Maitre de Pembroke, E. (2013). « Identifier et analyser le rôle des émotions dans les...

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Pour citer cet article : Maitre de Pembroke, E. (2013). Activités de production orale et émotions : gérer la complexité dans l’instant de l’échange. Langage et émotions. Revue de Linguistique et Didactique des Langues, n°48. Emmanuelle Maitre de Pembroke [email protected] Laboratoire REV – CIRCEFT (EA 4384) Université Paris Est Créteil. L’acte de production orale mobilise une multiplicité de procédures dans un système complexe. Les travaux récents de la psychologie cognitive soulignent l’importance des émotions dans la mise en œuvre des procédures cognitivo-langagières. Des recherches soulignent le rôle prégnant de la prosodie dans la réception du contenu émotionnel du message. Les approches anthropologiques abordent l’incorporation du ressenti lié aux émotions selon les cultures d’appartenance et le rôle de l’identité dans la mise en œuvr e des capacités langagières. Enfin, la linguistique pragmatique souligne la difficulté de la co- construction du sens dans l’instant de l’échange. Les travaux présentés sont des études de cas à partir d’entretiens visant à identifier avec les apprenants où se trouvaient leurs difficultés de prise de parole. Ces entretiens ont été menés auprès de deux catégories de personnes : des adultes en situation d’expatriation et des élèves locuteurs d’une autre langue première que le français, fréquentant des établissements scolaires français. La place des émotions est forte, les difficultés se situent à différents niveaux dans la perception et dans la production. The oral production mobilizes a multiplicity of procedures in a complex system. The recent works of the cognitive psychology underline the importance of the emotions in the implementation of the cognitivo-linguistic procedures. Researches underline the important role of the prosody in the reception of the emotional contents of the message. The anthropological approaches show the incorporation of felt connected to the emotions according to the cultures and the role of the identity in the implementation of the linguistic capacities. Finally, the pragmatic linguistics underlines the difficulty of the co-construction of the meaning in the moment of the exchange. The presented works are case studies from interviews to identify with the learners where were their difficulties. They were led with two categories of persons : adults in situation of expatriation and pupils speakers of another first language than French frequenting French schools. The role of the emotions is strong and the difficulties are situated at different levels of the perception and the production.

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Pour citer cet article : Maitre de Pembroke, E. (2013). Activités de production orale et

émotions : gérer la complexité dans l’instant de l’échange. Langage et émotions. Revue de

Linguistique et Didactique des Langues, n°48.

Emmanuelle Maitre de Pembroke – [email protected]

Laboratoire REV – CIRCEFT (EA 4384) Université Paris Est Créteil.

L’acte de production orale mobilise une multiplicité de procédures dans un système

complexe. Les travaux récents de la psychologie cognitive soulignent l’importance des

émotions dans la mise en œuvre des procédures cognitivo-langagières. Des recherches

soulignent le rôle prégnant de la prosodie dans la réception du contenu émotionnel du

message. Les approches anthropologiques abordent l’incorporation du ressenti lié aux

émotions selon les cultures d’appartenance et le rôle de l’identité dans la mise en œuvre des

capacités langagières. Enfin, la linguistique pragmatique souligne la difficulté de la co-

construction du sens dans l’instant de l’échange. Les travaux présentés sont des études de cas

à partir d’entretiens visant à identifier avec les apprenants où se trouvaient leurs difficultés de

prise de parole. Ces entretiens ont été menés auprès de deux catégories de personnes : des

adultes en situation d’expatriation et des élèves locuteurs d’une autre langue première que le

français, fréquentant des établissements scolaires français. La place des émotions est forte, les

difficultés se situent à différents niveaux dans la perception et dans la production.

The oral production mobilizes a multiplicity of procedures in a complex system. The recent

works of the cognitive psychology underline the importance of the emotions in the

implementation of the cognitivo-linguistic procedures. Researches underline the important

role of the prosody in the reception of the emotional contents of the message. The

anthropological approaches show the incorporation of felt connected to the emotions

according to the cultures and the role of the identity in the implementation of the linguistic

capacities. Finally, the pragmatic linguistics underlines the difficulty of the co-construction of

the meaning in the moment of the exchange. The presented works are case studies from

interviews to identify with the learners where were their difficulties. They were led with two

categories of persons : adults in situation of expatriation and pupils speakers of another first

language than French frequenting French schools. The role of the emotions is strong and the

difficulties are situated at different levels of the perception and the production.

