000.
Nombre de procès intentés: 210 000.
Personnes jugées pour appartenance à une organisation subversive: 98 404.
Nombre de procès où l’exécution a été prononcée : 537.
Exécutés: 49 personnes.
Morts documentées des suites de la torture et d’absence de soins médicaux: 171 personnes.
Morts suite à des grèves de la faim entre 1980 et 1983: 14 personnes.
De nombreux disparus non référencés.
Privation de citoyenneté: 14 000 personnes.
Personnes licenciées: 30 000 personnes.
Si la possibilité d’un coup d’Etat semblait actée au cours de l’année 1980, les groupes de
gauche n’avaient pas anticipé l’ampleur de la répression qui s’ensuivrait et , contrairement
au MHP, ils ne disposaient pas d’assez de soutiens dans l’appareil d’Etat et dans la
population pour en limiter l’impact. En effet, la fermeture du régime politique leur
supprime l’accès aux ressources politiques et la répression dont ils font l’objet supprime
systématiquement et méthodiquement leur présence dans les campus universitaires et les
lycées.
Certains groupes tentent de poursuivre la lutte soit directement sur le sol turc soit depuis
l’exil, option que choisissent un certain nombre de militants. Des militants de Dev-Sol
s’implantent en Europe Occidentale et créent le Avrupa Kurulu (« Comité Europe »
319 HALE W., “Military rule and political change in Turkey, 1980-1984”, in GÖKALP A. (dir.), La Turquie en
transition. Disparités, identités, pouvoirs, Paris, Editions Maisonneuve Larose, 1986, p. 163. 320 DORRONSORO G. loc. cit., 2005, p. 15. 321 GUNTER M., loc. cit., 1989, pp. 69-70. 322 Les chiffres sont issus des travaux de recension menés par BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, GOURISSE B., op. cit.,
2010 et MASSICARD E., « Répression et changement des formes de militantisme : carrières et remobilisation à gauche
après 1980 en Turquie », Revue européenne d’analyse des sociétés politiques , n°28, 2010, p. 6.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 94
Allemagne – Autriche – Belgique)323
. Ils détournent un avion turc en 1981 et coordonnent
deux actions contre un local d’extrême droite turque et contre les intérêts d’Israël en mars
1982 avec Action Directe324
. Mais l’organisation ne subsiste qu’à un niveau extrêmement
limité et ne parvient à s’implanter que marginalement au sein des communautés turques
d’Europe325
. En Turquie, Dev Yol crée, quelques temps avant le coup d’Etat, les Silahlı
Diremiş Birlikleri (Unités de résistance armées) dans les campagnes du Nord-est et les
Devrimci Savaş Birliği (Unité de guerre révolutionnaire) dans les villes entre Samsun et
Artvin. Ces unités virent des militants les rejoindre après le coup d’Etat mais elles furent
vite détruites. En 1982, se forme le Faşizme Karşı Birlesik Diremiş Cephesi (Front de
résistance contre le fascisme – FKBDC) présent à Tunceli et Ordu pour tenter de regrouper
ceux étant passés à travers les mailles de la répression et tenter de fédérer la population
contre les militaires. Mais le Front est rapidement démantelé du fait d’une mauvaise
organisation et d’un rapport de force disproportionné avec les forces de sécurité. La
répression va donc rapidement détruire les organisations de la gauche radicale et les
militants qui les composent vont ainsi voir leurs carrières profondément bouleversées.
2. Les conséquences de la répression sur les carrières
La répression dont vont faire l’objet les organisations de gauche, et tout particulièrement les
organisations radicales, va avoir des conséquences importantes sur les carrières des militants
engagés en leur sein. La détention que connaitront la plupart d’entre eux donnera par ailleurs lieu
à une redéfinition de leur identité et de leur engagement.
2.1. Répression et « ruptures biographiques » : la déstructuration des parcours individuels
La répression engagée par les militaires à la suite du coup d’Etat de 1980 à l’encontre des
militants de la gauche révolutionnaire va constituer chez eux une « rupture
323 BILLION D. loc. cit., 2001, p. 1308 324 SOMMIER I., op.cit., 2008, p. 112. 325 Cet échec s’explique en partie par leur faible organisation et par la stratégie plus ancienne et plus marquée
d’implantation du MHP au sein de ces communautés. Sur ce sujet voir, RIGONI I ., Mobilisations et enjeux des
migrations de Turquie en Europe de l'Ouest , Coll. Logiques sociales, Paris, L'Harmattan, 2001.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 95
biographique »326
, c'est-à-dire un évènement brutal impactant durablement l’existence d’un
individu. Il faut la considérer comme une contrainte, comme une expérience mais qui entre
en résonnance avec d’autres variables. Les changements individuels d’attitude et de conduite
sous l’effet de la répression n’obéissent pas à un schéma action/réaction mais s’inscrivent dans
des processus longs et complexes. Massicard propose deux pistes différentes pour envisager
ces poursuites de carrières : la première, synchronique, est attentive aux stratégies mises en
œuvre face à la répression et l’autre, diachronique, est soucieuse de relier les stratégies aux
formes d’action protestataires qui l’ont précédée et qui la suivent327
. Cette seconde
dynamique fera l’objet du dernier chapitre, celui-ci étant consacré à l’impact synchronique
de la répression sur les parcours individuels. L’important n’est donc pas de s’intéresser à la
rupture en tant que telle pour ne pas la surestimer mais plutôt de la réinscrire dans le temps
long de la vie de l’acteur d’un point de vue tant objectif que subjectif.
D’un point de vue objectif, les militants vont, pour un certain nombre d’entre eux, payer
leur militantisme au prix de la déstructuration de leur vie privée. Les arrestations et la
détention vont interrompre la scolarité et les études qui seront reportées sinon
définitivement arrêtées. Les militants membres de la fonction publique en seront exclus et
nombre d’autres se trouveront au chômage. En 1980, on estime que seulement un tiers
(27%) des militants de gauche sont alors mariés328
, les autres se voient obligés de reporter
leur mise en couple et la constitution d’un foyer. Certains ne se marient et ne valident leur
diplôme universitaire qu’à leur libération. La répression a donc marqué un coup d’arrêt
dans les différentes sphères de vie dans lesquelles l’individu pouvait se trouver engagé.
Les faibles réseaux et la faible pénétration de l’Etat par les groupes de gauche ne leur
permettra pas de compter dessus pour atténuer la répression militaire qui modifie fortement
la structure des coûts et des avantages de la mobilisation. Face à cette évolution, les acteurs
vont tenter de mettre en place une stratégie afin d’en limiter les coûts. Les stratégies
individuelles méritent attention ici, les faibles stratégies collectives venant d’être abordées.
On peut en distinguer deux principales : l’entrée en clandestinité et l’exil.
326 Les ruptures biographiques peuvent être entendues comme les « deuils précoces et violents parmi les intimes, fait
d’avoir risqué la mort, exclusion d’institution, actes de « trahison » de certains groupes d’appartenance, exils ou
départs forcés du pays d’origine », éléments auxquels Bennani-Chraïbi ajoute « la détention en rapport avec
l’expression d’opinions et avec la participation à des actions et des organisations de nature politique, que celle-ci ait été
subie par l’acteur ou par ses proches », SIMEANT J., « Entrer, rester en humanitaire : des fondateurs de MSF aux
membres actuels des ONG médicales françaises », Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 52 et
BENNANI-CHRAÏBI M. loc. cit., 2003 p. 344. 327 MASSICARD E., loc. cit., 2010, p. 2.
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La mobilisation étant brisée à court terme, certains militants vont choisir l’exit329
et tenter
de se cacher, parfois dans la clandestinité, pour tenter de limiter l’impact de la répression.
Ce retrait du militantisme peut être provisoire ; l’engagement est mis en veilleuse pendant
les années du régime militaire où les militants vont ainsi couper tout lien avec leur
organisation et se replier sur leur région d’origine ou espérer qu’ils seront épargnés par les
poursuites. A partir de la seconde moitié des années 1980, lorsque renaissent les
mobilisations en Turquie, ces anciens militants vont, en fonction de l’évolution de leur
carrière personnelle, faire le choix de « rentrer dans le rang » ou de se réengager.
Les militants qui en ont l’occasion et les moyens vont choisir l’exil, soit directement en
Europe (Allemagne et Suède principalement), parfois après un passage par les pays du
Proche-Orient (Syrie et Liban). Certains obtiendront le statut de réfugié politique et
essaieront de poursuivre leur militantisme en mobilisant la communauté turque de ces pays
contre la répression et le régime militaire330
. Ils se heurteront rapidement aux difficultés de
mobiliser transnationallement sans relai au sein du pays et avec une faible audience à
l’extérieur331
. Les trajectoires qui suivent la répression ont ainsi varié en fonction des
opportunités laissées par la vague de répression, mais aussi en fonction de celles saisies et
provoquées par les militants. La majorité d’entre eux feront cependant l’expérience de la
détention.
2.2. La détention : une expérience militante soumise à des impératifs contradictoires.
2.2.1. « L’intimité du souvenir » : la torture comme expérience traumatique
L’expérience de la détention dans les prisons militaires a durablement marqué les
militants de gauche et a constitué un choc personnel et une reconsidération de
l’engagement. Il faut pourtant, dans l’analyse de la répression, éviter « la sous-évaluation
328 BOZARSLAN H., loc. cit., 1999, p. 207. 329 HIRSCHMAN A. O., op. cit., 1995 [1970]. 330 RIGONI I., op. cit., 2001. 331 GROJEAN O., La cause kurde, de la Turquie vers l’Europe. Contribution à une sociologie de la transnationalisation des
mobilisations, Thèse de doctorat à l’EHESS, 2008.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 97
[et] la surévaluation victimisante »332
de la violence qui est à la fois physique et
symbolique.
