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415 L’armée de Mithridate VI Eupator d’après Plutarque, Vie de Lucullus, VII, 4-6 Jean-Christophe Couvenhes Université François Rabelais, Tours HiSoMA, Antenne de Tours (UMR 5189) Le déclenchement de la troisième guerre mithridatique découle de la mort de Nicomède IV, roi de Bithynie, survenue vraisemblablement dès l’hiver 76-75 1 . À cette date, le royaume de Bithynie fut alors cédé à Rome, transformé en province et mis en coupe réglée par les publicains. Mithridate ne pouvait accepter une implantation romaine aux frontières de son royaume. En 74, un pacte fut donc passé entre Mithridate et Sertorius, l’ancien lieutenant de Marius qui s’était établi en Espagne, avec la volonté de faire de sa province un État romain opposé à celui d’Italie. Dès le début du printemps 73, Mithridate engagea des opérations militaires en direction de la Cappadoce, de la Galatie et de la Paphlagonie, puis concentra ses forces contre la Bithynie, dirigée par le proconsul M. Aurelius Cotta. Ce dernier, battu, fut contraint de se réfugier dans la cité de Chalcédoine, sur le Bosphore. Toute la Bithynie se donna alors au vainqueur, mais Mithridate vit son chemin vers l’Asie brutalement barré à Cyzique par les forces armées de Lucullus, gouverneur de Cilicie. L’année suivante, Lucullus écrasa la flotte pontique, obligeant le roi à se replier sur ses bases. L’invasion du royaume du Pont par les Romains (72-71) contraignit Mithridate à se réfu- gier en Arménie, chez Tigrane, son gendre. Six ans plus tard, en 67, on sait qu’en dépit de ses succès militaires et en raison de sa réorganisation de la province d’Asie et de l’action des populares à Rome, Lucullus vit son action réduite à néant. Les portes du pouvoir étaient alors ouvertes à Pompée 2 . 1. Sur l’ensemble de la chronologie, depuis la mort de Nicomède IV : A.N. Sherwin-White, Roman Policy in the East, 168 B.C. to A.D. 1, Londres, 1984, p. 161-165 ; B.C. McGing, « e Date of the Outbreak of the ird Mithridatic War », Phoenix, 38, 1 (1984), p. 12-18 ; Fr. De Callataÿ, « Les derniers rois de Bithynie : problèmes de chronologie », RBNum, 32 (1986), p. 24-27 ; id., L’histoire des guerres mithridatiques vue par les monnaies, Louvain-La-Neuve, 1997, p. 69 et p. 82- 83. La date du printemps 74 pour le début de la guerre est parfois encore retenue, notamment par A. Keaveney, Lucullus, a Life, Londres, 1992, Appendix II, p. 188-205. 2. Sur tout cela on lira encore avec beaucoup de profit . Reinach, Mithridate Eupator, roi du Pont, Paris, 1890, Livre V, chap. i à iv (p. 301-413), et D. Magie, Roman Rule in Asia Minor to the End of the ird Century after Christ, I, Princeton, 1950, chap. xiv (p. 321-350). Outre B.C. McGing, e Foreign Policy of Mithridates VI Eupator King of Pontus, Leyde, 1986, p. 133-167, l’ouvrage de base reste celui de Fr. De Callataÿ, op. cit., 1997, chap. iv, p. 341-388.

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L’armée de Mithridate VI Eupatord’après Plutarque, Vie de Lucullus, VII, 4-6

Jean-Christophe CouvenhesUniversité François Rabelais, Tours

HiSoMA, Antenne de Tours (UMR 5189)

Le déclenchement de la troisième guerre mithridatique découle de la mort de Nicomède IV, roi de Bithynie, survenue vraisemblablement dès l’hiver 76-75 1. À cette date, le royaume de Bithynie fut alors cédé à Rome, transformé en province et mis en coupe réglée par les publicains. Mithridate ne pouvait accepter une implantation romaine aux frontières de son royaume. En 74, un pacte fut donc passé entre Mithridate et Sertorius, l’ancien lieutenant de Marius qui s’était établi en Espagne, avec la volonté de faire de sa province un État romain opposé à celui d’Italie. Dès le début du printemps 73, Mithridate engagea des opérations militaires en direction de la Cappadoce, de la Galatie et de la Paphlagonie, puis concentra ses forces contre la Bithynie, dirigée par le proconsul M. Aurelius Cotta. Ce dernier, battu, fut contraint de se réfugier dans la cité de Chalcédoine, sur le Bosphore. Toute la Bithynie se donna alors au vainqueur, mais Mithridate vit son chemin vers l’Asie brutalement barré à Cyzique par les forces armées de Lucullus, gouverneur de Cilicie. L’année suivante, Lucullus écrasa la flotte pontique, obligeant le roi à se replier sur ses bases. L’invasion du royaume du Pont par les Romains (72-71) contraignit Mithridate à se réfu-gier en Arménie, chez Tigrane, son gendre. Six ans plus tard, en 67, on sait qu’en dépit de ses succès militaires et en raison de sa réorganisation de la province d’Asie et de l’action des populares à Rome, Lucullus vit son action réduite à néant. Les portes du pouvoir étaient alors ouvertes à Pompée 2.

1. Sur l’ensemble de la chronologie, depuis la mort de Nicomède IV : A.N. Sherwin-White, Roman Policy in the East, 168 B.C. to A.D. 1, Londres, 1984, p. 161-165 ; B.C. McGing, « The Date of the Outbreak of the Third Mithridatic War », Phoenix, 38, 1 (1984), p. 12-18 ; Fr. De Callataÿ, « Les derniers rois de Bithynie : problèmes de chronologie », RBNum, 32 (1986), p. 24-27 ; id., L’histoire des guerres mithridatiques vue par les monnaies, Louvain-La-Neuve, 1997, p. 69 et p. 82-83. La date du printemps 74 pour le début de la guerre est parfois encore retenue, notamment par A. Keaveney, Lucullus, a Life, Londres, 1992, Appendix II, p. 188-205.

2. Sur tout cela on lira encore avec beaucoup de profit Th. Reinach, Mithridate Eupator, roi du Pont, Paris, 1890, Livre V, chap. i à iv (p. 301-413), et D. Magie, Roman Rule in Asia Minor to the End of the Third Century after Christ, I, Princeton, 1950, chap. xiv (p. 321-350). Outre B.C. McGing, The Foreign Policy of Mithridates Vi Eupator King of Pontus, Leyde, 1986, p. 133-167, l’ouvrage de base reste celui de Fr. De Callataÿ, op. cit., 1997, chap. iv, p. 341-388.

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Dans cette grande histoire, dont la trame événementielle est essentiel-lement donnée par Appien 3, s’insère un extrait de la Vie de Lucullus de Plutarque, qui, au chapitre 7, paragraphes 4-6, permet de poser la question de la nature de l’armée de Mithridate VI Eupator. Il s’agit d’un passage où l’historien-moraliste grec rappelle l’état des forces mises à la disposition de L. Licinius Lucullus lorsqu’il partit, à la fin de l’année 74 4, à la tête d’une légion pour rejoindre sa nouvelle province, à laquelle fut sans doute ajoutée l’Asie 5. Très vite, en effet, il apparut que Lucullus ne pourrait mener à bien l’offensive contre Mithridate sans employer les troupes qui étaient station-nées en Asie, notamment les anciens soldats de Fimbria laissés là par Sylla. Ces derniers, « hommes arrogants, rebelles à toute loi, mais combatifs et endurants, qui avaient l’expérience de la guerre 6 » furent repris en main par Lucullus. Plutarque parle alors en ces termes des forces mithridatiques :

4. Ta; de; tw'n polemivwn ou{tw" ei\ce. Miqridavth", w{sper oiJ polloi; tw`n sofistw'n kompwvdh" ejn ajrch' / kai; sobaro;" ejpi; JRwmaivou" ajnasta;" diakevnw/ dunavmei, lampra'/ de; kai; panhgurikh'/ th;n o[yin, ei\t∆ ejkpesw;n katagelavstw" kai; nouqethqeiv", o{te to; deuvteron polemei'n e[mellen, eij" ajlhqinh;n kai; pragmatikh;n sunevstelle ta;" dunavmei" paraskeuhvn. 5. ajfelw;n ga;r ta; pantodapa; plhvqh kai; ta;" poluglwvssou" ajpeila" tw'n barbavrwn, o{plwn te diacruvswn kai; dialivqwn kataskeuav", wJ" lavfura tw'n kratouvntwn, oujk ajlkhvn tina tw'n kekthmevnwn o[nta, xivfh me;n hjlauvneto JRwmai>kav, kai; qureou;" ejmbriqei'" ejphvgnuto, kai; gegumnasmevnou" ma'llon h] kekosmhmevnou" h[qroizen i{ppou", pezw'n de; muriavda" dwvdeka kateskeuasmevnwn eij" favlagga JRwmai>khvn, iJppei'" de; pro;" murivoi" eJxakiscilivou" a[neu tw'n drepanhfovrwn teqrivppwn: tau'ta d∆ h\n eJkatovn: 6. e[ti de; nau'" ouj crusorovfoi" skhnivsin oujde; loutroi'" pallakivdwn kai; gunaikwnivtisi trufwvsai" hjskhmevna", ajll∆ o{plwn kai; belw'n kai; crhmavtwn gemouvsa" parartisavmeno", ejnevbalen eij" Biqunivan, tw'n povlewn au\qi" ajsmevnw" uJpodecomevnwn ouj movnon touvtwn, ajlla; kai; th;n ∆Asivan o{lhn uJpotroph; tw'n e[mprosqen noshmavtwn ei\cen, ajfovrhta pavscousan uJpo; ÔRwmai>kw'n daneistw'n kai; telwnw'n:

« 4. Quant aux ennemis, voici où ils en étaient. Mithridate, à la manière de la plupart des sophistes, s’était montré au début hautain et pompeux ; il s’était dressé contre les Romains avec des forces sans consistance, mais

3. Appien, Histoire Romaine, Tome Vii, Livre xii : La guerre de Mithridate, Paris, CUF, 2001 (texte établi et traduit par P. Goukowsky ; notes complémentaires, p. 125-254).

4. On sait par Cicéron, Pro Cluentio, 137, que Lucullus était encore consul à Rome à une époque où l’on connaissait déjà les consules designati pour 73, soit en en juillet-août 74. Consul en 74, avec pour collègue M. Aurelius Cotta, Lucullus partit donc à la fin de l’année 74 ; cette date a été mise en avant par J. Van Ooteghem, Lucius Licinius Lucullus, Bruxelles, 1959, p. 37-38.

5. Sur l’extension du gouvernement de Lucullus pour 73, voir J.-M. Bertrand, « Chap. 8 : Rome et la Méditerranée orientale au premier siècle av. J.-C. », dans Cl. Nicolet (dir.), Rome et la conquête du monde méditerranéen, t. 2. Genèse d’un empire, 2e éd., PUF, Paris, 1989, p. 809.

