L'âme, l'homme et la connaissance de soi dans le Premier Alcibiade

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χώρα • REAM, 9‑10, 2011‑2012, pp. 171‑202 L’ÂME, L’HOMME ET LA CONNAISSANCE DE SOI DANS LE PREMIER ALCIBIADE * Karel Thein (Université Charles, Prague) Résumé. Il est question de la connaissance de soi telle qu’elle est recommandée et analysée par Socrate dans le Premier Alcibiade de Platon. Tout en prenant en compte le double contexte de la littérature grecque (et plus spécialement de l’Œdipe roi de Sophocle) et des autres dialogues (surtout du Phèdre), l’article reconstruit la série de tensions entre l’effort de fournir une définition générale de ce qu’est l’homme et la tâche de se connaître soi‑même en tant qu’individu. Sans perdre de vue le progrès de la division par laquelle Socrate arrive à cerner la source commune, mais difficile à décrire comme telle, de notre capacité épistémique et de la tempérance dans nos actions, il prête attention au redoublement répété d’une méréologie de l’homme et de l’âme par le vocabulaire de la puissance voire du pouvoir politique. Apparaissent ainsi dans une lumière nouvelle les articulations du schéma de l’activité instrumentale (technê) et le modèle catoptrique, ainsi que le rôle de l’analogie et de la synecdoque comme des figures partagées par la pensée et par la parole qui essaie d’en offrir une sorte d’anatomie descriptive et destinée à suppléer la définition de l’homme en captivant le reflet du divin en son âme. L’article conclut que l’ambiguïté de toute description d’un tel reflet ne diminue pas l’impact de l’analyse de l’âme par Socrate. Le noyau du problème traité dans cet article a été formulé par Georg Wilhelm Friedrich Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire – à ceci près que, dans le texte hégélien, il n’est pas question du Premier Alcibiade, mais de la tension irréductible qui sert de fond à L’Œdipe roi de Sophocle. La structure de la question qui m’intéresse ici est cependant la même : celle * La rédaction finale de cet article, qui fait partie d’un projet plus large sur les rapports entre la psychologie et la philosophie politique de Platon, a été rendue possible par la bourse de recherche GAČR P401/11/0568.

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χώρα • REAM, 9‑10, 2011‑2012, pp. 171‑202

L’ÂME, L’HOMME ET LA CONNAISSANCE DE SOI DANS LE PREMIER ALCIBIADE *

Karel Thein (Université Charles, Prague)

Résumé. Il est question de la connaissance de soi telle qu’elle est recommandée et analysée par Socrate dans le Premier Alcibiade de Platon. Tout en prenant en compte le double contexte de la littérature grecque (et plus spécialement de l’Œdipe roi de Sophocle) et des autres dialogues (surtout du Phèdre), l’article reconstruit la série de tensions entre l’effort de fournir une définition générale de ce qu’est l’homme et la tâche de se connaître soi‑même en tant qu’individu. Sans perdre de vue le progrès de la division par laquelle Socrate arrive à cerner la source commune, mais difficile à décrire comme telle, de notre capacité épistémique et de la tempérance dans nos actions, il prête attention au redoublement répété d’une méréologie de l’homme et de l’âme par le vocabulaire de la puissance voire du pouvoir politique. Apparaissent ainsi dans une lumière nouvelle les articulations du schéma de l’activité instrumentale (technê) et le modèle catoptrique, ainsi que le rôle de l’analogie et de la synecdoque comme des figures partagées par la pensée et par la parole qui essaie d’en offrir une sorte d’anatomie descriptive et destinée à suppléer la définition de l’homme en captivant le reflet du divin en son âme. L’article conclut que l’ambiguïté de toute description d’un tel reflet ne diminue pas l’impact de l’analyse de l’âme par Socrate.

Le noyau du problème traité dans cet article a été formulé par Georg Wilhelm Friedrich Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire – à ceci près que, dans le texte hégélien, il n’est pas question du Premier Alcibiade, mais de la tension irréductible qui sert de fond à L’Œdipe roi de Sophocle. La structure de la question qui m’intéresse ici est cependant la même : celle

* La rédaction finale de cet article, qui fait partie d’un projet plus large sur les rapports entre la psychologie et la philosophie politique de Platon, a été rendue possible par la bourse de recherche GAČR P401/11/0568.

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d’un désaccord toujours possible, et souvent inévitable, entre l’appartenance générique au genre humain et l’ipséité d’un être qui prend soin, aussi bien théorique que pratique, de ce qu’il appelle «moi‑même». Pour Hegel, cette tension est typique d’une certaine étape de l’histoire de l’esprit : elle caractérise l’étape grecque qui transforme l’esprit chiffré et énigmatique de l’Égypte en une conscience et connaissance dont l’hétérogénéité interne et patriarcale fera elle‑même place à l’élément encore plus transparent de la loi bourgeoise et de la liberté politique1.

Sans m’attacher ici à la conception hégélienne de la conscience grecque, j’aimerais, bien plus modestement, indiquer la présence de cette tension entre «être homme» et «être et connaître soi‑même» dans le Premier Alcibiade (traditionnellement sous‑titré «Sur la nature humaine») et dans un certain nombre d’autres textes grecs : une présence moins historiquement déterminée que systématique et traitée comme telle, c’est‑à‑dire comme une caractéristique durable de chaque individu humain. Dans cette perspective, la stratégie élaborée par Hegel permet surtout de bien illustrer le fait que la connaissance générale de ce qu’est l’homme (ou de la «nature» humaine) et la connaissance toujours individuelle de soi‑même peuvent diverger d’une façon dramatique. Après Sophocle, j’aimerais évoquer, très brièvement, plusieurs autres textes qui nous permettrons de mieux comprendre pourquoi cette divergence semble fournir une des clés du sens du Premier Alcibiade, plus exactement de son traitement du rapport à soi‑même et, en même temps, de la différence entre l’âme et le corps. Et ce sera seulement l’interprétation de ce dialogue qui montrera si l’on peut y prendre la différence entre la question théorique «qu’est‑ce que l’homme» et la tâche de se connaître soi‑même pour un sujet autonome, ou bien s’il s’agit simplement d’une face de la différence plus générale entre le savoir théorique et la sagesse pratique. C’est surtout dans les deux dernières sections de cet article que j’essaierai de défendre ma préférence pour la première de ces deux options possibles. C’est dans ce contexte que je me permettrai d’évoquer, dans la section finale, le témoignage du Protreptique d’Aristote.

1

Il est probablement inutile de rappeler que, dans le drame de Sophocle, la question de l’homme se voit posée d’une manière indirecte et comme une devinette : l’homme en est donc la réponse qu’il faut trouver au prix de cesser

1. Voir G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, dans Idem, Werke in 20 Bänden, éd. E. Moldenhauer et K. M. Michel, Frankfurt am Main, Surkhamp, 1986, T. 12, p. 272.

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d’en être un. Grâce à Pseudo‑Apollodore, nous possédons une description plus détaillée de la scène que Sophocle se contente d’esquisser. C’était pendant le règne de Théon que le Sphinx, fils d’Échidna et de Typhon, s’est installé devant Thèbes et posait à ses habitants cette énigme : «Quel est l’être désigné par un vocable unique qui a successivement quatre pieds, deux pieds et trois pieds ?». Nombre d’hommes ont péri pour n’avoir pas deviné la réponse avant qu’Œdipe ne trouvât la solution : «le mot de l’énigme proposée par le Sphinx était l’homme ; il a quatre pieds dans la première enfance, où il rampe sur ses quatre membres, il a deux pieds quand il est adulte, il a un bâton comme troisième jambe quand il est vieux»2.

À première vue, la devinette se contente de décrire les phases successives de la vie humaine, donc son déroulement entre la croissance et l’affaiblissement que l’homme partage avec tous les êtres naturels et mortels3. Or derrière sa surface descriptive, elle semble aussi indiquer une conception plus complexe et mieux structurée de ce qui est spécifique à l’homme. En un sens, c’est seulement dans la première des trois parties de la devinette, donc en tant qu’un bébé se traînant à quatre «pattes», que l’homme s’apparente aux êtres pleinement naturels et lancés sur un chemin qui mène de la naissance au périssement (et même ici il faut négliger le privilège de la longue enfance humaine). En revanche, les deux étapes suivantes évoquent précisément ces traits auxquels les philosophes et les poètes anciens font appel afin de différencier l’homme des autres animaux.

2. Ps.‑Apollodore, Bibliothèque, III, 5, 8. Je cite la traduction de J.‑C. Carrière et B. Massonie, La Bibliothèque d’Apollodore traduite, annotée et commentée, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Besançon, Université de Besançon, 1991 (sur le choix peu habituel de traduire «doté de la phonê unique» par «désigné par un vocable unique» voir la note ad loc., pp. 223‑224). Il est remarquable que nous ne sachions pas comment Œdipe est arrivé à la bonne réponse. Pseudo‑Apollodore ne le dit pas, Sophocle semble hésiter entre deux options fort différentes : soit il a bénéficié de l’aide d’un dieu (v. 38) soit, bien qu’il avoue ne rien savoir (cf. mêden eidôs, v. 397), il a réussi à trouver la solution seul et par sa propre pensée (vv. 395‑398). Cette ambivalence est une sorte de symptôme de notre sujet principal. Voir les paragraphes suivants. Sur Œdipe et la question du savoir, cf. aussi G. Ugolini, «L’Edipo tragico sofocleo e il problema del conoscere», Philologus, 131, 1987, pp. 19‑31.

3. La dimension temporelle de l’énigme est soulignée et interprétée dans C. Segal, «Time and Knowledge in the Tragedy of Oedipus», Sophocles’ Tragic World : Divinity, Nature, Society, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1995, pp. 138‑160 (au départ, Segal résume bien la lecture nietzschéenne de la figure d’Œdipe et son influence sur les nombreux philologues des 19e et 20e siècles : Œdipe, l’homme «extrêmement non‑naturel», serait ici celui qui «réunit en lui les pôles du monstrueux et de l’exemplaire, une unio oppositorum parallèle à l’union d’une puissance intellectuelle et de l’ignorance»). Cf. Idem, «Oedipus Tyrannus», Tragedy and Civilisation. An Interpretation of Sophocles, Norman, University of Oklahoma Press, 1999, pp. 207‑208 ; pour Segal, Œdipe arrive à deviner la réponse parce qu’il «condense tout les paradoxes essentiels de la nature humaine», autrement dit réunit le haut et la bas, la civilisation et la sauvagerie.

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Dans la deuxième partie, l’énigme caractérise les êtres humains par la station droite qui, dans l’interprétation traditionnelle, fait de l’homme, d’une manière providentielle, cet être qui seul parmi les mortels arrive (voire est censé arriver) à lever la tête afin de contempler la voûte céleste percée d’étoiles. La structure elle‑même instrumentale du corps4 préfigure ainsi, dans le déroulement de la devinette, l’étape suivante où c’est notre capacité technique qui prend la relève : telle la troisième jambe, le bâton est un instrument non plus naturel mais artificiel, fabriqué par l’homme qui s’en sert comme supplément de ses facultés physiques. Indiquant aussi bien la prouesse intellectuelle que l’habileté pratique, la devinette expose plutôt qu’elle ne cache la versatilité instrumentale qui se rencontre à travers la vie humaine adulte.

Un tel exercice interprétatif n’a peut‑être rien d’une analyse rigoureuse et l’on pourrait la reléguer au niveau d’une lecture allégorique de l’énigme du Sphinx par Francis Bacon5. Néanmoins, indiquant le rôle de l’instrumentalité – pris au sens large qui va de l’usage des parties de soi‑même jusqu’à l’invention des artifices – elle met l’accent sur la capacité humaine de consciemment manier une chose à l’aide d’une autre. Par rapport au texte du Premier Alcibiade, l’énigme du Sphinx ne préfigure donc pas seulement la question théorique «qu’est‑ce que l’homme», mais ouvre le chemin vers une sorte de hiérarchie de commande qui correspond, on le verra bientôt, à la hiérarchie des buts de la vie pleinement humaine. Œdipe lui‑même, devinant le nom générique de l’homme comme étant la réponse, aurait dû avoir une certaine compréhension du premier de ces deux moments, donc de l’homme comme espèce. Or justement, dans la tragédie de Sophocle, aucun lien simple ne semble unir cette compréhension générale à son autre versant qui deviendra prédominant au plan dramatique, aussi bien chez Sophocle que dans le dialogue platonicien : la connaissance de soi, celle qui à Œdipe, parmi tous les hommes, manque peut‑être le plus cruellement.

J’ai n’ai nullement l’intention de surcharger les parallèles thématiques entre les deux textes qui partagent la même tension entre le savoir générique au sujet de l’espèce humaine (parmi les autres espèces mortelles) et la connaissance de soi (parmi les autres hommes). Entre Œdipe, un héros tragique accompli, et Alcibiade, qui est en train de le devenir à sa manière, la ressemblance

4. Qui, selon Platon, Aristote, Cicéron ou Ovide, se dresse et permet d’embrasser du regard les trajectoires qui signalent l’ensemble du cosmos que l’âme seule arrive à visualiser et calculer. Pour les références et leur interprétation voir R. Brague, Aristote et la question du monde, Paris, PUF, 1988, pp. 234‑242.