Les conditions d’arrestation puis de détention sont particulièrement sévères. La torture,
qui est un des modes de répression, est systématiquement employée par les forces de
sécurité, notamment dans les prisons. Les chiffres n’existent pas sur la pratique de la
torture mais on peut penser que des dizaines de milliers de personnes ont été torturées
depuis 1980 et plusieurs centaines de milliers de personnes dans les milieux étudiants,
syndicaux et politisés ont été indirectement affectés333
. La torture, physique ou mentale,
symbole de la négation de statut, consiste en l’exercice de la violence sur un individu
incapable de se défendre. Plusieurs types de torture sont pratiqués au cours de la période :
une torture violente, souvent exécutée en prison, comme la falaka334
, et une torture que
Dorronsoro nomme la « torture discrète », c'est-à-dire « une violence qui ne marque pas les
corps, qui ne cherche pas principalement à obtenir des renseignements, ni à punir, qui
s’inscrit dans un emprisonnement de courte durée, qui est dissimulée dans son exercice,
mais dont certains effets sont attendus sur les comportements des militants politiques ou
associatifs »335
. L’exercice de la torture a pour but d’obtenir des informations lors des
phases d’arrestations de militants. Mais elle est parfois pratiquée de façon plus dissuasive
dans l’objectif de décourager toute velléité protestataire à l’avenir en transformant
profondément l’individu et ses schèmes de perception mais sans lui inculquer un nouveau
rôle. La torture vise à recréer une distance entre les individus et les institutions, et
notamment les forces de sécurité, en perte de légitimité avant le coup d’Etat.
La torture peut avoir des effets variables sur les individus. Les souffrances occasionnées
par la coercition ne se limitent pas au domaine matériel mais ont une dimension
traumatique et psychique évidentes en ce qu’elles dépossèdent durablement l’individu de la
maitrise de soi, de sont temps et de son espace336
. On ne discutera pas ici les dimensions
psychologiques même s’il nous semble pertinent d’évoquer le traumatisme que constitue la
torture chez un individu. Celui-ci peut être appréhendé comme une atteinte aux fondements
332 ROMANI V., « Enquêter dans les Territoires Palestiniens - Comprendre un quotidien au-delà de la violence
immédiate », Revue Française de Science Politique, Vol 57, n°1, 2007, p. 45. 333 DORRONSORO G., « La torture discrète : capital social, radicalisation et désengagement militant dans un régime
sécuritaire », European Journal of Turkish Studies , n°8, 2008. 334 Il s’agit de la bastonnade sur la plante des pieds. 335 Elle englobe de nombreuses pratiques allant de la privation sensorielle, aux mauvais traitements ne laissant pas de
traces physiques, aux humiliations combinant violence physique et mentale, DORRONSORO G., loc. cit., 2008. 336 ROMANI V., loc. cit., 2007, pp.30-31.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 98
de l’identité individuelle provoquant une transformation de l’être au monde337
. Ainsi, la
torture constitue presque toujours une rupture biographique qui entraine une transformation
de l’engagement. Les mauvais traitements subis en prison sont incorporés à l’histoire
personnelle, appartiennent à « l’intimité du souvenir »338
, et influencent la carrière des
militants et les stratégies qu’ils mettront en place à l’issue de leur détention.
Deux facteurs viennent atténuer l’impact de la répression sur les individus, non en les
immunisant mais en les aidant à tenir. D’une part, le fait d’être torturé pour des raisons
politiques laisse souvent moins de séquelles car les militants peuvent donner un sens à leur
lutte et à la violence subie qui devient prévisible par les informations militantes reçues et
par le renforcement dans l’idée qu’ils sont victimes d’un régime « fasciste ». D’autre part,
les violences subies peuvent être appréhendées comme un stigmate positif dans la
martyrologie de la gauche et constituer un facteur d’intégration au groupe dans la mesure
où l’individu torturé est pris en charge et devient psychologiquement dépendant au groupe
pendant sa détention. La détention joue un rôle important dans le réseau de sociabilité et
l’affectivité des militants emprisonnés qui vont renforcer les liens antérieurs et y
développer de nouveaux. Ces liens joueront un rôle non négligeable dans la réorientation
ultérieure des carrières militantes.
2.2.2. La prison comme espace d’affrontement entre l’Etat et les organisations révolutionnaires.
La majorité des militants emprisonnés au cours des années 1980 ont écopé de peines
s’étalant sur deux à dix ans de prison au cours de procès collectifs qui ont prononcé des
peines pour plusieurs dizaines de militants à la fois. Les militants rencontrés par
Massicard339
n’ont ainsi pas fait plus de deux ans de détention. Ce chiffre varie en fonction
de la position tenue par les individus dans leurs organisations et de leur âge. Il est difficile
de faire une moyenne de la durée de la détention des militants étant donné la faiblesse des
sources sur le sujet. Mais l’interrogation d’un certain nombre de militants permet d’estimer
337 « Un traumatisme est un évènement dont l’impact déborde les capacités de résistance de l’individu et détruit en
partie la trame fondatrice de son sentiment d’identité. Il démantèle le rapport au monde de la victime et l’oriente
désormais en la tenant sous influence, déchirée entre un avant et un après l’évènement », LE BRETON D., Expériences
de la douleur. Entre destruction et renaissance , Coll. Traversées, Paris, Métailié, 2010, p. 136. 338 ORRANTIA J. « Looking back - Looking in. Les conséquences de la terreur et l'intimité du souvenir (essai
d'anthropologie visuelle) », Tracés, 2/2010, n° 19, p. 121-138. 339 MASSICARD E., loc. cit., 2010, p. 6.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 99
que la majorité est sortie à la fin des années 1980 et qu’aucun n’a bénéficié de remise de
peine ou d’amnistie. A la différence de l’Italie, les militaires turcs ne cherchent pas susciter
les « repentis et les dissociés »340
dans le but d’obtenir des informations et, lors du retour
du pouvoir civil, le MHP récemment reconstitué, s’oppose fortement en 1984 à une loi
prévoyant des remises de peine pour les militants révolutionnaires repentis décidés à
collaborer avec la justice341
.
La période de détention ne sera pas une période d’inactivité et de simple sujétion à
« l’institution totale »342
qu’est la prison et constituera une expérience importante dans la
carrière des individus, principalement du fait de la résistance mise en place dès le début des
années 1980 par les organisations révolutionnaires face à la « domestication des corps »343
inhérente au milieu carcéral. Cette résistance ira de la prise en charge des membres
victimes de la torture à la transformation de la détention en espace de lutte. La résistance
prend deux formes principales : un travail de maintien du groupe et de renforcement des
liens collectifs d’un côté et les campagnes de grèves de la faim d’un autre côté. A la fin des
années 1970 l’administration pénitentiaire turque mettra en place des dortoirs au sein des
prisons. Ce choix résulte de la nécessité de séparer les militants d’extrême gauche et
d’extrême droite qui s’affrontaient en prison. Les dortoirs peuvent accueillir de 30 à 100
personnes mais sont largement surchargés du fait de l’afflux de prisonniers entre fin 1980
et fin 1982. Les dortoirs se sont donc retrouvés homogénéisés politiquement et ont donné
lieu à une « certaine sous-traitance de l’ordre carcéral à ces organisations »344
. La prison
devient une scène d’affrontement entre les organisations révolutionnaires et l’Etat. Celle-ci
n’est pas un « dispositif de soustraction au monde qui rompt le temps de l’action »345
,
l’enceinte pénitentiaire s’est transformée en terrain de lutte. Le contrôle de l’organisation
et le maintien de la discipline en détention sur les militants ne se relâche pas, bien au
contraire. Ils reçoivent des injonctions au maintien de l’engagement et doivent écrire des
rapports et des autocritiques tout en participant aux actions contre l’administration
340 SOMMIER I., « Repentir et dissociation : la fin des "années de plomb" en Italie ? », Cultures & Conflits, n°40,
2000, p. 43-61. 341 VANER S., loc. cit., 1984, p. 92.
342 GOFFMAN E., op. cit., 1968. 343 FOUCAULT M., Surveiller et punir, Coll. Tel, Paris, Gallimard, 1998. 344 MASSICARD E., « La réforme carcérale en Turquie », Critique internationale, n°16, 2002, p. 158. 345 LINHARDT D., « Réclusion révolutionnaire. La confrontation en prison entre des organisations clandestines
révolutionnaires et un Etat – le cas de l’Allemagne dans les années 1970 », Cultures & Conflits, n°55, 2004, p. 113.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 100
pénitentiaire qui peuvent être de troubler l’ordre, de recourir à la violence directe contre les
gardiens.