La prise de parole en classe et l’entrée dans les échanges posent des difficultés à bon nombre

d’apprenants. Vue la complexité de l’acte de production orale, le repérage de la nature des

difficultés est difficile. Il est cependant nécessaire pour la mise en place d’aides appropriées.

Or, la prise en compte du rôle des émotions dans les travaux de recherche est récente. Ceux-

ci mettent l’accent sur l’importance des émotions à tous les niveaux de l’élaboration de la

parole. Afin d’éclairer cette question, le croisement de plusieurs cadres épistémologiques

semble requis. D’une part, celui de la psychologie cognitive permet d’analyser la complexité

des procédures de production orale. Les travaux récents montrent l’impact des émotions, tant

sur les processus de compréhension/production que sur la mémoire requise pour gérer cette

complexité. Cette approche définit aussi l’émotion comme une évaluation de l’environnement

passant par le ressenti corporel qui prépare le corps à réagir de façon adaptative (Audibert &

al. 2005). Le processus qui permet d’évaluer le caractère plaisant ou déplaisant d’une

perception est inconscient, direct, non réflexif. Il est influencé par des facteurs culturels,

sociaux et contextuels. Enfin, ces travaux soulignent l’impact fort de l’émotion sur la

production orale. Les travaux anthropologiques soulignent justement l’importance des

cultures d’appartenance, des systèmes de valeurs et de croyances dans la mise en œuvre des

capacités langagières. Dans ce cadre, l’ajustement émotionnel avec autrui est relatif aux

représentations de la relation. Ici, est mise en jeu l’image de soi et prendre la parole est un

risque fort. Enfin, la linguistique pragmatique permet d’aborder la production orale dans sa

dimension communicative et interactive.

Les travaux présentés sont des études de cas à partir d’entretiens visant à identifier avec les

apprenants où se trouvaient leurs difficultés de prise de parole. Ces entretiens ont été menés

auprès de deux catégories de personnes : des adultes en situation d’expatriation et des élèves

locuteurs d’une autre langue première que le français fréquentant des établissements scolaires

français. Dans les deux cas, l’apprentissage du français est un enjeu fort pour leur intégration.

Certaines difficultés relèvent de la charge due à la gestion des émotions simultanément au

traitement cognitif de la parole. Beaucoup d’entretiens soulignent la difficulté à comprendre la

courbe mélodique, source d’émotions spontanées fortes et donc de conflits. Enfin, d’autres

relèvent davantage de difficultés d’interprétation liées aux positionnements et aux valeurs

attribuées à la relation et au contexte de l’échange.

L’oral : une complexité de procédures à gérer

Les travaux de psycholinguistique recensent la diversité des processus cognitifs mobilisés lors

d’échanges oraux. Ils montrent à quel point la charge attentionnelle est élevée du fait de la

multiplicité des procédures menées simultanément. Deux modèles permettent de décrire

l’activité relative à la compréhension (Gremmo, Holec, 1990). Le premier, de type ascendant,

va de la perception de la chaine phonique à la construction du sens. Selon ce modèle, le

locuteur doit dans le même temps percevoir et isoler des unités phoniques, les associer aux

contenus de sa mémoire sémantique (sens de chaque mot). Parallèlement, dans le flux du

discours, il doit retenir l’essentiel de l’information comprise et construire la cohérence locale

puis globale de l’ensemble du propos (Kintsch, 1998). Cela lui permet d’élaborer un « modèle

de situation » qui rassemble les informations du discours et ses connaissances. Le second

modèle de type descendant décrit l’activité du compreneur à partir des connaissances qu’il

mobilise dans sa mémoire pour construire le sens. Ces connaissances relèvent de nombreux

niveaux (Gremmo et Holec, 1990) : sociolinguistiques sur la situation de communication,

socio-psychologiques sur le producteur du message et les circonstances de l’échange,

discursives sur le type de discours concerné, linguistiques sur le code utilisé, référentielles sur

la thématique invoquée, culturelles sur la communauté à laquelle appartient le producteur du

message. A partir de ces connaissances, des hypothèses de sens sont élaborées et doivent être

constamment vérifiées par des prises d’indices portant sur chacun des niveaux. Les travaux

actuels parlent dorénavant de modèle interactif (Fayol, 1997). Ainsi, le compreneur mobilise

tout à la fois des procédures de bas et de haut niveau. Il privilégie l’une ou l’autre selon son

profil cognitif, son degré d’expertise du sujet et de connaissance du contexte.