5. Voir F. Bacon, La sagesse des anciens, trad. J. P. Cavaillé, Paris, Vrin, 1997, pp. 142‑144 (qui introduit ainsi sa lecture à la fois allégorique et historique : «Fable subtile et non moins prudente : elle semble forgée pour traiter de la Science, et spécialement quand elle est jointe à la pratique»).

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recoupe aussi celle d’un échec dû aux nombreux facteurs tout à fait étrangers à la philosophie et à son questionnement épistémique. Il est cependant remarquable que l’homme qui a su vaincre le Sphinx est celui‑même qui est devenu un cas véritablement paradigmatique du manque de connaissance de soi et de la catastrophe qu’entraîne ce manque. En fait, Sophocle fait de cette situation le sujet même du grand chœur (vv. 1186‑1221) qui désigne Œdipe comme paradeigma du sort humain. Parmi de nombreux interprètes, c’est peut‑être Charles Segal qui a le mieux tiré les conséquences conceptuelles de cette situation pleinement paradigmatique, donc unique et commune en même temps, et il est utile de citer sa conclusion avant de montrer en quoi elle est pertinente pour la lecture du Premier Alcibiade : «Œdipe est à la fois le paradigme de l’homme et le monstre, l’anomalie. Ayant résolu l’énigme du Sphinx, il comprend (au sens double du terme) l’essence de l’identité humaine […] ; mais il est une exception à sa propre formulation de la réponse, car ses propres talons ont été “liés” à sa naissance (Œdipe, 718), transformés de deux en un, à cause de la prédiction qu’il recouperait deux générations en même temps ; ainsi ne devait‑il jamais avancer sur le chemin de la vie. L’homme qui a résolu l’énigme de la stabilité et de la progression, celle qui défie l’identité dans le temps, ignore les plans coïncidents de la diachronie et de la synchronie dans la formule de sa propre vie»6.

Quand bien même cette ignorance de la structure désirable d’une vie humaine ne saurait revêtir une forme si dramatique à l’intérieur d’un dialogue philosophique (dont l’essence consiste à armer ses participants, d’une manière durable, contre l’essor tragique), elle semble fournir une trame de fond sur laquelle se détachent, successivement, les questions posées dans le Premier Alcibiade. Ces questions, et la nécessité d’y trouver les bonnes réponses, reflètent justement la reconnaissance du danger général qui, pout tous les êtres humains, provient de l’ignorance au sujet d’eux‑mêmes. Ici, l’histoire d’Œdipe ne se limite pas à nous fournir un exemple négatif ; elle indique aussi pourquoi les bonnes réponses ne sont pas simples. À plusieurs reprises, Platon dit que le bon usage d’une chose (qu’elle soit naturelle ou artificielle) et l’origine de cette même chose ne découlent pas toujours du même savoir (cf. République X, 601d‑602a). Or nulle part ailleurs cette non‑coïncidence ne cause les problèmes qu’elle provoque dans le cas de l’homme. La vertu du Premier Alcibiade consisterait alors à tirer les conséquences plus étroitement philosophiques de la dualité des efforts pour définir l’homme et se soucier de (et gouverner) soi‑même. L’unité de l’homme comme objet de la définition

6. C. Segal, «Time and Knowledge in the Tragedy of Oedipus», op. cit., p. 141 (trad. K. T.). J’ai essayé de comparer les deux paradeigmata, l’Œdipe de Sophocle et le Socrate de l’Apologie, dans K. Thein, «L’exemple de Socrate. Les ébauches autobiographiques dans l’Apologie de Socrate écrite par Platon», dans L’animal autobiographique. Autour de Jacques Derrida, éd. M.‑L. Mallet, Paris, Galilée, 1999, pp. 47‑59.

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reste ici toujours l’unité artificielle, même si ses composantes sont données naturellement. D’où l’absence d’un passage direct et souple de la question «qu’est‑ce que l’homme ?» à l’appel «connais‑toi toi‑même».

Cette situation se reflète dans la structure du Premier Alcibiade qui, il faut le souligner, est très probablement le premier texte philosophique qui pose explicitement la question «qu’est‑ce que l’homme ?»7. Du même coup, il est le premier où apparaît cette question et l’appel à la connaissance de soi ; il ne s’agit pas d’un voisinage directement explicatif et le rapport entre les deux modes du discours sur l’homme et l’homme individuel y reste largement sans solution. Ce qui est une bonne occasion de souligner que cette situation ne me semble pas liée à un contexte spécifiquement platonicien. Bien que le discours sur la connaissance de soi et le schéma conceptuel de l’instrumentalité (celui qui sert à élaborer la hiérarchie de commande déjà mentionnée) con‑tiennent les éléments d’une psychologie et d’une théologie que l’on retrouve dans d’autres dialogues de Platon, le noyau du problème qui m’intéresse ici n’est pas réductible aux problèmes qui proviennent de tel ou tel ensemble des prémisses philosophiques particulières. Les querelles sur l’authenticité du dialogue sont alors d’une importance secondaire8 ; ce qui importe, c’est que notre texte offre un germe de la réponse platonicienne aux équivoques qui se manifestent dans les textes non seulement philosophiques mais aussi tragiques, lyriques ou médicaux (en fait, le tout premier texte qui pose la question «qu’est‑ce que l’homme ?» dans une prose théorique pourrait bien être le 20e paragraphe du traité hippocratique De l’ancienne médecine).

L’originalité du Premier Alcibiade consiste donc moins en ce qu’il systéma‑tise les préoccupations d’un certain nombre d’autres auteurs que dans sa façon

7. Le deuxième serait alors le Théétète 174b 4, qui explique cette question comme celle de la nature humaine tout en ajoutant que le philosophe, posant cette question dans le cadre cosmique, ignore qui il est en tant qu’individu et membre de la cité. Le Premier Alcibiade, nous allons le voir, contient une tension analogue.

8. Le problème de l’authenticité de notre dialogue est bien résumé dans J.‑F. Pradeau, Platon. Alcibiade, traduction (avec C. Marbœuf ) et présentation, 2ème éd., Paris, GF Flammarion, 2000, pp. 24‑29. Plus récemment, l’authenticité a été défendue par N. Denyer, Plato. Alcibiades, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 14‑26, mais rejetée par N. D. Smith, «Did Plato Write the Alcibiades I ?», Apeiron, 37, 2004, pp. 93‑108. Cf. D. Gribble, Alcibiades and Athens. A Study in Literary Presentation, Oxford University Press, 1999, pp. 260‑262. Il vaut la peine de rappeler que le doute à ce sujet a été semé, en 1828, par Schleiermacher dont les raisons, esthétiques plutôt que philolo‑giques, semblent exprimer le syllogisme implicite «J’aime les dialogues de Platon. Je n’aime pas l’Alcibiade. Ce dernier n’est donc pas un dialogue de Platon». Or ce qui m’importe davantage, c’est la qualification ancienne (celle d’Olympiodore) du Premier Alcibiade comme une entrée dans le «temple» des dialogues (Jamblique et Proclus sont encore plus enthousiastes). On n’est pas obligé de souscrire aux lectures néoplatoniciennes pour comprendre la raison d’une telle affirmation : elle tient justement à la discussion philosophique des implications du précepte delphique.

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d’enchaîner les étapes d’une enquête sur l’homme tout en changeant la perspective et oscillant ainsi entre le regard extérieur (et le langage de la définition) et une sorte du regard intérieur (et le langage de la réflexion)9. La tâche que Socrate essaie d’accomplir reste corrélativement double : elle correspond à ces deux regards dont le deuxième, que je viens d’appeler (faute de mieux) «intérieur», ne cesse de faire place au regard «extérieur» dans le mouvement même de la division interne de l’homme en parties aux capacités différentes. Définir l’homme n’indique pas nettement comment se connaître et se gouverner soi‑même ; or la quête de cet art ne cesse de renvoyer aux problèmes de la définition. En plus, et c’est le glissement que nous allons suivre dans le détail, la possibilité même du regard intérieur se trouve constamment remise en cause par la division interne successive qui semble restaurer, à chaque étape de l’enquête, l’objectivité semblable à celle du regard extérieur. D’où les problèmes qui ne cessent d’intéresser aussi bien ceux qui travaillent sur la question de l’intériorité dans la pensée ancienne que les philosophes contem‑porains, ces derniers soient‑ils de souche dite analytique ou phénomé nologique10. De ce point de vue, le Premier Alcibiade reste un texte majeur voire fondateur, celui où cette difficulté sinon impossibilité du regard intérieur (au sens strict du terme) devient le sujet du discours philosophique.

Afin de mesurer l’ampleur de la difficulté en question, il faudra d’abord saisir et bien interpréter le premier glissement déjà noté, celui de la question qui requiert une définition pour la tâche prescrite par Socrate, celle de se connaître soi‑même. Seulement après l’on pourrait interroger le sens et la portée d’un deuxième pas qui mène, dans le texte du dialogue, de la connaissance de soi au souci de soi11. Ce faisant, il est d’abord simple de constater que la connaissance de soi n’est pas présentée, formellement, comme la réponse à

9. Dans ce qui suit, je laisse de côté les questions plus générales concernant le regard et son acuité, et aussi sa relation très complexe avec la parole ; je me contente de renvoyer aux analyses et réflexions d’A. Vasiliu, Dire et voir. La parole visible du Sophiste, Paris, Vrin, 2008. Sur les aspects scientifiques de l’optique ancienne y compris les miroirs voir G. Simon, Le regard, l’être et l’apparence, Paris, Seuil, 1988.

10. Sur l’intériorité dans la pensée ancienne voir G. Aubry et F. Ildefonse (éds), Le moi et l’intériorité, Paris, Vrin, 2008, ou un bon résumé dans R. Sorabji, «Soul and Self in Ancient Philosophy», dans From Soul to Self, éd. M. J. C. Crabbe, London, Routledge, 1999, pp. 8‑32. Pour les préoccupations plus analytiques et sans références historiques voir, par exemple, S. Shoemaker, Self‑Knowledge and Self‑Identity, Ithaca NY, Cornell University Press, 1963, ou R. Moran, Authority and Estrangement : An Essay on Self‑Knowledge, Princeton, Princeton University Press, 2001.

11. Dans cet article, j’omets une analyse détaillée de ce deuxième pas. Celle‑ci devrait inclure une réaction à l’interprétation qu’en offre M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981‑1982), Paris, Gallimard et Seuil, 2001 (voir surtout pp. 18‑20, 75‑76, 182‑184). Il faudrait relire la constitution, par Foucault, d’un «paradoxe du platonisme» qui consiste, selon lui, en une tension entre l’accès à la vérité par la connaissance de soi et l’accès à la vérité par le moyen d’une rationalité impersonnelle.

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une question ni comme un objet théorique. Conformément à l’inscription delphique évoquée par Socrate, elle est posée comme une tâche qui, dans ce cas particulier, s’inscrit pleinement dans le déroulement dramatique du dialogue sans y constituer un thème théorique à part12. De la même façon circonstancielle, le «connais‑toi toi‑même» apparaît dans d’autres dialogues de Platon où figurent sept autres occurrences (le Charmide 164d, le Protagoras 343a, le Philèbe 19c et 48c, le Phèdre 229e, le Timée 72a et les Lois XI, 923a). Parmi ces textes, le Premier Alcibiade en tire les conséquences dramatiques mais aussi doctrinales les plus importantes ; et seuls le Phèdre et le Philèbe en font un usage analogiquement dramatique. Or comme le Philèbe, qui discute de la connaissance de soi dans le contexte de la comédie, donc du point de vue des conséquences de son absence, s’occupe surtout du lien entre cette absence et les douleurs qui sont propres à l’âme seule13, c’est l’évocation du précepte delphique dans le Phèdre qui constitue un pendant indirect mais logique de notre dialogue. C’est pourquoi une partie du texte en question se trouve citée (et légèrement remaniée) dans le commentaire de Proclus qui l’utilise pour renforcer l’impor‑tance du skopos de notre dialogue, à savoir celle de la connaissance de nous‑mêmes comme de ce qui nous est le plus proche14. Ici, afin d’illustrer de façon préalable la difficulté du regard intérieur (et peut‑être inatteignable), il nous faut citer le raisonnement de Socrate dans sa lettre qui, tout en s’appuyant sur les circonstances dramatiques du dialogue, indique une construction nécessairement indirecte du problème principal.

