La théologie catholique française entre antimodernisme et aggiornamento. La modernité...

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7 7 LA THÉOLOGIE CATHOLIQUE FRANÇAISE ... E NTREPRISE ÉDITORIALE PROPREMENT COLOSSALE dont la publication s’est étendue sur plus d’un demi-siècle, de la parution du premier fascicule en 1899, allant des entrées Aaron à Acta Martyrum, jusqu’à la parution du cent cinquantième et dernier fascicule en 1950, qui couvrait les articles Wyclif à Zwinglianisme, les quinze tomes en trente volumes du Dictionnaire de théologie catho- lique (DThC) restent assurément l’une des plus belles réali- sations de la maison Letouzey et Ané. Dirigé d’abord par l’abbé Alfred Vacant (1852-1901), à qui devaient succéder les abbés Eugène Mangenot (1856-1922) et Émile Amann (1880-1948), avant que sceau ne fût mis à l’ensemble par le chanoine Albert Michel (1877-1972), l’ouvrage regroupait finalement quelque 9 500 articles rédigés par environ 460 collaborateurs. Il était à peine terminé que les éditions Letouzey et Ané publiaient, dès 1951, le premier des dix-huit fascicules de Tables générales dont la confection, dirigée par Albert Michel, allait nécessiter vingt et un ans de travail – le dernier fascicule paraissait en 1972. Projeté, puis commencé au temps de la crise moderniste, le corps du DThC est achevé l’année de la publication de l’encyclique Humani generis par le pape Pie XII, qui tente de juguler la diffusion d’une « Nouvelle théologie » sans doute plus fantasmée que LA THÉOLOGIE CATHOLIQUE FRANÇAISE ENTRE ANTIMODERNISME ET “AGGIORNAMENTO” LA MODERNITÉ THÉOLOGIQUE DANS LES TABLES GÉNÉRALES DU DICTIONNAIRE DE THÉOLOGIE CATHOLIQUE (1951-1972) Sylvio Hermann De Franceschi BLE_2__maquette_MU_26_11_14.indd 7 19/12/2014 10:55:32

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E NTREPRISE ÉDITORIALE PROPREMENT COLOSSALE dont la publication s’est étendue sur plus d’un demi-siècle, de la parution du premier fascicule en

1899, allant des entrées Aaron à Acta Martyrum, jusqu’à la parution du cent cinquantième et dernier fascicule en 1950, qui couvrait les articles Wyclif à Zwinglianisme, les quinze tomes en trente volumes du Dictionnaire de théologie catho-lique (DThC) restent assurément l’une des plus belles réali-sations de la maison Letouzey et Ané. Dirigé d’abord par l’abbé Alfred Vacant (1852-1901), à qui devaient succéder les abbés Eugène Mangenot (1856-1922) et Émile Amann (1880-1948), avant que sceau ne fût mis à l’ensemble par le chanoine Albert Michel (1877-1972), l’ouvrage regroupait finalement quelque 9 500 articles rédigés par environ 460 collaborateurs. Il était à peine terminé que les éditions Letouzey et Ané publiaient, dès 1951, le premier des dix-huit fascicules de Tables générales dont la confection, dirigée par Albert Michel, allait nécessiter vingt et un ans de travail – le dernier fascicule paraissait en 1972. Projeté, puis commencé au temps de la crise moderniste, le corps du DThC est achevé l’année de la publication de l’encyclique Humani generis par le pape Pie XII, qui tente de juguler la diffusion d’une « Nouvelle théologie » sans doute plus fantasmée que

LA THÉOLOGIE CATHOLIQUE FRANÇAISE ENTRE ANTIMODERNISME ET “AGGIORNAMENTO” LA MODERNITÉ THÉOLOGIQUE DANS LES TABLES

GÉNÉRALES DU DICTIONNAIRE DE THÉOLOGIE CATHOLIQUE (1951-1972)

Sylvio Hermann De Franceschi

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réelle1 ; quant aux Tables générales, leur dernier fascicule paraît la même année qu’un essai emblématique du théologien dominicain Claude Geffré – né en 1926 – intitulé Un nouvel âge de la théologie. Il faut se rendre à l’évidence : le DThC n’a cessé de courir derrière une modernité théolo-gique qui l’a dépassé dès le départ. Sans doute révélateurs d’un sentiment largement répandu chez les gens d’Église au lendemain du second concile du Vatican, les propos acerbes tenus par le dominicain Philippe Roqueplo – alors maître de conférences à l’Institut catholique de Paris – dans un ouvrage publié en 1968, année cruciale2, et intitulé Expérience du monde, expérience de Dieu ? Recherches théolo-giques sur la signification divine des activités humaines, témoignent d’une incompréhension désormais irrémé-diable face à l’univers théologique incarné par le DThC. L’introduction à la première partie du livre de Philippe Roqueplo avait pour titre : En feuilletant le Dictionnaire de théologie catholique. Significativement d’ailleurs, l’auteur a jugé nécessaire de rappeler ce qu’était le DThC. Après des préliminaires faussement neutres, le P. Roqueplo entamait un véritable réquisitoire contre une œuvre qu’il dénonçait pour être complètement périmée – et de dénombrer les entrées absentes dans le DThC : à Métier, rien ; à Travail, rien ; à Profane, rien ; à Famille, rien ; à Paternité, rien ; à

1. Sur la « Nouvelle théologie », voir les récentes synthèses de H. Boersma, Nouvelle Théologie and Sacramental Ontology. A Return to Mystery, Oxford, 2009, et de J. mettepenningen, Nouvelle théologie. New Theology Inheritor of Modernism, Precursor of Vatican II, Londres, 2010. Consulter également J.-Cl. petit, « La compréhension de la théologie dans la théologie française au xxe siècle. Pour une théologie qui réponde à nos nécessités : la nouvelle théologie », Laval théologique et philosophique, xlviii/3, 1992, p. 415-431, et É. Fouilloux, « Nouvelle théologie et théologie nouvelle », L’histoire religieuse en France et en Espagne, éd. B. pellistrandi, Madrid, 2004, p. 411-426. Pour une mise en perspective de l’encyclique Humani generis et de ses échos, voir R. guelluy, « Les antécédents de l’encyclique Humani generis dans les sanctions romaines de 1942 : Chenu, Charlier, Draguet », Revue d’histoire ecclésiastique, lxxxiii/3-4, 1986, p. 421-497, A. desmaziÈres, « Le sens d’une soumission. La réception française de l’encyclique Humani generis (1950-1951) », Revue thomiste, cv/2, 2005, p. 276-306. Pour une présentation du contexte intellectuel français, consulter l’ouvrage désormais classique d’É. Fouilloux, Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris, 1998.2. Sur les « années 68 » et la crise du catholicisme, voir D. pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, 2002, et id., « Les savoirs du religieux dans la France des années 68. Le catholicisme entre théologie et sciences humaines », Revue suisse d’histoire religieuse et culturelle, 104, 2010, p. 213-225.

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Maternité, rien ; à Femme, rien ; à Sexe, rien ; à Plaisir, rien ; à Économie, rien ; à Politique, rien ; à Corps, une notice sur les Corps glorieux ; à Profession, un article sur les Professions de foi. On mesure là l’effet d’étrangeté produit par un ouvrage conçu au tournant des xixe et xxe siècles sur un auteur qui participait de fait à l’effort de réception de Vatican II – d’évi-dence, l’objet même de la réflexion des théologiens s’était considérablement déplacé en un demi-siècle : « Un discours théologique organisé sur les réalités terrestres est prati-quement absent du DThC. Le motif en est, me semble-t-il, une certaine conception de la théologie, de la foi et de la Révélation elle-même : celle-ci constitue en effet, aux yeux des rédacteurs de notre dictionnaire, une parole surna-turelle qui ne nous entretient que de Dieu et des réalités surnaturelles3. » À en croire le P. Roqueplo, le DThC appar-tenait à une époque de l’histoire du christianisme où la foi ne se concevait que comme une connaissance ayant pour seul objet les mystères divins – dès lors, la théologie n’avait pas de discours à tenir sur les réalités profanes en tant que telles ; depuis trois décennies, nombre de théologiens avaient tenté de réconcilier l’Église avec la modernité, et leurs efforts avaient été couronnés de succès à Vatican II ; manifestement, le DThC ne devait plus trouver à qui parler dans la nouvelle communauté ecclésiale catholique que les récents travaux conciliaires avaient esquissée.Critiques sans nul doute rétrospectivement aussi datées que l’objet qu’elles avaient pris pour cible, mais qui ont vive-ment irrité les éditions Letouzey et Ané. Dans le fascicule xv (1968) des Tables générales, les éditeurs du DThC ont fait insérer un encart où ils dénoncent la partialité des re-proches du P. Roqueplo et contestent le caractère trop agres-sif de sa charge : « Était-il nécessaire de prendre ce ton de pamphlétaire […] pour ironiser sur l’absence – parfois plus apparente que réelle – d’articles dont seuls un total chan-gement d’optique ou les générales remises en cause d’au-jourd’hui font effectivement sentir le besoin ? » Propos qui reconnaissaient indirectement que le moment 68 du catho-licisme français, et plus largement européen, faisait peser une réelle menace sur l’avenir du DThC. Sans se découra-ger, les éditions Letouzey et Ané rappelaient vertement que

3. Ph. roqueplo, Expérience du monde, expérience de Dieu ? Recherches théologiques sur la signification divine des activités humaines, Paris, 1970 [1968], p. 20-21.

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les Tables générales, alors en cours d’achèvement, compor-taient d’abondantes notes complémentaires et de significa-tives mises au point. Grâce à elles, le DThC avait fait « un énorme travail d’aggiornamento » – on peut être sûr que le choix du terme, utilisé par Jean XXIII lors de la convocation du récent concile, était soigneusement délibéré. Si, poursui-vaient les éditions Letouzey et Ané, il se trouvait des théolo-giens pour estimer que le DThC ne représentait plus qu’une « somme dépassée de la théologie de papa », il n’en était pas moins vrai que l’ouvrage demeurait « quand même l’une des gloires de l’Église de France au xxe siècle ». Véhémentes protestations qui peinaient à dissimuler le fait qu’aux yeux de beaucoup, le DThC semblait irrémédiablement périmé alors même que s’achevait sa publication, soixante-dix ans après la parution du premier fascicule.La gigantesque et presque interminable entreprise édito-riale développée au temps des ardeurs de la crise moder-niste arrivait finalement à bon port, mais dans un contexte intellectuel et théologique profondément changé. Au pre-mier DThC, celui d’avant 1914, pétri d’antimodernisme, avait succédé un deuxième DThC, celui de l’entre-deux-guerres, qui, dirigé par l’abbé Amann, s’était peu à peu es-sayé à faire la part des choses et qui, à l’instar du discours tenu par le théologien Jean Rivière (1878-1946) dans l’article Modernisme (1929) – à plusieurs égards représentatif d’un sentiment également partagé par les nouvelles générations de théologiens –, estimait que « la phase du modernisme aigu » était désormais « close » et qu’« une nouvelle poussée dans ce sens » ne semblait assurément pas « conforme aux vraisemblances de l’histoire »4, avant qu’un troisième DThC, celui des Tables générales, ne vînt couronner un ensemble déjà plus qu’imposant. Dans une synthèse sur La théologie catholique publiée en 1977 – soit cinq ans seulement après l’achèvement des Tables générales, mais plus d’un quart de siècle après la publication du dernier fascicule du corps du DThC – dans la célèbre collection Que sais-je ? des Presses Universitaires de France, Charles Wackenheim, né en 1931, professeur à la Faculté de théologie catholique de l’Uni-versité de Strasbourg, revenait sur l’étonnante floraison de dictionnaires et d’encyclopédies théologiques durant le pre-

