Poésie et éloquence dans Le Dialogue des orateurs: lecture de l'Histoire et genres de vie.

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Collection ERGA 13 POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉ Mises en scène réciproques Études réunies et présentées par Hélène VIAL

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POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉMises en scène réciproques

La réflexion collective que propose ce volume porte sur un aspect très précis de la relation entre poésie et rhétorique dans l’Antiquité grecque et romaine : le regard porté par les représentants de chacun de ces deux champs de la pensée et de l’écriture sur ceux de l’autre champ. Quand, comment et pourquoi, dans leurs œuvres, les grands poètes mettent-ils en scène la figure de l’orateur ? Inversement, quels sont les modes d’ap-parition des poètes chez les grands orateurs et/ou théoriciens de l’art oratoire ? C’est ce jeu de portraits croisés qui nous intéresse : toujours orientés et subjectifs, ils nous montrent que ces deux univers tout à la fois rivaux et organiquement liés constituent l’un pour l’autre un prisme plus qu’un miroir. Décrire l’orateur quand on est poète ou le poète quand on consacre sa vie à l’art oratoire conduit inévitablement à le trans-former, voire à le recréer. Ce faisant, mettre en scène l’« autre », que ce soit pour manifester l’admiration qu’on lui voue, prendre ses distances vis-à-vis de lui ou le critiquer frontalement, revient toujours à parler, de manière indirecte ou explicite, de sa propre discipline, voire de sa propre vocation. L’étude de cette réfraction réciproque, envisagée dans toute la variété de ses motivations, de ses réalisations et de ses implications (intellectuelles et esthétiques, mais aussi, bien souvent, philosophiques, politiques, pédagogiques, etc.), nous semble pouvoir apporter un éclai-rage nouveau sur un aspect fondamental de la culture antique, la tension féconde entre poésie et rhétorique, et sur certains, parmi les plus grands, des hommes qui ont contribué à forger cette culture.

25 €

ISBN 978-2-84516-500-7

Collection ERGA Littératures et représentations de l’Antiquité et du Moyen Âge

CELIS Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique

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CollectionERGA

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Collection ERGA13

POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉ

Mises en scène réciproques

Études réunies et présentées par Hélène VIAL

POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉ

Mises en scène réciproques

©

Maison des Sciences de l’Homme4, rue Ledru – 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1

Tel. 04 73 34 68 09 – Fax 04 73 34 68 [email protected]

www.pubp.frDiffusion en librairie : CiD – en ligne : www.lcdpu.fr

Collection “Erga”,

publiée par le CELIS, Clermont-Ferrand

Illustration de couverture : Ulysse résistant aux Sirènes (Odyssée, XII.160-200)

provenance : Thugga-Dougga ; datation : vers 260 apr. J.C © Musée National du Bardo, Tunis

ISBN (papier) 978-2-84516-500-7 ISBN (pdf ) 978-2-84516-501-4

ISSN : 1621-2835Dépôt légal : second trimestre 2013

Collection ERGALittératures et représentations de l’Antiquité et du Moyen Âge

13

POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉ

Mises en scène réciproques

Études réunies et présentées par

Hélène VIALavec la collaboration

d’Anne-Marie FAVREAU-LINDER

CELISCentre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique

RÉFRACTION DE L’ « AUTRE » ET RÉFLEXION SUR SOI :

REGARDS CROISÉS À L’ÉPOQUE IMPÉRIALE

3Partie

aDeux mises en scène du dialogue

entre la figure du poète et celle de l’orateur

Section

POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉ Mises en scène réciproques

© Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2013 ISBN (papier) – 978-2-84516-500-7

ISBN (pdf) – 978-2-84516-501-4

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Poésie et éloquence dans le Dialogue des orateurs : lecture de l’Histoire et genres de vie

Raphaële CYTERMANN

La controverse intellectuelle portant sur les mérites comparés de l’éloquence et de la poésie occupe la première partie du Dialogue des orateurs. Elle est souvent considérée comme un simple hors-d’œuvre, qui prélude à la discussion centrale sur le déclin de l’art oratoire. Or, ce débat initial est essentiel à plus d’un titre. Il met en évidence un nouveau modèle de vie intellectuelle et d’humanitas1, déterminé par une rivalité entre poètes et orateurs. Après le bouleversement des guerres civiles, les deux représentants de ces moyens d’expression, qui sont aussi des formes de pensée à part entière, se disputent la primauté dans le champ culturel. La confrontation de la poésie et de l’éloquence s’enracine dans la situation littéraire post-républicaine. Si l’éloquence a déjà perdu son rôle politique, elle s’impose sous le principat comme pilier de la formation et s’offre toujours comme une carrière prestigieuse. Mais la poésie attire les personnalités intellectuelles les plus brillantes comme choix littéraire et comme choix de vie. Autour de la génération des élégiaques et des déclamateurs, le conflit va se cristalliser à travers les images que les représentants de chacun de ces deux courants renvoient de ceux de l’autre. Le parcours et le projet intellectuels d’Ovide sont ainsi au cœur de ce jeu de portraits croisés. Ovide a été une figure transversale dans ce processus. Sénèque le Père le décrit en effet comme un enfant prodige de la poésie et de la rhétorique, tout en stigmatisant sa facilité et son manque

1. J’entends par humanitas ici l’élaboration d’un idéal humain de perfection réalisée, que Cicéron projetait sur la figure de l’orator perfectus.

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de rigueur2. Ovide représente un type de poète et d’orateur dévoyé, se complaisant dans ses propres défauts. Paradoxalement, alors que se produit une « littérarisation » de la rhétorique, qui rapproche celle-ci de la poésie, les orateurs cherchent à préserver leur identité. Sénèque le Père englobe dans la même condamnation le mauvais déclamateur et le poète, rejetés du côté de l’altérité3. De l’autre côté, Ovide n’épargne pas les beaux parleurs du forum (diserti) que la puissance de l’amour rend aphasiques4. La poétique ovidienne constitue une zone d’intersection avec la rhétorique, tout en mettant à distance le modèle de l’orateur politique et de l’avocat. Il faut ainsi citer la profession de foi de l’Art d’aimer, où Ovide développe la dimension érotique de la persuasion : Disce bonas artes, moneo, Romana iuuentus, / non tantum trepidos ut tueare reos ; / quam populus iudexque grauis lectusque senatus, / tam dabit eloquio uita puella manus5.

