LA POLITIQUE PAR LE DROIT

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LA POLITIQUE PAR LE DROIT Muriel Rouyer Presses de Sciences Po | Raisons politiques 2003/1 - no 9 pages 65 à 80 ISSN 1291-1941 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2003-1-page-65.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Rouyer Muriel, « La politique par le droit », Raisons politiques, 2003/1 no 9, p. 65-80. DOI : 10.3917/rai.009.0065 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Rouyer Muriel - 76.24.29.177 - 16/10/2012 15h54. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - - Rouyer Muriel - 76.24.29.177 - 16/10/2012 15h54. © Presses de Sciences Po

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LA POLITIQUE PAR LE DROIT Muriel Rouyer Presses de Sciences Po | Raisons politiques 2003/1 - no 9pages 65 à 80

ISSN 1291-1941

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2003-1-page-65.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Rouyer Muriel, « La politique par le droit », Raisons politiques, 2003/1 no 9, p. 65-80. DOI : 10.3917/rai.009.0065--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Raisons politiques

, n° 9, février 2003, p. 65-80.© 2003 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

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La politique par le droit

« Le droit n’est que la continuation de la politique pard’autres moyens. »

Mumia Abu Jamal

ÉTOURNANT

la célèbre phrase de Clausewitz ensubstituant le droit à la guerre, cette citation dujournaliste noir prisonnier des geôles américaines

incite à porter un double regard sur la question des rapports entredroit et violence, à travers le prisme du politique. Elle fait, en appa-rence, du droit un simple auxiliaire du politique, instrumentalisable(comme la violence selon Arendt) par les diverses parties aux conflitsqui marquent l’ordre politique

1

: le coup de force du premier occu-pant dans le

Discours sur l’origine de l’inégalité

de Rousseau, ou celui,historique, des classes possédantes dans la terminologie marxiste dudroit qui en fait, comme de nombreux autres phénomènes, la sécré-tion idéologique de la lutte des classes

2

. Paradoxalement, elle outre-passe ainsi la vocation éminemment pacifique du juridique, réfléchiepar deux phénoménologues du 20

e

siècle – Alexandre Kojève et PaulRicœur – comme l’intervention d’un tiers arbitre voué à l’adjudica-tion du

juste

dans la cité.

1. Pour une définition politologique et « polémologique » du politique,

cf

., par exemple,Jean Leca, « Le repérage du politique »,

Témoins

, 1, 1973.2.

Cf

. Karl Marx,

Philosophie

, Paris, Folio-Essais, 1994, p. 419.

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En effet, bien que le droit

3

ait à voir dès l’origine de la sociétéavec le conflit et la contrainte, il s’en affranchit pour se distinguerradicalement du politique, estime Paul Ricœur. Certes, le conflit,donc d’une certaine façon la violence, reste l’occasion de l’inter-vention du pouvoir judiciaire et contribue donc à définir l’ordrejuridique

4

. Cependant, si la violence peut fonder l’ordre politique,comme le montre par exemple le mythe de l’origine de Rome issued’un meurtre fratricide, elle est aussitôt captée par le détenteur dela contrainte légitime et de l’épée de justice, ce « tiers » absoluqu’est l’État, selon les mots de Pierre Legendre. Quoique tou-jours latente, la violence, déchaînement de la force susceptible decontraindre et de heurter autrui sans son consentement, ne sedéploie ouvertement que dans les deux cas limites de l’institutionpolicière et de la peine de mort. Mais sous la forme institutionnellequi en fait le bras armé de le justice, elle est contenue et codifiée,ritualisée, dans le procès. Aux mains de l’État de justice, c’est-à-dired’un État de droit qui a renoncé aux abus de la puissance absolueet à la dérive policière, la violence est éloignée par une certaine miseen œuvre du discours, du langage et l’intervention d’un tiersarbitre.

Une réflexion sur la violence du droit n’a donc de sens que dansun contexte historique précis, celui du processus occidental de civilisa-tion

5

des mœurs, et dans le cadre de pensée de la tradition libérale,pour laquelle le droit ne peut plus être le simple masque de la forceni l’expression d’un positivisme formaliste dans lequel l’État de droit,respectueux du principe de légalité wébérien, serait, à la limite, l’Étattotalitaire hérité du

Rechsstaat

allemand

6

. Se situant avec Jacques Che-vallier du côté « substantiel » de l’État de droit, on peut appréhender

3. « Cet ensemble de règles de conduite qui, dans une société donnée plus ou moins orga-nisée, régissent les rapports entre les hommes »,

cf.

François Terre,

Introduction généraleau droit

, Paris, Dalloz, 1998, p. 3.4. C’est un paradoxe que reconnaît Paul Ricœur et que Walter Benjamin éclaire radicale-

ment dans sa

Critique de la violence

, dont Jacques Derrida a donné un commentaire.

Cf

.W. Benjamin,

Pour une critique de la violence,

dans

Œuvres

, t. 1,

Mythe et violence

, trad.de l’all. et préfacé par Maurice de Gandillac, Paris Denoël, 1955 ; J. Derrida,

Force deloi. Le fondement mystique de l’autorité

, Paris, Galilée, 1994.5. Au sens de Norbert Elias dans

La dynamique de l’Occident

, Paris, Agora, 1990.6. Pour une définition formelle de l’État de droit aboutissant à classer, en toute

rigueur, l’État totalitaire nazi au rang des « États de droit »,

cf

. Michel Troper, « Leconcept d’État de droit »,

Droits,

15, avril 1992. Pour la critique de l’État et duparti totalitaire respectueux des formes et annulant la réalité par sa fiction juri-dique interne,

cf

. Hannah Arendt,

Le système totalitaire

, Paris, Points-Le Seuil,1973.