6. Plutarque, Lucullus, VII, 2 (éd. et trad. R. Flacelière et E. Chambry, CUF, 1972), qui poursuit en 3 : « Il fallut peu de temps à Lucullus pour réprimer leur arrogance et ramener dans le devoir le reste des soldats qui découvrirent alors pour la première fois, semble-t-il, ce qu’était un vrai chef, un vrai général. »

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brillantes et faites pour la parade. Puis, averti par les échecs qui le couvri-rent de ridicule quand il se disposa à recommencer la guerre, il concentra cet appareil militaire de façon à lui donner une véritable efficacité. 5. Il se débarrassa de ces hordes barbares d’origines diverses qui criaient des mena-ces dans des langues différentes, arrêta la fabrication des armes incrustées d’or et de pierreries, destinées à devenir le butin des vainqueurs plutôt qu’à assurer la défense de ceux qui les portaient, fit forger des épées pareilles à celle des Romains et façonner de lourds boucliers, rassembla des chevaux bien exercés plutôt que richement parés ; il eut ainsi cent vingt mille fan-tassins rangés en corps de bataille à la romaine, seize mille cavaliers sans compter les quadriges armés de faux, au nombre de cent. 6. Quant à ses navires, il les fit mettre en état sans les orner de pavillons au dôme d’or, de bains pour les courtisanes et de luxueux gynécées, mais en les garnissant d’armes, de javelots et d’argent. Puis, il se jeta sur la Bithynie, où les villes l’accueillirent cette fois encore avec plaisir, et il en fut de même dans l’Asie entière qui, souffrant d’un nouvel accès de son mal ancien, endurait des maux intolérables du fait des usuriers et des publicains romains 7. »

Plutarque présente sur l’armée de Mithridate des informations et un jugement parfaitement clairs : alors que l’infanterie était composée de hordes barbares et que la flotte était constituée de lourds navires, le roi convertit la première en Rhomaïkè phalanx et fit mettre la seconde en état de combattre sur mer. L’auteur grec fournit en outre des effectifs tenant compte également des cavaliers et des quadriges armés de faux 8. Les histo-riens contemporains ont accepté ce passage de Plutarque sans trop d’hésita-tion 9. Pourtant, cet extrait présente à nos yeux bien des difficultés. Peut-on réellement considérer que l’auteur dresse ici un tableau objectif des forces mithridatiques ? En effet, la description de l’armée royale est toute entière fondée sur une image littéraire, celle du sophiste. C’est sur cette image qu’il convient donc de revenir afin de pouvoir discerner ce qui, dans l’assertion de Plutarque, relève de la pure construction rhétorique de ce qui appartient à la réalité historique.

7. Plutarque, Lucullus, VII, 4-6.8. Sur la question des effectifs, cf. en annexe le tableau des effectifs de l’armée de Mithridate au début

de la troisième guerre contre Rome.9. Th. Reinach, op. cit. (n. 2), p. 264-275, reprend, sans les citer, des morceaux entiers de l’extrait de

Plutarque ; sous la plume du savant français, le passage sert donc de fil directeur à sa présentation de l’armée royale. De même Fr. De Callataÿ, op. cit. (n. 1), p. 347, résume le passage ainsi : « Plutarque relate comment, bannissant le luxe, on fit forger des épées pareilles à celle des Romains et de lourds boucliers. Pour la cavalerie également, il fut désormais fait davantage attention à l’entraînement des chevaux qu’à leur ornementation. Quant aux navires, on en supprima naturellement les tentes coiffées d’or, les bains pour les courtisanes et les luxueux gynécées. Sans doute la tactique fut-elle également revue et les troupes rangées à la romaine. Enfin – point important dans l’optique de cette recherche – Mithridate semble avoir modifié le recrutement en se débarrassant de cette foule de barbares venus de tous les coins et menaçant dans toutes les langues ». Abordant sa recherche numis-matique dans l’optique qu’il s’est fixée, Fr. De Callataÿ, op. cit., 1997, (n. 1), constate : « Quoiqu’il faille être très prudent, la numismatique paraît s’accorder au texte de Plutarque en confirmant la diminution (plutôt que la disparition) des effectifs issus des tribus nomades des bords de l’Euxin lors de l’entrée en campagne en 73 » (p. 345). C’est l’incitation à la prudence que nous suivrons néanmoins.

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Une description de l’armée mithridatique fondée sur une comparaison littéraire

La description plutarchéenne ne se contente pas d’être un état des lieux quantitatif et qualitatif des unités terrestres et navales, comme on peut en trouver un parallèle chez Appien et chez Memnon d’Héraclée. L’originalité du propos de Plutarque tient dans le fait que sa présentation de l’armée pontique est entièrement construite sur une image rhétorique : la comparai-son entre l’attitude de Mithridate et celle des sophistes. Cette comparaison est introduite dès le début du paragraphe 4 puis, comme il convient pour une métaphore, filée tout au long de l’extrait de la manière suivante : de même que, dans la plupart de leurs discours, les sophistes se montrent au début hautains et pompeux, puis se couvrent de ridicule, de même, Mithridate s’était dressé contre les Romains avec des forces brillantes et faites pour la parade, mais sans consistance et donc vouées à l’échec. Dès lors, et c’est l’enseignement que le roi tire lui-même de cette situation – et dont Plutarque lui sait gré – « quand Mithridate se disposa à recommencer la guerre, il concentra cet appareil militaire de façon à lui donner une véri-table efficacité ». Tel un sophiste soucieux d’élaguer les parties trop fleuries de son discours, le roi décide donc de se débarrasser des éléments inutiles de son armée, terrestre et navale, pour constituer une force qui lui permit de se jeter sur la Bithynie voisine, dès le début du conflit.

En mettant en exergue le topos littéraire du sophiste, Plutarque cherche à cerner la valeur morale de Mithridate. Tout d’abord, le sophiste apparaît ici dans le rôle social qui est déjà le sien à l’époque de Plutarque 10. Sans être à proprement parler un amuseur, ce lettré, dont la vie est itinérante, est en partie un homme de spectacle, donnant à écouter ses discours aux auditeurs de diverses cités et participant ainsi à la construction de l’identité cultu-relle de ces dernières 11. À la manière d’un sophiste, Mithridate apparaît comme un conquérant itinérant, un néos-Dionysos, capable de restaurer l’identité perdue des Grecs dans une tentative vouée d’elle-même à l’échec. Un deuxième élément structure le discours de Plutarque : la condamnation de l’asianisme. Cet élément est certainement plus discret, mais l’on peut considérer que si la dépréciation de la figure du sophiste accompagne celle de l’armée barbare du roi, c’est que l’action de cette armée, comme celle du sophiste, est dégradée précisément parce qu’elle est barbare. Cette armée barbare, que Plutarque décrit aux paragraphes 5 et 6, est inutilement clin-quante, surchargée d’objets sans rapports avec l’efficacité guerrière, faisant la part belle à l’apparence visuelle et sonore, au luxe, à la richesse. Autant de caractéristiques que l’on pouvait reprocher aux discours fleuris et au style

10. Plutarque, qui fut lui-même sophiste avant de devenir philosophe, évolution plus que conversion selon J. Sirinelli, Plutarque, Paris, 2000, p. 129-132.

11. Sur les sophistes, l’ouvrage fondateur est G. Bowersock, Greek Sophists in the Roman Empire, Oxford, 1969 ; voir aussi E.L. Bowie, The importance of Sophists, Yale, 1982 ; J. Sirinelli, op. cit., p. 308 et suiv. et M.-F. Baslez, Les sources littéraires de l’histoire grecque, Paris, 2003, p. 197-199.

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enflé de certains orateurs de la Seconde Sophistique, oublieux des vertus de l’atticisme.

On le voit, là où il ne pensait ne trouver que la dénonciation de pra-tiques militaires barbares, ayant fait preuve de leurs limites, le lecteur de Plutarque se trouve confronté à la dénonciation des procédés rhétoriques de certains sophistes de l’époque impériale. Il est vrai que Plutarque écrit ainsi l’histoire, en mêlant inextricablement le passé à son présent d’écrivain, en rapportant l’événement historique lointain aux considérations morales de son temps 12. En fait, l’objectif visé par l’auteur est atteint : opposer un premier état de l’armée pontique à un second, déprécier l’origine barbare de cette armée et valoriser sa conversion nouvelle aux préceptes militaires romains.

Nous n’envisageons pas ici de déterminer le sens que recouvre cette vision du monde à l’époque de Plutarque. En revanche, nous devons nous interroger sur la valeur historique de la description plutarchéenne de l’ar-mée de Mithridate. Dans ce récit, il y a sans doute un fond de vérité histo-rique, que Plutarque tire des sources qu’il utilise, mais il y a aussi une part d’exagération induite par l’image littéraire développée.

L’identité barbare des différentes composantes de l’armée

À propos des unités d’infanterie et de cavalerie, des chars et des navires de guerre, Plutarque se livre à une description qui découle étroitement du topos littéraire analysé précédemment. Avant d’en signaler la conversion soit au mode de combat à la romaine, soit à une réelle efficacité, Plutarque attribue à l’armée du roi une forte identité barbare, placée là pour renforcer une « couleur locale » propre au royaume du Pont. C’est précisément pour mieux insister sur la conversion de l’armée royale à de nouveaux préceptes que les traits de l’identité barbare sont forcés.

Ainsi, pour ce qui est de la marine, on peut douter que les navires de la flotte aient tous été « ornés de pavillon au dôme d’or, de bains pour les courtisanes et de luxueux gynécées ». Th. Reinach prend néanmoins l’affir-mation au pied de la lettre et renchérit même l’image dans le sens induit par Plutarque : « Les premières escadres avaient – écrit-il – été construites un peu vite, et, dans l’aménagement intérieur des navires, on avait trop sacrifié au luxe oriental, au goût de la mise en scène : beaucoup de galères avaient des bains, des harems somptueux, des pavillons reluisants de pourpres et d’or. Ces inutilités coûteuses furent supprimées après la première guerre contre Rome 13 ». La caractérisation du « luxe oriental » à laquelle se livre le savant français relève autant de l’imaginaire colonial du xixe siècle que

12. La description par Plutarque des grands travaux de l’Acropole dans la Vie de Périclès, XII-XIII, procède de la même manière ; en XII, 4-6, les préoccupations économiques et sociales que l’auteur attribue à Périclès sont totalement anachroniques et ce n’est qu’à l’époque de Plutarque que l’on se soucie de « mettre au travail chômeurs et oisifs… »

13. Th. Reinach, op. cit., p. 273.

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du texte de Plutarque, même si ce dernier contient en lui quelque chose de similaire.

