Maitre de Pembroke, E. (2012) Hétérogénéité et diversités culturelles : former les enseignants...
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Maitre de Pembroke, E. (2012) Hétérogénéité et diversités culturelles : former les
enseignants à la complexité. Professionnalisation et e-learning. Paris :
L’Harmattan, pp. 279-297.
Hétérogénéité et diversités culturelles : former les enseignants à la
complexité Emmanuelle Maître de Pembroke, Equipe EFAC - REV- CIRCEFT
Université Paris Est Créteil, France
A l’heure de l’internationalisation et de la multiplication des échanges, dans un monde où la
compréhension de la diversité des modes de penser est une compétence fondamentale, l’enseignant a
un rôle important à jouer dans la formation des individus. Il est lui-même confronté à cette diversité au
sein de la classe et de l’école à travers les apprenants qu’il côtoie quotidiennement, à travers les
partenaires de l’institution et les familles. Gérer la complexité à de multiples niveaux est le pari qu’il
relève chaque jour. Le phénomène de complexité qui est le plus apparent est lié à l’hétérogénéité des
élèves. Au sein de la classe la mixité est multiple, due à l’appartenance de chaque individu à de
nombreuses subcultures, et provoque une imbrication de systèmes de pensées, de croyances et de
valeurs.
Le concept de culture est tellement polysémique qu’il mérite un développement particulier. Se
situer par rapport à ce concept est une exigence épistémologique mais aussi éthique. La culture dans
son sens anthropologique est l’ensemble des pratiques quotidiennes d’un groupe : comportements,
usages, habitudes, valeurs et croyances (Leiris, 1969). Sous l’influence éducative, les enfants
incorporent cette culture (Mead, 1928). La culture produit une manière de se comporter, de se
mouvoir, d’exprimer physiquement, de sentir, de percevoir : c’est « la culture cachée » selon Edward
Hall (1987) ou « d’imprégnation » (Obin, 1999). La difficulté réside dans le fait que le sens de ces
comportements et perceptions est tellement intégré qu’il en est inconscient. Ce sont les habitus dont
parle Pierre Bourdieu (1979) qui imprègnent inconsciemment chacun de nos choix quotidiens et
chacune de nos postures. D’autre part, comme le souligne Louis Porcher (1998), les cultures qui nous
constituent ne sont pas monolithiques : chaque individu participe à plusieurs univers sociaux et
culturels qui peuvent être en contradiction. Il est construit du métissage de ces subcultures côtoyées
(Serre, 1991 ; Morin, 2001), ce qui lui donne son identité singulière et unique. Jongler, traduire,
trouver une cohérence en passant d’un système à un autre l’obligent à faire des choix en permanence
tout en préservant la cohérence interne de son identité (Porcher, 1998).
Dans cette perspective, l’hétérogénéité est inhérente même à l’individu dont l’identité
« mosaique » (Serre, 1991) est constituée d’une pluralité d’appartenances et de sub-cultures, et donc
d’une pluralité de représentations mentales. L’individu construit ses représentations et ses
connaissances grâce aux contextes dans lesquels il évolue (Anderson & al., 1996 ; Lave & al, 1999 ;
Siegler, 1999 ; Bennett, 2002 ; Monteil & Huguet, 2002 ; Dillenbourg, P., & all, 2003). Il élabore deux
types de représentations qui imprègnent son rapport à l’apprentissage. Les représentations culturelles
et sociales marquent son rapport au savoir (Moscovici, 1984 ; Jodelet, 1989 ; Charlot, 1999) :
représentations du rôle et du fonctionnement de l’école, des contenus légitimes d’apprentissage, des
modalités de l’expression du « savoir-être élève », des relations et positionnements par rapport aux
autres, des comportements attendus en classe. Ces représentations de sa place, de ses relations et des
modes de communication sont imbriquées dans un système de significations, de croyances (« j’ai droit
de faire cela » ou « j’ai le droit de prendre la parole ») et de valeurs. Les représentations cognitives
s’articulent avec les premières (Denis&Dubois, 1976 ; Richard, 1990). Les modes de perception de
l’information, les stratégies de prise d’indices, les traitements cognitifs et la construction de la
compréhension sont également liés au contexte dans lequel l’individu construit ses connaissances (Bril
& Lehalle, 1988 ; Dasen, 2008 ; Troadec, 2007). L’hétérogénéité socioculturelle est imbriquée avec
l’hétérogénéité cognitive.
