L’arabe maghrébin-darja, « langue de France », dans les parlers jeunes et les productions...

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In Caubet, D., 2007, "L’arabe maghrébin-darja, « langue de France », dans les parlers jeunes et les productions culturelles : un usage banalisé ?" in Gudrun Ledegen (éd.) Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue, Espaces discursifs, Paris, L'Harmattan, pp. 25-46. L’ARABE MAGHREBIN-DARJA, « LANGUE DE FRANCE », DANS LES PARLERS JEUNES ET LES PRODUCTIONS CULTURELLES : UN USAGE BANALISE ? 1 Dans une tentative de réponse au premier thème proposé : « en situation de plurilinguisme se pose la question des normes endogènes, de leur visibilité, de leur reconnaissance, parfois de leur aménagement », on examinera la situation de l'arabe maghrébin en France, en tant que langue de la famille ; mais on verra que cette langue ne se cantonne plus au cercle familial, et qu'elle a gagné, sans trop le clamer, une forme de visibilité certaine dans la société civile. Ce n'est pas pour autant qu'un certain type d'institutions très conservatrices accepte de la reconnaître et surtout de songer à l'aménager ou à l'enseigner ; il n'est d'ailleurs pas impossible d'envisager que ce soit justement cette visibilité et cette vitalité qui la desservent au point de provoquer l'ire desdites institutions. Cet article tentera de se placer à l'articulation des deux thèmes des journées : évolution des représentations, surtout chez les jeunes, banalisation, passage à l'écrit « sauvage » et réticences institutionnelles qui bloquent un aménagement officiel. L'arabe maghrébin-darja en France et les représentations de ses locuteurs Si l'on considère « la question des normes endogènes, de leur visibilité, de leur reconnaissance », on peut dire que la darja cumule les handicaps : c'est une langue sans statut, dont 1 Dominique CAUBET, Inalco - CREAM - EA 3575.

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In Caubet, D., 2007, "L’arabe maghrébin-darja, « langue de

France », dans les parlers jeunes et les productions

culturelles : un usage banalisé ?" in Gudrun Ledegen (éd.)

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue,

Espaces discursifs, Paris, L'Harmattan, pp. 25-46.

L’ARABE MAGHREBIN-DARJA,

« LANGUE DE FRANCE », DANS LES PARLERS

JEUNES ET LES PRODUCTIONS CULTURELLES :

UN USAGE BANALISE ? 1

Dans une tentative de réponse au premier thème proposé :

« en situation de plurilinguisme se pose la question des normes

endogènes, de leur visibilité, de leur reconnaissance, parfois de

leur aménagement », on examinera la situation de l'arabe

maghrébin en France, en tant que langue de la famille ; mais on

verra que cette langue ne se cantonne plus au cercle familial, et

qu'elle a gagné, sans trop le clamer, une forme de visibilité

certaine dans la société civile. Ce n'est pas pour autant qu'un

certain type d'institutions très conservatrices accepte de la

reconnaître et surtout de songer à l'aménager ou à l'enseigner ; il

n'est d'ailleurs pas impossible d'envisager que ce soit justement

cette visibilité et cette vitalité qui la desservent au point de

provoquer l'ire desdites institutions. Cet article tentera de se

placer à l'articulation des deux thèmes des journées : évolution

des représentations, surtout chez les jeunes, banalisation,

passage à l'écrit « sauvage » et réticences institutionnelles qui

bloquent un aménagement officiel.

L'arabe maghrébin-darja en France et les

représentations de ses locuteurs

Si l'on considère « la question des normes endogènes, de

leur visibilité, de leur reconnaissance », on peut dire que la

darja cumule les handicaps : c'est une langue sans statut, dont

1 Dominique CAUBET, Inalco - CREAM - EA 3575.

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 2

l'existence même est remise en question ; de plus, elle est parlée

en France, pays qui pratique une forme de religion de la langue,

et doté d'un fort complexe de supériorité quant à la valeur de la

langue française. Enfin, ses locuteurs sont des descendants de

migrants, souvent analphabètes, venus d'anciens protectorats

coloniaux pour le Maroc et la Tunisie, et d'anciens

départements français pour l'Algérie qui a accédé à

l'indépendance à la suite d'une guerre longue et traumatisante.

On comprend aisément la difficulté pour ses locuteurs de

reconnaître une valeur intrinsèque à cette langue.

Quand on sait qu'elle n'a pas non plus de statut dans les pays

parvenus à l'indépendance sur fond de nationalisme arabe et de

panarabisme, on imagine le peu de poids que ses locuteurs lui

accordent et la réticence qui devrait s'ensuivre quant à sa

transmission en France – mais la transmission se fait malgré

tout, on le verra. La langue officielle (dans les trois pays du

Maghreb) et parfois nationale (en Algérie) est al-luġa al-

εarabiya (la langue arabe), vocable qui désigne l'arabe littéral,

langue commune à tous les pays arabes et langue sacrée pour

les musulmans, qui ne s'acquiert qu'en contexte scolaire, n'étant

langue maternelle de personne. Même si l'on compte dans la

plupart des pays arabes parmi les plus forts taux

d'analphabétisme au monde2 – ce qui signifie que les

populations ne connaissent pas la langue officielle – cette

langue, de par sa sacralité ou l'importance que lui ont donnée le

nationalisme arabe et les discours officiels, est considérée avec

beaucoup de respect et d'admiration et jouit d'un statut très

élevé.