On peut en effet penser que Plutarque a généralisé le modèle d’un vais-seau royal 14 à l’ensemble de la flotte. Car en réalité, la flotte mithridatique avait toutes les caractéristiques d’une flotte hellénistique : dès 88, elle était constituée de 300 navires pontés (kataphractes) et 100 dikrotès, des navi-res non pontés à 2 rangs de rames 15 ; en 73, elle comptait 400 trirèmes, et un nombre très grand de bateaux légers et de bâtiments de transport (pentécontères et kerkouroi) 16 ; après la bataille de Cyzique, Lucullus prit 12 quinquérèmes royales au port des Achéens, en face de Ténédos 17. Les sources indiquent également qu’une part de cette flotte a été affrétée par des pirates soldés par Mithridate, en vue d’une guerre de course 18. Néanmoins, la flotte mithridatique n’était vraisemblablement pas qu’une flotte de pira-tes 19. On ignore tout de la participation des cités grecques du royaume à cette marine, mais l’on peut imaginer que certaines cités riveraines du Pont-Euxin, comme Sinope ou Héraclée, ont pu mettre à contribution leur marine 20.

Pour ce qui est de l’armée de terre, on peut douter également que les soldats de Mithridate aient tous été dotés d’« armes incrustées d’or et de pierreries, destinées à devenir le butin des vainqueurs », raison pour laquelle le roi – selon Plutarque – en aurait arrêté la fabrication. Faut-il là encore prendre la description au pied de la lettre ? Dans la Vie de Sylla, XVI, 4, Plutarque indique qu’à Chéronée, « la magnificence et le faste des luxueux équipages [des troupes pontiques] n’était pas sans effets et ne contribuait pas peu à frapper de terreur les Romains : l’éclat des armes magnifiquement incrustées d’or et d’argent, la pourpre des tuniques médiques et scythiques, mêlées aux éclairs que lançaient le bronze et le fer, projetaient, tandis qu’ils se portaient en avant, des reflets de feu terrifiants ». L’impression produite sur l’ennemi par des combattants sur le champ de bataille est un élément essentiel que l’on retrouve dans de nombreux engagements antiques 21. Néanmoins, l’éclat des armes et des boucliers, astiqués pour l’occasion et tournés vers les rayons du soleil ou bien l’étrangeté des costumes contri-buent à créer cette impression beaucoup plus que la richesse (pierrerie et or)

14. Cf. Athénée, Deipnosophistes, V, 203 e- 206 d qui décrit le palais flottant de Ptolémée IV Philopator, vaisseau gigantesque très richement décoré.

15. Appien, Mithr., XVII, 62.16. Memnon, 27, 2 ; cf. Th. Reinach, op. cit., p. 273.17. Plutarque, Lucullus, XII, 2-5 et Appien, Mithr., LXXVII, 340 ; sur ces opérations navales,

L. Ballesteros Pastor, Mitrídates Eupátor, Rey del Ponto, Grenade, 1996, p. 228-229.18. H.A. Ormerod, Piracy in the Ancient World. An Essay in Mediterranean History, Liverpool, 1924,

p. 220.19. Le stratège Isodoros tué lors du combat naval de 73, face à Ténédos, a été identifié avec le chef pirate

vaincu quelques années plus tôt par Servilius (Th. Reinach, op. cit., p. 332, n.4 ; H.A. Ormerod, op. cit., p. 206, n. 2), mais cette identification ne va pas de soi : Fr. De Callataÿ, op. cit., p. 352, n. 96.

20. Memnon, 21 indique que précédemment, les Héracléotes, alliés des Romains, participèrent à une expédition en Afrique du Nord, contre les Marses et les Marrucini, en fournissant 2 trières pontées.

21. Voir la description de l’armée séleucide à la bataille de Beth-Zacharia dans i Maccabées VI, 39.

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d’armes, destinées peut-être seulement à quelques officiers de très haut rang. Il est possible que la mention des « armes incrustées d’or et de pierreries, destinées à devenir le butin des vainqueurs » fasse en réalité écho au triom-phe de Pompée, dont nous parle Appien. De retour à Rome, le princeps triompha « sur un char incrusté lui aussi de pierres précieuses », exhibant des fils et des filles de Mithridate et quelques chefs, donnant à voir des écriteaux portants ses exploits, des « représentations figurées de dieux barbares et des costumes folkloriques 22 ». Il ne faut sans doute pas généraliser à l’ensemble de l’armée les spécificités de ces armes, placées là pour que le lecteur saisisse mieux le contraste avec les armes romaines. Le passage illustre donc le luxe des armées orientales, selon un topos littéraire plutôt qu’en fonction de la réalité historique. Dès le ve siècle av. J.-C., l’impression causée par l’exhibi-tion de luxe et d’or des barbares orientaux est un thème récurrent que l’on trouve déjà dans les Perses d’Eschyle. Environ sept siècles plus tard, sous les Antonins, lorsqu’il décrit le luxe de l’armée d’Antiochos VII Évergète (vers 134), Justin n’hésite pas à écrire que chez les 84 000 soldats, suivis de 300 000 valets d’armes pour la plupart des cuisiniers, « l’or et l’argent étaient si communs que les bottines des simples soldats étaient garnis de clous d’or […] et que les batteries de cuisines étaient d’argent, et [que] l’on semblait marcher moins à des combats qu’à des festins 23 ».

La mention des chars à faux fonctionne d’une manière presque simi-laire. De prime abord, elle participe du même soin de l’auteur à peindre un tableau aux couleurs locales de l’Orient. L’usage de ces chars, munis de lames tranchantes à l’extrémité des essieux, est connu des Grecs depuis la Cyropédie et l’Anabase de Xénophon 24 : dès l’origine, aux yeux des Grecs, le caractère achéménide, donc barbare de cette armée ne fait aucun doute. Pourtant, les chars à faux interviennent dans le décompte final, après la réforme de l’armée opérée par Mithridate. Doit-on considérer cet arme-ment comme résiduel et trahissant encore des origines barbares ? Rien n’est moins sûr. En réalité, la monarchie séleucide a également fait un grand usage de ce type de char. Qualifié alors de « char scythe », cette arme redou-table et redoutée, dont la représentation figurée la plus complète se trouve sur un bas-relief du sanctuaire d’Athéna Polias à Pergame 25, fut utilisée par la plupart des Séleucides, de Séleucos Ier à Antiochos IV 26. Les Romains ont d’ailleurs appris à s’en prémunir à la bataille de Magnésie, dans leur victoire contre Antiochos III 27. Pour sa part, Mithridate semble n’avoir utilisé de

22. Appien, Mithr., CXVII, 577.23. Justin, XXXVIII, 10, 3-4.24. Xénophon, Cyropédie, VI, 1, 29 ; 2, 17 ; VIII, 8, 24 ; Anabase, I, 7, 10-11.25. N. Sekunda, Seleucid and Ptolemaic Reformed armies 168-145 B.C., I. : The Seleucid Army under

Antiochus iV Epiphanes, Stockport, 1994, p. 26, fig. 54-55.26. Voir les réferences dans E. Bikerman, institutions des Séleucides, Paris, 1938, p. 60, et B. Bar-

Kochva, The Seleucid Army, organization and Tactics in the Great Campaigns, Cambridge, 1976, p. 83-84.

27. Tite-Live, XXXVIII, 41, 5 ; Quinte-Curce, IV, 35, 5 ; cf. aussi Appien, Guerre de Syrie, 32-33 ; Aulu-Gelle, V, 5.

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tels chars qu’à Chéronée et Orchomène, en vain 28. Les chars à faux ne sont pas mentionnés dans les dernières campagnes du roi, à l’exception de notre passage, mais réapparaissent à la bataille de Zéléa, dans l’armée de son fils Pharnace 29. Bien que d’origine achéménide, donc chargé d’une forte colo-ration orientale, ce dont Plutarque sait se souvenir, le char à faux doit être considéré comme un élément traditionnel des armées hellénistiques.

Par un procédé de généralisation, Plutarque cherche donc à accentuer les traits de l’identité barbare de cette première armée royale, dont le roi se serait débarrassé. Sur certains points, il apparaît même que les formes barbares de cette armée n’ont sans doute jamais existé autrement que dans l’imaginaire déployé par Plutarque. En revanche, qu’il y ait eu des barbares dans les rangs de l’armée du roi, au titre d’alliés ou de mercenaires, ne fait aucun doute, y compris durant la troisième guerre contre Rome.

La part des « hordes barbares d’origines diverses » de l’armée mithridatique

En réalité, contrairement à ce qu’affirme Plutarque, les sources littérai-res infirment le fait qu’au début de la guerre Mithridate se soit débarrassé de cette foule de barbares venus des différents horizons de son empire. La présence de soldats thraces, bastarnes, sarmates et scythes est bel et bien attestée au cours de la dernière guerre contre Rome 30, la plupart au titre d’alliés, certains peut-être comme mercenaires.

Avec Memnon 31, Appien est l’un des rares auteurs à fournir des indi-cations relativement précises, quoique parfois contradictoires, sur la com-position ethnique de l’infanterie. Dans la Guerre de Mithridate, XIII, 44, Appien indique qu’au déclenchement de la première guerre, en 89, Mithridate disposait « de sa propre armée et d’alliés – Thraces et Scythes –, sans compter toutes les autres peuplades voisines 32 ». En XV, 53, avant la première guerre, l’émissaire royal Pélopidas indiquait aux généraux romains qu’il fallait « garder à l’esprit le fait que Mithridate règne sur le royaume de ses ancêtres, long de 20 000 stades, qu’il a joint à ses possessions de nombreux territoires voisins, ainsi que les habitants de la Colchide, peuple furieusement belliqueux, les Grecs installés en bordure du Pont-Euxin et les

28. Ainsi, dans un passage de la Vie de Sylla, XVIII, 4-6, relatif à la bataille de Chéronée, Plutarque évoque le stratagème utilisé par le Romain pour contrecarrer l’efficacité de ces chars : en raccourcis-sant par une avance rapide l’intervalle entre les deux armées, les chars n’avaient pas pu être lancés à pleine course et furent au contraire repoussés « au milieu des applaudissements et des rires » des légionnaires romains « qui en réclamèrent d’autres comme ils le font dans les courses de l’hippo-drome ».

29. Référence citée par Th. Reinach, op. cit., p. 271 qui renvoie à Salluste, Histoires, III, 12.30. Sur l’inventaire de ces forces, cf. Fr. De Callataÿ, op. cit., 1997, p. 345, n. 35, qui recense les

principaux passages chez les auteurs anciens.31. Sur le système d’alliance dont dispose Mithridate au début de la première guerre, Memnon, 22,

4 indique que le roi avait pour alliés les Parthes, les Mèdes, Tigrane le roi d’Arménie, les rois des Phrygiens et le roi des Ibères.

32. Sur tous ces peuples, leur localisation, leur mention par d’autres auteurs, tels que Memnon ou Plutarque, on renverra aux notes de l’édition de la Guerre de Mithridate par P. Goukowsky (p. 140-141).

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barbares vivant au dessus d’eux, à l’intérieur des terres ; il a d’autre part des amis (philoi) qui n’attendent que son ordre, quel qu’il soit : les Scythes, les Taures, les Bastarnes, les Thraces, les Sarmates et tous les peuples riverains du Tanaïs, de l’Ister ou encore du Palus Méotide », sans compter son gen-dre Tigrane et le Parthe Arsacès. En XLI, 158, l’auteur rappelle qu’avant la bataille de Chéronée, l’armée royale d’Archélaos était composée « de Thraces pontiques, de Scythes, de Cappadociens, de Bithyniens, de Galates, de Phrygiens et autres peuplades nouvellement acquises par Mithridate ».