4. J. riviÈre, art. « Modernisme », DThC, t. x/2, Paris, 1939, col. 2009-2047 [col. 2045].

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mier xxe siècle : « Il semble qu’après le traumatisme moder-niste, les théologiens catholiques aient voulu faire le point des connaissances acquises dans les diverses disciplines et montrer que la science ne s’opposait pas aux dogmes de l’Église5. » D’une production massive et quelque peu étour-dissante émergeaient les trente volumes du DThC et leurs 41 352 colonnes réparties sur 20 676 pages, monument d’érudition qui « a valeur de symbole »6. L’élaboration de l’ouvrage avait demandé un demi-siècle, et les premiers fas-cicules avaient rapidement été jugés vieillis, mais Charles Wackenheim relevait que les Tables générales avaient réa-lisé sur de nombreux points « une tentative de mise à jour »7 – le constat établi en 1977 n’en était pas moins formel : « À l’heure actuelle, les théologiens ne consultent plus guère le DTC que pour des recherches d’ordre historique. On peut dire qu’on y trouve la préhistoire bien documentée des problèmes théologiques qui se posent à notre généra-tion8. » Élaborées grâce au labeur invincible du chanoine Albert Michel et de Bernard Loth (1895-1972) – maître de chapelle des églises Saint-Étienne-du-Mont et Saint-Am-broise, professeur à la manécanterie des Petits chanteurs à la Croix de bois, Bernard Loth avait déjà publié en 1929 un volume de tables du DThC couvrant les lettres A à L qu’il n’avait jamais complété et qui était considéré comme trop sommaire –, tous deux décédés en 1972, l’année même où a été publié leur 18e et ultime fascicule, les Tables générales avaient été divisées en trois parties successivement ache-vées en 1959, en 1967 et en 1972. Dans une note publiée en tête du premier fascicule des tables en 1951, Loth et Michel indiquaient l’esprit dans lequel ils avaient travaillé et au-quel ils avaient demandé à leurs nombreux collaborateurs de se plier : « Les Tables ont été conçues dans un esprit avant tout théologique, cherchant à fournir, pour toutes les ques-tions complexes abordées par les écrivains de toute époque, de toute école, et souvent par des hétérodoxes, une synthèse qui permette de reconstituer facilement la trame de ces en-seignements, des réactions qu’ils ont provoquées et finale-ment de la doctrine formulée par l’Église pour clore le pro-grès de la tradition. » Le rythme de parution des fascicules

5. Ch. Wackenheim, La théologie catholique, Paris, 1977, p. 107.6. Ibid., p. 107.7. Ibid., p. 108.8. Ibid., p. 108.

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des Tables générales a été assidu, mais leur confection n’en a pas moins duré plus de vingt et un ans9 – si l’on admet logiquement qu’elle a commencé avant la publication du premier fascicule en 1951. La note introductive insérée au début du premier fascicule de 1951 affirmait que les Tables générales se voulaient aussi théologiques que le dictionnaire qu’elles indexaient. Elle montrait également le souci – et la maison Letouzey et Ané avait raison d’y insister dans sa ré-plique aux critiques du P. Roqueplo – de faire une mise à jour ponctuelle du DThC : « Bien que le Dictionnaire, tout au moins dans sa première partie, ait déjà vieilli, il ne pouvait être question d’entreprendre, dès maintenant, une nouvelle encyclopédie ou même de donner un supplément dans le genre du Supplément au Dictionnaire de la Bible. Il a donc été décidé d’insérer dans les Tables quelques compléments, indispensables, principalement bio-bibliographiques, de mettre les articles des premiers volumes en harmonie avec le Code de droit canonique et d’esquisser, pour les quelques notices dont on a regretté l’absence dans le Dictionnaire, les grandes lignes d’un développement. » Si la confection des Tables générales a été conjointement dirigée par Bernard Loth et Albert Michel, il reste que le chanoine Michel leur a versé un lourd tribut en rédigeant l’ensemble des textes qui y figurent en petits caractères et non signés, outre les quelques articles plus conséquents qu’il a fait suivre de son nom ou de ses initiales10. Après les vingt et un ans de direc-tion de l’abbé Mangenot, de 1901 à 1922, et les vingt-six ans de direction de Mgr Amann, de 1922 à 1948, les vingt-quatre années de direction d’Albert Michel, de 1948 à 1972, souvent

9. Les huit fascicules de la 1re partie paraissent de 1951 à 1959 : 1, Aaron – Arbitrage, 1951 ; 2, Arbitrage – Cajétan, 1953 ; 3, Cajétan – Concordats, 1954 ; 4, Concordats – Dissimulation, 1955 ; 5, Dissimulation – Essence, 1956 ; 6, Essence – Fidèle, 1957 ; 7, Fidélité – Garrigou-Lagrange, 1958 ; 8, Garri-gou-Lagrange – Hefele, 1959. Les dix fascicules des 2e et 3e parties sont publiés de 1960 à 1972 : 9, Hefner – Innocent XII, 1960 ; 10, Innocent XII – Jésuites, 1962 ; 11, Jésuites – Juvernay, 1963 ; 12, Kabale – Magie, 1965 ; 13, Magie – Nicon, 1967 ; 14, Nicon – Pénitence, 1967 ; 15, Pénitence – Raison, 1968 ; 16, Raison – Stolz, 1970 ; 17, Stolz – Vaganay, 1971 ; 18, Vaghachapat – Zwinglianisme, 1972.10. On les trouve aux entrées suivantes : Action catholique ; Amann (Mgr) ; Apôtres (Symbole des) ; Ascension ; Assomption ; Billot (Louis) ; Définition dogmatique ; Eucharistie (Églises dissidentes et présence réelle. Note sur la concélébration) ; Foi ecclésiastique ; Homme ; Honneur ; Image ; Immanence ; Intégrisme ; Jean (Saint) ; Jésus-Christ (Christologie des Pères. Théologie du Christ) ; Laïcisme, laïcité ; Laïcs, laïcat ; Paul VI ; Péché originel ; Pie XI ; Pie XII ; Salut ; Substance.

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méconnues, sont très loin d’être négligeables et ont forte-ment marqué la physionomie de l’entreprise.Beaucoup plus marqué que ses prédécesseurs, le person-nage ne laissait pas indifférent dans une corporation natu-rellement douée de mémoire. Albert Michel avait été recru-té en 1909 dans l’équipe des collaborateurs du DThC. Son premier article, consacré à l’élection comme acte divin, paraît en 1910 dans le 32e fascicule. La même année, Al-bert Michel, qui est docteur en philosophie et en théologie, est choisi par Mgr Jean-Arthur Chollet (1862-1952), devenu évêque de Verdun, pour lui succéder à la chaire de théolo-gie dogmatique de l’Institut catholique de Lille. Le nouvel enseignant se signale par son ardeur antimoderniste. Il re-prend son combat après la guerre en assurant, à partir de 1920 – et jusqu’en 1969 –, une chronique dogmatique très redoutée dans L’Ami du Clergé. On murmure alors que les censeurs romains se servent de ses comptes rendus pour faire plus rapidement leurs rapports. En 1924, le chanoine Michel publie une recension particulièrement malveillante de la thèse de doctorat que son collègue Gustave Bardy (1881-1955), depuis peu lui aussi collaborateur du DThC, vient de consacrer à Paul de Samosate (1923) – l’ouvrage est aussitôt déféré au Saint-Office, en compagnie d’une intro-duction aux textes patristiques intitulée En lisant les Pères que Bardy avait publiée en 1921 ; les deux titres sont mis à l’Index en décembre 1926 donec corrigantur, mais sans pu-blication de la sanction, cependant que le chanoine Bardy a été écarté de sa chaire dès 1924, malgré la généreuse entremise de son ami Achille Liénart (1884-1973), alors professeur au grand séminaire de Lille11, avant qu’il ne fût nommé à la tête de l’archidiocèse lillois – il devait le diriger pendant quarante ans – en 1928. L’affaire met également Albert Michel en difficulté : déjà dénoncé pour concubinage en 1922, il est définitivement éloigné de l’Institut catholique de Lille en 1927 et remplacé par l’abbé Palémon Glorieux (1892-1979), lui-même par la suite collaborateur du DThC à partir de 1939 et grand pourvoyeur de notices pour les Tables générales. Après avoir quitté Lille, Albert Michel est d’abord aumônier de lycée à Strasbourg, puis à Nancy, avant de devenir le curé d’une petite paroisse des Vosges.

11. Sur l’affaire Bardy, voir É. Fouilloux, « La passion de l’abbé Bardy », Mélanges de sciences religieuses, lxix/4, 2012, p. 29-54.

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Dès lors, ses activités d’écriture se recentrent autour de la chronique dogmatique de L’Ami du Clergé et, évidemment, du DThC, où la liste de ses articles est le reflet de centres d’intérêts bien spécifiques : Élus (Nombre des), Feu de l’En-fer, Feu du Jugement, Feu du Purgatoire, Hérésiarque, Héré-sie, Mitigation des peines de la vie future, Mort, Mutilation, Pénitence, Propagation admirable du christianisme, Purga-toire12, Résurrection des morts, entre autres, sans compter le massif article Jésus-Christ (1924) ou encore un copieux article Trinité (1947), curieusement écrit en collaboration avec Gustave Bardy lui-même. Parallèlement, le chanoine Michel publie ses propres ouvrages : ainsi, en 1928, une syn-thèse sur Les fins dernières ; ainsi, en 1954, une étude sur Les enfants morts sans baptême. D’évidence, Albert Michel a su conserver des positions doctrinales qui devaient obstiné-ment l’écarter de toute tentation progressiste.Au surplus, la réputation de l’acerbe chanoine s’était tôt éta-blie à l’occasion d’un échange un peu vif avec le moderniste Lucien Laberthonnière (1860-1932), directeur des Annales de philosophie chrétienne depuis 1905. En février 1913, Albert Michel s’en était pris au P. Laberthonnière dans un article publié par Les Questions ecclésiastiques, la revue mensuelle de l’Institut catholique de Lille, et intitulé Le catholicisme d’après M. Laberthonnière – à la suite de quoi, le 8 mai, un décret de l’Index proscrivait l’entière série des Annales de philosophie chrétienne publiées entre 1905 et 1913. Il était de notoriété publique que le chanoine Michel n’était pas étran-ger à la condamnation romaine. Entre-temps, le P. Laber-thonnière avait rageusement répliqué en avril 1913 dans un article vengeur publié par les Annales de philosophie chré-tienne et savoureusement intitulé Le catholicisme d’après M. A. Michel. De son adversaire, Lucien Laberthonnière ne pensait assurément pas le plus grand bien. Faisant la syn-thèse des reproches qu’Albert Michel lui avait adressés à l’occasion de la publication de sa petite brochure intitulée Sur le chemin du catholicisme (1913), le P. Laberthonnière ne mâchait pas ses mots : « Tout assentiment, ou même tout effort pour aboutir à un assentiment qui serait à quelque de-gré épanouissement de l’esprit et de l’âme, devient quelque

12. Pour une mise en perspective théologique et historique des thèses du chanoine Albert Michel sur le Purgatoire, voir G. cuchet, « La crise théolo-gique du Purgatoire (1850-1950) », Revue d’histoire de l’Église de France, 215, 1999, p. 333-353.

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chose d’essentiellement suspect et condamnable : c’est du subjectivisme, du modernisme, du protestantisme libéral13. » Apparemment, Laberthonnière et Michel ne partageaient que très peu de valeurs religieuses – la conception que cha-cun se faisait de la religion même les éloignait irrémédia-blement l’un de l’autre, et Laberthonnière ne se privait pas de le souligner, non sans férocité : « Qu’est-ce donc qu’être croyant, qu’est-ce donc qu’être obéissant pour M. Michel ? Pour le dire en un mot, ce n’est rien de moins et rien de plus qu’être comme Satan sous les pieds de l’archange, écra-sé, ventre à terre, et avouant qu’on est vaincu […]. Voilà le catholicisme d’après M. Michel. Certes, il ne séduira per-sonne par sa beauté ou sa bonté14. » L’antimodernisme d’Al-bert Michel s’était tôt manifesté. En 1904, il faisait paraître dans la Revue des sciences ecclésiastiques un article intitulé Quelques notes sur la Parousie où il montrait le danger que les thèses loisystes faisaient encourir au dogme de l’Église15. Après la souscription de l’encyclique Pascendi par Pie X le 8 septembre 1907, l’abbé Michel, alors curé d’Aouze dans les Vosges, publiait, toujours dans la Revue des sciences ecclé-siastiques – où il rédigeait un bulletin théologique régulier depuis 1906 –, une contribution sur L’infaillibilité pontificale qui ne laissait aucun doute sur ses sentiments16. Défenseur farouche des positions doctrinales assumées par le jésuite Louis Billot (1846-1931) – professeur à l’Université ponti-ficale grégorienne et proche de Charles Maurras –, dont il se reconnaissait le disciple et dont, jeune étudiant au Sé-minaire français de Rome, il avait suivi les cours, il devait garder sa vie durant l’empreinte de son séjour romain, dé-clarant le jour de ses noces d’or en 1950 : « À mes anciens maîtres du Collège Romain, je garde d’autant plus de recon-naissance qu’ils m’ont inculqué en théologie l’amour d’un thomisme intransigeant devant lequel pâlirait peut-être ce-lui de certains fils de saint Dominique17. » Membre de l’Aca-

