La poésie didactique dans l’Antiquité : une invention des Modernes. Anabases, 21, 2015, p....

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Anabases 21 (2015), p. 25-38. La poésie didactique dans l’Antiquité : une invention des Modernes Pierre Vesperini L a catégorie de « poésie didactique » est une catégorie couramment employée à propos de poèmes tels que Les Travaux et les Jours d’Hésiode, des poèmes présocratiques comme Sur la nature de Parménide ou d’Empédocle, des poèmes hellénistiques comme les Phénomènes d’Aratos ou les Thériaques de Nicandre, ou encore à propos de poèmes latins comme le De rerum natura de Lucrèce, les Géorgiques, ou les Astronomiques de Manilius Or, comme on l’a remarqué depuis longtemps, cette catégorie n’existait pas dans l’Antiquité 1 . Elle n’existait pas non plus à la Renaissance, ni dans la poésie de l’âge 1 J. Warton, Reflections on Didactic Poetry, Londres, 1753, p.291: « The ancients have leſt us no rules or observations concerning this species of poetry ». On lit parfois qu’Aristote, en disant que le poème d’Empédocle était un «discours versifié», aurait reconnu dans ce poème de la poésie didactique Cf Sur les poètes, fr. 1 Ross = Diogène Laërce, VIII, 57: j Aristotevlh" d jejn tw/ ` peri; poihtw`n fhsi;n o{ti kai; JOmhriko;" oJ j Empedoklh;" kai; deino;" peri; th;n fravsin gevgone, «Aristote, dans son écrit sur les poètes, dit qu’Empédocle est également homérique et s’est avéré un maître du verbe». Or, d’une part, cette façon de décrire le poème d’Empé- docle est très tendancieuse, caractéristique de l’attitude d’Aristote, qui, comme il l’a fait pour les tragédies, essaie souvent de dégager des œuvres qu’il lit tout ce qui peut rappeler leurs conditions d’énonciation, pour en extraire un contenu: dans les tragédies, c’était l’intrigue, le muthos ; dans le poème d’Empédocle, c’est le logos. Et, d’autre part, Aristote, loin d’appliquer la notion de «poésie didactique», exclut au contraire Empédocle de la poésie, pour le rattacher au discours philosophique. L’idée d’Aristote est d’ailleurs assez isolée dans l’Antiquité, mais on la retrouve chez Plutarque, de audiendis poetis, 16 c : ta; d j jEmpedoklevou" e[ph kai; Parmenivdou kai; qhriaka; Nikavndrou kai; gnwmologivai Qeovgnido" lovgoi eijsi; kecrhvmenoi para; poihtikh`" w{sper o[chma to; mevtron kai; to;n o[gkon, i{na to; pezo;n

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Anabases 21(2015),p. 25-38.

La poésie didactique dans l’Antiquité : une invention des Modernes

Pierre Vesperini

L a catégorie de « poésie didactique » est une catégorie couramment employée à propos de poèmes tels que Les Travaux et les Jours d’Hésiode,despoèmesprésocratiques comme Sur la nature de Parménide ou d’Empédocle, des

poèmes hellénistiques comme les Phénomènes d’Aratos ou les Thériaques de Nicandre,ouencoreàproposdepoèmes latinscomme leDe rerum natura de Lucrèce,lesGéorgiques,oulesAstronomiques de Manilius

Or,commeonl’aremarquédepuislongtemps,cettecatégorien’existaitpasdansl’Antiquité 1.Ellen’existaitpasnonplusàlaRenaissance,nidanslapoésiedel’âge

1 J.Warton,Reflections on Didactic Poetry,Londres,1753,p.291:«The ancients have left us no rules or observations concerning this species of poetry».Onlitparfoisqu’Aristote,endisantquelepoèmed’Empédocleétaitun«discoursversifié»,auraitreconnudanscepoèmedela poésie didactique Cf Sur les poètes,fr.1Ross=DiogèneLaërce,VIII,57: jAristotevlh" d jejn tw/ peri; poihtwn fhsi;n o{ti kai; JOmhriko;" oJ jEmpedoklh;" kai; deino;" peri; th;n fravsin

gevgone,«Aristote,danssonécritsurlespoètes,ditqu’Empédocleestégalementhomériqueets’estavéréunmaîtreduverbe».Or,d’unepart,cettefaçondedécrirelepoèmed’Empé-docleesttrèstendancieuse,caractéristiquedel’attituded’Aristote,qui,commeill’afaitpourlestragédies,essaiesouventdedégagerdesœuvresqu’illittoutcequipeutrappelerleursconditionsd’énonciation,pourenextraireuncontenu:danslestragédies,c’étaitl’intrigue,lemuthos;danslepoèmed’Empédocle,c’estlelogos.Et,d’autrepart,Aristote,loind’appliquerlanotionde«poésiedidactique»,exclutaucontraireEmpédocledelapoésie,pourlerattacheraudiscoursphilosophique.L’idéed’Aristoteestd’ailleursassezisoléedansl’Antiquité,maisonlaretrouvechezPlutarque,de audiendis poetis,16c : ta; d j jEmpedoklevou" e[ph kai; Parmenivdou kai; qhriaka; Nikavndrou kai; gnwmologivai Qeovgnido"

lovgoi eijsi; kecrhvmenoi para; poihtikh" w{sper o[chma to; mevtron kai; to;n o[gkon, i{na to; pezo;n

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classique 2 La question que je souhaiterais poser dans cet article est donc double : d’où vient que nous parlons de «poésie didactique», et comment les Anciensparlaient-ilsdespoèmesquenousconsidérons,nous,comme«didactiques»?

