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XVII Hypostase, émanation et bithéisme dans le judaïsme antique : des catégories entre théologie et mystique par José Costa Dans cette étude, nous poserons essentiellement une question : peut-on employer les notions d’émanation et d’hypostase à propos du judaïsme des premiers siècles de l’ère courante, rabbinique ou non rabbinique ? Il est important de préciser dès le début ce que nous entendons par ces deux notions, dont le sens est loin d’aller de soi. Par le terme d’hypostase, nous désignons une entité issue de Dieu, mais dotée, elle aussi, d’un statut divin. L’émanation est le processus par lequel l’hypostase est issue de Dieu. Elle suppose un rapport de continuité entre Dieu et ce qui provient de lui, alors que la création implique au contraire la discontinuité. On soutient généralement que les notions d’émanation et d’hypostase ont pénétré la pensée juive à une date assez tardive, à l’époque médiévale et sous l’influence de la philosophie arabe. Nous commencerons par rappeler les grandes lignes de cette opinion traditionnelle, avant d’en montrer les difficultés et les limites. La suite de notre développement proposera une nouvelle hypothèse, celle d’une présence beaucoup plus ancienne des notions d’émanation et d’hypostase dans le judaïsme et insistera sur une autre question, directement liée à cette hypothèse, celle du bithéisme juif. 8762 5 mystique & philo.indd 303 09/04/15 15:54

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XVII

Hypostase, émanation et bithéisme

dans le judaïsme antique :

des catégories entre théologie et mystique

par José Costa

Dans cette étude, nous poserons essentiellement une question :

peut-on employer les notions d’émanation et d’hypostase à propos

du judaïsme des premiers siècles de l’ère courante, rabbinique ou non

rabbinique ? Il est important de préciser dès le début ce que nous

entendons par ces deux notions, dont le sens est loin d’aller de soi.

Par le terme d’hypostase, nous désignons une entité issue de Dieu,

mais dotée, elle aussi, d’un statut divin. L’émanation est le processus

par lequel l’hypostase est issue de Dieu. Elle suppose un rapport de

continuité entre Dieu et ce qui provient de lui, alors que la création

implique au contraire la discontinuité. On soutient généralement que

les notions d’émanation et d’hypostase ont pénétré la pensée juive à

une date assez tardive, à l’époque médiévale et sous l’influence de la

philosophie arabe. Nous commencerons par rappeler les grandes lignes

de cette opinion traditionnelle, avant d’en montrer les difficultés et

les limites. La suite de notre développement proposera une nouvelle

hypothèse, celle d’une présence beaucoup plus ancienne des notions

d’émanation et d’hypostase dans le judaïsme et insistera sur une autre

question, directement liée à cette hypothèse, celle du bithéisme juif.

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304 Mystique et philosophie dans les trois monothéismes

L’opinion traditionnelle sur l’apparition des notions d’émanation et d’hypostase

dans le judaïsme

On soutient généralement que les deux notions d’hypostase et

d’émanation se rencontrent pour la première fois dans le néoplato-

nisme, dont la première figure marquante est Plotin. Celui-ci emploie

les termes hupostasis (« hypostase ») et proodos (« émanation »), en leur

donnant le sens que nous avons précisé dans l’introduction. Le terme

hupostasis est même employé cent vingt fois dans les Ennéades 1. L’Un

est la source d’une première hypostase, qui procède ou émane de

lui : l’intelligence. Celle-ci est la source d’une deuxième hypostase,

celle de l’âme.

Les notions d’hypostase et d’émanation, dans leur lecture néopla-

tonicienne, auraient joué un rôle important dans l’élaboration du

dogme trinitaire. Le Fils est « engendré (c’est-à-dire émané), non

pas créé » et Dieu a « une seule substance », mais « trois hypostases »

qui sont les trois personnes de La Trinité 2. Leur introduction dans

le judaïsme est plus tardive, elle est étroitement liée à l’apparition

d’une philosophie arabo-musulmane, d’inspiration néoplatonicienne,

à partir des viiie-ixe siècles 3. La notion d’émanation est essentielle

dans les pensées d’Al-Fārābī, Ibn Sīnā et Maïmonide. Le terme arabe

fayḍ, utilisé par ces trois auteurs, est traduit en hébreu par shefa‘. Les

théologiens ou les philosophes des trois monothéismes articulent de

manière diverse la création biblique et l’émanation néoplatonicienne4.

On peut d’ailleurs se demander si une telle articulation existe chez

Maïmonide et pourquoi l’émanation (traitée dans le chapitre xii de

la deuxième partie du Guide des perplexes) n’est pas intégrée dans la

1. Voir Paul Aubin, Plotin et le christianisme. Triade plotinienne et trinité

chrétienne, Paris, Beauchesne, 1992, p. 138.

2. Sur les détails de cette construction théologique, voir le grand livre d’Harry

Austryn Wolfson, The Philosophy of the Church Fathers, vol. I, Faith, Trinity,

Incarnation, Cambridge, Harvard University Press, 1956.