La période augustéenne a donc connu une sorte de rendez-vous manqué entre éloquence et poésie. Au moment où la cloison entre ces deux disciplines de la parole devient de moins en moins étanche, poètes et orateurs éprouvent le besoin de préserver leur dignité propre par un jeu de différenciation. Mais à travers le code culturel commun que fournit la formation rhétorique, la grande poésie du siècle d’Auguste s’annexe le monopole du discours éloquent. Le discours-programme d’Anchise, au livre VI de l’Énéide, sur la mission du peuple romain, constitue ainsi une forme d’éloquence politique6.

Voilà, brossé à grands traits, le contexte intellectuel dans lequel s’enracine, des décennies après, le Dialogue des orateurs. Les figures du poète et de l’orateur fonctionnent désormais en opposition ; elles s’inscrivent dans une rivalité. Le modèle harmonieux et hiérarchisé du Pro Archia, où le poète et l’orateur sont unis dans la célébration des grandeurs romaines, n’a plus cours7. Surtout, la primauté de l’art oratoire se trouve ébranlée. L’éloquence est dépossédée de cet horizon ontologique

2. Controverses et Suasoires, II.2.8-12.3. Cf. supra dans ce volume la contribution de C. Guérin.4. Cf. Art d’aimer, I.85-86. Au pied du temple de marbre de Vénus sur le Forum, un beau parleur ne peut pas trouver ses mots : Ille saepe loco desunt sua uerba diserto, / resque nouae ueniunt, causaque agenda sua est.5. « Étudiez les arts libéraux, je vous le conseille, jeunes Romains, mais pas seulement pour défendre un accusé tremblant ; aussi bien que le juge austère, que le Sénat choisi entre tous les citoyens, la femme, vaincue, rendra les armes à votre éloquence » (I.459-462 ; la traduction citée est celle d’H. Bornecque dans la CUF). Cf., sur le projet poétique d’Ovide, L. pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 258-260.6. Sous Néron, la Pharsale de Lucain contient les vestiges de l’éloquence républicaine.7. Sur cette fonction épidictique de la première littérature romaine et sur le bouleversement introduit par les guerres civiles, cf. J. danGel, « Mort de la République et modification des genres aristotéliciens à Rome : émergences de nouvelles consciences littéraires, de l’époque augustéenne à l’empire », in P. chiron et F. claudon (éds.), Constitution du champ littéraire (limites, intersections, déplacements), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 75-87.

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de perfection qui caractérisait la rhétorique cicéronienne. Le De oratore présentait une conception idéaliste de l’orateur, opposant les nombreux diserti et l’homo eloquens, cette perfection encore à atteindre8. Tacite reprend ces variations terminologiques, pour montrer la disparition de cette ambition d’excellence. L’époque impériale a presque oublié jusqu’au nom d’orateur, pour ne retenir que celui de disertus, d’homme habile à parler9. Le Dialogue regrette cet horizon de perfection morale aussi bien qu’esthétique, qu’incarnait l’orateur homme de bien. Cet idéal est reporté sur la figure de l’empereur également orateur10. Ce portrait modèle nourrit les miroirs des princes et éloges de l’empereur, tout en comblant l’indétermination de certains portraits littéraires. Virgile décrit ainsi, dans une comparaison, un homme détenteur d’un logos souverain exerçant un ascendant irrésistible sur les foules11. G. A. Kennedy a vu dans ce personnage une incarnation possible de l’empereur12. L’optimus princeps représente la version superlative de la parole, capable de recréer sans cesse la concorde toujours fragile de la cité. Le Dialogue doit donc réévaluer la place des belles-lettres dans la formation humaine et interroger leur rôle, alors que l’empereur est installé au centre de la vie littéraire et intellectuelle et s’impose comme seule figure d’homme accompli. La création littéraire, gravitant dans le sillage de l’éloquence et de la poésie, doit se définir par rapport au pouvoir impérial. Le Dialogue met donc en jeu une relation à trois termes : orateur-poète-empereur.

Loin de se cantonner à une approche abstraite et générique, le Dialogue réexamine les rapports entre art oratoire et poésie sous l’angle des représentations que les deux champs délivrent l’un de l’autre et fait émerger un rôle nouveau de ces disciplines dans la construction de l’individu. L’œuvre met en scène des personnages fortement individualisés, Aper et Maternus, dans une relation éristique. Nous étudierons d’abord ce jeu de portraits croisés. Mais la relation entre le même et l’autre est particulièrement complexe, dans la mesure où le Dialogue retrace un parcours individuel, celui de Maternus, qui, de l’éloquence judiciaire, se tourne vers la poésie. Dans cet itinéraire, Maternus délaisse le modèle d’identification cicéronien pour le modèle virgilien. Le système de l’opposition synchronique entre éloquence et poésie se double ainsi d’une dimension diachronique. Nous verrons, dans un deuxième temps, comment le Dialogue réinterprète la trajectoire virgilienne en fonction de l’époque qui est la sienne. Enfin, cette relecture de l’Histoire et de l’évolution des

8. De oratore, I.95.9. Dialogue des orateurs, I.1 : nostra potissimum aetas deserta et laude eloquentiae orbata uix non ipsum oratoris retineat.10. Cf. L. pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, op. cit., p. 221-224.11. Énéide, I.148-156. Cf. supra dans ce volume la contribution de P. heuzé.12. The Art of Persuasion in the Roman World, Princeton, Princeton University Press, 1972.

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genres n’occulte pas une méditation d’ordre intime sur la constitution d’un moi, modelé par les pratiques d’écriture. Le Dialogue exprime la volonté d’explorer dans un champ littéraire largement renouvelé, le rapport de soi à soi qui se constitue par l’écriture.