Un lecteurmoderneaura facilement l’impressionqu’il yaentreHésiodeetHomère,ouentreleDe rerum natura et l’Énéide,unedifférencedegenre.Cequejevoudraisessayerdemontrer,c’estquecetteimpressionestdéterminéeparle«solsilencieux»,pourledireavecFoucault,àpartirduquelsontproduitsnosdiscours.Ellereposeeneffetsurladistinctionmoderneentre«description»et«narration».Onauraitd’uncôtédespoèmesquiracontentdeshistoires,commel’Iliade ou

diafuvgwsin.«Lesversépiquesd’Empédocle,deParménide,lesThériaques de Nicandre et les discours gnomiques de Théognis sont des discours qui ont en quelque sorte emprunté lecharde lapoésie,c’est-à-diresonmètreetsagrandeur,afind’éviter laprose.»OnretrouvelamêmeattitudeàlaRenaissancechezCastelvetro,éditeuretcommentateurde la Poétique d’Aristote,estimantque,siVirgilen’avaitécritquelesGéorgiques,ilnedevraitpasêtrecomptéaunombredespoètes.Onciteégalementpourjustifierl’emploidelacatégoriede«poésiedidactique»deuxgrammairienstardifs,DiomèdeetServius.Servius,danssonprologueducommentaireauxGéorgiques : Et hi libri didascalici sunt, unde necesse est, ut ad aliquem scribantur. Nam praeceptum et doctoris et discipuli personam requirit : unde ad Maecenatem scribit sicut Hesiodus ad Persen, Lucretius ad Memmium. MaisServiusneditpaspourautantquelapoésiedidascaliqueestungenreàpart,c’est-à-direquelecaractèredidactiquedétermineunepoétiquedifférentedelapoétiquedel’Énéide : tout Virgile est « plein de science » (scientia plenus),commeilleditaudébutdeson commentaire du livre VI de l’Énéide,enfaisantremonterlatraditiondecettepoésiesapientielleàHomère : Totus quidem Vergilius scientia plenus est, in qua hic liber possidet principatum, cuius ex Homero pars maior est. et dicuntur aliqua simpliciter, multa de histo-ria, multa per altam scientiam philosophorum, theologorum, Aegyptiorum, adeo ut plerique de his singulis huius libri integras scripserint pragmatias.«DanstoutVirgile,ontrouvedelascience,etdanscedomainecelivretientlepremierrang,dontlaplusgrandepartievientd’Homère.Pourlereste,certaineschosessontditessimplement,beaucoupsonttiréesdel’Histoire,beaucoupsonttiréesdelasciencesublimedesphilosophes,desthéologiens,desÉgyptiens,aupointquedenombreuxauteursontconsacrédescommentairesentierssurchacundecesdifférentséléments.»ChezDiomède,lequalificatifdidascalice est égale-mentuneétiquette,àl’intérieurd’unetaxinomiecomplexe,véritable«systèmeàtiroirs»pourledireavecE.R.Curtius (La Littérature européenne et le Moyen Âge latin,tr.fr.,Paris,1991[19532],p.688-692),quimontrebiencommentleclassementn’arienàvoiraveclesclas-sements qui nous sont familiers Mais on ne peut en tirer que les Anciens distinguaient unepoétiquedidactiqued’unepoétique«narrative»,commelefaitK.Volk (The Poetics of Latin Didactic : Lucretius, Vergil, Ovid, Manilius,Oxford,2002),quifaitungravecontresenssur l’expression « genus enarratiuum»,lequelnesignifiepas«genrenarratif»,mais«genreexplicatif,herméneutique».

2 Ellen’apparaîtparexemplenichezDuBellaynichezRonsardnichezBoileau.

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l’Énéide,etdel’autredespoèmesquidécrivent:Aratosdécritlesconstellations,Nicandrelesdifférentstypesdebêtesvenimeuses,etc.Cettepremièredistinc-tionrecouvreuneautredistinctionfamilièreauxmodernes:celleentrefictionetscience.Lespoèmesquiracontentdeshistoiressontrangésducôtédelafiction,ceuxquidécriventlanature(oudespartiesdelanature)sontrangésducôtédelascience

C’est cepartagemoderne entreunepoésiedescriptive, scientifique, etunepoésienarrative,fictionnelle,quivafonderladistinctionmoderneentrepoésiedidactique et poésie épique. Par «poésie didactique», les savants modernesentendenteneffetungenrepoétiqueparticulier,dans lequel lapoésiesertdemoyen à la communication d’un savoir Les exposés qu’on rencontre sur les carac-téristiquesdugenredidactiquel’opposentsouventàla«poésieépique»,quin’au-raitpaspourfind’enseignermaisdedivertir,encommuniquantnonpasunsavoir,maisdeshistoires.OnopposeainsicourammentHomèreetHésiode,endisantque l’un est le fondateur de l’épopée et l’autre le fondateur de la poésie didac-tique.L’unraconteraitdeshistoires,doncseraitplutôtducôtédelafiction,l’autrecommuniquerait des enseignements, donc serait plutôt du côté de la sagesse,voire de la philosophie L’opposition entre « poésie didactique » et « poésie épique » détermine ainsi une série d’oppositions :

poésie didactique poésie épique

description narration

instruction(etplusgénéralementphilosophie,science)

poésie(etplusgénéralementart,littérature)

savoir,vérité,science,philosophie,sagesse histoires,mythes,fiction,littérature

sérieux,sévérité séduction,plaisir

utilité jeu,doncinutilité

Hésiode Homère

Aratos (Phénomènes),Nicandre(Thériaques,Alexipharmakes)