3. Voir l’article « Emanation », in Encyclopaedia Judaica, Detroit, Macmillan,

2006 (nouvelle version disponible sur internet à l’adresse suivante : jewishvirtualli-

brary.org/jsource/judaica/ejud_0002_0006_0_05915.html).

4. Voir par exemple Harry Austryn Wolfson, « The Identification of Ex

Nihilo with Emanation in Gregory of Nissa », Harvard Theological Review, t. LXIII,

1970, p. 53-60 et Alexander Altmann, en collaboration avec Samuel M. Stern, Isaac

Israeli : A Neoplatonic Philosopher of the Early Tenth Century, Chicago, University

of Chicago Press, 2009, p. 171-180.

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Hypostase, émanation et bithéisme dans le judaïsme antique 305

liste des trois grands modèles cosmologiques que présente le Rambam

(dans le chapitre xiii de la même partie du Guide). La kabbale a

certainement emprunté la notion d’émanation à la philosophie juive.

Elle la désigne par le terme de asilut/asiluta 5. Les sefirot de la kabbale

médiévale et par la suite les « visages » (parsufim), de la kabbale luria-

nique, qui sont des configurations de sefirot, peuvent être considérés

comme des hypostases 6.

Critique de l’opinion traditionnelle

Plusieurs spécialistes du néoplatonisme éprouvent des réserves à

parler d’émanation pour Plotin ou à lui donner une place centrale

dans l’explication de sa philosophie. La notion d’émanation serait plus

une métaphore qu’un véritable concept 7 ou elle n’est pas si aisée que

cela à distinguer de la notion de création, si bien qu’on pourrait aussi

parler chez Plotin d’une « métaphysique de la création 8 ». Certains

enfin affirment qu’on ne trouve pas vraiment de terme dans le grec

de Plotin, qui corresponde à cette notion 9. Plotin n’est pas le premier

philosophe à employer le terme d’hypostase et il est loin de l’utiliser

systématiquement dans le même sens 10.

Le terme d’hypostase est déjà mentionné par des auteurs chré-

tiens avant Plotin 11. Pour prouver l’influence néoplatonicienne sur

les spéculations trinitaires, on cite souvent le titre du traité V des

Ennéades : « Les trois hypostases ». Or, ce titre (comme celui des

autres Ennéades) n’est pas de Plotin et celui-ci ne parle jamais de

5. Voir par exemple Zohar, I, 22 a qui distingue adam da-asiluta, « l’homme

de l’émanation » et adam di-beri’a, « l’homme de la création ».

6. Il est cependant possible d’interpréter les sefirot autrement qu’en termes

d’hypostase, voir Moshe Idel, La cabale. Nouvelles perspectives, Paris, Cerf, 2007,

p. 275-313.

7. Voir Hermann F. Müller, « Plotinische Studien I. I. Ist die Metaphysik des

Plotinos ein Emanationssystem ? », Hermes, t. XLVIII, 1913, p. 408-425.

8. Voir Fernand Brunner, « Création et émanation : fragment de philosophie

comparée », Studia Philosophia, t. XXXIII, 1973, p. 33-63 et Lloyd P. Gerson,

« Plotinus’s Metaphysics : Emanation or Creation ? », The Review of Metaphysics,

t. XLVI, 1993, p. 559-574.

9. Voir Luc Brisson, « Les traditions platoniciennes et aristotéliciennes », in

Philosophie grecque, M. Canto-Sperber (dir.), Paris, PUF, 1997, p. 619.

10. Voir Paul Aubin, Plotin et le christianisme…, p. 139-159.

11. Voir ibid., p. 123.

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« trois hypostases », l’Un n’étant pas une hypostase 12. Tout ce que

l’on peut dire est que ce titre a facilité la récupération de l’œuvre de

Plotin dans un sens trinitaire par certains Pères de l’Église 13. Origène

parlait déjà de trois hypostases, avant la composition des Ennéades 14.

Même si l’importance de la notion d’émanation dans la philo-

sophie juive médiévale est incontestablement due à l’influence des

philosophes arabes, les doutes, que nous venons de rappeler concer-

nant Plotin lui-même et son influence éventuelle sur les théologiens

chrétiens, invitent à se demander s’il ne faut pas revoir l’hypothèse

traditionnelle à la racine et placer le judaïsme en amont de l’histoire

des notions d’émanation et d’hypostase et non en aval. En d’autres

termes, le rapport du judaïsme à ces deux notions serait beaucoup

plus ancien qu’on ne le pense généralement.

Une nouvelle hypothèse

Le terme hupostasis est connu des sources juives antiques, puisqu’il

est utilisé par la Septante, Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe et le

Nouveau Testament. Tatien et la gnose ne l’ignorent pas non plus.

On estime cependant souvent que ces emplois juifs, chrétiens et

gnostiques anciens sont de peu d’intérêt pour comprendre l’utilisation

ultérieure du terme ou de la notion correspondante dans les écrits de

Plotin, les spéculations trinitaires et le judaïsme médiéval 15. Cette

discontinuité n’est pourtant pas si évidente et la familiarité précoce des

juifs et des chrétiens avec le terme n’est certainement pas à négliger.