2 D'après les chiffres de l'UIS, Unesco Institute for Statistics, en

2002 les pays arabes avaient un taux d'analphabétisme officiel (des

plus de 15 ans) de 52% pour les femmes et 29% pour les hommes (soit

40,5%), avec des pays plus concernés, la Mauritanie, puis le Maroc

venant en 2ème position, avec 64% des femmes et 38,5% des hommes

(52,25% au total), l'Egypte, 57% des femmes et 33% des hommes,

soit 45% en tout; ou l'Algérie, 43% des femmes et 24% des hommes,

soit 32,5%.

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue 3

A l'opposé, les langues parlées par tous, comme l'arabe

marocain, algérien ou tunisien, ne parviennent que difficilement

à être envisagées de façon positive, alors même qu'elles

remplissent de fait presque toutes les fonctions de

communication dans la société (voir Maas 2003). Il y a donc un

décalage considérable entre le statut et la pratique. En France,

les locuteurs souffrent également du manque de reconnaissance

de leur langue, qu'ils ont intériorisé, d'autant que la France a du

mal (on le verra) à la valoriser.

L'arabe maghrébin-darja en France, langue de la

maison seulement ?

L'arabe maghrébin a une importance numérique en France

en tant que langue familiale, mais on verra plus loin qu'elle est

également en train de se faire une place dans la société

française. En l'absence de chiffres officiels en France, on estime

que l'arabe maghrébin est parlé par au minimum trois millions

de personnes ; son implantation remonte à la colonisation de

l'Algérie puis à l'arrivée de populations en Métropole, migrants,

mais aussi rapatriés juifs et harkis. Le Secrétaire d'état aux

affaires étrangères, Renaud Muselier, a fourni des chiffres

intéressants lors d'une intervention aux Etats-Unis (voir

Muselier 2003) : « Il y a entre quatre et cinq millions de

musulmans en France, soit un peu moins de 10% de la

population [...] plus de 70% viennent d'Algérie, du Maroc et de

la Tunisie. » Un simple calcul permet de donner un chiffre de

2,8 à 3,5 millions de personnes originaires du Maghreb, en ne

comptant que ceux qui sont de culture musulmane (auxquels, il

faudrait ajouter ceux de culture juive d'Afrique du nord).

De plus, pour la première fois lors du recensement de 1999,

on a autorisé l'INSEE et l'INED à mener une enquête sur les

langues. 380.000 adultes ont été interrogés sur la transmission

familiale : « quelle(s) langue(s), dialecte(s) ou patois vous

parlaient, quand vous aviez cinq ans, votre père et votre

mère ? » ; 23.000 personnes ont répondu que c'était l'arabe (voir

Héran et al. 2002 et Clanché 2002). A partir de ces réponses, on

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 4

est arrivé au chiffre de 1.170.000 adultes à qui l'un des parents

parlait arabe. Par ailleurs, ayant été amenés à organiser pendant

cinq ans de suite l'épreuve facultative d'arabe dialectal au

baccalauréat avant sa suppression3, nous avons été très

positivement surpris par le degré de maîtrise de cette langue.

Les chiffres de 1999, dernière année de l'épreuve d'arabe

dialectal, sont les suivants :

Tableau 1 : Nombre de candidats à l'épreuve d'arabe

« dialectal » au baccalauréat - D. Caubet

1999 candidats

inscrits au bac

candidats inscrits en arabe

« dialectal »

Bac

général

344.243 4.663 en arabe maghrébin (soit

1,35% des inscrits au bac

général)

Bac

technolog

ique

185.368 5.174 en arabe maghrébin (soit

2,79% des inscrits au bac

technologique)

Total 529.611 10.111 (soit 1,91% des inscrits au

bac) [dont 225 en arabe oriental

et 9.886 pour l'arabe maghrébin

(soit 1,87% des inscrits au bac)]

Cela nous donne une autre indication quantitative

importante, avec 1,87% des élèves au baccalauréat qui

demandaient à passer cette épreuve facultative. Quant à l'indice

3 Epreuves facultatives de « langues ne faisant pas l'objet d'un

enseignement » : dans le cadre d'une convention passée entre le

Ministère de l'Education nationale (DESCO) et l'INALCO en

janvier 1995, portant sur la fourniture des sujets et l'organisation

des corrections des copies pour vingt-huit des trente-deux langues

proposées. L'arabe dialectal a été concerné dès le début (totalisant

entre 65,6 et 76,5% du total des candidats pour les 28 langues

impliquées), mais supprimé définitivement de la liste des langues

possibles par le ministre Jack Lang pour la session 2001 (voir les

notes de service correspondantes dans les B.O.E.N. des 16

septembre 1999, 6 janvier 2000 et 1er février 2001). Cette

épreuve ne concernait pas les baccalauréats professionnels.