De plus, les militants de la gauche radicale emprisonnés vont, dès le début des années
1980, réactiver un répertoire d’action courant346
: la grève de la faim347
. Durant toute la
décennie, la grève de la faim devient le symbole de la résistance à l’Etat turc pour l’extrême
gauche via le « jeûne à mort » (Ölüm orucu). Chez les militants qui la pratiquent, la grève de
la faim va constituer un moment important de leur détention et de la poursuite de la lutte
contre l’Etat. Elle fait partie des dispositifs de « violence contre soi », c'est-à-dire des « actions
volontaires de dégradation physique, voire de destruction de son propre corps afin de protester
ou de défendre une revendication »348
mises en place dans le cadre de relations de pouvoir
asymétriques. Le corps souffrant y joue un rôle de construction symbolique par l’individu et
d’arme politique de dénonciation qui renverse le stigmate de la violence subie. Ainsi, une
campagne de grève de la faim est lancée en 1984 au pénitencier de Metris à Istanbul où les
prisonniers réclament la fin de la torture et le droit de porter des vêtements civils plutôt que
des uniformes de détenus. Le gouvernement ne cède pas, quatre prisonniers meurent de
faim. En effet, contrairement à ce qu’explique Linhardt pour le cas ouest -allemand349
, la
junte militaire ne cherche pas, pour sa légitimité, à maintenir en vie les grévistes de la
faim. Les premières grèves de la faim ne trouvent que peu de relais extérieurs à la prison
dans la première moitié des années 1980 où les mobilisations sont interdites. Celles-ci se
développeront ensuite en lien avec la diffusion de la lutte pour le respect des droits de
l’Homme en Turquie que nous aborderons dans le chapitre suivant.
2.3. La détention comme période de redéfinition identitaire
La période de la détention est une période particulièrement difficile pour les militants. Les
conditions de vie y sont particulièrement sévères et la torture laisse des traces indélébiles dans
346 Le poète de gauche Nazîm Hikmet avait mené une grève de la faim en détention dans les années 1950 et par Gezmiş en avait
également menée une dans sa prison d’Ankara en 1971. Ce répertoire sera repris ensuite par le PKK dans ses luttes. 347 « Privation de nourriture, à caractère public, associée à une revendication, face à un adversaire ou une autorité
susceptible de satisfaire la revendication proclamée, et impliquant le plus souvent la mise en danger du gréviste, sous
des formes ou des modes d’action très différents », SIMEANT J., La grève de la faim, Coll. Contester, Paris, Presses de
Sciences Po, 2009, p. 8. 348 GROJEAN O., « Violences contre soi », in FILLIEULE O., MATHIEU L. & PECHU C. (dirs.), Dictionnaire des
mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 565. 349 LINHARDT D., loc. cit., 2004, p. 113-148.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 101
les corps et dans les esprits. Cette situation est proche de ce que Strauss appelle un « accident
biographique »350
en mettant l’accent sur les processus de « désidentification » et d’« initiation
» qui peuvent produire des changements durables et irréversibles des identités. La détention va
ainsi conduire les militants à opérer une réflexion sur leurs parcours et leur engagement. Mais,
parallèlement, chaque militant reçoit des injonctions contradictoires particulièrement difficiles à
gérer.
D’un côté, l’univers pénitentiaire et la soumission à la torture commande de cesser le
militantisme une fois sorti sous peine de subir un traitement similaire lors d’un séjour ultérieur
en détention. Ces impératifs vont faire entrer dans la balance le risque et le coût du maintien de
l’engagement. De l’autre, l’organisation dont il fait partie garde un contrôle important sur lui
dans un contexte de promiscuité et de danger permanent tout en lui étant un refuge, lui
ordonne de maintenir son engagement et de poursuivre la lutte en prison. Le militant est ainsi
pris en étau alors qu’il est lui-même dans une période de redéfinition identitaire.
Nombre de militants vont mener un travail de réflexion et amorcer leur désengagement
sous le double effet de la torture et de la prise de conscience de l’échec du processus
révolutionnaire qu’ils croyaient enclenché en Turquie. D’autres vont faire évoluer leur
engagement au contact d’individus engagés dans d’autres causes émergentes , comme par
exemple le mouvement indépendantiste kurde qui fera de la prison un important lieu de
recrutement au cours des années 1980. Des militants de la gauche radicale d’origine kurde
le rejoindront alors. Enfin, certains vont faire le choix de ne pas renoncer au militantisme
mais de renoncer à la violence trop couteuse et trop risquée et réinvestirons un militantisme
plus classique quand celui-ci reprendra de l’ampleur à la fin des années 1980. Ainsi,
comme le souligne Bennani-Chraïbi, « à moyen et long terme, la répression occasionne une
véritable reformation des identités individuelles […] sur la base d’un processus de
décomposition/recomposition [et] d’une redéfinition des stratégies »351
. La répression
constitue donc un traumatisme pourvoyeur d’expérience dans la carrière militante.
Le coup d’Etat du 12 septembre 1980 marque une rupture importante dans l’histoire turque, et
tout particulièrement dans l’histoire de la gauche turque. Il peut être considéré comme un
350 STRAUSS A., op. cit., 1992. 351 BENNANI-CHRAÏBI M., loc. cit., 2003 p. 346.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 102
évènement fondateur contribuant à remettre les « compteurs à zéro » selon l’expression turque
baştan sil352
. La gauche radicale va ainsi se trouver profondément et durablement déstructurée
par les persécutions du régime militaire et devra attendre plusieurs années avant de recouvrer le
droit à la parole et de réussir à se réorganiser. Les carrières des militants vont s’en trouver
profondément affectées et la détention constituera une période difficile à gérer. Leurs choix et les
contraintes de la période qui suit leur détention vont les conduire à adopter des perspectives
différentes. C’est à l’étude de ces différents aspects que sera consacré le dernier chapitre.
352 MONCEAU.N, loc. cit., 2009, p. 222.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 103
Chapitre 5 : Les carrières post-répression : essai
de typification
Deux éléments principaux vont contribuer à poser la question des trajectoires militantes
post-répression, c'est-à-dire, d’une part, l’issue de la détention et, d’autre part, la
reconstitution des champs politique et militant à partir du milieu des années 1980. Ce
dernier chapitre se propose d’envisager et d’articuler la continuité des carrières dans le
contexte complètement bouleversé imposé par la disparition de l’horizon révolutionnaire et
par l’émergence d’un contexte politique et protestataire renouvelé celui de l’Etat
sécuritaire. Il repose donc sur l’ambition typologique d’essayer d’appréhender les effets,
contraignants et productifs à la fois, de la répression sur les militants confrontés à la
difficile nécessité de « gérer le mal du passé »353
et sur les carrières qui vont alors naviguer
entre désengagement et réengagement militant. Nous tenons cependant à préciser qu’étant
donné qu’aucune étude d’ensemble de ces militants n’a été entreprise jusqu’à aujourd’hui,
nous ne pouvons que formuler des hypothèses inspirées des informations tirées de
recherches proches de ce thème et de terrains étrangers.
1. Crise d’identité et de sens : retrouver une cohérence dans un monde transformé.
La plupart des militants sortent de prison à la fin des années 1980, entre 1988 et 1991.
Cette période correspond à un profond bouleversement des horizons militants. En effet, elle
correspond à l’effondrement de l’URSS et du système socialiste, pourtant critiqués par la
gauche turque, et à la disparition du « référent de la guerre révolutionnaire »354
. Cette
situation de désert politique et de perte des espoirs révolutionnaires crée un profond
sentiment de vide chez les anciens militants ce que Bensa et Fassin nomment une « rupture
d’intelligibilité »355
, un brouillage des repères et remise en cause des certitudes passées
353 SOMMIER I., op. cit., 1998, p. 186. 354 SOMMIER I., loc. cit., 2005, p. 171. 355 BENSA A. & FASSIN E., « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, 2002, p. 5-20.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 104
avec une forte incertitude cognitive et tactique356
. Les militants se trouvent face à une
sortie forcée du rôle de révolutionnaire357
. Les perspectives politiques des militants, au sens
que donne Mead à ce terme358
, c'est-à-dire la définition de la situation et le fait d’envisager
en fonction d’elle les moyens d’atteindre des buts, sont alors minces. Elles ne
correspondent plus aux perspectives révolutionnaires antérieures à la détention, ni même
parfois aux perspectives envisagées au cours de la détention.
L’extrême gauche en Turquie est alors laminée et interdite. Elle ne renaitra, passablement
affaiblie, que dans les années 1990. Les militants sont ainsi conscients de leur défaite qui
est un élément très présent dans la conscience générationnelle et qui pose la question de sa
gestion dans un environnement de contrainte ne leur laissant que peu de marges de
manœuvre359
. Le contexte est en effet très peu réceptif à l’évocation de la « période de la
terreur ». Le stigmate360
est alors particulièrement marqué. A la suite du coup d’Etat et du
régime militaire, la société turque, et notamment la jeunesse, est alors beaucoup moins
politisée que par le passé. Cette dépolitisation partielle rend particulièrement difficile pour
les anciens militants la transmission de la mémoire des luttes passées et la conduite des
jeunes organisations de gauche. L’impossibilité pratique de s’organiser et l’absence d’écho
et de réceptivité de la société empêche les anciens militants de parvenir à verbaliser, à
donner un sens à leur expérience traumatique et à se reconstruire une identité collective361
.