13. L. laBerthonniÈre, « Le catholicisme d’après M. A. Michel », Annales de philosophie chrétienne, xvi/1, 1913, p. 46-74 [p. 64].14. Ibid., p. 65.15. A. michel, « Quelques notes sur la Parousie », Revue des sciences ecclésias-tiques, xviii/2, 1904, p. 97-109.16. id., « L’infaillibilité pontificale. À propos des récentes condamnations modernistes et controverses catholiques », La Revue des sciences ecclésias-tiques et la Science catholique, ii/8, 1908, p. 708-733.17. Cité dans R. desvoyes, « Un grand ami… Le chanoine Albert Michel (1877-1972) », Esprit et vie. L’Ami du Clergé, lxxxii/40, 5 octobre 1972, p. 545-546

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démie pontificale romaine de saint Thomas d’Aquin – où il voisine avec d’aussi prestigieux thomistes français que le dominicain Réginald Garrigou-Lagrange (1877-1964) et le jésuite Charles Boyer (1884-1980) –, il devient membre de l’Académie pontificale de théologie en 1959. Dans une né-crologie qu’il lui consacrait le 5 octobre 1972, Mgr Robert Desvoyes (1910-2004), directeur de L’Ami du Clergé – deve-nu Esprit et Vie en 1969 –, ne dissimulait pas la complexité de la personnalité théologique du chanoine Albert Michel : « Il ne se décidait résolument que s’il croyait percevoir une position nette du Magistère lui garantissant sa fidélité à la vraie doctrine. Il pouvait alors être ferme et même intran-sigeant […]. Même dans les périodes douloureuses, jamais la pensée qu’il pût s’écarter de l’Église ne l’effleura. Aussi, malgré la fatigue et un relatif isolement, s’était-il mis avec entrain à la préparation du Concile. Car il fut de ces experts qui préparèrent, pendant plus de deux ans, les travaux de la grande assemblée de l’Église. Sa santé lui interdit d’en suivre à Rome le déroulement, mais il s’informait des dé-libérations conciliaires avec une grande attention. Et si l’après-concile le surprit quelquefois ou le troubla, la séré-nité de sa foi ne fut pas amoindrie18. » Tel était le théologien à qui il est revenu de mener à son terme le DThC et de le clore par de monumentales Tables générales dont le but était de nuancer ou de compléter un ouvrage dont la confection avait été si longue que la fin en avait parfois laissé périmer le commencement.

1. LA VITALITÉ DE LA THÉOLOGIE FRANÇAISE DU SECOND APRÈS-GUERRE

Il ne s’agit assurément pas ici d’établir le récapitulatif ex-haustif des infléchissements thématiques ou doctrinaux que manifestent les Tables générales du DThC, mais plu-tôt de proposer, à partir du discours qui y est tenu sur la théologie même et sa pratique, un parcours dans le travail d’aggiornamento qu’elles accomplissent. Publiée en 1958 et rédigée par des professeurs de la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Lille, une copieuse note complé-mentaire à l’article France des Tables générales est l’occa-

[p. 545].18. Ibid., p. 546.

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sion de faire un opportun état des lieux de la théologie en France. Le chanoine Jean-Charles Didier (1905-2003) re-lève de prime abord que les sciences religieuses ont pris un remarquable essor au lendemain de la Première Guerre mondiale, portées par les résultats des recherches entre-prises par les pionniers qu’ont été Marie-Joseph Lagrange (1855-1938), Joseph Tixeront (1856-1925), Pierre Batif-fol (1861-1929), Louis Duchesne (1843-1922), Pierre-Félix Mandonnet (1858-1936) et Louis Saltet (1870-1952), entre autres. Phénomène dont les multiples facteurs avaient été analysés dès 1929 par l’abbé Jean Rivière (1878-1946) dans son étude sur Le modernisme dans l’Église19 – à quoi il fal-lait ajouter le bilan tiré dès 1931 par le P. Chenu lui-même dans une tribune intitulée Les sens et les leçons d’une crise religieuse20. La tonalité du discours tenu par l’abbé Didier en 1958 est franchement progressiste : « Une fois résolue la crise moderniste, il fallait bien en tirer la leçon et introduire dans les études ecclésiastiques, malgré ses ultimes soubre-sauts et l’obstruction opposée par l’intégrisme, un esprit et une méthode scientifiques au service même de la foi […]. D’où l’importance prise par la critique textuelle et l’histoire. D’où la tendance toujours plus accentuée d’un retour aux sources, portant sur l’Écriture et la Tradition, celle-ci en-tendue dans son acception la plus vaste21. » Ressourcement de la théologie catholique que l’abbé Didier approuvait sans réserve et dont témoignaient le développement sans précé-dent des études bibliques, patristiques et scolastiques et la place sans cesse plus importante que l’on accordait à la po-sitive. Des Dictionnaire de théologie catholique, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Dictionnaire de droit canonique, Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésias-tiques, édités par la maison Letouzey et Ané, ou encore du Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, publié chez Beauchesne, l’abbé Didier remarquait qu’ils étaient « sans parallèle dans le monde entier »22 – sans compter le Diction-naire pratique des connaissances religieuses dirigé par Jo-seph Bricout (1867-1930), dont les sept volumes étaient pa-

19. J. riviÈre, Le modernisme dans l’Église. Étude d’histoire religieuse contemporaine, Paris, 1929.20. M.-D. chenu, « Le sens et les leçons d’une crise religieuse », La Vie intel-lectuelle, xiii/3, 10 décembre 1931, p. 356-380.21. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1630.22. Ibid., col. 1632.

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rus de 1924 à 1933 toujours chez Letouzey et Ané, ou encore l’encyclopédie Catholicisme, récemment entreprise sous la direction de Gabriel Jacquemet, également chez Letouzey et Ané, et qui avançait plutôt rapidement, « ce qui est mer-veille, car le plus grand défaut de ces œuvres herculéennes est de s’étirer sur des décades entières »23. Au demeurant, l’abbé Didier se félicitait qu’il fût heureusement procédé, grâce aux Tables générales du DThC, à « une mise à jour très bienvenue »24. Manifestement, le chanoine Michel avait su laisser à ses collaborateurs une liberté de sentiments qui confère aux tables un cachet théologique tranchant sur le corps de l’ouvrage.Les auteurs semblent s’accorder pour relever que nombre des orientations de la pensée théologique française du second après-guerre sont déjà lisibles dans le DThC de l’entre-deux-guerres. Ainsi l’abbé Paul Guilluy (1913-1989), lorsqu’il évoque la fameuse querelle de la « philosophie chrétienne », qui, de 1931 à 1936, a soulevé la question de la compénétration réciproque du christianisme et des inter-rogations philosophiques grecques, note-t-il qu’elle a été à l’origine du retour à la pensée des Pères de l’Église, dont la collection Sources chrétiennes25, fondée par les jésuites Victor Fontoynont (1880-1958), Jean Daniélou (1905-1974), Henri de Lubac (1896-1971) et Claude Mondésert (1906-1990) en 1941, demeure sans aucun doute le plus éloquent témoignage. Parmi les différentes réponses apportées au cours de la discussion, les uns, tel le philosophe Jean Guit-ton (1901-1999) dans Le temps et l’éternité chez Plotin et saint Augustin (1933), avaient soutenu qu’il y avait une opposition entre pensée chrétienne et philosophie grecque ; d’autres, tel Régis Jolivet (1891-1966) dans son Essai sur les rapports de la pensée grecque et de la pensée chrétienne (1931), qui comparait Aristote et saint Thomas à propos de l’idée de création ou Plotin et saint Augustin sur le problème du mal, estimaient au contraire que les Pères et les Docteurs s’ac-cordaient avec l’hellénisme philosophique ; une troisième tendance était incarnée par le jésuite – lui aussi spécialiste de Plotin – René Arnou (1884-1972), professeur à l’Université pontificale grégorienne de 1926 à 1959, qui, dans le copieux

23. Ibid., col. 1632.24. Ibid., col. 1632.25. Voir É. Fouilloux, La collection Sources chrétiennes. Éditer les Pères de l’Église au xxe siècle, préf. J. pouilloux, Paris, 1995.

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article Platonisme des Pères publié en 1934 dans le DThC26, faisaient remarquer que lorsque les Pères recouraient aux concepts de la philosophie grecque, ils leur faisaient subir une profonde transformation. Le débat avait eu l’indéniable mérite de reposer la question, essentielle, de la légitimité avec quoi des penseurs s’efforçaient à chaque génération d’allier leurs convictions chrétiennes avec les philosophies contemporaines. À propos de quoi l’abbé Guilluy ne crai-gnait pas d’évoquer les débats récents sur le transformisme et l’évolutionnisme : « Depuis L’évolution créatrice de Berg-son, l’homme n’est plus considéré comme perdu et anonyme dans l’évolution du monde ; il lui donne son sens. Le P. Teil-hard de Chardin […] s’est efforcé de mener jusqu’au sens humain et divin de l’évolution ceux qui ne réfléchissent sur l’homme que dans le cadre de l’évolution du monde27. » Ra-pide incise qui témoignait d’une discrète sympathie pour les thèses du jésuite Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), dont les théories s’étaient heurtées à une forte opposition de la Compagnie de Jésus et de la curie romaine : en 1927, l’Imprimatur lui avait été refusé pour Le milieu divin, écrit en 1926 et finalement publié en 1957 ; de même lui avait-on interdit en 1944 de faire paraître Le phénomène humain, rédigé de 1938 à 1940 et publié en 1955 à titre posthume28. En 1947, le jésuite est invité à ne plus rendre publique la poursuite de ses recherches et de sa réflexion. En 1948, sa hiérarchie lui impose de renoncer à la chaire de paléonto-logie qu’on lui propose au Collège de France. Sobrement éloquente, l’appréciation que le P. Teilhard livre de ses in-terlocuteurs romains – de qui il essaie d’obtenir l’autorisa-tion de publier Le phénomène humain – en octobre 1948 : « Je crois que ce sont des cons29 ! » Élu en 1950 à l’Académie des Sciences, le jésuite échappe de justesse à une mise à l’Index de ses ouvrages, mais le 30 juin 1962, la Congrégation du Saint-Office produit un monitum qui met en garde contre les thèses teilhardiennes au motif qu’elles offensent la doctrine catholique. Quatre ans auparavant, l’abbé Guilluy n’avait

26. R. arnou, art. « Platonisme des Pères », DThC, t. xii/2, Paris, 1935, col. 2258-2392.27. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1638.28. Pour une présentation du cas Teilhard, voir R. d’ouince, Un prophète en procès. Teilhard de Chardin dans l’Église de son temps, Paris, 1970, et J. arnould, Darwin, Teilhard de Chardin et Cie. L’Église et l’évolution, Paris, 1996.29. Cité dans É. Fouilloux, Une Église en quête de liberté, op. cit., p. 253.

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quand même pas jugé nécessaire de faire le silence autour d’une pensée dont le rayonnement était indubitable parmi les catholiques.Dans le domaine de la dogmatique, la production théolo-gique française restait largement acquise au thomisme au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, à en croire l’abbé Didier, qui louait l’Introduction à l’étude de saint Tho-mas d’Aquin publiée en 1950 par le dominicain Marie-Do-minique Chenu (1895-1990), maître incontesté de l’école du Saulchoir. Une attention était toutefois désormais spécia-lement portée à la situation de « toute position doctrinale, celle de saint Thomas comme celle des Pères, dans l’his-toire » : « D’où une multitude d’études positives et d’histoire des dogmes30. » La théologie contemporaine, relevait l’abbé Didier, se souciait bien plus qu’auparavant et toujours plus systématiquement de retracer le cours de son développe-ment depuis les origines. Dans la masse des études récentes relevant du domaine de la positive, l’abbé Didier mention-nait à titre d’exemples La théologie au xiie siècle (1957) du P. Chenu et la Théologie du judéo-christianisme (1958) – pre-mier volume d’une Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée – du P. Daniélou. Si imbus fussent-ils désormais d’une approche historique, les théologiens catholiques n’en in-sistaient que plus fermement sur la dignité surnaturelle, et de l’objet de leurs réflexions, et même de la méthode qu’ils adoptaient, marquant « la transcendance du donné révélé sur toute systématisation rationnelle »31. Après des siècles de spécialisation, au cours desquels le savoir théologique s’était divisé en secteurs différents et toujours plus restreints au rebours de la conception unitaire brillamment illustrée par saint Thomas d’Aquin, la théologie catholique, notait avec satisfaction l’abbé Didier, semblait avoir renoué avec « son unité foncière d’immense De Deo depuis la dogmatique au sens strict jusqu’à la mystique »32 – à l’appui, le professeur lillois de citer La théologie du révélé (1921) du jésuite Michel d’Herbigny (1880-1957), un fin connaisseur de l’orthodoxie russe et des théologies orientales, et qui, dans sa 2e partie, s’attachait à dégager, pour chaque traité de la dogmatique catholique, ce qu’il avait de plus essentiellement « théo-lo-gique ». Dans l’évolution complexe de la pratique des théo-

30. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1659.31. Ibid., col. 1659.32. Ibid., col. 1659.