Dans une interaction, répondre est quasiment concomitant à la compréhension. Pour cela, le

locuteur doit sélectionner le vocabulaire approprié, le positionner de façon correcte dans une

syntaxe, tout en créant les variations nécessaires (conjugaisons, liaisons…) et produire la

forme compréhensible en articulant les phonèmes adéquats, tout en étant attentif à la courbe

mélodique (Levelt, 1989). Selon cet auteur, une boucle de production permet au locuteur

d’entendre son propre discours et de le réguler en temps réel pour l’ajuster au contenu de sa

pensée. Il est clair que la prise d’indices ne s’arrête pas là. Des connaissances pragmatiques

portant sur la relation et des saisies d’informations sur la communication non verbale sont

mobilisées dans le même temps (Mondillon & Tcherkassof, 2009).

Les travaux récents insistent sur la complexité et la simultanéité. Ils révèlent une activité

conjointe des aires cérébrales de compréhension et de production (Mesulam, 1985). D’autre

part, comprendre et produire seraient des activités qui ne relèveraient pas seulement de ces

deux zones. En particulier, l’information serait transmise au système émotionnel en

interaction avec l’ensemble des procédures. Ces apports de la psycholinguistique démontrent

la charge attentionnelle de l’acte de production orale (Gaonac’h 1987). Mais surtout, ils

soulignent le rôle prédominant des émotions dans les activités langagières. Selon Damasio

(2010), émotions et cognition sont fortement liées. D’autre part, les émotions sont perçues

dans l’échange à travers le ressenti corporel, lequel est interprété de manière si rapide qu’il

échappe au contrôle. Enfin, Audibert (2005) relève que la prosodie joue un essentiel dans la

perception du message et dans l’activation des émotions.

Approche anthropologique de l’échange

Les approches anthropologiques apportent un éclairage sur les échanges langagiers. Tout

d’abord parce que l’anthropologie se penche sur les activités quotidiennes. Celles-ci sont

tellement intégrées qu’elles ne sont plus conscientes et font partie du savoir-faire relationnel.

Ce n’est que lors d’échecs de la relation que la personne prend conscience de manières de

communiquer différentes des siennes. Levi-Strauss (1958) a souligné la nécessité de

rencontrer d’autres systèmes sémiologiques pour prendre conscience du sens de ses

comportements acquis dans ses milieux d’appartenance. Il souligne aussi le lien entre les

comportements (signifiants) et les représentations et valeurs. L’ethnométhodologie vise à

transformer le regard de façon à percevoir les éléments qui nous semblent en apparence les

plus anodins : les gestes, les expressions corporelles, les tonalités, les silences (Laplantine,

2005 ; de Luze, 1997). Or, ces éléments minimes sont des vecteurs importants de l’identité

culturelle. De plus, la démarche compréhensive vise à suspendre son jugement immédiat dans

l’accueil de la manière de communiquer de l’autre, qu’elle soit surprenante, inattendue,

contraire à nos grilles de lecture.

Un autre apport de l’anthropologie est de prendre en compte les dimensions corporelles. Le

terme d’« incorporation » souligne comment l’individu intègre socialement ses perceptions

(Laplantine, 2005). De nombreux anthropologues ont décrit la manière dont les sujets

assimilent dans leur corps ce rapport à l’environnement. Wulf (2003) nomme cette

compétence de l’enfant sous le terme de « mimesis » : intégration dans le ressenti des modèles

comportementaux et systèmes de significations. L’incompréhension entre deux interlocuteurs

de ces menus détails déclenche des réactions émotionnelles fortes. Ces éléments sont souvent

des vecteurs de ce qu’une communauté considère être la politesse (Picard, 1998). Selon le

cadre de l’échange, il existe une manière de dire, laquelle est tellement incorporée qu’elle

n’est guère explicitée. L’incompréhension de ces éléments qui relèvent essentiellement de la

gestuelle, du paraverbal et de la prosodie (de Salins, 1992) touche les acteurs de l’échange

dans leur fondement et provoque des blessures identitaires. Les travaux insistent sur la place

du rituel dans le cadre des échanges langagiers. Ceux-ci soulignent la sacralité de la personne

dont parle Durkeim (1973). S’engager dans l’échange et prendre la parole est un risque

important pour celui qui parle car elle le dévoile dans des aspects profonds de son identité.