Plusieurs spécialistes du judaïsme ancien estiment en tout cas que

la notion d’hypostase est indispensable pour comprendre un certain

nombre de textes ou de représentations relevant de leur domaine.

Azzan Yadin s’est intéressé aux versets bibliques où l’on trouve la

racine DBR au schème réfléchi hitpa‘ el (midabber, « il se parle »).

Il y voit une conception particulière de la voix divine (qol ) comme

hypostase, assurant un rôle médiateur entre Dieu et les hommes 16.

12. Voir ibid., p. 9-12.

13. Voir ibid., p. 18-22.

14. Voir ibid., p. 13.

15. Voir Helmut Köster, « Hupostasis », in Theologisches Wörterbuch zum Neuen

Testament, t. VIII, Stuttgart, Kohlhammer, 1969, p. 571-588.

16. Azzan Yadin, « לוק as Hypostasis in the Hebrew Bible », Journal of Biblical

Literature, t. CXXII, 2003, p. 601-626.

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Selon Joseph Milik, un pesher qumrânien considère Melchisédec

comme une hypostase 17.

Plusieurs commentateurs ont qualifié le logos philonien d’hypos-

tase et/ou d’émanation. Erwin Goodenough, par exemple, décrit

ce logos comme un rayon de lumière (Light-Stream), constitué de

plusieurs émanations ou puissances, qu’il n’hésite pas à rapprocher

des sefirot de la kabbale 18. La sagesse de Pr 8 est très présente dans la

littérature juive de l’époque du Second Temple, mais elle n’est pas

comprise de la même manière dans tous les milieux juifs. Comme

le souligne Gabriele Boccaccini, la sagesse est une entité créée dans

l’Ecclésiastique ou encore dans le livre de Baruch, alors qu’elle est une

hypostase, décrite en termes d’émanation de lumière dans la Sagesse

de Salomon et chez Philon (où elle tend à se confondre avec le logos 19).

Cette sagesse hypostasiée a connu par la suite un double effacement

dans le christianisme et le judaïsme rabbinique 20. Ce dernier utilise

souvent le terme de Shekhina pour désigner la présence de Dieu ou le

fait qu’il réside en un certain lieu. Plusieurs commentateurs modernes

voient dans la Shekhina une hypostase et/ou une émanation de la

divinité 21. Le texte suivant est particulièrement parlant :

Rabbi Yehoshua‘ ben Sikhnin [a dit] au nom de Rabbi Lévi (290-320) :

À quoi ressemble la tente du rendez-vous ? À une grotte qui se trouve au

bord de la mer. [Quand] la mer monte, elle inonde la grotte. [Celle-ci] se

remplit à partir de la mer et la mer ne connaît pas de diminution [de son

eau]. De même, la tente du rendez-vous se remplit de l’éclat de la Shekhina,

c’est pourquoi il est dit : « Et ce fut le jour où Moïse acheva d’ériger la

Demeure 22 […]. » [Nb 7, 1]

17. Joseph Milik, « Milkî-Sedeq et Milkî-Resha’ dans les anciens écrits juifs

et chrétiens », Journal of Jewish Studies, t. XXIII, 1972, p. 125. Le texte commenté

est 11Q Melkisedeq (11Q 13, II).

18. Erwin Goodenough, By Light, Light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism,

New Haven, Yale University Press, 1935, p. 359-369.

19. Voir Si 1, 4 ; Ba 3, 9-4, 4 ; Sg 1, 7 et 7, 25-26 ; De somniis, I, 75 et De fuga

et inventione, 110.

20. Voir Gabriele Boccaccini, « Hellenistic Judaism. Myth or Reality ? », in

Jewish Literatures and Cultures. Context and Intertext, A. Norich et Y. Z. Eliav (dir.),

Providence, Brown Judaic Studies, 2008, p. 55-76.

21. Voir Arnold M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der

Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, W. de Gruyter, 1969, p. 1-7.

22. Pesiqta de-rab Kahana, 1, Paris, Alliance israélite universelle, ms. H 47 A.

Il n’est pas sûr que la citation de Nb 7, 1 ait un rapport direct avec l’enseignement

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308 Mystique et philosophie dans les trois monothéismes

Le texte compare la relation entre la Shekhina et Dieu à celle qui

existe entre la mer et une grotte inondée par ses flots. La surabon-

dance de la mer fait qu’elle peut céder une partie de son eau, sans

connaître une quelconque perte ou diminution. De même Dieu peut

céder une partie de sa lumière dans la Shekhina, sans qu’il y ait de

lacune dans son « être ». L’idée de la surabondance créatrice, le motif

de la lumière, la comparaison avec les flots de la mer sont familiers

des lecteurs de Plotin 23.

