Le Neveu de Rameau apres Michel Foucault - Cairn

18
LE NEVEU DE RAMEAU APRÈS MICHEL FOUCAULT Florence Chapiro , Jean Goldzink Presses de Sciences Po | « Raisons politiques » 2005/1 n o 17 | pages 161 à 177 ISSN 1291-1941 ISBN 2724630181 DOI 10.3917/rai.017.0161 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2005-1-page-161.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Transcript of Le Neveu de Rameau apres Michel Foucault - Cairn

LE NEVEU DE RAMEAU APRÈS MICHEL FOUCAULT

Florence Chapiro, Jean Goldzink

Presses de Sciences Po | « Raisons politiques »

2005/1 no 17 | pages 161 à 177 ISSN 1291-1941ISBN 2724630181DOI 10.3917/rai.017.0161

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2005-1-page-161.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Raisons politiques

, n° 17, février 2005, p. 161-177.© 2005 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

var

ia

F

LORENCE

C

HAPIRO

ET

J

EAN

G

OLDZINK

Le Neveu de Rameau

après Michel Foucault

ANS

L

H

ISTOIRE

DE

LA

FOLIE

À

L

ÂGE

CLASSIQUE

,Michel Foucault analyse les causes de la disjonc-tion radicale que la société occidentale a imposée

entre le monde de la Raison et celui de la Folie. L’âge classique auraitséparé Raison et Déraison en excluant les fous de l’espace social où ilsvaquaient librement, porteurs d’une étrange sagesse. La raison assimilaà dessein la folie des insensés et ce qu’elle jugea comme profondémentdéraisonnable chez les libertins, les débauchés, les vagabonds, les misé-rables sans travail et les profanateurs, bref, « les asociaux » (p. 112). Le« Grand Renfermement » classique constituerait donc une rupturehistorique par laquelle « toute une population bariolée se trouve d’uncoup, dans la seconde moitié du 17

e

siècle, rejetée au-delà d’une lignede partage, et recluse dans des asiles, qui devaient devenir, après unsiècle ou deux, les champs clos de la folie » (p. 139). C’est sur le sold’une séparation irréversible entre la Raison et son envers que se pro-duit, au 19

e

siècle, la médicalisation positiviste de la folie. La crise clas-sique du monde éthique a définitivement marqué la déraison et la foliedu sceau de l’immoralité. Malgré cet enfermement, la folie et ses pou-voirs ont refait surface avec Nietzsche ou Artaud, tandis que Pinelréservait des asiles psychiatriques aux fous.

À partir d’une tripartition historique entre un âge préclassique, uneaire classique rationaliste et l’avènement moderne de la raison médicale,Michel Foucault fouille le terreau idéologique et social de la naissance dela clinique. Sous la Renaissance, « la folie dessine une silhouette bienfamilière dans le paysage social » (p. 65), « la Folie est au travail, aucœur même de la raison et de la vérité. » (p. 29). Mais cette folie libre de

D

RP17-161 à 177 Page 161 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

162 –

Florence Chapiro et Jean Goldzink

se montrer et de s’exprimer, lourde de sens obscurs, « l’âge classique va laréduire au silence par un étrange coup de force. » (p. 67). La Folie,« désacralisée », est à la fois exclue et stigmatisée. Ce « geste créateurd’aliénation » (p. 112), autorisé par le cartésianisme, permet deregrouper et « bannir d’un seul geste » (p. 115) tout ce que la raison con-sidère comme contraire, et forme alors « le monde uniforme de laDéraison » (

ibid.

). Notre modernité hérite en droite ligne de cette exclu-sion qui a posé irrévocablement la folie comme négative et étrangère aumonde normé et rationnel. La psychiatrie devait naître de cette sépara-tion brutalement inédite.

Dans ce monde nouveau où la folie se tait pour la première fois et,pour ainsi dire, n’a plus droit à l’existence,

Le Neveu de Rameau

acquiertévidemment un statut paradoxal et unique. Paradoxal, puisqu’en pleinEnfermement classique, Diderot fait dialoguer raison et déraison.Unique, parce que ce dialogue regarde vers le passé aboli et l’avenir engestation souterraine. Foucault confère donc à ce texte une place privili-giée dans l’agencement de son livre, tout comme aux

Ménines

dans

LesMots et les choses

. En tête de la troisième partie de sa thèse, il proposed’aborder

Le Neveu de Rameau

comme l’ineffaçable signe, absolumentsingulier, d’une transition entre classicisme et modernité. Il y voit « leparadigme raccourci de l’histoire » (p. 432), dans la mesure où le per-sonnage du Neveu relierait folie et déraison sous une seule figure etannoncerait les fulgurances du « génie fou » des « Hörderlin, Nerval,Nietzsche, Van Gogh, Raymond Roussel, Artaud » (p. 441). Le Neveulaisse entendre ce que l’âge classique veut forcer au silence, il manifestela puissance subsersive et inventive de l’art. Le statut de quasi-extraterri-torialité que Foucault confère au texte diderotien souligne la folie et ladéraison du Neveu, porteur d’un anarchisme de pensée auquel Diderotdonnerait ici la primauté. À n’en pas douter, cette interprétation amarqué la critique contemporaine. Il est devenu impossible d’aborder lechef-d’œuvre sans affronter la thèse foucaldienne, qui rapporte le Neveu(L

UI

) au destin historique de la folie et lui donne l’avantage sur la figurepaisiblement étriquée du Philosophe (M

OI

).Il est assez évident que Foucault se confronte en silence à la

célèbre interprétation hégélienne du

Neveu

1

. On notera cependant

1. Michel Foucault est cité d’après

Histoire de la folie à l’âge classique

, Paris, Gallimard, coll.« Tel », 1972. Pour Hegel, voir

Phénoménologie de l’esprit

, trad. en fr. par J.-P. Lefèbvre,Paris, Aubier, 1991, p. 349 à 356. Nous citons Diderot dans

Œuvres

, t. II, ÉditionsL. Versini, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1994. Peter Sloterdijk,

Critique de la raisoncritique

, Paris, Bourgois, 1987 [1983]. Pour une critique sur le fond, voir Gladys Swainet Marcel Gauchet,

Dialogue avec l’insensé

, Paris, Gallimard, 1994.