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celui-ci comme un « ordre juridique libéral », c’est-à-dire un droit quise limite à rendre possible la vie en société, sans chercher, à l’inverse de« l’ordre juridique totalitaire »

7

, à enserrer l’ensemble des activitéshumaines dans un maillage serré de règles et de codifications des com-portements individuels.

Pour autant, le fait que nos démocraties constitutionnelles protè-gent aujourd’hui les individus des abus de la force brutale et arbitraireles met-il à l’abri de toute violence ? Si l’on en croit Foucault

8

, l’avène-ment de l’État de droit, c’est-à-dire, historiquement, de la monarchielimitée par le droit, signe l’entrée dans l’ère du pouvoir « juridico-discursif », désormais incapable de normaliser violemment les com-portements. Ce qu’il perd cependant en violence brutale affichée parl’ostentation des supplices, le pouvoir le gagne désormais en technolo-gies éparses mais efficaces à dessaisir le sujet par une violence douce etdiffuse. Surveillance, discipline, statistique se répandent dans toute lasociété et se concentrent, sur le modèle du

panoptique

, dans diversesinstitutions comme la prison républicaine

9

. Une telle perspective ren-contre les travaux de sociologie juridique et critique

10

qui mettent enlumière les effets de normalisation et de construction de la réalité quepeut exercer le droit, vecteur d’une violence symbolique aux mains del’État. Au sein d’ordres juridiques « libéraux », la « violence du droit »serait certes euphémisée mais toujours susceptible d’instaurer entredominants et dominés une séparation intériorisée par ces derniers.

Sans nier les effets stigmatisants du droit et la question émi-nemment importante de l’accès pratique et symbolique au droit,nous explorerons une autre voie de réflexion en nous appuyant sur latradition constitutionnaliste libérale qui prend, selon l’expression deRonald Dworkin, les « droits au sérieux ». Nous proposons unevision politique mais non point violente de la régulation juridiquedes rapports sociaux. Dans un ordre constitutionnel garanti, lesdroits peuvent fournir aux individus des points d’appui politiquesdans leurs combats. Tout rapport de force ne disparaît certes pas de

7. « Ordre juridique libéral » et « ordre juridique totalitaire » sont deux idéaux typesd’ordre juridique que distingue Danièle Lochak pour mieux accentuer les caractéris-tiques de chacun.

Cf.

« Droit, normalité et normalisation », dans CURAPP,

Le droit enprocès

, Paris, PUF, 1993, p. 51-77.8. Michel Foucault,

Histoire de la sexualité

, t. 1,

La volonté de savoir

, Paris, Gallimard,1976, p. 112 et suiv.

9. M. Foucault,

Surveiller et punir

, Paris, Gallimard, 1975.10.

Cf

. pour la sociologie juridique, CURAPP,

Le droit en procès

,

op. cit

. Pour la perspectivecritique,

cf.

Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie duchamp juridique »,

Actes de la recherche en sciences sociales

, 64, 1986, p. 3-19.

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cette « politique des droits » (Stuart Scheingold), mais tout rapportde force n’est pas assimilable à la violence.

Le droit, une invention de la force pour surmonter la violence

Droit et contrainte

Droit et violence semblent deux termes antithétiques, si l’onentend par droit, dans une acception hégélienne, « le droit de laraison », ce qui se conforme à une certaine idée du juste par opposi-tion à la violence du plus fort ou faculté de contraindre qui, elle, nefait pas droit, comme le rappelle Rousseau au début du

Contratsocial

. Chez Hegel comme chez Rousseau, le droit juste ou légitimes’incarne dans la figure de la loi, produit de la volonté générale ou del’État rationnel.

La difficile question de la proximité du droit (

jus

) et du juste(

justum

), c’est-à-dire de la légitimité du droit, anime le débat entredeux traditions : le positivisme et le jusnaturalisme. Ce dernierplaide pour une justice inspirée d’un ordre transcendant, dont lafigure limite est Antigone, mais dont le principe, reconnu par laraison humaine, peut se résumer dans la conception distributived’Aristote (« à chacun ce qui lui revient »). Le positivisme, né dans lesillage de Hobbes et Beccaria, renonce au fondement ontologique del’ordre juridique pour le transformer en ordre normatif positif, justeparce que réel, rationnel et efficace. Le droit exprime alors le

volo

positiviste et procède du

fiat

temporel qui inaugure à la fois l’ordrepolitique et l’ordre juridique, tous deux issus du contrat social etincarnés dans la figure du Léviathan :

auctoritas, non veritas facitlegem

. La juridicité d’une prescription dépend alors uniquement desa forme légale et de son auteur souverain, non du caractère juste ouinjuste de ses prescriptions.