ApolloniusdeRhodes,Argonautiques

Lucrèce,Géorgiques,Manilius… Virgile (comme auteur de l’Énéide),Lucain,Stace…

Le savoir communiqué n’est pas n’importe quel savoir : il s’agit de « vérités importantes» oude «quelque art utile à la vie», pour citer unedes premièresdéfinitionsdugenre 3 Si Nicandre écrit un poème sur les poisons et les serpents

3 D de Mairan, Éloge du cardinal de Polignac, Paris, 1747: «L’Anti-Lucrèce est un poèmelatindunombredeceuxqu’onappelledidactiques,parcequ’ilsontpourbutd’enseigner des vérités importantes ou quelque art utile à la vie »

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vénéneux,c’estparcequelamortparempoisonnementétaitlapremièrecausedemortalitédansl’Antiquité;siVirgileécritlesGéorgiques,c’estpoursoutenirlapolitiqueagricoled’Auguste. Iln’estpasdifficilede reconnaître,derrièrecediscourssavant,uneidéedesLumières:lesvéritésimportantesetlesartsutilesdoivent être communiqués aux hommes À la poésie de prêter à la communication de ce savoir son charme et sa douceur 4

Outre l’absence, dans l’Antiquité, de la notion de «poésie didactique», cediscours moderne sur la poésie didactique antique se heurte à deux problèmes D’abord,laplupartdesœuvresillustrantcequelesModernesappellent«poésiedidactique» sontdespoèmes épiques, c’est-à-diredespoèmes enhexamètres.Maisilsnesontpasconsidéréscommedesépopées,parceque,danslelangagemoderne,uneépopéeestcenséeêtreunpoèmenarratifetfictionnel,«racontantles exploits des dieux ou des héros de façon grandiose » Nous avons vu que l’oppo-sition entre « didactique » et « épique » recouvrait une opposition entre « enseigner » et « raconter » Or cette dernière opposition n’est pas pertinente pour l’Antiquité Personnen’yopposaitHomèreetHésiodecommenouslefaisons.Eneffet,pourlaplupartdesAnciens,etjusqu’àlafindel’Antiquité,Homèreestlepèredetoutsavoiretdetoutesagesse.SiHésiodeluiestparfoisassociédanscerôle,iln’estjamaisquestiondeluicontesterlaprimauté:Homèreestl’éducateurdelaGrèce,dèsl’origine,commeleditXénophane 5 C’est à ce titre que d’autres sages compo-siteursdepoèmesépiques,commeParménideouEmpédocle,rivaliserontaveclui.Etc’estàcetitrequ’ilseraattaquéparPythagoreouHéraclite,etbiensûrparPlaton

Aucun,cependant,neréussiraàledétrôner,commelemontrelereliefhellé-nistiquedusculpteurArchélaosdePriène,aubasduquellespersonnificationsde muthos,d’historia,depoiesis,detragodia,dekomodia,maisaussidephusis,d’arètè,demnèmè,depistisetenfindesophia,viennentsacrifieruntaureauàHomère,assissuruntrône(commeZeusenhautdurelief),devantChronosetOikoumenè 6

Cette idéeréapparaîtraenEuropeavec leshumanistes:pourMelanchthon,«Homère enseigne cequi est juste etutile,mieuxqueChrysippe etCrantor».Après plusieurs exemples, il ajoutequ’il a voulumontrer que la connaissance

4 J.Warton,Reflections,p.292:« To render instruction amiable, to soften the severity of science, and to give virtue and knowledge a captivating and engaging air, is the great privilege of the didactic muse. »

5 Xénophane,fr.10Diels-Kranz:ejx ajrch" kaq j {Omhron ejpei; memaqhvkasi pavnte",«Depuislecommencement,toutlemondeapprendd’aprèsHomère…».

6 P Zanker,Die Maske des Sokrates : Das Bild des Intellektuellen in der antiken Kunst,Munich,1995,p.154-157.

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desbonsauteursneformepasseulementlalangue,maisaussilecœur 7 Elle est encore défendue au début du xviiiesiècleparunphilosophelibrepenseur,ThomasCollins 8

Endehorsdespoèmesd’Homère,les«mythes»engénéralsontsourced’en-seignementetdesavoir:directement,parleurvaleur«sapientielle»et,dirions-nousaujourd’hui,«scientifique»et«philosophique»,parleurexemplaritééthiqueet esthétique; indirectement, par les explications (scholies, gloses, allégories)auxquels il donnent lieu : à partir de poèmes comme les Argonautiques d’Apollo-niusdeRhodesoulaThébaïdedeStace,onpouvaitfaireletourencyclopédiquede toutes les connaissances C’est la raison pour laquelle la Bibliothèque d’Apollo-dore,immenseencyclopédiemythographique,s’ouvraitparcetteépigrammeaulecteur 9 :

Aijw`no" speivrhma ajfussavmeno" ajp j ejmei`opaideivh", muvqou" gnw`qi palaigeneva"eij" ejme; d jajqrw`neuJrhsei" ejn ejmoi; pavnq j o{sa kosmo" e[cei.

De moi tu tires la semence de l’éternel savoir : la connaissance des légendes antiques […]Regarde-moi,enmoitutrouverastoutcequecontientl’univers.