RP17-161 à 177 Page 162 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Le Neveu de Rameau

après Michel Foucault

– 163

que les deux philosophes se proposent d’un commun accordd’aborder le texte d’un point de vue historico-politique, c’est le para-digme de référence qui change. Pour Foucault, l’histoire de la folieconfère au

Neveu

un statut éminemment paradoxal et imprévisible,alors que chez Hegel il s’identifie à son époque en cristallisant parfai-tement la conscience prérévolutionnaire. Hegel lit

Le Neveu deRameau

à la lumière de la Révolution, Foucault l’insère dans lalongue durée d’une archéologie de la folie à cheval sur plusieurssiècles. Les deux interprétations, d’essence historique, se rapportentà des temporalités et des logiques non seulement hétérogènes, maissurtout étrangères au texte qu’elles surplombent superbement. Hegelmet en jeu le destin dialectique de l’Esprit à la veille d’une mutationcapitale, Foucault jette dans la balance l’histoire dramatique de lafolie en ses trois époques. Au panthéon philosophique des littéraires,Foucault l’a sans conteste emporté sur Hegel, alors même qu’iloccupe la position épistémologiquement la moins confortable. Caril lui faut couronner la folie du Neveu d’une victoire aussi formidablequ’inattendue sur la raison classique, au sein même de l’épistéméclassique.

Ce surprenant tour de force prêté au texte est-il avéré ? Nousdevons l’avouer, il nous arrive d’en douter. Nous ne chercherons paspour autant un autre paradigme historique – la vie de Diderot, sonœuvre, sa psyché, le dialogue des origines à nos jours, le vraiNeveu, etc. Nous n’attendons rien non plus de décisif de l’éruditionou de la linguistique. Nous tentons tout simplement de lire et relirela géniale

Satyre

, en supposant qu’elle se suffit d’abord à elle-même,et qu’avant de la rapporter à une autre histoire que celle qu’elleraconte, il convient peut-être, en première approche, de la com-prendre. C’est-à-dire de la décrire avant de l’interpréter, surtoutquand l’interprétation consiste à l’arracher du sol pour la placer enorbite au ciel des idées brillamment préconçues.

I Les chemins de l’échec

Le Neveu de Diderot est-il bien le Fou de Foucault ? Dans letexte, il est d’abord et surtout un parasite, qui vient d’être chassé dechez Bertin, riche financier hostile à Diderot, où il s’engraissait à fairele bouffon, le « fou », à mordre les « philosophes » et les gens detalent. Il va donc, une fois encore, perdre très vite son « ventre deSilène » (p. 626), redevenir un gueux famélique errant et pérorant

RP17-161 à 177 Page 163 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

164 –

Florence Chapiro et Jean Goldzink

dans Paris. Car le sel du dernier épisode, c’est qu’il a « tout perdupour avoir eu le sens commun une fois, une seule fois dans [sa] vie.Ah ! si cela m’arrive jamais ! » (p. 633). Il va devoir à nouveau cher-cher chaque jour pain et gîte pour s’être abandonné à un sursautincontrôlé de dignité qu’il se reproche avec une véhémence réjouis-sante.

Car le Neveu se pique devant le philosophe d’exceller dans lesdeux branches de son art, la théorie et la pratique de la flatterie ! M

OI

lui objecte-t-il que « pour un fou qui leur manque, ils en retrouve-ront cent », L

UI

se récrie avec une superbe aussi comique que typiquede son ton : « Cent fous comme moi ! Monsieur le philosophe, ils nesont pas si communs. […] On est plus difficile en sottise qu’en talentou en vertu. Je suis rare dans mon espèce, oui, très rare. À présentqu’ils ne m’ont plus, que font-ils ? Ils s’ennuient comme des chiens. »(p. 665). Tout, chez le Neveu, au physique comme au moral, relèvedu désaccord, du contraste, du hiatus. Tantôt il clame cyniquementla grandeur et la valeur du parasitisme, il s’enorgueillit de savoiramuser des Bertin qu’il méprise et envie ; tantôt il enrage de devoir« s’humilier devant une guenon » (p. 634), la maîtresse de sonmaître, la grosse petite Hus : « faut-il qu’on puisse me dire “Rampe”,et que je sois obligé de ramper ? C’est l’allure du ver, c’est monallure » (p. 653). Il n’est pas fou, il fait le fou, avec rage et désespoir.Et il exalte avec une provocation grinçante, devant le philosophe, ladifficulté de son métier, élevé à la hauteur d’un des beaux-arts. Pourvivre sans travailler, par paresse et non par déraison, il baise des culsimmondes, il dénigre et déchire tout idéal de vertu, d’honnêteté, delabeur, bref, tout idéal.