Dans un second temps, la question de la légitimité du droitsoulève celle des moyens destinés à faire respecter l’ordre présumé oupostulé juste. C’est le dilemme justice/force : jusqu’où employerl’usage de la force sans que le bras armé de la justice ne se transformeen agent de la violence ? Cette question prend avec le positivismemoderne

11

une acuité particulière : si l’idée de justice est inaccessible

11. Nous télescopons ici deux idées que l’on trouve chez Max Weber : tout d’abord, l’idéeque le monde moderne est caractérisé par le « combat des dieux », c’est-à-dire le plura-lisme radical des fins. Ensuite, que dans ce contexte seule une pensée positiviste du droit

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aux Modernes divisés sur la question ultime des fins, et donc sur lecritère du juste, le droit n’est-il pas constamment exposé à l’arbitraireou à la violence ? La peine de mort est le symbole le plus criant decette violence légale, vestige d’un décisionnisme juridique qui cons-titue l’essence du pouvoir souverain selon Carl Schmitt

12

.À l’issue de ce très rapide aperçu du débat entre positivisme

et jusnaturalisme, le « droit » apparaît saturé de significationsmultiples. On parlera plus volontiers, dans le monde moderne,de « l’ordre juridique », car le droit, précise J. Chevallier, est un« ordre » dans au moins deux sens du terme. D’une part commeordonnancement car les normes juridiques sont inscrites dans unordre social qui les dépasse, liées entre elles par une hiérarchie pré-cise. D’autre part comme synonyme de « commandement », carl’ordre traduit une manifestation d’autorité. En effet, la règle dedroit « s’exprime à l’impératif » et la « force obligatoire dont ellebénéficie la dote d’une puissance de contrainte irrésistible. Le droitest donc un ordre en tant qu’il est systématique et en tant qu’il estnormatif »

13

.Que le droit, irréductible à la morale, nécessite l’intervention

d’un pouvoir de contrainte, c’est ce qu’avait bien perçu le plusmoral des philosophes, Kant. La contrainte, qui distingue en der-nier lieu la règle juridique de la règle morale, est légitimée, selon lui,par la fonction du droit qui est d’assurer la paix sociale. Certes, ledroit « oblige » moralement et doit dépasser la simple positivitéd’un ordre pour en exprimer en quelque manière la raison, maiscette obligation ne ressortit pas à la morale et à l’assentiment inté-rieur du sujet seulement ; elle est d’ordre social et vise à organiser la

12. Le décisionnisme juridique de Schmitt tient dans l’idée qu’une « conclusion juridiquen’est pas déductible de ses prémisses jusque dans ses ultimes conséquences et que la cir-constance rendant nécessaire une décision demeure un moment déterminantautonome ». Il s’oppose à Kelsen pour lequel le droit est un système de normes d’oùtoute idée de personne a disparu (l’État de droit « oppose le commandement personnelà la validité objective d’une norme abstraite », dit Schmitt dans

Théologie politique

,Paris, Gallimard, 1988, p. 40-43). Pour Schmitt, Kelsen résout le problème de lasouveraineté en le niant, alors que lui le réintroduit dans le moment, personnalisé, dela décision.

13. J. Chevallier, « L’ordre juridique », dans CURAPP,

Le droit en procès

,

op. cit

., p. 7-8.

est possible, car tout fondement transcendant et transcendantal du droit étant impos-sible, il faut s’en remettre à la raison des hommes et à l’ordre positif. Sur le positivismejuridique de Weber,

cf

. Pierre Lascoumes (dir.),

Actualité de Max Weber pour

la sociologiedu droit

, Paris, LGDJ, 1995 et, également, Pierre Bouretz,

Les promesses du monde

, Paris,Gallimard, 1996, notamment chap. VIII, « Raisons du droit et formes de l’État ».

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coexistence de subjectivités libres en société. C’est cet impératifsocial qui explique que le droit a besoin de la force, même s’ilcontient une injonction morale autosuffisante. Dans la perspectivekantienne qui cherche à assumer la fonction purement immanentedu droit, celui-ci ne se dissocie pas de la contrainte en ce qu’ellepermet de préserver l’existence de la liberté conçue comme possibi-lité pour tous d’agir selon une maxime universelle. Ainsi Kantdéfinit-il le droit strict comme celui qui est « purement extérieur ».« Quand on dit par conséquent qu’un créancier possède un droit àexiger du débiteur le paiement de sa dette, cela ne signifie pas qu’ilpuisse le conduire à l’idée que sa raison elle-même l’oblige à s’enacquitter, mais au contraire qu’une contrainte qui force chacun àagir de cette manière peut parfaitement bien coexister avec laliberté de chacun,

donc aussi avec la sienne, selon une loi extérieureuniverselle : le droit et la faculté de contraindre signifient donc uneseule et même chose »

14

.Mais il existe bel et bien un « fossé » entre droit et morale qui

situe le droit du côté de la contrainte et dessine en filigrane la figurede l’État souverain, détenteur du monopole de la violence légitime.Fossé dans lequel s’est engagée une tradition juridique positivistetempérée (Kelsen ou Duguit, mais également Durkheim) qui fait dela contrainte le critère même de la juridicité : la « norme socialedevient norme juridique quand il y a intervention de la contraintesociale », c’est-à-dire lorsque « la masse des individus composant legroupe comprend et admet qu’une réaction contre les violateurs dela règle peut être socialement organisée »

15

.La paix sociale est donc l’horizon de tout ordre juridique, qui

vise à attribuer « à chacun le sien » et à régler les conflits sans vio-lence. On retrouve ici la fonction pacificatrice du Léviathan, qui metfin à l’état de guerre de tous contre tous en monopolisant et lacontrainte et le pouvoir de dire le droit et de rendre justice. Le droitest bien un attribut du pouvoir souverain et c’est sur cette faculté dedécider et de contraindre en dernière instance, que repose le

pouvoir

ou la force (au sens d’Arendt) du droit dans le fonctionnementmême de la justice.