Au début de la troisième guerre, la liste des forces composant l’armée royale est donnée par un quatrième passage d’Appien. En LXIX, 292-293, l’auteur inventorie les peuples alliés censés s’être ajoutés vers cette épo-que aux forces dont disposait primitivement le roi du Pont. L’énumération de ces peuples alliés n’oublie aucun des peuples du pourtour de la mer Noire, sur lesquels s’étend l’autorité du roi : sont ainsi mentionnés l’ensem-ble des peuples sud-caucasiens (y compris ceux localisés autour du fleuve Thermodon, c’est-à-dire le fleuve Iris, au cœur du royaume) ainsi que les peuples nord-caucasiens, au Nord et à l’Est de la mer Noire 33. La quasi-totalité des peuples du royaume est mentionnée et pourtant Appien indique que ces peuples ne constituent pas le noyau des forces mithridatiques, mais un ajout.

Ce dernier passage a fait couler beaucoup d’encre. Avec Th. Reinach, on peut se demander quel est le sens de cet ajout :

« Ce qu’il y a de plus étrange dans cette énumération – écrivait le savant français – c’est que tous ces peuples sont donnés comme “s’ajoutant aux for-ces précédentes de Mithridate” (tosau§ta ... ejpi; toi§" protevroi" aujtù ... prosegivgneto). On se demande alors en quoi consistaient les “forces pré-cédentes” ? Il ne reste absolument en dehors de la liste que les Celtes, les Paphlagoniens, les Colques et les Tibarènes 34 ! »

Autre contradiction : parmi ces peuples s’ajoutant aux forces dont dis-posait primitivement le roi figurent les Leucosyriens, sur lesquels régnaient déjà les ancêtres de Mithridate 35. Comme l’a supposé F. Geyer 36, Appien a ici volontairement grossi la liste des peuples alliés pour impressionner son lecteur, intégrant ainsi des peuples sujets du roi 37. Et il est probable qu’en établissant la liste de tous ces peuples, alliés ou sujets, Appien n’ait fait que reproduire le tableau de l’empire mithridatique que dressait Salluste 38.

33. On peut distinguer un premier groupe, constitué de trois séries de peuples : a) des populations montagnardes sud-caucasiennes (Chalybes et Arméniens) ; b) des populations nord-caucasiennes (Scythes, Taures, Achéens, Hénioques) et c) des peuples depuis longtemps soumis aux ancêtres d’Eupatôr (Leucosyriens et « tous ceux qui occupent, dans les parages du fleuve Thermodon [Iris ou Yeşil Irmak] un territoire que l’on dit être celui des Amazones » ; auxquels s’ajoute un deuxième groupe de peuplades européennes au Nord et à l’Ouest de la mer Noire (les Sauromates, divisés en Royaux, Iazyges et Corolloi, les Thraces sur les rives du Danube [Istros], du Rhodope et de l’Haemos, et les Bastarnes).

34. Th. Reinach, op. cit., p. 265, n. 1. 35. P. Goukowsky, Notice à Appien, op. cit., p. cii (n. 3).36. F. Geyer, RE XV. 2 (1932), col. 2163-2205, s.v. « Mithridates » (12).37. F. Geyer, loc. cit., col. 2203.38. P. Goukowsky. Notice à Appien, op. cit., p. cii.

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Dans ces différentes énumérations G.T. Griffith pensait percevoir la trace d’une évolution de statut : après les deux campagnes de Diophantos en Crimée, à l’extrême fin du iie siècle, Eupator devint le « suzerain » des Scythes et Taures de Crimée, Méotiens du Bosphore Cimmérien et peut-être Roxolans et Sarmates du Sud de la Russie et bénéficia d’un droit de lever des soldats chez ces peuples, soumis en outre à un tribut. Selon G.T. Griffith, au moment de la première guerre, il faut donc distinguer entre ces troupes, considérées comme des alliés et les « purs mercenaires » qu’étaient les Thraces, non conquis. Par la suite, au fur et à mesure des conquêtes du roi autour du Pont Euxin, les divers peuples devinrent alliés et Mithridate procéda à de nombreuses levées. L’idée est judicieuse, et doit s’appuyer sur des documents littéraires et épigraphiques montrant que le roi établit progressivement, par la force des armes et l’action diplomati-que, sa domination sur la Thrace et la Scythie, la Tauride et le Bosphore Cimmérien, la Colchide et la Petite Arménie 39.

Néanmoins, les modalités institutionnelles réglant le recrutement des barbares au sein de l’armée n’apparaissent guère dans les sources. On sait que la Colchide et le Bosphore Cimmérien furent intégrés au royaume, mais l’on ignore la forme qu’y prirent les levées de soldats 40. Seules les levées d’hommes opérées dans les cités grecques sont un peu documentées 41. Pour le reste, c’est-à-dire les autres régions riveraines du Pont-Euxin, les diffé-rents peuples barbares sont souvent qualifiés d’amis (philoi) 42; de même, les auteurs anciens évoquent des alliances passées par le roi avec eux, sans plus de précisions institutionnelles 43. Il arrive aux Thraces d’être explicite-ment qualifiés de mercenaires, mais cela est rare 44. D’une manière générale, il semble d’autant plus difficile de distinguer entre alliés et « mercenaires purs » (comme le faisait G.T. Griffith) qu’il est possible que les traités d’al-liance prévoient des clauses de recrutement de mercenaires comme cela

39. Sur les aspects militaires et diplomatiques de la domination du roi, cf. B.C. McGing, op. cit.,1986.

40. M. Launey, Recherches sur les armées hellénistiques, I., Paris, 2e éd., 1987, p. 423, note que « des soldats de ces régions, Scythes, Taures, riverains du Danube, du Don, du Lac Maiotis, Sarmates, Iazyges, Koralloi, Dandariens, etc., sont mentionnés à diverses reprises dans ses armées, mais il demeure impossible de distinguer entre eux mercenaires et sujets ».

41. Cf. A. Avram, « La défense des cités en mer Noire à la basse époque hellénistique », dans P. Fröhlich et C. Müller (éd.), Citoyenneté et participation à la basse époque hellénistique, Paris, 2005, p. 163-182, qui considère que « la participation des armées civiques aux actions coordonnées par les stratèges de Mithridate n’est évoquée que d’une manière discrète » (p. 171) et renvoie à la coopération entre les troupes royales de Diophantos et les Chersonitains (iosPE I2, 352, l. 5 et suiv., l. 11 et suiv., l. 30 et suiv.).

42. Appien, Mithr., XV, 53 à propos des Scythes, des Taures, des Bastarnes, des Thraces, des Sarmates et de tous les peuples riverains du Tanaïs, de l’Ister ou encore du Palus Méotide.

43. Outre Appien, Mithr., LXIX, 292-293, mentionné plus haut, Florus, XL, 21 parle d’une alliance avec les Arméniens.

44. Seul Dion Cassius, XXXVI, 9, 3, indique que des cavaliers thraces ayant servi comme mercenaires dans l’armée pontique, puis dans l’armée romaine, trahissent Marcus Fabius lors du retour d’Ar-ménie de Mithridate. Appien, Mithr. (XIII, 44 ; XV, 53 ; LVII, 234 ; LXIX, 293 ; CXIX, 584) cite les Thraces comme alliés. Memnon 22, 11 indique qu’une garnison commandée par le Thrace Amatacos passe l’hiver 87-86 à Orchomène, sans plus de précision institutionnelle.

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apparaît dans certains documents crétois 45, et que les « princes indigènes », alliés, ne se comportent guère que comme de véritables condottiere 46.

En effet, la domination du roi sur ses alliés barbares pouvait demeurer assez fragile. Prenons un seul exemple, celui des Achéens, peuple de pirates situé sur la rive orientale de la mer Noire 47. Les propos d’Appien ne cessent de se contredire sur leur statut. L’auteur nous apprend qu’en 80-79 Eupator mena une campagne contre les Achéens et que ce fut un véritable désastre puisque 2/3 de l’armée royale périt dans cette attaque 48. En 73, quelques lignes plus loin et à peine six ans plus tard, Appien les dénombre comme alliés de Mithridate 49. Enfin, vers la fin de son récit, l’historien indique que Mithridate dut les combattre pour traverser leur territoire en 66 50. Il apparaît donc que cette étroite bande côtière assez inhospitalière ne fut jamais véritablement soumise au Pont et il est probable que le terme d’allié, employé à propos des Achéens en 73, recouvre une réalité fluctuante selon les circonstances.

Au royaume à proprement parler, composé autour du Pont-Euxin en trois entités distinctes (le royaume du Pont hérité d’Évergète d’une part, la Colchide et le Bosphore Cimmérien, tous deux intégrés au domaine royal, d’autre part), s’ajoutaient donc des zones d’influence et de domination, plus ou moins profondes. Ces zones s’établissaient sur à peu près tous les peuples barbares situés autour du Pont-Euxin. Les cités grecques de la rive occi-dentale du Pont-Euxin bénéficiaient quant à elles d’une pesante mais utile protection 51. En revanche, faute de données quantitatives (cf. Annexe), il est difficile de dire si l’impression d’immense réservoir d’hommes fournis par ces vastes territoires était confirmée dans les rangs de l’armée mithri-datique 52. À l’image de bien d’autres armées royales du temps, l’armée de Mithridate était sans conteste une armée bigarrée, « véritable amalgame des peuples de ces régions d’Orient 53 ». Les alliés les moins hellénisés devaient

45. Voir Staatsverträge, III, n° 486 (renouvellement de l’alliance entre Antiochos II et Lyttos, en 249) ; Staatsverträge, III, n° 551 (alliance entre Rhodes et Hiérapytna, vers 200 ) ; Staatsverträge, III, n° 552 (alliance entre Rhodes et Olonte, vers 200) ; oGiS, 270 ; iC, II, Aptera, 4C (entre Attale Ier et Aptère) ; P. Ducrey et H. Van Effenterre, « Traités attalides avec les cités crétoises », Kretika Chronika, 21 (1969), p. 277-300, et P. Ducrey, « Traités attalides avec les cités crétoises », BCH, 94 (1970), p. 637-659 (entre Attale et Lato et Malla) ; iC, IV, 179 (entre Eumène II et 31 cités crétoises, en 183).