Et pourtant, perdu dans la multitude des flatteurs affamés, ilcherche aussitôt, avec un pathétique dérisoire, à égaler les virtuosesde la flatterie, seuls dignes de mériter l’admiration qu’il serait dange-reux selon lui d’accorder aux grands hommes, aux génies. Tantôt ilinvoque la loi réaliste du nombre et de l’imitation docile (« je nem’avilis point en faisant comme tout le monde. Ce n’est pas moi quiai inventé [les ruses viles du parasitisme], et je serais bizarre et mala-droit de ne pas m’y conformer », p. 645) ; tantôt celle de l’excellenceartistique (« Je ne sais si vous saisissez bien l’énergie de cette dernièreattitude-là. Je ne l’ai point inventée, mais personne ne m’a surpassédans l’exécution. Voyez. Voyez. », p. 655). Mais comment concilierla haute valeur qu’il prétend s’accorder dans son art, et la répétitiondes échecs, l’accumulation des ratages ? À l’exaltation du moi suc-cède alors l’abattement, et comme une humilité devant la vérité,

RP17-161 à 177 Page 164 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Le Neveu de Rameau

après Michel Foucault

– 165

cette vérité qu’il reproche d’emblée aux génies de trop l’aimer :« l’attitude admirative du dos dont je vous ai parlé ; je la regardecomme mienne […] Je crois bien qu’on l’a employée auparavant ;mais qui est-ce qui a senti combien elle était commode pour rire endessous de l’impertinent qu’on admirait ? » (p. 656). Ces palinodies,ces paradoxes, ces saccades, ces sauts brusques du pour au contre, dela graisse à la maigreur, de l’opulence à la gueuserie, des miettes duluxe à la paille des écuries, c’est cela qui définit le personnage duNeveu, et nullement une pathologie mentale, un délire destructeurde la raison.

Il pervertit la raison par le cynisme et le paradoxe provocateur,mais il ne l’égare pas dans la déraison. Plus exactement encore, le flat-teur des riches et des puissants se pose en adversaire résolu de laraison philosophique, en défenseur du monde tel qu’il est contre lesfantasmes singuliers du philosophe : « Monsieur le philosophe […]vous ne vous doutez pas qu’en ce moment je représente la partie laplus importante de la ville et de la cour. » (p. 647). Pour lui, c’est belet bien la philosophie qui erre au pays des chimères, des lubies :« Voilà où vous en êtes, vous autres. Vous croyez que le même bon-heur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! […] Vous décorezcette bizarrerie du nom de vertu, vous l’appelez philosophie » (p.650). Mais c’est un adversaire qui ne cesse de buter sur des contra-dictions criantes, puisque, par exemple, c’est lui qui replonge régu-lièrement dans la misère, alors que le philosophe, selon lui, est « ungros monsieur », avec « du foin dans [ses] bottes » (p. 640). Provoca-tions et insolences (« je n’ai pensé de ma vie », p. 659) sombrent surl’écueil du réel, sans pouvoir éroder l’assise de la philosophie. Ce quecelle-ci retient, ce n’est pas sa contestation, mais la dénonciation desmilieux anti-philosophiques. Le dénigrement du travail et du talent,du mérite et des vertus, rend inconsistante et vaine l’aspirationmême dévoyée à l’excellence au sein du parasitisme.

C’est pourquoi le philosophe tourne le dialogue vers l’autretalent du Neveu, la musique. Mais en quittant la morale, on retombesur une contradiction centrale entre théorie et pratique, mots etchoses. Le Neveu exclut la médiocrité dans les arts, mais s’avoue lui-même un « misérable racleur de cordes » (p. 683). Et surtout, ilcontredit violemment ses thèses initiales sur la nocivité des génies,l’inutilité du travail et de la réflexion théorique. Le Neveu débouchesur le pathétique dérisoire de la pantomime, c’est-à-dire d’uneexpression muette de la musique, où ne manquent même pas les…fausses notes ! Il en vient de lui-même à revendiquer en musique ce

RP17-161 à 177 Page 165 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

166 –

Florence Chapiro et Jean Goldzink

qu’il dénonçait en morale ! Le dialogue accule la raison cynique dansdes contradictions insurmontables, qui ruinent l’interprétationdominante, foucaldienne ou pas.

II Les défis de la raison cynique

Parasite inconséquent, compositeur stérile et instrumentistemédiocre, le Neveu est-il au moins un redoutable adversaire intellec-tuel, à même d’ébranler le « philosophe » ? À lire la plupart des com-mentaires, on pourrait le croire. Mais fort peu s’attachent à compterles points, comme s’il ne s’agissait pas d’un combat philosophique,d’un défi lancé par L

UI

à M

OI

, où il convient de peser le pour et lecontre. Il faut donc se poser une question toute bête, mais décisive :victoire du Neveu, de Moi, match nul ?

Refuser de répondre, c’estnier l’enjeu philosophique du dialogue.

Il démarre comme on sait sur une question morale et mêmepolitique, l’utilité ou la nocivité des génies (p. 625-632). Le Neveu,c’est son premier paradoxe, y voit des fauteurs de troubles, dans lamesure où « ils changent la face du globe » mais à moitié seulement,au risque fatal d’aggraver le désordre. Bref, le mal est toujours venude la recherche de la vérité ; des génies il ne faut imiter que l’attache-ment égoïste à leur art ; il est absurde de sacrifier l’ici-maintenantcharnel de l’existence individuelle au profit de la postérité et de l’édu-cation du genre humain. Il est clair que le Neveu vise d’entrée lecœur des Lumières, la notion même de « philosophie ». La contra-diction des deux postures est aussi totale que fondamentale, L

UI

estbien un ennemi direct des combats de la Raison. Mais Diderot ne secontente pas de cette opposition frontale, il pousse le Neveu à avouerqu’il voudrait être… autre, musicien riche et envié, à même d’épan-cher enfin ouvertement son mépris ! Dans ce débat crucial où M

OI

parle plus qu’à l’ordinaire, le parasite cynique est sans conteste défait,mais en démasquant le coquin qui dort au fond des cœurs. Sacanaillerie ne nous est pas étrangère, nous comprenons sans peinel’envie de dénigrer la supériorité insupportable du talent ; mais sur leplan argumentatif, il ne parvient pas à défendre le cynisme avec la« conséquence » qu’il s’octroie, et que Foucault entérine. Lui-mêmedevance les réactions du philosophe : mépris et amusement (p. 632).Or ce conflit initial touche au fond des choses, et préfigure toute lasuite.