L’amora palestinien Rabbi Shemu’el bar Naḥmani (290-320)

soutient que « le Saint, béni soit-Il, s’est enveloppé » dans la lumière

du premier jour « comme dans un manteau et il a fait briller (hibhiq)

l’éclat de sa splendeur (ziw hadaro) d’une extrémité du monde à

l’autre 24 ». Pour Valentin Aptowitzer et Alexander Altmann, cette

tradition relève clairement d’une cosmologie de l’émanation, que l’on

peut rapprocher des passages philoniens sur le logos 25. Les versions les

plus tardives de la tradition voient dans la lumière émanée la matière

première de la création du monde et là aussi le rapprochement avec

le logos de Philon est pertinent 26. La suite du texte évoque une autre

conception de l’origine de la lumière :

Rabbi Berekhya a dit au nom de Rabbi Yiṣḥaq [290-320] : C’est à partir

du lieu du Temple que la lumière a été créée, c’est ce qui est écrit en Ez 43,

2 : « [Et] voici que la gloire du Dieu d’Israël vient de la voie de l’Orient 27,

sa voix est comme la voix d’eaux nombreuses et la terre resplendit (he’ira)

de sa gloire » et sa gloire n’est [autre] que le Temple, comme tu [peux le]

lire 28 [en Jr 17, 12] : « Un trône de gloire, élevé dès l’origine, [ainsi est] le

lieu de notre sanctuaire 29. »

qui précède, à moins que le verbe « achever » (kallot) soit mis en relation avec la

plénitude (l’idée de totalité : kol ) de la lumière divine.

23. Voir Émile Bréhier, La philosophie de Plotin, Paris, Vrin, 1999, p. 42-43.

24. Be-ret Rabba, 3 :4, Vatican, ms. heb., 60.

25. Valentin Aptowitzer, « Zur Kosmologie der Aggada. Licht als Urstoff »,

Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums, t. LXXII, 1928,

p. 363-370 ; Alexander Altmann, « A Note on the Rabbinic Doctrine of Creation »,

Journal for Jewish Studies, t. VII, 1956, p. 195-206.

26. Voir José Costa, « Émanation et création : le motif du manteau de lumière

revisité », Journal for the Study of Judaism, t. XLII, 2011, p. 244-248.

27. Le commentateur rapproche la « voie de l’Orient » (derekh qadim) des

« jours de la création » (yeme qedem).

28. Littéralement : « dire ».

29. Be-ret Rabba, 3 :4, Vatican, ms. heb., 60.

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Hypostase, émanation et bithéisme dans le judaïsme antique 309

Rabbi Shemu’el bar Naḥmani évoque « l’éclat de la splendeur » de

Dieu (ziw hadaro) et Rabbi Yiṣḥaq « la gloire de Dieu » (kebod elohe

yisra’el ). Or, les termes « splendeur » et « gloire » sont souvent appliqués

par les rabbins à la Shekhina 30. Les deux rabbins auraient donc comme

point commun l’identification de la lumière du premier jour avec celle

de la Shekhina, et ils seraient en désaccord sur la nature profonde de

cette entité. Selon Rabbi Shemu’el bar Naḥmani, la Shekhina serait

une entité issue de Dieu par émanation et elle-même divine. Selon

Rabbi Yiṣḥaq, la Shekhina serait une entité créée, entièrement distincte

de Dieu 31. En identifiant la Shekhina avec la deuxième lumière que

Dieu a fait rayonner au moment de la création, Rabbi Shemu’el bar

Naḥmani combinerait à la fois les notions d’émanation et d’hypostase.

Selon Guy Stroumsa, la notion d’hypostase a également un lien

avec les débats qui existaient au sein des juifs du ier siècle sur les

anthropomorphismes bibliques. Certains groupes juifs, qui souhai-

taient éviter d’appliquer à Dieu ces anthropomorphismes, les ont

reportés sur une figure angélique, voire archangélique, qui constitue

une véritable hypostase de la divinité. Un Dieu conçu comme fonda-

mentalement invisible se révèle de manière visible par son hypostase

archangélique 32.

La présence des notions d’hypostase et d’émanation dans les

sources juives relève souvent de la mystique. Goodenough est, par

exemple, convaincu que l’œuvre de Philon est une sorte de mystère

juif, le logos médiateur étant la lumière salvatrice à laquelle l’initié

doit s’unir pour obtenir le salut 33. L’opinion de Rabbi Shemu’el bar

Naḥmani sur l’origine de la lumière est dite dans un murmure, ce qui

est un indice clair de son caractère ésotérique. Le statut particulier du

motif du manteau lumineux serait confirmé selon Gershom Scholem

par la littérature mystique de la merkaba, où il apparaît plusieurs fois.

30. Le lien entre les deux conceptions de l’origine de la lumière et le motif de

la Shekhina a été justement signalé par Joshua Abelson (The Immanence of God in

Rabbinical Literature, Londres, Macmillan, 1912, p. 83 et 89). Il reste cependant,

chez cet auteur, plus intuitif qu’argumenté.

31. José Costa, « Émanation et création… », p. 225.

32. Guy Stroumsa, « Polymorphie divine et transformations d’un mythologème,

l’Apocryphon de Jean et ses sources », in Savoir et salut, Paris, Cerf, 1992, p. 43-63. Voir

aussi dans le même ouvrage : « Forme(s) de Dieu : Métatron et le Christ », p. 65-84.