46. M. Launey, op. cit. (n. 40), I, p. 420.47. Les pirates Achéens, Zyges, Hénioques, Cercètes peuplant le littoral oriental résistèrent à toutes les

tentatives du roi du Pont de les faire pénétrer dans son alliance.48. Appien, Mithr., LXVIII, 281.49. Appien, Mithr., LXIX, 292.50. Appien, Mithr., CII, 470.51. Fr. De Callataÿ, « Les Mithridates du Pont : un exemple périphérique de rapport entre cités

et rois hellénistiques » dans O. Picard et alii (éd.), Royaumes et cités hellénistiques de 323 à 55 av. J.-C., Paris, 2003, p. 218-234, notamment p. 227-228 ; A. Avram, loc. cit. (n. 41), p. 169-171, qui recense les attestations épigraphiques, auxquelles il convient d’ajouter l’inscription étudiée par le même auteur dans S. Conrad et alii (éd.), Pontos Euxeinos. Beiträge zur Archäologie und Geschichte des antiken Schwarzmeer- und Balkanraumes (Mélanges Alfred oppermann), Langenweissbach, 2006, p. 397-413.

52. Cf. Th. Reinach, op. cit., p. 265, à propos des troupes de « l’outre Pont » ; M. Launey, op. cit., I, p. 423 qui parle de larges « réservoirs humains ».

53. L. Ballesteros Pastor, op. cit. (n. 17), p. 371, qui souligne en fait une idée déjà dégagée par F. Geyer, loc. cit. (n. 36), col. 2203.

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certes apporter une touche colorée à l’ensemble, mais dans des proportions peut-être moindres que ne le laisse supposer Plutarque. Car, l’armée mithri-datique n’en était pas moins d’abord une armée dans la plus pure tradition hellénistique.

La nature hellénistique de l’armée mithridatique

Plusieurs éléments montrent que l’armée du roi combattait selon la tactique de la phalange macédonienne, tout en conservant la particula-rité d’une forte cavalerie, proportionnellement plus nombreuse que dans d’autres armées 54.

Les attestations explicites de la phalange macédonienne sont assez nombreuses. Strabon met en avant cette formation lors des campagnes de Diophantos dans le Bosphore Cimmérien, à la fin du iie siècle 55. En 88 av. J.-C., au moment de l’invasion de la Bithynie et de la Cappadoce, Dorylaos (II), qui devint par la suite Grand Prêtre de Comana 56, fut chef de la phalange de l’armée pontique 57. À la bataille de l’Amneios les troupes de Nicomède furent défaites par les troupes légères, un corps de cavalerie et quelques chars scythes. La phalange n’avait pas pu suivre ces troupes et arriva après la bataille, mais sa présence sur le théâtre d’opérations est réelle 58. À Thourion, dans la plaine de Chéronée, à la fin de l’été 86, l’apparition par surprise des troupes commandées par Erycius provoqua la panique au sein d’une partie de la phalange mithridatique dont les fantassins « se lais-saient entraîner par la pente et s’embrochaient sur leurs propres piques 59 ». Ceux qui en réchappèrent propagèrent le désordre au reste de la phalange ; Sylla en profita pour aller à leur rencontre, « raccourcissant par cette avance rapide l’intervalle qui séparait les deux armées, il priva les chars armés de faux de leur efficacité 60 ». Lors de l’intervention des troupes d’infanterie, « les barbares, baissant leurs longues sarisses, essayèrent de garder leurs bou-cliers serrés afin de maintenir la cohésion de la phalange, mais les Romains, jetant leurs javelots, tirèrent l’épée et écartèrent les sarisses pour venir plus vite au corps à corps 61 ». Archélaos prit les mesures qui s’imposaient mais ne put éviter le désastre 62. En dépit des défaites qu’il ne faut jamais considérer comme la preuve irréfutable d’une absence de maîtrise technique, on voit que l’armée royale avait l’habitude du combat hoplitique.

54. Sur l’importance de la cavalerie : Th. Reinach, op. cit., p. 269-270.55. Strabon, VII, 3, 17.56. Ce Dorylaos, neveu de Dorylaos le tacticien, est connu par plusieurs sources, dont Strabon, XII,

3, 33 ; cf. I. Savalli-Lestrade, Les philoi royaux dans l’Asie hellénistique, Genève-Paris, 1998, p. 179-180, n° 8, pour la notice biographique.

57. Appien, Mithr., XVII, 63.58. Appien, Mithr., XVIII, 68. 59. Plutarque, Sylla, XVIII, 1-2. À Chéronée, la phalange est attestée aussi par Frontin, Stratagèmes,

II, 3, 17.60. Plutarque, Sylla, XVIII, 4.61. Plutarque, Sylla, XVIII, 7.62. Appien, Mithr., XLIV.

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Cette hellénisation des modes de combat ne préjuge en rien de l’ori-gine des hommes composant la phalange. De fait, si à diverses reprises les sources littéraires mentionnent explicitement l’existence d’une armée pontique, l’origine géographique des hommes comme leur statut ne sont pas précisés. Seuls les barbares ont droit à ce que leur identité ethnique soit rappelée, mais rien n’est dit sur les armées utilisées. Il est également impos-sible de savoir quels hommes constituaient les troupes d’élites qu’étaient les Chalkaspides présents avec Archélaos en Grèce 63, ni même les hypaspistes couvrant la fuite vers la Crimée du roi qui tomba « par hasard sur une troupe d’environ 3 000 cavaliers et fantassins mercenaires 64 ».

Pour G.T. Griffith, suivi encore par L. Ballesteros Pastor dans son ouvrage récent sur Mithridate VI, les sujets asiatiques du roi jouaient un rôle mineur dans la composition de l’armée dont le noyau dur est à chercher ailleurs, du côté des mercenaires et des alliés septentrionaux 65. Il est vrai que les premiers rois du Pont avaient composé leurs armées presque exclusi-vement de mercenaires étrangers. Quelques mentions éparses indiquent que ceux-ci furent d’abord galates 66, avant que le traité imposé par les Romains à Pharnace en 179 n’interdise un tel recrutement 67, au moins provisoire-ment. On sait aussi que Mithridate V Évergète procéda au recrutement de mercenaires thraces, grecs et crétois, par l’intermédiaire de Dorylaos, dit le Tacticien 68.

Néanmoins, durant le règne de Mithridate VI, des contingents de soldats anatoliens se sont fréquemment illustrés au service du roi. On trouve ainsi des mercenaires galates dans l’armée d’Eupator 69, mais aussi des Ciliciens 70, des Bithyniens et Phrygiens 71. On note aussi des Cappadociens, même si le terme, relativement imprécis, ne permet pas de distinguer les habitants

63. Plutarque, Sylla, XVI, 7 et XIX, 2. Dans l’armée séleucide, les Chalcaspides sont des phalangites armés à la Macédonienne ; cf. N. Sekunda, op. cit., I, p. 15-16.

64. Appien, Mithr., CI, 463. G.T. Griffith, The Mercenaries of the Hellenistic World, Cambridge, 1935, p. 192-193, émet l’hypothèse, à notre avis invérifiable, que ces hypaspistes ne sont autres que les déserteurs romains qui établirent leur camp près de Mithridate (Appien, Mithr., CI).

65. G.T. Griffith, op. cit., p. 191 ; L. Ballesteros Pastor, op. cit., p. 373. 66. Apollonius, FHG (éd. Muller), IV, 312 ; Eusèbe, I, 251, 23, Schoene (éd.).67. Polybe, XXV, 2. 68. Strabon, X, 4, 10 ; sur ce Dorylaos I, Amysénien, cf. I. Savalli-Lestrade, op. cit. (n. 56), p. 172,

n° 2.69. Des Galates sont présents dans l’armée d’Archélaos à Chéronée (Appien, Mithr., XLI, 158) ;

Mithridate envoya des ambassadeurs auprès des Galates pour préparer la première guerre (Justin, XXXVIII, 3) ; Héraclée fut défendue par une garnison de Ciliciens sous les ordres du Galate Connacorix qui chercha du soutien auprès des cités et des dynastes des rives septentrionales du Pont-Euxin (Memnon, 34-36) ; un officier celte, Bituit, mit à mort Mithridate à sa demande (Appien, Mithr., CXI, 538 et CXII, 540)

70. Des mercenaires ciliciens affectés à la défense de Sinope résistent aux assauts des troupes de Lucullus, avant de quitter la ville (Memnon, 37, 1-9 ; Appien, Mithr., LXXXIII et Plutarque, Lucullus, XXIII, 2-4 ; cf. aussi Orose, Histoire, VI, 3, 2). Une inscription de 87/86 ou 72/71 retrouvée près d’Apollonia (Sozopol) mentionne le chef des soldats envoyés par Mithridate en vertu d’un traité d’alliance, un certain Epithynchanôn, fils de Ménékratès, de Tarse (iGBul I2 392). Ces Ciliciens sont souvent mis en relation avec la piraterie, cf. D. Magie, op. cit., II, p. 1215, notes 40-42 ; pris dans une tempête, Mithridate trouve refuge sur une embarcation de pirates, sans doute ciliciens (Plutarque, Lucullus, XIII, 3).

71. L’armée d’Archélaos à Chéronée comprend des contingents bithyniens et phrygiens (Appien, Mithr., XLI, 158).

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du royaume de Cappadoce de ceux de la Cappadoce du Pont 72. Le terme de Cappadociens semble même parfois désigner de manière générique l’en-semble des troupes pontiques 73.

Ainsi, selon G.T. Griffith, durant cette période, l’élément grec disparut progressivement au profit de mercenaires asiatiques, phénomène que l’on aimerait pouvoir comprendre d’un peu plus près que ne nous le permettent nos sources. G.T. Griffith a cru pouvoir constater cette évolution, puisqu’à partir de la fin du iie siècle av. J.-C., les troupes grecques dans les forces mithridatiques se font plus rares 74. À vrai dire, là encore, le statut mili-taire de certains soldats reste difficile à saisir. Notons qu’au début du règne d’Eupator, Diophantos remporta le siège de Kalos Limen, en Crimée, à l’aide d’une phalange de 6 000 hommes bien équipés et bien entraînés, mais que rien n’indique qu’il se fût agi de mercenaires grecs 75. Notons aussi que les alliés grecs d’Archélaos, Laconiens et Achéens, durant sa campagne en Grèce propre, ne constituent pas un exemple de troupes mercenaires 76. Néanmoins, ne faut-il pas compter au nombre des mercenaires grecs – et ce, à une date tardive – ces « quelques Grecs qui s’étaient réfugiés dans une grotte » et que capturèrent les Romains lors des préliminaires de la bataille de Cabires, au cours de la troisième guerre 77 ? En 69, on note encore la pré-sence des mercenaires grecs au service de Tigrane dans le siège de Lucullus contre Tigranocerte, défendue par Mankaios 78, à moins qu’il ne s’agisse de Grecs déportés participant à la défense de la ville avant de passer à l’en-nemi 79. De même, on conserve un bracelet offert par Archélaos à un Grec de Syrie lors du siège du Pirée en 87-86 80.

72. Lorsqu’il énumère les peuples de l’armée pontique qu’il a déjà vaincus, Lucullus cite les Cappadociens (Plutarque, Lucullus, XIV, 3) ; l’armée d’Archéalos à Chéronée comprend des Cappadociens (Appien, Mithr., XLI, 158).

73. Au Pirée, des Cappadociens résistent aux assauts de Sylla (Appien, Mithr., XXX, 120) ; Plutarque (Sylla, XXII, 6) présente Archélaos comme un Cappadocien.