RP17-161 à 177 Page 166 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Le Neveu de Rameau

après Michel Foucault

– 167

Car Diderot est féroce. On découvre que le théoricien de lavolupté à tout prix, du délestage intestinal ponctuel et vespéral, s’estmartyrisé doigts et poignets pour que « cela résonne à peu prèscomme les autres » (p. 639), donc pour être un de ces « médiocres »qu’il avait d’emblée expulsés du champ artistique ! Le paradoxe surles leçons de musique – il ne faut rien enseigner avec probité, soit parincompétence, soit par respect de l’usage –, stylistiquement éblouis-sant, n’en reste pas moins spécieux, puisque le Neveu reconnaîtdonner maintenant ses leçons « passablement », donc… médiocre-ment. Première contradiction, à laquelle succède une seconde, pluscinglante : même dans cet exercice subalterne, le Neveu n’a pasobtenu la « renommée, ni la ceinture dorée » (p. 646). N’y aurait-ilpas un vice irrémédiable dans la position cynique, qui nie les valeurs– patrie, amis, devoirs, honnêteté, éducation – au nom d’une utilitépratique constamment et presque comiquement démentie par lesfaits ? Bien entendu, il convoque en appui et sa propre nature, qu’ilserait déraisonnable de contraindre, et celle de la société réelle, quirenverrait les philosophes, ces « êtres bien singuliers », à leur statutd’exception et à leurs lubies. Se martyriser pour de telles visions dubonheur par la vertu, « cela me ferait crever de faim, d’ennui, et deremords peut-être » (p. 652). Mais le

FAIT

EST

qu’il crève de faim. Etde frustration.

III La dignité du parasite

Il se lance alors aussitôt dans une apologie de la liberté aussiincohérente qu’irrépressible : l’idéal serait d’être abject sanscontrainte, asservi sans chaîne au cou ! N’est-ce pas vouloir le beurreet l’argent du beurre ? Il aimerait être un de ces génies qu’il décrie,on l’a vu, et il prétend maintenant conserver aussi sa « dignité » ;ramper pour vivre sans travailler, et se redresser fièrement quand onlui marche trop sur la queue, comme il vient de faire chez Bertin !Cette incohérence prouve qu’il est bel et bien soumis sans se l’avouerà une « contrainte » insupportable, que quelque chose qui toucheaux valeurs se révolte en lui au sein même de cette « nature » com-plaisamment invoquée comme intangible principe de conservation.Ni intellectuellement, ni existentiellement, le Neveu ne parvient àtenir une ligne cohérente. S’il méprise ses maîtres, s’il se reconnaîttrop « difficile » (p. 652-654), comment tenir sans défaillances undiscours de négation cynique des valeurs ? C’est pourquoi le texte ne

RP17-161 à 177 Page 167 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

168 –

Florence Chapiro et Jean Goldzink

cesse de l’acculer dans des impasses aveugles : « L

UI

. Aussi jen’offense personne. – M

OI

. Cela vous est pourtant arrivé… – L

UI

.Que voulez-vous ? C’est un malheur, un mauvais moment, commeil y en a dans la vie. Point de félicité continue ; j’étais trop bien, celane pouvait durer. » (p. 659). Cette insipide sagesse du lieu communfait un grinçant contraste avec l’art de la flatterie qu’il vient d’exalter.Qu’est-ce qu’un virtuose résigné, qu’un héros contrit ? Le Neveu estbien l’homme des fausses notes, des dissonances.

Le texte souligne fortement l’incapacité d’analyser les racines decette succession comique d’échecs, d’en mesurer les implications.Porte-parole cyniquement impudent d’une opinion publique qu’iloppose à la philosophie, jamais il ne s’étonne de ces bouffées deliberté, de dignité, de franchise, qui le traversent rageusement. Ilavoue ne pas pratiquer l’injonction du « Connais-toi toi-même » :« Que le diable m’emporte si je sais au fond qui je suis. » (p. 659).Ne serait-ce pas sur cette méconnaissance volontaire que reposent sapermanente incohérence, ce flux précipité et disparate de passionstoujours insatisfaites, estropiées par la vie comme ses doigts soumisà la torture de l’apprentissage musical ?

Cela n’exclut nullement des éclairs de lucidité (« Nous inju-rions tout le monde et n’affligeons personne », p. 660), et encoremoins des croquis satiriques dignes d’un moraliste frotté aux bonsmodèles (« M

OI

. J’étais quelquefois surpris des observations de cefou… », p. 660). Nul hasard s’il se réclame aussitôt de Molière,Théophraste, La Bruyère pour, revenant au thème de l’éducation,avancer un nouveau paradoxe, en conflit avec sa thèse première surl’inutilité nocive des génies : à la manière de Madame de Merteuildans

Les Liaisons dangereuses

(lettre 81), il déclare apprendre chez euxl’art de l’artifice au service du vice. Il y a certes cohérence dans leregistre du paradoxe, mais bel et bien contradiction sur le fond,puisque le Neveu concède le caractère instructif de l’art, fût-ce sousun signe inversé. Que l’art enseigne la vertu ou le vice, il n’endemeure pas moins que Rameau ne peut faire coexister cette thèseavec ce qu’il affirmait sur la dangerosité réformatrice des génies, lesméfaits de la vérité, la vanité de l’éducation et la légitimité du conser-vatisme social et politique.