PourunModerne, il peut sembler étonnant qu’un recueilmythographiqueprétendeoffriràsonlecteurnonpasduplaisir,maisdusavoir,etquiplusestle

7 Melanchthon,Declamationes,III,Eloquentiaeencomium,p.36-37(citéparE.R.Curtius,La littérature,p.332):Nec dubitarim adfirmare, quod Horatius censuit, Homerum, quid rectum, quid utile sit, melius Chrysippo et Crantore docere. […] Neque enim plures Homeri locos his attingere visum est. Tantum hos indicaui, ut studiosis adulescentibus fidem facerem bonorum scriptorum cognitione non os tantum ac linguam, sed pectus etiam formari.

8 R.Bentley,Remarks upon a Late Discourse of Free-Thinking,Cambridge,1713:Homer’sIliadheadmires, as the epitome of all arts and sciences. […] Be it so […] And yet I am apttofancy,ifourauthorhadnobetteranartistthantheoldpoetforhisshoes,hewould be as sorry a free-walker as he is now a free-thinker.ToproveHomer’suniversalknowledge a priori,ourauthorsays,He designed his poem for eternity, to please and instruct mankind. Admirable again : eternity and mankind : nothing less than all ages and nations were in the poet’s foresight.Takemywordforit,poorHomer,inthosecircumstancesandearlytimes,hadneversuchaspiringthoughts.Hewroteasequelofsongsandrhapsodies,tobesungbyhimselfforsmallearningsandgoodcheer,atfestivalsandotherdaysofmerriment. [C’estplusde500ansaprèsquePisistratefitréunir«theloosesongs»].Henomorethought,atthattime,thathispoems would be immortal,thanourfree-thinkers now believe their souls will

9 Photius,Bibliothèque,cod.186,142a-b.

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principe même (speivrhma)de«l’éternelsavoir»ainsiquelaconnaissancede«toutce que contient l’univers » Mais c’est que cette culture ignorait les oppositions

Fig.1:Lebasreliefhellénistiqued'ArchélaosdePriène, British Museum

quinoussontfamilières–du«mythe»etdelascience,del’imaginaireetduration-nel,duplaisiretde l’instruction.Lesmythesétaientdessavoirs:àce titre, ilsenseignaient,exactementcommelessavoirsantiquesauxquels,contrairementauxmythes,nousreconnaissonsencoreletitredesavoir:agriculture(nousavonsdesécolesd’agriculture),astronomie,médecine,philosophie.Decepointdevue,unpoèmeayantunematièremythique,commel’Iliade ou les Argonautiques,l’Énéide ou les Métamorphoses,esttoutautant«didactique»queLes Travaux et les Jours ou les Phénomènes d’Aratos

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Aumoinsencequiconcernelapoésiegrecquepréclassique,ilseraitdifficiledetrouverdesexemplesdepoètesquinesoientpasenmêmetempsdessages,des«maîtresdevérité»:Sappho,Archiloque,Alcman(fragmentcosmogonique),Tyrtée,Pindare,Simonide,sansparlerdespoèmesàchanterdanslesbanquetsdeSolonoudeThéognis,quisonteuxaussidestinésindissociablementàchar-merqu’àenseigner.C’estuneautreoppositionparadigmatiquemoderne, celledeslettresetdessciences,quiempêched’apercevoircefaitmassifqu’engéné-ral,lespoètesenseignent.MaisilsenseignentdessavoirsquelesModernesnereconnaissentpascommesavoirs:outrelesmythes,ilsenseignentlessavoirsdel’amour,dubanquetetduvin,lessavoirséthiquesduguerrier,leschantsetlesdanses des chœurs

Ainsi,l’oppositionentreunepoésiedidactiqueetunepoésieépique,c’est-à-direentreunepoésiequienseigneetunepoésiequiraconte,n’estpastenable,carellereposesuruneconceptiondusavoirdontlesdéfinitions,lesclassements,leshiérarchies,sontétrangersàl’Antiquité,maisaussiauMoyenÂge.

Ladeuxièmedifficultéàlaquelleseheurtelediscoursmodernesurlapoésiedidactique, c’est que l’association du savoir et de l’utilité, évidente pour desModernes,nel’étaitpaspourlesAnciens,etencoremoinslorsqu’ils’agissaitdepoésie.Onlitcouramment,nousl’avonsdit,queles«poèmesdidactiques»hellé-nistiquescherchaientàfaciliterlacommunicationdeteloutelsavoir(astronomie,médecine…)enlerendantplusattrayant,grâceàlapoésie.

Enréalité,lestraitésenprosesuffisaientamplement.Onapprenaitl’astronomiedans Eudoxe de Cnide Pourquoi alors le roi Antigone le Borgne a-t-il commandé son poème à Aratos ? La réponse se trouve dans la Vie d’Aratos 10 :

o}" para; tw/` basilei` genovmeno" kai; eujdokimhvsa" e[n te a[llh/ polumaqeiva/ kai; th/`> poihtikh/` proetravph uJp j aujtou` ta; Fainovmena gravyai, tou` basilevw" Eujdovxou ejpigrafovmenon biblivon Katovptron dovnto" aujtw/` kai; ajxiwvsanto" ta; ejn aujtw/` katalogavdhn lecqevnta peri; tw`n fainomevnwn mevtrw/ ejntei`nai kai; a{ma eijponvto" wJ" eujdoxovteron poiei`" to;n Eu[doxon ejnteivna" ta; par jaujtw/` keivmena mevtrw/.