Une relation éristique

La première partie du Dialogue envisage le champ culturel de manière différentielle. Elle oppose deux disciplines intellectuelles mais aussi deux disciplines de vie : l’éloquence et la poésie. Le genre du protreptique inspire cette confrontation. Mon étude n’a pas pour objet l’éloge vibrant de la rhétorique auquel se livre Aper13 : c’est le discours polémique qu’il développe contre la poésie qui nous intéressera. Aper confronte les disciplines intellectuelles selon un modèle d’organisation et de hiérarchisation proprement romain. Le principe du gradus dignitatis place au sommet d’un édifice de valeurs politico-culturelles l’art oratoire. Les disciplines sont intégrées dans une structure comportant des passages, des seuils. En choisissant la poésie contre l’éloquence, Maternus choisit, selon Aper, de faire le trajet en sens inverse. Alors que Maternus se sent poussé par une vocation de poète, Aper dénie toute légitimité à ce modèle vocationnel. En effet, le schéma vocationnel repose sur l’idée que l’individu a en lui un certain nombre de virtualités qu’il est en droit de réaliser. Or Maternus, qui possède un riche talent oratoire, ne réalise pas pleinement ses qualités propres en se tournant vers la poésie : Sed tum mihi, Materne, res est, quod cum natura tua in ipsam arcem eloquentiae ferat, errare mauis et summa adepturus in leuioribus subsistis14. Aper applique au choix d’un genre littéraire un schéma d’inspiration aristotélicienne : selon le principe de l’entéléchie, chaque individu contient en lui les germes de la fin. Le choix de l’éloquence par des êtres que la nature a dotés de l’oratorium ingenium correspond à ce mode d’accomplissement des qualités virtuelles. L’activité poétique occupe une place moins élevée dans la hiérarchie des artes, même si Aper lui donne le premier rang juste après l’art oratoire. Le choix d’une carrière est ainsi déterminé par une première sélection opérée par la nature : ceux qu’elle a dotés de compétences oratoires ne doivent pas contrarier le développement harmonieux de toutes les facultés individuelles, qui est la destination de la vie humaine. En revanche, les naturels moins

13. Je me permets de renvoyer à mon article « La transmission du savoir dans le Dialogue des orateurs de Tacite », Camenulae, 3, 2009 (http://www.paris-sorbonne.fr/fr/spip.php?article9907).14. « Mais c’est à toi, Maternus, que j’en ai, parce que ta nature te porterait presque dans les sanctuaires de l’éloquence et que, néanmoins, tu préfères égarer tes pas et, pouvant atteindre le sommet, tu t’arrêtes sur la pente » (Dialogue des orateurs, X.5 ; la traduction utilisée ici est celle d’H. Bornecque dans la CUF).

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richement dotés peuvent se consacrer à la poésie. Le métier de poète est donc défini surtout de manière négative. Il se caractérise par un manque et une infériorité. Neque hunc meum sermonem sic accipi uolo, tamquam eos, quibus natura sua oratorium ingenium denegauit, deterream a carminibus, si modo in hac studiorum parte oblectare otium et nomen inserere possunt famae15. Chez Maternus, que sa nature destinait à l’art oratoire, le choix de l’activité poétique correspond, d’après Aper, à une vie diminuée, à un moindre accomplissement de l’être.

La critique d’Aper se situe à l’intersection de l’ancienne et de la nouvelle situation de la poésie à Rome. Aper reconnaît en effet la sacralité nouvelle de l’ensemble du champ poétique, allant des grands genres aux productions les plus anodines16. De plus, la beauté des ornements poétiques doit, selon lui, rendre plus éclatant le discours17. Le discours d’Aper épouse donc les évolutions du champ littéraire. Prônant une prose éloquente illuminée par les ornements de la poésie, Aper prend acte de la « littérarisation » de la rhétorique impériale. Il dépasse également le puritanisme romain qui marquait le programme culturel du Pro Archia, où Cicéron voyait dans la poésie épique la seule façon d’occuper noblement ses loisirs. Mais la conception qu’Aper se fait du poète garde les traces de la mauvaise conscience ancestrale et des préjugés sociologiques qu’elle fait peser sur le métier de poète. Aper refuse en fait de voir un uir uere Romanus, doué de toutes les qualités, se transformer en poète, statut toujours perçu comme inférieur. Lorsque naît la littérature romaine, l’activité poétique est d’abord le fait d’étrangers ou de provinciaux de condition modeste, affranchis ou citoyens italiens. Avec Catulus, l’aristocratie s’essaie à l’activité poétique, sans que celle-ci empiète sur les devoirs de l’homme public18. Aper est en fait partisan d’une solution de conciliation selon laquelle la poésie ne doit pas occuper toute l’existence d’un Romain appelé au service de la cité19. La tradition romaine, qui interdisait aux aristocrates de s’exposer eux-mêmes comme poètes, a donc abouti à deux configurations possibles des rapports entre poésie et aristocratie. Le premier modèle est celui du couple composé de l’homme politique et du poète, couple emblème du Pro Archia. Selon

15. Dialogue des orateurs, X.3 : « Et je ne voudrais pas qu’on interprète mes paroles comme détournant des vers ceux à qui la nature a refusé les facultés oratoires du moment que, dans ce genre littéraire, ils peuvent charmer leurs loisirs et glisser leur nom parmi ceux dont on parle. »16. Dialogue des orateurs, X.4 : Ego uero omnem eloquentium omnisque eius partis sacras et uenerabilis puto, nec solum cothurnum uestrum aut heroici carminis sonum, sed lyricorum quoque iucunditatem et elegorum lasciuias et iamborum amaritudinem et epigrammatum lusus.17. Dialogue des orateurs, XX, 5 : l’éloquence doit s’annexer le poeticus decor.18. Lucilius, dès l’époque républicaine, incarne un choix de vie opposé : il refusa le cursus honorum pour se consacrer exclusivement à l’écriture poétique.19. En fait, Aper applique à la poésie le principe de limitation que les Romains traditionalistes définissaient pour la philosophie. Cf. Cicéron, Tusculanes, II.1 : Neoptolemus quidem apud Ennium philosophari sibi ait necesse esse, sed paucis ; nam omnino haud placere.

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A. Deremetz, « le caractère inconvenant de la pratique poétique, dont on voit encore le témoignage au ier siècle apr. J.-C., entraîne une sorte de dédoublement actantiel : l’homme public sous-traite l’activité poétique dans la personne de protégés »20.