C’est dans cet environnement de crise d’identité et de sens que les individus vont devoir
trouver des « possibles latéraux »362
. D’autant qu’au regard de leur jeune âge, de leur
formation professionnelle et scolaire, ils n’ont guère comme expérience que le
militantisme. Ils vont ainsi se trouver au cœur de dynamiques contradictoires de
conciliation de leur passé et de leurs opinions politiques et de nécessité de retrouver une
place dans une société qui se transforme et où leur passé les stigmatise. La question du
356 JOHSUA F., « Les conditions de (re)production de la LCR – L’approche par les trajectoires militantes », in
HAEGEL F. (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 51. 357 EBAUGH H., Becoming an Ex. The Process of Role Exit, Chicago, University of Chicago Press, 1988. 358 Les perspectives sont la « définition de la situation vécue, l’existence de buts et visées vers lesquelles tend l’action,
l’ensemble d’idées quant aux pratiques qui seraient profitables et adéquates et un ensemble d’activités ou de pratiques
congruentes avec ces représentations », DARMON M., op. cit., 2011, p. 85. 359 Nous remercions Hamit Bozarslan pour ses remarques à ce sujet. 360 Goffman le définit comme un « attribut qui jette un discrédit profond » et l’on pourrait même parler plus
précisément du stigmate qu’il nomme « tare de caractère » (liée à l’emprisonnement et l’affiliation à la gauche) parfois
couplé à un stigmate de « race » ou de religion en ce qui concerne les kurdes et les alévis. Ces stigmates sont à la fois
des inconvénients et des atouts en fonction des situations dans la définition et les jeux d ’identité, GOFFMAN E., op.
cit., 1963, pp. 13-14. 361 HALBWACHS M. La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997. 362 FILLIEULE O., loc. cit., 2001, p. 208.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 105
reclassement entre choix, contrainte et opportunité, sans pour autant se trahir, est donc au
cœur des « conséquences biographiques de l’engagement »363
. Il faut ainsi penser la
continuité des parcours post-répression à l’articulation entre les différentes sphères de vie
dans lesquelles l’individu est intégré et qui, au même titre que le contexte dans lequel il
évolue, contribuent à orienter ses choix et sa carrière. A l’issue de la détention on va voir
s’opérer une double reconversion à la fois professionnelle et politique des militants au
cours de laquelle ils vont tenter de concilier leurs convictions politiques et la recherche
d’un avenir. McAdam montre dans son étude sur les militants de Freedom Summer364
que
lorsque l’on étudie les militants après leur phase d’engagement , ils montrent toujours des
sympathies pour les idées de gauche et continuent de s’auto-définir comme « radicaux » ou
révolutionnaires. Le réinvestissement ou l’investissement de l’univers professionnel va
ainsi entrainer certains militants à y réemployer les ressources préalablement acquises qui
vont fonctionner comme des « générateurs de pratiques et de représentations dans les
univers non militants »365
. Là encore, une analyse plus détaillé mériterait de dégager les
caractéristiques de l’influence des pratiques militantes antérieures sur les pratiques
professionnelles consécutives à l’engagement. Il serait cependant trop artificiel et réducteur
de dissocier les carrières militantes des carrières professionnelles et personnelles, les trois
se superposant souvent et entrant parfois en concurrence. Les développements qui suivent
illustrent ainsi la difficulté d’articuler les trois dans un contexte transformé.
2. Le choix de l’exit366 : les trajectoires de désengagement
Envisager les carrières militantes à l’issue de l’épreuve de la répression amène
nécessairement à se questionner sur les sorties (exits), c'est-à-dire sur les acteurs
abandonnant le militantisme. Si les dynamiques de désengagement son complexes et
« multi-déterminés par les dynamiques du parcours de vie et par les dynamiques inscrites
dans le contexte plus large des processus politiques dans lesquels l’action et le
désengagement prennent place »367
, il est possible de dégager un certain nombre de facteurs
363 FILLIEULE O., loc. cit. (b), 2009. 364 MCADAM D., op. cit., 1990. 365 LECLERCQ C. & PAGIS J., loc. cit., 2011, p. 7. 366 HIRSCHMAN A. O., op. cit., 1995 [1970]. 367 PASSY F., loc. cit., 2005, p. 130.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 106
susceptibles de jouer un rôle dans ce processus sans négliger le coût que représente la
sortie d’un engagement radical.
Le désengagement peut être induit, comme nous venons de le voir, par l’effondrement du
modèle idéologique sur lequel reposait la mobilisation et par « l’épuisement historique
d’un modèle d’engagement »368
, celui du révolutionnaire. Mais un engagement total est
d’autant plus dur à délaisser quand l’abandon est imposé par la répression. Le
désengagement d’un mouvement révolutionnaire entraine un coût psychique et/ou matériel
qui est le pendant de l’étendue des sacrifices consentis pour entrer dans le groupe (rites
d’initiations, mises à l’épreuve, hiérarchisation et cloisonnement des collectifs), de la
socialisation plus ou moins forte reçue au sein du groupe, qui se traduit notamment par le
renforcement de l’attachement émotionnel, lequel varie en fonction du degré de
renonciation aux relations sociales extérieures au groupe (réseaux familiaux et amicaux).
Les militants doivent gérer cette difficile défection d’un groupe très intégré. En effe t, le
démantèlement des organisations et la difficulté consécutive à garder le contrôle sur leurs
membres hors des prisons laisse l’opportunité à ces derniers de sortir car les règles qui
président à la défection, auparavant rendue très difficile par la dépendance matérielle ou la
menace d’être pourchassé comme traître, s’effacent. La disparition des groupes de la
gauche radicale entraine une disparition consécutive des rétributions qui leur sont liées
ainsi que l’absence totale d’opportunité de les reformer sous la pression du régime. La
répression joue également un rôle dans le désengagement par la dispersion des individus
qu’elle engendre, la violence exercée à leur encontre, la peur et la contrainte qu’elle
entraine369
. Enfin, la sortie de prison va impliquer une redistribution des réseaux de
sociabilité370
précédemment établis et affaiblir la pression des pairs du fait de cette
dispersion et des priorités individuelles de reconstruction de soi, facilitant ainsi le
désengagement.
L’exil d’un certain nombre de militants après 1980 s’effectue de manière plus ou moins
distanciée du militantisme. Face à la faible structuration des réseaux de la gauche turque en
Europe Occidentale et à la surveillance dont ils font l’objet, les militants sont peu présents
ou en faible nombre dans les organisations exilées. Ils abandonnent le militantisme ou
368 FILLIEULE O., loc. cit., 2009 (c), p. 185. 369 LECLERQ C., « « Raisons de sortir ». Les militants du PCF », in FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant,
Coll. Sociologiquement, Paris, Belin, 2005, p. 147. 370 FILLIEULE O., loc. cit., 2009 (c), p. 183.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 107
s’impliquent dans des causes connexes comme la lutte pour la défense des droits des
prisonniers et, plus généralement, des droits de l’Homme en Turquie. Ils sont autorisés à
revenir en Turquie à partir de la loi antiterroriste de 1991 et suivront alors des trajectoires
proches des anciens militants n’ayant pu partir à la suite du coup d’Etat.
La détention ne radicalise pas systématiquement371
les individus contrairement à la
période d’expansion du mouvement. Certains ex-militants de la gauche radicale sortis de
prison ou en ayant été épargnés peuvent faire le choix de se désengager momentanément ou
durablement. Les processus psychiques individuels qui permettent de se protéger et de se
reconstruire après avoir subi des violences jouent ici un rôle important dans le
désengagement car l’individu va avoir tendance à se replier sur lui-même, à prendre ses
distances avec son ancien environnement. Ce choix peut ainsi être le fait d’une
distanciation vis-à-vis d’un engagement passé stigmatisant et la manifestation du désir de
« rentrer dans le rang ». Le « vieillissement social »372
entre ici en ligne de compte. Il ne
faut pas le prendre comme un assagissement une fois la jeunesse passée mais comme la
volonté d’avoir une vie que les militants n’ont pas pu vivre jusqu’ici. L’engagement dans
une organisation radicale a généré un retard dans l’inscription dans les autres sphères de
vie (professionnelle et familiale), accentuée par le séjour plus ou moins prolongé en prison
au cours des années 1980. Cela a provoqué une entrée tardive dans les rôles attendus dans
ces sphères de vie (mariage, naissances, emploi). Le retour à une vie plus normale va
conduire un certain nombre de militants à se replier sur la sphère privée et à rester éloignés
de tout mouvement protestataire et en opérant un retranchement dans d’autres sphères
professionnelles. Certains vont valider leurs études interrompues au sein de l’université ou
leur baccalauréat. Nous ne disposons pas d’études larges conduites auprès des militants des
années 1970 permettant de connaitre leurs activités professionnelles dans le détail. Leur
niveau d’éducation et les quelques entretiens que nous avons pu mener par le passé incitent
à penser que la plupart ont trouvé des emplois d’ouvriers qualifiés et que les plus avancés
dans les études à l’époque ont des activités plus intellectuelles liées à la justice, à la
médecine et à l’enseignement. Malgré cet éloignement du militantisme, certains militants
auront l’occasion de renouer par la suite avec les activités protestataires.
371 BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. « Exit, voice, loyalty et bien d’autres choses encore… », in BENNANI-
CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de
Sciences Po, 2003, p. 83.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 108
3. La répression comme expérience productive, les logiques du « réinvestissement militant » dans un contexte politique transformé
3.1. La reconstruction de l’espace des mouvements sociaux en Turquie depuis 1980
Le retour au pouvoir civil en 1983373
en Turquie va progressivement voir le champ
politique se rouvrir avant que ce ne soit le tour du champ militant374
. Celui-ci va alors
davantage s’autonomiser du premier que par le passé même s’ils restent fortement
connectés375
. Ce contexte et cette difficile différenciation expliquent en partie la faiblesse
du réseau associatif turc dans les années 1980. Si l’on tente de cartographier « l’espace des
mouvements sociaux » en Turquie pour le dire avec les mots de Mathieu376
, il semble que
l’on peut dégager un certain nombre de types d’organisations dans lesquelles les militants
vont se réinscrire et dans lesquelles ils cohabitent désormais avec des générations de
militants plus jeunes et moins sensibles au discours révolutionnaire.