Dans le Phèdre 229e‑230a, nous sommes au bord de l’Ilissos, là où Borée est dit avoir enlevé Orithye. D’où la question de la vérité cachée (donc du noyau physique) des mythes – question que Socrate refuse de discuter pour la raison suivante et célèbre :

Moi, je n’ai pas de temps à donner à ces choses‑là et en voici la raison, mon ami : je ne suis pas encore capable, comme le veut l’inscription de Delphes, de me connaître moi‑même ; je trouve donc ridicule, quand je suis encore dans l’igno‑rance sur ce point, d’examiner ce qui m’est étranger (ta allotria skopein). Aussi je laisse de côté ces fables, je m’en rapporte là‑dessus à la tradition, et comme je le

12. Cf. J.‑F. Pradeau, Platon. Alcibiade, op. cit., pp. 46‑47, qui revoie aux analyses de J. Brunschwig, «La déconstruction du “Connais‑toi toi‑même” dans l’Alcibiade Majeur», Recherches sur la Philosophie et la Langage, 18, 1996, pp. 61‑84.

13. Sur l’ignorance de soi et le ridicule dans le Philèbe, je me permets de renvoyer à K. Thein, «Entre anoia et agnoia. La nature humaine et la comédie dans les dialogues de Platon», dans Le rire des Grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne, éd. M.‑L. Mallet, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2000, pp. 169‑180.

14. Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, éd. et trad. A. P. Segonds, Tome I, Paris, Les Belles Lettres, 1985, Prooem 6, 16‑17. Proclus semble identifier, du moins ici, le «nous‑mêmes» avec cet objet de recherche qu’est «l’homme et sa nature» (ton anthrôpon kai tên anthrôpou phusin) (6, 11‑12).

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disais à l’instant ce n’est pas elles que j’examine, c’est moi‑même (emauton) : suis‑je un animal (ti therion) plus complexe et plus fumant d’orgueil que Typhon (Tuphônos poluplokôteron kai mallon epitethummenon) ? suis‑je une créature (zôon) plus paisible et plus simple (hêmerôteron te kai haplouteron), qui participe naturellement (phusei) à une destinée divine (theias tinos moiras), et reste étrangère à ces fumées ? (trad. Paul Vicaire).

Si on restait à l’intérieur du Phèdre tout en retenant, du Premier Alcibiade, le lien essentiel entre la connaissance de soi et l’âme, on ne saurait privilégier le côté simple et paisible de soi. Bien au contraire, le Phèdre décrit l’âme comme une entité éternellement complexe et mobile15, et si cette description offre une possibilité de suivre et d’imiter les êtres divins, le clivage entre le divin et l’animal en l’homme s’en trouve plutôt renforcé. Mieux encore, ce dialogue semble confirmer l’intuition que le passage cité se contente d’effleurer au niveau descriptif où l’on ne trouve aucun niveau propre à ce qui est humain si ce n’est le conflit (et la négociation incessante) entre un élément divin et un élément animal. Le vocabulaire employé par Socrate est parlant : d’un côté un therion, de l’autre côté un zôon participant au divin. Ce sont ces deux caractéristiques, présentées comme les traits aussi bien structurels qu’émo‑tionnels, qui sont projetées à l’intérieur d’un soi‑même qui reste à découvrir et à connaître. Bien sûr, il s’agit seulement des images – mais c’est là justement le noyau du problème partagé par toutes les descriptions platoniciennes de l’âme, le noyau d’un obstacle auquel se heurte tout effort de donner à la connaissance de soi une expression non‑équivoque et théorique. La question qui se dégage si manifestement des descriptions de l’âme dans le Phèdre, celle de savoir si nous avons affaire aux images d’un être complexe ou plutôt aux images complexes d’un être peut‑être simple, garde toute son acuité dans la démarche du Premier Alcibiade : dans se dernier, Socrate arrive‑t‑il à mener son jeune interlocuteur derrière les images de l’âme peintes en vue de la connaissance puis du souci de soi, ou le laisse‑t‑il enfermé dans un piège quasi‑épistémique d’une division et réflexion incessantes dont la résolution reste vaguement théologique16 ?

15. Soit dit en passant, dans le Phèdre, c’est la mobilité éternelle qui fait partie d’une véritable prémisse philosophique et se lie à l’archê d’une démonstration (245c 2‑7) ; en revanche, la complexité de l’âme tout aussi éternellement composée fait partie de l’image qui tient lieu, à l’intérieur de cette‑même démonstration déjà en cours, de l’exposition de ce que l’âme est (246a 3‑6). Cette asymétrie a une importance philosophique que je ne peux pas analyser ici. En un sens, il s’agit de la même complexité propre à l’image à laquelle nous avons affaire dans la République IX (et que la République X, à la différence du Phèdre, essaie de résoudre au profit d’une âme essentiellement simple).

16. Comme l’indique J. Brunschwig, «La déconstruction du “Connais‑toi toi‑même” dans l’Alcibiade Majeur», op. cit., p. 62 : «Le moins que l’on puisse dire est que, para‑doxalement, [l’]interprétation gnoséologique du précepte delphique est à peu près totalement

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Dans le contexte de ces questions, il faut encore admettre que la compa‑raison avec les images du Phèdre semblerait d’ores et déjà faire pencher la réponse vers cette deuxième alternative. Le recours de Socrate à la bestialité intérieure et au divin extérieur confirme le caractère plus qu’humain (donc au moins en partie extérieur) de l’appel delphique, mais n’offre aucune méthode de l’examen de soi ni l’esquisse de sa relation possible aux affaires humaines. Entre une zoologie mythique (Typhon, le parent mythique du Sphinx) et une théologie vague, il ne semble trouver aucune place pour le niveau de la pratique humaine qui se situerait au‑dessus des monstres et au‑dessous des dieux. Dans le Premier Alcibiade, et c’est la différence majeure, le niveau civique et politique constitue le point de départ, et c’est probablement cette différence qui explique pourquoi ce dialogue, et non pas le Phèdre, offre l’occasion de la question explicite «qu’est‑ce que l’homme ?». En même temps, dans le Phèdre, l’absence même de cette question pourrait renforcer le caractère unique de Socrate et, dans une moindre mesure, de chaque homme. Le genre humain apparaîtrait alors comme une somme des êtres à la fois singuliers et complexes plutôt que l’objet d’une définition.

Ce qui confirmerait, bien qu’au niveau encore intuitif, notre hypothèse de départ : la question «qu’est‑ce que l’homme ?» et le précepte «connais‑toi toi‑même» sont deux choses fort différentes. À quoi l’on répondrait que rien n’est plus naturel, et historiquement documenté, que d’affirmer le caractère irréductible de chaque individu humain et de l’utiliser ensuite pour mieux définir le genre humain, dans la diversité inégalée de ses coutumes et cultures, comme ce qui se distingue et des bêtes et des dieux par cette diversité même17. Or cette diversité, que le Premier Alcibiade prend explicitement en compte et dont il fait le point de départ de la discussion, n’est jamais utilisée comme l’instrument de définition par Platon. Il vaut toutefois la peine de rappeler, à l’aide d’une dernière citation ajoutée à ce panorama introductif, que l’extrême variabilité et versatilité qui caractérise l’homme en général se rencontre a fortiori chez certains individus qui servent alors d’exemple et qui permettent de montrer, souvent littéralement, la malléabilité humaine. Alcibiade, l’homme à la mobilité politique excessive, sera reconnu précisément comme un tel cas

absente de l’Alcibiade. En réalité, c’est du moins ce que je voudrais essayer de montrer, le parcours d’ensemble du dialogue va de la politique à la théologie (aller et retour) ; et ce parcours se réalise par le moyen d’une analyse “déconstructrice” du précepte delphique gnôthi sauton, déconstructrice au sens propre du terme, puisqu’elle passe par une dissociation des deux éléments du sauton : se, “toi”, et auton, “même”». Brunschwig offre alors une analyse très fine des passages qui marquent les étapes de cette décomposition. Le déroulement du présent article en sera largement parallèle à celui de Brunschwig, mais je préfère (également pour ne pas répéter ce que Brunschwig a déjà dit) établir un contexte plus large et tirer de ce contexte, et surtout du texte du dialogue, quelques suggestions nouvelles.

17. Cf. F. Wolff, L’être, l’homme, le disciple, Paris, PUF, 2000, pp. 139‑155.

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exemplaire d’une pluralité de voix et de rôles à jouer. Le texte en question provient de Plutarque qui, au chapitre XXIII de sa Vie d’Alcibiade, décrit comment ce dernier, ayant trahi les Athéniens et s’exilant à Sparte, s’est vite adapté à la vie spartiate ; en même temps, Plutarque présente des remarques plus générales sur la capacité mimétique extraordinaire qui permettait à Alcibiade de s’approprier aussi bien les modes de comportement que les aspects extérieurs de ses hôtes18 :

Car c’était chez lui, dit‑on, une faculté maîtresse parmi tous ses talents et un artifice pour prendre les hommes, que de s’adapter et de se conformer à leurs mœurs et à leur mode de vie : il était plus prompt à se transformer que le caméléon. Encore y a‑t‑il une couleur que celui‑ci est, dit‑on, incapable de s’assimiler, la couleur blanche, au lieu qu’Alcibiade passait avec la même facilité du bien au mal et du mal au bien et qu’il n’était rien qu’il ne pût imiter et pratiquer. À Sparte, il était toujours en train d’exercer son corps, toujours frugal et austère ; en Ionie, il se montrait efféminé, voluptueux et nonchalant ; en Thrace, il s’enivrait et montait à cheval, puis, quand il fut en compagnie du satrape Tissapherne, il surpassa par son faste et ses dépenses la magnificence des Perses. Ce n’est pas qu’il pût si aisément sortir de lui‑même (hauton existas) et passer d’une manière à une autre (eis heteron ex heterou tropon), ni qu’il fût par caractère toujours prêt à changer, mais comme en suivant son naturel (têi phusei) il aurait choqué ceux avec qui il vivait, il revêtait toujours toutes les attitudes et les formes (schêma kai plasma) qui leur convenaient et il trouvait là sa sûrêté (katapheugen).

Tout en décrivant une activité essentiellement politique, Plutarque emprunte, dans la première partie de ce texte, un topos lyrique par excellence, celui de l’homme comme caméléon ou polype chatoyant que l’on trouve chez Théognis (vv. 213‑218) ou Pindare dont le fragment 43 (éd. Snell) semble d’inspiration directe de Plutarque («O mon fils, imite le polype, en t’adaptant aux gens de tous pays et au compagnon du moment»)19. Or Alcibiade, un exilé volontaire décrit ici comme une incarnation de l’adaptabilité humaine, ne change pas simplement de couleur selon son entourage du moment, mais utilise sa capacité naturelle de le faire comme un instrument. Ses métamorphoses relèvent d’une technique utilisée à dessein et en vue de cacher son attitude naturelle. Dans le texte de Plutarque, l’artifice extrême (la série des rôles assumés) cache un

18. Plutarque, Vie d’Alcibiade XXIII, 4‑5, 203c‑d. Je cite d’après Vies, Tome VIII, éd. et trad. R. Flacelière et É. Chambry, 3ème tirage, Paris, Les Belles Lettres, 1990, pp. 142‑143. Quant à l’influence de Socrate sur Alcibiade et à la bonne (mais vite gâchée) phusis de ce dernier, Plutarque leur réserve le quatrième chapitre de cette Vie. Sur Socrate et Alcibiade en tant que combattants voir chapitre VII, 3‑6.

19. Nul doute que les deux poètes prennent cette adaptabilité de la pensée et du comportement pour un trait fort désirable. Sur le contexte de cette attitude voir J. Walker, Rhetoric and Poetry in Antiquity, New York, Oxford University Press, 2000, pp. 139‑153 («Theognis’ Octopus. On Poetry as Rhetorical Transaction»).

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naturel tout aussi extrême. Ce qui évidemment présuppose que cet Alcibiade est un homme qui se connaît fort bien et sait en tirer les leçons pratiques – sans pourtant arriver à apprivoiser son naturel même. La séries des rôles reste donc un stratagème nécessaire précisément dans la mesure où Alcibiade n’a pas réussi à intérioriser la tâche esquissée par Socrate dans le texte de Platon que nous allons lire. S’il est resté un homme naturellement politique (un trait intégral de la nature humaine), c’est qu’il n’a rien su comprendre de ce qui, selon le texte platonicien, dépasse à l’intérieur même de l’homme la nature humaine et rend la définition même de l’homme singulièrement difficile.

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Jusqu’ici j’ai donc souligné un des traits structurels du dialogue : avant même de se tourner vers l’appel à la connaissance de soi, il soulève la question explicite de ce que c’est que l’homme. Telle qu’elle se pose en 129e 10 (ti pot’ oun ho anthrôpos), cette question fait déjà suite au constat que l’homme est différent de son corps, cette différence ayant été établie sur la base d’une nécessité de nous connaître nous‑mêmes afin de pouvoir prendre soin de nous‑mêmes (129a 7‑9). Le passage de cette nécessité à la suggestion que l’homme, c’est l’âme (130c 3), est donc une pièce centrale du dialogue où surgit, entre autres choses, le problème souvent discuté du sens à donner à l’expression auto to auto qui fera l’objet propre de la recherche entamée ici par Socrate. Et cette pièce n’est pas pleinement compréhensible sans le contexte de la discussion. Plus exactement, le lien même entre la question de l’homme et celle de l’âme commence à s’établir dans les six pages précédentes (119a‑124b) qui nous fournissent un pont entre la première et la deuxième partie du dialogue et préparent, pas à pas, l’analyse ultérieure de «soi‑même»20.