Les rituels évitent les blessures identitaires et relationnelles en préservant la « face » de la

personne (Goffman, 1967). La difficulté réside dans le fait que les rituels diffèrent dès lors

qu’on change de groupe. Les personnes qui entrent dans un nouveau cadre ne les connaissent

pas et se trouvent en difficulté.

Une co-construction du sens dans l’instant

Formuler un discours correct du point de vue linguistique n’est pas la seule finalité du

locuteur. Bien d’autres aspects d’ordre contextuel et relationnel entrent en jeu. De nombreux

indices permettant de produire un discours approprié et pertinent sont liés au contexte de

l’échange qu’il faut savoir analyser (cadre de l’échange, identification des composantes de

l’interaction, positionnement et lecture des indices identitaires, prise en compte de données

culturelles). Hymes (1972) parle de contexte interlocutif dans lequel le sens s’ajuste en

fonction de l’autre. Dans un cadre communicatif qui lui est familier, la personne sait analyser

les positions, rôles, relations des personnes impliquées. Elle sait aussi prendre en compte les

paramètres de la situation d’énonciation (lieu, moment).

Selon les pragmaticiens du langage, parler revient avant tout à accomplir un acte social à

destination d’autrui. Tout échange conversationnel présuppose l’adhésion au principe de

coopération (Grice, 1979) et exerce une action sur autrui (Searle, 1972). A la fonction

propositionnelle (le contenu des mots), s’ajoutent une fonction illocutoire qui instaure un lien

entre deux personnes et une fonction perlocutoire qui représente l’effet des mots sur

l’interlocuteur (Austin, 1962).

Selon Kerbrat Orecchioni (1990 ; 2008) les partenaires de l’échange exercent les uns sur les

autres un réseau d’influences mutuelles. Brassac (2001) parle de logique interlocutoire selon

laquelle le sens ne préexiste pas à l’interaction. Il est construit dans une dynamique dont

chacun des locuteurs est responsable. Dans cette construction conjointe du sens, Vernant

(1997) souligne que chaque interlocuteur se construit une image de soi et une image de l'autre

de manière à pouvoir interpréter correctement ses énoncés. Celles-ci sont réévaluées au

moment de l’échange. L’ensemble de ces travaux insistent sur le fait que chaque échange est

impliquant émotionnellement car il met en jeu l’identité (Trognon&Brassac, 1992).

Résultats

Cet article présente des études de cas à partir d’entretiens semi-directifs visant à identifier

avec les apprenants où se trouvaient leurs difficultés de prise de parole et quelle était alors la

place du ressenti émotionnel. Ces entretiens ont été menés auprès de deux catégories de

personnes :

1. Vingt-quatre adultes en situation d’expatriation, confrontés à l’apprentissage du FLE

en immersion dans un contexte culturel différent du leur. Cette situation nécessite

l’apprentissage du français comme outil de communication mais est source de

nombreuses émotions qui favorisent ou freinent les acquisitions.

2. Un prolongement auprès de douze élèves en difficultés scolaires, locuteurs d’une autre

langue première que le français.

Ne souhaitant pas catégoriser les personnes selon leur culture nationale, c’est le

concept d’identité mosaïque que nous retenons (Porcher,1998) : chaque individu est

composé de multiples subcultures et ici ce sont les modalités de changements de

groupe et de positionnements qui nous intéressent.

L’analyse de ce corpus permet de distinguer différents niveaux de difficultés.

Certaines relèvent de la charge due à la gestion des émotions simultanément au

traitement cognitif de la parole. D’autres relèvent de difficultés à interpréter

correctement le contenu émotionnel véhiculé par des dimensions non verbales telles

que la forme prosodique. Enfin, le positionnement permettant d’adopter les formes

d’expression correctes envers autrui est très difficile pour des natifs d’une autre

langue. Ces obstacles mettent en jeu l’identité de la personne et provoquent des

réactions fortes. Des difficultés particulières ont été relevées dans des actes de langage

tels que le remerciement, la négation et l’argumentation.