Suite à la loi de 1983, il est à nouveau possible de recréer des partis politiques puis des
associations à partir de 1985, non sans contrôle. Mais le militantisme reste largement
déprécié dans les années 80 et associé à la sédition. Il ne renait que très largement
stigmatisé, du fait du contrôle qui subsiste et des faibles ressources économiques et
militantes dont disposent les acteurs suite à la répression du régime militaire. Les partis
d’extrême gauche sont interdits jusqu’à la loi antiterroriste de 1991. Le texte supprime les
articles 141, 142 et 163 du code pénal qui condamnaient toute activité politique sur la base
d’une classe ou d’une religion, annule les condamnations à mort et prévoit des remises de
372 WILLEMEZ L., « Perseverare Diabolicum : l’engagement militant à l’épreuve du vieillissement social », Lien
social et Politiques, n°51, 2004, p. 74. 373 Cependant cette loi, amendée en 1995, leur interdit d’établir des relations d’ordre politique avec des associations, les
coopératives ou les organisations professionnelles et d’en recevoir les fonds, elle supprime les branches « jeunesse » et
« féminine », interdit aux jeunes ayant moins de 21 ans, aux étudiants et aux enseignants de s’affilier à un parti. 374 PECHU C., loc. cit., 2001. 375 MATHIEU L., « Heurs et malheurs de la lutte contre la double peine : éléments pour une analyse des interactions
entre mouvements sociaux et champ politique », Sociologie et sociétés, Vol. 41, n° 2, 2009, p. 63-87. 376 « Parler d’espace des mouvements sociaux, c’est ainsi postuler que les mobilisations et les organisations qui les
mènent se déploient dans un univers social relativement autonome, traversé par des logiques propres, et dont les
différents éléments sont unis par des relations de dépendance mutuelle. Cet espace d’interdépendance autoréférentiel se
distingue des autres univers constitutifs du monde social en ce qu’il propose aux acteurs singuliers ou collectifs qui le
composent des enjeux spécifiques (tels que voir ses positions reconnues sous forme de loi, accéder au statut
d’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, porter des coups à ses antagonistes, etc.) tout en étant organisé par des
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 109
peine qui entrainent la libération de 43 000 détenus, parmi lesquels de nombreux militants
de gauche. Les procès intentés contre les organisations de gauche sont interrompus et le
syndicat DISK est à nouveau autorisé après onze années d’interdiction377
. Enfin, la
prescription de certaines mesures répressives appliquées sous le régime militaire de 1980 à
1983 permet le retour des exilés politiques. L’extrême gauche légale qui renait depuis le
début de la décennie 1990 est désormais faible378
, concentrée dans les grandes villes et ne
parvient pas à faire des scores supérieurs à 1% lorsqu’elle a les moyens de se présenter aux
élections. Elle reste soumise à ses divisions et sous divisions caractéristiques. Pourtant, elle
garde une capacité de mobilisation importante, notamment lors du 1er
mai et dispose d’une
presse active379
. Si l’extrême gauche ne mène plus les mouvements, son héritage persiste,
notamment du point de vue des pratiques organisationnelles et du prestige qu’elle possède
toujours dans le champ militant380
.
Parallèlement, à la reprise des activités au sein du champ politique, les associations vont
proliférer au cours des années 1980. C’est au cours de cette décennie que les associations
appelées hemşehri se développement très fortement même si elles existent depuis déjà
longtemps381
. Elles regroupent des individus originaires de la même ville ou région et
visent ainsi la solidarité entre migrants. Elles vont être réinvesties par les anciens militants
à la fois comme un refuge et comme un moyen de militer par d’autres moyens comme nous
le verrons. Les associations professionnelles, importantes en Turquie, vont également être
un refuge à la suite du coup d’Etat, et notamment la plus engagée d’entre elles, la
TMMOB382
. Mais au sein de ce champ associatif renaissant progressivement au cours des
années 1980, vont se développer au cours des années 1990, des associations beaucoup plus
temporalités, des règles et des principes d’évaluation propres, qui contraignent lourdement leurs pratiques, prises de
positions, anticipations et stratégies », MATHIEU L., loc.cit., 2002, p. 95. 377 Elle est aujourd’hui de nouveau la confédération syndicale majoritaire à gauche avec la KESK qui agit au sein du
service public. 378 On compte principalement le TKP (Türk Komünist Partisi - Parti communiste turc), l’EMEP (Emek Partisi – Parti
du travail), l’ÖDP (Özgürlük ve Dayanışma Partisi – Parti de la liberté et de la solidarité), le DSIP (Devrim Sosyalist
İsçi Partisi – Parti socialiste ouvrier révolutionnaire) parmi les plus importants. 379 PEROUSE J-F., op. cit., 2004, pp. 247-248. 380 LELANDAIS G. E., « Du printemps ouvrier à l’altermondialisme… Le champ militant et le champ politique en
Turquie », Cultures & Conflits, n°70, 2008, p. 65. 381 Les hemşehri sont des associations de migrants visant à regrouper les individus originaires d’une même ville ou
région au sein de l’émigration en Europe mais également dans les grandes métropoles de Turquie , HERSANT J. &
TOUMARKINE A., “Hometown organizations in Turkey : an overview” , European Journal of Turkish Studies , n°2,
2005. 382 GÖLE N., loc. cit., 1986, p. 199-217.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 110
militantes et protestataires que sont les associations écologistes383
et, au début des années
2000, les associations altermondialistes384
comme le groupe Antikapitalist385
. Le champ
associatif va, dans un premier temps être un refuge pour le militantisme, car la répression y
est moins sévère, quoique non absente, par rapport au champ politique traditionnel.
Dans le contexte de l’Etat sécuritaire répressif et dans celui de l’intensification du conflit
kurde au cours des années 1990 puis 2000, les connexions entre ces différentes
mobilisations vont s’effectuer autour d’un cadrage central qui va être celui de la
dénonciation des crimes du régime militaire, la demande de démocratisation et de la
défense des droits de l’Homme386
. L’action souffre d’un manque de coordination
multisectorielle et nationale qui limite la capacité à peser sur les pouvoirs publics d’une
part et la mobilisation internationale d’autre part, et d’un rapport conflictuel avec les
autorités qui privilégient souvent la répression. Par ailleurs, l’extrême gauche héritière des
années 1960/1970 dans ses répertoires d’action, sa mémoire des luttes et son organisation
éprouve des difficultés face aux nouvelles structures du mouvement altermondialiste,
davantage connectées internationalement, plus jeunes et plus affranchies des anciens cadres
et moins focalisées idéologiquement sur le socialisme. Néanmoins, la progressive
reconstruction de l’espace des mouvements sociaux en Turquie a conduit à une large
littérature sur se questionnant sur la naissance de la société civile (sivil toplum) en Turquie
depuis les années 1980387
, et nous autorise à nous demander si, pour reprendre la
formulation d’El Kawaga, elle n’a pas constitué un « répertoire d’action alternatif »388
pour
les anciens militants révolutionnaires des années 1970 ?
383 TOUMARKINE A., « Les protestations écologistes en Turquie dans les années 1990 », in DORRONSORO G. (dir.),
La Turquie conteste. Mobilisations sociales en régime sécuritaire , Paris, CNRS Editions, 2005, p. 69-88. 384 LELANDAIS G-E., Altermondialistes en Turquie. Entre cosmopolitisme politique et ancrage militant , Paris,
L’Harmattan, 2011. 385 UYSAL A., « « Rebelles du monde entier unissez-vous ! » L’exemple du groupe « Antikapitalist » de Turquie »,
Communication au colloque de l’AFSP « Les mobilisations altermondialistes », 3-5 décembre 2003. 386 MONCEAU N., « Les intellectuels mobilisés : le cas de la fondation d’histoire de Turquie », in DORRONSORO G.
(dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire , Paris, CNRS Editions, 2005, p. 121. 387 Pour un bilan et une analyse critique de ce concept appliquée au cas turc, hors de notre propos ici, voir , GROC G.,
loc. cit., 1998. 388 EL KHAWAGA D., «La génération seventies en Égypte. La société civile comme répertoire d'action alternatif », in
BENNANI-CHRAÏBI M. & FILLIEULE O. (dirs.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes , Coll.