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logiens durant le premier xxe siècle, l’abbé Didier remar-quait qu’à plusieurs reprises s’était imposée « la nécessité de repenser les problèmes en fonction des exigences contem-poraines »33. Parmi les références avancées, il est significatif de voir cité en bonne place un article célèbre publié par le P. Daniélou dans la revue Études en 1946 et intitulé “Les orien-tations présentes de la pensée religieuse34”. Le texte a sou-vent été présenté comme le document programmatique de la « Nouvelle théologie » – l’expression, discutable, apparaît dans une allocution prononcée par Pie XII le 17 septembre 1946 devant les participants à la xxixe Congrégation géné-rale de la Compagnie de Jésus –, et il a donné lieu à une po-lémique retentissante entre les grandes figures de la frange conservatrice du thomisme dominicain, tels les PP. Garri-gou-Lagrange et Marie-Michel Labourdette (1908-1990), et les jésuites du scolasticat de Fourvière à Lyon, soutenus plus ou moins ouvertement par les prêcheurs du Saulchoir. En 1947, les contributions au débat qui avaient été publiées dans la Revue thomiste, dominicaine, et les Recherches de science religieuse, périodique jésuite, sont réimprimées sous le titre de Dialogue théologique, et en 1948, le dominicain Yves Congar (1904-1995) prenait part à la discussion en fai-sant paraître dans les Cahiers du monde nouveau un article intitulé Tendances actuelles de la pensée religieuse35. Effer-vescence polémique que l’encyclique Humani generis du 12 août 1950 tentait d’endiguer. Huit ans plus tard, l’abbé Didier ne mentionne pas le document souscrit par Pie XII, mais il évoque franchement, quoique rapidement, « le malaise un moment soulevé par la formule équivoque de nouvelle théo-logie »36 – en dépit de quoi s’était quand même poursuivie la patiente élaboration d’une théologie de l’histoire qui cor-respondait aux perspectives esquissées par le P. Daniélou dans son article de 1946, et l’abbé Didier de mentionner fa-vorablement, comme jalons essentiels, L’Apocalypse de saint Jean, vision chrétienne de l’histoire publié en 1943 par le do-minicain Henri-Marie Féret (1904-1992) et trois titres du P.

33. Ibid., col. 1659.34. J. daniÉlou, « Les orientations présentes de la pensée religieuse », Études, lxxix/249, avril 1946, p. 5-21. Sur la figure du cardinal Daniélou, voir Actualité de Jean Daniélou, dir. J. Fontaine, Paris, 2006.35. Y. congar, « Tendances actuelles de la pensée religieuse », Cahiers du monde nouveau, 4, 1948, p. 33-50.36. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1659.

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Daniélou, Le mystère du salut des nations (1946), Le mystère de l’Avent (1948) et l’Essai sur le mystère de l’histoire (1953), publications qui, était-il noté, contribuaient, à la suite du programme défini par la récente théologie « kérygmatique » allemande, à redonner au discours théologique une dimen-sion pastorale qu’il avait perdue depuis trop longtemps.À la fois pondéré et prudent, mais aussi ouvert à une mo-dernité théologique en plein essor, le bilan de la théologie française proposé aux Tables générales du DThC en 1958 constate le progressif effacement de l’apologétique, alors qu’elle a pourtant donné naissance à d’importants ouvrages dans l’entre-deux-guerres, notamment le Dictionnaire apo-logétique de la foi catholique publié sous la direction du jésuite Adhémar d’Alès (1861-1938) entre 1909 et 1928 ou les travaux du dominicain Antonin-Dalmace Sertillanges (1863-1948). Longtemps nourries l’une de l’autre, théologie et apologétique sont désormais le plus souvent séparées ; les rapports qu’elles devaient entretenir étaient devenus de plus en plus délicats à articuler, ainsi que l’avait mon-tré le P. de Lubac dans son premier article, publié dans la Nouvelle revue théologique en 1930 et précisément intitulé Apologétique et théologie37. Signe des temps, à en croire l’ab-bé Didier, la disparition de la Revue apologétique en 1939, qui avait succédé à la Revue pratique d’apologétique en 1921 – manifestement s’ouvrait un nouvel âge dans l’histoire contrastée de la défense du christianisme : « Les réfutations et les mises au point ont et auront toujours lieu d’être ; mais ce qu’on appelait la controverse a fait progressivement place à l’exposé serein, objectif, au témoignage personnel, respec-tueux de la conscience d’autrui et du mystère de la grâce, au dialogue empreint d’un désir égal de comprendre et de se faire comprendre38. » Des ouvrages indéniablement apo-logétiques paraissaient encore, mais leur tonalité pacifiée ou compréhensive tranchait sur les intransigeants rejets de naguère – à l’appui, l’abbé Didier donnait pour exemples Le drame de l’humanisme athée (1944) et Proud’hon et le chris-tianisme (1945) du P. de Lubac. À l’effacement de l’apologé-tique répondait, au contraire, une inflation de la théologie fondamentale, qui avait cessé d’être simple préambule à la

37. H. de luBac, « Apologétique et théologie », Nouvelle revue théologique, lvii/4, 1930, p. 361-378, repris dans id., Théologies d’occasion, Paris, 1984, p. 97-111.38. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1660.

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démonstration catholique. L’abbé Didier soulignait avec in-térêt le singulier essor de la réflexion sur la notion même de théologie et sur la pratique et les méthodes des théolo-giens. Il mentionnait l’Introduction à l’étude de la théologie publiée en 1926 par l’oratorien Gaston Rabeau (1877-1949) – auteur des articles Philosophie (1934) et Spinoza (1940) du DThC –, une contribution intitulée Position de la théo-logie que le P. Chenu avait fait paraître en 1935 dans la Re-vue des sciences philosophiques et théologiques39, ou encore le très volumineux article Théologie (1943-1946) que le P. Congar avait publié dans le DThC40. À quoi il convenait d’ajouter le renouvellement de la réflexion théologique sur la Révélation – matière spécialement traitée par le P. Gar-rigou-Lagrange dans les deux volumes de son traité De re-velatione per Ecclesiam catholicam proposita, dont la paru-tion en 1918 avait été un petit événement dans le monde des théologiens – et sur la Tradition – l’abbé Didier renvoyait à l’article que le chanoine Albert Michel avait lui-même consacré à la notion dans le DThC en 1946, aux études ré-centes sur John Henry Newman (1801-1890) publiées par les philosophes catholiques Jean Guitton (1901-1999) et Maurice Nédoncelle (1905-1976)41, ou encore aux travaux du jésuite Pierre Chaillet (1900-1972) sur l’École de Tü-bingen et Johann Adam Möhler (1796-1838)42. Quant à la réflexion sur la notion, délicate et sujette à discussions, de développement dogmatique, l’abbé Didier notait que s’était manifesté depuis un demi-siècle un grand dynamisme qu’il-lustraient, entre autres, les noms des dominicains Reginald Maria Schultes (1873-1928), auteur d’une Introductio in his-

39. M.-D. chenu, « Position de la théologie », Revue des sciences philosophiques et théologiques, xxiv/2, 1935, p. 232-257, repris dans id., La Parole de Dieu, t. ier, La foi dans l’intelligence, Paris, 1964, p. 115-138.40. Y. congar, art. « Théologie » (1943-1946), DThC, t. xv/1, Paris, 1946, col. 341-502.41. Voir J. guitton, La philosophie de Newman : essai sur l’idée de dévelop-pement, Paris, 1933, et M. nÉdoncelle, La philosophie religieuse de John Henry Newman, Strasbourg, 1946.42. Voir L’Église est une. Hommage à Möhler, éd. P. chaillet, Paris, 1939, et P. chaillet, « L’esprit du christianisme et du catholicisme. I. Les antécédents de l’École de Tubingue », Revue des sciences philosophiques et théologiques, xxvi/3, 1937, p. 483-498, id., « L’esprit du christianisme et du catholicisme. II. L’École de Tubingue, Drey, Baader et Moehler », ibid., xxvi/4, p. 713-726, et id., « La tradition vivante », ibid., xxvii/2, 1938, p. 161-183. Consulter aussi Y. congar, « Sur l’évolution et l’interprétation de la pensée de Moehler », xxvii/2, 1938, p. 205-212.

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toriam dogmatum (1922)43 – très appréciée du P. Chenu44 –, Francisco Marín-Sola (1873-1932) – qui avait publié en 1923 un massif ouvrage intitulé La Evolución homogenéa del dogma católico, traduit dès 1924 en français45, et dont le contenu regroupait divers articles parus de 1911 à 1923 dans la revue La Ciencia Tomista – et Michel-Louis Guérard des Lauriers (1898-1988) – normalien de la promotion 1921, agrégé de mathématiques, élève au noviciat d’Amiens, puis au studium du Saulchoir, où il enseignait dès 1933, il avait publié en 1952 les deux volumes d’une ample synthèse inti-tulée Dimensions de la foi –, ou encore des jésuites Léonce de Grandmaison (1868-1927), dont les études dogmatiques, publiées à partir de 1898, avaient été regroupées dans un volume posthume intitulé Le dogme chrétien (1928), Ferdi-nand Cavallera (1875-1954) – professeur de théologie po-sitive à l’Institut catholique de Toulouse à partir de 1909, le P. Cavallera était surtout un excellent connaisseur de la patristique et avait publié en 1922 les deux premiers tomes d’une étude, malheureusement restée inachevée, sur Saint Jérôme, sa vie, son œuvre – et Pierre Rousselot (1878-1915), dont l’article publié en 1910 dans les Recherches de science religieuse sous le titre de Les yeux de la foi avait suscité une polémique assez vive. En matière ecclésiologique, l’évolu-tion était encore plus sensible, et certes récente. L’abbé Di-dier soulignait un renouvellement complet procédant de la soudaine réactualisation de « la conception paulinienne de l’Église Corps du Christ »46, et il renvoyait à l’ouvrage pré-curseur publié en 1929 par l’abbé Joseph Anger – alors di-recteur du grand séminaire de Rennes – sous le titre de La doctrine du corps mystique de Jésus-Christ d’après les prin-cipes de la théologie de saint Thomas, mais aussi au recueil posthume du jésuite Yves de Montcheuil (1900-1944) intitu-lé Aspects de l’Église (1949) et aux grandes études du P. de

43. R.-M. schultes, Introductio in historiam dogmatum. Prælectiones habitæ in Collegio Pontificio Angelico de Vrbe, 1911-1922, Paris, 1922.44. M.-D. chenu, « La raison psychologique du développement du dogme d’après saint Thomas », Revue des sciences philosophiques et théologiques, xiii/1, 1924, p. 44-51, repris dans id., La Parole de Dieu, t. ier, La foi dans l’intelligence, op. cit., p. 51-58.45. Fr. marÍn-sola, L’évolution homogène du dogme catholique, 2 vol., Fribourg, 1924. Pour une présentation des thèses du P. Marín-Sola, voir M. D. torre, God’s Permission of Sin : Negative or Conditioned Decree ? A Defense of the Doctrine of Francisco Marín-Sola, O. P., based on the Principles of Thomas Aquinas, Fribourg, 2009.46. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1661.

