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On manquerait le sens de l’entreprise de Jambet dans son ensemble et la signification de chacun de ses choix, on verrait mal en quoi son œuvre définit – au-delà de sa contri- bution érudite à l’histoire des doctrines – une véritable posi- tion métaphysique, si l’on se contentait de l’examiner selon les catégories et les normes qui effectuent le partage entre philosophie et non-philosophie, et cloisonnent du même coup l’espace philosophique à l’intérieur de ses limites. Qu’il s’agisse de ses monographies ou de son dernier livre, Qu’est- ce que la philosophie islamique ?, une autre lecture est possible : elle consiste à se demander, précisément, quelles conditions de possibilité ou d’impossibilité propres à l’espace philosophique qui s’étend jusqu’à nous depuis le moment en quelque sorte inaugural des années 1960 ont pu conduire Jambet à définir son geste métaphysique dans un rapport critique à la philosophie des « Orientaux ». Dans le sillage de l’antihumanisme d’un Lévi-Strauss ou d’un Foucault, Jambet porte d’abord cette conviction forte selon laquelle toute pensée est « pensée du dehors ». L ’ axio- matique qui a constamment soutenu sa réflexion peut se résumer ainsi : toute pensée qui aspire réellement à se pen- ser, pense son dehors ; ou pour mieux dire, elle pense du point de vue de son dehors. Ainsi le platonisme intempestif de Jambet se distingue-t-il par le fait qu’il déplace l’accent sur cette leçon de Platon : face au discours des Athéniens, fermé sur lui-même et devenu du coup sophistique, la vérité La philosophie comme expérience de l’immortalité Christian Jambet Qu’est-ce que la philosophie islamique ? Paris, Gallimard, 2011, 480 p. } Décembre n°787_EP1.indd 1075 17/10/2012 10:57:04

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On manquerait le sens de l’entreprise de Jambet dans son ensemble et la signification de chacun de ses choix, on verrait mal en quoi son œuvre définit – au-delà de sa contri-bution érudite à l’histoire des doctrines – une véritable posi-tion métaphysique, si l’on se contentait de l’examiner selon les catégories et les normes qui effectuent le partage entre philosophie et non-philosophie, et cloisonnent du même coup l’espace philosophique à l’intérieur de ses limites. Qu’il s’agisse de ses monographies ou de son dernier livre, Qu’est-ce que la philosophie islamique ?, une autre lecture est possible : elle consiste à se demander, précisément, quelles conditions de possibilité ou d’impossibilité propres à l’espace philosophique qui s’étend jusqu’à nous depuis le moment en quelque sorte inaugural des années 1960 ont pu conduire Jambet à définir son geste métaphysique dans un rapport critique à la philosophie des « Orientaux ».

Dans le sillage de l’antihumanisme d’un Lévi-Strauss ou d’un Foucault, Jambet porte d’abord cette conviction forte selon laquelle toute pensée est « pensée du dehors ». L’ axio-matique qui a constamment soutenu sa réflexion peut se résumer ainsi : toute pensée qui aspire réellement à se pen-ser, pense son dehors ; ou pour mieux dire, elle pense du point de vue de son dehors. Ainsi le platonisme intempestif de Jambet se distingue-t-il par le fait qu’il déplace l’accent sur cette leçon de Platon : face au discours des Athéniens, fermé sur lui-même et devenu du coup sophistique, la vérité