74. G.T. Griffith, op. cit. (n. 64), p. 192-193, dont l’hypothèse s’appuie sur le faible nombre des attestations de mercenaires purement grecs (à la note 3, p. 193, le savant en dénombre de faux cas) comparativement aux attestations de mercenaires d’Asie Mineure.

75. La double expédition de Diophantos est renseignée par iosPE I2, 352 (Syll.3 709) et Strabon VII, 3, 17 : cf. l’étude de L. Boffo, « Grecità di frontiera : Chersonasos Taurica e i signori del Ponto Eusino (Syll.3 709) », Athenaeum, 67 (1989), p. 211-259. Selon G.T. Griffith, op. cit., p. 189, il s’agit de 6 000 hoplites mercenaires grecs (suivi par L. Ballesteros Pastor, op. cit., p. 272, n. 276). Le texte de Strabon ne dit rien de tel, comme le notent I. Savalli-Lestrade, op. cit., p. 176-177 et Fr. De Callataÿ, op. cit., 1997, p. 269 et n. 36 : il différencie seulement ces 6 000 hommes des troupes barbares auxquels ils se trouvèrent confrontés. Fr. de Callataÿ se demande si les 6 000 hommes ne sont pas en réalité « des troupes locales fortement encadrées par des instructeurs pontiques ».

76. Appien, Mithr., XLI, 159 ; XXIX, 115 et XV, 53.77. Plutarque, Lucullus, XV, 3.78. Plutarque, Lucullus, XXVI, 1 ; Dion Cassius, XXXVI, 1b-2 ; Salluste, Histoires, IV, 61, 3 et Appien,

Mithr., LXXXIV, 379 et surtout LXXXVI, 389.79. En réalité, seul Appien, Mithr., LXXXVI, 389, parle de « mercenaires [grecs] servant sous les ordres

de [Mankaios] » (tou" “Ellhna", oi} ejmisqofovroun). Dion Cassius, XXXVI, 2, 2 dit que la ville fut prise à cause de la discorde entre Arméniens et xénoi, à savoir des Grecs déportés peut-être des villes détruites par Tigrane, en particulier Soloi, cf. P. Goukowsky, Notes complémentaires à Appien, op. cit., p. 219, note 814.

80. Il s’agit d’un bracelet accordé comme récompense à un soldat d’Archélaos, Apollonios, fils d’Apol-lonios, Syrien, vraisemblablement lors du siège du Pirée par Sylla, de l’été 87 au printemps 86 :

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429

S’ils tendent à disparaître, autant qu’on puisse en juger, des rangs de l’infanterie, les éléments grecs restent incontestablement présents à la tête de l’armée royale. On sait, en effet, que la plupart des Grecs présents dans l’armée d’Eupator étaient des officiers de haut rang, certains qui plus est des philoi, proches du roi. Ce fut le cas par exemple de Dorylaos II, neveu du grand Dorylaos qui avait servi Mithridate V Évergète comme recruteur, qui grandit auprès du jeune héritier et fut promu chef de l’armée dès les premières années de règne de Mithridate VI. Dans un article fondateur, éta-blissant une recension prosopographique des hauts fonctionnaires royaux, E. Olshausen a dégagé l’idée d’un « processus d’hellénisation » du milieu dirigeant pontique, aux dépens des indigènes, qui auraient été relégués au bas de l’échelle administrative 81. En précisant cette enquête dans le milieu des philoi royaux, I. Savalli-Lestrade est parvenue à une conclusion similaire, même si elle note que certaines élites locales, de souche iranienne, ont su s’adapter et continuer à graviter dans l’entourage royal 82. Sous Mithridate VI, on peut dresser une liste relativement longue de divers chefs d’armées d’origine gréco-macédonienne 83.

L’hellénisation de l’armée pontique a pu s’opérer tout à la fois par l’in-termédiaire de ces cadres militaires dirigeants et des contingents de mer-cenaires grecs. Ces derniers ont pu fort bien être mêlés à des éléments

cf. J.-Y. Empereur, « Collection Paul Canellopoulos (XVIII) : Petits objets inscrits », BCH, 105 (1981), p. 566-568.

81. E. Olshausen, « Zum Hellenisierungsprozess am Pontischen Königshof », Ancient Society, 5 (1974), p. 153-179.

82. I. Savalli-Lestrade, op. cit., p. 243.83. Cette liste tient compte de l’onomastique, ce qui n’est pas en soi un critère absolu. Parfois, l’eth-

nique est précisé. Outre Diophantos, fils d’Asklépiodoros, de Sinope (cf. I. Savalli-Lestrade, op. cit., p. 175-178, n° 7), Dorylaos II, fils de Philétairos, Amysénien (ibid., p. 179-180, n° 8) et Archélaos, d’origine macédonienne, le plus illustre des généraux de Mithridate, adversaire de Sylla (Appien, Mithr., XVII, 63 ; XVIII ; XXVIII à XLV ; XLIX à LI ; LIV à LVI ; Plutarque, Sylla, XI, 5 ; Frontin, V, 18, etc). On note comme officiers : Archélaos, amiral de la flotte en 73 (Memnon, 27, 2) ; Aristonicos, commandant de la flotte en 73 (Plutarque, Lucullus, XI, 7 ; Memnon, 28, 2) ; Callimaque d’Amisos, organisateur de la défense de sa cité, puis de Nisibis, en Arménie (Plutarque, Lucullus, XVIII, 1 ; 19, 1 et 32, 3-6) ; Cratéros, chef de 130 chars à faux lors de la première guerre (Appien, Mithr., XVII, 63) ; Dioclès, qui passa aux Romains (Appien, Mithr., LXXVIII, 342) ; Diogénès, fils d’Archélaos (Appien, XLIX, 197) ; Dromichaitès (Appien, Mithr., XXXII, 126 et XLI, 156) ; Hermaios, peut-être un philos qui se vit confier avec Marius les troupes restantes après Cyzique (Plutarque, Lucullus, XVII, 4 ; Memnon, 28, 3 ; BCH, 7 [1883], p. 354-363, n° 11) ; Eumachos, satrape de Galatie en 86 puis à la tête d’un corps d’armée dévastant la Phrygie, s’emparant de l’Isaurie, de la Pisidie et de la Cilicie en 73 (Appien, Mithr., XLVI, 179 et LXXIV, 326) ; Hermocratès (Appien, Mithr., LXX, 295 ; Memnon, 27, 3) ; Léonippos, qui avec l’eunuque Cléocharès et le pirate Séleucos, fut en charge du commandement de la place de Sinope (Memnon, 37, 1-9) ; Ménandros (Memnon, 24, 4 ; Plutarque, Lucullus, XVII, 1-2) ; Ménémachos et Myron (Plutarque, Lucullus, XVII, 2 ; Dion Cassius, XXXVI, 19, 2-3) ; Ménophanès (Memnon, 22, 7 ; Strabon, X, 5, 4) ; Métrophanès (Appien, Mithr., XXIX, 113-115 ; Plutarque, Sertorius, XXIII, 4-7 ; Orose, VI, 2, 16-18 ; Dion Cassius, XXXVI, 45, 2-5) ; Neoptolémos (Appien, Mithr., XVII, 62 ; XVIII ; XIX, 72 ; XXXIV, 133 ; Strabon, VII, 3, 16 ; Plutarque, Lucullus, III, 8-10) ; Niconidas, Thessalien (Plutarque, Lucullus, X, 3) ; Pélopidas, qui défend Patara (Appien, Mithr., XII ; XIV-XVI, ; XXVII, 106) ; Taxilès, responsable de l’aile gauche à Chéronée (Appien, Mithr., LXX, 295 ; Plutarque, Sylla, XV, 1 ; XIX, 4 ; Lucullus, XXVI, 1 ; Memnon, 22, 12-13 ; 24, 4 et 29, 9) ; Zènobios (Appien, Mithr., XLVI, 181 ; Memnon, 23, 3 ; iGRR, IV 943). Deux eunuques portent des noms grecs et eurent un rôle militaire important à jouer : Bacchidès (Appien, Mithr., LXXXII, 368 ; Plutarque, Lucullus, 18, 1-8 ; Strabon, XIII, 3, 11 et Memnon, 30, 1) et Dionysos (Appien, Mithr., LXXVI, 32 ; Plutarque, Lucullus, 12, 2-5 et Orose, VI, 2, 21-22).

JEAN-CHRiSToPHE CouVENHES

430

indigènes et diffuser ainsi un modèle gréco-macédonien de combat, comme cela apparaît aussi dans l’armée séleucide ou même ptolémaïque 84. On ignore tout de la durée d’un tel processus, qui a pu fort bien débuter sous le règne de Mithridate V Évergète 85. Il semble néanmoins qu’Eupator déploya une capacité sans commune mesure à pouvoir intégrer dans sa phalange des éléments qui n’y étaient pas forcément préparés. Justin nous montre Eupator préparant l’invasion de la Paphlagonie (en 106-105 ou 105-104) en passant l’hiver au camp à entraîner ses troupes 86.

Un passage de la Vie de Sylla, XVIII, 4, de Plutarque, indique qu’à Chéronée, « en première ligne de l’armée d’Archélaos, il y avait 15 000 esclaves que les stratèges du roi avaient libérés des cités (d’Asie) et enrôlés parmi les hoplites ». Et Plutarque d’ajouter à son récit : « Un centu-rion romain déclara, dit-on : “Je croyais que ce n’était qu’aux Saturnales que les esclaves ont droit à la liberté” ; cependant ces bataillons étaient si pro-fonds et si serrés que l’infanterie romaine mit longtemps à les repousser 87. » Le chiffre de 15 000, sur un total de 120 000 combattants à Chéronée selon Appien 88, 60 000 selon Memnon 89, a été jugé impossible par G.T. Griffith qui l’estime néanmoins acceptable à la condition de considérer la décadence subie par le combat phalangite depuis Alexandre le Grand 90. Selon le savant anglais, des esclaves libérés, asiatiques de surcroît, pourraient très bien avoir appris à combattre après un court entraînement 91. Il nous semble que l’on peut faire l’économie de la simplification de l’entraînement au sein de la phalange macédonienne, du fait de la dégradation de ce type de combat. En réalité, il n’est certainement pas moins difficile de manoeuvrer en ligne, sarisse à la main, dans les années 330 que dans les années 80 av. J.-C. La résistance face aux Romains de ces 15 000 hommes, dont le nombre s’ap-proche du chiffre idéal de la phalange défini par les traités de tactique 92, suffit à montrer les compétences militaires de ces soldats fraîchement affran-chis. Dès l’époque classique, la participation des esclaves à la guerre, le plus souvent comme fantassins légers, n’est pas rare 93. Quelques attestations sont à relever pour l’époque hellénistique 94. D’ailleurs, en 88, les alliés grecs

84. Cf. E. Bikerman, op. cit., p. 57 ; D. Musti, « Il regno ellenistico » dans R. Bianchi Bandinelli (éd.), Storia e civiltà dei Greci, vol. VII, Milan, 1990, p. 270 (p. 231-316).