Le contenu des pages 119a‑124b reste déterminé par la situation personnelle du jeune Alcibiade, à la fois ignorant et brûlant d’une ambition politique extrême : celle d’acquérir le pouvoir sur «tous les hommes» (105c)21. Alcibiade voudrait régner à Athènes, et parce que la cité athénienne ne cesse de mener des guerres contre les Spartiates et les Perses, il lui faut se confronter aux dirigeants de ces ennemis. De ce simple constat Socrate passe alors à un avertissement : il est impossible d’égaler voire de surpasser des ennemis si

20. Voir D. M. Johnson, «God as the True Self : Plato’s Alcibiades I», Ancient Philosophy, 19, 1999, pp. 1‑19. Cf. J. Annas, «Self‑knowledge in Early Plato», dans Platonic Investigations, éd. D. J. O’Meara, Washington, Catholic University of America Press, 1985, pp. 111‑138.

21. L’on pense à la République 494c : un espoir démesuré de «gouverner les Grecs et les barbares» me semble pointer vers Alcibiade sans que ce dernier soit nommé.

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magnifiques et dangereux sur le plan de la puissance extérieure ou de la richesse luxuriante ; et ils sont insurpassables autant sur le plan généalogique (les uns sont les descendants d’Héraclès, les autres de Persée, 120e) que sur celui de leur entraînement militaire. C’est ainsi que les passions naturellement politiques mais peu cultivées d’Alcibiade ont besoin d’un supplément différant de tout ce qui donne l’avantage à ses ennemis. De quel supplément il s’agira, Socrate l’indique dès le moment où, non seulement contre les Spartiates et les Perses mais aussi contre Alcibiade lui‑même, il se réclame de son ascendance apparemment humble de Dédale et donc d’Héphaïstos (121a)22. Fort de ses ancêtres, Socrate peut recourir à ce qu’il oppose explicitement aux propriétés d’Alcibiade y compris la nature de son âme (phusei tês psuchês, 123e 5), à savoir «le soin et la technique», epimeleia et technê (124b 4).

À la fois déduits de et appliqués au précepte delphique, le soin et la technique forment une paire déterminante pour ce qui suit jusqu’à la page 133c. Aussi, Socrate n’a‑t‑il pas manqué de souligner que, s’il ne s’agit pas de dévoiler le naturel personnel d’Alcibiade mais ses présupposés généraux, il faut s’appuyer encore sur une technique très spécifique, celle qui est propre à Socrate. Bien que le mot ne soit pas prononcé, cette dernière évoque sans doute la maïeutique telle qu’elle est décrite dans le Théétète. Dans les deux textes, Socrate use du même recours à l’aide divine dont lui seul bénéficie afin de trouver au for intérieur de ses interlocuteurs non pas leur âme cachée et invisible, mais − comme il dit dans le Théétète − ce qu’ils engendrent en eux‑mêmes par eux‑mêmes (autoi par hautôn, 150d 7). La formule du secours divin est plus prudente dans le Premier Alcibiade (meta tou theou, 105e 6) que dans le Théétète dont theos te kai egô aitios (150d 8‑9) frôle le sacrilège, mais la technê de Socrate est presque certainement la même et la référence à dieu ne fait que renforcer son caractère à la fois intime et non‑personnel.

Le soi à connaître, d’emblée distinct de la nature de l’âme mentionnée en 123e 5, fera donc l’objet d’une enquête spécifique dont le parcours mènera du miroir que fournissent les autres23 (à travers la pupille jouant le rôle de miroir) jusqu’à l’élément divin de la pensée en nous‑mêmes24, une fois quitté

22. Or même cette généalogie représente une remontée à Zeus par un autre chemin. En fait, le passage n’est pas dépourvu d’une ironie (évidente surtout en 121b‑c) et tout le monde, y compris Socrate, finit par s’approprier comme son premier ancêtre Zeus dont les aventures amoureuses le permettent assez facilement. En fin de compte, comme Socrate l’explique dans le Théétète 174c‑175b, toutes les généalogies se valent.

23. Voir J. Brunschwig, «La déconstruction du “Connais‑toi toi‑même” dans l’Alcibiade Majeur», op. cit., p. 63. Cf. Xénophon, Cyropédie, VII, 2, 20‑25, où c’est Crœsus qui se souvient du précepte delphique au moment où il se rend compte, trop tard, de la suprématie naturelle du roi perse. Ce passage est signalé par N. Denyer, Plato. Alcibiades, op. cit., p. 191.

24. L’intérêt du passage interpolé en 133c 8‑16 (ladite «glose eusébienne») tient surtout à ce qu’il prolonge, en caractérisant le dieu par sa luminosité, ce dispositif jusqu’à ce qui, étant le plus clair, est du même coup le plus connaissable.

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le dispositif catoptrique de l’œil. Du dispositif catoptrique employé ici par Socrate, on a maintes fois souligné l’importance et analysé la structure25. Or avant de reprendre son analyse, il faut d’abord noter que, tout comme au départ de ce parcours, à chaque étape successive aussi, l’emploi et la modi‑fication de ce dispositif dépendent de la décision interprétative de Socrate – et que c’est grâce à la série de ses décisions que la discussion garde toujours quelque chose du contexte original et politique. Plus exactement, à chaque étape de la discussion on aura affaire à une division à la fois instrumentale et de valeur. Non seulement l’objet en question (l’homme, l’œil, l’âme) se trouve divisé en parties, mais une de ces parties est à chaque fois identifiée comme meilleure et, étant telle, naturellement appelée à gouverner l’ensemble dont elle partie. Tout comme le rapport politique à l’autre qui fournit à la discussion son point de départ, les différentes modalités ou niveaux du rapport à soi‑même restent, du moins en partie, les rapports de domination sinon de la lutte pour cette dernière.

Ce à quoi il faut encore ajouter que ce dédoublement de la connaissance de soi par le discours de la domination n’a rien d’étonnant et se retrouve dans d’autres textes de Platon, surtout dans les Lois I qui offrent une transfor‑mation directe de la connaissance de soi dans une lutte avec soi‑même, plus exactement dans la tâche de se vaincre soi‑même et d’obtenir ainsi «la meilleure victoire» (626e). Le langage de supériorité à soi‑même («être supérieur ou inférieur à soi‑même», «être plus fort que soi‑même») décrit la nécessité pour la raison d’établir son règne dans l’homme, une règne semblable à celle des dieux sur les hommes (cf. 644d‑645b). Et bien qu’il n’y soit pas question de la connaissance de soi au niveau théorique, le contexte de départ, celui de la guerre aussi bien entre les cités qu’à l’intérieur des individus, est à peu près le même que dans le Premier Alcibiade. Dans les deux cas, on part de l’âme qui est naturellement politique, mais en même temps non divisée en parties pour ainsi dire préalables telles que posées dans le Phèdre et la République26. Dans ces derniers, où l’on rencontre la lutte entre les parties plus massivement distinguées, la tâche de se connaître soi‑même ne semble pas avoir de place importante, et ceci malgré le discours sur cette place dans la partie introductive du Phèdre que nous avons déjà citée. C’est que le modèle employé dans ces

25. Les analyses les plus détaillées sont probablement celles d’A. Soulez‑Luccioni, «Le paradigme de la vision de soi‑même dans l’Alcibiade Majeur», Revue de Métaphysique et de Morale, 79, 1974, pp. 196‑222, et surtout de J. Brunschwig, «Sur quelques emplois d’opsis», dans Zetesis. Album amicorum (Mélanges É. De Strycker), Anvers, De Nederlandsche Boekhandel, 1973, pp. 24‑39.

26. Dans les Lois, l’âme garde toute la complexité de ses motivations rationnelles et irrationnelles ; la structure tripartite n’y est pourtant pas vraiment présente comme son organisation principale. Voir à ce sujet les analyses de C. Bobonich, Plato’s Utopia Recast. His Later Ethics and Politics, Oxford, Oxford University Press, 2002.

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deux dialogues s’intéresse à montrer le chemin vers l’acceptation, par les deux parties inférieures, de la suprématie de l’intellect, et ceci sans trop se préoccuper du procès même de la division interne27. Aussi, dans le Phèdre et dans la République, la domination de l’âme par l’intellect garantit la possibilité de connaître les êtres véritables et extérieurs (donc les Formes) plutôt que soi‑même.

En revanche, le Premier Alcibiade et les Lois sont beaucoup plus directs dans leur manière de greffer l’élément humain sur l’élément divin tout en restant, précisément, dans la sphère des êtres vivants et agissants où le modèle de l’exercice et de la lutte s’applique assez facilement. Dans les deux dialogues, si différents dans leur forme qu’on tend à négliger cette parenté, on utilise l’élément divin afin d’aboutir à la notion d’un soi qui est au moins indirecte‑ment connaissable et directement perfectible. Comparé au Premier Alcibiade et aux autres dialogues qui mentionnent le précepte delphique, il est, dans le même esprit, celui qui met le plus de poids sur le lien entre se connaître et s’améliorer. N’aboutissant pas jusqu’à cette imitation du divin qui est recommandée dans d’autres dialogues et qui semble présupposer un appui sur une structure cosmique (voir le Timée 47b, 90c‑d avec la République IX, 592b, et le Théétète 176b‑c), notre dialogue ne se sépare jamais de son point de départ dans la sphère politique où il nous faut devenir les meilleurs que possible (124d‑e) afin de surpasser nos ennemis naturels mais aussi l’état actuel et opaque de notre âme.

Tout ceci explique pourquoi l’appel à se connaître soi‑même sera accompagné de la tâche de prendre soin de soi‑même, mais aussi pourquoi cette dernière ne devient l’objet de l’attention explicite de Socrate qu’en 127b‑d, au moment où la recherche infructueuse d’un expert qui serait en mesure de nous aider à nous connaître nous‑mêmes aboutit à un paradoxe du gouvernement qui est repris et développé dans la République. Dans la cité bien gouvernée se répand l’homonoia, l’accord qui est la condition même de l’amitié ; or ne sont bien gouvernées que ces cités où chacun fait ce qui le regarde (ta hautôn hekastoi prattôsin, 127b 4‑5 ; cf. 127b 10). Le meilleur rapport politique à autrui serait donc aucun rapport, ce qui est une conclusion antinomique28 et contredite par tous les actes nécessaires pour effectivement manier les affaires politiques.

À cette antinomie, Socrate donne immédiatement un visage épistémique : s’il est impossible d’arriver à un accord sur ce que les uns savent (isasin) et

27. La République IV a recours à deux procédés tout à fait différents afin d’établir, si vite que possible, un nombre à la fois minimal et impair des parties (voir à ce sujet K. Thein, «Justice dans la cité et justice en l’âme : une analogie imparfaite», dans Études sur la République, vol. 1, éd. M. Dixsaut, Paris, Vrin, 2005, pp. 247‑263) ; le Phèdre pose les trois parties comme autant d’éléments d’une image de l’âme (voir supra, note 15).

28. Voir J. Annas, «Self‑knowledge in Early Plato», op. cit., pp. 117‑118 (qui renvoie aussi au Charmide 161b).

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les autres ignorent, alors les cités justes, où chacun fait ce qui le regarde, sont privées de cette amitié qui doit être l’objet de notre savoir et de nos décisions (127c 1 – d 5). Cette impasse est laissée sans solution mais c’est elle qui ouvre le chemin, selon une logique qui est loin d’être claire, à une discussion plus détaillée de la connaissance de soi y compris le «soi‑même lui‑même», auto to auto (129b 1 ; cf. 130d 4), qui reste comme tendu entre la question de savoir «ce que nous sommes nous‑mêmes» (ti pot’ esmen autoi, 128e 11 et 129b 2) et la pluralité des autoi individuels visés par la question «ce qu’est chaque soi» (auto hekaston ho ti esti, 130d 5‑6). Dans le déroulement de la discussion, l’objet de cette dernière ne cessera donc d’être cerné selon une série des divisions d’un tout en ses parties aux valeurs inégales – or, en même temps, il tendra à se transformer au niveau grammatical, non le moindre parce que l’objet cerné et le sujet qui veut l’atteindre seront à certains moments le même29.