14. Kant,

Introduction à la doctrine du droit

, § A-E,

Métaphysique des mœurs

, t. 2, Paris,Garnier-Flammarion, 1994, p. 15-19.

15. J. Chevallier, « L’ordre juridique », cité, p. 31.

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La vocation pacifique du juridique

Le procès illustre, selon Paul Ricœur, la vertu pacificatrice d’undroit adossé au monopole de la contrainte légitime. C’est en effet aucœur du fonctionnement de l’institution judiciaire que Ricœur per-çoit la « destination pacifique du juridique » avec le plus de clarté. Lepouvoir judiciaire met en effet en œuvre des dispositifs par lesquelsle

conflit

, qui reste l’occasion de l’intervention du judiciaire, est élevéau rang de

procès

, celui-ci étant une « parole qui dit le droit ». Àl’occasion du procès, et plus particulièrement du procès pénal, véri-table

rituel judiciaire

, la violence liée au désir de vengeance

16

estécartée par la mise en œuvre – et en scène

17

– d’un certain type dediscours, la parole juridique, et par l’intervention d’un tiers impartialet désintéressé, le juge.

C’est l’intervention de ce tiers qui détermine la spécificité del’ordre juridique, autrement dit la « juridicité » du droit, selonAlexandre Kojève

18

. Loin des passions partisanes, le droit, par labouche du juge, définit donc les contours du juste dans une sociétépluraliste, ce qui conduit à établir entre les individus un rapport detriangulation médiatisé par la figure institutionnelle de la justice. Lavertu de justice s’établit en effet, selon Ricœur, sur un rapport dedistance à l’autre et d’altérité dont l’institution est la garante. L’autre,selon la justice, c’est le

chacun

. Il n’y a en somme d’altérité quereconnue par l’institution, seule à même de garantir que chacun –forme impersonnelle mais non anonyme – puisse recevoir ce qui luirevient dans la généralité et l’indétermination des positions dechaque personne

19

.Pour éloigner la violence en introduisant une « juste distance »

entre le forfait, qui déclenche la colère privée et publique, et la puni-tion infligée par l’institution judiciaire, les techniques judiciaires duprocès requièrent quatre conditions :

– Un

tiers,

non partie au débat, qualifié pour ouvrir un espacede discussion. Cela suppose un

État

distinct de la société civile et, àce titre, détenteur de la violence légitime. Cela suppose aussi une

ins-titution judiciaire

distincte des autres pouvoirs de l’État, ainsi qu’un

16. Paul Ricœur,

Le juste

, Paris, Esprit, 1995,

passim

et, en particulier, p. 10.17.

Cf

. Antoine Garapon,

Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire

, Paris, Odile Jacob, 1997,chap. VIII, « Archéologie de la scène judiciaire ».

18. Alexandre Kojève,

Esquisse d’une phénoménologie du droit

, Paris, Gallimard, 1981.19. P. Ricœur,

Le juste

,

op. cit

., p. 13-14.

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mode particulier de son recrutement, qui place le juge dans une posi-tion particulière, à la fois semblable à tous les autres, mais élevé parl’étude et la science du droit au-dessus d’eux pour trancher lesconflits

– Un État de droit : le tiers lui-même ne se trouve placé dansla position non partisane qu’adossé à un système juridique qui qua-lifie le tiers étatique comme « État de droit », c’est-à-dire un sys-tème juridique fait de lois écrites, leur inscription et leur conserva-tion représentant une conquête culturelle considérable. Il revientaux lois de définir les délits et d’établir une proportion entre crimeet châtiment. Cette codification contribue à la mise à distance dela violence en rendant possible la qualification des délits commeinfractions définies et dénommées de la façon la plus univoquepossible.

– Le débat, dont la fonction est de conduire la cause pendanted’un état d’incertitude à un état de certitude. Il requiert la pluralitédes protagonistes et une mise en scène, « théâtre de vérité » selonP. Legendre, qui contribuent à l’instauration de la juste distanceentre le plaignant et l’accusé. Il est alors important que le débat soitoral et contradictoire, « établi par une procédure connue s’imposantà tous les protagonistes du débat », car alors le débat se présentecomme une lutte de paroles : argument contre argument, et lesarmes sont égales. Par là, le sujet passif du procès, celui qui est jugé,se transforme en acteur du procès.

– La sentence, par laquelle le statut du préjugé innocentchange ; il devient coupable. Œuvre alors la vertu performative de laparole qui dit le droit dans une circonstance déterminée. Celle-ci aune vertu thérapeutique sur le chemin de la réhabilitation. Elle metfin à une incertitude, assigne aux parties les places qui déterminentla juste distance entre vengeance et justice ; enfin, elle reconnaîtcomme acteurs ceux qui ont commis l’offense et vont subir la peine.C’est dans la sentence que réside la « réplique la plus significativedonnée par la justice à la violence. En elle se résume le suspens de lavengeance »

20

.Ainsi, alors que la vengeance fait court circuit entre la souf-

france de la victime et celle qu’elle pourrait infliger par vengeance, leprocès s’interpose entre les deux et institue une distance salvatrice. Ledroit, même s’il survient à l’occasion d’un conflit, élève celui-là au

20.

Ibid.

, p. 197 et suiv.

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La politique par le droit

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rang de procès et le fait accéder à ce lieu de la société où la parolel’emporte sur la violence.