Difficultés dues à la charge attentionnelle

De l’ensemble des entretiens ressort la difficulté à traiter de façon simultanée la construction

du sens des propos et la correction linguistique. Selon les individus, l’attention est portée sur

un des niveaux : phonétique, lexical, syntaxique, pragmatique. Par exemple, de nombreux

ressortissants de langue japonaise ou chinoise expriment la difficulté de se concentrer sur les

aspects articulatoires et de conserver le contenu de sens, ainsi que le fil de leur pensée

(cohérence globale). Pour beaucoup des personnes interrogées, la recherche du mot correct en

mémoire lexicale provoque la perte des autres niveaux. La charge cognitive requise pour la

prise de parole est si forte que des émotions émergent dans le même temps : découragement,

perte de confiance. De façon récurrente apparait le terme de « perte d’identité », dans la

mesure où la pensée ne trouve plus le mode d’expression auquel elle est habituée dans sa

langue d’origine. Chez les adultes, surgit aussi le sentiment de régression dans la mesure où le

bagage lexical de la langue étrangère en cours d’apprentissage correspond à celui d’un enfant.

Un sentiment de perte d’estime et de capacité d’expression de son identité sociale provoque

frustration et colère.

Deux dimensions du temps opèrent ici. Tout d’abord, celle de simultanéité des procédures

cognitives. Les personnes se sentent rassurées lorsque la simultanéité et la complexité des

procédures sont expliquées. Il semble bon de pouvoir centrer son attention tantôt sur un

niveau, tantôt sur un autre dans des activités d’entrainement. D’autre part, en langue

étrangère, la charge attentionnelle est si forte que les personnes ont besoin de plus de temps

pour prendre la parole. Les enseignants qui gèrent les tours de parole en tenant compte de ce

besoin de temps et en acceptant les silences sont rassurants. Selon le point de vue des

personnes, les échanges verbaux français sont très rapides et fonctionnent sur un mode

polyphonique : plusieurs locuteurs en même temps (de Pembroke, 1998). Revenir à un mode

monophonique (chacun son tour) et laisser un temps de concentration au locuteur semble un

facteur rassurant pour les personnes. Les enfants fréquentant l’école française soulignent que

ce temps n’est pas donné en classe car les temps de silence ne sont pas acceptés et

l’enseignant passe très vite à un autre enfant si la parole ne vient pas. Des stratégies

différentes apparaissent dans la gestion des frustrations lesquelles relèvent de différences

culturelles. Les ressortissants de cultures latines sont à l’aise avec la gestion polyphonique et

la rapidité des échanges car elles se lancent dans la parole même si leur niveau de correction

linguistique n’est pas parfait. Les cultures asiatiques, marquées par la lenteur et la

monophonie, s’arrangent de la difficulté à entrer dans les échanges car ces personnes ne

souffrent pas de rester dans le silence. Elles expliquent leur capacité à gérer la frustration par

le fait qu’elles sont d’une culture de la patience et du silence. Pour elles, leur responsabilité

est d’écouter et de se concentrer pour assimiler intérieurement.

Difficultés liées à la courbe mélodique

En conformité avec les travaux de Banziger (2001), les éléments prosodiques sont ressortis très

clairement dans les difficultés à interpréter le contenu émotionnel d’un message en français. Cela

provoque en retour des réactions émotionnelles fortes que les personnes apprennent à gérer au fur et

à mesure que leur temps de séjour en France s’allonge. Les personnes remarquent une courbe

mélodique particulièrement accentuée lors des actes de politesse : salutations, remerciements. La

voix prend alors une tonalité chantante et la hauteur change pour se situer dans des tons plus élevés.

Les femmes adoptent volontiers ces courbes mélodiques qu’elles assimilent à de la bienveillance.

En revanche, beaucoup d’hommes avouent adopter difficilement ces tonalités qu’ils jugent

d’emblée trop féminines. Acquérir ces modulations de voix entre en contradiction avec l’image de

leur identité.