La seconde configuration possible réside dans un dédoublement entre l’homme public et l’homme privé, dont fait état une lettre de Pline21. Celui-ci donne de nombreux exemples d’orateurs et d’hommes politiques qui furent poètes à leurs heures. Tout en montrant des mœurs politiques irréprochables, ils peuvent occuper élégamment leurs loisirs à écrire des vers légers, des uersiculi empreints d’un certain amoralisme poétique. L’aristocratie inscrit la poésie dans l’espace de l’otium laissé par les charges publiques. La pratique des genres mineurs s’associe à un certain dilettantisme littéraire. Ce qu’Aper reproche à Maternus, c’est de consacrer son existence tout entière à la poésie, au lieu de se contenter d’un amateurisme poétique. Maternus place en effet son choix de vie sous le signe de l’otium litteratum qu’il associe à une autre esthétique, celle des grands genres, notamment de la tragédie.

La conception qu’Aper se fait de la poésie hésite entre le puritanisme romain et le nouveau modèle culturel du uates, qu’a fait triompher l’âge augustéen. Selon Aper, Horace, Virgile et Lucain sont des figures de référence qui doivent inspirer l’orateur : Exigitur enim iam ab oratore etiam poeticus decor, non Accii aut Pacuuii ueterno inquinatus, sed ex Horatii et Vergilii et Lucani sacrario prolatus.22 Aper réserve son admiration aux poètes du passé récent, immortalisés par une gloire posthume. En revanche, il dénonce la condition servile des poètes contemporains, en s’appuyant notamment sur l’exemple de Saleius Bassus. Aper décrit ainsi toutes les démarches de ce poète affairé, dont il fait une sorte de seruus currens : Hi enim Basso domi nascuntur, pulchri quidem et iucundi, quorum tamen hic exitus est, ut cum toto anno, per omnes dies, magna noctium parte unum librum excudit et elucubrauit, rogare ultro et ambire cogatur, ut sint qui dignentur audire, et ne id quidem gratis ; nam et domum mutuatur et auditorium exstruit et subsellia conducit et libellos dispergit.23

20. Le Miroir des Muses. Poétiques de la réflexivité à Rome, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 12.21. Lettres, V.3.22. Dialogue des orateurs, XX.5 : « En effet, maintenant on exige même dans le discours les ornements de la poésie, non pas ternis par la rouille d’Accius ou de Pacuvius, mais empruntés au sanctuaire d’Horace, de Virgile et de Lucain. »23. Dialogue des orateurs, IX.3 : « En effet, ils [les vers] naissent à foison chez Bassus et même ils sont pleins de beauté et de charme ; mais à quoi cela le mène-t-il ? Quand durant une année entière, toute la journée et pendant une grande partie des nuits, il a poli et repoli un seul ouvrage, il lui faut encore, à force de demandes et de courbettes, trouver des gens qui veuillent bien en écouter la lecture, qui,

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Aper se rend en fait coupable de l’erreur qu’il dénonce chez les autres24. Il réserve ses louanges aux poètes du passé récent et dénonce la condition inférieure des poètes contemporains, enfermés dans un statut proche de la servilité. Les poètes du passé sont entourés d’une sorte d’aura qui tient du magico-religieux. La seconde faiblesse d’Aper réside dans son amour des faux biens qu’il érige en moteurs universels. Aper recherche avant tout, dans son métier d’orateur, honneurs et richesses et fait miroiter ces biens matériels aux yeux de Maternus. Mais celui-ci dénonce la fausseté des valeurs que retient Aper. Il souligne la vie d’agitation et d’angoisse que mènent les orateurs25. En fait, à travers ce jeu de portraits croisés, l’orateur, dans la bouche de Maternus, et le poète, dans celle d’Aper, sont guettés par les mêmes écueils de la servilité et de l’agitation. Maternus reprend l’exemple donné par Aper de deux délateurs, Eprius Marcellus et Vibius Crispus, qu’il décrit comme pris dans les rets de l’adulation26. Maternus sort vainqueur de cette confrontation. Il possède notamment l’avantage d’avoir expérimenté les possibles éthiques des deux genres de vie que représentent l’orateur et le poète. Cette double expérience fonde sa supériorité27. Tandis qu’Aper reste au niveau des fausses valeurs et des biens adventices, Maternus peut déployer les registres et pouvoirs de la parole au service des exigences plus hautes, qui guident son mode de vie.

Une relecture de l’histoire culturelle

Le Dialogue des orateurs est une œuvre qui nous fait traverser différents moments de l’Histoire de l’humanité et de l’Histoire de Rome. L’éloge de la poésie se déploie à travers le double temps du mythe et de l’Histoire. Maternus installe la poésie dans un espace-temps qui est celui de l’âge d’or primitif où les bocages et les bois (nemora et luci) étaient le berceau originel de la parole28. Cette époque a connu une réactualisation avec ce nouveau temps des Muses qu’a représenté l’époque augustéenne. La dernière période envisagée pour l’histoire de la poésie est l’époque de Vespasien, où se situe la production poétique de Maternus. L’éloquence, elle, a connu son apogée aux derniers siècles de la République, évoqués de façon privilégiée par le Dialogue des orateurs. L’itinéraire de Maternus

elle-même, ne va pas sans frais ; car il emprunte une maison, fait arranger une salle, loue des sièges et distribue des invitations ».24. Dialogue des orateurs, XVIII.3 : Vitio autem malignitatis humanae uetera semper in laude, praesentia in fastidio esse.25. Dialogue des orateurs, XIII.1 : inquieta et anxia oratorium uita.26. Dialogue des orateurs, XIII.4 : adligati omni adulatione.27. Pour Platon, la supériorité du philosophe réside dans sa connaissance des trois genres de vie : République, IX.580c sq.28. Dialogue des orateurs, XII.2 : haec eloquentia primordia.

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se définit aussi par rapport à une histoire culturelle, où la poésie et l’éloquence ont occupé successivement une position dominatrice. Cicéron et Virgile sont les deux figures identitaires qui ont pu déterminer les choix de Maternus. Le Dialogue des orateurs modèle ainsi leur image à travers l’Histoire.