33. C’est la thèse fondamentale de son livre By Light, Light.

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310 Mystique et philosophie dans les trois monothéismes

Scholem n’hésite pas à soutenir que le motif du manteau est partie

intégrante des enseignements du Shi‘ur Qoma 34.

La plupart des textes juifs dont il a été question jusqu’ici ont fait

l’objet de débats. Certains commentateurs, on l’a vu, estiment que

les notions d’hypostase et d’émanation permettent de rendre ces

textes intelligibles. D’autres rejettent, parfois de manière vigoureuse,

une telle interprétation. Dans certains cas, la cause du désaccord est

purement sémantique, les commentateurs n’entendant pas la même

chose par les termes d’émanation et d’hypostase. Elle peut être plus

profonde et on serait tenté de la qualifier d’idéologique, même si

d’autres motivations apparaissent de manière plus explicite. Harry

Austryn Wolfson estime, par exemple, qu’on ne peut qualifier le logos

d’intermédiaire, parce que le problème d’un Dieu immatériel créant

un monde matériel ne préoccupe pas Philon 35. En fait, cette position

de Wolfson a certainement une autre explication, qui tient à la thèse

fondamentale de cet auteur : Philon serait une sorte de représentant

du courant pharisien en diaspora. Si l’on admet, en revanche, que

le logos philonien est une hypostase, il est beaucoup moins évident

que le monothéisme de Philon soit semblable à celui des pharisiens.

Le problème du bithéisme juif

La découverte d’un véritable bithéisme juif, avant comme après la

destruction du Second Temple, tient à différents facteurs. Le premier

d’entre eux réside dans une prise de conscience, celle des origines

éventuellement juives de la gnose. Comme la gnose est clairement

bithéiste, ce bithéisme devrait avoir lui aussi des racines juives 36. Une

autre voie d’approche est celle d’Alan Franklin Segal, qui s’est intéressé

de près aux textes rabbiniques sur ceux qui croient en « deux pouvoirs

dans les cieux ». Ces textes stigmatisent souvent un bithéisme juif,

où les deux divinités sont complémentaires et non opposées comme

34. Gershom Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism and Talmudic

Tradition, New York, The Jewish Theological Seminary of America, 1960, p. 58-64.

Pour une évaluation critique de l’interprétation de G. Scholem, voir José Costa,

« Émanation et création… », p. 248-251.

35. Harry Austryn Wolfson, Philo. Foundations of Religious Philosophy in Judaism,

Christianity and Islam, t. I, Cambridge, Harvard University Press, 1948, p. 255.

36. Voir Nathaniel Deutsch, Guardians of the Gate, Angelic Vice Regency in

Late Antiquity, Leyde, Brill, 1999, p. 11.

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Hypostase, émanation et bithéisme dans le judaïsme antique 311

dans la gnose 37. On peut enfin signaler les réflexions de plusieurs

spécialistes de la mystique juive médiévale : ceux-ci ont constaté que

l’ange Métatron y occupe une place considérable et que son statut, très

supérieur à celui d’un ange, confine à la divinité, certaines traditions

laissant même entendre qu’on lui vouait un culte 38. Ces spécialistes

ont supposé que de telles conceptions avaient un enracinement ancien

dans le judaïsme et, donc, que la fin de l’Antiquité avait dû connaître

un certain bithéisme juif. Tous ces chercheurs, en dépit de la diversité

de leurs démarches, partagent la même conviction : les bithéismes

chrétien et gnostique ne peuvent se comprendre que sur un arrière-plan

plus vaste, qui n’est pas celui du paganisme mais celui du judaïsme.

L’ouvrage dans lequel le bithéisme juif (binitarianism) occupe la

place la plus conséquente est La Partition du judaïsme et du christianisme

de Daniel Boyarin 39. Celui-ci décrit le bithéisme comme une tradition

juive ancienne, qui trouve de nombreux appuis dans l’Écriture. Il

aurait été massivement partagé par les Juifs à l’époque de Philon et

de l’évangile de Jean et il aurait gardé une grande importance jusqu’à

l’époque plus tardive des Targumim. Son caractère très répandu se

voit à l’éventail assez large de sources qui l’attestent, dont certaines

proviennent du judaïsme de langue grecque, mais d’autres du judaïsme

en langue hébraïque ou araméenne. L’énergie que les rabbins mettent

à le combattre montre qu’il séduisait beaucoup de Juifs. Le fait qu’ils

le conservent dans quelques traditions suggère aussi qu’il était très

populaire et qu’il n’était pas raisonnable de l’écarter complètement.

Boyarin admet qu’il existe plusieurs formes de bithéisme et celle

qui est présente dans l’évangile de Jean, est l’expression d’un certain

judaïsme, qui n’est pas nécessairement celui que l’on trouve dans

les évangiles synoptiques. Ces nuances sont cependant secondaires

et, dans le fond, le bithéisme est d’abord un fait théologique très

répandu dans le judaïsme de la fin de l’Antiquité, que les rabbins ont

37. Alan F. Segal, Two Powers in Heaven. Early Rabbinic Reports about Christianity

and Gnosticism, Leyde, Brill, 1977.