Mais la plus grosse difficulté réside dans l’interprétation exacte des intentions de

communication portées par la courbe mélodique. De nombreux malentendus et conflits ont été

évoqués. Eclats de voix, intonations soudainement accentuées : les témoignages évoquent

l’émotion forte ressentie face à une courbe mélodique qu’ils ne comprenaient pas. « J’ai eu

l’impression que mon patron était en colère et j’ai paniqué. J’ai compris après qu’il était juste

enthousiaste. » « Pour les japonais, le ton de voix des Français est perçu comme agressif et

surtout trop émotionnel. Cela provoque chez nous un certain mépris pour l’orateur qui ne sait

contrôler ses émotions et s’exprimer posément. Surtout, nous avons la sensation d’être

agressés.». Même si le contenu du message n’est pas entièrement décrypté, l’intention de

communication est immédiatement traitée selon une grille de lecture relevant de la culture

d’origine. Les personnes évoquent d’une part une difficulté à prendre conscience de ces

paramètres non explicités (Banziger et Scherer, 2005). D’autre part, même si la personne

conçoit ces décalages d’interprétation, il est difficile de se distancier du contenu émotionnel.

L’interprétation semble être de l’ordre de l’immédiateté et les émotions surgissent dans le

même temps : peur, fuite, colère. La récurrence de ces remarques souligne l’importance de la

prosodie et de la courbe mélodique dans l’impact émotionnel. Deux aspects semblent

fondamentaux à travailler en formation. D’une part, apprendre à se distancier de ces impacts,

en analysant les variations phonétiques d’ordre culturel, est nécessaire. En cours de langue,

les activités sur ces variables mélodiques sont fondamentales comme le souligne Guimbretière

(2001). D’autre part, seule la personne destinataire est en mesure de dire si la courbe

mélodique est agressive en fonction de ses grilles de lecture propres. En d’autres termes,

certains entendent de l’agressivité là où d’autres ne la perçoivent pas. Il est essentiel de

favoriser les échanges d’interprétation afin que :

les interlocuteurs prennent conscience de ce qu’ils reçoivent de l’autre et de ce qu’ils

adressent à autrui ;

qu’ils se distancient de leur grille spontanée pour conserver leur capacité d’écouter ;

qu’ils sachent reporter leur jugement spontané ;

qu’ils puissent s’appuyer sur d’autres prises d’indices (non verbaux, par exemple) ;

qu’ils apprennent à moduler leur discours en fonction d’autrui.

Difficultés aux positionnements

Dans le cadre des échanges oraux, les marqueurs de positionnement jouent fortement sur le

ressenti émotionnel. La conviction d’avoir ou non droit à la parole va marquer l’implication

émotionnelle. Les marqueurs sociologiques sont pertinents pour analyser les positionnements

des interlocuteurs : âge, sexe, statut. Ainsi, dans certaines cultures, les femmes ne peuvent

prendre la parole à la suite d’un homme. Même au sein d’une classe, certaines filles ne

peuvent entrer dans l’échange en présence des garçons. Autre difficulté : un enfant ne peut

interagir librement avec un adulte. L’asymétrie de l’âge est renforcée par le statut du

professeur. « Une fois, j’ai levé la main et la maitresse ne m’a pas interrogée. Je ne lève plus

la main car je crois que je n’ai pas le droit ». Dans certaines cultures, le maitre est dans une

position si haute que l’échange verbal est difficile ou est réglé selon des règles

conventionnelles fortes. « Pour moi, le professeur est tout en haut et je suis tout en bas. Ce

n’est pas correct de prendre la parole. » De nombreux témoignages évoquent ces difficultés de

prise de parole. Ce qui est notable, c’est que ces croyances font surgir des émotions fortes

lorsqu’il faut se lancer dans l’échange en classe : perte de repères, stress, tremblements,

accélération de la respiration. D’autre part, plus les modalités de prise de parole diffèrent des

représentations que l’on se fait, plus les émotions sont difficiles à gérer dans le même temps

que la parole. En d’autres termes, gérer l’émotion interfère avec la gestion de la complexité

des procédures cognitives. D’où ce qui est souvent évoqué : le blanc total, la perte du contenu.

Pour certaines personnes, l’anticipation de ces émotions les amène d’emblée à renoncer à

toute intervention.

Ces marqueurs de positionnement identitaire sont corrélés avec des valeurs différentes

attribuées à la parole et au silence. Dans les cultures où le silence est fortement valorisé, faire

le choix de se taire en classe est cohérent avec le système de valeurs selon lequel le silence est

une vertu. En revanche, pour d’autres personnes, ne pas réussir à identifier les marqueurs et

donc ne pas pouvoir se positionner correctement pour prendre la parole est très frustrant. Des

différences fortes marquent aussi la valeur accordée au langage par rapport à l’action.