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue 5

de vitalité, pour 1999, le nombre d'élèves ayant obtenu entre 11

et 20/20 à cette épreuve était de 72%.

Mais, outre la dimension quantitative, l'arabe maghrébin a

gagné sur le plan qualitatif, une place non négligeable dans la

société française, de par la familiarité qu'il a acquise et

l'importance qui est la sienne dans le domaine culturel et dans la

jeunesse de France qui a grandi au contact de cette langue.

L'arabe maghrébin-darja en France et les institutions

Malheureusement, il en va tout autrement des institutions

françaises hormis le statut important de « langue de France »

que lui ont reconnu4 en 1999 le Premier Ministre, Lionel Jospin,

et le Ministère de la Culture, avec la création en 2001 de la

DGLFLF (Délégation Générale à la Langue Française et aux

Langues de France). Au Ministère de l'Education nationale, on

l'a purement et simplement fait disparaître des listes des langues

facultatives au baccalauréat, la France s'alignant ainsi sur les

courants les plus conservateurs qui ne sont même plus de mise

dans les pays du Maghreb, où la présence de l'arabe maghrébin

commence à être reconnue et prise en compte en ce début de

21ème siècle. Les choses ont brutalement empiré pour la darja

depuis 1999 (année de sa reconnaissance en tant que « langue

de France ») : aucun enseignement dans le secondaire,

suppression des expériences dans le primaire, l'arabe maghrébin

n'a droit de cité que dans le supérieur, à l'INALCO (avec un

cursus complet : licence, maîtrise, DEA et doctorats), mais

aussi dans d'autres universités où les demandes sont croissantes

(Toulouse le Mirail, pour l'arabe marocain, qui offre désormais

trois niveaux à tous les étudiants de l'université ; Rennes, Nice,

Lille, etc.).

4 Dans le cadre de la signature par la France de la Charte

européenne pour les langues régionales ou minoritaires du Conseil de

l'Europe ; sur cette question, voir Caubet 2002a, 2003a, 2004g.

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 6

On se retrouve donc dans une situation pour le moins

paradoxale : d'un côté, cette langue acquiert une reconnaissance

inédite, de l'autre, sur fond de politique extérieure de la France,

on lui dénie toute existence ; la darja a un statut très fluctuant

selon les groupes de pression qui interviennent et la question de

son existence semble donc éminemment politique. Dans ces

conditions, il est plus productif pour le sociolinguiste de

s'attacher à décrire les indices de sa présence réelle dans la

société française. Il y a deux domaines – et pas des moindres –

où elle se révèle importante : celui des parlers jeunes qui

empruntent très largement à cette langue, et celui de la culture :

musique, chanson, humour, cinéma...

L'arabe maghrébin-darja en France et les parlers

jeunes5

La présence importante aux niveaux lexical, mais aussi

phonétique et intonatif, voire morpho-syntaxique, de l'arabe

maghrébin dans les parlers jeunes est-il, comme le disait l'appel

à communication, le signe « d'un changement linguistique ou

d'une évolution de la situation » ? Les parlers jeunes sont-ils

« l'expression même d'un changement non seulement dans les

pratiques mais aussi dans les représentations ? ( ...) Quelles

évolutions, dans la société et dans les représentations

sociolinguistiques, ont permis les représentations actuelles des

jeunes ? »

On peut affirmer aujourd'hui que l'arabe maghrébin a acquis

en France une forme de familiarité, due sans doute à sa

présence massive ; cela est encore plus fragrant pour les jeunes

de France qui ont grandi au contact de cette langue qu'ils n'ont

5 Pour le débat sur ce que recouvre le terme « les parlers jeunes », voir

le numéro des CAHIERS DE SOCIOLINGUISTIQUE qui leur est

consacré (Bulot 2004, Lamizet 2004 et Bulot et al. 2004).

L'utilisation du pluriel est là pour rendre compte de pratiques

différentes selon les lieux et les groupes sociaux (centre-ville,

banlieue, région parisienne, autres grandes villes, etc.).

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue 7

souvent pas de mal à prononcer (comme on peut le voir dans les

emprunts), contrairement à leurs aînés. On sait également que

les parlers jeunes des banlieues influencent ceux des centres

villes qui reprennent une partie des expressions créées par eux.

Le domaine de la publicité et des médias s'en est également

emparé, à l'affût de ce qui se passe chez les jeunes et dans la

production artistique (comique et cinéma essentiellement). Les

jeunes nés de parents d'origine maghrébine semblent avoir un

prestige auprès des autres, constituant une sorte de contre

norme pour la jeunesse, comme on le voit très bien avec le

succès de Jamel Debbouze. Une partie, mais une partie

seulement, du look, de la gestuelle et de la langue sont donc

imitées et connues de toute la jeunesse (celle qui ne classe pas

dans la catégorie « caillera », mais qui reste dans le domaine «

jeune », différence difficile à cerner de l'extérieur (par les

adultes), mais très claire chez les jeunes eux-mêmes).