[Aratos],parvenuauprèsduroi, sefitconnaîtreparsonsavoir,maisenparticulierpar son savoir en matière de poétique Le roi l’exhorta à écrire les Phénomènes en lui donnant le livre d’Eudoxe Il jugeait bon que ce qui y était dit en manière de catalogue surlesphénomènessoitmisenvers,ajoutantceci:«Enmettantsesmotsenvers,turendras Eudoxe plus illustre »

Ils’agissaitdonc,nonpasdemettrelapoésieauservicedelaprose,lalittératureauservicedelascience,lafictionauserviceduvrai,maisdeprendreunecertaine

10 Arati Vita I,38-43Martin.

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matière,enl’occurrence«Eudoxe»,etdelatravaillerdefaçonàenfaireuneœuvred’art.Travailleràenfaireuneœuvred’art,c’estluidonnerdel’enargeia,etluidonner de l’enargeia,c’estrivaliseravecHomère,lemaîtredel’enargeia 11. C’est pourquoi les Phénomènes se présentent comme une série d’ecphraseis mytholo-giques des constellations 12.CommeleditManilius,lecield’Aratosestunelonguefabula.Rienn’empêchequ’onseservedecepoèmepourenseignerl’astronomie,par exemple en corrigeant ses erreurs 13 Mais Aratos n’a pas composé son poème pour enseigner Il a voulu faire une œuvre d’art C’est aussi pourquoi Aratos n’a pasàêtrelui-mêmeunastronome,pasplusqueNicandrenedevaitêtreagricul-teur et médecin pour composer ses Géorgiques et ses Thériaques

Le fonctionnement des Phénomènes est donc exactement l’inverse de ce qu’en disent les tenants de la catégorie de « poésie didactique » : il ne vise pas à enseigner àpartirdelapoésieougrâceàlapoésie;ilviseàfaireuneœuvred’artàpartird’unchampdusavoir,d’êtreparsonart,entantquepoète,àlahauteurdesamatière.C’est là-dessus que portent tous les jugements sur l’œuvre d’Aratos : il s’agit de

11 NicandredeColophon,Thériaques,957-958.12 Cf.encoreH.-I.Marrou,Histoire de l’éducation dans l’Antiquité,Paris,1948,t.I,p.275):

«L’essentielestladescription,minutieuseet“réaliste”[i.e. l’e[kfrasi" desfigurestradi-tionnellementprêtéesauxconstellations:[Aratos]nousmontrePersée(248-253),soute-nantsursesépaulessonépouseAndromède,tendantlamaindroiteverslacouchedesabelle-mère(Cassiopée),s’élançantd’unpasrapideensoulevantunnuagedepous-sière(ils’agitenfaitd’unamasd’étoilesqueprésentecetterégionduciel)[…]Mêmeanthropomorphisme dans la description des levers et des couchers des constellations (559-732),quifaitsuiteàunebrèveévocationdesplanètesetdelasphèrecéleste(454-558).»PouruneétudeplusdéveloppéedesPhénomènes comme « astronomical ecphra-sis », cf.M.Semanoff, «UnderminingAuthority:Pedagogy inAratus’Phaenomena»,in M A Harder, R.F.Retguit, G.C. Wakker (éd.), Beyond the Canon, Leuven, 2006,p.313-318.

13 De fait, bien que les erreurs contenues dans son poème fussent connues (cf. e.g. Hipparque,in Arati et Eudoxi Phaenomena,I,2-8Manitius;Posidonius,fr.48Edelstein-Kidd),ilétaitcommentépardesmathématiciensetdesastronomescommeAttaledeRhodesetHipparquelui-même,etservaitdemanueld’astronomie(cf. le manuel du StoïcienGéminosdeRhodes).Cf.H.-I.Marrou,Histoire de l’éducation,t.I,p.275:«Telqu’ilseprésente,lepoèmed’Aratosn’ariendemathématique;pasdechiffres,quelquesindicationsbiensommairesconcernantlasphèrecéleste,sonaxe,lespôles(v.19-27)[…][Le] commentaire [d’Aratos] se bornait à une introduction très sommaire à la sphère [mais] était avant tout littéraire et s’étendait complaisamment sur les étymologies et surtout sur les légendes mythologiques suggérées par la description d’Aratos » Ce qui comptaitn’étaitpasla«vérité»(ausensscientifique,moderne,dumot),maislabeautédu savoir

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savoir s’il réussit ou non à faire une œuvre d’art qui s’élève à la même hauteur que sa matière 14

Delamêmefaçon,siàRomeCicéron,Varrond’Atax,HelviusCinna,Ovide,Germanicus,Aviénus, lepèredeStace 15, l’empereurGordien 16, sansoublier lepoète anonyme de l’Aratus Latinusetde«nombreuxautres»,selonsaintJérôme,fontchacunàleurtourdes«traductions»d’Aratos,cen’estpaspour«communi-quer»lesavoird’Aratos,cen’estpasdanslebutdecorrigerunetraductionprécé-dentepourlarendreplusexacte,maisdanslebutderivaliseravecd’autrespoèmeslatins dans l’entreprise esthétique consistant à faire une œuvre plus belle que la précédente,etquisoitàRomeuneœuvred’artéquivalenteauxPhénomènes 17

IlenvademêmepourNicandredeColophon,dontnousavonsperdulesMéta-morphoses et les Géorgiques,maisdontnousavonsencoredeuxpoèmesétonnants:les Thériaques,quiportentsurlesserpentsvenimeux,etlesAlexipharmakes,quiportent sur les remèdes aux poisons Nicandre n’a pas composé ces deux poèmes parce que la mort par poison était la cause de mort la plus fréquente dans l’An-tiquité 18.CommeAratosaveclamatièreastronomique,Nicandreafabriquéuneœuvred’artenprenantpourmatièrelesavoirmédical.Iciaussi,faireuneœuvred’art,c’estfaireunpoèmeaniméparl’enargeiaetbourréd’érudition.Iciaussi,c’estdevenirunémuled’Homère,commeentémoignelasphragis des Thériaques :

kaiv ken JJJJJJJOmhreivoio kai; eijsevti Nikavndroiomnh`stin e[coi", to;n e[qreye Klavrou nifovessa polivcnh.