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Lubac – Catholicisme (1938), Corpus mysticum (1944), sans oublier la Méditation sur l’Église (1953) –, ainsi qu’aux Es-quisses du mystère de l’Église (1953) du P. Congar. La biblio-graphie de l’abbé Didier comprenait courageusement les grands titres fondateurs d’une Nouvelle Théologie que le pape Pie XII avait pourtant formellement proscrite en 1950. D’évidence, le chanoine Albert Michel n’avait pas voulu im-poser à ses collaborateurs le respect docile d’une intransi-geance que lui-même n’avait pourtant pas désavouée.Les plus grands bouleversements doctrinaux contempo-rains étaient encore à chercher dans le domaine de la théologie sacramentaire. Là encore, l’abbé Didier rele-vait la place croissante accordée à la théologie positive, à la suite des études pionnières du sulpicien Pierre Pourrat (1871-1957) – collaborateur tardif du DThC à qui soin avait été confié de rédiger les articles Quiétisme, Tauler, Thérèse de Jésus (sainte) et Tiédeur –, qui avait publié en 1907 un ouvrage précisément intitulé La théologie sacramentaire : étude de théologie positive, ou des travaux exemplaires que Ferdinand Cavallera avait consacrés, entre 1914 et 1918, à la 7e session du concile de Trente et à son décret sur les sa-crements en général47. L’abbé Didier n’avait garde d’oublier de mentionner le fameux article Imposition des mains pu-blié dans le DThC en 1922 par le jésuite Paul Galtier (1872-1961), lointain disciple de son confrère Denys Petau (1583-1652), dont les Dogmata theologica – édités de 1644 à 1650 et malheureusement inachevés – étaient considérés comme l’œuvre fondatrice de la moderne théologie positive48. À la suite de quoi, ajoutait l’abbé Didier, le « retour aux sources », qu’elles soient bibliques, liturgiques ou patristiques, et une « meilleure connaissance en particulier de l’Orient chré-tien » avaient donné « à la sacramentaire une singulière im-pulsion »49. Certes, était-il observé, les théologiens français avaient longtemps ignoré les perspectives ouvertes par le bénédictin allemand Odon Casel (1886-1948) et s’étaient ainsi placés à l’écart de la querelle de la Mysterienlehre,

47. F. cavallera, « Le décret du concile de Trente sur les sacrements en général (viie session) », Bulletin de littérature ecclésiastique, vi/8, 1914, p. 361-377, vi/9, 1914, p. 401-425, vii/1, 1915-1916, p. 17-33, vii/2, 1915-1916, p. 66-88, et ix/4, 1918, p. 161-181.48. P. galtier, art. « Imposition des mains », DThC, vii/2, Paris, 1923, col. 1302-1425. Voir aussi id., art. « Petau (Denys) », ibid., xii/1, Paris, 1933, col. 1313-1338.49. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1665-1666.

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mais le retard pris était en train d’être comblé : étaient parus en 1946 Le mystère du culte dans le christianisme, traduc-tion partielle de Das christliche Kultmysterium (1932) – sans doute l’œuvre la plus connue de dom Casel –, et en 1955 La théologie des mystères : exposé de la controverse, traduction de Die Kontroverse über die Mysterienlehre, étude publiée en 1947 par le théologien allemand Theodor Filthaut (1907-1967). Au croisement de la sacramentaire, de la liturgie et de la doctrine des mystères, les deux questions étroitement conjointes de la messe et de l’eucharistie avaient pu susci-ter d’audacieux travaux dans l’entre-deux-guerres – et l’ab-bé Didier de mentionner le célèbre Mysterium fidei (1921), « chef-d’œuvre étincelant »50, du jésuite Maurice de la Taille (1872-1933)51. L’ouvrage s’était attiré les réserves plus ou moins acidement formulées du cardinal Billot dans la 6e édi-tion de son De Ecclesiæ sacramentis en 1924 ou du chanoine Albert Michel lui-même dans l’article Messe du DThC, paru en 1928, voire les critiques acérées du théologien sulpicien Marius Lepin (1870-1952) dans son ouvrage classique sur L’idée du sacrifice de la messe d’après les théologiens depuis les origines jusqu’à nos jours (1926). Depuis la parution du livre du P. de la Taille, les études eucharistiques avaient été renouvelées, entre autres, par le P. de Montcheuil – réfé-rence était faite aux Mélanges théologiques publiés en 1946 – et par le chanoine Eugène Masure (1882-1958), qui avait fait paraître en 1950 Le sacrifice du corps mystique. La théologie française apportait ainsi sa contribution à l’approfondisse-ment de la notion de sacramentalité.

2. LES MUTATIONS RÉCENTES DE LA SCIENCE THÉOLOGIQUE CATHOLIQUE

D’évidence, il s’agissait d’établir que les théologiens fran-çais avaient progressivement su se déprendre des ardeurs du combat antimoderniste pour accommoder leur pratique aux exigences scientifiques contemporaines en demeurant, assurément, dans le cadre que leur fixait l’orthodoxie ro-maine. Tel était le sens du discours tenu par l’abbé Didier dans une synthèse qui faisait tout à coup résonner dans le

50. Ibid., col. 1666.51. M. de la taille, Mysterium fidei de augustissimo corporis et sanguinis Christi sacrificio atque sacramento elucidationes L in tres libros distinctæ, Paris, 1921.

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DThC une tonalité résolument progressiste – ainsi, à pro-pos de la théologie du sacrement du mariage, le professeur lillois relevait-il que l’on insistait désormais beaucoup plus qu’auparavant sur la spiritualité conjugale et ajoutait-il si-gnificativement : « Les nombreuses questions de morale que posent l’amour, la préparation au mariage et la vie conjugale sont traitées avec une franchise, parfois maladroite, mais généralement saine, qui tranche sur le passé52. » Le propos était clair et n’a apparemment pas suscité de réaction d’Al-bert Michel, qui conservait la haute main sur l’ensemble des textes soumis à sa scrupuleuse approbation.Des grandes mutations à avoir récemment affecté la science théologique, le recentrement de la théologie morale – long-temps dominée par un thomisme conçu de manière trop étriquée, à en croire le théologien Philippe Delhaye (1912-1990), professeur à l’Université de Louvain – autour de la vertu de charité n’était pas la moindre. Les grands mora-listes français du premier xxe siècle avaient surtout lutté pour préserver l’intégrité de leur domaine de compétences – ainsi du dominicain Thomas Deman (1899-1954), auteur des notices Orgueil (1931), Péché (1932) et Probabilisme (1935) du DThC, qui, dans un article publié en 1934 par la Revue des sciences philosophiques et théologiques et intitulé Sur l’organisation du savoir moral53, s’emportait vertement contre l’illégitime concurrence de la philosophie morale. Professeur de théologie morale fondamentale à l’Université de Fribourg de 1945 à 1954, le P. Deman avait puissamment œuvré au réaménagement d’une discipline trop longtemps dominée par l’empreinte de la casuistique – il devait pu-blier en 1951 un opuscule riche d’enseignements et d’in-formations historiques intitulé Aux origines de la théologie morale. Le second après-guerre avait marqué, à en croire l’abbé Delhaye, l’entrée dans un nouvel âge de la théologie morale catholique : « Des tendances nouvelles s’affirment. Il ne s’agit pas d’une morale nouvelle, mais d’une présentation nouvelle de l’éternelle morale du christianisme, dans une conscience lucide des impératifs de la méthode théologique, des découvertes psychologiques ou des besoins de notre époque54. » Les recherches du rédemptoriste français Louis

52. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1668.53. Th. deman, « Sur l’organisation du savoir moral », Revue des sciences philo-sophiques et théologiques, xxiii/2, 1934, p. 258-280.54. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1670.

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Vereecke (1920-2012) – éminent connaisseur de l’histoire de la théologie morale – et de son confrère allemand Bernhard Häring (1912-1998), professeur de théologie morale à l’Ac-cademia Alfonsiana de Rome de 1949 à 1987, présentées en 1955 dans un premier bilan provisoire intitulé La théologie morale de saint Thomas d’Aquin à saint Alphonse de Liguori et publié par la Nouvelle revue théologique55, avaient eu un écho important parmi les moralistes. En 1957, le P. Vereecke avait publié une monographie sur Conscience morale et loi humaine selon Gabriel Vazquez S. J. qui avait fait sensation. À suivre l’abbé Delhaye, un indéniable effort de « ressource-ment » était en cours dans le domaine de la théologie morale dont les premiers effets doctrinaux n’avaient pas tardé : « On s’est aperçu qu’il fallait rendre à la charité la prédominance qu’elle avait perdue de fait chez les casuistes, qui abandon-naient ce sujet, trop théorique, à la théologie spéculative […]. C’est, dans une perspective plus moderne, une authen-tique restauration de la thèse augustinienne et thomiste sur la charité reine et forme des vertus56. » Révélatrice du nouveau paradigme en passe de structurer le champ de la théologie morale, l’étude fondamentale que le jésuite belge Gérard Gilleman (1910-2002) avait publiée en 1952 sur Le primat de la charité en théologie morale – il s’agissait d’une thèse soutenue à l’Institut catholique de Paris en 1947. Autre évolution, et de grande portée : les moralistes catholiques s’étaient décisivement ouverts « aux problèmes de la psy-chologie scientifique »57. L’abbé Delhaye renvoyait à l’article Conscience que le jésuite belge René Carpentier (1894-1968) avait produit en 1953 dans le Dictionnaire de spiritualité as-cétique et mystique58. Le P. Carpentier avait été le maître du P. Gilleman et l’éditeur scientifique de la thèse de son dis-ciple en 1952 – il en avait d’ailleurs publié en 1953 un élo-gieux compte rendu dans Gregorianum59. Professeur réputé de théologie morale au scolasticat de Louvain, collabora-

55. B. häring et L. vereecke, « La théologie morale de saint Thomas d’Aquin à saint Alphonse de Liguori », Nouvelle revue théologique, lxxvii/7, 1955, p. 673-692.56. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1672.57. Ibid., col. 1672.58. R. carpentier, art. « Conscience », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, ii/2, Paris, 1953, col. 1548-1575.59. id., « Vers une morale de la charité. À propos de J. Leclercq, L’ensei-gnement de la morale chrétienne, et de G. Gilleman, Le primat de la charité en théologie morale », Gregorianum, xxxiv/1, 1953, p. 32-55.

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teur attitré de la Nouvelle revue théologique, le P. Carpentier y devait faire paraître en 1961 trois contributions majeures prolongeant les perspectives ouvertes par le P. Gilleman60. Sa réflexion frayait le chemin d’une collaboration féconde entre moralistes et psychologues. Certes, l’abbé Delhaye ne plaide pas en 1958 pour une invasion incontrôlée de la théologie morale par la psychanalyse. Il n’en demeure pas moins qu’il se montre favorable aux acquis des théories psychanalytiques, vantant les mérites des analyses publiées par le jésuite belge Louis Beirnaert (1906-1985)61 – l’une des grandes figures, avec son confrère Michel de Certeau (1925-1986), à avoir tissé les liens particuliers unissant la Com-pagnie de Jésus à l’aventure de la psychanalyse – dans la revue Études : le P. Beirnaert y interprétait généreusement le sens des récentes prises de position du pape Pie XII62. Mention très élogieuse était aussi faite de l’ouvrage publié en 1950 par le chanoine – belge également – Joseph Nuttin (1909-1988) sur Psychanalyse et conception spiritualiste de l’homme ; à en croire l’abbé Delhaye, le livre était « d’une exceptionnelle valeur »63. Aux lecteurs des Tables générales du DThC, l’abbé Delhaye ne dissimulait pas que les rapports entre théologie et psychanalyse étaient très délicats à articu-ler – le psychiatre et psychanalyste français Angelo Hesnard (1886-1969) venait d’en faire bruyamment les frais dont la seconde édition du Manuel de sexologie normale et patholo-gique (1951) et les ouvrages intitulés L’univers morbide de la faute (1949) et Morale sans péché (1954) avaient été proscrits par décret du Saint-Office du 7 décembre 1955. À en croire l’abbé Delhaye, le débat sur l’apport des thèses psychana-lytiques à la théologie morale catholique ne pouvait que se développer, « pour le plus grand bien du progrès des idées

60. id., « Le primat de l’amour dans la vie morale », Nouvelle revue théolo-gique, lxxxiii/1, 1961, p. 3-24, « Le primat de la charité en morale surnatu-relle », ibid., lxxxiii/3, 1961, p. 254-270, et « Le primat de l’Amour-Charité comme méthode de théologie morale », ibid., lxxxiii/5, 1961, p. 492-509.61. Voir L. lemoine, « Louis Beirnaert, S. J. (1906-1985) : la rencontre insolite et fructueuse entre éthique psychanalytique et éthique chrétienne », Revue d’éthique et de théologie morale, 229, 2004, p. 89-114.62. L. Beirnaert, « L’Église et la psychanalyse », Études, lxxxv/11 (t. 275), novembre 1952, p. 229-237, et id., « L’attitude chrétienne en psychothé-rapie. Le discours du Saint-Père aux psychothérapeutes catholiques », ibid., lxxxvi/6 (t. 277), juin 1953, p. 356-364. Sur le magistère romain et la psycha-nalyse, voir A. desmaziÈres, L’inconscient au paradis. Comment les catho-liques ont reçu la psychanalyse, Paris, 2011.63. DThC, Tables générales, 1re partie, art. « France », col. 1672.