3

C’est donc au lieu de résoudre une contradiction au cœur de l’homonoia que le Premier Alcibiade se détourne nettement du champ de la cité vers l’individu à qui il appartient de «prendre soin de lui‑même», to heautou epimeleisthai (127e‑128a). Quand donc, demande Socrate, un individu agit‑il de cette manière ? Prend‑il soin de lui‑même en s’occupant de ce que lui appartient ? La réponse hésitante mais affirmative d’Alcibiade permet à Socrate de recourir à la structure de la propriété qu’il montre liée à la distinction entre ce qui est «à nous» et nous‑mêmes (128d). Par conséquent, ce qui «est à» une entité peut en être coupé sans que cette entité change son statut épistémologique ; bien au contraire, est elle plus facile à connaître telle qu’elle est (cf. 128e‑129a). Ce schéma, établi à l’aide d’un nouveau recours à la structure des technai (donc sur la différence entre l’instrument et celui qui s’en sert), ne saurait pourtant pas garantir la transparence de cet objet dont précisément il s’agit ici. En ce moment, les conséquences du dédoublement «technique» du soin par la connaissance de l’objet du soin deviennent évidentes : afin de prendre soin de soi‑même il faut se connaître soi‑même ; ce qui, selon Socrate, implique l’isolément d’un «soi» que l’on doit penser comme l’objet distinct du soin qu’il lui faut apporter. La connaissance strictement objective (pensée sur le modèle des technai ou, plus loin, selon le schéma de la vue) est ainsi posée comme le fondement préalable d’un soin d’emblée réflexif.

29. C’est ce que résume bien J. Brunschwig, «La déconstruction du “Connais‑toi toi‑même” dans l’Alcibiade Majeur», op. cit., pp. 66‑67 (le premier interprète qui semble avoir prêté à ces glissements une attention vraiment détaillée).

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Cette ambivalence ne mène toutefois pas à l’abandon du modèle technique. Socrate laisse Alcibiade exprimer son hésitation à jauger la connaissance de soi‑même soit comme chose très facile soit très difficile (129a 5‑6)30 et, ayant précisé que c’est seulement en nous connaissant que nous pourrions connaître la manière de prendre soin de nous‑mêmes31, il ne tarde pas à introduire encore un exemple de l’entité dont on se sert comme d’un instrument : afin qu’Alcibiade puisse parler à Socrate et Socrate à Alcibiade, ils doivent, dans leur conversation, faire usage de la parole. Et puisque «parler (to dialegesthai) et se servir du langage (to logôi chrêsthai)» sont synonymes (129c 2‑3), le logos nous sert d’instrument tout comme le tranchet sert au cordonnier et la cithare au cithariste. Chose curieuse, ce petit interlude sur l’usage du logos (129b‑c) reste sans aucune conséquence pour le déroulement de la discussion. Au lieu d’aider à analyser le logos comme enfin un outil partagé par tous les hommes quel que soit leur métier, les exemples du cordonnier et du cithariste (qui, en 129c‑d, semblaient encore destinés à aider à expliquer l’usage du langage) mènent à une conclusion tout aussi universelle, mais d’un ordre très différent : les artisans, en exerçant leur métiers à l’aide d’instruments, se servent de telle ou telle partie du corps ; ainsi on peut conclure que, d’une façon générale, l’homme se sert de son corps entier dont il est alors, par définition, différent (129e 3‑8). S’ensuit la question «qu’est‑ce que donc que l’homme ?».

L’explication la plus plausible de cette démarche tient à ce qu’elle doit expliquer : cet auto to auto qui est à cerner d’une manière non‑équivoque comme le noyau de nos activités et l’objet de notre souci. Si Socrate semble rejeter un accès en apparence plus direct au soi‑même à travers le sujet parlant, et s’il préfère ainsi, un peu plus loin, le modèle catoptrique au modèle dialogique, c’est que ce dernier n’aurait probablement pas permis une focali‑sation aussi nette et progressive sur auto to auto comme entité distincte de tout dont elle se sert. La nature d’emblée réflexive du soin de auto to auto semble interdire de la compliquer davantage encore par les ambivalences du sujet pensant en tant que parlant (même, voire surtout, s’il ne parle qu’en silence et en lui‑même). Or il n’en est pas moins vrai que l’objet de connaissance et donc de souci, ce soi‑même qui n’est ni exactement décrit ni exprimé mais simplement posé par la formule auto to auto, garde une forte opacité manifestée par sa surface linguistique.

30. N. Denyer, Plato. Alcibiades, op. cit., p. 211, cite quelques exemples de ces deux opinions très différentes.

31. Les lignes 129a 7‑9 (qui reprennent les lignes 128e 10‑11) sont intéressantes : en connaissant la manière de prendre soin de nous‑mêmes, serions‑nous sûr de pouvoir le faire, voire de le faire automatiquement ? Je laisse de côté ce problème du caractère obligatoire d’un vrai savoir (un problème sérieux mais dont les commentateurs, du moins en cet endroit du texte, ne semblent pas préoccupés).

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Il est donc très logique que cette expression soit devenue l’objet privilégié des analyses philosophiques récentes. En somme, trois façons de lire auto to auto ont été proposées : (1) cette expression désigne un équivalent de la forme intelligible (un Soi‑Même immutable)32 ; (2) il s’agit d’un objet «dépersonnalisé» de la recherche, d’un «soi‑même lui‑même» qui est intentionnellement «objectivé» ou «désindividualisé» afin qu’il puisse être saisi par la définition33 ; (3) même dans cette formule, le sens de «soi‑même» est réflexif au sens du rapport d’un sujet à lui‑même, donc subjectif dans la mesure où il s’agit toujours d’un objet pour ainsi dire intime qui est à purifier aussi bien par le discours que par l’action34. Il faut encore signaler la quatrième lecture bien plus ancienne, celle de Damascius qui identifie auto to auto comme l’intellect placé au cœur de l’âme elle‑même rationnelle et désignée par auto seul35.

C’est la deuxième des interprétations citées qui convient le mieux au déroulement de la discussion dans cette partie du dialogue (en même temps, il faut admettre que la lecture «subjective» de Foucault dont les professionnels de la philosophie ancienne continuent à se méfier, convient assez bien au contexte de départ). Surtout, elle s’accorde bien avec la série de divisions rendues nécessaires par le manque d’une homogénéité forte de la part de chaque entité qui sera envisagée comme candidate au statut de l’auto : l’homme sera divisé en corps et l’âme, puis l’âme sera divisée elle aussi en parties, et

32. C’est la lecture de R. E. Allen, «Note on Alcibiades I, 129b 1», American Journal of Philology, 83, 1962, pp. 187‑190, en partie modifiée par J. Annas, «Self‑knowledge in Early Plato», op. cit., qui pourtant n’identifie pas auto to auto avec une Forme mais les compare («like a Form, it is same in all its instances», p. 131). N. Denyer, Plato. Alcibiades, op. cit., pp. 211‑212, défend une lecture très semblable.

33. Esquissée par J. Annas, «Self‑knowledge in Early Plato», op. cit., cette lecture est développée par J. Brunschwig, «La déconstruction du “Connais‑toi toi‑même” dans l’Alcibiade Majeur», op. cit., et reprise par J.‑F. Pradeau, Platon. Alcibiade, op. cit., pp. 210‑211 n. 121, et C. Gill «Self‑Knowledge in Plato’s Alcibiades», dans Reading Ancient Texts. Volume I : Presocratics and Plato. Essays in Honour of Denis O’Brien, éd. S. Stern‑Gillet et K. Corrigan, Leiden, Brill, 2007, pp. 97‑112 sur les pp. 103‑104. Par rapport à Brunschwig, Gill met un accent plus fort sur les ambiguïtés de l’activité philosophique (pour ainsi dire «non‑spéculaire») de Socrate.

34. C’est, en gros, l’option de M. Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit., pp. 51‑54, réexaminée de façon critique par B. Inwood, Reading Seneca. Stoic Philosophy at Rome, Oxford, Clarendon Press, 2005, pp. 333‑338 (qui critique aussi, en p. 329 n. 8, ceux qui projettent dans l’interprétation de Foucault les présupposés ontologiques trop forts).

35. La lecture de Damascius est ainsi plus spéculative que les trois options modernes : elle prend son sens dans un contexte doctrinal plus large. Damascius est pourtant original en ce qu’il soutient que la connaissance de soi discutée dans notre dialogue est celle qui convient aux citoyens plutôt qu’aux philosophes qui mènent une vie contemplative. Cf. Olympiodore, In Alc., 4.15‑5.16 ; pour la traduction de ce texte voir I. Hadot, Le problème du néoplatonisme alexandrin : Hiéroclès et Simplicius, Paris, Les Études augustiniennes, 1978, pp. 158‑160.

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même la partie la plus simple de l’âme sera liée à quelque chose différent d’elle (mais certainement pas à une Forme). Le problème de l’auto to auto est donc celui dont la surdétermination linguistique n’est qu’un signe : le problème est de savoir comment identifier, à l’intérieur du rapport méréologique, quelque chose qui échappe précisément à ce rapport.

Tout ceci confirme que la question «qu’est‑ce que l’homme ?», telle que Socrate l’insère dans la discussion en 129e 10, tombe vraiment en dehors du progrès analytique de l’enquête qui veut rétrécir «le soi‑même lui‑même». Dans le contexte étroit de cette enquête, cette question permettra de distinguer entre le corps, l’âme et le tout composé à la fois du corps et de l’âme (130a 9). Pourtant, la question même ne mènera qu’à la suggestion très générale que l’homme (n’étant ni le corps ni le tout de l’âme et du corps), c’est l’âme (130c 3). Cette suggestion ne sera pas confirmée par d’autres arguments et Socrate, avant de retourner, d’une manière assez abrupte, à l’expression auto to auto, la désignera comme non pas exacte mais adéquate (130c 8). Après quoi il glisse, en l’espace d’une réplique et en abandonnant la suggestion que «l’homme, c’est l’âme», de l’auto to auto à auto hekaston ho ti esti et au constat que l’âme est ce qui, de nous‑mêmes (autôn hemôn), est kuriôteron (130d 4‑7).

Ce retour à une autre logique laisse l’homme comme suspendu entre l’examen de la structure instrumentale et une méréologie plus ample qui indique la division interne de l’âme et la description de l’intellect non pas comme une partie qui se sert des autres, mais qui est simplement meilleure que le reste de l’âme. Nous sommes donc très loin de la question portant sur la nature de l’homme telle qu’on la trouve dans le traité hippocratique de L’ancienne médecine, exemple rare d’un texte de l’époque (au sens large) qui offre la formule ho ti estin anthrôpos (XX, 1 ; cf. anthrôpos ti esti, XX, 2). Il suffit de le lire pour se rendre compte qu’il y est question de la critique de certains médecins et savants, bref de la philosophie dont le discours (logos) se présente «comme celui d’Empédocle ou d’autres qui, à propos de la nature, ont écrit en remontant à l’origine ce qu’est l’homme, comment il s’est formé au début et de quels éléments il s’est constitué» (XX, 1)36. Cet effort pour constituer l’homme à partir des éléments naturels est étranger à notre texte dont sont absentes toutes les analogies physiques, remplacées d’emblée par le rapport directement instru‑mental. Si l’on dérive, ici aussi, les caractéristiques de l’homme d’un schéma général, il s’agit d’abord de celui où quelqu’un (un homme bel et bien constitué comme un individu) se sert de quelque chose afin de faire ceci ou cela.

Sans entrer dans la longue discussion sur l’extension, chez Platon, de la validité du modèle des technai comme modèle épistémique, disons que l’intentionnalité artisanale rend clair un objet en tant qu’objet dont on peut

36. Je cite la traduction de J. Jouanna, Hippocrate. De l’ancienne médecine, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 146.

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suivre la génèse selon un certain plan, se débarrassant ainsi de l’opacité matérielle de sa constitution (le Timée, faisant des éléments mêmes l’objet de la construction, en fournit le meilleur exemple). Or cet excès de clarté parfois réductrice du côté de l’objet entraîne sans doute l’indétermination possible du côté de celui qui décide et agit afin de constituer ou de manier l’objet en question. Dans cette perspective, le Premier Alcibiade reste assez unique, parmi les dialogues, dans son effort de clarifier qui c’est donc que ce quelqu’un non seulement en tant que maître des instruments, mais en lui‑même. Même si elle aboutit à postuler une source divine comme un éclairage indispensable, esquivant ainsi la définition de l’homme et brisant l’unité syntaxique de auto to auto (j’y reviendrai plus loin), notre texte ne cesse d’ancrer la série des dédoublements intérieurs et des synecdoques dans une structure intentionnelle simple, que ce soit celle d’une activité instru‑mentale ou, plus tard, celle d’un regard.