EtdeNicandrel’homériquetupourrasàjamaistesouvenir,quigranditdanslablanchebourgade de Claros

14 Cic.,De or.I,69;QuintilienX,1,55:Arati materia motu caret, ut in qua nulla varietas, nullus affectus, nulla persona, nulla cuiusquam sit oratio ; sufficit tamen operi cui se parem credidit.«EncequiconcerneAratos,samatièremanqued’animation:onn’ytrouveaucunchatoiement,aucunaffect,aucunpersonnage,aucundiscours;etpourtant,ilarrive à se hisser à la hauteur de son sujet »

15 Silv.5,3,19-23.16 SHA,Gord.,III,2.17 M Pierre, «Rome dans la balance. La poésie augustéenne imite-t-elle la poésie

grecque?»,inF.Dupont,E.Valette-Cagnac(éd.),Façons de parler grec à Rome,Paris,2005,p.229-254.

18 J.-M. Jacques, auteurd’une remarquable éditiondesdeux épopéesdeNicandredeColophon sur les poisons (Thériaques et Alexipharmaques),expliquequelacompositiondu poème par le fait que la mort par poison était la plus grande cause de mortalité dans lemondeantique(p.31).

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Lapragmatiqueestdonc là encoreesthétique: c’estpourquoi, loinde faci-literlacommunicationscientifique,lepoèmeaucontrairelasuspend.LetextedeNicandre,conformémentàl’esthétiquedel’épopéealexandrine,estextrême-mentobscur.Dèslors,commel’ontbienvuleséditeursanglaisdeNicandre,«The victim of snake-bite or poison who turned to Nicander for first-aid would be in sorry plight 19 » Les poèmes de Nicandre ne sont donc pas des manuels toxicologiques versifiés,pourêtremieuxmémorisés 20 Ils ne sont pas destinés à communiquer (lestraitésdesmédecinssuffisaient)maisàproposeràl’admirationdupublicuneœuvre d’art exceptionnelle

Dès lors, comme pour l’oppositionHomère-Hésiode, il n’y a pas non plusd’opposition entre Aratos et Nicandre et les autres poètes épiques hellénis-tiques.AratosetNicandresontdésignéscommedespoètesépiques,aumêmetitrequ’ApolloniusdeRhodes 21 Il y a une distinction de « matière » : l’un chante lesconstellations, l’autrelespoisons, l’autrel’expéditiondesArgonautes.Maisils font la même chose : cette distinction de matière ne correspond pas à une distinction pragmatique C’est pourquoi un même poète pouvait écrire un poème à matière mythologique et un poème à matière agronomique C’est pourquoi ils n’ont aucun mal à insérer dans leurs poèmes des séquences venues d’une matière différente,pourmontrerqu’ilssontcapablesdecomposerdespoèmessurdesmatièresdifférentes 22

Il n’y a rien de plus étonnant pour les lecteurs modernes que le succès remporté dansl’Antiquitéparcespoèmeshellénistiquesàmatière«scientifique».Commentpouvait-on se passionner pour les Phénomènes d’Aratos ou les Alexipharmakes deNicandre?PourquoilesRomainsrivalisaient-ilsdetraductionsd’Aratosoudeverssurleséruptionsdel’Etna?Lucilius,ledestinatairedeSénèque,nepourrapass’abstenirdechanter l’Etna,«ce lieudetous lespoètes» (Lucrèce,Virgile,Ovide…):Quid tibi do ne Aetnam describas in tuo carmine, ne hunc sollemnem omnibus poetis locum adtingas ?

19 A L F Gow&A.F.Shofield,Nicander. The Poems and Poetical Fragments,1953,p.18.20 Laplupartdesrecettesmédicalesmétriques(Galienencitebeaucoup)destinéesàla

mémorisationnesontpasenversépiques,maissouvententrimètresiambiques, lemètreleplusproche,selonAristote,dulangageparlé(Poet.1449a24).Cf.C.Fabricius,Galens Exzepte aus älteren Pharmakologen,Berlin-NewYork,1972,p.54.Lesrecettesenhexamètres semblent souventdespoèmesdifficiles à interpréter,doncdes jeuxsavants, où nous avons affaire à une pragmatique ludique et/ou esthétique et nonmédicale Cf e. g. la recette du thériaque d’Andromaque

21 DansQuintilien(X,1,55),Aratosestcitéparmilesepici.ChezAthénée(126b=fr.68desGéorgiques),Nicandreestdésignécomme«faiseurd’épopées»(ejpopoiov")richesenmotsantiques et d’un savoir encyclopédique : filavrcaion kai; polumaqh

22 Cf e. g. le long passage sur la crue du Nil dans Lucain

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C’est notre culture esthétique qui nous empêche d’accepter qu’on ait pu trou-ver « beau » un poème chantant les serpents venimeux et les remèdes contre les poisons,qu’onpuisseprendreplaisirets’amuserausavoirsanschercheràenfairesonprofit.LesavoirpourlesModernesn’apasdevaleuresthétiqueentantquesavoir.Etlapoésiedidactique,entantquecatégoriemoderne,reposejuste-ment sur l’idée qu’il faudrait « l’habilller » poétiquement pour le rendre attractif Dansl’Antiquitéclassiqueethellénistique,lesavoirentantquetelestbeau,objetd’émerveillementetdeplaisir:c’estpournousunmondeétrangeoùunvolcanfait venir l’eau à la bouche (Aut ego te non novi aut Aetna tibi salivam movet,ditSénèqueàLucilius),oùunroi,pourcomplaireàsesamis,leuroffredesherbescomestibles infectées de sucs vénéneux 23;oùlesIndienspeuventoffriràAugusteunjeunehommesansbras,maiscapabledetireràl’arcavecsespieds 24;unmondeoùl’onestprêtàmourirpourposséderlechevaldeDiomède,bienqu’ilportelamort à ses possesseurs l’un après l’autre 25 Les mirabilia ne sont pas une partie du savoir Ils sont le savoir