L’ordre juridique libéral des États de droit :entre violence douce et réactivation pacifique du politique

Différentes interprétations du concept d’État de droit ontmarqué en France et en Europe un « retour du droit » dont lepluralisme sémantique a obscurci la compréhension 21. Par souci declarté et de simplification, nous utilisons la typologie établie parJ. Chevallier 22 qui distingue l’« État de droit formel », inspiré de latradition allemande du Rechsstaat, qui met l’accent sur l’organisationrationnelle de l’État par la création d’un ordre juridique 23 et l’« Étatde droit substantiel », qui, dans le sillage de la critique de l’absolu-tisme, « nourrit cet ordre d’un certain nombre de droits et libertés ».Alors que le premier s’inscrit dans le processus de rationalisation duréel décrit par Max Weber et a pour point de fuite la bureaucratieétatique dans lequel le juge n’a qu’un rôle d’automate (la bouche dela loi), le second s’inscrit dans la tradition anglaise du Rule of law etdans celle, américaine, du Due process of law, qui donnent uncontenu substantiel à l’État de droit et déterminent, dans des sys-tèmes de common law, un rôle d’interprétation beaucoup plus déve-loppé pour le juge, co-auteur de la loi et amené à la réviser souventdans le cadre de la Constitutional review. L’État de droit substantiels’entend alors d’un État qui garantit non seulement certaines procé-

21. Les Cahiers de philosophie politique et juridique (24, 1993, L’État de droit) reflètent cepluralisme sémantique.

22. J. Chevallier, L’État de droit, Paris, Montchrestien, 1994 (version abrégée « L’État dedroit et ses transformations. Les doctrines de l’État de droit », dans « Le droit dans lasociété », Cahiers français, 288, octobre-décembre 1998.

23. Œuvre de la pensée juridique allemande transposé par la suite en France, l’État de droitdésigne l’encadrement juridique de la puissance de l’État, sous diverses configurations.C’est alors, écrit J. Chevallier, « l’État qui agit au moyen du droit, tantôt l’État qui estassujetti au droit, tantôt encore l’État dont le droit comporte certains attributsintrinsèques », dans L’État de droit, op. cit., p. 4. L’aboutissement de ce raisonnementest un formalisme, ou positivisme juridique pur à la Kelsen, pour qui l’État se confondavec la notion d’ordre juridique : dès que l’on est en présence d’un ordre juridique, ona alors affaire à un État donc, par transitivité, à un État de droit… Une idée à appro-fondir dans le cadre de la construction européenne qui réalise une communauté dedroit sans État. C’est également l’idée paradoxale, défendue en définitive parM. Troper, que même un État totalitaire comme l’État nazi constitue un « État dedroit » puisqu’il respecte une hiérarchie des normes formelles. Cf. « Le concept d’Étatde droit », art. cité, p. 51-63.

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dures pénales (codification et publication du droit), mais reconnaîtégalement et protège certains droits individuels qui englobent cer-taines valeurs et principes philosophiques.

Opérant un retour de la pensée philosophique du droit(notamment contre la « liquidation » marxiste du droit), BlandineKriegel a contribué à renouveler l’analyse de l’État de droit. Elle yvoit un type d’État bien particulier dont les principes juridiques etphilosophiques diffèrent de ceux de « l’État despote » 24. Selon l’his-torienne philosophe, l’État de droit est né en Europe sous les monar-chies républicaines. Il a substitué au lien civil fondé sur la guerre etla conquête (l’imperium) une société politique établie sur la paix danslaquelle les litiges sont arbitrés par la négociation juridique et où lesouverain, à la différence de l’imperator romain 25, doit reconnaître etgarantir le droit à la sûreté des individus. Bodin, le théoricien de lasouveraineté indivisible, ne définissait déjà plus le souverain par le« glaive », mais par son rapport au droit et par son attribut le plusélevé, la législation, où l’épée de justice remplace l’épée militaire 26.De même, Hobbes aurait contribué à la théorie de l’État de droitpour avoir reconnu l’existence d’un des premiers droits de l’homme,le droit à la conservation de soi, seul opposable au souverain. Lemouvement général de l’État de droit, entamé dès le 16e siècle,consiste donc à « faire de la politique un objet de droit ».

L’avènement historique des États de droit substantiels acontribué à mettre en œuvre des « ordres juridiques libéraux », axéssurtout sur la défense des libertés négatives, c’est-à-dire fonctionnantà l’interdit et laissant dans le silence des lois des espaces non négli-geables de liberté individuelle. Dans ces conditions, même la juridi-cisation croissante des rapports sociaux n’a jamais produit autant denormalisation des comportements sociaux que les « ordres juridiquestotalitaires », vecteurs d’une normalisation intense des rapportssociaux, par l’abolition de toute distinction entre privé et public etpar destruction ou absorption de la société civile par l’État.

24. Blandine Barret-Kriegel, L’État et les esclaves, Paris, Payot, 1979. Plus récemment, etplus brièvement, « L’État de droit », dans Bl. Kriegel, Cours de philosophie politique,Paris, LDP Inédit, 1996.

25. Idée contestable si l’on se réfère à l’analyse d’Alexandre Passerin d’Entrêves, selonlequel, dès l’époque romaine, l’État ne peut être analysé seulement en termes de force :Cicéron fait du consensus juris, l’établissement des lois, la marque distinctive de l’État.C’est là la « contribution permanente de la conception romaine de l’État et du droit àla pensée politique », cf. La notion de l’État, Paris, Sirey, 1969, p. 93-94 et 100.