Il existe également des phénomènes d'alternance codique qui

sont – par définition – le fait de gens qui maîtrisent les deux

langues, locuteurs d'arabe maghrébin, comme par exemple

Jamel Debbouze qui, dans son dernier spectacle 100%

Debbouze, dit : « Mon père, il a toujours le respect taε [de] la

main... ». La construction est très intéressante parce taε marque

surtout la possession et on a ici un calque inversé, où c'est le 'de'

du français qui induit l'utilisation du taε. De plus, Jamel utilise

ici la particule taε qui est plus algérienne que marocaine; on

constate en effet, que c'est bien l'algérien, plutôt que le

marocain, qui influence les parlers jeunes. On peut donc se

demander si on n'a pas là un cas de nivellement dialectal, de

choix lexical délibéré allant dans le sens d'un koïnéisation de la

darja en France.

Prononciation et intonation du français

En effet, autant on moque l'accent « caillera », très fortement

influencé dans son articulation par l'arabe maghrébin, autant le

lexique ou certaines expressions sont reprises telles quelles par

tous les jeunes urbains. Cet accent donne une impression

générale d'emphatisation, surtout chez les garçons, c'est-à-dire

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 8

de vélarisation/pharyngalisation, des consonnes et des voyelles,

avec un recul de l'articulation, et me paraît influencée par

l'arabe maghrébin qui comporte de nombreux phonèmes

emphatiques. On aurait peut-être ici un cas de compensation de

la langue perdue (voir El Minaoui 2002) ? Cette prononciation

semble servir à marquer une appartenance au groupe, un

attachement aux racines et a donc une fonction identitaire forte.

Ce qui mérite d'être noté, c'est que l'intonation d'une langue

sans statut et parfois perdue, influence celle de la langue de

tous, le français. S'il est plus masculin, ce phénomène concerne

également les filles qui masculinisent leur conduite (vêtement,

attitude générale, parler; voir le personnage de Kadera dans le

spectacle de Jamel Debbouze, 100% Debbouze).

On remarque cette vélarisation surtout en contexte vocalique a (articulé avec une réalisation arrière [å]), comme en arabe maghrébin : Waš ? Ça va ? Bien ou quoi ? (ça va est réalisé avec une emphatique [ṣåvå] et quoi [ḳwå]) ; ‘boîte’ sera réalisé [ḅwåṭ] ; ‘qu’est-ce t’as, toi ?’[ḳeṣṭå, ṭwå ?] ; ‘madame’ [ṃåḍåṃ], etc.

Un autre phénomène est la mouillure ou l'affrication des dentales t et d. On la rencontre dans plusieurs régions, mais à Marseille se croisent sans doute deux phénomènes, l’un provençal, l’autre d’Afrique du Nord, aboutissant à une palatalisation fulgurante du t (en contexte u et i) dans les quartiers Nord

(voir Binisti et Gasquet-Cyrus 2004), qui donne

parfois une réalisation éjective : Qu’est-ce tchas ? [ţǻ] ; Tchu [ţy] viens ? ; Qu'est-ce tchu djis [ḑi] ?

Emprunts, hybridations, troncations

Pour ce qui est des expressions empruntées à l'arabe

maghrébin6, on trouve des verbes qui peuvent être francisés et

conjugués: kiffer, chouffer : je la kiffe (elle me plaît) ; je veux

6 Lorsque les termes sont pan-maghrébins, on n'indiquera rien ; on

spécifiera les emplois algériens ou marocains lorsqu'il y a une

différence.

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue 9

pas chouffer (regarder ou faire le guet) ; il l'a khouné (il l'a

volé). Jamel Debbouze lors d'une représentation de son dernier

spectacle, a improvisé un long développement sur un verbe

ouacher, du mot wash/ouache/wesh, selon l'orthographe

choisie, emprunté à l'algérien7 : « 'ouach', du verbe 'ouacher' ; Je

ouache, tu ouaches' etc. 'ouache ? ça va ?' ». Comme on l'a déjà

vu plus haut avec taε/'de', Jamel emploie cet emprunt à

l'algérien alors que la langue de ses parents est le marocain;

c'est donc bien à une utilisation française de ces termes que l'on

a affaire.

D'autres verbes, moins bien intégrés apparaissent sous une

forme figée et ne se conjuguent pas; comme dans le film

L'Esquive8 : « mon père va me chaâl ! » (mon père va

m'allumer! ; de šεal 'allumer') ; « t'es zaâf » « elle fait sa zaâf »

ou « je me zaâf », équivalent du verlan « vénère », de l'algérien

zεaf, « se mettre en colère, s'énerver brusquement ».

On tirera également des exemples du travail remarquable qui

a été mené par Fabienne Melliani sur un quartier de Rouen : Tu

khdem, alors ? (de xdem 'travailler) ; je t'ai shedd ! 'je t'ai eu !