Dans sa position d’enseignant, le professeur s’inscrit dans un ensemble systémique où
différents niveaux s’imbriquent. En France, une institution nationale régit les contenus, recense les
savoirs légitimes et leurs modes d’évaluation. Ces choix sont marqués par une histoire et une tradition
épistémologique gréco latine très différente des cultures anglo-saxonnes, germaniques, orientales ou
africaines. Le découpage des matières reflète une conception épistémologique du monde qui n’est pas
universelle (Maitre de Pembroke, 1999) La manière d’enseigner chaque discipline est aussi marquée
par une tradition pédagogique propre au système d’appartenance. Ainsi, la pédagogie anglo-saxonne
marquée par le pragmatisme diffère de la démarche déductive française. Les modalités de transmission
du savoir sont également très spécifiques à chaque système d’apprentissage. Les retours à l’élève
mettent plus ou moins l’accent sur les échecs ou les réussites. Ils sont plus ou moins marqués par
l’explicitation des critères, plus ou moins accompagnés par des verbalisations ou des notations,
lesquelles ont une précision plus ou moins fine (Perrenoud, 1998 ; Bouffard, 2011). Les modalités de
communication au sein de la classe, les comportements verbaux et non verbaux attendus, la possibilité
de déplacements spatiaux dans l’espace de la salle et de l’école, la gestion du temps abordé de façon
plus ou moins flexible et de façon plus ou moins séquencée, la place des parents et leur marge de
participation à la vie scolaire sont autant de paramètres qui diffèrent d’un système éducatif à un autre.
Au sein de son établissement, l’enseignant gère cette complexité qui émane de la diversité des acteurs.
Les représentations des familles et parents sont parfois très éloignées de celles véhiculées et attendues
par les représentants de l’institution. Enfin, l’enseignant gère quotidiennement la diversité de ses
élèves au sein de sa classe. Chaque individu a incorporé des habitus comportementaux liés à ses
multiples contextes d’appartenance. Chacun a ses propres représentations des savoirs légitimes, des
résultats attendus, des modes de communication valables et des comportements requis.
Par ailleurs, l’enseignant n’arrive pas non plus vierge de ses représentations cognitives et
culturelles. Il est lui-même immergé dans différents systèmes selon son histoire et son parcours. Sa
propre identité est complexe, au croisement d’une identité personnelle et d’une identité professionnelle
en construction. Hélène Bézille (1999) souligne deux pôles : l’identité subjective, vécue, qui évolue
constamment dans un contexte de changement et une identité de rôle que nous mettons en scène selon
les espaces sociaux. L’acquisition d’une expérience professionnelle est liée à la capacité de retour
réflexif sur cette identité de rôle, flexible selon les interlocuteurs et les situations.
Au vu de ces précisions, nous constatons que le rôle de l’enseignant confronté à cette
hétérogénéité peut être éclairé par le paradigme de la complexité tel qu’il est décrit par Morin et Le
Moigne (1999 ; 2004). Ce paradigme met en avant l’imbrication systémique des différents niveaux de
pensée et de nos différents rapports au monde. Chaque élément du système est en lien avec les autres
au point que le plus important est la compréhension des relations qui les relient. Selon E. Morin et
Lemoigne (1999), le paradigme de la complexité n’est pas une construction intellectuelle prédonnée,
mais au contraire une démarche qui prend racine dans l’action et la relation. « La rencontre et
l’expérience de l’autre ne sont ni simples, ni spontanées, elles exigent un travail sur soi, sur l’identité,
sur les relations à autrui et à l’environnement. » C’est ce pas vers autrui qui favorise
l’intercompréhension.
Méthodologie
Afin de faire émerger le sens qui sous- tend les choix comportementaux, j’ai choisi d’utiliser les
démarches sémiologiques prônées par Levi-Strauss (1958) et Barthes (1985), reprises par E. Hall
(1987). Lorsque deux significations différentes sont attribuées à un même comportement, nous avons
affaire à un noyau structural. Ce noyau est le point de conflit, mais c’est aussi la porte d’entrée à
l’exploration du sens donné par chacun. En décortiquant cet élément, nous avons sur le plan de
l’expression : le signifiant, lui-même composé d’une substance (un geste) et d’une forme (ensemble de
règles d’ordre et de sélection). Ce signifiant est relié par un lien de sens à une intention (le signifié).