RP17-161 à 177 Page 168 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Le Neveu de Rameau

après Michel Foucault

– 169

IV Le retour des valeurs

Mais comme le « grain de folie » des grands hommes, la vervecynique de Rameau sert à quelque chose. Elle ne consiste pas, on levoit, à mettre en péril la philosophie, comme on le prétend trop sou-vent sans en fournir la preuve. Le « fou » du philosophe (seul celui-ci l’écoute et en tire profit !) sert évidemment, avec une rare violence,à démasquer les ennemis de la « philosophie », dénoncés par leurpropre bouffon. Un corrompu marque au fer rouge de la satire aris-tophanesque les repus du camp adverse. En une immense tirade(p. 662-664), un singe ridiculise la ménagerie anti-encyclopédiste.Sous couvert du « fou » en débine, Diderot peut s’abandonner à sespulsions rageuses, à la folie impubliable de sa verve endiablée. Impu-bliable dans l’immédiat, cet immédiat dont le Neveu se réclame pourétalonner hommes et choses, mais « Rira bien qui rira le dernier ».Les derniers mots du dialogue ne donnent nullement l’avantage auNeveu, sauf à vouloir oublier le début de la discussion. Les géniesparient sur la longue durée, ils calculent au-delà de l’instant, de leurcorps, de leur vie et de leur pays. La survie du texte clandestin est ins-crite dans le manuscrit confié à la postérité. Le Neveu est bien le« fou » du philosophe, qui mise sur le temps, la vérité, le genrehumain. Et sur l’amitié, la piété filiale, passions inconnues dubouffon solitaire.

Le Neveu a beau, quand il se contrôle, nier triomphalement ladistinction du bien et du mal, du vice et de la vertu, rien n’y fait, lavérité déniée refait surface : « Quand on nous prend, ne nousconnaît-on pas pour ce que nous sommes, pour des âmes intéressées,viles et perfides ? » (p. 666). Ses employeurs ne savent-ils pas « quetôt ou tard nous rendrons le mal pour le bien qu’on nous aura fait »,que « tout cela est écrit dans le pacte tacite » de ces sociétés inso-ciables, de ces associations haineuses ? (p. 667). Et voilà que lecynique en vient à légitimer la métaphysique de la

NÉCESSITÉ

, à jus-tifier l’ordre nécessaire des choses qu’il méprisait auparavant commeune de ces vaines notions philosophiques (p. 631) : « c’est nous quela Providence avait destinés de toute éternité à faire justice des Bertindu jour […]. Mais tandis que nous exécutons ses justes décrets sur lasottise, vous qui nous peignez tels que nous sommes, vous exécutezses justes décrets sur nous. […] Tout a son vrai loyer dans cemonde. » (p. 668). Très logiquement, M

OI

acquiesce à cette apologieimprévue de la justice providentielle et de l’ordre nécessaire par lenégateur forcené des valeurs : « Vous avez raison ». Et pour cause,

RP17-161 à 177 Page 169 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

170 –

Florence Chapiro et Jean Goldzink

puisque cela revient à cautionner l’écriture de la

Satyre

et sa vérité àdouble canon : on tire sur le Neveu qui tire sur ses patrons ! LeNeveu a raison, mais contre toutes ses raisons.

Après la remontée de la liberté, de la dignité, de l’utilité desgénies, c’est à son tour la morale qui émerge au sein du cynisme. Etquelle morale ! Une immense tirade enflammée (p. 666-669) mobi-lise la Providence, la Nature, la compensation du bien et du mal, leprésent et le futur, la loi positive et la loi naturelle… Qui s’attendraità telle profession de foi du vicaire hagard : « Le plus court est de serésigner à l’équité de ces jugements » successifs, des corrompus parleur bouffon, du bouffon par le philosophe ? (p. 668). Diable ! LeNeveu enfermait les philosophes dans la cage minuscule des espèces« singulières », dont la marche du monde vouait les étranges visionsidéalistes au ridicule. Voilà maintenant que selon lui les « honnêtesgens » et « les gens nés vicieux » composent un ordre des choseséternel, nécessaire et équitable. De même que sa pantomime musi-cale ne parvient pas à refouler la hantise des fausses notes et desimperfections (il les mime !), le discours fanfaron du cynisme laisseaffleurer sans le vouloir ni le savoir l’ordre irrépressible des valeurs.

Cette incohérence a sa logique. Il appartient sans doute à laposture cynique de miser sur la franchise agressive, le dévoilementsans pudeur de soi et des autres. Voilà, Monsieur le philosophe,comme nous sommes, bien pires que vous l’imaginez… À force devouloir épater et provoquer le philosophe cossu (il aurait du foindans ses bottes, quand le Neveu n’en a qu’aux cheveux), on en vientà accoucher d’une apologie de la Providence, après avoir dédaigneu-sement repoussé toute évocation d’un ordre assez nécessaire pourretenir de louer ou blâmer, vu que, selon M

OI

, « le tout […] n’estpeut-être ni bien ni mal, s’il est nécessaire, comme beaucoup d’hon-nêtes gens l’imaginent ». À quoi L

UI

répondait insolemment : « Jen’entends pas grand-chose à tout ce que vous me débitez là. C’estapparemment de la philosophie ; je vous préviens que je ne m’enmêle pas. » (p. 630-631). La preuve semble faite qu’en chassant laphilosophie par la porte, elle revient sans prévenir par la fenêtre,pour se mêler de ce qui la regarde.

V L’invention du dos

Que devient alors le cynisme ? Une posture morale proprementincohérente, qui tient du

double bind

: « Je me félicite plus souvent

RP17-161 à 177 Page 170 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Le Neveu de Rameau

après Michel Foucault

– 171

de mes vices que je ne m’en blâme. Vous êtes plus constant dans votremépris. » (p. 669). Position intellectuellement intenable, et existen-tiellement ridicule, puisque le pauvre diable ne tire pas plus de profitdu vice que de la musique ! Poignets et doigts brisés par les torsionsrageuses, horloge morale au ressort cassé, et qui pourtant continuecomme malgré elle de sonner l’heure… D’où l’ironie ravageuse decette maxime que lui prête aussitôt l’auteur : « On prise en toutl’unité de caractère ». Et pour mieux enfoncer le clou à l’usage dulecteur distrait : « M

OI

. Mais cette estimable unité de caractère, vousne l’avez pas encore. Je vous trouve de temps en temps vacillant dansvos principes. » (

ibid.