Avant de suivre ce développement de près, il faut encore remarquer que cette façon de procéder permet à notre dialogue d’éviter le sort de la connaissance de soi‑même dans le Charmide 167a, où l’évocation du précepte delphique mène à une conclusion d’ordre autant épistémique que moral, celle qui lit «connais‑toi toi‑même» comme «sache ce que tu sais et ce que tu ignores». Cette connaissance des limites de son savoir est dite caractériser un sage, et c’est ainsi qu’elle peut exprimer à la fois l’attitude socratique et le topos traditionnel de la finitude et la fragilité humaines. Cette deuxième lecture reste toutefois assez étrangère à l’entreprise philosophique et le Charmide ne la développe pas ; son interprétation du précepte n’en est pas moins moralisante si on la compare au progrès littéralement plus technique du Premier Alcibiade qui nous éloigne du chemin de la sagesse consciente de ses limites qui ne sont autres que les limites de l’humain tout court. Ici, ce qui est divin aidera à voir au‑delà de l’homme et de son âme, et non à obscurcir ce qui nous dépasse37.

Accentuer l’aide divine (et par conséquent ce qui est divin en nous) plutôt que rappeler l’homme à l’ordre est un geste assez typique de Platon qui n’a rien de surprenant. Mais on verra comment, à partir de la page 130, la démarche de Socrate mènera à rattacher cette composante générale à la dimension fort personnelle de la connaissance de soi. D’une façon difficilement reproductible dans et par une définition, et aboutissant à la question de l’image et des limites

37. C’est pourquoi le Premier Alcibiade trouve sa place dans «l’ancienne querelle» qui oppose la philosophie et la poésie (République X, 607b‑c) : il peut bien esquiver la définition de l’homme et parler d’auto hekaston ho ti esti tout en s’opposant à la formule pindarique «qu’est‑ce que chacun ? qu’est‑ce qu’il n’est pas ? l’homme, le rêve d’une ombre» (ti de tis ; ti d’ou tis ; skias onar anthrôpos, Olympique VIII, vv. 95‑96). On notera par ailleurs que Pindare, lui aussi, procède par un dédoublement de quelque chose par quelque chose d’apparenté mais distinct, plus exactement d’un rêve par une ombre. Pindare n’approprie donc pas quelque chose à l’homme, mais l’homme à quelque chose.

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propres non pas à l’homme mais à cette dernière, Socrate poursuivra le travail de division qu’il a entamé à partir du corps humain tout entier conçu comme ce par le moyen de quoi l’homme manie tel ou tel instrument. Nous savons déjà que le pas décisif consiste à montrer que le corps n’est lui‑même qu’un instrument manié par l’âme. Ni la différence entre les arts ni celle entre les âmes individuelles ne jouent à ce moment aucun rôle dans la démarche de Socrate. L’éclaircissement du précepte delphique ne procède donc pas par le discours de l’individuation, mais se réclame plutôt de ce qui est partagé par toutes les entités isolées à leur propre niveau. Rien n’indique donc que l’opération consistant à cerner l’âme, puis l’intellect et une partie de ce dernier permettrait de comprendre les individus humains comme autant de personnes avec leurs expériences et leurs talents propres. S’il y a des dialogues qui permettent de se demander dans quelle mesure l’âme platonicienne anticipe la notion de personne, le Premier Alcibiade n’en fait pas partie38.

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Reprenons donc le dialogue à la page 130a où le corps est devenu un instru‑ment de l’âme. Leur rapport est maintenant à préciser, et ceci à nouveau à l’aide du discours de la domination. Ce dernier permet de confirmer que l’homme, c’est l’âme plutôt que le corps lui‑même ou l’unité de l’âme et du corps. Car même si c’était l’unité de l’âme et du corps qui dominait l’homme, le corps (déjà décrit comme l’instrument de l’âme) serait une entité à la fois commandante et commandée sous le même rapport. Établie en 130c 1‑3, la conclusion que le corps et le tout composé de l’âme et du corps sont soit rien (mêden) soit quelque chose distinct de l’homme, opère en même temps une transformation implicite de la question «qu’est‑ce que l’homme» en tâche de connaître soi‑même en tant qu’âme. À partir de ce moment, on l’a déjà dit, la recherche à peine suggérée d’une définition fait place à l’enquête sur le rapport réflexif.

Concernant l’âme ou, mieux, le discours sur l’âme, deux traits particuliers de notre dialogue deviennent ici apparents. Premièrement, on comprend pourquoi il omet de mentionner la question de savoir si l’âme est immortelle : elle ne saurait l’être tant qu’on affirme que «l’homme, c’est l’âme», car il

38. Pour la question de savoir si l’on peut rapprocher l’âme platonicienne de la personne, voir A. A. Long, Platonic Souls as Persons, dans Metaphysics, Soul, and Ethics in Ancient Thought : Themes from the Work of Richard Sorabji, éd. R. Salles, Oxford, Clarendon Press, 2005, pp. 173‑191 ; R. Sorabji, Self. Ancient and Modern Insights about Individuality, Life, and Death, Oxford, Oxford University Press, 2006, chap. «Platonism : impersonal selves, bundles, and differentiation», pp. 115‑153 (qui s’ouvre sur les citations du Premier Alcibiade 130d 3 – 133d 6). Cf. aussi M. M. McCabe, Plato’s Individuals, Princeton, Princeton University Press, 1994, pp. 263‑300.

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faudrait en conclure, en cet endroit du dialogue et selon la même logique, que l’homme est immortel. C’est seulement plus tard, en introduisant une division interne de l’âme en parties de valeur inégale, que Socrate pourrait affirmer qu’une une partie de l’âme soit immortelle – ce qu’il ne fera pas, probablement parce qu’il préfère poser la hiérarchie la plus nette et la plus simple entre le divin et, pour ainsi dire, «le reste» y compris la partie ou l’endroit de ce reste où (on le verra plus loin) le divin est logé.

Deuxièment, l’aveu de Socrate que la démonstration précédente n’a pas été exacte mais seulement adéquate (mê akribôs, alla kai metriôs, 130c 8) est bien sûr à comparer avec les aveux semblables dans d’autres dialogues39, mais il peut aussi se lire comme portant spécifiquement sur la situation de l’âme qui essaie de se saisir à l’aide du discours, et mieux encore du dialogue. En fait, la caractérisation de l’activité dialogique dans le Premier Alcibiade est assez originale. En 130d, elle est décrite comme la conversation entre Socrate et Alcibiade en tant que deux êtres humains, et donc comme une conversation directe des deux âmes. Ce qui implique que le discours (logos) est ou peut être un instrument privilégié dans la mesure où il peut toucher l’âme seule : «lorsque Socrate s’entretient avec Alcibiade au moyen du discours, ce n’est pas à son visage, comme il semble, qu’il adresse ses discours, mais à Alcibiade lui‑même, c’est à dire à son âme» (130e). C’est dans un entretien de cette sorte que l’on peut apparemment distinguer entre «le soi‑même lui‑même» et «ce qu’est chaque soi» (130d 5‑6), mais la condition d’une telle distinction ne semble pas identifiable d’une manière sûre et générale. La raison de cela tient, en somme très simplement, à ce que l’élément du logos conçu comme to dialegesthai peut bien viser au‑delà de la différence entre les hommes‑âmes individuels, mais ne peut le faire qu’en conservant et réaffirmant cette même différence dans sa structure. D’où le recours nécessaire au modèle catoptrique qui peut bien être réflexif lui aussi, mais permettra de séparer la réflexion du soi d’une autre personne humaine. Le langage, semble‑t‑il, n’est jamais assez neutre et descriptif pour pouvoir accomplir cette tâche sans une évocation de tel ou tel modèle non‑linguistique (celui de la technê, celui du miroir).

La nature dialogique du logos et sa nature instrumentale ne s’excluent donc pas ; au contraire, elles sont présentées par Socrate comme complémen‑taires. C’est ainsi que, à partir de la page 130d, on est finalement assuré que la connaissance de soi dont l’objet est l’âme n’est pas assimilable à un art qui se soucie du corps. Il s’agit moins d’une répétition des choses déjà dites que du début d’une exhortation au vrai rapport à la personne aimée dont il faut désirer l’âme plutôt que le corps (131c‑d). Je laisse de côté ce qui semble résulter de ce passage (comme des passages semblables dans d’autres dialogues), à savoir

39. Voir D. M. Johnson, «God as the True Self : Plato’s Alcibiades I», op. cit., p. 6 et n. 12.

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le problème maintes fois discuté de l’individuation de l’objet aimé face à l’exhortation de diriger le désir vers l’élément le moins personnel de la personne humaine. En fait, au lieu de chercher une solution à ce problème, Socrate lui substitue la perspective de l’être désiré, c’est‑à‑dire celle d’Alcibiade qui devrait choisir entre l’attention amoureuse de Socrate et celle de la foule athénienne (131e‑132a). Et c’est afin de montrer en quoi l’attention de Socrate est plus avantageuse pour le jeune homme que celle du dêmos (qui n’aime pas ce qu’est Alcibiade, donc son âme, mais ce qui est à lui) que nous sommes revenus à la question de la manière (tropos) de prendre soin de nous‑mêmes (132b).

Sous leur air vaguement moralisateur, ces lignes semblent préparer le tournant successif de la discussion en faisant ressortir d’une façon plus prononcée le thème du regard. D’abord, Alcibiade doit s’imaginer comment il est vu par les autres ; puis il doit apprendre a bien voir les autres pour ce qu’ils sont. Il faut donc, dit Socrate en 132a 5‑6, dévêtir le dêmos afin que l’on puisse bien le voir. Et sans s’attarder sur la nature paradoxale d’une telle injonction (car, dans le dêmos, il faudrait déshabiller les âmes individuelles qui, comme dans le mythe du Gorgias, devraient être jugées nues et donc coupées de tout ce qui caractérise, précisément, la foule), Socrate nous renvoie au lien entre le souci de soi et la connaissance de soi. Or à la différence de la discussion précédente, il possède un nouveau point de départ ferme : celui de l’identité entre le «nous‑mêmes» et l’âme (132b 6 – c 2).

Nul doute que ce constat mène à une analogie vraiment nouvelle qui commence à s’élaborer en 132c à partir d’une simple comparaison de l’âme et de l’œil. Elle évolue ensuite vers une structure complexe qui proportionne l’œil et le miroir, la poupée et l’âme, et enfin l’intellect et le dieu. Plutôt que le résumer, il est plus économique de citer le passage 132c 7 – 133c 7 qui reporte de l’équation «l’homme, c’est l’âme» à l’effort de connaître ce qui est autos, tout en indiquant qu’il s’agit ici d’une description dont le but est d’atteindre la plus grande enargeia (cf. déjà le saphesteron de 130c 5) :

Socr. Comment pourrions‑nous maintenant savoir le plus clairement possible ce qu’est «soi‑même» (gnoimen auto enargestata)40 ? Il semble (hôs eoiken) que lorsque nous le saurons, nous nous connaîtrons aussi nous‑mêmes. Mais par les dieux, cette heureuse parole de l’inscription delphique que nous rappelions à l’instant, ne la comprenons‑nous pas ?Alc. Qu’as‑tu à l’esprit en disant cela Socrate ?Socr. Je vais t’expliquer ce que je soupçonne que nous dit et nous conseille cette inscription. Il n’y en a peut‑être pas beaucoup de paradigmes (paradeigma), si ce n’est la vue (alla kata tên opsin monon).Alc. Que veux‑tu dire par là ?

40. La leçon gnoimen auto enargestata, que je suis d’après Marbœuf et Pradeau, est celle de Schleiermacher.

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Socr. Examine la chose avec moi. Si c’était à notre regard, comme à un homme, que cette inscription s’adressait en lui conseillant : «regarde‑toi toi‑même», comment comprendrions‑nous cette exhortation ? Ne serait‑ce pas regarder un objet dans lequel l’œil se verrait lui‑même ?Alc. Évidemment.Socr. Quel est, parmi les objets, celui vers lequel nous pensons qu’il faut tourner notre regard pour à la fois le voir et nous voir nous‑mêmes ?Alc. C’est évidemment un miroir, Socrate, ou quelque chose de semblable.Socr. Bien dit. Mais, dans l’œil grâce auquel nous voyons, n’y a‑t‑il pas quelque chose de cette sorte ?Alc. Bien sûr.Socr. N’as‑tu pas remarqué que, lorsque nous regardons l’œil de quelqu’un qui nous fait face, notre visage se réfléchit dans sa pupille comme dans un miroir (hôsper en katoptrôi), ce qu’on appelle aussi la poupée (korê), car elle est une image de celui qui regarde ?Alc. Tu dis vrai.Socr. Donc, lorsqu’un œil observe un autre œil et qu’il porte son regard sur ce qu’il y a de meilleur (beltiston) en lui, c’est‑à‑dire ce par quoi il voit (hôi hôrai), il s’y voit lui‑même.Alc. C’est ce qu’il semble.Socr. Mais si, au lieu de cela, il regarde quelque autre partie de l’homme ou quelque autre objet, à l’exception de celui auquel ce qu’il y a de meilleur en l’œil est semblable, alors il ne se verra pas lui‑même.Alc. Tu dis vrai.Socr. Ainsi, si l’œil veut se voir lui‑même, il doit regarder un œil et porter son regard sur cet endroit où (ton topon en hôi) se trouve l’excellence de l’œil. Et cet endroit de l’œil, n’est‑ce pas la pupille ?Alc. C’est cela.Socr. Eh bien alors, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se connaître elle‑même, doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit de l’âme (ton topon en hôi) où se trouve l’excellence de l’âme, le savoir (sophia), ou sur une autre chose à laquelle cet endroit de l’âme est semblable.Alc. C’est ce qu’il me semble.Socr. Or, peut‑on dire qu’il y a en l’âme quelque chose de plus divin que ce qui a trait à la pensée et à l’intellection (to eidenai te kai phronein) ?Alc. Nous ne le pouvons pas.Socr. C’est donc au divin que ressemble ce lieu de l’âme, et quand on porte le regard sur lui et que l’on connaît l’ensemble du divin, le dieu et l’intellection (kai pan to theion gnous, theon te kai phronêsin), on serait alors au plus près de se connaître soi‑même.Alc. C’est ce qu’il semble. (trad. Marbœuf – Pradeau41)

41. En 133c 2, je remplace, pour traduire phronein, «réflexion» par «intellection» ; aussi, en 133c 5, je rends phronesis par «intellection» (sur l’interprétation difficile de cette ligne voir infra). Sur plusieurs choix de lecture (auxquels je n’ai rien à redire) voir les notes à la traduction citée. Aux pp. 213‑214, n. 143, Pradeau cite lui‑même la traduction des lignes 132e 7 – 133a 3 par J. Brunschwig, «Sur quelques emplois d’opsis», op. cit., pp. 27‑28).