85. Celui-ci devenant en quelque sorte le Philippe II du royaume du Pont sous la plume de certains auteurs.

86. Justin, XXXVII, 4, 1-2 et XXXVIII, 1, 3 et 8.87. Plutarque, Sylla, XVIII, 9-10.88. Appien, Mithr., XLI, 158 ; Eutrope, V, 6 et Orose, Histoire, VI, 2, 4 confirment ce chiffre qui était

probablement celui de Tite-Live, quoique Per. 82 donne 100 000 hommes.89. Memnon, 22, 13.90. G.T. Griffith, op. cit., p. 191-192.91. G.T. Griffith, op. cit., p. 192, n. 1, s’appuie sur les remarques de W.W. Tarn, Hellenistic Military

and Naval Developments, Cambridge, 1930, p. 28.92. Arrien, Traité de Tactique, c. 9 ; Asclépiodote (Traité de Tactique, I, 7) avance le chiffre idéal de

16 384 hommes pour la phalange. Cette masse humaine, impensable à l’échelle d’une cité, se retrouve dans quelques affrontements antiques : Raphia avec 20 000 hommes chez Antiochos III, 25 000 et 20 000 hommes du côté de Ptolémée IV (Polybe, V, 79).

93. Cf. Y. Garlan, Les esclaves en Grèce ancienne, Paris, 1995 (1re éd. 1982), p. 165-177. 94. En 214, les Syracusains affranchirent leurs esclaves pour se défendre contre les Romains (Tite-Live,

XXIV, 32, 9) ; en 146, le stratège achéen Daios ordonna aux cités membres de la ligue achéenne

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431

des Romains recoururent au même procédé : ainsi, le proconsul Quintus Oppius lui ayant fait savoir qu’il était assiégé à Laodicée par les forces de Mithridate, le peuple de Plarasa/Aphrodisias décida de lui porter secours en masse, accompagné de ses paroikoi et de ses esclaves 95.

La force de Mithridate est d’être parvenu à doter son royaume d’une armée hellénistique digne des diadoques. L’entraînement restait nécessaire à la réussite de l’entreprise. C’est pourquoi l’on peut penser qu’outre les mer-cenaires anatoliens et les alliés septentrionaux, il y avait sans doute dans le royaume du Pont, d’Amastris à Pharnakeia, matière à recruter des hommes. Nous pouvons considérer comme sujets du roi du Pont les peuples résidant dans le royaume que Mithridate VI a reçus de ses ancêtres : les Paphlagoniens vivant dans les montagnes à l’Ouest du royaume, les Cappadociens résidant dans la grande plaine du royaume (le pentagone fertile délimité par les vil-les de Cabira, Comana, Zéla, Amaseia et Eupatoria) et enfin les habitants grecs ou hellénisés des cités côtières, d’Amastris à Pharnakeia, en passant par Sinope, où naquit et fut élevé Eupatôr, et Amisos, capitale du royaume. Comme le reconnaissait Dion Cassius, on rencontrait chez ces peuples, à défaut d’une unité de race, un « loyalisme profond » envers le roi 96.

Toutefois, on ne sait rien des modalités de recrutement des sujets du roi dans l’armée royale. On peut penser que les cités grecques y restaient soumises à des levées de contingents, comme cela était le cas pour le Pont occidental. On peut aussi penser qu’au cours de son règne, Mithridate a utilisé un procédé comparable à celui qu’il met en place en 68 pour le compte de son allié Tigrane : à cette date, nous dit Appien, « Mithridate faisait fabriquer des armes dans chaque ville (polis) et appelait au service à peu près tous les Arméniens. Ayant sélectionné parmi eux les plus braves (environ 70 000 fantassins et moitié moins de cavaliers), il renvoya les autres chez eux (ajpevluse) 97 ». D’une manière générale, à l’exception du royaume lagide 98, on sait finalement peu de choses des modalités de recrutement des armées hellénistiques. Récemment, néanmoins, de nouveaux documents sont venus attester de la complexité des mécanismes mis en place à l’inté-rieur des frontières du royaume macédonien 99.

« de libérer parmi les esclaves nés à la maison (oikogeneis) et élevés dans la famille (paratrophoi), ceux qui étaient dans la force de l’âge, au nombre de 12 000, de leur fournir une tenue d’hoplite et de les envoyer à Corinthe » (Polybe, XXXVIII, 15, 3-5).

95. J. Reynolds, Aphrodisias and Rome, Londres, 1982, p. 12, n° 2 b ; cf. F. Papazoglou, Laoi et paroikoi. Recherches sur la structure de la société hellénistique, Belgrade, 1997, p. 180, p. 9.

96. Dion Cassius, XXXVI, 2. 97. Appien, Mithr., LXXXVII, 394 : appel à tous les Arméniens, un peu à la manière de Persée dans

les nouveaux textes relatifs aux armées macédoniennes. 98. Le royaume lagide (cf. J. Lesquier, Les institutions militaires sous les Lagides, Paris, 1911 ; E. Van’T

Dack, Ptolemaica selecta. Études sur l’armée et l’administration lagide, Louvain, 1988), et peut-être aussi le royaume séleucide, opéraient selon un système élaboré des clérouchies. Rien de tel n’appa-raît dans les sources relatives au royaume de Mithridate, mais un mode de recrutement comparable est-il pour autant à exclure ?

99. M. Hatzopoulos, L’organisation de l’armée macédonienne sous les Antigonides. Problèmes anciens et documents nouveaux, Athènes, 2001, a mis à jour l’existence d’une organisation en circonscription de base appelée pyrokausis, sorte de foyer fiscal, soumis à des amendes et à différents types d’exemp-tions selon les circonstances (clauses précises sur l’âge et le niveau de fortune des recrues, selon les familles).

JEAN-CHRiSToPHE CouVENHES

432

Une armée hellénistique s’essayant au modèle romain ?

Dans le passage qui nous occupe, Plutarque ne définit nullement l’ar-mée mithridatique comme une armée hellénistique. L’auteur insiste plutôt sur l’abandon des « hordes barbares », dont on a pu juger qu’il avait été très partiel. Il souligne aussi l’adoption des armes romaines selon un rac-courci qui ne correspond pas à la réalité, mais s’explique par l’image initiale du rhéteur. Selon Plutarque, l’intégralité de l’infanterie de ligne fut armée à la romaine : elle reçut l’épée espagnole et probablement le bouclier du légionnaire ; mais c’est surtout la formation en cohortes qui fut adoptée par 120 000 hommes, Plutarque indiquant que l’ensemble des soldats de l’ar-mée royale fut équipé eij" favlagga JRwmaikhvn.

Comment comprendre que l’armée de Mithridate ait pu se convertir en une armée à la romaine ? L’auteur grec offre ici un exemple étonnant, non pas d’acculturation, phénomène de temps long, mais bel et bien de « transfert culturel », terme qui n’a d’autre objectif que de traduire la briè-veté d’un processus d’adoption par une communauté d’un objet ou d’une institution, provenant d’une autre communauté 100. Si l’on peut douter en effet que le modèle de combat romain fût appliqué à 120 000 combattants, il n’y a en revanche aucune raison de penser que Mithridate ne soit pas parvenu à convertir une partie de son armée à la tactique et à l’armement romains. En effet, l’adoption par Mithridate de la tactique romaine est également attestée par Dion Cassius. Relatant la manière dont, lors d’un combat en 67, le roi fut blessé par un centurion romain parvenu à chevau-cher à ses côtés comme s’il faisait partie des transfuges romains luttant avec lui, Dion Cassius indique que « nombreux étaient les hommes de troupes [de Mithridate] armés de la même façon [que les Romains] 101 ». Alors que le passage de Plutarque laissait supposer que le modèle romain s’était généralisé à la totalité de l’armée royale, celui de Dion Cassius permet de considérer que seule une partie des troupes pontiques adopta cette manière romaine de se battre. L’exagération de Plutarque procède du même méca-nisme qui l’avait conduit à affirmer que le roi avait abandonné tous les Barbares composant son armée.

Conscient de la supériorité militaire romaine, Mithridate VI n’hésita donc pas à en greffer certains principes à ses troupes 102. Les vecteurs du transfert culturel mis en oeuvre étaient similaires à ceux mobilisés par les

100. Sur cette notion en histoire grecque, cf. J.-C. Couvenhes et B. Legras (éd.), Transferts cultu-rels et politique dans le monde hellénistique, (Actes de la journée d’études du 7 février 2004), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.

101. Dion Cassius, XXXVI, 13, 1 ; l’épisode est relaté aussi par Appien, Mithr., LXXXIX, 404.102. Sur un processus comparable de transfert, on dispose de la description de l’armée d’Antiochos

IV à Daphnè, chez Polybe, XXX, 25-26 recueillie par Athénée, Deipnosophistes, V, 194c-195 et X, 439b ; Diodore, XXXI, 16. Voir également les troupes entraînées et armées à la romaine du Galate Deiotaros : cf. S. Mitchell, « Blucium and Peium : the Galatian Forts of king Deiotarus », Anatolian Studies, 24 (1974), p. 61-75, notamment p. 73, qui renvoie à Cicéron, ad Att., VI, 1, 14, et César, Bell. Alex, 34 ; L.J.F. Keppie, « The History and Dissappearance of the Legion XXII Deiotariana », Cathedra, 50 (1988), p. 49-57. On consultera aussi avec profit N. Sekunda, Hellenistic infantery Reform in 160’s BC, Gdansk, 2006, qui étudie l’adoption de la formation et du mode de combat romain par les armées lagides et séleucides dans les années 160 av. J.-C.

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ancêtres d’Eupatôr. Le processus de transfert technique (types nouveaux d’armes) et culturel (nouvelles façons de se battre) passait à la fois par l’introduction de cadres dirigeants militaires romains et par celle d’unités romaines. Ce processus est comparable à celui qui avait prévalu antérieu-rement, lorsque des chefs de guerre et des soldats grecs avaient hellénisé l’armée pontique.

À la suite du traité conclu avec Sertorius 103, des officiers romains furent donc introduits au sein de l’armée pontique : d’une part, Marcus Varius, comme général, c’est-à-dire dux ou stratégos, en remplacement d’Archélaos 104 et d’autre part, Lucius Magius et Lucius Fannius comme conseillers 105. Un certain nombre de déserteurs romains, que l’on peut aussi qualifier de transfuges, passèrent aussi du côté de Mithridate, comme cela apparaît documenté chez Appien. Ces transfuges formaient certainement un corps spécifique de l’armée 106, prompt à s’émouvoir de la rumeur selon laquelle le roi était prêt à les livrer à Pompée 107 ou à passer du côté de Pharnace, le fils de Mithridate, à l’extrême fin du règne 108.