Ainsi, repérer les noyaux structuraux permet de dégager le système de sens que la personne met en
œuvre dans sa relation au monde et aux autres au travers de ses actes. Pour relever ces nœuds porteurs
de sens, j’ai rencontré vingt-huit familles, issues des cinq continents, qui se situent aux frontières de
différents systèmes culturels. Il s’agit de familles expatriées ou installées récemment en France, dont
les origines culturelles ne sont pas françaises et fréquentant des écoles de la Région Parisienne.
L’avantage de s’intéresser à ce public est d’avoir accès d’emblée à des différences marquées de
représentations. Les différences sont visibles dans les difficultés : les familles accompagnent leurs
enfants dans cette intégration scolaire, repèrent ce qui leur pose problème et tentent de faire des ponts
entre leur culture et celle de l’institution pour aider l’enfant à s’intégrer. Dans leurs efforts
d’accompagnement, les personnes interrogées ont dû faire, consciemment ou inconsciemment, ces
« traductions » d’un système à un autre. Lorsque ces adaptations se sont révélées difficiles, ce sont
encore des questions de sémiologie qui restent en attente. Dans tous les cas, le sens est interrogé et
c’est ce mécanisme même de recherche de significations qui est intéressant. Dans cette démarche, les
personnes acquièrent des compétences insoupçonnées de médiateurs : intégration d’une finesse
perceptive, capacité à prendre des indices dans le système qui leur est étranger, recherche de sens par
traduction d’un comportement d’un système à un autre, prise de conscience des valeurs qui sous-
tendent les comportements attendus. Au cours des entretiens, les personnes interrogées ont exploré
leur expérience de traducteurs faite d’acuité et de compréhension.
Des entretiens non directifs ont permis de recenser les points les plus récurrents sur cette question de
différences de représentations des attentes de l’école. Dans un second temps, des entretiens semi-
directifs ont permis de creuser davantage les thématiques dégagées : la place des acteurs, la prise de
parole, les modalités d’apprentissage, l’évaluation, la communication non verbale et les échanges
verbaux. Ces thématiques sont les nœuds de communication et de compréhension dont les enseignants
doivent être conscients pour gérer la complexité de l’acte pédagogique.
Résultats
La place des acteurs
La place des différents acteurs : enfants, parents, directeurs, enseignants, représentants de l’institution
est un élément essentiel que les familles étrangères gèrent de manière très hétérogène selon leur
aisance par rapport au système. Les difficultés dans ce domaine sont repérables, par exemple, par la
gestion de l’espace symbolique de la répartition des pouvoirs (Lacoste, 1990). Les familles ne savent
pas qui est autorisé sur quel terrain. Les parents ont-ils le droit de franchir les portes de l’école ? Les
portes de la classe ? Jusqu’où peuvent-ils aller pour rencontrer le personnel enseignant ? Quel est le
point de rencontre sur le territoire de l’école ? Quelles sont les limites, les barrières symboliques (Hall,
1978) qui font que les parents se sentent décideurs et concernés par l’apprentissage de leur enfant ou
au contraire dépossédés de toute autorité ? La méconnaissance des habitudes de gestion du territoire
provoque une première barrière à la rencontre et à la co-construction du sens pédagogique.
La prise de parole
Le corollaire de cette répartition de l’espace qui symbolise la répartition de la responsabilité éducative
est la répartition du droit à la parole. Les questions qui se posent sont les suivantes : Qui a droit à la
parole ? Comment est distribuée ou gérée cette prise de parole ? Quelle est la place de la parole (des
parents et des enfants) dans l’institution ? Quand peuvent-ils la prendre ? Selon quelles modalités ? Par
qui faut-il passer ? Sur quels créneaux ? Selon quelles règles plus ou moins rigides ou flexibles ? En
classe, comment sont réparties les interactions ? L’enseignant est-il le médiateur central de ces
échanges ou les interactions entre pairs sont-elles favorisées ? Quelle est la place accordée à la parole
de l’élève ?