Académique, Paris, Presses de Sciences Po, 2003 p. 271-292.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 111
3.2. Les postures de réengagement : essai de typification
Nous voudrions tenter de dégager une typification des postures de réengagement des
militants dans le contexte politique qui suit le régime militaire. Il ne s’agit que
d’hypothèses, qui, faute d’analyse empirique, mériteraient d’être davantage creusées. Mais
à la lecture des sources sur l’action protestataire contemporaine en général et sur le terrain
turc en particulier, il nous semble possible d’évoquer un certains nombres d’éléments. Ces
réengagements n’ont pas été tous effectués à la même période et mériteraient une analyse
diachronique afin d’observer les sauts et les continuités entre eux389
. On constate cependant
qu’après le désengagement temporaire et forcé que représente la période du coup d’Etat
militaire et la période d’incertitude et de fort hostilité à l’engagement qui suit le retour des
civils au pouvoir, un certain nombre d’anciens militants de la gauche radicale vont
développer une stratégie de réinvestissement militant. Au regard de la transformation de
l’espace des mouvements sociaux précédemment décrit, on peut donc parler de
« reconversion militante », c'est-à-dire de « conversion d’un capital militant ou politique
transformé pour être adapté aux règles de l’espace nouvellement investi »390
. La connexion
des militants aux mouvements sociaux naissants a favorisé des réinvestissements multiples
dans des cadres alternatifs de mobilisation qui ont constitué autant de structures de
rémanence dans un environnement politique devenu non réceptif391
à leur parcours. De
cette manière l’engagement trouve ainsi une nouvelle dimension et une continuité, et se
développe comme une nouvelle séquence de la carrière dans un environnement comprenant
des contraintes différentes et auquel les militants ont dû s’adapter.
Il s’agit donc d’interroger les causes réinvesties et le rôle de leur expérience précédente
dans le réinvestissement militant et, par là, de questionner « les effets productifs de la
répression sur les formes de militantisme »392
. Comme le souligne Bennani Chraïbi à
propos du cas marocain, « les cohortes « mises en disponibilité » pendant leur
incarcération, réinvestissent souvent, à leur sortie de prison, le champ politique en
389 JOHSUA F., « S’engager, se désengager, se réengager: les trajectoires militantes à la LCR », Contretemps, n°19,
2007, p. 33-42. 390 TISSOT S., « Introduction », in TISSOT S. (dir.), Reconversions militantes, Coll. Sociologie et sciences sociales,
Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005, p. 12. 391 JOHSUA F., loc. cit., 2007. 392 MASSICARD E., loc. cit., 2010, p. 5.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 112
s’ajustant aux nouveaux contextes nationaux et transnationaux. Elles nourrissent les
dynamiques qui ont contribué à l’élargissement d’un grand nombre de détenus politiques,
en renforçant les rangs des mouvements plus généralement de l’ensemble du nouveau cycle
associatif enclenché dès la fin des années 1980 »393
. Le passage d’organisations politiques
radicales au secteur associatif394
implique le transfert de répertoires d’actions,
d’expériences et de réseaux en parallèle de la recomposition des identités que le
changement de contexte et de risques encourus implique395
. Cette transferabilité n’est pas
toujours totale car le passage de dispositions (mentales et comportementales) d’un univers
à l’autre ou de mise en tension de dispositions contradictoires dans le cas des cadres
socialisateurs sont partiellement ou totalement incompatibles.396
.
Tout d’abord, il faut signaler que, la notion de « structure dormante »397
(abeyance
structure) développée par Taylor entend mettre à jour les continuités qui s’opèrent dans le
militantisme malgré les phases d’apparente disparation de celui-ci. Si la répression a
largement affecté les structures et les militants des organisations de la gauche radicale
après le 12 septembre 1980, il n’en reste pas moins que les solidarités et les capitaux
militants se sont maintenus et que les mobilisations qui vont renaitre dans les années 1980
et surtout 1990 recouperont en partie les réseaux militants de la décennie précédente. Cette
continuité est plus difficile à observer que pour le coup d’Etat de 1971 où les organisations
parviennent à se maintenir. Dans ce contexte, plus hostile à l’engagement, les structures
dormantes assurent le lien entre différentes vagues de mobilisation de deux façons : par un
réseau d’activistes et par le maintien de buts et de choix tactiques sans avoir recours au
soutien de masse. Ces éléments deviennent des éléments du répertoire d’action et
influencent le champ des possibles futurs.
Le réengagement ne s’opère pas directement de manière fixe dans une cause mais va
davantage être une succession de réinvestissements dans le temps en fonction de l’offre
d’engagement disponible, de l’attractivité des causes et de la disponibilité des militants.
Tout d’abord, par un engagement dans les hemşehri, les militants vont ainsi pouvoir
trouver un appui auprès d’individus partageant leur origine géographique souvent rurale.
393 BENNANI-CHRAÏBI M., loc. cit., 2003, p. 346. 394 Voir sur ce sujet de la reconversion des ressources acquises dans la clandestinité puis dans des associations à la base
de la formation d’un parti politique légal, COMBES H., loc. cit., 2006. 395 BENNANI-CHRAÏBI M., loc. cit., 2003, p. 350. 396 DARMON M., op. cit., 2011, p. 48. 397 TAYLOR V., loc. cit., 2005, p. 230.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 113
Ces associations leur permettent de se reconnecter aux réseaux de leur ville face à la
dispersion de leur réseau d’affinités et de réinvestir un cercle de sociabilité. Elles sont
pourvoyeuses de sens et de repères et vont permettre aux militants de réinvestir le savoir
faire obtenu par le passé accroissant ainsi les ressources de l’association. Néanmoins cet
engagement va recouvrer un caractère transitoire car il est une option latérale pour
continuer le militantisme398
. Le manque de possibilité d’ascension et de totale reconversion
des ressources va les entrainer à sortir ou à intégrer d’autres organisations de manière
parallèle. Dans un premier temps, réinvestir l’arène des activités sociales est jugé moins
politique qu’un retour à gauche et donc plus sécurisé, permet tant ainsi d’éviter la
répression, de retrouver une attache et de reconvertir les ressources militantes.
Un des aspects importants des reconversions militantes concerne les réinvestissements
militants au sein des mobilisations identitaires. Nous entendons par ce terme les
mobilisations qui ont pour but de défendre la cause d’identités jugées négligées sinon niées
par les autorités turques. Il s’agit principalement des causes alévi et kurde. La première,
pacifiste, s’est largement organisée autour d’associations mêlant culte religieux et culture
traditionnelle en revendiquant l’alévisme comme une composante culturelle et religieuse de
la société turque. La proximité entre alévisme et gauche ayant déjà été montrée, nous
insisterons simplement sur le fait que nombre de militants de la gauche radicale turque vont
se reconvertir dans ces associations. Comme dans le cas des hemşehri, il s’agit d’un
militantisme moins dangereux que le militantisme politique et qui relève du moyen de
reconvertir les ressources préalablement acquise au cours des années 1970. Mais cet
engagement procède également d’un retour à leur identité alévie au cours de leur détention
et d’une entrée dans une forme de mysticisme compensant en partie l’échec politique
précédent et remplaçant la perte des repères idéologiques399
. Leur sortie de prison va en
partie concorder avec l’émergence des revendications alévies dans l’espace politique et
constituera un espace de reconversion favorable où leurs ressources seront appréciées. Ils
vont y actualiser leurs dispositions antisystème et participer à la politisation du discours de
ces associations, au départ apolitiques, en leur donner un ton socialisant400
. D’autres
militants, d’origine kurde vont se rapprocher de la revendication identitaire kurde,
398 MONCEAU N., op. cit., 2007, p. 250. 399 Des cas similaires de « conversion mystique » sont observables chez les militants d’autres mouvements
révolutionnaires en France ou en Italie où Benny Lévy et Erri de Luca sont des cas représent atifs. 400 MASSICARD E., loc. cit., 2010, p. 2.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 114
principalement au cours de leur détention où ils se trouvent au contact de militants du
PKK. Ils rejoignent l’organisation à leur sortie de prison401
. L’orientation alors marxiste-
léniniste du mouvement qui est issu de militants de la gauche radicale facilite le passage à
un militantisme indépendantiste violent que l’expérience militante antérieure contribuera à
conforter. L’actualisation des pratiques violentes acquises dans le cadre du militantisme
révolutionnaire ne se fera que dans ce cas précis.
La légalisation des syndicats, des partis de gauche et la fin des poursuites à l’encontre des
militants de gauche au tout début des années 1990 va favoriser leur retour dans ce type
d’activités. Les individus à l’origine de leur recomposition ne sont pas souvent des
militants ayant été très impliqués au cours de la décennie 1970 dans des activités
révolutionnaires quoiqu’ayant été des sympathisants. Les membres les plus impliqués au
cours de cette décennie se réengageront plus tard dans le militantisme par volonté de
distanciation dans un premier temps ou du fait du maintien en détention prolongé pour ceux
ayant écopés des peines les plus longues. Ainsi, un certain nombre de militants, plus
proches alors des milieux ouvriers ou s’en étant rapprochés lors de leur entrée dans la vie
professionnelle, ont reconverti leur militantisme dans le champ syndical. Öngün souligne à
cet égard que la DISK, principale confédération de gauche en Turquie, est aujourd’hui
contrôlée par l’Özgürlük ve Dayanışma Partisi (ÖDP – Parti de la liberté et de la solidarité)
crée en 1996 par des anciens de Dev-Yol402
. Les militants mobilisent ainsi leur expérience
militante et le prestige de leur passé au sein de la gauche radicale, prestige qui ne peut
s’exprimer que dans ce sous-univers social, pour atteindre des postes à responsabilité.
D’autres militants vont retourner militer au sein de l’extrême gauche radicale légale quand
d’autres se tournent progressivement vers les partis socio-démocrates et notamment le
CHP. Ces acteurs mettent à profit leur capital militant lors des mobilisations en écrivant
des tracts, en organisant des meetings et en mobilisant leur capital relationnel pour
mobiliser les médias et diffuser leur cause. Enfin, certains, suite à leur désillusion envers la
lutte politique, jouent un rôle important par leur participation au sein d’associations
altermondialistes qu’ils jugent plus souple mais aussi compatibles avec leur orientation
401 DORRONSORO G. & GROJEAN O., loc. cit., 2004, p. 16. 402 ÖNGÜN E., « L’effet retour des stratégies transnationales. La modification de l’agenda et du répertoire d’action du
syndicat KESK », in DORRONSORO G. (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire ,
Paris, CNRS Editions, 2005, p. 189.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 115
politique tout en étant moins risquée car ne nécessitant pas un affrontement permanent avec
l’Etat403
.