26. Bl. Kriegel, La république incertaine, Paris, Quai Voltaire, 1992.

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Cependant, selon Foucault, nous serions encore hantés par unereprésentation monarchique du pouvoir et par la conception« juridico-discursive » dans laquelle il trouve son fondement. Plusque la critique de l’absolutisme, c’est la tendance du pouvoir à tou-jours s’énoncer sous la forme du droit, et cela dès la monarchie, quequestionne Foucault. Or c’est bien ce « résidu monarchique » dont ilconviendrait de se débarrasser, car cette conception du pouvoir resteprisonnière d’une image anachronique du « pouvoir loi » ou du« pouvoir souveraineté ». Foucault critique cette vision du pouvoirassimilé au juridique sous la forme du commandement monarchique« essentiellement centré sur le prélèvement et la mort » ; il la juge« hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir fonctionnant nonpas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à lanormalisation » et lui préfère une analyse du pouvoir dans le jeuconcret et historique de ses procédés. Il faut alors se « défaire d’unereprésentation juridique et négative du pouvoir » et « renoncer àpenser ce dernier en termes de loi, d’interdit de liberté et desouveraineté » 27. Au contraire, la nouvelle théorie du pouvoir doitintégrer les effets de pouvoir qui se jouent à tous les niveaux, mêmemicro, de la société et notamment dans l’exercice des savoirs (parexemple la sexualité).

La violence cachée du droit

À ce que l’on pourrait appeler, dans l’optique foucaldienne, lesviolences douces du pouvoir font écho les approches sociologiquesdu droit qui, à travers la mise en évidence du pouvoir de normalisa-tion des comportements de l’ordre juridique, critiquent la violencesymbolique du droit.

Comme le remarque D. Lochak, « le légal a quelque chose àvoir avec le normal » et « le droit positif n’est pas étranger à toute idéede normalité ». Au-delà de l’extrême banalité de ce constat, estime-t-elle, il « importe d’analyser les mécanismes spécifiques par lesquelsle droit concourt à modeler les comportements, à les rendreconformes aux normes socialement reconnues, à les normaliser, ensomme, et participe finalement du contrôle social » 28. Du « contrôlesocial » à la « violence symbolique », il n’y a qu’un pas, que la socio-logie critique du droit franchit allègrement en analysant le pouvoir

27. M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, op. cit., p. 117-118.28. D. Lochak, « Droit, normalité et normalisation », cité, p. 53.

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de normalisation comme une violence euphémisée, logée au cœurmême du discours juridique, produit d’une caste de spécialistes etproducteur d’une réalité sociale « légitime ». Dans un article de réfé-rence, Pierre Bourdieu critique la forme même du langage juridique,cette parole qui faisait précisément la force pacifique du droit auxyeux de Paul Ricœur. Le droit suppose « l’existence d’un universsocial relativement indépendant par rapport aux demandes externes,à l’intérieur duquel se produit et s’exerce l’autorité juridique, formepar excellence de la violence symbolique légitime dont le monopoleappartient à l’État et qui peut s’assortir de l’exercice de la forcephysique » 29. Fonctionnant, à l’instar des autres champs, à la concur-rence pour le monopole de l’édiction d’une norme légitime – ici lenomos, « la bonne distribution ou le bon ordre formulé par les« professionnels » du droit – le droit, loin d’être l’intervention dutiers impartial et désintéressé, est visé au cœur de son fonctionne-ment discursif. La critique se concentre en effet sur l’interprétationjuridique. Lieu d’une division du travail entre profanes et profession-nels et d’une concurrence entre « interprètes autorisés », le droit« tend à fonctionner comme un appareil car la cohésion des habitusspontanément orchestrée des interprètes est redoublée par la disci-pline d’un corps hiérarchisé mettant en œuvre des procédures codi-fiées de résolution des conflits entre les professionnels de la résolu-tion réglée des conflits » 30. Il recèle ainsi un rapport de force cachéentre dominants et dominés 31 d’autant plus invisible qu’il s’imposeaux seconds sous la forme, en apparence neutre, impersonnelle etuniverselle, du jargon juridique. Celui-ci favorise leur dominationsymbolique, car il manipule des catégories par définition excluantes 32

et appartient à la classe des « actes de nomination ou d’institution »qui représentent la « forme par excellence de la parole autorisée,parole publique, officielle ». Du fait de sa structure (concurrentielleet spécialisée dans l’appareil d’État) et de sa forme (discours perfor-matif doté du pouvoir « magique » de se faire reconnaître universel-

29. P. Bourdieu, « La force du droit… », art. cité, p. 3.30. Ibid., p. 5.31. « La concurrence pour le monopole de l’accès aux ressources juridiques héritées du

passé contribue à fonder la coupure sociale entre les profanes et les professionnels enfavorisant un travail continu de rationalisation propre à accroître toujours davantagel’écart entre les verdicts armés du droit et à faire que le système des normes juridiquesapparaissent à ceux qui l’imposent, et même, dans une plus ou moins grande mesure, àceux qui le subissent, comme totalement indépendant des rapports de force qu’il sanc-tionne et qu’il condamne », ibid., p. 4.