Les effets perlocutoires (Austin, 1970), c’est-à-dire les effets de la parole sur l’interlocuteur, sont
vécus de manière très différente selon les cultures. Les traditions orientales, par exemple, ne
conçoivent ni la négation du discours de l’autre, ni l’affirmation de l’opinion personnelle. Participer à
un débat relève du défi pour un enfant issu de cultures du silence et de l’écoute. Les rythmes de prise
de parole diffèrent aussi considérablement : l’enchainement rapide des tours de parole handicape les
enfants issus de cultures monochroniques (Hall, 1987) où l’on attend la fin précise des propositions de
l’autre et où le silence entre deux propositions permet de se lancer dans la parole. Cette thématique de
la prise de parole est encore plus difficile que celle de la gestion de l’espace car la parole entraine une
émotion et un stress forts (Banzinger & al., 2001), d’autant plus forts que les personnes ne se sentent
pas à l’aise sur le terrain de l’école. Plus les familles ont un héritage long de fréquentation de l’école,
plus l’accès leur en est facilité. Plus l’école semble éloignée des traditions familiales, plus ces
possibilités d’échanges et d’accès sont des barrières infranchissables. A tel point que certaines familles
estiment que mettre leurs enfants à l’école est symboliquement une rupture avec eux, un lâcher plus ou
moins consenti vers un univers qui leur restera fermé. Le fonctionnement des écoles françaises diffère
cependant, ce qui fait que certaines familles, inquiètes par cet univers étranger, parviennent à dépasser
des frontières et à s’initier à des fonctionnements perçus comme ésotériques de l’extérieur. C’est le cas
lorsque se multiplient les possibilités de rencontres informelles, les lieux de passage où les parents
sont pleinement accueillis dans leur identité. Edward Hall (1987) qualifie ces rencontres de
« communication informelle », favorisée dans les cultures latines ou certaines cultures orientales. Ces
systèmes culturels de nature informelle ont tendance à multiplier les lieux d’échange et de nombreuses
informations circulent et se partagent dans des moments de convivialité. Entrer dans ces lieux
d’échange permet de partager un certain nombre d’implicites, donc de comprendre des
fonctionnements opaques et de s’intégrer dans une communauté. Dans les systèmes formels,
l’information ne passe que par le biais de canaux médiatisés et non relationnels (cahier de
correspondance, affichages). Ce mode de communication relègue hors du système une part importante
de parents, soit parce que les rouages implicites leur échappent soit parce que le mode même de
transmission par écrit ne leur est pas familier.
Les modalités d’apprentissage
Les modalités d’apprentissage sont des aspects de plus en plus développés dans la formation des
enseignants afin que ceux-ci apprennent à les varier et à les adapter aux besoins cognitifs de leurs
élèves. Cependant, le milieu de vie imprègne les modes d’acquisition de connaissances des enfants
(Varela, 1993 ) et ces particularités du contexte sont encore peu prises en compte (Bril et Roux, 2002 ;
Dasen, 2008). Les entretiens soulignent des habitudes d’apprentissage différentes de celles requises à
l’école : par observation et répétition exacte du geste (tradition forte dans certains pays d’Afrique ou
d’Asie) ou par imprégnation dans le silence. Certains souhaiteraient davantage de manipulation et de
mouvement et trouvent la contrainte du corps particulièrement forte dans les classes françaises. La
place de la pensée discursive et du geste est très différente selon les traditions. Certains ont « besoin de
toucher et de bouger » pour apprendre, d’autres passent par l’imitation et nécessitent le silence pour
reproduire un geste tandis que l’enseignant français attend la plupart du temps une explicitation
verbale.