Pour autant, une alternative reste posée : se trouvait-on là au début d’un processus de romanisation de l’armée royale, processus contrarié par la défaite et la disparition de cette armée ? Ou bien l’adjonction de troupes romaines à l’armée n’était-elle que de circonstance, causée par l’existence d’une alliance entre Mithridate VI et Sertorius comme par la présence de transfuges romains, engagés comme mercenaires ? Ce passage de la Vie de Lucullus, VII, 4-6, de Plutarque nous incite à pencher pour la première solution et à voir en Mithridate un infatigable démiurge en matière mili-taire.

103. Notons que Mithridate fournit 3000 talents ainsi que 40 navires de guerre à Sertorius.104. Appien, Mithr., LXIX, 288 qualifie Marcus Varius de strategos. Orose, VI, 2, 12, fait de Marcus

Varius un dux, successeur d’Archélaos. Plutarque, Sertorius, XXIII-XXIV le montre néanmoins entrant dans les villes (de Phrygie et d’Asie ?) précédé de faisceaux, ce qui indique qu’il était déten-teur d’un imperium proconsulaire. B.C. McGing, op. cit., 1986 (n. 39), p. 137-138, suggère donc qu’il devait prendre possession de la province d’Asie au profit de Sertorius. Sur ce personnage, cf. L. Ballesteros Pastor, op. cit., p. 207.

105. Appien, Mithr., LXIX, 287 (ils sont qualifiés de stasiotai de Sertorius) et 288 (ils sont quali-fiés de symbouloi). Salluste, Histoires, IV, 69, 9 M, fait allusion à leur venue d’Ibérie. Orose, Histoire, VI, 2, fait d’eux d’anciens compagnons d’armes de Fimbria. Sur ces deux personnages, cf. L. Ballesteros Pastor, op. cit., p. 203. Salluste, Histoires, II, 78 M., paraît déjà avoir noté l’influence exercée sur Mithridate par un groupe d’anciens officiers de Fimbria.

106. On peut se demander s’ils correspondent aux hypaspistes cités dans Appien, Mithr., CI (cf. supra, note 64).

107. Appien, Mithr., XCVIII, 452.108. Appien, Mithr., CX, 526.

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Commentaire du tableau

Plutarque, Lucullus, VII, 5 donne les effectifs de l’armée terrestre de Mithridate : 120 000 fantassins, 16 000 cavaliers et 100 quadriges armés de faux. Porter un jugement sur ces chiffres s’avère délicat. Les sources relatives aux armées de Mithridate fournissent généralement des indications assez nombreuses sur la taille de l’armée pontique à certains moments précis, soit les entrées en guerre – comme cela est ici le cas – soit les grandes batailles. Nombreux ont été les historiens à émettre des doutes sur la fiabilité des chif-fres des effectifs donnés par les auteurs antiques, considérant leur caractère démesuré 109. Et quelles que soient les méthodes mises en œuvre, certaines pour le moins intéressantes 110, on ne peut s’empêcher de rester dubitatif devant les chiffres avancés.

Néanmoins, les chiffres donnés ici par Plutarque peuvent être compa-rés à ceux fournis par Appien et Memnon et, de manière complémentaire, par d’autres auteurs tels que Strabon, Orose, Florus et Cicéron, comme cela apparaît dans le tableau en annexe. Au début de la troisième guerre mithridatique, le nombre de cavaliers apparaît identique chez Plutarque et chez Appien, soit 16 000 hommes, alors que Memnon retient un chiffre de 12 000. Le nombre de fantassins varie : 120 000 hommes chez Plutarque, 140 000 chez Appien et 150 000 chez Memnon. Notons qu’au siège de Cyzique, qui marque la première confrontation avec les Romains, Strabon comptait aussi 150 000 hommes, et « une nombreuse cavalerie ». Ces variations s’expliquent sans doute par la différence de sources utilisées par ces auteurs anciens, ce dont la quellenforschung a parfois quelques difficultés à rendre compte.

On sait depuis les travaux du savant allemand Berthold Maurenbrecher 111 que Plutarque et Appien doivent beaucoup aux Histoires de Salluste pour le récit de l’époque de Lucullus, à la différence qu’Appien aime aussi piocher dans d’autres sources, notamment Tite-Live et des sources grecques mal-

109. D’une manière générale, G.T. Griffith, op. cit., p. 190 jugeait les chiffres de l’armée mithrida-tique donnés par les auteurs trop élevés.

110. Récemment, C. Pillonel, jeune chercheur de l’université de Lausanne a tenté de contrevenir à cet « excès de pessimisme », selon une méthode, tenant compte non pas des chiffres avancés, toujours discutables, mais des proportions fournies par les auteurs antiques, proportions proches de la réalité puisque d’un auteur à l’autre, en dépit de la variation des chiffres, ces proportions restent relativement constantes. Ainsi, par exemple, Appien (Mithr., XLIX, 194) et Memnon (22, 13) accordent à Archélaos, lors de la bataille de Chéronée, 50 % des effectifs dénombrés au début de la guerre (Appien 150 000 sur 300 000 soldats donnés en XVII, 62-63, Memnon 60 000 sur 120 000 soldats donnés en 22, 6). Comparant donc les effectifs fournis par divers auteurs de l’infanterie pontique dans la première guerre mithridatique, C. Pillonel parvient, selon une double méthode, à la conclusion que la réalité des chiffres correspond à 30 %-40 % du total de 250 000 hommes donné par Appien au début du conflit et considère que l’on peut alors calculer « en respectant la proportionnalité, les autres effectifs avancés par l’auteur antique ». Nous renvoyons à la démonstra-tion de C. Pillonel, « Les Guerres mithridatiques : essai de quantification des armées pontiques », dans J.-N. Corvisier (éd.), Guerre et démographie dans le monde Antique, Kronos B.Y. Editions, 2005, p. 115-126, qui aboutit à une fourchette de 30 %-37,5 % par la première méthode, 27,5 %-41,25 % par la seconde. L’approche est intéressante, parfois discutable, comme souvent dans nos disciplines dès lors que l’on souhaite traiter de données quantitatives. Ces dernières, relativement abondantes pour la première guerre mithridatique, ne le sont plus ni pour la deuxième, ni pour la troisième guerre, dont les récits ne donnent que des informations d’effectifs isolés.

111. B. Maurenbrecher, C. Sallusti Crispi Historiarum reliquiae, Leipzig, 1891.

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heureusement perdues 112. Cela explique certainement qu’il s’écarte assez souvent de Plutarque, notamment ici, même si l’écart est relativement fai-ble 113. On sait également que les écrits de Memnon d’Héraclée, datant du iie siècle après J.-C., transmis par Photius 114, retracent l’histoire d’Héraclée du Pont. La cité, restée neutre durant les deux premiers conflits, finit par s’allier à Mithridate au cours de la troisième guerre, ce qui lui valut de subir le pillage des Romains. On peut donc penser que Memnon s’est appuyé sur des chroniques et des écrits locaux très informés des effectifs de l’ar-mée mithridatique. À cet égard, les chiffres fournis par Memnon peuvent apparaître à la fois plus objectifs et plus sûrs que ceux transmis par les sour-ces d’information romaines 115. Cette source héracléote est déjà suivie par Strabon au tout début de notre ère. Il est d’ailleurs intéressant de constater que M.I. Rostovtzeff fait du chiffre de 150 000 hommes l’effectif moyen de l’armée pontique durant tout le règne de Mithridate 116.

Pourtant, cette relative homogénéité des chiffres au début de la guerre ne doit pas cacher la difficulté qui tient au poids des pertes enregistrées par Mithridate par la suite. Lors du siège de Cyzique, où le roi fut d’abord assiégeant, puis assiégé, avant d’être finalement mis en déroute par les trou-pes de Lucullus, puis lors de la victoire supplémentaire que le proconsul remporta sur le(s) fleuve(s) Aisèpos (et Granique) 117, la série de nombres fournie par les différents auteurs n’est plus réellement homogène. Lors du siège de Cyzique, Plutarque, Lucullus, XI, 5 parle de « nombreux tués », Appien, Mithr., LXXV, 325 indique que Lucullus « en tua beaucoup » et Memnon, 28, 1, signale des « dizaines de milliers de tués ». Orose, VI, 2, 15, d’après Tite-Live mentionne 15 000 morts et Cicéron, De imp. Cn. Pomp., 8, 20, dénombre 100 000 morts, sans que l’on sache très bien si ce nombre englobe les pertes subies lors du siège ou bien aussi celles de la fuite. Le nombre des prisonniers varie, d’un auteur à l’autre, de 15 000 (Plutarque et Appien) à 13 000 (Memnon). Il est également difficile de se faire une idée précise des pertes globales enregistrées par Mithridate à la suite du siège et de la fuite désastreuse de l’armée. Le chiffre de 300 000 fait pro-blème. Alors qu’Appien, Mithr., LXXII, 306 indique que 300 000 hom-mes (andrès) composaient l’armée (stratia) de Mithridate devant Cyzique, Plutarque, Lucullus, XI, 8 et Orose, VI, 2, 19 parlent de 300 000 morts après le désastre de l’Aisépos. Ce chiffre, énorme, renvoie à Memnon 27, 3 indi-quant qu’au début de la guerre Mithridate disposait de 150 000 fantassins,

112. Selon Cicéron, Acad. Post., 2, 2, 4, les campagnes de Lucullus avaient été relatées en grec et en latin.

113. Cf. P. Goukowsky, Notice à Appien, op. cit., p. cxvi-cxvii.114. Photius, Bibliothèque, t. IV, Paris, CUF, 1965 (texte établi et traduit par R. Henry).115. C’est ce qu’estime Th. Reinach, op. cit., p. 453, suivi par G.T. Griffith, op. cit., p. 190, n. 4.116. M.I. Rostovtzeff et H.A. Ormerod, « Pontus and its Neighbours : The First Mithridatic War »,

dans Cambridge Ancient History, IX, The Roman Republic, Cambridge, 1933 (réimpr. 1965), p. 240, n. 2.

117. Appien, Mithr., LXXXVI, 329 et Memnon, 28, 4, parlent d’une victoire de Lucullus sur l’armée terrestre de Mithridate, en fuite, au fleuve Aisépos. Plutarque, Lucullus, XI, 8, parle du Granique, ce qui, comme le note Goukowsky, op. cit., p. 203, n. 682, est un bel exemple d’imitatio Alexandri. Florus, I, 40, 17 réunit d’ailleurs les deux traditions et mentionne une double victoire.

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12 000 cavaliers et 120 chars scythes et « d’un nombre équivalent d’hommes de peine ». Mais même en ajoutant aux troupes défaites à Cyzique et à l’Aisé-pos le train, comme le laissent supposer les mentions nombreuses aux bêtes de somme 118, il est impossible que la totalité de la grande armée de Mithridate ait été détruite après quelques mois d’engagement. Certes, les chiffres fournis par Plutarque dans notre passage paraissent relativement cohérents par rap-port aux données fournies par d’autres auteurs concernant le début du conflit. Mais cette cohérence ne tient que pour le tableau des forces en présence au commencement de la guerre et résiste mal aux données quantitatives fournies par les différents auteurs dans la suite des événements. Finalement, la cohé-rence des chiffres n’est pas forcément une preuve absolue de fiabilité.

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