(litt. attrapé) ; si tu voulais khrej avec elle… 'si tu voulais sortir

avec elle...' ; il a qu'à pas shareb 'il n'a qu'à pas boire' (ici avec

le sens 'boire de l'alcool'). Elle explique comment, pour pouvoir

franciser un mot, on ajoute parfois une voyelle a dans la

première syllabe du mot: 'il n'a qu'à pas shareb (<šrəb, 'boire'),

'il les a ħaši (< ħši, 'fourrer, baiser'), ou dans des substantifs

comme ħabub (< ħbub, 'boutons > seins') ; ħanuš (< ħnuš,

'serpents > flics'). Je pense que cet ajout n'est nécessaire que

lorsque le groupe consonantique est difficile à prononcer, avec

des phonèmes comme ħ, ε ou des groupes comme šr ou ħš

7 'Ouache' a le sens de « quoi/que », utilisé dans les salutations :

Wash ? « Et alors ? » ou Wash ? Ça va ? « Alors, ça va ? ». Voir le

titre du film de Rabah Ameur-Zaïmeche Wesh, wesh, qu'est-ce qui se

passe ? 2002. 8 Film de Abdelatif Kéchiche, 2004 ; il faut cependant rappeler que les

dialogues du film ont été écrits et qu'il ne s'agit pas

d'improvisations de la part des jeunes acteurs.

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 10

(pour contourner la difficulté, on a parfois troncation dans des

expressions ou des substantifs: j'ai eu la hash 'j'ai eu honte'

(< ħšuma 'honte' > *ħašuma < hash ), se taper la hash ('avoir

honte') ; faire la hala ('faire la fête'), mettre le hala ('mettre le

bordel'), avec un sens différent selon le genre donné au mot en

français dans la région rouennaise (voir Melliani, note 24),

allant même jusqu’à employer le terme comme un calque de

'bordel' dans « casse-toi, hala ! » ('casse-toi, bordel !'). Dans

L'Esquive, j'ai relevé : « j'avais le semm ! » ('je l'avais

mauvaise !' ; de semm ('poison') ou « il fait son p'tit meskin ! »

de meskin ('pauvre, à plaindre') ou l'insulte : « sale qeħba ! »,

prononcée comme en arabe ('sale pute !'), khamej ('pourri') ou

εeṭṭay ! ('pédé', mot d'origine algérienne).

On notera que, déjà dans une chanson du groupe Carte de

Séjour, Ramsa, (sur l'album 2 1/2, 1986), le mot hnoucha est

utilisé: « Partout où tu vas, les hnoucha ils sont là, partout où

tu vas ». Dès 1983, dans le morceau Rhorhomanie, on trouve le

mot hybride kahlouche (de kħel, 'noir' + suffixe méditerranéen

commun -ouche, -uš en arabe maghrébin et en berbère) : « Les

kahlouches, c'est louche ».

Dans des ouvrages parus en 1995-96, comme Le DICO de la

banlieue...(dont l'un des informateurs à Trappes était le tout

jeune Jamel Debbouze alors totalement inconnu) ou Le VRAI

langage des jeunes expliqué aux parents..., on trouve des mots

comme (en respectant l'orthographe et la traduction des

auteurs ; les étymologies et les transcriptions entre parenthèses

sont de moi) : 'gaori/gouère' ('blanc' < gawri, pl. gwar : non

musulman), 'r'mar/ramar' ('idiot/âne' < ħmar), 'khali/u' ('arabe' <

xal-i), 'rouilla' ('frère' > 'crouille' (arabe) < xu-ya), 'foutre la

darwa' ('foutre le bordel' < deεwa), 'kehba' ('salope, pute' <

qeħba), 'khalouf" ('cochon' < ħelluf), 'r'nouch' (< ħnuš, serpents

> flics), ou le très beau 'ordinamouk !' ('interj. Merde, zut,

mince' sic), qui vient en fait de yenεal din mmu-k ! 'Dieu

maudisse la religion de ta mère'). On remarque des constantes

dans la francisation des phonèmes maghrébins ; ainsi, ε ou ħ

passent à r ; ħ, x et h sont confondus en kh, h ou r, q devient k.

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue 11

Calques

On remarque des calques syntaxiques ou morphologiques de

l'arabe maghrébin, avec par exemple des constructions comme:

« crier sur lui », où la préposition εla (‘sur’) est rendue en

français par 'sur', changeant la construction habituelle en 'contre'

ou 'après' ; toute une série de verbes, dans des emplois

détrimentiels, seront construits en français avec 'sur', calque du

maghrébin εla (voir Caubet 1999) : « parler sur quelqu'un », au

sens de 'dire du mal', etc. J’ai relevé un calque syntaxique

apparu dans un nouveau réflexif avec des constructions utilisant

des mots supports comme race ou mère, comme Bouge ta race !

ou Comment il va transpirer sa race ! ; Ce film, il déchire sa

mère ! ('il est excellent ; voir Caubet 2001). Ces emplois ne sont

pas sans rappeler les réflexifs en arabe maghrébin au moyen des

mots ras 'tête' (marocain) ou ruħ 'âme' (algérien) ruħ-u 'il s'est

blessé (litt. il a blessé son âme)' ; debber ras-ek 'débrouille-toi

(litt. débrouille ta tête)', mais surtout l'emploi algérien de yemm-

ek 'ta mère' dans des constructions très masculines et agressives,

comme : waš b-yemm-ek ? 'Qu'est-ce qu'elle a ta mère ?' pour

signifier : waš bi-k ? 'Qu'est-ce que tu as ?'.