38. Voir Moshe Idel, Ben : Sonship and Jewish Mysticism, Londres-New York,

Continuum, 2007, p. 645-670, et les références données par Daniel Boyarin,

La Partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Cerf, 2011 [traduction française

de Border Lines. The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie, University of

Pennsylvania Press, 2004], p. 225-226.

39. Daniel Boyarin, ibid.

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312 Mystique et philosophie dans les trois monothéismes

finalement décidé de considérer comme « non juif », afin de mieux

marquer leur différence à l’égard du christianisme 40.

Le tableau suivant reprend l’essentiel des textes, susceptibles

d’attester des tendances bithéistes. Boyarin ne prend en compte

qu’une partie d’entre eux.

Sagesse de Salomon 1, 7 et 7, 25-26 La sagesse est l’esprit de Dieu, son effusion, son reflet, son image

Philon, Quaestiones in Genesim, II, 62 Le logos est appelé « deuxième dieu »

11Q 13, II, lignes 24-25 « Et ton dieu, c’est […] [Melchisédec] »

Évangile de Jean 1, 1 « Au commencement était le verbe et le verbe était auprès de Dieu et le verbe était dieu »

Littérature rabbinique Corpus sur ceux qui croient en « deux pouvoirs dans les cieux »

Littérature rabbinique : Talmud Babli, Hagiga, 14 a Interprétation de Dn 7, 9 par Rabbi ‘Aqiba : « des trônes », un « pour lui » (c’est-à-dire Dieu) et un « pour David »

Littérature rabbinique Corpus sur la Shekhina considérée comme une entité

distincte de Dieu (exemple : Dieu parle de sa Shekhina ou le texte distingue explicitement le Saint, béni soit-Il et la Shekhina)

Littérature rabbinique Corpus sur l’Adam gigantesque

Littérature rabbinique : Be-reshit Rabba, 68 :12 Jacob est celui dont l’image est gravée en haut

Littérature rabbinique : Talmud Babli, Berakhot, 7 a L’ange Akhatri’el Yah

Littérature rabbinique et littérature des Hekhalot L’ange Métatron dont le nom est comme celui de son

maître

Littérature du Shi‘ ur Qoma Un Dieu anthropomorphe et gigantesque

Targum Le memra, c’est-à-dire le Verbe divin

Dans certains cas, le bithéisme est très explicite : le logos qualifié

de « deuxième dieu » par Philon et de « dieu » par l’évangile de Jean, la

croyance en « deux pouvoirs dans les cieux » attestée dans les sources

rabbiniques. On peut tenter de minorer cette présence textuelle (Philon

n’emploie qu’une fois cette expression), de la réinterpréter (le theos

de l’évangile de Jean correspondrait à l’hébreu Elohim, qui est très

polysémique : il n’y aurait donc pas nécessairement de bithéisme)

ou encore de la déconsidérer (l’expression « deux pouvoirs dans les

cieux » est polémique et non objective) : elle n’en est pas moins là.

Dans d’autres cas, le bithéisme n’est qu’une interprétation possible

40. Sur tous ces points, voir ibid., p. 171-272.

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du texte considéré. Il n’est pas évident, par exemple, que le Shi‘ur

Qoma distingue deux dieux : le premier Dieu qui est invisible et le

deuxième qui a un corps, dont on fournit les mensurations. Peut-

être qu’il ne connaît qu’un seul Dieu et qu’il le conçoit comme une

entité corporelle. Scholem lui-même a beaucoup hésité sur le sujet :

il identifie l’être divin décrit dans le Shi‘ur Qoma tantôt à la manifes-

tation sensible de Dieu, c’est-à-dire la facette immanente d’un Dieu

unique, tantôt à une sorte de démiurge, le yoser be-reshit, qui n’est

pas loin d’être distinct de Dieu 41.

Même si cela n’est pas systématique, le deuxième dieu est souvent

présenté comme un ange : c’est le cas du logos (par exemple chez

Philon), de Métatron et d’Akhatri’el Yah. Il est possible que le texte

de Be-reshit Rabba (68 :12) fasse également allusion à un ange divin,

dont le visage serait semblable à celui de Jacob. Le seul texte où le

deuxième dieu ait une dimension messianique explicite (si l’on excepte

le prologue de l’évangile de Jean) est celui où il est appelé « David ».

Le tableau montre que le bithéisme est bien présent dans la litté-

rature mystique. Ce sont même ces traditions mystiques plus nettes

qui permettent de repérer les attestations atténuées du bithéisme dans

le corpus des rabbins. Le côté divin de Métatron est par exemple

beaucoup plus accentué dans la littérature des Hekhalot (notamment

dans III Hénoch) que dans le Talmud. C’est à la lumière du deuxième

dieu gigantesque du Shi‘ur Qoma qu’il est possible de relire de manière

bithéiste les aggadot évoquant un Adam lui aussi gigantesque.