Sur la présence effective de Cicéron dans le Dialogue, je ne dirai que très peu de choses. Le De oratore fournit le modèle littéraire qui inspire le dialogue. Cicéron constitue la référence la plus importante pour l’écriture et la composition du Dialogue29. L’œuvre de Tacite apparaît pourtant comme une réflexivité critique du projet cicéronien, qui a atteint sa perfection au moment où le modèle politique qui le rendait possible s’effondrait. Le rêve cicéronien d’un orateur capable de canaliser la violence a été démenti. La critique de l’éloquence passe par une généalogie : Tacite montre toute l’ambiguïté d’une éloquence « fille de la licence »30 et nourrie exclusivement par les passions. Cette représentation ne cesse donc de tirer l’éloquence vers le bas, vers ce substrat passionnel, sans qu’elle puisse être transcendée par l’horizon ontologique de l’orator perfectus31. Maternus écarte définitivement ce modèle de perfection à atteindre dans sa façon de désigner ses interlocuteurs, qui sont, pour cette époque, les exemples d’orateurs les plus accomplis : optimi et in quantum opus est disertissimi32. L’expression fortement modalisée (in quantum opus est) et la volonté d’en rester au niveau inférieur, celui du disertus, révèlent la méfiance de Maternus à l’égard de l’art oratoire. L’ambition de l’excellence oratoire ne peut en effet être découplée de l’état de la société et de l’Histoire de Rome. En associant l’éclat de la grande éloquence romaine avec les heures les plus sombres de la respublica, Tacite montre que l’idéal cicéronien de l’orateur n’était possible que dans une cité en proie au déchaînement des ambitions individuelles. Loin de toute visée transcendante, Maternus prône une forme de médiocrité esthétique pour l’éloquence contemporaine. Nous sommes loin, avec ces fortes réserves, de « l’élan démiurgique » qui animait le projet cicéronien33. Toute cette construction constitue donc ce que C. Lévy a appelé un « parricide »34. L’acte de Maternus, qui fait de la poésie, contre l’éloquence, le lieu d’expression de l’idéal s’apparente à un déni de tout l’édifice cicéronien. Il ne s’agit plus de donner à l’orateur

29. Cf. A. Michel, Le Dialogue des orateurs de Tacite et la philosophie de Cicéron, Paris, Klincksieck, 1962.30. Dialogue des orateurs, XL.2 : alumna licentiae.31. La conception eidétique de l’orateur trouvera son plein essor dans l’Orator, 7-12.32. Dialogue des orateurs, XLI.5.33. L’expression vient de J. lecointe, L’Idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993.34. « Le lieu commun de la décadence de l’éloquence romaine chez Sénèque le Père et Tacite », in S. Bonnafous, P. chiron, D. ducard et C. léVy (éds.), Argumentation et discours politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 237-247, ici p. 247.

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un statut ontologique, mais de penser les conditions d’une société à peu près viable. En effet, si le siècle a perdu jusqu’au nom d’orateur, c’est que la cité va plutôt bien. La poésie, en revanche, comporte une dimension métapolitique ; elle s’affirme comme un lieu plus essentiel et axiologiquement plus important que la politique.

La sacralisation de la parole poétique se déploie selon deux espaces-temps qui peuvent se superposer : l’âge d’or originel des poètes mythiques et ce nouvel âge des poètes qu’a représenté la période augustéenne. Virgile apparaît ainsi comme une réincarnation de ces uates mythiques. Mais, aux prestiges de l’imaginaire, Tacite joint une coloration nettement plus politique. Évoquant l’apparition de Virgile au théâtre à l’occasion d’une lecture publique de ses vers, Tacite décrit la réaction de la foule, qui salue Virgile à l’égal d’Auguste lui-même35. À travers la personne du poète se manifeste directement une auctoritas égale à celle des plus grands magistrats. L’admiration du public se déplace de la recitatio au rayonnement personnel du poète. La lecture publique se déploie, non dans un cercle privé d’amis, mais dans l’espace spectaculaire du théâtre, qui donne une ampleur toute particulière à l’événement. Le populus uniuersus rend hommage à Virgile, entérinant ainsi la substitution de la figure du poète à celle de l’orateur homme d’État. L’espace de l’otium se charge de significations politiques. Comme le montre M. Fumaroli, « par la voix de Maternus, Tacite désigne en Virgile le modèle d’un orator accordé aux conditions nouvelles du régime impérial ; en lui fusionnent philosophie, éloquence et poésie en un grand art de l’otium qui hérite des responsabilités mais non des servitudes de la magistrature cicéronienne »36. Virgile incarne une nouvelle réalisation de l’idéal romain de la vie mixte. Son propre parcours existentiel réunit deux facettes de l’expérience poétique : en même temps qu’il incarne un nouveau tribuniciat de la parole, Virgile apparaît, dans le Dialogue des orateurs, comme l’homme de la vie théorétique, représentant l’ardeur de savoir37. Cette perspective historique, qui éclaire l’évaluation comparative de la poésie et de l’éloquence, donne à la figure virgilienne une autre tournure que celle du poète épique national, chantre de l’Empire.

En choisissant la poésie, lieu d’un otium qui le place à l’écart des affaires publiques et qui crée un idéal de la retraite créatrice, Maternus épouse définitivement le modèle virgilien. Mais ce choix prend également sens au sein d’une histoire des formes culturelles ainsi que d’une histoire des rapports entre politique et culture. La transformation de l’orateur en poète restaure en réalité la sacralité archaïque, fondatrice de la parole poétique. Comme le montre M. Fumaroli, « tout se passe […] comme

35. Dialogue des orateurs, XIII.36. L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980, p. 65.37. Maternus cite un passage célèbre des Géorgiques, II.475 : Me uero dulces ante omnia Musae…