La valeur du savoir réside pour les Modernes moins dans sa beauté que dans son utilité C’est pourquoi les commentateurs qui veulent « sauver » les poèmes de Nicandre parlent de son utilité C’était l’inverse dans l’Antiquité Les savoirs encyclopédiques de la paideivasontdessavoirsinutiles,ausensoùilsfonctionnentdansunespacevouéauloisiretàladétente,aujeuetàlabeauté.L’idéequ’ilfautprivilégierl’utilitépratiquedessavoirsn’étaitpasabsentedansl’Antiquité,maisminoritaire

C’est cette pragmatique esthétique que nous retrouvons à Rome avec lespoèmesdits«didactiques»deLucrèce,VirgileouManilius.Ils’agitàlafoisnonpasdecommuniquerunsavoirmais,pourrépondreàunecommande(caronneselancepastoutseuldanslacompositiond’unpoèmeépiquedecetteampleur),de faire une œuvre d’art (illustrare)avecunecertainematièrerelevantdessavoirslettrés(lesécritsd’Épicure,lesTravaux et les Jours,l’astronomie,l’astrologie…).Il s’agissait de poètes professionnels : Lucrèce n’était pas plus philosophe que Virgileagronome.D’aprèsunepetiteépopée,laCiris,danslaquelleunpoèteinvitele noble Valerius Messalla à lui passer commande d’une grande épopée philoso-phique,ilestpossiblequelespoètesaientoffertàderichesRomainsdepetitspoèmes pour montrer leur talent et obtenir une commande importante C’est ainsi que Lucrèce composa son De rerum naturapourC.Memmius,unsénateurqui

23 Justin36,4,3s.;Plut.,Démétr.20,3(voirNicandre,dansBudéII,n.24).Sonzèlepourlapharmacologieàbasedeplantes:Galien12,251,3s.K.

24 DionCassius,54,9.25 Aulu-Gelle,III,9.

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voulait associer à son nom le prestige d’Épicure (auctoritas Epicuri),ouencorequeVirgile composa ses Géorgiques pour Mécène Le prologue du livre III illustre bien lanécessité,pourlepoèteépique,detrouverunematièreàmettreenlumière 26 :

Cetera quae vacuas tenuissent carmine mentes,omnia iam volgata : quis aut Eurysthea durumaut inlaudati nescit Busiridis aras ?[…] Temptanda via est qua me quoque possimtollere humo victorque virum volitare per ora.

Toutes les matières capables de capter les esprits ont déjà été enseignées Qui ignore leterribleEurysthéeoulesautelsdeBusiris?[…]Jedoisdonctenterunerouteparlaquellemoiaussijepuissemehisserdusolet,victorieux,volerdanslesairs.

On voit bien ici que le choix de la matière « géorgique » ne correspond pas à une nécessitéintérieureouàunprojetintellectuel,scientifique,politique.Ils’agitdetrouver une matière qui permette à l’artiste de montrer ce dont il est capable Or commetoutadéjàétédit,commelesautrespoètesontdéjàchantélamythologie,il lui faut trouver une matière nouvelle Il ne s’agit pas de prendre au pied de la lettre ce que dit ici Virgile – il n’était pas le premier à chanter la matière des Géor-giques – mais de repérer et de retrouver ici la pragmatique esthétique de la poésie hellénistique.LetémoignagedeSénèquevientencoreleconfirmer 27 :

Vergilius noster […] non quid verissime sed quid decentissime diceretur aspexit, nec agricolas docere voluit sed legentes delectare.

NotreVirgilenevisaitpaslastrictevérité,etiln’apasvouluinstruirelespaysans,maisdonner du plaisir à ceux qui lisent

Onretrouvecemêmedispositifesthétique,oùlepoèmedoitsehisseràlahauteurdesamatière,chezManilius 28 :

Hunc mihi tu, Caesar, […]das animum viresque facis ad tanta canenda. […].Bina mihi positis lucent altaria flammis,ad duo templa precor duplici circumdatus aestucarminis et rerum. Certa cum lege canentemmundus et immenso vatem circumstrepit orbevixque soluta suis immittit verba figuris.

26 Virgile,GéorgiquesIII,3-9.27 Sénèque,Lettres à Lucilius86,15.28 Manilius,AstronomiquesI,7-24.

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Cecourage,c’esttoiquimeledonnes,César,etlesforcesqu’ilfautpourchanterdeschosessigrandes. […]Devantmoilesflammeséclairentdeuxautels, j’adressemesprièresàdeuxtemples,entouréparladoubleeffervescencedupoèmeetdel’univers.Autourduprophètequichanteunchantréglé,l’orbeducosmosimmenserésonne,quimêmeàlaprosepermetàpeinedeformulersesfigures.