L’application des notions d’émanation et d’hypostase au judaïsme

de l’Antiquité est un fait ancien de l’érudition, même s’il connaît

actuellement un net regain dans les études juives. La découverte du

bithéisme juif est en revanche un phénomène récent. Si l’on considère

le rapprochement entre le logos de Jean et le memra du Targum, tous

deux définis comme des hypostases, il est très fréquent au xixe siècle,

notamment dans les études néo-testamentaires, mais personne n’a

songé à l’époque à les intégrer sous une même catégorie, celle du

« bithéisme juif ». Ce rapprochement a été abandonné par la suite, sous

l’influence des historiens du judaïsme, la plupart du temps juifs, qui

refusaient de considérer le memra comme une hypostase. Les études

41. Voir Nathaniel Deutsch, The Gnostic Imagination. Gnosticism, Mandaeism

and Merkabah Mysticism, Leyde, Brill, 1995, p. 81-82.

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juives redécouvrent aujourd’hui la parenté du logos et du memra, alors

que les études chrétiennes continuent dans l’ensemble à la rejeter 42.

Les deux questions que nous avons abordées dans le cadre du

judaïsme, émanation/hypostase et bithéisme, diffèrent également sur

un autre plan. Le bithéisme, comme nous l’avons déjà souligné, est

bien présent dans les textes, avec le « deuxième dieu » de Philon ou les

« deux pouvoirs dans les cieux » des rabbins. Sur ce plan, la situation

est moins nette pour l’émanation ou l’hypostase : le premier terme

est absent du lexique juif de l’époque (sauf si l’on considère certaines

images, comme le fait pour Dieu de s’envelopper dans un manteau

de lumière) et le second semble ne pas être employé dans son sens

technique, c’est-à-dire celui qu’il revêt dans les textes de Plotin ou

ceux des Pères de l’Église. On peut même se demander s’il est légi-

time d’interpréter des textes juifs à partir de catégories (émanation,

hypostase) qui proviennent essentiellement de corpus extérieurs et

parfois ultérieurs (Plotin vient bien après Philon par exemple).

L’hypothèse développée dans notre article suppose d’aller au-delà

de ces disparités et de percevoir les liens étroits qui unissent le couple

hypostase/émanation et le bithéisme. Si Dieu fait émaner à partir de

lui une hypostase, celle-ci est un deuxième dieu et on est en présence

d’une forme de bithéisme. Si un texte juif parle explicitement de

l’existence d’un deuxième dieu, ce qui est le cas dans la documentation

existante, c’est que les rapports entre ce deuxième dieu et le premier

dont il provient sont pensés en termes d’émanation ou d’hypostase,

même si le lexique manque encore à ce stade de précision. Le fait que

le couple émanation/hypostase et le bithéisme forment une théologie

cohérente n’est pas toujours perçu par tous les chercheurs. Ceux

qui utilisent les catégories d’émanation ou d’hypostase ne parlent

pas toujours de bithéisme, le contraire étant moins fréquent. Alors

qu’à propos de 11Q Melkisedeq, Joseph Milik parle d’hypostase,

Christophe Batsch n’hésite pas à recourir à la notion de bithéisme,

qu’il met en relation avec le dualisme qumrânien 43. Même quand

les chercheurs perçoivent bien le lien entre bithéisme et hypostase

42. Voir Daniel Boyarin, La Partition…, p. 204-205, 212-213 et 220-225.

43. Christophe Batsch, « Melki Sedeq n’est pas un ange. Une relecture du

pesher thématique 11Q 13 (11Q Melkisedeq) II », in Meghillot. Studies in the Dead

Sea Scrolls, V-VI. A Festschrift for Devorah Dimant, M. Bar-Asher et E. Tov (dir.),

Haïfa-Jérusalem, Haifa University and Bialik Institute, 2008, p. 14.

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(c’est le cas par exemple de Boyarin), la notion d’émanation est la

plupart du temps négligée.

Ceux qui ont travaillé sur le bithéisme ont souvent insisté sur

le fait que les juifs adeptes de cette croyance n’avaient pas le senti-

ment de rompre avec le monothéisme : seuls leurs adversaires (par

exemple les rabbins) les percevaient comme des hérétiques. Un fait

est pourtant troublant : la relative discrétion du bithéisme dans la

plupart des sources qui l’évoquent. Philon n’emploie, par exemple,

qu’une seule fois l’expression « deuxième dieu ». On pourrait s’étonner

qu’une croyance aussi massivement partagée par les Juifs, du moins

si l’on suit Boyarin sur ce point, ne soit pas plus clairement articulée

dans les textes. On peut certes expliquer cette discrétion par l’échec

final des bithéistes juifs et la victoire du mouvement rabbinique,

qui leur était hostile. Mais les rabbins ne sont quand même pas

responsables de la discrétion de Philon. Les bithéistes étaient donc

conscients que leur croyance n’était pas sans comporter des difficultés,

d’où l’intérêt des notions d’émanation et d’hypostase, qui expliquent

justement comment l’existence d’un deuxième dieu ne rompt pas

l’unité fondamentale du principe divin. Ces notions étaient donc

indispensables aux bithéistes juifs, même si ces derniers ne les ont pas

exprimées avec autant de clarté que Plotin ou les Pères de l’Église.