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si la décadence de l’éloquence sous l’Empire avait en quelque sorte remis les choses à leur vraie place. […] La régression de l’orateur vers le type de l’avocat ambitieux ou du délateur servile restaure la fonction primitive du Poète. »38 La thèse défendue est celle d’un âge d’or de la parole qui naît de la poésie, incarnée notamment par le verbe civilisateur d’Orphée. Haec eloquentiae primordia, haec penetralia ; hoc primum habitu cultuque commmoda mortalibus in illa casta et nullis contacta uitiis pectora influxit ; sic oracula loquabantur39. Un ouvrage récent retrace ainsi une histoire de la rhétorique et de l’esthétique qui naît entièrement de la parole poétique40. Tacite, quant à lui, dessine, à travers cette démarche historiciste, des espaces éthiques différenciés pour le poète et pour l’orateur. Aux chantres inspirés, porteurs d’un cœur pur et d’un savoir divin41, ont succédé des orateurs sans scrupules42. Le Dialogue redonne au poète son magistère éthique et culturel. Mais bien plus, la trajectoire intellectuelle de Maternus récapitule et dépasse les étapes précédentes, celles des uates mythiques comme celle du triomphe poétique de Virgile, dans leurs rapports avec le pouvoir des princes ainsi que dans leur axiologie. La période mythique se caractérise par la commensalité des rois et des poètes43. Sous ce règne de l’âge d’or, la poésie prend spontanément la forme épidictique de l’éloge44. L’âge augustéen marque une première fracture : tout en restant le chantre de la grandeur romaine et donc en perpétuant cette valeur de célébration de la poésie, Virgile connaît la tentation de la retraite. Selon M. Le Glay, « le poète fait l’éloge d’un nouveau style de vie civique, celui de l’homme d’âge mûr, qui, rebuté par les agitations et les criailleries du forum, fuit ce lieu de bavardage et de violence et vit loin de là »45. Maternus, quant à lui, reprend à Virgile cet idéal du secessus mais se consacre, avec ses tragédies, à une poésie du blâme et de la résistance face aux dérives du pouvoir.

Le Dialogue fait donc ressortir un parcours qui se déploie à la fois sur le plan diachronique de la grande Histoire et sur le plan synchronique de

38. M. FuMaroli, L’Âge de l’éloquence […], op. cit., p. 64-65.39. Dialogue des orateurs, XII.2 : « Tel fut le berceau de la parole, c’est encore son sanctuaire. C’est sous cet aspect et avec cette parure que, pour le bien des mortels, elle pénétra dans ces cœurs primitifs, cœurs purs que ne souillait le contact d’aucun vice. C’est en vers que parlaient les oracles. »40. J. Walker, Rhetorics and Poetics in Antiquity, Oxford - New York, Oxford University Press, 2000.41. Dialogue des orateurs, XIIII.4 : Nec ullis aut gloria maior aut augustior honor, primum apud deos, quorum proferre responsa et interesse epulis ferebantur.42. Dialogue des orateurs, XII.2 : Nam lucrosae huius et sanguinantis eloquentiae usus recens et ex malis moribus natus…43. Le prologue de la Théogonie (v. 80-104), qui met en parallèle les tâches royales et poétiques, fournit la meilleure illustration de cette harmonie première entre pouvoir et création littéraire.44. Dialogue des orateurs, XII.3 : aureum saeculum […] poetis et uatibus abundabat, qui bene facta canerent…45. Rome. Grandeur et déclin de la République, Paris, Perrin, 1990, p. 447.

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la conversion de Maternus. Cet itinéraire nous fait passer d’une parole de louange à une parole de blâme, de la proximité vis-à-vis du pouvoir à la préservation d’un écart mental. Maternus représente ici le telos de cette évolution. La conséquence est de taille pour la construction de l’histoire littéraire ; en effet, Virgile n’est plus ici le terme, l’aboutissement d’une histoire, dans laquelle Maternus instaure un magistère intellectuel nouveau, alliant le modèle cicéronien de l’orateur défenseur de la res publica et le modèle virgilien d’un otium poétique et contemplatif.

Maternus ou la construction d’une figure intermédiaire

La relation entre le même et l’autre devient particulièrement complexe dans la mesure où le Dialogue représente un itinéraire individuel, celui de Maternus, qui, de l’éloquence judiciaire, se tourne vers la poésie, particulièrement la poésie tragique. L’écriture de tragédies se donne comme une arme de combat. Maternus a ainsi pu abattre l’influence scandaleuse d’un vil personnage de l’entourage de Néron, Vatinius46, dans une tragédie intitulée Néron. Maternus retrouve ici l’èthos du uir bonus chargé de défendre l’État contre les mali ou improbi47. Il suit une évolution déjà bien amorcée, qui fait de la tragédie le meilleur substitut de l’éloquence du forum48. Mais Maternus n’est pas simplement un orateur qui prend le masque du poète tragique pour continuer le combat politique sous d’autres formes. En effet, le bios poiètikos se construit en antithèse absolue avec l’existence de l’orateur affairé. Le choix de la poésie implique une transformation de l’être tout entier. Maternus se situe encore au début de cette conversion : Ac iam me deiungere a forensi labore constitui49. Je voudrais donc souligner cette situation intermédiaire du personnage, qui fonctionne encore sur deux registres. Il faut prendre en compte à la fois l’état ancien du sujet immergé dans ce monde de faux-semblants à tous égards décevants qu’est la vie publique50 et la construction d’une figure authentique de poète permettant une libération personnelle, morale et politique.

La conversion de Maternus, nous l’avons vu, prend place dans un réseau dense de correspondances littéraires et cultuelles, qui ont un pouvoir d’arrachement à la vie aliénante de l’orateur. La réminiscence virgilienne crée un véritable paysage mental qui mêle l’espace mythique

46. Dialogue des orateurs, XI.2 : in Nerone improbam […] Vatinii potentiam fregi.47. Sur cette éthique de l’accusation, présentée comme un officium, cf. Quintilien, Institution oratoire, XII.7.48. Cf. L. duret, « Dans l’ombre des plus grands : poètes et prosateurs mal connus de la latinité d’argent », ANRW, II, 32, 4, 1986, p. 3160-3163.49. Dialogue des orateurs, XI.3 : « J’ai même résolu de me soustraire au joug des travaux du forum ».50. Dialogue des orateurs, XI.3 : Nec comitatus istos et egressus aut frequentiam salutantium concupisco, non magis quam aera et imagines, quae etiam me nolente in domum meam inruperunt.