Cettepragmatiqueesthétique réapparaît à laRenaissance, avecdespoèmeschantantlesconstellations,l’élevagedesversàsoie,lejeud’échecs,ouencorelasyphilis.LepoèmequeluiconsacreFracastoraunimmensesuccès:làencore,nousavonsaffaireàuneculturetrèsdifférentedelanôtre;àlafinduxviiiesiècle,lepassage le plus aimé de Lucrèce est la description de la peste à Athènes 29

Demême,onretrouveàlaRenaissancelemêmesystèmedecommandequenous avons vu plus haut avec la Ciris,aveclepassagedupetitpoèmeaugrandpoème:LéonX,ayantapprouvélepoèmedeVidasurlesversàsoie,commandelaChristiade

Personneneparleencoredepoésiedidactique:niDuBellayniRonsardniLeTasseni,plustard,Boileau.Ilyadesépopées,quiportentsurlanatureousurleshautsfaitsdeshéros,maiscettedistinctiondematière,commedansl’Antiquité,n’estpasunedistinctiongénérique,pragmatique:cesont,avecdesmatièresdiffé-rentes,lesmêmestypesd’objets.

IlfautcependantdistingueràlaRenaissanceentrelespoèmesquirenouentavec la tradition esthétique des poèmes antiques et ceux qui prétendent agir sur laconsciencedeslecteurs,etquiserattachentàlatraditionmédiévaledupoèmesacré C’est là aussi un signe de ce que la catégorie de « poésie didactique » est ancrée dans la culture intellectuelle moderne : jamais ne sont donnés comme exemples tous les poèmes médiévaux qui pourtant voulaient enseigner (Alain de Lille,BernardSilvestre,Dante,etc.),parcequ’ils’agitd’unsavoirreligieux,etdoncpas d’un savoir véritablement considéré comme tel par les Modernes

Il faut attendre l’époque des Lumières pour que naisse véritablement l’idée que la poésie peut communiquer le savoir plus facilement et plus agréablement Il n’est alors plus question de pragmatique esthétique Si le cardinal de Polignac fait un anti-Lucrèce,c’estparceque,dit-il,endiscutantavecPierreBayle,ils’estrenducomptedu danger que l’épicurisme faisait courir aux hommes de son temps 30 On n’imagine pas aujourd’hui le succès de poèmes comme l’Essay on mandePope,lesdiscoursenversdeVoltaire(«discours»enversjustement,etnonpoèmes),ouencorelespoèmes

29 J.Warton,Reflections, p.420:«The plague with which the whole poem concludes being more known and perhaps more read than any other part of it, I shall not point out any other particular passages. »

30 Mairan,Éloge

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de l’abbé Delille 31.Maislatraditiondela«poésiedidactique»,c’est-à-dire,pourrait-ondireenparaphrasantPéguy,delapoésie«depropositions»(philosophiquesouthéologiques) 32 reçut probablement un coup fatal avec le romantisme et l’idéalisme allemand,autonomisantlapoésiecommeformedesavoiràpartentière,etnonpascommevéhiculeoumoyend’unsavoiraussiprosaïquequel’artdesjardins,lefonc-tionnementdubaromètre,lesvertusducidreoudel’eau,lacirculationdusang,«l’artdepréserversasanté».Hegel,quidétestelapoésiedidactique,citesouventSchillerouGoethe.IlestsignificatifqueFlaubert,danssesnotessurl’Esthétique,relèvel’arbitrairequ’ilyaàclasserensembleLucrèce,Virgileetl’abbéDelille:«Ilaurait fallu montrer pourquoi les deux premiers sont si au-dessus du troisième 33!»Désormais,lapoésien’étaitpluslaservantedelascience:elleredevenait,enunsens,unepartdusavoir.

Pierre VesperiniUniversité Paris 82,ruedelaLiberté93526 Saint-Denispvesperini@gmail com

31 Le chant VI de Delille sur les trois règnes est commenté par Cuvier 32 C Péguy,«L’ÈvedePéguy»,inŒuvres complètes,BibliothèquedelaPléiade,III,Paris,

1941,p.1235:«Ilaétéassezheureuxpourtransporterdanssesverscetteintègreprobitéqui paraissait ne pas pouvoir quitter la prose […] L’auteur […] a fait des vers de poètes avec une sorte de marbre de prose Aussi avons-nous dans ce poème jusqu’à des propositions de philosophie et de théologie réduites en des vers d’une telle justesse technique qu’il faudrait peut-être remonter jusqu’au De natura rerum pour en trouver d’unetellesévérité.»Etennote:«Ilnefaudraitpas,sil’onveutêtrejuste,oublierlestrèsbeauxversphilosophiquesdeSully-Prudhomme,notammentdansLa Justice,quisont eux aussi des vers de propositions »

33 Flaubert,«Notessurl’EsthétiquedeHegel».Voiciletextecomplet:«Hegelpensequelapoésiedidactiquenedoitpasêtrecomptéeparmilesformespropresàl’art.Enfinlefondet la forme sont ici complètement isolés – La forme artistique ne peut être rattachée au fondqueparunrapporttoutextérieurparcequel’idée,l’enseignement,s’adresseavanttoutàlaraisonetàlaréflexionetquedèslorssaconditionessentiellementprosaïquenepeutêtrepoétiquementdéveloppéemaissimplementrevêtued’uneformepoétique,malgrél’habiletédedétails.Lucrèce,Virgile–Delille!Ilauraitfallumontrerpourquoilesdeuxpremierssontsiau-dessusdu3e!»CesnotesdeFlaubertontétépubliéesdansDix ans de critique. Notes inédites de Flaubert sur L’Esthétique de Hegel, textes réunis et présentés par Gisèle Séginger,Paris,LettresModernesMinard,«GustaveFlaubert,5»,2005,p.247-330.

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