S’il existe une théologie juive, même rudimentaire, qui intègre à

la fois le couple émanation/hypostase et le bithéisme, il est probable

qu’elle ait servi d’une manière ou d’une autre de fondation aux

spéculations binitaires et trinitaires des chrétiens. Celles-ci dépendent

en effet étroitement des notions d’émanation et d’hypostase et leur

résultat (le dogme de La Trinité) peut être qualifié de trithéisme (la

croyance en trois dieux, qui n’en forment pas moins une seule et même

divinité). Les travaux de Stroumsa montrent de manière convaincante

que l’une des sources de la pensée trinitaire chrétienne se trouve dans

le judaïsme, ou pour être plus précis, dans certains courants juifs,

qui, dès le ier siècle, appliquaient à une hypostase archangélique les

versets où la Bible décrit Dieu de manière anthropomorphique. Le

premier Dieu est souvent identifié à un vieillard (le Père) et le second

à un jeune homme (le Fils 44). Certains textes (L’Ascension d’Isaïe, des

44. Guy Stroumsa, « Polymorphie divine… » et « Forme(s) de Dieu… ».

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traditions elkasaïtes) évoquent même deux hypostases archangéliques,

dans lesquelles on peut reconnaître aisément le Fils et l’Esprit 45.

Philon est certainement l’un des meilleurs représentants de la

théologie juive articulant émanation/hypostase et bithéisme. Or, son

influence sur la pensée des Pères de l’Église n’est plus à démontrer.

Selon l’hypothèse de Boyarin, le judaïsme a co-produit plus qu’il n’a

absorbé les notions fondamentales du moyen-platonisme, où la ques-

tion de la médiation est centrale46. Quant au logos philonien, il est une

production originale, dont la philosophie grecque antérieure ne fournit

pas une explication suffisante47. Avant Plotin, le terme d’hypostase est

plus attesté dans la littérature juive ou chrétienne que dans celle des

philosophes grecs48. Philon ainsi que Rabbi ‘Aqiba auraient influencé

Numénius d’Apamée sur la question de l’union mystique et ce dernier

aurait à son tour influencé Plotin49. Il faudrait peut-être envisager des

trajectoires similaires pour les notions d’hypostase et d’émanation.

Celles-ci auraient donc une origine au moins partiellement juive,

avant d’être des catégories du discours néoplatonicien ou chrétien. Le

discours gnostique articule aussi émanation, hypostase et bithéisme50.

Or, ses origines juives sont de plus en plus souvent admises aujourd’hui.

Reconnaître le rôle de catégories et de traditions juives dans l’émer-

gence de La Trinité suppose enfin de reconsidérer en profondeur les

conceptions ordinaires du judaïsme et du christianisme. Comme l’a

proposé Boyarin, il faut concevoir les premiers siècles de l’ère courante

comme une période pendant laquelle judaïsme et christianisme ne sont

pas encore clairement séparés, ce qui permet une intense circulation

d’idées et de matériaux entre les différents groupes 51. Le judaïsme est

45. Guy Stroumsa, « Le couple de l’ange et de l’esprit : traditions juives et

chrétiennes », p. 23-41.

46. Voir Daniel Boyarin, La Partition…, p. 211 et 215.

47. Voir Maren R. Niehoff, « What Is in a Name ? Philo’s Mystical Philosophy

of Language », Jewish Studies Quarterly, t. II, 1995, p. 220-252 et D. Boyarin,

La Partition…, p. 216-217.

48. Voir Paul Aubin, Plotin et le christianisme…, p. 139-144.

49. Voir Eric Robertson Dodds, Pagan and Christian in an Age of Anxiety,

Cambridge, Cambridge University Press, 1965, p. 93-96.

50. Voir par exemple Jan Zandee, The Terminology of Plotinus and of Some

Gnostic Writings, Mainly the Fourth Treatise of the Jung Codex, Istanbul, Historisch-

Archaeologisch Instituut in het Nabije Oosten, 1961, p. 5-19 (sur l’Un, les hypostases

et la matière), p. 28-30 (sur le logos) et p. 31-33 (sur l’émanation).

51. Daniel Boyarin, Dying for God : Martyrdom and the Making of Christianity

and Judaism, Stanford, Stanford University Press, 1999, p. 1-21.

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également resté pluriel après la destruction du Second Temple, et ce

sont les groupes chrétiens ou synagogaux, extérieurs au mouvement

rabbinique, qui ont été les porteurs de différentes sortes de bithéisme52.

Le Targum, avec l’importance qu’il donne au memra, sans équivalent

dans la littérature rabbinique, est l’un des documents dans lesquels

s’est exprimé le judaïsme synagogal. Sans ce troisième judaïsme, plus

hellénisé et intégré dans le monde gréco-romain que celui des rabbins,

il est difficile de comprendre la circulation des notions d’émanation

et d’hypostase entre les groupes juifs, païens et chrétiens.

52. Sur cette pluralité des judaïsmes après 70 et le « judaïsme synagogal », voir

l’ouvrage de Simon Claude Mimouni, Le judaïsme ancien du vie siècle avant notre ère

au iiie siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, PUF, 2012.

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