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d’ailleurs » : « Tout le traité de la tempérance […] se trouve en quelque sorte bouleversé par les nombreuses études qui concernent l’aspect physique de l’homme, la sexualité et la condition charnelle elle-même64. » Que la contribu-tion de l’abbé Delhaye ait répondu à la nécessité de mettre à jour le DThC, les lignes consacrées à la morale sexuelle le prouvent sans conteste. Si les naissances se sont multi-pliées après la guerre, explique Philippe Delhaye, il reste que les moralistes doivent désormais hésiter « à reprendre le slogan d’autrefois : Le plus d’enfants possible » : « On s’est rendu compte que la morale catholique ne conseillait pas un nativisme naïf65. » L’abbé Delhaye constatait que la mé-thode Ogino-Knaus était largement conseillée par les mé-decins catholiques. Davantage, une ample réflexion théolo-gique était en cours sur la condition charnelle de l’homme : « Beaucoup de chrétiens sentent le besoin de réagir contre un jansénisme larvé qui verrait dans le corps un ennemi plutôt qu’un instrument de l’âme. Il y a de légitimes valeurs sensibles : certains s’emploient à les mettre en vedette et à permettre aux chrétiens d’en user sans perdre pour autant une nécessaire domination de soi66. » L’abbé Delhaye ren-voyait du reste à la livraison que les Études carmélitaines – un périodique très ouvert à la démarche psychanalytique et aux études de psychologie religieuse depuis sa refonda-tion en 1931 par le P. Bruno de Jésus-Marie (1892-1962) – avaient consacrée en 1954 à Nos sens et Dieu. Les analyses de l’abbé Delhaye affrontaient franchement, et d’un point de vue strictement théologique, le thème de la sexualité, alors que le corps principal du DThC l’avait prévisiblement passé sous silence ; elles répondaient visiblement au besoin large-ment ressenti d’une mise à jour de l’ouvrage.Ouverture à la modernité théologique que confirmait une copieuse note complémentaire adjointe à l’article Jésuites en 1963 – le texte en avait été rédigé en 1961 par une équipe de professeurs du théologat Saint-Albert de la Com-pagnie de Jésus à Eegenhoven-Louvain que dirigeait le P. Jean Galot (1919-2008). De prime abord y était souligné le rôle « de premier plan » joué par les deux collections lyon-naises – fondées en 1941 – Théologie et Sources chrétiennes « dans les études théologiques et patristiques en France et

64. Ibid., col. 1672.65. Ibid., col. 1672.66. Ibid., col. 1673.

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à l’étranger »67 ; il était quand même précisé que « tel ou tel volume de la première a suscité d’assez vives controverses et a dû subir quelque mise au point »68. La collection Sources chrétiennes avait été inaugurée en 1942 avec la traduction de La vie de Moïse de Grégoire de Nysse par Jean Danié-lou, et la collection Théologie en 1944 par la publication de Conversion et grâce chez saint Thomas d’Aquin du jésuite Henri Bouillard (1908-1981) – l’ouvrage avait toutefois reçu l’imprimatur dès 1941 ; il devait en effet susciter un vif débat aux origines de la querelle de la « Nouvelle théologie »69. Il convenait du coup d’accorder toute son importance à la forte déclaration faite dans la note complémentaire de 1963 : « Les théologiens jésuites ne forment pas d’école particulière ; ils s’intègrent simplement dans le mouvement général de la théologie, et ils y contribuent suivant des lignes diverses d’orientation70. » La Compagnie de Jésus avait dû récem-ment se défendre aussi sur un autre front doctrinal. Lancé en Autriche à la fin des années 30, le mouvement en faveur d’une théologie « kérygmatique », soit « l’élaboration d’une doctrine théologique qui fût davantage axée sur la prédi-cation et qui en partageât les préoccupations »71, procédait d’une initiative propre aux jésuites de la Faculté de théolo-gie d’Innsbruck, qui publiaient la fameuse revue Zeitschrift für katholische Theologie – leur courant incarnait une forme de progressisme finalement proche de la sensibilité de leurs confrères lyonnais du scolasticat de Fourvière ou des do-minicains du Saulchoir ; il était notamment représenté par les deux grandes figures des PP. Hugo Rahner (1900-1968), frère aîné du théologien jésuite Karl Rahner (1904-1984), et Joseph Andreas Jungmann (1889-1975). Là encore, la note complémentaire des Tables générales du DThC semble considérer que le mouvement a fait long feu. En 1963, il importait manifestement d’affirmer la plénière orthodoxie de la Compagnie de Jésus en circonscrivant sa participation fondamentale à la théologie le plus contemporaine : « La dis-tinction qu’on voulait ainsi établir entre théologie kérygma-

67. DThC, Tables générales, 2e et 3e parties, art. « Jésuites », col. 2526.68. Ibid., col. 2526.69. Sur l’affaire Bouillard, voir É. Fouilloux, « Henri Bouillard et saint Thomas d’Aquin (1941-1951) », Recherches de science religieuse, xcvii/2, 2009, p. 173-183.70. DThC, Tables générales, loc. cit., col. 2529.71. Ibid., col. 2529.

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tique et théologie scientifique est aujourd’hui abandonnée. C’est la théologie scientifique elle-même qui doit être plus résolument centrée sur l’histoire du salut, sans délaisser pour autant sa méthode de rigueur scientifique72. » À suivre les conclusions des rédacteurs jésuites de la note de 1963, les revendications en faveur d’une théologie kérygmatique n’avaient en définitive plus de raison d’être puisqu’elles avaient été entendues et prises en compte.Prudentes, les mises à jour d’un dictionnaire qui avait pro-gressivement vieilli esquivaient plus ou moins discrètement les occasions de conflit. Les auteurs jésuites encadrés par le P. Galot relèvent à leur tour les progrès récents de la doc-trine du Corps mystique et le rôle joué par les théologiens jésuites dans le développement de ses implications ecclésio-logiques. Étaient notamment mentionnés les PP. Sebastiaan Tromp (1889-1975), qui avait publié en 1937 un ouvrage intitulé Corpus Christi quod est Ecclesia, et Émile Mersch (1890-1940)73, qui avait fait paraître en 1936 les deux vo-lumes d’une copieuse étude sur Le Corps mystique du Christ. Le P. de Lubac n’était évidemment pas oublié, mais son livre intitulé Corpus mysticum : l’eucharistie et l’Église au Moyen Âge, étude historique, qui avait été, entre autres, l’un des textes visés par l’étiquette infamante de « Nouvelle théologie » était – sans nul doute délibérément – passé sous silence : « Parmi les autres auteurs qui ont contribué à la fer-veur, si caractéristique de l’époque actuelle, avec laquelle la réalité de l’Église est étudiée, soulignée et vénérée, il faut avant tout citer le P. de Lubac, avec son remarquable Catho-licisme (1938), si riche de données positives et de perspec-tives éclairantes, et plus récemment une grande Méditation sur l’Église (1953)74. » Qu’il s’agît bien d’ignorer la querelle de la « Nouvelle théologie », le prouvait à suffisance le déve-loppement consacré à la récente théologie du surnaturel et de la grâce dans la Compagnie de Jésus. La question était traditionnellement chère aux jésuites et avait été de nou-veau soulevée en 1924 par le P. Guy de Broglie (1889-1983) dans un article publié par les Recherches de science religieuse et dont le P. de Lubac devait par la suite reconnaître qu’il

72. Ibid., col. 2529.73. Sur le P. Mersch, voir G. E. malanoWski, « Émile Mersch, S. J. (1890-1940). Un christocentrisme unifié », Nouvelle revue théologique, cxii/1, 1990, p. 44-66.74. DThC, Tables générales, loc. cit., col. 2531.

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avait été déterminant dans la genèse de ses propres ques-tionnements et de ses interprétations75. Du livre fameux que le P. de Lubac avait fait paraître en 1946, les rédacteurs de la note complémentaire de 1963 ne livrent qu’une analyse pour le moins succincte : « Les rapports de la nature et du surnaturel ont été spécialement étudiés par le P. de Lubac (Surnaturel, 1946), qui avait pour préoccupation de souli-gner l’unité des deux domaines76. » Nulle allusion à l’impor-tante polémique suscitée par l’étude du P. de Lubac, dont on a plus tard prétendu qu’elle était expressément visée par l’encyclique Humani generis77. Les théologiens du scolasti-cat de Fourvière – tenu pour foyer français de la « Nouvelle théologie »78 – étaient discrètement, mais obstinément, mis à l’honneur. Les auteurs de la note de 1963 signalaient ain-si que le P. Henri Rondet (1898-1979), condisciple du P. de Lubac et professeur réputé au scolasticat lyonnais, avait re-pris l’ensemble de la question de la grâce – en son temps réexaminée par le P. de la Taille dans un article célèbre pu-blié en 1928 par les Recherches de science religieuse et inti-tulé “Actuation créée par l’acte incréé79” – dans son Gratia Christi : essai d’histoire du dogme et de théologie dogmatique (1948), tandis que le « problème de la nature profonde de la grâce » avait été « encore soulevé par une étude histo-rique du P. Bouillard (Conversion et grâce chez saint Tho-mas d’Aquin, 1944) »80 – on ne pouvait être plus neutre pour évoquer un livre qui avait été la cause de profonds remous. Quant au renouveau patristique, largement déterminé par le lancement en 1941 de la collection Sources chrétiennes, là encore les rédacteurs jésuites de la note de 1963 passent

75. G. de Broglie, « De la place du surnaturel dans la philosophie de saint Thomas », Recherches de science religieuse, xiv/3, 1924, p. 193-246. Voir aussi id., « Sur la place du surnaturel dans la philosophie de saint Thomas. Lettre à M. l’abbé Blanche », ibid., xv/1, 1925, p. 5-53.76. DThC, Tables générales, loc. cit., col. 2531.77. Sur la polémique provoquée par l’ouvrage du P. de Lubac, voir Surnaturel. Une controverse au cœur du thomisme au xxe siècle, Revue thomiste, ci/1-2, 2001. Consulter également G. chantraine, « La théologie du surnaturel selon Henri de Lubac », Nouvelle revue théologique, cxix/2, 1997, p. 218-235, et Br. cholvy, « Une controverse majeure : Henri de Lubac et le surnaturel », Grego-rianum, xcii/4, 2011, p. 797-827.78. Voir D. avon, « Une école théologique à Fourvière ? », Les jésuites à Lyon, xvie-xxe siècle, dir. É. Fouilloux et B. hours, Lyon, 2005, p. 231-246.79. M. de la taille, « Actuation créée par acte incréé. Lumière de gloire, grâce sanctifiante, union hypostatique », Recherches de science religieuse, xviii/3, 1928, p. 253-268.80. DThC, Tables générales, loc. cit., col. 2531-2532.

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pudiquement sous silence les soupçons d’hétérodoxie dont il a été l’objet. Ils constatent que « les Pères de l’Église ont conquis audience auprès de tous ceux qui s’intéressent aux valeurs humaines et culturelles »81. Les grandes études em-blématiques de la « Nouvelle théologie » et publiées dans la collection des éditions Aubier et du scolasticat de Fourvière sont mentionnées, ainsi de Platonisme et théologie mystique : doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse (1944) de Jean Daniélou, de Surnaturel (1946) ou encore d’Histoire et es-prit : l’intelligence de l’Écriture d’après Origène (1950) du P. de Lubac, sans que soit évidemment évoquée la méfiance qu’elles ont pu susciter de la part du magistère.