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de la parole poétique à l’espace culturel des Géorgiques : Me uero « dulces », ut Vergilius ait, « Musae » remotum a sollicitudinibus et curis et necessitate cotidie aliquid contra animum faciendi, in illa sacra illosque fontis ferant ; nec insanum ultra et lubricum forum famamque pallentem trepidus experiar51. C’est donc le pouvoir de la réminiscence poétique qui détermine une transformation intime de l’être. La poésie génère un art de vivre et de mourir. Maternus, en effet, s’imagine représenté en poète hilaris et coronatus sur son tombeau52. Contre les compromissions de la vie publique, l’otium poétique apparaît révélateur de la personnalité profonde. Pour Maternus, la vérité de son personnage poétique, révélateur de son être, doit être trouvée dans la mort. La douceur et la sérénité finales, teintées d’épicurisme poétique, illuminent cette dernière image du poète sur son tombeau, qui réunit les deux faces de l’existence poétique. Les deux qualificatifs, opposés au visage maestus et atrox de l’orateur public, renvoient à une vie de délices esthétiques et de plaisir de l’esprit. Mais ce sourire final constitue également une revanche du poète contre les princes tyrans et leur entourage. L’écriture poétique devient pour le poète un moyen de dresser sa statue devant les générations futures.

À travers la confrontation du poète et de l’orateur, une véritable conscience réflexive de la littérature émerge dans le Dialogue. La perspective adoptée est celle d’une histoire où les poètes et les orateurs ont déployé tour à tour leur empire culturel. Le Dialogue réaffirme le magistère spirituel du poète, doté par ailleurs d’une forte dimension politique. Chacune de ces deux artes est par là associée à une axiologie. La poésie reste du côté de la nature originelle, alors que la rhétorique, dans ce qu’elle a de politique, d’institutionnel, d’historique, est davantage exposée à la corruption et à la décadence. Mais le Dialogue fait également émerger une expérience personnelle et existentielle, celle de Maternus. L’écriture poétique, chez lui, prend la forme d’une conversion et d’une vocation, sans le rendre imperméable aux atteintes du monde extérieur. Le poète se trouve, au contraire, dans une relation permanente de réactivité à l’Histoire. Dans un espace-temps tissé de contradictions, Maternus cherche à concilier les figures du uates et du uir ciuilis, ainsi que l’éloquence du forum, ouverte sur le monde et les obligations sociales, et l’éloquence du for intérieur, qui fait résider le

51. Dialogue des orateurs, XIII.5 : « Pour moi, que les douces Muses, selon l’expression de Virgile, m’éloignant des inquiétudes, des soucis, de la nécessité d’agir chaque jour contre ma volonté, me portent vers leurs retraites sacrées, vers leurs fontaines, et je n’affronterai pas plus longtemps les dangers fous du forum ni les émotions de la popularité ».52. Dialogue des orateurs, XIII.6 : statuarque tumulo non maestus et atrox, sed hilaris et coronatus.

Poésie et éloquence dans le Dialogue des orateurs : lecture de l’Histoire et genres de vie

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moi dans l’intériorité du sujet53. En fait, le poète s’avère être le véritable orateur, capable, selon la définition de Platon54, de communiquer avec les dieux, et le véritable philosophe, attentif aux valeurs suprêmes qui doivent gouverner l’existence55.

53. La distinction est établie par M. fuMaroli, « Michel de Montaigne et l’éloquence du for intérieur », in J. lafond (éd.), Les Formes brèves de la prose et le discours discontinu (xvi e-xvii e s.), Paris, Vrin, 1984, p. 27-50.54. Phèdre, 276e.55. La disputatio opposant Maternus et Aper s’inspire, selon certains critiques, de la célèbre controverse du Gorgias entre Socrate et Calliclès, qui elle-même imite une œuvre poétique, l’Antiope d’Euripide, opposant les genres de vie d’Amphion et de Zéthos. Cf., pour le rapprochement, F. eGerMann, « Der Dialogus des Tacitus und Platons Gorgias », Hermes, 70, 1935, p. 424-430.

TABLE DES MATIÈRES

POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉ Mises en scène réciproques

© Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2013 ISBN (papier) – 978-2-84516-500-7

ISBN (pdf) – 978-2-84516-501-4

483

IntroductionHélène VIAL

Ulysse et les Sirènes en dialogue ....................................................9

1. Concurrence et complémentarité de deux images en construction

A. L’émergence de la figure de l’orateur en Grèce au prisme de la poésie

Sylvie PERCEAUDes mots ailés aux mots en flocons : quelques portraits de héros en orateurs dans l’Iliade ....................23

Michel BRIANDLes paradoxes de l’orateur mélique : les discours de Jason, Chiron, Méléagre et d’autres, chez Pindare et Bacchylide ...........39

Malika BASTIN-HAMMOUL’orateur et le poète comique :réflexions sur Aristophane et Cléon ..............................................57

B. Fonctions de l’image du poète dans le développement de l’art oratoire

Anne de CREMOUXLes figures de poètes et la définition de la philosophia isocratique : quelques remarques ......................75

484

Table des matières

Catherine PSILAKISComment une élégie de Solon influence l’écriture de Démosthène dans son discours Sur les forfaitures de l’ambassade (§ 251-256) ............................89

Charles GUÉRINNon per omnia poetae sunt sequendi. La figure du poète comme modèle et contre-modèle de l’exercice oratoire dans la rhétorique latine classique ............103

Marie LEDENTUL’orateur et le poète : modalités et enjeux d’une co-présencedans les discours de Cicéron .......................................................121

2. Quand l’orateur se fait poète et le poète orateur

A. Écrivains à la double identité

Jean-Pierre DE GIORGIOL’orateur, l’homme d’État et le poète. Poésie et littérature personnelle chez Cicérondans le De consulatu suo et la lettre à Atticus, IX.6 (12 mars 49 av. J.-C.) .........................139

Thierry BARBAUDCatulle, poète-orateur : entre Calvus et Cicéron .........................157

Philippe HEUZÉVergilius orator an poeta ? ..........................................................175

B. Personnages au double langage

Christine KOSSAIFILes pâtres poètes et orateurs dans les Idylles bucoliques de Théocrite .....................................185

Johann GOEKENUn souteneur à la barre : peinture de caractère et mise en scène déclamatoire dans le Mime II d’Hérodas .........201