D’autre part, le mode d’accès à l’information (visuel ou auditif) et les traitements cognitifs ne sont pas
les mêmes selon les habitudes. Selon les familles, l’accent est plus ou moins mis sur certaines
procédures : savoir observer et répéter parfaitement un geste s’oppose à savoir improviser, savoir
écouter et répéter du texte s’oppose à savoir comprendre un contenu. Que demande-t-on précisément à
mon enfant ? Comment doit-il s’y prendre pour y parvenir ? Telles sont les questions récurrentes des
familles. C’est ainsi que longtemps, la compréhension de textes a été évaluée sur la capacité à
reformuler le texte dans de nouveaux termes. Or, les enfants de cultures marquées par l’oralité mettent
un point d’honneur à retenir le mot à mot du texte, ce qui démontre une capacité mnésique
extraordinaire rarement prise en compte (Maitre et Legros, 2004). Ces enfants peuvent être évalués
comme de mauvais compreneurs et leurs capacités cognitives sont sous-estimées. Le développement
de l’enfant dans un contexte de vie favorise l’incorporation de stratégies cognitives dont il n’a pas
conscience et qu’il va spontanément mobiliser (Bril, 1988) sans jamais les expliciter. Or, l’enseignant
n’ayant pas partagé cet environnement n’a pas conscience de richesses cognitives portées par les
élèves (Bennet, 2002, Brown, 2009). A noter que les compétences cognitives s’articulent avec des
effets de croyances qui jouent un rôle important dans l’apprentissage : « je croyais qu’il fallait ça » ;
« je croyais qu’il fallait tout retenir », « je croyais que pour bien lire, il fallait lire lentement ».
L’enseignant marqué par ses propres habitudes n’a pas non plus conscience des modalités d’accès à
l’information qu’il utilise, ce qui rend difficile la possibilité d’expliquer aux élèves ce qui se joue du
point de vue cognitif.
L’évaluation
Autre question difficile pour les familles en lien avec les apprentissages est la question de
l’évaluation : comment mon enfant est-il évalué ? Dans quels domaines ? Sur quelles compétences ?
Sur quels critères ? A quel rythme ? Est-ce que ce sont les procédures qui comptent ou le résultat ?
Que va-t-il se passer s’il a de mauvaises notes ? Une famille témoigne que l’enfant a demandé s’il
avait le droit de se tromper et qu’il a été sévèrement réprimandé au point qu’il ne s’exprime plus.
Autre question : doit-il tenter une réponse même s’il pense qu’il ne sait pas ou doit-il se taire ?
Dans certaines cultures, au Japon, par exemple, prendre la parole alors qu’on ne sait pas est considéré
comme un acte de prétention et d’exhibition (Teruhisa, 1993). Les familles asiatiques scolarisées en
France ressentent que leur silence est souvent sanctionné comme un manque de participation alors que
leur intention est de viser la perfection. Dans d’autres contextes, au contraire, prendre la parole est un
désir d’échange et de participation beaucoup plus valorisé que dans le système français. En Angleterre
et dans les pays scandinaves, la participation collaborative est bien davantage mise en valeur. Devant
l’opacité du système, de nombreuses familles choisissent la stratégie du repliement : « mieux vaut se
taire et passer inaperçu que de risquer de montrer qu’on ne sait pas ». Il ne faut pas que le maître voie
qu’il ne sait pas. Certaines essaient de camoufler les difficultés devant une institution qui leur apparait
comme sélective et sanctionnante : « faire faire les devoirs par une amie française », « essayer d’avoir
des tuyaux auprès de la voisine car accumuler les mauvaises notes risque d’exclure mon enfant». La
note a un effet de marquage important qui renforce le sentiment d’exclusion déjà ressentie par des
familles en marge.
La communication non verbale
Si 80% de la communication est non verbale (Watzlawick, 1972), c’est bien sur ce pôle là que les
familles ressentent le plus de difficultés à comprendre les significations sous jacentes aux
comportements et à se situer par rapport aux nomes du système scolaire. L’hexis corporelle est
l’imprégnation de la culture dans le corps. C’est la manière de se tenir, de parler, de marcher, de sentir
et de penser (Bourdieu, 1980). L’interprétation de la tenue du corps varie considérablement selon les
gilles de lecture. Pour certains tels que les ressortissants américains, relâchement signifie confiance et
bien-être à l’école. Tandis que cela peut représenter laisser-aller et négligence aux yeux des
enseignants français. A l’opposé, la tenue droite et discrète des enfants asiatiques est parfois évaluée
comme peu participative. Les cultures de l’action (Hall, 1987) privilégient la communication par le
corps : grande amplitude de mouvements, espace personnel large, nombreux gestes. D’autres
favorisent au contraire une position rigide, une droiture posturale signifiant contrôle de soi et, par
extension, concentration et sérieux. Nombre de familles sont surprises par le côté extrêmement
statique de l’enseignement en France. Leurs enfants sont jugés trop actifs et trop remuants dans un
contexte où la fixité est prônée comme preuve d’investissement. Chez eux, la capacité d’expression
corporelle et d’investissement par le corps serait davantage valorisée.