3. LES TABLES DU DTHC ET LA CLÔTURE DU MOMENT MODERNISTE

Il apparaît qu’a été résolument mise en œuvre, avec discré-tion mais fermeté, une volonté de moderniser le DThC par ses Tables générales et de le faire sortir des paradigmes du « moment moderniste », qui avaient inévitablement encadré sa conception et l’élaboration de son corps principal. Le pa-radoxe est que la direction de l’entreprise de modernisation a été assurée par un prêtre – le chanoine Albert Michel – qui n’a jamais passé pour progressiste. Le résultat est pourtant là, et les Tables générales du DThC peuvent légitimement être tenues pour discrète revanche des auteurs et des idées rattachés au progressisme doctrinal.Il ne s’agit pourtant pas de faire de fascicules qui observent le plus souvent une neutralité convenue un texte de combat. Paru en 1972, le copieux article Vatican II de l’abbé Philippe Delhaye ne se signale par aucun militantisme apparent et se borne à une description des décisions conciliaires. Dans le précédent fascicule, l’abbé Paul-Bernard Grenet (1912-1973), professeur de philosophie à l’Institut catholique de Paris, consacre en 1971 une volumineuse notice au P. Teil-hard de Chardin qui, sans rien dissimuler des problèmes théologiques soulevés par les positions philosophiques du jésuite, tente de rendre compte le plus fidèlement et le plus impartialement possible du système teilhardien. Il reste que de sourdes orientations doctrinales s’expriment à l’occa-sion d’articles qui relèvent d’une actualité moins brûlante. Ainsi les lignes que le dominicain Ceslas Spicq (1901-1992),

81. Ibid., col. 2534.

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bibliste éminent, professeur d’exégèse du Nouveau Testa-ment à l’Université de Fribourg de 1953 à 1971, consacre en 1965 à son confrère Marie-Joseph Lagrange, haute figure du modernisme, manifestent-elles des choix explicitement progressistes au moment même où se clôt le concile Vati-can II. Le P. Spicq rappelle qu’à la fin du xixe siècle, l’« esprit critique » était en plein essor : « Les adversaires de l’Église eurent l’initiative de soumettre l’Écriture à ces méthodes et à ce jugement critique et aboutirent à la considérer comme le fruit des civilisations ambiantes, un composé de mythes et de légendes, sans y discerner quelque transcendance ni révélation particulière. Le génie du P. Lagrange, réno-vateur de l’herméneutique chrétienne, fut de faire siennes ces méthodes critiques, notamment la méthode compara-tive, en leur infusant un esprit nouveau82. » Suspecté par sa hiérarchie, qui n’avait pas compris le sens de son entre-prise et qui l’avait rapprochée beaucoup trop rapidement des travaux de l’abbé Loisy, le P. Lagrange avait douloureu-sement enduré les avanies qui lui étaient faites au sein de l’Église : « De même que saint Thomas fut suspecté de son temps, puis condamné par l’évêque de Paris et l’archevêque de Cantorbéry, le P. Lagrange poursuivit son œuvre gigan-tesque dans les pires difficultés83. » L’article du P. Spicq était une réhabilitation en règle de son défunt confrère et contre-venait évidemment aux positions plus ou moins discrète-ment antimodernistes défendues dans le corps principal du DThC. Davantage, l’attitude mesurée du P. Lagrange avait dû servir de modèle aux tenants du modernisme comme à leurs adversaires : « Fils authentique de saint Dominique, il fut surtout d’une loyauté intransigeante tant au plan de la science que de la foi. Docile aux faits, accueillant aux rai-sons, tenant compte des objections, il savait la responsabi-lité qui pèse sur quiconque tient une plume, il ne critiquait jamais un ouvrage à la légère et n’hésitait pas à se rétrac-ter84. » Chaudement réhabilité lui aussi, le jésuite Maurice de la Taille, dont le Mysterium fidei de 1921 s’était attiré de nombreuses critiques, et en particulier de la part d’Albert Michel lui-même. Sa notice a été confiée à Henri Rondet, qui, en fidèle représentant des sensibilités doctrinales du

82. C. spicq, art. « Lagrange (Albert-Marie-Henry, en religion le P. Marie-Joseph) », DThC, Tables générales, 2e et 3e parties, col. 2850-2856 [col. 2851].83. Ibid., col. 2853.84. Ibid., col. 2854.

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scolasticat de Fourvière, ne tarit pas d’éloges en 1965 sur son défunt confrère, qu’il oppose au passage au cardinal Billot, dont les fermes réserves à l’égard du Mysterium fidei étaient connues : « Le P. de la Taille était un théologien de très grande classe, attaché, comme le P. Billot, à la doctrine de saint Thomas, mais mieux armé au point de vue positif, encore qu’il ne fît pas étalage de son érudition. Son Myste-rium fidei a pris rang parmi les grands ouvrages de théolo-gie85. » Le P. Rondet relevait avec visible complaisance que les thèses du P. de la Taille, si discutées avaient-elles été, n’en avaient pas moins exercé une influence déterminante sur la postérité catholique du traité de eucharistia et avaient marqué « une date en théologie »86. Grande figure de l’école du Saulchoir, proche du P. Chenu, et donc représentant in-déniable d’une théologie progressiste, le dominicain Yves Congar a quant à lui été chargé en 1967 – et le choix est si-gnificatif – de rédiger l’article consacré à son confrère Tho-mas Pègues (1866-1936), thomiste intransigeant, professeur à l’Institut catholique de Toulouse et un proche de l’Action française. Le P. Congar reconnaissait honnêtement que le P. Pègues avait « consacré toute sa vie au thomisme »87 – il avait été l’initiateur, avec son confrère Ceslas Paban-Segond (1854-1937), de l’ample réédition, en sept volumes publiés de 1900 à 1908, des Defensiones theologiæ Diui Thomæ Aqui-natis de Jean Cabrol (1380-1444), en latin Capreolus, illustre commentateur de l’Aquinate ; il avait ensuite produit, de 1907 à 1931, les vingt et un tomes en vingt-deux volumes de son propre Commentaire français littéral de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, qu’il avait complé-tés en 1935 par les deux volumes d’un Dictionnaire de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin et du commen-taire français littéral. Son intégrité thomiste était d’une in-transigeance dont la conviction s’exprimait fièrement dans l’introduction du premier volume de son commentaire de la Somme théologique : « La doctrine de la Somme étant la doctrine même de l’Église, comme évidemment la doctrine de l’Église ne changera pas, la doctrine de la Somme non plus n’aura pas à changer […]. Si par un faux sentiment de

85. H. rondet, art. « La Taille (Maurice de) », DThC, Tables générales, 2e et 3e parties, col. 2896.86. Ibid., col. 2896.87. Y. congar, art. « Pègues (Thomas) », DThC, Tables générales, 2e et 3e parties, col. 3543-3544 [col. 3544].

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ce qu’on est convenu d’appeler les besoins de l’esprit mo-derne, il en était qui eussent quelque appréhension de se mettre à l’école d’une doctrine qui remonte à sept cents ans, nous nous permettrions de faire observer que ce n’est pas nécessairement une condition d’excellence, pour une doc-trine, que la note et le caractère de nouveauté88. » Trente ans après la mort du P. Pègues, le P. Congar relevait que son défunt confrère n’avait cessé de tenir la Somme théologique pour un donné théologique « absolu », « le Donné même de sa théologie »89, et il rendait un jugement qui, pour chari-tablement formulé qu’il fût, n’en était pas moins d’une très grande sévérité : « Une telle conviction marque à la fois la force et les limites du P. Pègues comme théologien. C’est la force de qui s’est mis tout entier à l’écoute d’une très grande pensée. Ce sont les limites de qui n’a guère dialogué ni avec ses contemporains, ni avec l’histoire, ni avec des esprits d’autre obédience que la sienne90. » Le P. Congar ne man-quait pas de renvoyer ses lecteurs à la nécrologie dévasta-trice que le P. Chenu avait consacrée au P. Pègues en 1936 dans le Bulletin thomiste91. Pour juger de l’ironie mordante avec quoi le P. Congar a rédigé la notice du P. Pègues aux Tables générales du DThC, il n’est que de la comparer aux lignes habilement insipides qu’Albert Michel y a consacrées en 1959 au P. Garrigou-Lagrange – il est vrai que le célèbre professeur de l’Angelicum était encore en vie et qu’il voi-sinait avec le chanoine Michel à l’Académie pontificale ro-maine de saint Thomas d’Aquin. Ainsi les Tables générales du DThC ont-elles été le lieu d’un subtil rééquilibrage doc-trinal en faveur des théologiens progressistes.Il n’est dès lors pas sans intérêt de se demander quels ont été les choix faits par le principal artisan des Tables géné-rales. Le chanoine Albert Michel ne passe pas précisément pour l’un des plus chauds partisans d’une théologie accom-modée aux exigences du jour. Force est pourtant de consta-ter que ses contributions sont loin de manifester un tradi-tionalisme théologique forcené et qu’elles témoignent au contraire le plus souvent – et beaucoup plus que ses articles

88. Th. pÈgues, Commentaire français littéral de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, t. ier, 1re partie, Toulouse, 1907, p. xxviii.89. Y. congar, art. cité, col. 3544. 90. Ibid., col. 3544.91. M.-D. chenu, « Le R. P. Pègues, O. P. », Bulletin thomiste, 13e année, iv/11-12, juillet-décembre 1936, p. 893-895.

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publiés dans le corps principal du DThC – d’un louable sou-ci d’ouverture et d’impartialité, même si le conservatisme doctrinal du chanoine transparaît parfois. Ainsi, au délicat article Pie XII de 1968, trouve-t-on un long passage qui ana-lyse l’encyclique Humani generis. Le contenu du document est présenté d’une manière très neutre, au point que le texte d’Albert Michel n’est pratiquement qu’un résumé truffé de citations. Paradoxalement, l’objectif de la démonstration menée par le chanoine Michel n’est pas d’étendre la portée des proscriptions formulées par le souverain pontife, mais d’indiquer que l’encyclique est loin d’être aussi conserva-trice qu’on a parfois pu le prétendre : « [Pie XII] montre clai-rement que le thomisme recommandé par l’Église n’est pas un thomisme figé au xiiie siècle, mais qu’il peut et doit s’in-corporer les vérités des philosophies anciennes et contem-poraines92. » Du ressourcement de la pensée catholique contemporaine par un retour, entre autres, aux œuvres des Pères de l’Église, Albert Michel se bornait à souligner le fait que le pape n’avait pas entendu le condamner, mais qu’il avait maintenu qu’il devait se faire à la lumière des définitions du magistère romain : « Aussi l’étude des sources complète heureusement l’étude spéculative du dépôt sacré. Cette étude des sources, la théologie positive, ne peut être considérée comme une simple science historique ; elle doit avoir pour guide l’enseignement de l’Église93. » Analyse en définitive plutôt modérée de l’encyclique Humani generis. Il reste qu’avec Pie XII, Albert Michel ne croit pas que le développement des dogmes puisse être indéfiniment pour-suivi : « En matière dogmatique, une fois les progrès arrivés au stade de la certitude, toute controverse ultérieure sera interdite94. » Quoi qu’il en fût de ses convictions, le chanoine Michel évitait de faire de l’encyclique Humani generis une machine de guerre contre l’innovation théologique au sein du catholicisme et de l’instrumentaliser au service de ses propres engagements doctrinaux.Même retenue s’observait à l’article spécifiquement consa-cré à la théologie kérygmatique en 1965 par le zélé direc-teur des Tables générales du DThC95 – il est assurément peu probable qu’Albert Michel, depuis peu membre de

92. A. michel, art. « Pie XII », DThC, Tables générales, 2e et 3e parties, col. 3668.93. Ibid., col. 3669.94. Ibid., col. 3668.95. id., art. « Kérygme, kérygmatique (Théologie) », ibid., col. 2814-2818.