Dans les parlures jeunes de France, on trouve des emplois de

transitiveur comme « il déchire sa mère », « il tue sa race »,

alors que les verbes « déchirer » ou « tuer » sont intransitifs, un

peu comme les yqeṭṭeε, yeqtel (litt. 'il déchire' et 'il tue') de

l'algérien : « Je suis trop contente ! J'ai déchiré au partiel » ;

« Elles tuent ! » (des baskets). La construction de transitivation

du type « Tu vas kiffer ta race ! » ('ça va te plaire beaucoup'),

est celle qui est la plus remarquable, saturant la relation

prédicative par le biais d'un complément d'objet et produisant

ainsi un effet d'intensité. Il arrive également que « sa mère »

porte sur tout l'énoncé et se trouve alors postposé ; Jamel

l'emploie souvent et la valeur est intensive (exemples relevés

dans 100% Debbouze) : « ZEP, zone d'éducation prioritaire, tu

parles ! wellah [litt. 'par dieu' > je vous jure], ils nous l'ont

grillée la priorité, sa mère ! » (i.e., ils nous l'ont bien grillée, la

priorité) ; ou « Il est calme, c'est rien de le dire ! Il est d'une

calamité, sa mère ! »

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 12

Particules

Des particules énonciatives comme zarma (< zeεma 'c'est-à-

dire, soi-disant, etc.'), wellah (‘par dieu’), pour jurer et autres

'sur le Coran de la Mecque' ; ou encore de l'algérien wach ?

('quoi' > alors ?) : waš ? ça va ? Bien ou quoi ?, traduction

calque de waš ra-k ? la bas, wella ? (litt. Comment ça va ? Bien

ou (quoi) ?) 'Alors, tu vas bien ou quoi ?'. Dans le film

L’Esquive, l'un des personnages salue ainsi : « Ouache ?

Tranquille ou quoi ? La forme ? Bien ou quoi ? ». Pour zarma,

le [R] grasseyé français rend assez bien la pharyngale [ε] ; elle

est utilisée largement en France, donnant son nom à des

restaurants (Le Zarma) ou des boîtes de production : Zarma

Productions ; le dernier album du chanteur kabyle Takfarinas a

pour titre Zaama Zaama (2001). Pour reprendre des exemples

tout récents pris dans le DVD de Jamel Debbouze, il dit, à son

copain Julien qu'il trouve en train de jouer à la console dans sa

chambre après avoir été puni par sa mère (il est envoyé se

coucher avec un dessert)9 : « Là, tu es en position "punition",

zeεma ? ». J'ai également relevé un emploi dans le métro : « elle

fait zarma qu'elle le kiffe pas » 'Elle fait semblant qu'il ne lui

plaît pas'. Il ne faudrait pas penser que cet emploi est récent ;

déjà en 1980, dans le quartier de la Croix Rousse à Lyon,

prémisses du mouvement beur, naît une association regroupant

essentiellement des jeunes femmes d'origine maghrébine, les

Zaâma d'Banlieue, à l'initiative de Djida Tazdaït10

.

Toutes les constructions et les emplois recensés ici sont le

fait de tous les jeunes d'un quartier, voire de nombreux parlers

jeunes et ne sont jamais l'usage exclusif des descendants de

migrants originaires du Maghreb. Ces créations sont donc

partagées par les jeunes francophones de la métropole et ces

9 Dans la scène, il compare la situation dans une famille d'origine

maghrébine et la famille du jeune Julien et il se scandalise : « Comme

punition, il a un dessert ?!! Et en plus, il a une chambre !!! » 10

Elle formera ensuite l'association JALB (Jeunes arabes de Lyon et

banlieue) et sera élue députée européenne en 1989.

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue 13

usages n'ont cours que parce les jeunes ont acquis une certaine

familiarité avec cette langue, ce qui entraîne un effet sur les

représentations actuelles. Pour reprendre une des questions de

ces journées : « les parlers jeunes sont-ils l'expression même

d'un changement non seulement dans les pratiques mais aussi

dans les représentations ? ». On remarque en tout cas une

certaine fierté chez les plus jeunes de parler arabe. Certes, il y a

une grande différence entre la langue qu'ils parlent, la darja et

l'arabe de l'école ou du Coran, mais pour eux, c'est de l'arabe.

Ce n'est que lorsqu'ils se trouvent confrontés à une situation

humiliante (en particulier dans l'enseignement), où on leur fait

remarquer les limites de leur savoir qu'ils peuvent appréhender

négativement la langue de leurs parents.

L'arabe maghrébin-darja en France, langue de culture

en France ?