32. Katègorestai, rappelle P. Bourdieu, signifie « accuser publiquement », ibid., p. 13.

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lement comme vrai) le droit « consacre l’ordre établi en consacrantune vision de cet ordre qui est une vision d’État, garantie par l’État ».Loin d’être la mise à distance de la violence par l’usage ritualisé de laparole judiciaire, le procès apparaît alors comme la mise en scène oùs’affirme doublement la violence du droit : « symbolique », en cequ’elle fonctionne à la monopolisation du sens et du vrai par les spé-cialistes, « légitime » parce que s’y manifeste le pouvoir d’État 33.

Prendre le droit au sérieux

La critique bourdieusienne du droit a le mérite de réintroduirel’État, cet acteur singulièrement absent des phénoménologies paci-fiques du droit, dans l’ordre juridique. On pourrait toutefois luireprocher de ne le faire que dans le cadre étroit d’une sociologiewébérienne qui réduit le politique à la domination et dissout le droitdans l’État. D’autres approches, telles celle de P. Legendre, font« droit » non seulement à l’État – figure du tiers et « référence » duprocès de justice, qui ne détient pas seulement le monopole de la vio-lence, autrement dit de la mort, mais bien celui de la vie, dans sa« fonction généalogique » – mais également au droit, pris au sérieuxdans sa fonction (normative) et ses auteurs (les interprètes) 34. Cetteapproche stimulante, qui ne peut pas être développée ici, pointe,pour s’en démarquer, une limite bien française à la pensée dudroit, la « haine du droit » ou « l’antijuridisme si traditionnel enFrance » 35. Loin du fantôme européen de la monarchie juridique,des pistes de réflexion ont pris la liberté de concevoir un droit qui nesoit pas uniquement à la solde de l’État.

De l’héritage américain du constitutionnalisme, le grand libéralpolitique Ronald Dworkin a donné la formule d’un ordre juridiquequi prenne les droits de l’individu au sérieux et n’épuise dans l’Étatni son origine ni son principe 36. Ses nombreux travaux concourent à

33. « … le procès représente une mise en scène paradigmatique de la lutte symbolique dontle monde social est le lieu … Dans cette lutte, le pouvoir judiciaire, à travers des ver-dicts assortis de sanctions qui peuvent consister en des actes de contrainte physique telsque le retrait de la vie, de la liberté ou de la propriété, manifeste ce point de vue trans-cendant aux perspectives particulières qu’est la vision souveraine de l’État, détenteur dumonopole de la violence légitime », ibid.

34. Sur ce point, cf. P. Legendre, « Ce que nous appelons le droit », Le Débat, 74, mars-avril 1993, p. 107-122.

35. P. Legendre, « Qui dit légiste, dit loi et pouvoir. Entretien avec P. Legendre », Poli-tix, 32, quatrième trimestre 1995, p. 31.

36. Cf. Prendre les droits au sérieux, Paris, PUF, 1995, trad. de Taking Rights Seriously, 1977.

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définir une forme de démocratie jurisprudentielle où l’individudétient des droits moraux contre l’État qu’il peut mettre en œuvre, ycompris collectivement, contre lui.

Ce qui signifie très concrètement que le droit, s’il reste en touterigueur le produit des institutions étatiques, ne peut être perçucomme un monolithe édictant les décrets du souverain, puisquel’agencement particulier des pouvoirs, les checks and balances, contre-carre en pratique la concentration de pouvoir de ce monopole de laviolence. Ajoutée à l’autorité, historiquement affirmée, de la Consti-tution, cette configuration institutionnelle permet au juge de n’êtrepas le fonctionnaire zélé et retenu de l’État mais de jouer un rôle plussubtil, pris dans la négociation avec les autres pouvoirs et engagé,idéalement, dans une relation d’écoute possible avec une société civilerevendicative et rompue aux moyens du droit. La figure d’Hercule et,chez un autre constitutionnaliste, Frank I. Michelman, celle du « jugeresponsable 37 » esquissent un tout autre portrait de l’interprète et dela régulation juridique des relations entre l’État et la société civile.Sans doute, ces figures idéales apparaissent à bien des égardshéroïques et reflètent ce que le sociologue réaliste du droit StuartScheingold a appelé le « mythe des droits » pour désigner cette repré-sentation collective, typiquement américaine, selon laquelle chaqueindividu pourrait susciter le changement social en faisant appel auxcours de justice 38. Mais on peut leur attribuer un double crédit.

Tout d’abord, elles s’appuient sur un autre paradigme de penséedu droit qui en dégage certaines ressources normatives et politiques.Pour qui ne résume pas toute norme et toute normativité à uneaffaire de normalisation et donc de violence symbolique, le droitoffre des ressources insoupçonnées de résistance et de « mise enpouvoir » de l’individu et des groupes. Jean Cohen a ainsi pumontrer les limites de visions du droit qui, telles celle de Foucault,réduisent toute normativité à de la normalisation. Le concept derésistance, traité par Foucault comme un phénomène de pouvoir,estime-t-elle, fait au contraire jouer une normativité externe auxeffets de pouvoir, mais inscrite dans le droit (et qui peut agir commeressort d’une action collective fondée sur le droit). À ne voir dans ledroit que l’expression, juridico-normative, de la volonté générale et