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l’Académie pontificale de théologie, ait partagé les préoc-cupations scientifiques et épistémologiques des jésuites au-trichiens des années 30. Pour autant, la notice qu’il rédige, en s’inspirant notamment des analyses développées en 1948 par le jésuite belge Léon De Coninck (1889-1956) dans la revue Lumen Vitæ96, adopte un ton très mesuré et fait preuve de généreuse compréhension : « La théologie kérygmatique doit garder tous les caractères de la théologie tradition-nelle : elle est science et doit le rester ; elle ne renie ni ne camoufle aucune des vérités du dépôt révélé ; elle a comme postulat que l’exégèse, l’histoire, la patrologie continuent d’être les éléments constitutifs de la recherche. Mais après la recherche, la définition, elle doit encore adopter une autre attitude : l’insertion dans la vie totale des fidèles97. » En particulier, le chanoine Michel prend soin de dissiper les craintes qui ont pu tôt se manifester de voir les théologiens kérygmatiques s’écarter d’une conception de la discipline théologique comme spéculative – leur intention n’avait pas été d’en finir avec les pratiques traditionnelles de leur cor-poration, mais de rappeler que le discours de la théologie ne devait pas être destiné qu’aux seuls professionnels et spé-cialistes : « Tandis que [la théologie classique] procède par voie d’analyse en développant le donné révélé en une suite de concepts et de traités, par la prédication comme par la catéchèse, l’annonce [le kérygme] doit faire converger toute la doctrine vers la personne et l’œuvre du Sauveur, en fai-sant ressortir son importance pour la pratique de la vie98. » Les jésuites Franz Lakner (1900-1974) et Johannes-Baptist Lotz (1903-1992) avaient soutenu les positions théoriques définies par leurs confrères Hugo Rahner et Joseph Andreas Jungmann : sans nier les services rendus par la théologie scientifique et sa nécessité même, ils avaient estimé que place distincte devait être aussi faite à une théologie de l’an-nonce. À les en croire, la connaissance humaine procédait soit par concept, soit par représentation, d’où deux formes du discours théologique, scientifique, et donc concep-tuelle, ou kérygmatique, et donc symbolique. Argument qui n’avait pas convaincu le théologien Karl Rahner – le dédoublement de la théologie lui paraissait d’une douteuse

96. L. de coninck, « La théologie kérygmatique », Lumen Vitæ, iii/1, 1948, p. 103-119.97. A. michel, art. cité, col. 2814-2815.98. Ibid., col. 2815.

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orthodoxie. Prudent, le chanoine Michel se bornait à constater que si plus aucun théologien n’estimait devoir distinguer une théologie kérygmatique séparée de la théo-logie traditionnelle, il n’en demeurait pas moins que les idées maîtresses des jésuites d’Innsbrück avaient forte-ment contribué à faire de la science théologique contem-poraine une christologie de plus en plus ouvertement évangélisatrice et catéchétique : « S’il est nécessaire que la vie n’ignore pas la vérité, il faut aussi que la vérité n’ignore pas la vie. Il faut connaître et, parce qu’on connaît, vivre. La théologie kérygmatique, le kérygme de l’évangélisation répondent à des données traditionnelles, en tant qu’il s’agit d’orienter le dogme vers l’action, la pensée vers la vie99. » Sans se rallier à une théologie kérygmatique à l’antipode du thomisme doctrinal qu’il avait puisé à l’Université pon-tificale grégorienne, le chanoine Albert Michel manifestait pour elle un indéniable intérêt et se gardait d’en disquali-fier les orientations tant méthodologiques que spirituelles.La volonté de prendre en compte les acquis récents du débat épistémologique autour de la pratique des théolo-giens éclatait dans les notes complémentaires rédigées par Albert Michel à l’article Théologie – paru en 1971 – des Tables générales du DThC. Il s’agissait, pour Albert Mi-chel, de mettre à jour la copieuse entrée Théologie rédi-gée trois décennies auparavant par le P. Congar pour le corps principal du DThC et qui avait été, par ailleurs, ju-gée suffisamment importante pour faire l’objet d’une tra-duction anglaise publiée en 1968 sous le titre de A History of Theology et augmentée des coupures que Mgr Amann avait infligées au texte que le savant dominicain lui avait adressé en septembre 1939, au moment où il quittait le Saulchoir pour répondre à l’appel de mobilisation géné-rale. À la suite du dominicain – et lui aussi salicétain – Albert Patfoort (1912-2013), qui avait publié dans Semi-narium en 1967 un article Sur la primauté de l’étude de l’Écriture Sainte dans la formation théologique de notre temps100, le chanoine Albert Michel soulignait le recours désormais systématique des théologiens aux témoignages scripturaires pour fonder leurs affirmations. Il notait éga-lement le perfectionnement d’une positive de plus en plus

99. Ibid., col. 2817.100. A. patFoort, « Sur la primauté de l’étude de l’Écriture Sainte dans la formation théologique de notre temps », Seminarium, 4, 1967, p. 882-900.

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consciente de son importance, mais aussi de ses limites, et il reprenait à son compte les analyses qu’Yves Congar avait consacrées en 1963 à l’Enchiridion symbolorum, defi-nitionum et declarationum de rebus fidei et morum – publié pour la première fois en 1854, puis régulièrement réédité et mis à jour, notamment par Karl Rahner pour la 30e édi-tion en 1954, le livre était l’emblème de la positive – du théologien allemand Heinrich-Joseph Denzinger (1819-1883)101. À un ouvrage dont les théologiens catholiques s’étaient quotidiennement servis pendant un siècle, Albert Michel n’apportait plus ses suffrages inconditionnels en 1971 : « On ne peut reprocher à Denzinger d’être ce qu’il est, un bon recueil de définitions et de déclarations doctri-nales ; mais étant cela, il réduit à une condition de choses des textes qui, pour répondre à leur nature et à leur desti-nation, doivent faire l’objet d’un acte proprement religieux. Un recueil de décisions se prête à favoriser en théologie un esprit juridique102. » L’accord avec les analyses d’Yves Congar était ici patent. De la lecture du récent Que sais-je ? consacré par le jésuite Pierre Adnès (1916-1999) à La théo-logie catholique en 1967, le chanoine Albert Michel avait par ailleurs retenu que les théologiens devaient désormais s’intéresser à « l’homme concret » considéré « dans toute la réalité de son existence »103 – la théologie contemporaine ne se contentait pas de répéter le passé, et elle réfléchissait désormais, selon le P. Adnès, sur « l’amour, la famille, la société, la profession, l’engagement temporel, le progrès, la culture, la technique, le cosmos lui-même »104. Le pro-pos était repris par le chanoine Albert Michel, qui y voyait, non sans raison, la préfiguration des critiques adressées par Philippe Roqueplo au DThC en 1968 – et le directeur des Tables générales en tirait argument pour justifier l’ou-vrage auquel il était en train de mettre la dernière main : « Le reproche [de ne pas tenir compte des sujets actuels de la théologie] est doublement injuste : tout d’abord, comme le fait observer le P. Adnès, parce que ces sujets n’ont été

101. Y. congar, « Du bon usage de Denzinger », L’Ami du Clergé, 23 mai 1963, p. 321-329, repris dans id., Situation et tâches présentes de la théologie, Paris, 1967, p. 111-133.102. A. michel, art. « Théologie », DThC, Tables générales, 2e et 3e parties, col. 4160.103. Ibid., col. 4163-4164.104. P. adnÈs, La théologie catholique, Paris, 1967, p. 124.

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abordés que très récemment par la théologie et que des ar-ticles datant de vingt à cinquante ans ne pouvaient pas en-core les avoir traités ; ensuite, parce qu’un peu d’attention et de bienveillance aurait permis de constater que, depuis 1951, les Tables [du DThC] ont comblé bon nombre de ces lacunes105. » Si Albert Michel profitait de l’article Théologie des Tables générales pour aborder la question des femmes dans la pratique théologique, il n’est pas certain que ses analyses, qui manifestaient assurément le souci de tenir compte des reproches formulés par le P. Roqueplo, aient été de nature à apaiser l’irritation du dominicain. Une fois prises ses précautions, le chanoine Michel estimait pour-tant que rien ne devait s’opposer à ce que place fût faite aux femmes dans la production de l’Église en matière de théologie : timide, la concession était réelle et indiquait un discret souci de conciliation avec la modernité théolo-gique.Il faut savoir se perdre dans les méandres des colonnes et des différentes notices d’un ouvrage aussi complexe et historiquement sédimenté que le DThC pour apprécier justement l’effort de mise à jour résolument et très honnê-tement consenti à l’occasion de l’élaboration des Tables gé-nérales. Revenant en 1956 dans la revue américaine Theo-logical Studies sur la longue fabrication du DThC, le jésuite John F. Sweeney estimait qu’une encyclopédie disposait en moyenne d’une durée de vie de vingt-cinq ans avant de sombrer dans une péremption progressive et irréversible106 – le DThC, dont la publication avait débuté en 1899, était donc au moins proche d’une fatale obsolescence107. Davan-tage, pendant une grande partie de sa vie scientifique, l’ou-vrage avait été d’utilisation difficile, puisqu’il manquait un index, et le P. Sweeney n’hésitait pas à parler de « livre bar-ricadé » : heureusement, le défaut était en passe d’être ré-paré108, et la récente parution, en 1955, du 4e fascicule des

105. A. michel, art. cité, col. 4164.106. J. F. sWeeney, « Some recent developments in dogmatic theology », Theological Studies, xvii/3, 1956, p. 368-413.107. Ibid., p. 370 : « What is the maximum useful life of an encyclopedia ? Twenty-five years ? If this be so, the Dictionnaire de théologie catholique is at least close to obsolescence. »108. Ibid., p. 370 : « Yet for most of the years of its existence, this monumental work remained in many ways a closed book : there was no index. This need is being met more than satisfactorily by the publication, in the form of separate fascicles issued approximately once a year, of Tables générales. »

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Tables générales assurait l’indexation du DThC des articles Aaron à Dissimulation. Le P. Sweeney se félicitait d’une note complémentaire de neuf colonnes qui permettait de se faire une idée de la production théologique en Allemagne depuis 1900 – soit à partir de la publication du 3e fasci-cule du corps principal du DThC, où se trouvait l’article Allemagne de Georges Goyau (1869-1939) et d’Eugène Muller (1861-1948) – ou encore des cinq colonnes de bi-bliographie augustinienne ajoutées aux références four-nies en 1903 par le jésuite Eugène Portalié (1852-1909), dont les analyses, désormais vieillies, étaient par ailleurs fortement nuancées et complétées par le P. Fulbert Cayré (1884-1971), assomptionniste, à l’article Augustinisme des Tables générales. De même fallait-il se réjouir de la pré-sence de notices nouvelles – ainsi le sulpicien Albert Gelin (1902-1960) traitait-il brièvement de l’angélologie biblique (col. 154-155) ou encore de la révélation de Dieu dans la Bible (col. 977-979). Plus classiques, d’autres thèmes fai-saient l’objet d’une actualisation interprétative – ainsi, en 1951, dans l’article Apôtres (Symbole des), le chanoine Al-bert Michel avait-il profité de sa récente lecture du pre-mier volume de Patristique et Moyen Âge (1946) du jé-suite belge Joseph de Ghellinck d’Elseghem (1872-1950), lui-même collaborateur du DThC. D’évidence, les Tables générales du DThC tentaient de remplir le plus conscien-cieusement possible leur mission de mise à jour. Jusqu’en 1972, elles ne vont cesser de témoigner d’une ouverture louable, quoique mesurée, aux thèmes les plus récents de la réflexion théologique, en même temps qu’elles vont vi-siblement reprendre à leur compte nombre d’orientations caractéristiquement progressistes.

RÉSUMÉ

La publication du Dictionnaire de Théologie catholique par les éditions Letouzé et Ané constitue une oeuvre colossale, étalée de 1899 à 1950 : 15 tomes répartis en 30 volumes. Le DTC a été successivement dirigé par Alfred Vacant (1852 – 1901), Eugène Mangenot (1856 -1922) et Emile Amann (1880 – 1948). A peine le dernier fascicule était-il publié que l’éditeur offrait, en 1951, le premier des 18 fascicules des Tables générales dues au chanoine Albert Michel (1877 – 1972). Leur mise au point prit finalement

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une vingtaine d’années, jusqu’en 1972, et permit l’intro-duction, méritoire et mesurée, de thèmes nouveaux, ré-cemment abordés par la recherché théologique, une sorte d’aggiornamento progressif du DTC, que cet article se pro-pose d’étudier.

One of the most colossal editorial undertakings was the pub-lication, by the publishing house Letouzey and Ané, of the Dictionnaire de théologie catholique (Dictionary of Catholic Theology). Covering more than half a century from 1899 to 1950, the fifteen tomes divided in thirty volumes, represent one of their most beautiful achievements. Successively head-ed by Abbots Alfred Vacant (1852-1901), Eugène Mangenot (1856-1922) and Émile Amann (1880-1948), the work was barely finished, such that Letouzey and Ané, from 1951, pub-lished the first of eighteen fascicles of the Tables générales, whose compilation, led by Canon Albert Michel (1877-1972), would require a further twenty years of work. Until 1972, the Tables générales represented a commendable insight, albeit measured, into the most recent themes of theological reflection, albeit progressive, aggiornamento, the effects of which this article attempts to quantify.

MOTS CLÉS :

Congar (Yves), Dictionnaire de théologie catholique, Michel (Albert), Nouvelle théologie, Théologie.

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