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Avant même d’entrer dans les questions difficiles et subtiles, une chose est claire : le texte cité aboutit à constater que la connaissance la plus transparente de soi ne tient pas à une définition, mais consiste plutôt à montrer, de façon figurative, que l’autos recherché est meilleur que toutes les affaires humaines. Étant semblable à ce qui est divin, à la fois en dieu et en nous, cet autos, qui reste ainsi lié (mais non réductible) aux actes de l’intellect, est simplement plus fort que le reste de l’homme et de ce que lui appartient. S’ensuit le passage le plus contesté, celui de 133c 8‑16, qui est absent des manuscrits et ne se trouve que dans la Préparation évangélique d’Eusèbe de Césarée42. Quelle que soit l’origine de ce passage, il est très habile dans sa façon de développer le thème de la clarté (en parlant des saphestera et lamprotera) qu’il utilise afin de renforcer la conversion vers ce qui est divin43. Seulement, ni ce passage ni le reste du dialogue ne dira d’une façon univoque que le dieu est, par rapport à l’intellect humain, une véritable cause dont le rôle serait semblable à celui du Soleil dans le cas de la vision et donc de l’excellence d’une partie de l’œil (cf. le datif instrumental hôi hôrai, 133a 7).

En fait, les considérations de cette sorte sont vite abandonnées par Socrate qui revient sur le plan proprement humain de la connaissance de soi, identi‑fiant cette dernière, sans aucune explication, à la sôphrosunê et ajoutant que la connaissance de soi et la sôphrosunê sont les conditions indispensables d’une connaissance de ses propres affaires en tant que bonnes ou mauvaises (133c 18‑23)44. Ainsi s’opère le retour à la question de la bonne façon de vivre ; les actions prudentes et justes gardent toujours un lien avec ce qui est divin car, selon Socrate, celui qui agit au regard de ce qui divin et «clair» en nous, fait ce qui est cher à dieu (theophilôs, 134d 2). Ce constat ne fait pourtant pas l’objet d’une analyse et rien n’est ajouté au sujet de l’âme ou de l’auto to auto.

Mieux vaut donc nous en tenir au remarques plus ponctuelles à partir du texte cité45. Il est évident que son sens se détermine par le choix de la vue comme paradigme incluant l’œil capable de se voir non pas spontanément

42. Je laisse de côté les efforts pour rejeter aussi le passage cité et, avec lui, le dialogue tout entier. Pour une tentative de ce genre voir E. Dönt, «“Vorneuplatonisches” im Grossen Alkibiades», Wiener Studien, 77, 1964, pp. 37‑51.

43. D. M. Johnson, «God as the True Self : Plato’s Alcibiades I», op. cit., pp. 12‑14, résume et les discussions sur l’origine de ce passage et les opinions sur l’expression eis to theion kai lampron (134d 4‑5) qui semblerait presque présupposer le texte interpolé. Pour une défense détaillée de l’origine chrétienne de ce dernier voir S. Fortuna, «Per un’origine cristiana di Platone Alcibiade I 133c 8‑17», Koinonia, 16, 1992, pp. 119‑136.

44. Ici, apparemment, nous sommes proches du Charmide car les problèmes qui concernent le savoir sur ce que je ne sais pas sont très semblables. Sur la connaissance de soi dans le Charmide voir, entre autres, Hugh H. Benson, «A Note on Socratic Self‑Knowledge in the Charmides», Ancient Philosophy, 23, 2003, pp. 31‑47.

45. Je laisse de côté la construction du dispositif catoptrique dont l’analyse vraiment détaillée est celle de J. Brunschwig, «Sur quelques emplois d’opsis», op. cit.

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en lui‑même, mais en présence d’une surface réfléchissante. La structurelle formelle qui résulte de ce choix est partiellement semblable à celle qui, dans la République VI, inclut le Soleil (cet analogon du Bien, 508b 13) et la vue. Dans notre texte, l’élément divin dans l’âme jour le rôle analogue à celui du Soleil : c’est lui qui rend possible les actes de l’intellect (analogues aux actes de la vue) et peut devenir lui‑même l’objet de la vue (d’une façon intellectuelle et réflexive). Aussi, tout comme le Soleil, il ne saurait être regardé directement, mais à l’aide d’une réflexion. Bien sûr, ce parallèle est limité mais il nous permet de mieux nous rendre compte du manque, dans le cas du Premier Alcibiade, d’explication causale à la fois de la vue et de l’intellection. Et ce qui semble tenir lieu d’une telle explication, c’est précisément la division intérieure de l’organe du regard. Or, dans la division de l’œil, il ne s’agit pas d’une sorte d’anatomie descriptive mais d’une valorisation de sa partie la plus active, donc excellente. Dans le résultat, les relations entre les fonctions de l’œil (et donc l’analogie avec les fonctions de l’âme) ne sont pas dépourvues des ambiguïtés qui proviennent de l’effort de Socrate pour établir que seul l’intellect qui correspond à la poupée est capable de comprendre qu’il voit en lui‑même aussi quelque chose qui ne lui est pas identique mais représente la source de son excellence.

Maintenant, même si l’on insistait sur ce que cette source ne possède aucune figure visible au sens propre du terme, celle‑ci n’en fait pas moins partie d’une structure propositionnelle qui soutient le raisonnement de Socrate : en tant que poupée de l’âme, l’intellect n’est pas un récepteur passif mais il saisit et identifie quelque chose (le reflet de ce qui doit déjà se refléter en lui‑même et n’est donc pas équivalent à la poupée noire et pour ainsi dire vide, non‑active46) comme quelque chose d’autre (le dieu). C’est à peu près la seule conclusion qui soit sûre et non‑équivoque, autrement dit soustraite au redoublement répété de l’analogie par la synecdoque : l’âme est à l’homme comme l’œil (une partie) est à l’homme (un tout) ; la pensée ou l’intellection (une partie) est à l’âme (un tout) comme la poupée (une partie) est à l’œil (un tout)47. Le même problème me semble aussi indiqué par la mention, en 133b 9‑10, de la ressemblance entre «cet endroit de l’âme» où se trouve le savoir et cette «autre chose à laquelle cet endroit de l’âme est semblable» (kai eis allo hôi touto tunchanei homoion on, 133b 10). Chez Platon, le rapport de ressemblance est rarement pris pour un rapport non‑équivoque et épistémi‑quement probant (cf. le Protagoras 331d 1 – e 4). Le plus souvent, il s’agit d’un rapport non pas «trouvé» dans la réalité mais établi à l’aide de l’imitation

46. La poupée qui ne réfléchirait qu’une autre poupée ne verrait évidemment rien sauf une surface noire.

47. Dans le passage évoqué de la République, soit dit en passant, un problème assez parallèle surgit au sujet du redoublement de l’analogie par le schéma causal.

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de tel ou tel paradigme, sans que l’imitation qui résulte de cette activité atteigne au même degré de perfection que ce qui est imité. Le rapport des unités sensibles aux Formes du type générique (celles des prédicats complets comme «l’homme» ou «le lit») et l’imitation morale d’un paradigme divin en sont les deux cas les plus souvent commentés. Il n’est donc pas sans importance que le contexte de la phrase citée semble, en fin de compte, assez proche du deuxième d’entre eux : poser le divin comme l’autre pôle du rapport de ressemblance est censé exhorter le jeune Alcibiade à se comporter d’une certaine façon48.

Que Socrate offre la prescription d’un effort à faire plutôt qu’une description exacte des rapports impliqués dans son dispositif catoptrique, n’est pas con‑tredit par une autre ambiguïté. Celle‑ci résulte de la façon dont il introduit l’élément divin (pan to theion) qu’il se contente d’embrasser par la parataxe theon te kai phronêsin (133c 5). Cette expression, qu’il est inutile d’amender49, est parfaitement compréhensible : la totalité du divin s’étend de ce qui est divin jusqu’à ce qui est capable de s’approprier sa qualité50. Or, en même temps, elle n’est pas entièrement analysable : on accepte que l’intellection, ou tout simplement la pensée, est la fonction voire la partie la plus divine de l’âme (cf. 133c 1‑2) sans savoir comment réaliser la ressemblance dont le germe est ici contenu. Tant qu’elle s’en tient au constat général de la parenté avec le divin, la morale du passage cité est assez vague, comme si elle hésitait entre les vertus du dialogue et celles de l’introspection contemplative51. En outre, le pas suivant et rapide abandonne la structure complexe d’une analogie bâtie par les synecdoques et mène de la phronêsis à la sophosunê, et ainsi à la dimension politique de la connaissance de soi y compris ses propres affaires (133c 18 – 134c 11). Une certaine obscurité de la conclusion apparemment

48. C’est une interprétation indiquée, prudemment, par J.‑F. Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, Paris, Aubier, 2009, pp. 93‑97.

49. Par exemple en amendant theon en noûn comme le proposent Ast et Carlini. Voir J.‑F. Pradeau, Platon. Alcibiade, op. cit., pp. 215‑216 n. 152.

50. C’est aussi l’interprétation de J. Brunschwig, «La déconstruction du “Connais‑toi toi‑même” dans l’Alcibiade Majeur», op. cit., p. 76 : «Cette totalité du divin, pan to theion, rassemble les deux éléments theon te kai phronêsin (texte de tous les manuscrits), c’est‑à‑dire Dieu (qui est le modèle de cette partie de l’âme humaine qu’il s’agit de regarder) et la sagesse (qui est l’excellence propre de cette même partie de l’âme humaine)».

51. Cf. les lignes 133c 13‑15 du passage interpolé qui semblent assigner à notre regard intérieur deux objets pour ainsi dire paratactiques : ton theon et tên psuchês aretên. Afin d’éviter cette étrangeté, les traducteurs préfèrent la construction suivante (trad. Marbœuf – Pradeau) : «En portant le regard vers Dieu (eis ton theon), donc, nous pourrions nous servir de lui comme du miroir le meilleur, même des choses humaines, en vue de la vertu de l’âme (eis tên psuchês aretên), et ainsi nous nous verrions et nous nous connaîtrions nous‑mêmes au mieux». La même construction («in order to make our soul virtuous») est défendue par N. Denyer, Plato. Alcibiades, op. cit., p. 237.

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centrale n’est donc clarifiée que par la «glose eusébienne», assez adroitement insérée entre le texte cité et le retour au discours somme toute politique. Employant le langage de la clarté divine, qui semble légitimée par l’expression to theion kai lampron de 134d 4‑5, la glose n’est pourtant pas explicative au sens strict du terme : elle se contente d’invoquer le rapport hiérarchique qui sépare le miroir divin de l’intellect humain.

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Il ne faut pourtant pas désespérer du sens plus exact de notre texte. La ressemblance entre l’intellection et le divin fait toujours partie d’une structure formelle de l’argumentation qui doit reformuler la morale du précepte delphique en termes philosophiques. Dans le texte cité, deux pas sont décisifs : d’abord la différentiation interne de l’âme en plusieurs «lieux» (l’emploi du terme topos plutôt que meros est plus propre au dispositif catoptrique qui est en train de s’élaborer et qui n’essaie pas de fournir une division doctrinale de l’âme) ; ensuite la description du rapport à soi‑même comme un rapport à ce qui est divin sans être entièrement étranger à l’âme humaine. Ces deux moments sont également constitutifs car c’est seulement une composante (un «lieu») de l’âme qui saisit le divin et qui, ce faisant, est dite se saisir. Ainsi, une seule composante de l’âme regarde non pas l’image d’elle‑même en tant que composante de l’âme, mais ce de quoi elle est elle‑même l’image, donc l’original divin.