37. Frank I. Michelman, Brennan and Democracy, Princeton, Princeton University Press,1999.

38. Stuart Scheingold, The Politics of Rights, New Haven, Londres, Yale University Press,1974, p. 7 et suiv.

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de la loi, la vision française du droit, dont Foucault reste prisonnier,ne rencontre jamais la nécessité de différencier les droits individuelsdu droit étatique. Le droit reste ainsi une production étatique,l’œuvre du souverain et tous les champs du droit (par exemple lesdroits sociaux) sont en quelque sorte colonisés et normalisés par leursource étatique. Or à cette analyse il manque la multidimensionna-lité des droits, leur dimension normative et leur dimension de « miseen pouvoir » (empowerment). À la suite d’Habermas et de ClaudeLefort, Jean Cohen rappelle que, dans la société civile moderne, lesdroits ne sont pas seulement des obligations morales, ni une sourced’atomisation individuelle, comme le croyait Marx, ils sont aussi unmoyen de communiquer et d’associer les individus en vue de la luttepolitique. Ils ne dépolitisent pas forcément, mais peuvent constituerune connexion vitale entre les individus privés et le niveau public,d’une part, la sphère politique de l’État et la société, d’autre part. Lesnormes ne font pas que normaliser : elles ouvrent un point de vue etun espace à partir duquel critiquer et défier les arrangements institu-tionnels 39.

Enfin, sur cette base conceptuelle, qui consiste en somme àprendre les droits et la Constitution au sérieux sans les réduire à unesécrétion pure et simple des classes dominantes, des stratégies poli-tiques conflictuelles peuvent s’organiser qui permettent aux indi-vidus de contester l’édiction des normes légitimes par l’État et d’uti-liser les ressources normatives du droit (« j’ai le droit de…, il n’est pasjuste que… ») à des fins politiques. C’est ce que Stuart Scheingoldappelle la « politique des droits » 40. Elle s’est déployée dans les stra-tégies de lobbying judiciaire contre la ségrégation légale entaméespar les noirs de l’AACP aux États-Unis dans les années 1950 41. Ellese développe aujourd’hui dans les stratégies de contentieux juridiqueengagées par des femmes moins payées que les hommes, dans le

39. Jean Cohen, Andrew Arato, Civil Society and Political Theory, Cambridge (Mass.) MITPress, 1992, p. 297. Cf. également « Pour une démocratie en mouvement. Lectures cri-tiques de la société civile », entretien avec Jean Cohen réalisé par M. Rouyer, Raisonspolitiques, 3, août 2001, p. 152.

40. Beaucoup moins naïve que le « mythe des droits », celle-ci désigne la façon dont lesjuristes et le contentieux considérés comme des ressources comme les autres (argent,nombre) peuvent être utilisés, stratégiquement pour « altérer le cours de la politiquepublique ». Cf. St. Scheingold, The Politics of Rights, op. cit., p. 7 et suiv.

41. Cf. Olivier de Schutter qui, sur la notion d’intérêt collectif à agir, illustre concrètementles propos de Jean Cohen sur la faculté « associative » des droits et précise technique-ment le fonctionnement de ces recours collectifs (Fonction de juger et droits fondamen-taux, Bruxelles, Bruylant, 1999).

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cadre du droit communautaire 42. Dans les deux cas, le succès de cesactions collectives en justice à modifier les normes – légales et cultu-relles – en vigueur, témoigne de ce que le droit n’est pas entièrementsoumis à la violence dont procède l’État ni à la norme légitime qu’ilproduit insidieusement, même si les conditions de cette lutte sontencore fortement inégalitaires et n’effacent ni le scandale de l’injus-tice ni celui de l’inégale conscience du « droit d’avoir des droits ». !

Muriel Rouyer est docteur en science politique (pensée politique) etmaître de conférences à l’IEP de Paris et au Centre américain de la FNSP.Ses recherches portent sur les processus de démocratisation dans l’Unioneuropéenne, la démocratie par le droit et la démocratie de grande échelle,le féminisme en France et dans l’Union européenne.

RÉSUMÉ

La politique par le droitLe droit, malgré un rapport paradoxal à la violence, s’en distingue par sa faculté àcontraindre qui vise essentiellement à préserver l’ordre social et la paix. Cette vocationpacifique du juridique est mise en œuvre et en scène dans le procès de justice. Elle sup-pose l’intervention d’un tiers impartial (le juge) dans un État de droit substantiel. Latradition sociologique wébérienne souligne à l’inverse la proximité entre droit et vio-lence symbolique, et la domination juridique qui s’exerce au cours des processus juri-diques aux mains des interprètes légitimes du droit étatique. En prenant appui sur lapremière tradition et sur l’héritage conceptuel du constitutionnalisme américain, onpeut éclairer les usages politiques, mais non point violents, du droit.

Politics through LawEnforceable by authoritative means, law stands in a paradoxical closeness to the concept ofviolence. However, both concepts are different and law, if it allows for the use of strengthaims primarily at keeping the social order at peace and rather compares to constraint. The“judicial” order is a pacific one, epitomized by the trial, whereby an impartial judge adju-dicates conflicts in respect of the due process of law. Conversely to these philosophical ana-lysis, Weberian sociology criticizes the smooth violence of law enshrined in the modern,judicial structures of power and denounces the judicial language as a legitimating devicein the hands of the Dominant. Relying on the conceptual legacy of American constitutio-nalism, in contrast with the Weberian political thought of the state, this article seeks toillustrate the political uses of rights which are not logically reducible to any form of violence.

42. Cf. M. Rouyer, « Droit et démocratie dans l’Union européenne : le constitutionna-lisme comme voie d’accès à une démocratie de grande échelle », thèse de doctorat enscience politique, soutenue le 19 décembre 2002, Paris, IEP.

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