). De « temps en temps » seulement ? En fait, sil’unité de caractère est un principe de l’esthétique classique, on pour-rait avancer que le Neveu est construit, en tant que personnage, surle principe de vacillement. « Est-ce que le ton de l’homme vicieuxpeut être un ? » se demande L

UI

(p. 670). On ne peut mieux dire quela position cynique appelle, selon Diderot, incohérence et désordreintérieur. Il est possible d’agir en parfait vicieux, comme dans l’his-toire ignominieuse du Juif d’Avignon (p. 670-672) ; mais peut-onpenser dans le vice, comme le tente désespérément le Neveu en facedu philosophe ? Il ne semble pas.

Ce qui en revanche ne vacille pas, ce sont ses désirs primor-diaux, l’or, le vin, la bonne chère et les chairs fraîches, l’oisiveté duparasitisme, bref toutes les sensualités que procure la richesse. Cedont il rêve en vain, c’est d’un parasite devenant maître, alors qu’ilest incapable même de rester parasite. Quand le raté rêve de maîtrise(sociale, musicale, intellectuelle), on oscille nécessairement entreridicule et pathétique, grandeur et grotesque, vilénie et valeur :« Bouret est le premier homme du monde dans mon esprit » !(p. 669). Aveu cynique, et aveu aussi désespéré qu’abject et dérisoire.Peut-on citer un seul exemple où Diogène fut ridicule, au point derevendiquer, comme L

UI

, le mérite de la modestie : « j’y ai fait demon mieux » ? (p. 669). Or le philosophe doute très fort, et nousavec lui, que le Neveu ait réellement perfectionné sa nature parl’étude, qu’il ait su devenir à la force du poignet un maître dans l’artdu vice. On le voit spectateur et admirateur des prouesses serviles ouviles, jamais acteur, jamais artiste. Il serait bien en peine, sa vie ledémontre, d’imiter autrement qu’en mots le renégat d’Avignon qu’ilévoque pour arracher l’éloge de sa propre inventivité dans le vice.Pressé par le philosophe de prouver son originalité, voilà ce qu’iltrouve : « l’attitude admirative du dos dont je vous ai parlé ; je laregarde comme mienne, quoiqu’elle puisse peut-être m’être

RP17-161 à 177 Page 171 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

172 –

Florence Chapiro et Jean Goldzink

contestée par des envieux. » ! (p. 656). Affreuse dérision, qui étouffele rire dans la gorge.

VI Musique et cynisme

Partagé à nouveau entre le rire et l’indignation, M

OI

change desujet pour chasser de son âme « l’horreur dont elle était remplie » parl’admiration froidement esthétique d’une action parfaitementatroce. On quitte alors l’éloge par elle-même de la raison cynique,réduite pour finir à revendiquer au bout de ses oscillations et contra-dictions le seul label esthétique : « vous arracher l’aveu que j’étais aumoins original dans mon avilissement » (p. 672). Malheureusement,l’original n’est pas le Neveu, mais le renégat dont il rapportel’histoire ! Bien plus : en ouvrant la porte à l’admiration de l’origina-lité, c’est-à-dire au sentiment du beau, le Neveu ouvre sans le savoirun abîme sous ses pieds. Diderot, bien entendu, n’exclut nullementqu’une œuvre d’art puisse faire place au pur cynisme, à l’impitoyableméchanceté, il l’a dit dans ses réflexions sur le théâtre (

De la poésiedramatique

, 1758). Il le répète ici, « Tout art a son modèle dans lanature » (p. 673). Mais admirer le mal pour le mal, c’est oublier laconnexion intime du beau, du bien et du vrai, socle de la réformethéâtrale et de la philosophie diderotiennes. La corruption moraledu Neveu va de pair avec son inconsistance philosophique. Le statutdu cynisme en art, où il peut susciter l’admiration pour l’artiste, n’estpas celui du vice dans la vie. Pourquoi ? Pour une raison simple, quivaut au théâtre comme dans la

Satyre seconde

. En art, le vice est repré-senté et appréhendé comme tel, il peut se concilier avec la beauté, ilne débouche pas comme chez M

OI

sur ce qui étouffe toute admira-tion, la pure « horreur » morale (p. 672). L’esthétisation du mal estcertes un nœud de l’art, notamment tragique, mais qui peut croireque l’histrionisme du Neveu donne les moyens de le penser, ou quesa thèse contradictoire puisse sérieusement ébranler le philosophe ?

Parler musique, c’est faire vibrer le seul talent réel du Neveu,chercher un écho encore humain dans l’homme dénaturé. Or, sortides fanfaronnades vicieuses, que fait aussitôt le Neveu ? Il pose lacorrélation du beau et du vrai : « plus le chant sera vrai ; et plus il serabeau. » ! (p. 673). Comment ne pas y adjoindre le bien ? Et bienentendu, il ne tarde pas à apparaître dans la bouche ci-devantcynique : « Le vrai, le bon, le beau ont leurs droits. On les conteste,mais on finit par admirer. » (p. 676). Tous les mots, dans cette phrase

RP17-161 à 177 Page 172 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Le Neveu de Rameau

après Michel Foucault

– 173

du Neveu sur la musique, y compris la passion d’admiration, nientle cynisme. On voit mal en effet comment Diderot pourrait déléguerau Neveu le soin d’exposer ses idées musicales en refusant leur fon-dement philosophique. Mais cela ne peut se faire que parce que ledialogue a déjà ruiné le discours cynique du Neveu en le livrant à sespropres contradictions et palinodies. Sinon, nous serions devant unevéritable incohérence esthétique et philosophique, imputable àl’auteur et non au personnage. Celui-ci se voit contraint d’approuveren musique la réforme qu’il a refusée en morale ! Et de devoir conci-lier le retour à la nature, qu’il prône aux musiciens, avec l’exaltationdu vice dans les sociétés corrompues. Il faut en convenir, la tâche estlogiquement assez rude.