Un autre élément déterminant au niveau des représentations

est la place qu'a acquise la darja sur la scène culturelle

française. Si on veut bien observer les productions artistiques

qui ont recours à l'arabe maghrébin seul, mélangé au français ou

avec un fort accent maghrébin en français, on verra qu'elles sont

fort nombreuses et plurielles, dans les domaines de la musique

(Rachid Taha, Khaled, Mami, Faudel, Zebda, 113, mais aussi

Enrico Macias ou Lili Boniche, etc.), du comique (Jamel

Debbouze, Fellag, Gad Elmaleh, etc.), et du cinéma (La vérité si

je mens, Wesh-wesh, Chouchou, L'Esquive, Il était une fois dans

l'oued, etc. ; voir Caubet 2004d et 2004h). On s'aperçoit que,

depuis une vingtaine d'années, la scène française s'est

transformée : il ne s’agit plus aujourd’hui de considérer que l'on

se trouve « entre deux cultures » ou dans des cas de

« métissage » culturel, mais bien de référer à un changement au

sein même de la culture française, qui, par un processus

dynamique, est devenu l'affaire de tous.

Si l’on remonte au début des années quatre-vingt avec le

groupe Carte de Séjour, on peut considérer qu’il apporte un

style radicalement nouveau : du rock français, en algérien ; mais

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 14

surtout que c’est un des premiers exemples de musique

moderne élaborée en France en darja par des artistes d’origines

diverses, enfants d'immigrés algériens (Rachid Taha) ou

marocains (les frères Amini), lyonnais (Jérôme Savy) et

britanniques (Steve Hillage en tant que producteur des albums),

et accessible d'emblée à toute une jeunesse (voir Moreira 1987).

Quant au contenu, leurs textes utilisent les parlers jeunes, des

expressions argotiques, mélangeant algérien et français. Ce qui

est nouveau également, c’est que ce mouvement puise son

inspiration dans la culture populaire des parents qu'il s'attache à

transformer. Ce sont les prémisses de ce qui deviendra la world

music. Vingt ans plus tard, les artistes qui chantent en darja

représentent souvent la France à l'étranger et, ambiguïté, si l'on

a encore du mal à les considérer comme Français en France, les

assignant sans cesse à leurs origines, à l'étranger, c'est bien

comme Français qu'ils sont perçus. Je citerai l'exemple d'un

concert de Rachid Taha à Madrid le 27 janvier 2005 à propos

duquel Dario Vico écrit : « Rachid Taha es el único substituto

posible que ha dado la música francesa al extinto Serge

Gainsbourg »11

;

Dans le domaine de l'humour, Jamel Debbouze a atteint une

côte de popularité exceptionnelle depuis son rôle dans le film

Astérix et Obélix : mission Cléopâtre, d’Alain Chabat qui a

réalisé 14,5 millions d'entrées en 2002. Le DVD de son dernier

spectacle, 100% Debbouze est sorti fin novembre 2004, avec

pour objectif annoncé d'en vendre un million de copies12

! Son

public est très large et il est souvent comparé à Louis de Funès,

LA référence en matière de comique populaire français (voir

Caubet 2004h). En 2006, c'est le film Indigènes de Rachid

Bouchareb qui fait l'événement. De nombreux autres artistes de

France, qu’ils soient de culture musulmane ou juive, venus

récemment ou nés en France, font usage de l'arabe maghrébin

11

« Rachid Taha est le seul substitut possible que la musique

française puisse proposer au défunt Serge Gainsbourg » in

www.guiadelocio.com. 12

L'objectif a été atteint à l'automne 2005.

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue 15

pour un effet comique, complice ou pour provoquer l'émotion :

Gad Elmaleh, Smaïn, Elie Kakou, Michel Boujenah, Fellag, etc.

Cette présence massive affecte sans doute la perception de cette

langue dont la « rugosité » supposée peut encore rebuter les

plus âgés, mais qui est devenue familière aux plus jeunes. Une

anecdote me paraît significative (France 5, Ubik, septembre

2003), racontée avec fierté et étonnement par le chanteur de raï,

Faudel (né à Mantes-la-Jolie) ; il rapporte qu'un père lui a dit

que ses filles s'étaient remises à parler l'algérien depuis qu'il

chantait. La valorisation joue donc dans les deux sens ; les

enfants se réconcilient avec cette langue grâce à leur admiration

pour le chanteur et le chanteur est conforté dans sa pratique

artistique.

Banalisation salutaire : la darja en France, langue de la

modernité

Ainsi, la darja n'est plus confinée dans l'atmosphère

familiale et acquiert une visibilité réelle dans la société

française. Avec la familiarité, vient une forme de banalisation

salutaire. Il est important de remarquer par ailleurs que,

contrairement à des idées reçues qui l'associent volontiers à

l'analphabétisme et à l'arriération, cette langue a su s'adapter

sans problème à la modernité et a réussi un passage à l'écrit

spontané inattendu dans le domaine des nouvelles technologies.

En quelques mois, dès le début des chats (2000) et ensuite dans

les SMS (2001), s'est forgée une graphie latine de l'arabe

maghrébin (appelée la e-darija en 2006 au Maroc) qui a recours

à des chiffres pour certains phonèmes de l'arabe (le 3 pour le ε,

le 7 pour le h' ou le 9 pour le q ; voir Caubet 2004f), ce que

n'avaient pas fait leurs prédécesseurs qui, eux, avaient eu

recours aux ressources de l'orthographe française, avec le â, le

h’, le kh ou le gh (voir Caubet 2002c). La darja fait montre

d'une vitalité remarquable dans la création artistique

contemporaine (au Maghreb, comme en France), ainsi que

d'inventivité et de souplesse dans les NTIC. Le phénomène est

massif, car c'est par millions que des textos, des chats ou des

mails sont échangés quotidiennement dans cette graphie latine.