Agacement, impatience, désintérêt accompagnent les temps d’échange trop longs pour les

personnes qui se disent d’une culture de l’action (souvent évoquée par les anglosaxons). Dans

certaines cultures, l’expression orale est conçue comme une action importante de lien avec

autrui et la fonction phatique telle que la définit Jakobson (établissement de la relation) joue

un rôle prédominant. Pour d’autres, parler est une perte de temps par rapport à l’agir. Enfin,

dernière difficulté émotionnelle évoquée : celle d’être confronté à l’impossibilité de trouver

les mots véhiculant l’émotion que l’on veut témoigner. Exprimer sa gratitude, son désaccord,

ses condoléances : autant de situations dans lesquelles les personnes ont souffert de ne pas

connaitre les codes langagiers permettant de communiquer leurs états internes. Ces difficultés

sont liées à l’insuffisance des niveaux lexical et pragmatique. Mais elles entrent directement

en jeu dans les positionnements face à autrui. Plus grave, le sentiment de perte de cohérence

entre le ressenti profond que l’on souhaite exprimer et ce qu’on exprime réellement à l’autre.

Cette faille entre pensée intime et langage provoque chagrin, déception et/ou sentiment de

solitude.

Difficultés liées à certains actes de parole

Dans l’ensemble des entretiens, certains actes de parole ont été relevés comme fortement

marqués par l’émotion. Remercier, par exemple, ne consiste pas seulement à énoncer une

formule toute faite. En effet, dans certaines langues, le remerciement est conçu comme

condescendant. Choc émotionnel fort pour les personnes qui, en référence à leur système,

n’usent pas de ce procédé et se voient qualifiées d’impolies. Difficultés également pour

trouver le bon vecteur de sa gratitude lorsque sa culture ne la manifeste que par du langage

gestuel. Plus impliquant encore est le fait de nier. Dans certains systèmes linguistiques, des

procédés permettent d’éviter l’expression verbale de cette négation : soit par des phrases

détournées, soit par un ton de voix très bas (un oui très peu prononcé) soit par une gestuelle

fine (une expression de visage). Les moments de classe où la personne doit nier ou contredire

sont relevés comme éprouvants. Argumenter fait donc partie d’un registre très difficile dans la

mesure où il faut non seulement contredire mais aussi exprimer son opinion. Dans les cultures

où une des valeurs essentielles est celle d’harmonie, les oppositions d’opinion sont vécues

comme des ruptures à la relation. Dans ces contextes, écouter chacun et trouver un consensus

commun avant même l’échange en grand groupe est une manière de gérer les relations qui

vise à préserver l’harmonie du groupe.

Conclusion

Ces travaux soulignent l’importance de la prise en compte des émotions dans les activités

orales. Aider à les expliciter, apprendre à s’en distancier, donner des outils de gestion du

stress et de mobilisation de ressources semblent aussi importants et complémentaires que de

donner des outils linguistiques. Ces recherches s’inscrivent dans le paradigme de la

complexité dans la mesure où sont impliqués tout à la fois la gestion de procédures multiples

simultanées, mais aussi le ressenti profond, l’expression de soi, l’appartenance et l’identité.

Les difficultés soulevées sont valables pour toute entrée dans une communauté nouvelle où

les rituels de préservation de la face diffèrent des siens.

Prendre conscience de ces mécanismes fait partie de la compétence relationnelle et de

l’intelligence émotionnelle. Savoir gérer, exprimer ses émotions, écouter et percevoir les

celles d’autrui, suspendre le jugement immédiat pour accueillir de nouvelles formes : ces

compétences sont fondamentales dans un monde d’échanges et de changements. La prosodie

est si souvent source de conflits que connaitre ces mécanismes est essentiel dans la médiation.

Une formation particulière doit être apportée aux enseignants pour qui il est essentiel de

développer tout à la fois qualité d’écoute et stabilité sereine dans le ressenti. La suspension du

jugement et la qualité de présence dans le moment de l’échange inscrivent ces réflexions dans

le cadre du paradigme de l’émergence (Varela, 1988).

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