On souligne toujours l’accord entre M

OI

et Lui sur la musique,et beaucoup moins l’énorme dissonance entre l’esthétique et la phi-losophie morale du Neveu. Qui s’imaginerait que, emporté sur lesailes de la musique, Rameau en vienne à chanter la sainte « trinité »du vrai, du bien et du beau, appelée selon lui à triompher « sansbruit, sans effusion de sang, sans martyr » (p. 676) ? Il est évidentque Diderot s’amuse avec son personnage, pour en faire le singe gri-maçant de la philosophie, qui a le triomphe modeste : « M

OI

. Il y ade la raison, à peu près, dans ce que vous venez de dire. » (p. 676).« Quand je prononce le mot chant, je n’ai pas des notions plus nettesque vous et la plupart de vos semblables quand ils disent réputation,blâme, honneur, vice, vertu, pudeur, décence, honte, ridicule. » (p.673). On ne saurait être plus explicite. Pour le philosophe, le Neveu,quand il parle morale, ne sait pas ce qu’il dit. Son cynisme est unsimulacre de philosophie, un fracas de mots vides, de prétentionsexorbitantes qu’il est incapable de tenir dès qu’on évoque la musique.Dès qu’il cesse de jouer au fanfaron de vices. Car alors, ce n’est pas laphilosophie désespérée du Neveu qui parle par sa bouche, maisl’amour de la musique : « un garçon charbonnier parlera toujoursmieux de son métier que toute une académie » (p. 676). En fait, lemétier (la connaissance) parle d’évidence contre sa philosophie, et ladémolit de fond en comble. Il ne touche au vrai que là où il saitquelque chose. Mais tous les

RAPPORTS

, et notamment celui de l’artet de la morale, lui échappent. Malgré ses protestations énergiques(« Oui, monsieur le philosophe, je m’entends, et je m’entends ainsique vous vous entendez », p. 629), preuve est faite qu’il ne S’ENTEND

pas. Sa vérité lui échappe. La morale du Neveu provoquait chez MOI

le rire, l’indignation, le mépris, l’horreur ; ses muettes imitations

RP17-161 à 177 Page 173 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

174 – Florence Chapiro et Jean Goldzink

musicales l’admiration, la pitié, et à nouveau le rire. On voit pour-quoi.

VII Diderot et Socrate

L’art et l’originalité de Diderot, c’est de ne pas jouer avec luicomme Socrate avec les victimes pantelantes de sa dialectique.Jamais il ne l’accule triomphalement dans une impasse, pour lui fairerendre les armes devant l’implacable et humiliante vérité des victoiresplatoniciennes. Il laisse au contraire l’adversaire parler d’abondanceet s’enferrer lui-même devant nous. On ne peut dès lors guères’étonner qu’en remettant les conclusions au lecteur, comme sonmanuscrit à la postérité, Diderot ait fait un pari risqué. Il ne nousabandonne pourtant pas entièrement à nos faibles ressources :« MOI. Comment se fait-il qu’avec […] une si grande sensibilitépour les beautés de l’art musical, vous soyez […] aussi insensible auxcharmes de la vertu ? » (p. 681). Objection imparable, objection cru-ciale. La réponse du Neveu nous renvoie à l’alternative de la natureet de l’éducation : ou bien il lui manque une fibre, ou bien il a« toujours vécu avec de bons musiciens et de méchantes gens »(ibid.). Il refuse d’intervenir dans l’éducation de son fils pourredresser éventuellement sa nature, par crainte, en faussant l’efficacede l’unité naturelle, de provoquer le pire, la médiocrité. Il s’agit doncd’un fatalisme organiciste, qui choisit la politique du pire : à quoibon une éducation musicale si l’on ne sait à l’avance si l’élève seramédiocre, comme son père, ou talentueux ! En revanche, il l’éduqueà adorer l’or, et ne manquera pas de lui enseigner aussi, le momentvenu, « la juste mesure, l’art d’esquiver à la honte, au déshonneur etaux lois » (p. 684). En somme, il faut et il ne faut pas éduquer, onsubit sans recours l’influence de « l’astre » ou du « milieu » ou des« circonstances » (p. 686, 687, 690). En réalité, la vraie thèse estqu’on ne gagne rien à enseigner la vertu, parce qu’elle risque decontredire soit la nature individuelle, soit les mœurs. Tout cela seraittrès conséquent avec sa philosophie cynique, n’étaient le discours surla musique, et… son incompétence manifeste à enseigner l’art deréussir !

On bute à nouveau, dès qu’on revient à la morale, sur l’impos-sibilité de se comprendre (« gardons-nous de nous expliquer », fautede donner le même sens aux mots, déclare MOI p. 685), sur l’inca-pacité de faire effort sur soi pour « se chercher soi-même » (« je n’en

RP17-161 à 177 Page 174 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Le Neveu de Rameau après Michel Foucault – 175

ai pas le courage », répond LUI p. 687), le refus de tout travail, detoute réforme, et la thèse aventureuse, métaphysiquement fausse auxyeux du moins de Diderot et de MOI, que « le monde est mal fait,puisque j’ai faim », p. 691). La boucle est bouclée, et le Neveu nousquitte sur une dernière inconséquence fanfaronne, lui qui repoussetout pari sur l’avenir, sauf en musique : « Rira bien qui rira ledernier. » Car on l’aura remarqué, à la différence du philosophe,Rameau ne rit jamais…

Conclusion

Si cette analyse a quelque consistance, elle autorise un certainnombre de conclusions point trop répandues.