Dans ce dispositif, l’âme telle quelle reste pour ainsi dire sans son image propre. En d’autres termes, aucune image de l’âme dans son activité ne nous est offerte et ne saurait l’être. L’absence d’une image discursive mais aidant à visualiser l’âme sous une certaine description est précisément ce qui différencie le Premier Alcibiade du Phèdre, de la République IX, et même du Phédon. Les rapports réflexifs décrits par Socrate ne montrent jamais l’être de l’âme à l’aide de l’image, mais indiquent la condition de l’âme dont «être l’image» fait partie tout à fait intégrante. Il n’est pas impossible, bien qu’une telle remarque soit purement spéculative, que l’absence de toute mention de l’immortalité aille de pair avec cette condition qui n’exige pas d’être complétée par l’indivi‑duation de l’âme immortelle à travers une histoire de ses états et de ses actes (l’individuation opérée par les mythes, donc narrativement).

Le retour rapide, dans le Premier Alcibiade, au niveau humain et politique est donc logique dans la mesure où le dispositif catoptrique, élaboré afin de capturer le soi‑même, gagne et conserve un sens assez direct et indépendant des équivoques inhérentes au rapport entre l’intellection et le divin. À ce niveau, où l’on assiste au glissement de l’auto to auto vers «ce qu’est chaque soi», se montre la simultanéité du besoin de se voir dans l’autre et l’impossibilité de ne pas voir, en même temps, le reflet de soi‑même en tant qu’homme.

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Certes, ce dispositif élémentaire de «l’œil dans l’œil» ne résout pas les problèmes liés à la frontière à nouveau floue entre le «moi» et le «à moi» (qui possède mon image dans l’œil que je regarde ?), mais ces problèmes nous renvoient à la réciprocité autant politique qu’érotique52, et non à l’épistémologie en fin de compte impossible de l’image divine (au sens subjectif et objectif du terme53).

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Si cette conclusion paraît toujours trop négative, elle est du moins modérée par sa fécondité dans l’histoire de la philosophie à commencer par le jeune Aristote. Dans le Premier Alcibiade, l’homme puis l’âme sont divisés en vue de cerner l’auto to auto comme un noyau qui pourtant garde une dimension de l’image laquelle, loin d’être reléguée au niveau du corps, se glisse ainsi au cœur même de la phronêsis. Ce noyau n’est pas à identifier avec le dieu54 mais possède l’ambivalence propre à une fonction localisée dans un topos de l’intellect qui est laissé sans description sauf celle énoncée en termes spéculaires et réflexifs. Ici, il ne s’agit pas de recourir à la division interne de l’âme afin d’expliquer la variété des actions humaines y compris celles qui sont ou paraissent irrationnelles. Le but poursuivi par Socrate est très différent de cette explication que l’on connaît de la République, du Phèdre, et même du Timée. La hiérarchie des fonctions, d’abord corporelles, ensuite psychiques, qui est établie sur la base instrumentale et à l’aide du modèle catoptrique,

52. C’est à ce contexte que me semble appartenir l’image de l’éros ailé que Socrate effleure, précisément en évoquant la réciprocité, à la fin du dialogue (135e). Et ceci d’autant plus qu’elle anticipe sur l’Alcibiade érotique du Banquet, c’est à dire du dialogue où la seule immortalité est politique (celle de la gloire) et biologique (celle de l’espèce). Pour une interprétation plus ample de la réciprocité platonicienne, voir A. Vasiliu, Dire et voir. La parole visible du Sophiste, op. cit., pp. 38‑41.

53. L’on a déjà compris que, dans le cas du Premier Alcibiade, je suis plus sceptique qu’A. Vasiliu, Dire et voir. La parole visible du Sophiste, op. cit., pp. 320‑321 n. 1, sur le succès d’une «démonstration de la possibilité d’une connaissance explicite et immanente de l’invisible sur le modèle catoptrique du regard plongé dans le regard de l’autre pour y découvrir à la fois le chemin vers soi et vers le divin, l’altérité en l’occurrence». En même temps, je trouve fascinante sa suggestion d’une portée plus générale, à savoir que l’art platonicien de voir et de savoir regarder serait «le premier indice» de la découverte du sujet et de son introduction, sur un mode d’ores et déjà réflexif, dans la philosophie ancienne (p. 335). Il faudra y revenir ailleurs.

54. Contre D. M. Johnson, «God as the True Self : Plato’s Alcibiades I», op. cit., p. 7, qui se réclame, du moins en partie, d’Olympiodore. Je n’ai pas eu l’accès à F. Renaud, «La conoscenza di sé nell’Alcibiade I e nell commento di Olimpiodoro», dans Interiorità e anima : la psychè in Platone, éd. M. Migliori, L. M. Napolitano Valditara et A. Fermani, Milano, Vita e Pensiero, 2007, pp. 225‑244.

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aboutit à un sommet qui, n’étant nullement «à moi», n’est pas un simple «moi» personnel mais implique et surtout recommande le dépassement de l’humain. Or ce dépassement, compliqué plutôt qu’expliqué par sa dimension spéculaire, n’exclut nullement la dimension pour ainsi dire «théologico‑‑politique» car le reflet du divin en notre pensée est bel et bien le reflet de la source de la capacité ici recherchée à se gouverner à l’aide de l’intellect – et ainsi à gouverner les autres.

D’où une seconde interprétation possible de la façon abrupte dont Socrate passe de la phrase theon te kai phronêsin à l’identification de la connaissance de soi‑même avec la tempérance (133c 18). Ce pas rapide serait lui‑même une conséquence directe de ce que, ici comme ailleurs chez Platon, le divin est conçu comme ce qui naturellement gouverne (cf. le Phédon 80a et l’ensemble des Lois). L’auteur de la glose eusébienne aurait alors essayé d’adoucir le retour abrupt au contexte politique en explicitant aussi bien la distance que le lien entre la suprême clarté divine d’un côté (133c 8‑11) et les «choses humaines» et la vertu de l’autre côté (133c 13‑15). La différenciation des fonctions et des «endroits» dans l’homme, puis dans l’âme, s’appuierait donc sur la puissance naturelle et évidente de ce qui est, à chaque étape, identifié comme «meilleur». L’on trouve un excellent résumé de ce procédé chez le jeune Aristote dont le Protreptique, ayant établi que «il y a en nous et notre âme et notre corps, et ce qui dirige et ce qui se fait diriger, et ce qui fait usage du reste et ce qui sert d’instrument», affirme ensuite que, dans toutes les choses,

est supérieur (beltion) ce qui est par nature davantage apte à diriger et à commander (kata phusin archikôteron kai mallon hêgemonikon), comme l’homme est supérieur aux autres vivants. Ceci étant, l’âme est supérieure au corps, car elle est davantage apte à diriger, et, de l’âme même, le supérieur c’est sa partie dotée de raison et de pensée (psychês de to logon echon kai dianoian), car le supérieur, c’est ce qui ordonne et défend, et qui dit ce qu’on doit ou ne doit pas faire. […] on pourrait soutenir, je le crois bien, que notre nous‑mêmes c’est ou seulement ou surtout (monon ê malista) cette partie‑là (to morion touto)55.

On notera la remarquable ambiguïté de cette conclusion, celle de l’expression monon ê malista, «seulement ou surtout». Ici aussi, l’ambiguïté concerne la position de la pensée par rapport à ce qu’elle doit, en nous‑mêmes, gouverner. La différence évidente entre les deux textes consiste en ce que, chez Platon, l’équivoque concerne la position de l’intellect par rapport à ce qui lui est supérieur, tandis qu’ici il se répète dans la relation de la pensée à l’homme

55. Aristote, Fragmenta selecta, éd. W. D. Ross, Oxford, 1955, p. 35 (le texte tiré de Jamblique, Protreptique, VII, 41.24‑42.1‑4). Je cite la traduction d’Y. Pelletier, Aristote, Protreptique. Fragments, éd. A.‑H. Chroust d’après le texte de W. D. Ross, 1999 (accessible sur la ligne). Le même passage est cité par N. Denyer, Plato. Alcibiades, op. cit., pp. 234‑235.

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que cette dernière doit gouverner. Mais l’opacité de la position structurelle (plus exactement méréologique) du principe qui est appelé à nous dominer semble la même : elle reflète la différence entre le savoir général sur ce qu’est l’homme (le seul animal rationnel, dit le Protreptique ; une âme en partie divine, dit le Premier Alcibiade) et l’appel d’emblée pratique à la connaissance de soi‑même comme fondement de l’action. Même s’il est vrai que le passage cité du Protreptique ne réduit pas l’homme à son intellect mais «souligne que la raison est une différence spécifique, et donc l’essence de l’homme»56, il ne débarrasse pas l’action individuelle (qui est fondée par la dominance naturelle de la meilleure partie sur le reste auquel elle appartient) de la nécessité de considérer les circonstances et le caractère. L’homme ne saurait se connaître qu’à l’aide de l’intellect mais cette connaissance, pour autant qu’elle vise «ce qu’est chaque soi» (130d 5‑6), sera toujours limitée – et devra donc saisir et fixer ses limites mêmes comme le veut l’interprétation traditionnelle du précepte delphique.

J’ai déjà dit que cette interprétation était reprise, du mois en partie, dans le Charmide qui ne prenait pas le précepte delphique dans la même perspective que le Premier Alcibiade et n’aboutissait pas à l’effort de cerner de plus près, à l’intérieur même du sujet qui doit arriver à se connaître soi‑même, l’objet propre d’un tel examen. Maintenant, on voit que même le Premier Alcibiade ne saurait se débarrasser entièrement du problème de la connaissance des limites de la connaissance. Plus exactement, il fait surgit ce problème comme lié au mode de la connaissance qui provient d’une description plutôt que d’une définition : la description de ce que nous connaissons et pouvons connaître, y compris de nous‑mêmes, ne saurait indiquer, dans le même registre, l’objet qui se dérobe à cette‑même description. Non que l’élément divin, posé comme pan to theion, ne soit pas connaissable (il l’est au moins par l’analogie, et la phronêsis qui en fait partie l’est apparemment très directement) ; mais le texte ne fait que laisser que l’entrevoir, comme vaguement et sans que l’on puisse en tracer les contours exacts. Ce qui semblerait confirmer qu’il s’agit d’une difficulté parallèle au problème de se connaître soi‑même : de la difficulté, pour l’homme (même identifié avec l’âme) de saisir directement et d’une façon non‑métaphorique la source de sa propre activité.

S’il l’on se souvient maintenant du passage cité du Phèdre 229e‑230a, on comprend mieux pourquoi Socrate y mobilisait, afin de décrire la tâche qui reste à accomplir, à la fois la simplicité du divin et la complexité bestiale. C’est que la question de la connaissance de soi‑même n’a pas son vocabulaire

56. E. Berti, Aristotele. Protrettico. Esortazione alla filosofia, nuova edizione, Turin, Unione Tipografico‑Editrice Torinese, 2000, p. 91 n. 91. Berti renvoie aux passages de l’Éthique à Nicomaque où l’on lit que l’homme est surtout l’intellect (noûs) ; or ce dernier est décrit soit comme ce qui gouverne (IX, 8, 1168b 35) soit comme ce qui garantit le plus grand bonheur contemplatif (X, 7, 1178a 7‑8). L’ambiguïté centrale semble donc persister.

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spécifique qui permettrait de la situer au niveau théorique. Il ne reste qu’à indiquer, comme le fait Socrate à plusieurs reprises, que cette connaissance spéciale impliquerait un dépassement de l’homme, sans qu’il soit nécessaire d’en conclure à un rôle directement actif du principe divin. Il suffit, semble vouloir dire le Premier Alcibiade, que le divin, tel un miroir, accompagne notre vrai «nous‑mêmes» et que, en même temps, la meilleure partie de l’âme que nous sommes, étant capable de penser, sert de pivot sur lequel continuent à s’articuler la connaissance théorique et morale57.

Dans cette perspective, il faudrait maintenant réinterpréter l’activité de Socrate dans notre dialogue, et surtout la nature de son art d’enfanter, avec l’aide divine (meta tou theou, 105e 6) les pensées des autres. Et bien qu’il ne soit pas possible d’entamer ici une telle lecture, l’on peut parier que la tension entre la connaissance de soi‑même et la conversation humaine, même la plus philosophique, restera pendante. Se réclamant du secours divin, Socrate confirme son statut d’un homme qui pourrait déjà avertir son jeune interlocuteur par cette double négation du regard et de l’être qu’il utilisera dans le Banquet : ameinon skopei mê se lanthanô, ouden ôn. «Regarde bien afin que je ne te cache que je ne suis rien» (219a 2).

57. Sur les problèmes qui accompagnent cette articulation chez le jeune Aristote voir J. D. Monan, «La connaissance morale dans le Protreptique d’Aristote», Revue philosophique de Louvain, 58, 1960, pp. 185‑219.