De nombreux malentendus sont également dus aux interprétations des visages. L’impassibilité et le
contrôle prônés par certaines cultures, en particulier dans les cultures asiatiques, comme gages de
sérieux sont interprétés comme du désintérêt ou de l’absence de la part de l’élève. Dans certaines
familles, le fait même de sourire est considéré comme inadéquat dans une situation d’apprentissage.
Or, en France, le sourire a une fonction phatique (Jakobson, 1963) qui permet de créer le contact. Un
enfant qui ne rentre pas dans ce mode de communication est souvent perçu comme absent alors que
son intention était justement de faire preuve de concentration. Orientation du regard, fixité, degré
d’intensité diffèrent aussi selon les habitudes. Par ces seuls aspects très prégnants dans la
communication non verbale et dont la signification est très mouvante, certains comportements sont
qualifiés d’agressifs, de faux ou d’insolents. Or, les personnes concernées peuvent mettre du temps
avant de comprendre pourquoi les enseignants éprouvent une réaction envers leur enfant : « j’ai appris
à mon fils qu’il fallait regarder l’adulte dans les yeux mais chez nous, ce n’est pas naturel : nous leur
disons de baisser le regard » Le regard est un point névralgique dans la mesure où il est intimement lié
à la pudeur. Or, ce que l’on peut montrer de soi vis-à-vis de tel ou tel interlocuteur est intégré depuis la
petite enfance. Des habitudes différentes provoquent chez chacun des partenaires de l’échange un
profond malaise lié aux émotions fortes sous jacentes. C’est certainement un des points les plus
intimidants et les plus bouleversants de la relation. La pudeur peut aussi bloquer et rendre impossibles
des comportements attendus en classe tels que la prise de parole de plein pied devant le groupe. Face à
des réactions violentes ou fortes, l’enseignant peut se tromper d’interprétation. « Ma fille a refusé de
venir devant tout le monde et le prof a pris ça pour de la désobéissance ».
Les échanges verbaux
Enfin, les interactions verbales sont aussi sources de difficultés de compréhension. Les représentations
des fonctions du discours sont très marquées culturellement. La fonction phatique, si elle est très
valorisée dans les cultures latines ou cultures de la parole, est considérée comme une perte de temps
dans les « cultures de l’action » (Hall, 1987). Saluer, remercier, s’excuser sont des temps de parole qui
n’ont pas la même prégnance selon le contexte. Certaines familles redoutent d’être considérées comme
obséquieuses tandis que d’autres s’efforcent de rentrer dans ces rituels verbaux dont la temporalité leur
échappe parfois. Les conceptions du temps jouent un rôle important dans les représentations des
échanges verbaux. Tandis que la parole est précieuse pour certains, elle est perte de temps pour
d’autres. Elle peut alors être considérée comme une opposition à l’apprentissage, en particulier dans
les cultures où priment l’observation de l’action et la répétition. Il en est de même dans les cultures
dites du silence où la preuve de la réflexion et de l’investissement est dans le silence ; valeur suprême
pour les uns, elle est mutisme pour les autres. L’enseignant est démuni s’il ne connait pas ces
différentes représentations, en particulier lorsqu’il veut mener un travail d’échange ou lorsqu’il veut
évaluer une activité d’expression orale. Il y a interactions entre langage et temps également dans la
gestion monochronique ou polychronique de la classe (Hall, 1987). Dans la première, les activités et
les échanges se chevauchent : la superposition qualifie cette gestion du temps. Dans la seconde, tout
est circoncis dans un espace-temps précis : c’est le découpage et donc la ponctualité qui prévalent. Ce
fonctionnement se retrouve dans le langage au sein de la classe : discours monophonique (un seul
interlocuteur à la fois) et discours polyphonique sont le reflet de ces conceptions du temps (Maitre de
Pembroke, 2001). La première favorise une activité cognitive extrêmement concentrée, tandis que la
seconde favorise la flexibilité mentale et l’adaptation. La difficulté est d’identifier la règle qui prévaut
dans la classe. Difficile est le passage d’un mode de communication à un autre.