1/ Les quatre moments du dialogue (Des génies, p. 625-632 /Le coup de folie chez Bertin, p. 632-637/ L’éloge du cynisme,p. 638-672 / De la musique, p. 672-695) se font écho, s’interpénè-trent, et relèvent de la logique du paradoxe. Le grand comédien duparadoxe, c’est Rameau. Paradoxe de la nocivité des génies ; para-doxe du sursaut éthique chez un théoricien de la servitudevolontaire ; paradoxe du cynisme, présenté comme la seule philoso-phie vraie ; paradoxe de la musique, qui torture le Neveu et contreditson cynisme. Mais paradoxes aussi de MOI, qui défend la vertu touten estimant que la nécessité du « tout » efface le bien et le mal, et quiexclut le philosophe de l’universelle pantomime tout en discutantavec un de ces « gueux » qu’il méprise.

2/ Le dialogue aborde en somme deux grands sujets, la moraleet la musique. En morale, LUI est un adversaire, qui sert à démasquerl’état du monde. En musique, MOI, LUI et Diderot tombentd’accord, mais c’est Rameau qui, mettant du coup en contradictionflagrante sa morale et son amour de la musique, son goût de l’art etson dégoût de la vertu et du travail, fait exploser le cynisme sous nosyeux.

3/ Il n’y a donc nul lieu, contrairement à l’opinion de Foucaultet de la critique quasi unanime, d’imaginer MOI comme une imagemolle, plate et fade du philosophe, incapable de convenir à Diderot.On ne voit pas où ni comment les thèses violemment contradictoireset instables du Neveu pourraient plonger son interlocuteur dans ungrand embarras. C’est bien MOI qui rit et sourit, jamais LUI. Et c’estbien MOI qui guide en fait le dialogue, sans perdre la main ni vacillerni s’épuiser. Il n’a pas besoin de triompher, le Neveu se défait lui-

RP17-161 à 177 Page 175 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

176 – Florence Chapiro et Jean Goldzink

même devant nous. Il suffit de le laisser parler. Contrairement à cequ’affirme Foucault (lapsus éloquent), c’est MOI et non pas LUI quiinclut le roi dans la pantomime. Comment l’adorateur de l’or et dupouvoir pourrait-il le faire ? Que cela plaise ou non (et manifeste-ment, le romantisme de la marginalité y répugne), Diderot n’a pasfait de MOI la baderne et la baudruche qu’on se plaît à peindre. Lephilosophe se sert et se joue de celui qui s’asservit jusqu’à s’en vanter,en croyant impressionner la philosophie.

4/ Il paraît impossible d’accepter l’idée d’un conflit centralentre raison et déraison, bon sens et folie. Le Neveu ne relève pas desmédecins de l’âme et de leurs asiles, au sens classique ou moderne dela folie pathologique. Hegel avait raison sur le fond, le dialoguetrouve son sens dans une histoire non pas de la folie, mais de laraison. Et même de la raison militante. Plutôt qu’à Foucault, mieuxvaut sans doute s’adresser à P. Sloterdijk 1 : son concept de « raisoncynique » cerne bien mieux la posture morale, sinon musicale, duNeveu. Il nous semble que Diderot donne la parole au cynisme, etnon pas à ce mixte étrange de géniale folie trépassée et à venir queFoucault se construit de toutes pièces.

5/ Nous accorderait-on ce dernier point (qui nous semble unpoint de fait et non de croyance), qu’on ne pourrait rien en déduirecontre l’Histoire de la folie 2. Mais il resterait à comprendre pour-quoi Foucault, avant Les Ménines, tenait tant à faire jouer un telrôle au texte de Diderot, et pourquoi la résistance très manifeste duNeveu de Rameau ne lui pose aucun problème. Désir de jouter avecHegel ? Désir d’un effet littéraire ? Nous abandonnons cette petiteénigme à plus compétents. On nous objectera évidemment lasacro-sainte polysémie de l’art. Mais comme elle reste à démontrer,ceci est une autre histoire. Ou la même, car le vrai paradoxe de cetype d’interprétation, c’est qu’elle dépossède l’auteur de tout droitsur son œuvre (le sens lui échappe totalement), mais au profit de…l’interprète. �

Ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégée de lettresmodernes, Florence Chapiro prépare un doctorat de lettres.

Jean Goldzink est maître de conférences à Science Po ; il a notammentpublié : Stendhal. L’Italie au cœur, Paris, Gallimard, coll. « Découverte »,

RP17-161 à 177 Page 176 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

Le Neveu de Rameau après Michel Foucault – 177

1992 ; Montesquieu et les passions, Paris, PUF, 2001 ; Le Vice en bas de soieou Le Roman du libertinage, Paris, José Corti, 2001.

RÉSUMÉ

Le Neveu de Rameau après Michel Foucault

L’analyse du Neveu de Rameau par Michel Foucault, dans l’Histoire de la folie, estdevenue fameuse. Elle assigne au texte de Diderot une place exceptionnelle, enl’interprétant comme un dialogue entre raison et déraison, au moment même où,selon l’auteur, la raison classique a expulsé la folie hors de l’espace social et intel-lectuel. L’article s’interroge sur la légitimité d’un tel point de vue, et s’efforce dedémontrer que le célèbre dialogue oppose raison philosophique et raison cynique,en prenant ouvertement parti contre celle-ci.

Le Neveu de Rameau after Foucault

Michel Foucault’s seminal reading of Le Neveu de Rameau in his Histoire de lafolie extols Diderot’s novel as a dialogue between Reason and Insanity at a momentin history when, as Foucault sees it, “Classical Reason” drove Madness out of theaccepted social and intellectual realms of the age. The foregoing article questions thelegitimacy of this interpretation, arguing that Diderot’s celebrated dialogue actuallyopposes “Philosophical Reason” and “Cynical Reason” – and openly taking a standagainst the latter.

RP17-161 à 177 Page 177 Lundi, 24. octobre 2005 1:01 13

© P

ress

es d

e S

cien

ces

Po

| Tél

écha

rgé

le 2

5/07

/202

2 su

r w

ww

.cai

rn.in

fo (

IP: 6

5.21

.229

.84)

© P

resses de Sciences P

o | Téléchargé le 25/07/2022 sur w

ww

.cairn.info (IP: 65.21.229.84)