Enfin, une dernière forme de reconversion se fait au début des années 2000 par la
constitution d’une association mémorielle d’anciens militants révolutionnaires développant
un discours victimaire404
, la 78’liler Devrimci Federasyonu (Fédération des
révolutionnaires 78’ards). Elle regroupe sur Istanbul et Ankara quelques centaines de
membres. Cette organisation travaille d’une part à la définition d’une identité collective a
posteriori ainsi qu’à la construction d’une mémoire générationnelle de rassemblement et de
cohésion. Et d’autre part elle coordonne la mobilisation réclamant le juger des militaires
putschistes de 1980. Les expériences (emprisonnements, exils, humiliations, répressions
des mouvements…) vécues comme autant de marqueurs générationnels vont êtres
reconverties en ressources symboliques mobilisables, notamment à travers la possibilité de
faire de la souffrance une « ressource victimaire ». La publication de l’association,
Tükenmez, exprime cette volonté de réaffirmer l’identité du groupe, relate les « exploits »
passés et présents et cite les « ennemis » en consignant les atrocités passées commises par
les persécuteurs. On voit par l’action de cette association comment « un évènement passé
s’inscrit dans la mémoire d’un groupe qui entend se mobiliser à partir de ce cadrage
mémoriel »405
. Ils sont parfois aidés par certains désengagés qui restent proches de leurs
sociabilités passées et mettent à disposition leurs réseaux, compétences et ressources
politiques ou professionnelles au profit des « ex » par solidarité et « fidélité militante »406
.
En effet, certains avocats et journalistes de Radikal ou de Taraf interviennent de façon
ponctuelle pour soutenir ou relayer les procès intentés aux militants de la gauche radicale
en Turquie et fournissent une expertise aux militants de l’association des anciens des
années 1970 dans leur tentative de faire juger les généraux putschistes.
Ce chapitre est donc une tentative d’ébaucher une typologie des reconversions afin de
repérer les continuités et les bifurcations dans les carrières militantes, personnelles et
403 LELANDAIS G. E., loc. cit., 2008, p. 80. 404 LEFRANC S., MATHIEU L. & SIMEANT J., « Les victimes écrivent leur Histoire. Introduction », Raisons
politiques, n° 30, 2008/02, p. 5-19. 405 BOUMAZA M., « Les générations politiques au prisme de la comparaison : quelques propositions théoriques et
méthodologiques », Revue internationale de politique comparée, 2009/2, Vol. 16, p. 197.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 116
professionnelles à l’issue de la répression consécutive au coup d’État. Il nous semblait en
effet que s’en tenir à la fin des organisations des années 1970 sans questionner leur
situation à l’issue de la période de répression arrêtait l’analyse au milieu du gué. On
retrouve en effet les militants, non totalement distanciés pour certains, totalement
réinvestis dans les structures des champs politique et militant pour d’autres , et parfois
même multipositionnés au sein de ceux-ci. Leur expérience et leurs capitaux militants et
sociaux leur ont permis de jouer un rôle de structuration des nouvelles mobilisations, de
relais et de défenseur de leur propre cause. Il nous semble que c’est dans cette perspective
longitudinale d’étude des carrières individuelles que l’on peut déceler les transformations,
évolutions et ruptures d’un militantisme radical ayant été stoppé par la répression mais
ayant donné lieu à une reconversion tant politique que professionnelle en fonction de
l’évolution du contexte politique et personnel.
406 WILLEMEZ L., « Engagement professionnel et fidélités militantes. Les avocats travaillistes dans la défense
judiciaire des salariés », Politix, Vol. 16, n°62, 2003, p. 145-164.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 117
Conclusion
Ce travail partait des angles morts de la sociologie des mobilisations et a tenté de penser
la continuité entre l’engagement militant radical en contexte autoritaire et les effets de la
répression sur les carrières à court et plus long terme. Nous avons ainsi essayé de dégager
l’intérêt que pouvait recéler l’analyse de la répression sur les carrières individuelles et sur
les dynamiques de reconversion.
Nous avons observé, dans une approche chronologique, le contexte dans lequel se
développe le militantisme radical dans les années 1970 en le replaçant dans l’historicité du
mouvement révolutionnaire et social en Turquie. Nous avons tenté en le recontextualisant
de le penser non comme une pathologie mais comme le résultat de tensions sociales et
politiques propres à la Turquie à cette période. L’émergence d’un mouvement
révolutionnaire est en effet à la fois le fait de la politisation de phénomènes politiques et
sociaux mais également le fruit d’une co-construction et d’une escalade entre extrême
gauche et droite dans laquelle l’Etat est tour à tour enjeu, cible et partenaire des groupes
engagés407
.
Cette contextualisation de la crise turque des années 1970 s’est avérée indispensable pour
comprendre et décrire les carrières militantes au sein des organisations militantes de cette
décennie. Nous avons ainsi pu décrire l’origine sociale et la socialisation des militants
révolutionnaires et analyser de la façon la plus précise possible les dynamiques conduisant
certains individus à s’engager dans un militantisme radical dans certaines situations et dans
des contextes précis. Cela nous a naturellement conduits à nous intéresser à la façon dont
les acteurs engagés évoluent au sein des organisations qu’ils investissent, les rétributions
qu’ils en retirent, les réseaux et le capital militant qu’ils y acquièrent. L’étude du rapport à
la violence, fortement présente dans ce contexte et au sein de ces groupes, s’est avérée être
essentielle pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’un rapport irrationnel et insatiable mais au
contraire d’un usage ponctuel et contextualisé qui prend place dans le déroulement de la
carrière militante.
407 GOURISSE, B., op. cit., 2010.
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 118
Le coup d’Etat de 1980 marque une rupture importante dans les carrières car,
contrairement au coup d’Etat de 1971 qui avait permis de maintenir de façon feutrée les
organisations politiques, la répression engagée d’emblée rend impossible toute survie de
ces groupes par les arrestations de masse des militants de gauche. Ceux-ci connaissent
alors une période de détention et/ou d’exil. Cet intervalle qui interrompt leurs études et leur
entrée dans la vie de famille a un impact important sur la poursuite de leurs activités
politiques et, au-delà, sur la poursuite de leurs parcours biographiques. Les conditions de
détention, et notamment la torture, ont un effet largement dissuasif sur les militants. Ainsi,
il nous paraissait important, pour analyser réellement les conséquences de la répression sur
les carrières militantes de nous intéresser aux trajectoires qui suivent la détention et,
parallèlement, le retour des mobilisations en Turquie dans un contexte politique et social
transformé par les conséquences du coup d’Etat du 12 septembre 1980. Or, on observe là
des trajectoires variées qui vont du désengagement total à un désengagement temporaire en
passant par diverses formes de réengagement selon des temporalités variables. On observe
là tout l’intérêt du concept de carrière qui permet de penser l’engagement dans le temps ,
dans ses variations d’intensité et dans les repositionnements auxquels il peut conduire.
Il nous semble ainsi possible, au regard des développements précédents, de confirmer
l’hypothèse principale de ce travail. En effet, la répression est un élément crucial pour
l’appréhension des carrières des militants révolutionnaires en Turquie en leur imposant
l’adoption de conduites particulières et contextualisées tout en contribuant à forger une
expérience individuelle marquante – sinon traumatisante - susceptible d’être reconvertie
dans un contexte politique et individuel transformés. C’est là, selon nous, l’intérêt principal
de cette recherche au terme de notre développement. Nous souhaitions penser les
conditions et les conséquences d’un engagement radical dans un contexte autoritaire et
fortement répressif. Le concept de carrière nous a ainsi permis de penser les différentes
périodes traversées par les militants, à la fois dans leur engagement et dans leur vie
personnelle en mettant à jour les dynamiques d’entrée, de maintien, de sortie et de
reconversion militante qui peuvent survenir au gré des périodes et des changements de
contexte simultanément analysables. L’aspect le plus complexe est sans doute de tenir à la
fois la spécificité des parcours individuels et la montée en généralité d’une analyse qui
tente de dresser des typologies et des parcours types. Il va de soi que l’intégralité des
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militants n’ont pas connu les parcours que nous décrivons ici mais nous avons tenté de
rendre compte de la diversité au sein d’une unité générationnelle.
Ce sujet mériterait désormais un approfondissement et une vérification empirique que
nous n’avons pu mener ici. Il serait également intéressant de mener une analyse comparée
en termes générationnels en comparant la génération dite de « 68 »408
avec celle-ci dite de
« 78 » afin de connaitre plus en détail les ressemblances et les dissemblances dans les
carrières militantes et l’impact différencié qu’ont pu avoir les coups d’Etats sur ces unités
générationnelles ayant milité dans une décennie ponctuée par deux coups d’Etat mais
connaissant des écarts d’âge sensiblement différents. De plus, il serait pertinent de
comparer les carrières militantes sur la même période de temps en ce qui concerne les
autres mouvements radicaux alors en action dans les années 1970, à savoir le militantisme
d’extrême droite, le militantisme indépendantiste kurde et le militantisme islamiste. On
pourrait comparer un certain nombre d’hypothèses et voir, selon les engagements et les
profils, les effets différenciés de la répression sur les parcours biographiques sur les
militants de ces différents courants. Enfin, une analyse comparée avec les mouvements
révolutionnaires à la fois en Europe Occidentale et dans les pays du Sud à la même période
pourrait s’avérer riche d’enseignements y compris en ce qui concerne l’analyse de la
répression.