Discussion
L’inscription de cette réflexion dans le paradigme émergeant de la complexité a plusieurs enjeux.
Tout d’abord, celui de prendre position pour une formation des enseignants multiréférentielle qui
croise les ancrages épistémologiques. Anthropologie, sémiologie, psychologie sociale et cognitive,
linguistique pragmatique enrichissent les connaissances acquises en didactique. Les questions
cruciales de violence, d'hétérogénéité ou d’aide à l’élève ne peuvent que gagner à bénéficier de
l’éclairage du croisement de ces champs scientifiques. L’enseignant doit avoir conscience du caractère
éco systémique de toutes les initiatives humaines (Genelot, 2011) : ancrage dans une réalité complexe
construite de sens multiples et impact de chacun des niveaux sur tous les autres (Lemoigne, 1999).
Deux outils fondamentaux sont proposés dans cette approche : la prise en compte du contexte et la
reliance. Savoir prendre en compte le contexte implique plusieurs choses : savoir mobiliser les
différents champs des savoirs, être conscient des interférences entre constructions de connaissances et
contextes d’apprentissage, interroger les croisements et comprendre des liens de sens. Mais il s’agit
aussi de savoir gérer dans le moment toutes les données de la situation d’apprentissage, y compris
celles qui sont afférentes aux systèmes de représentations des personnes en présence en fonction de
l’instant. Pour cela, savoir écouter, savoir observer les indices de l’activité représentative des élèves
sont des exigences aussi complexes que l’acquisition des connaissances. Comment élargir mon champ
de perception, ma qualité d’attention à chaque élève et à la situation d’apprentissage ? L’expérience
professionnelle n’est-elle pas forgée de cette capacité de présence, d’ouverture à l’instant ? Dans cette
optique, Boyd (2001) insiste sur l’importance des perceptions et des informations kinesthésiques
comme point d’appui. La phénoménologie semble donc un ancrage complémentaire au paradigme de
la complexité. Chercher un sens insoupçonné et éloigné de ses propres grilles de lecture derrière un
silence, un regard, un geste. C’est une démarche qui peut s’enrichir de l’anthropologie qui prône
l’observation des micro comportements et la découverte de soi par la rencontre d’autrui.
L’apprentissage transformateur selon Mezirow (1997) prend racine dans la manière dont les êtres
humains communiquent. Selon Louis Porcher (1998), « l’objectif serait d’apprendre à analyser, dans
une situation et dans une relation, les informations (directes ou non, implicites ou non, verbales et non
verbales) qui sont échangées et qui, elles, sont de nature sociologique, psychologique,
culturelle...C’est en ce sens que la reconnaissance d’autrui, en tant que sujet dans son altérité pleine et
entière, précède la connaissance. »
La reliance a aussi différentes acceptions. Il s’agit d’une part de savoir faire des liens entre différents
champs épistémologiques, mais aussi de savoir extraire du sens grâce à la prise en compte et à la
confrontation de systèmes de sens différents (comme ceux présents dans une classe). Encore faut-il
savoir les percevoir et les faire émerger. Observation, attention, écoute, temps accordé à la parole et au
sens de l’autre sont constitutifs de cette démarche. Finalement, la reliance met l’accent sur la relation
comme primauté à toute construction de connaissances. « Dévoilement du sens par le biais de
l’apprentissage de l’attention, de la perception, du dialogue et de la compréhension de soi, des autres et
du monde ». (Rugira, 2008) Lemoigne souligne l’importance de privilégier la relation plutôt que
l’objet, de comprendre les autres pour se comprendre soi-même. Le corollaire incontournable est donc
la découverte permanente de ses propres fonctionnements, habitus inconscients (mis à jour grâce à la
rencontre d’autrui). Une formation d’enseignants ne saurait se passer de cette prise de conscience de
l’importance de ce chemin vers soi : meilleure connaissance de soi pour mieux comprendre l’autre. Et
retour dialogique : comprendre l’Autre permet de se comprendre soi-même. Si l’on souhaite donner à
la formation toute sa dimension d’apprentissage transformateur, il semble incontournable de réfléchir
aux moyens de favoriser ce retour vers soi, préalable à la qualité de prise en compte de l’Autre.
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