485

Table des matières

Hélène VIALUn destin impossible ? Les figures de poètes-orateursdans l’œuvre d’Ovide ..................................................................221

3. Réfraction de l’« autre » et réflexion sur soi : regards croisés à l’époque impériale

A. Deux mises en scène du dialogue entre la figure du poète et celle de l’orateur

Sophie CONTEPoètes et orateurs dans le Traité du Sublime ...............................259

Raphaële CYTERMANNPoésie et éloquence dans le Dialogue des orateurs : lecture de l’Histoire et genres de vie ...........................................281

B. L’évocation de l’orateur, mise en lumière indirecte d’une poétique

Évrard DELBEYL’éloge de l’orateur et l’échec du poète chez Calpurnius Siculus ..............................................................297

Catherine NOTTERLa figure de l’orateurdans les épigrammes satiriques de Martial ..................................305

C. La figure du poète et son rôle dans la réflexion sur l’art oratoire

Aline ESTÈVESLucain vu par Quintilien (Institution oratoire, X.1.90) : style épique ou style oratoire ? ....................................................321

Rémy POIGNAULTLa poésie au miroir de Fronton ...................................................335

486

Jean-Luc VIXLa parole poétique dans les discours 30-34 d’Ælius Aristide .....351

Géraldine PUCCINILa figure du poeta dans les Florides d’Apulée ...........................365

Anne-Marie FAVREAU-LINDERCitations poétiques et stratégies rhétoriques :la parole poétique comme instrumentde mise en scène du sophiste .......................................................375

4. Bibliographie générale ............................................399

A. Éditions de textes antiques ....................................................401

B. Études critiques ............................................................................412

5. Indices nominum ...........................................................437

A. Antiquité ............................................................................................439

B. Hors Antiquité ................................................................................447

Les Auteurs ...........................................................................455

Résumés / Mots-clés & keywords .............467

Table des matières .......................................................483

Table des matières

Ouvrages déjà parus

1. Danièle BerranGer-auserVe, Paros II. Prosopographie générale et étude historique du début de la période classique jusqu’à la fin de la période romaine, 2000, 212 pages.

2. Georges-Jean pinault (textes réunis par), Musique et poésie dans l’Antiquité, 2001, 136 pages.

3. Mireille céBeillac-GerVasoni et Laurent laMoine (textes réunis par), Les élites et leurs facettes. Les élites locales dans le monde hellénistique et romain, 2003, 800 pages (en co-édition avec l’École française de Rome).

4. Pierre salat, Poetarvm opificina. L’Atelier des poètes, 2004, 304 pages.5. Éric foulon (textes réunis par), Connaissance et représentations des

volcans dans l’Antiquité, 2004, 332 pages.6. Colette Bodelot (textes réunis par), Anaphore, cataphore et corrélation en

latin, 2004, 192 pages.7. Mireille céBeillac-GerVasoni, Laurent laMoine et Frédéric tréMent

(textes réunis par), Autocélébration des élites locales dans le monde romain : contexte, images, textes (II e s. av. J.-C. - III e s. ap. J.-C.), 2005, 576 pages.

8. Isabelle chol (textes réunis par), La mémoire des lieux. Hommage à Robert Périchon (1928-1999), 2006, 238 pages.

9. Colette Bodelot (textes réunis par), Éléments « asyntaxiques » ou hors structure dans l’énoncé latin, 2007, 312 pages.

10. Danièle BerranGer-auserVe (textes réunis par), Épire, Illyrie, Macédoine… Mélanges offerts au Professeur Pierre Cabanes, 2007, 416 pages.

11. Fabrice Galtier et Yves perrin (textes réunis par), Ars pictoris, Ars scriptoris. Peinture, littérature, histoire. Mélanges offerts à Jean-Michel Croisille, 2008, 430 pages.

12. Virginie leroux (études réunies et présentées par), La Mythologie classique dans la littérature néo-classique. En hommage à Geneviève et Guy Demerson, 2011, 528 pages.

E R G ALittératures et représentations de l’Antiquité et du Moyen Âge

Collection dirigée par Rémy PoignaultProfesseur à l’Université Blaise-Pascal, (Clermont-Ferrand)

POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉMises en scène réciproques

La réflexion collective que propose ce volume porte sur un aspect très précis de la relation entre poésie et rhétorique dans l’Antiquité grecque et romaine : le regard porté par les représentants de chacun de ces deux champs de la pensée et de l’écriture sur ceux de l’autre champ. Quand, comment et pourquoi, dans leurs œuvres, les grands poètes mettent-ils en scène la figure de l’orateur ? Inversement, quels sont les modes d’ap-parition des poètes chez les grands orateurs et/ou théoriciens de l’art oratoire ? C’est ce jeu de portraits croisés qui nous intéresse : toujours orientés et subjectifs, ils nous montrent que ces deux univers tout à la fois rivaux et organiquement liés constituent l’un pour l’autre un prisme plus qu’un miroir. Décrire l’orateur quand on est poète ou le poète quand on consacre sa vie à l’art oratoire conduit inévitablement à le trans-former, voire à le recréer. Ce faisant, mettre en scène l’« autre », que ce soit pour manifester l’admiration qu’on lui voue, prendre ses distances vis-à-vis de lui ou le critiquer frontalement, revient toujours à parler, de manière indirecte ou explicite, de sa propre discipline, voire de sa propre vocation. L’étude de cette réfraction réciproque, envisagée dans toute la variété de ses motivations, de ses réalisations et de ses implications (intellectuelles et esthétiques, mais aussi, bien souvent, philosophiques, politiques, pédagogiques, etc.), nous semble pouvoir apporter un éclai-rage nouveau sur un aspect fondamental de la culture antique, la tension féconde entre poésie et rhétorique, et sur certains, parmi les plus grands, des hommes qui ont contribué à forger cette culture.

25 €

ISBN 978-2-84516-500-7

Collection ERGA Littératures et représentations de l’Antiquité et du Moyen Âge

CELIS Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique

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Collection ERGA13

POÈTES ET ORATEURS DANS L’ANTIQUITÉ

Mises en scène réciproques

Études réunies et présentées par Hélène VIAL