L’analyse de l’impact individuel et différencié de la répression sur les carrières militantes
et l’analyse des dynamiques de reconversion militantes nous semblent donc être un point
de vue fertile dans l’étude des mouvements de contestations, violents ou non, dans un
contexte autoritaire et fortement répressif.
408 MONCEAU N., op. cit., 2007.
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Annexes
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 134
Table des annexes
ANNEXE 1 : CHRONOLOGIE 1961/1991 ................................................................. 135
ANNEXE 2 : SCHEMA SIMPLIFIE DES GROUPES DE LA GAUCHE RADICALE
TURQUE DEPUIS 1968.............................................................................................. 137
ANNEXE 3: TABLEAU RECAPITULATIF DES SIGLES UTILISES………………138
ANNEXE 4 : CARTE DE LA TURQUIE ................................................................... 139
Annexes
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 135
Annexe 1 : Chronologie 1960/1991
27/05/1960 : Coup d’Etat militaire qui renverse le régime autoritaire du Parti Démocrate.
Nouvelle constitution, démocratisation de la Turquie.
13/02/1961 : Création du Türkiye İşçi Partisi (TIP – Parti des travailleurs de Turquie)
1965 : Création de la Fikir Külüpleri Federasyonu (Fédération des clubs d’idées),
organisation de jeunesse du TIP.
1965 : Le TIP obtient 14 élus au Parlement turc avec 2, 97% des voix. Un tel score ne sera
plus jamais atteint par l’extrême gauche turque.
1968 : Début de la scissiparité des groupes au sein de la gauche radicale et accroissement
des tensions avec l’extrême droite.
1969 : La FKF devient Devrimci Gençlik (Jeunesse révolutionnaire), dite Dev-Genç.
1969-1971 : Apparition des organisations de gauche recourant à la violence : THKO,
THKP-C, TKP-LM/TIKKO. Recrudescence de violence entre les organisations de la
gauche radicale et les militants du MHP.
12/03/1971 : Pronunciamiento militaire, dissolution des groupes de gauche,
emprisonnements, exécution des principaux leaders de la gauche (Gezmiş; Çayan,
Kaypakkaya).
1971-1974 : Sous le régime militaire, la répression sévit et les GOE disparaissent des
campus, l’activité politique entre en sommeil.
1974 : Amnistie des militants de gauche qui sortent de prison et retournent sur les campus.
Refondation des GOE et retour aux divisions internes.
Juillet 1974 : Intervention militaire turque à Chypre.
1975 : La X Örgütü (Organisation X) envoie des groupes armés en Turquie.
1er
mai 1977 : Massacre à Taksim lors du rassemblement des travailleurs (37 morts).
1977-8 : Création du Partiya Karkerên Kurdistan (PKK - Parti des travailleurs du
Kurdistan) alors en lutte avec le Kurdistan Ulusal Kurtuluşcuları (KUK - Libérateurs du
Kurdistan National).
Décembre 1978 : Evènements de Kahramanmaraş : pogrom anti-alévi mené par les
militants de la droite radicale : près de deux cent morts.
Octobre 1979/Juillet 1980 : Commune de Fatsa sous la direction du maire Fikri Sönmez.
1978-1980 : Période où la violence politique atteint un niveau sans précédent.
Annexes
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 136
Sept gouvernements se succèdent entre 1974 et 1980 :
1) Le gouvernement Ecevit (CHP, MSP) du 17 janvier au 18 novembre 1974
2) Le gouvernement İrmak du 17 novembre 1974 au 31 mars 1975
3) Le premier gouvernement de Front nationaliste (AP, MSP, MHP) du 31 mars 1975 au 22 juin
1977
4) Le deuxième gouvernement Ecevit (CHP) du 22 juin 1977 au 21 juillet 1977
5) Le second gouvernement de Front nationaliste (AP, MSP, MHP) du 21 juillet 1977 au 5
janvier 1978
6) Le troisième gouvernement Ecevit (CHP, DP, indépendants) du 15 janvier 1978 au 12
novembre 1979
7) Le gouvernement Demirel (AP) du 12 novembre 1979 au 12 septembre 1980.
12/09/1980 : Coup d’Etat militaire par la junte dirigée par le général Evren. Proclamation
de l’état d’urgence et de la loi martiale.
Octobre 1980 : Suspension de toutes les activités politiques, début de la répression
massive, exécutions, emprisonnements des leaders des partis politiques dont Demirel,
Ecevit, Erbakan et Türkeş.
17/071982 : Référendum sur la nouvelle constitution adoptée à plus de 90% et installant le
général Evren en tant que président de la République.
06/12/1983 : Départ des militaires, retour des civils au pouvoir.
1983 : Rétablissement contrôlé des partis politiques en vue des législatives.
1983 : Arrivée au poste de Premier Ministre de Turgut Özal et d’Anavatan Partisi (ANAP
– Parti de la mère patrie).
1985 : Rétablissement contrôlé du droit de créer des associations apolitiques.
1991 : Loi antiterroriste : remises de peine pour 43 000 détenus, parmi lesquels de
nombreux militants de gauche. Les procès intentés contre les organisations de gauche sont
interrompus et celles-ci sont autorisées à se reformer dans un cadre légal.
Annexes
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Annexe 2 : Schéma simplifié des groupes de la gauche radicale
turque depuis 1961
Annexes
CORMIER Paul | PDAPS | Mémoire de recherche M2 | 2011-2012 138
Annexe 3 : Tableau récapitulatif des sigles utilisés
AAÖD: Ankara Orta Öğrenim Derneği,
Association de l’enseignement secondaire
d’Ankara
ANAP: Anavatan Partisi, Parti de la mère
patrie
AP: Adalet Partisi, Parti de la Justice
AYÖD: Ankara Yüksek Öğrenim Derneği,
Association de l’enseignement supérieur
d’Ankara
CHP: Cumhurriyet Halk Partisi, Parti
Républicain du peuple
DGDF: Devrimci Gençlik Dernekleri
Federasyonu, Fédération des associations de
la jeunesse révolutionnaire
DISK: Devrimci İşçi Sendikaları
Konfederasyonu, Confédération des syndicats
des ouvriers révolutionnaires
DP: Demokrat Parti, Parti Démocrate
FKF: Fikir Külüpleri Federasyonu,
Fédération des clubs d’idées
GOE: Groupe d’origine étudiante
IYÖD: İstanbul Yüksek Öğrenim Derneği,
Association de l’enseignement supérieur
d’Istanbul
KESK: Kamu Emekçileri Sendikaları
Konfederasyonu, Confédération des syndicats
des travailleurs publics
KUK: Kurdistan Ulusal Kurtuluş, Libération
Nationale du Kurdistan
MDD: Milli Demokratik Devrim, Révolution
Démocratique Nationale
MHP: Milli Hareket Partisi, Parti de l’action
nationaliste
MISK: Milliyetçi İşçi Sendikaları
Konfederasyonu, Confédération des syndicats
des ouvriers nationalistes
MIT: Milli İstihbarat Teşkilatı, Organisation
du renseignement national
MLSPB: Marksist Leninist Silahlı
Propaganda Birliği, Union marxiste léniniste
pour la propagande armée
MSP: Milli Selamet Partisi, Parti du bien-être
national
MTTB: Milli Türk Talebe Birliği, Union
nationale des étudiants turcs
ÖDP: Özgürlük ve Dayanışma Partisi, Parti
de la liberté et de la solidarité
PKK: Partiya Karkerên Kurdistan, Parti des
travailleurs du Kurdistan
SDP: Sosyalist Demokrasi Partisi, Parti de la
Démocratie Socialiste
TEP: Türkiye Emekçi Partisi, Parti des
travailleurs de Turquie
THKO: Türkiye Halk Kurtuluş Ordusu,
Armée de Libération du Peuple de Turquie
THKP-C: Türkiye Halk Kurtuluş Partisi -
Cephesi, Front/Parti de libération du peuple
de Turquie
TIIKP: Türkiye İhtilalcı İşçi Köylü Partisi,
Parti révolutionnaire ouvrier et paysan de
Turquie
TIP: Türkiye İşçi Partisi, Parti des
travailleurs de Turquie
TKP: Türkiye Komünist Partisi, Parti
communiste de Turquie
TKP/B: Türkiye Komünist Partisi/Birlik, Parti
communiste de Turquie/Union
TKP-ML/TIKKO: Türkiye Komünist Partisi-
Marksist-Leninist/Türkiye İşçi ve Köylü
Kurtuluş Ordusu, Parti Communiste de
Turquie-Marxiste-léniniste/Armée ouvrière et
paysanne de libération de la Turquie
TMMOB: Türk Mühendis ve Mimar Odaları
Birliği, Confédération des ingénieurs et
architectes de Turquie
TMTF: Türkiye Milli Talebe Federasyonu,
Fédération nationale des étudiants turcs
TSIP: Türkiye Sosyalist İşçi Partisi, Parti des
travailleurs socialistes de Turquie
VP: Vatan Partisi, Parti de la patrie
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