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 16

C'est sans doute que l'arabe maghrébin a pour lui de ne pas

avoir à subir la pression d'une norme officielle, ce qui lui donne,

comme on vient de le voir, une liberté de création à tous les

niveaux (voir Caubet 2004a). Il a également pris un essor

inattendu au Maroc.

Darija, langue de la modernité au Maroc

Pour ce qui est de darija, les choses évoluent très vite au

Maroc depuis 2003, date des attentats de Casablanca qui ont

profondément marqué la réflexion dans le pays et amené de

nombreux Marocains à s'interroger sur eux-mêmes et sur leurs

langues. Dès décembre 2003, Noureddine Ayouch (voir Caubet

2005a) annonçait la création au Maroc d'une chaîne de

télévision entièrement en arabe marocain, Moufida ; ce qui

aurait été une première dans le monde arabe. Le projet était très

avancé, après le tournage de « pilotes » pour les futures

émissions, mais il n'a pas été agrée lors de l'attribution des

fréquences en février 2005. Les concepts d'émissions imaginés

pour Moufida ont cependant largement été repris en 2006 dans

les programmes des deux chaînes publiques (RTM et 2M).

L'idée de darija à la télévision a donc fait son chemin.

Depuis 2005 au Maroc, la darija (que l'on commence à

appeler "el-maghribiya", le marocain), est désormais convoquée

régulièrement comme élément central et constitutif de l'identité

marocaine. On citera un éditorial du directeur de

l'hebdomadaire Telquel, Ahmed R. Benchemsi, Wa derrej a

khouya ! : « Il faut à tout prix que nous sortions de ce brouillard

linguistico-identitaire. Il faut trancher, et faire simple : notre

seule langue commune, c'est la darija (…) C’est quand même

incroyable que nous nous interrogions encore sur notre véritable

identité, alors que nous l’avons tous les jours sur le bout de la

langue ! ». Réda Allali écrit dans le numéro suivant : « C'est

l'occasion de nous regarder enfin dans les yeux pour constater

que nous sommes Arabes, mais aussi Amazighs, Africains…

Fans de Oum Kalthoum, mais aussi de Bob Marley. Cela ne

pose problème qu'aux esprits chagrins. C'est l'occasion de

Pratiques linguistiques des jeunes en terrain plurilingue 17

chercher notre dénominateur commun - la darija par exemple,

au lieu de chercher à exclure à tour de bras. ». 13

La presse francophone fait une bonne place à ce qu'on

appelle la darija ; la presse arabophone également avec la

parution depuis septembre 2006 de l'hebdo Nichane (« tout

droit » en darija) qui utilise ouvertement darija dans les titres et

dans certaines chroniques.

Conclusion

Malgré ce que l'on pouvait craindre, force est de

constater que l'arabe maghrébin n'est plus confiné dans le cercle

familial et on peut affirmer qu'il a acquis une visibilité réelle

dans la société française. Les artistes, de par leur notoriété,

peuvent aider à changer des comportements, en donnant aux

enfants le désir de reparler la langue des parents et des grands

parents, mais sans nostalgie et comme une langue

contemporaine.

De même, l'utilisation par l’ensemble des jeunes d'un

nombre croissant de mots, d'expressions, de tournures ou

d'accents empruntés à la darja, en fait une langue plus familière

et plus banale en milieu urbain. A y bien regarder, on s'aperçoit

qu'elle a réussi le passage à la modernité, justement grâce à

cette vitalité remarquable dans la création artistique, mais aussi

dans les NTIC (chats, SMS, etc.), et à l'inventivité et la

souplesse dont elle fait preuve quand on sait bien la manier, la

tchatche et l'art de la vanne étant des valeurs appréciées chez les

jeunes (voir Lepoutre 1997).

On a vu que ce n'est pas du côté des institutions françaises,

comme l'Éducation nationale, qui sont trop dépendantes de

considérations liées à la politique étrangère de la France, mais

13 "Parle en darija, mon vieux!" (Telquel n. 230, de juin 2006),

voir http://www.telquel-online.com/230/edito_230.shtml et Réda

Allali dans TELQUEL n° 231 juin 2006 « Qui sommes-nous ? » in

http://www.telquel-online.com/231/couverture_231_1.shtml

L’arabe maghrébin-darja, « langue de France » … 18

étrangères à la réalité française, qu'il faut attendre une

évolution, mais bien plutôt des pratiques sociales ; tout comme

au Maroc. Les phénomènes linguistiques évoqués ici, combinés

à la popularité des artistes sont-ils des indices possibles (voire

des facteurs) de changement ? Et ces pratiques de France

établiront-elles un état de fait sans crier gare ?

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