La philosophiecomme expérience

de l’immortalité

Christian JambetQu’est-ce que

la philosophie islamique ?Paris, Gallimard,

2011, 480 p.}

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de la philosophie grecque vient décidément de l’Étranger. Cela vaut aussi pour le maoïsme de naguère : pour Jambet et quelques-uns de ses compagnons de route, comme Guy Lardreau, Jean-Claude Milner ou encore Alain Badiou, il y allait, au-delà d’une simple aventure politique, d’une exi-gence interne de la pensée, celle de partir en quête de son Étranger. Pour quelques-uns, l’aventure politique a peut-être tourné court ; la quête du véritable Étranger – dût-il être cherché sur d’autres continents – n’en continue pas moins. Quant à Jambet, c’est une même quête qui le conduit à son dépaysement ultime : le penseur de l’islam confirme une discussion interrompue avec les Grecs. Si la philosophie en terre d’islam constitue le dehors de la tradition métaphy-sique de l’Occident, c’est parce que, dans un effort acharné, elle a conduit l’héritage grec dans une direction différente et jusqu’à son point extrême. Vue sous cet angle, la « frontière » entre le dehors et le dedans se déplace déjà. Elle conduit à inscrire une dichotomie à l’intérieur même de ce qu’on appelle d’ordinaire la philosophie islamique, en distinguant un Fârâbî, un Avicenne et un Averroès qui se rallient à l’his-toire occidentale de la philosophie depuis les Grecs, d’un autre Fârâbî, d’un autre Avicenne et d’un autre Averroès, qui participeraient à une différenciation orientale, jamais inter-rompue, des Grecs d’avec eux-mêmes. Non que les paroles des maîtres grecs soient simplement conservées et com-prises autrement en arabe ou en persan. Plus radicalement, chaque énoncé grec survit dans l’exacte mesure où il se livre à des métamorphoses successives 1. Le dehors n’est donc ni plus ni moins que l’autre devenir des « énoncés grecs », et la tâche de cette pensée du dehors que Jambet fait sienne est justement de penser ce devenir autre. Mais penser le deve-nir autre, n’est-ce pas déjà disposer l’autre à un nouveau devenir ? Dès lors, Jambet se trouve faire avec les énoncés arabes et persans ce que ses Orientaux avaient déjà fait avec les énoncés grecs.

1. Ch. Jambet, La Grande Résurrection d’Alamût, Lagrasse, Verdier, 1990, p. 372.

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L’ Un qui n’est pas

Ce n’est pourtant pas la première fois que les Orientaux de l’islam s’infiltrent dans la scène philosophique française en tant que son Étranger. C’est exactement le rôle que leur confiait le prédécesseur immédiat de Jambet, Henry Corbin, dans le contexte de la philosophie et de la théologie d’après-guerre, à l’heure où l’hégélianisme triomphait sous les diffé-rentes espèces de la dialectique historique. Ainsi, l’insistance de Corbin sur une subjectivité indépendante de l’Histoire et issue des événements métahistoriques, ce qu’il présentait comme le foyer d’originalité philosophique des Orientaux, révèle sa « signification française » et apparaît rétrospective-ment comme une prise de position par rapport aux modèles de la subjectivité historique, et notamment l’hégélianisme de gauche dont Kojève était le représentant éminent. Pour Jambet également, on le verra, l’invention de la métahis-toire reste le point privilégié à partir duquel les chemins de la philosophie islamique et de la philosophie occidentale se séparent radicalement. Il n’en reste pas moins que, dans ce nouvel espace philosophique français, c’est la question sur l’Un qui occupe la place à tous égards décisive. C’est à par-tir de l’Un que Jambet entretient le dialogue avec l’Étran-ger ; c’est cet Un qui constitue la pierre angulaire sur laquelle Jambet construit son modèle de la philosophie islamique.

Corbin avait déjà fort bien montré de quelle manière les philosophes de l’islam, suivant les néo-platoniciens – Plotin et Proclus notamment –, avaient compris que l’Un, s’il est le principe d’où tout être émane, ne saurait lui-même exister. La seule preuve que Dieu-Un existe, c’est qu’il est soustrait à l’être et qu’il est par conséquent ineffable et indicible : un Deus absconditus. Si cet Un n’est pas, c’est aussi parce qu’il ne peut qu’être scindé en deux. En vertu d’un désir imma-nent à son essence, l’Un désire être connu, contemplé. En montrant sa face, il devient l’« Un qui est ». Le Deus reve-latus n’est certes pas un autre Un : l’unité de Dieu, principe du monothéisme, s’en trouverait brisée. Simplement, selon que l’Un se décide à apparaître ou qu’au contraire il s’ab-solve, il est tantôt l’Un absolu (celui qui n’est pas), tantôt l’Un qui est à l’origine de la chaîne des nombres (il est). Ainsi, le caché et l’apparent, comme l’explique Jambet, forment le

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couple qui structure non seulement tous les niveaux de l’être, mais déjà ceux de la divinité, et jusqu’à Dieu-Un lui-même (p. 313). Refondé de la sorte, l’un paradoxal de Parménide se trouve au cœur de la philosophie islamique : Dieu caché ne peut se révéler que pour autant qu’il reste caché. Tout se passe comme si Dieu-Un était le symbole de lui-même, la face cachée n’abolissant jamais la face apparente, et vice-versa.

Or, cet Un qu’il y a, en tant que réel, bien qu’il ne puisse exister que comme son image et qu’il ne se dise que dans la mesure où il demeure indicible, cet Un répond exactement au double réquisit lacanien : « l’Un n’est pas » et « il y a de l’Un », ce sont là, d’après Lacan, les deux énoncés dont dépend toute pensée moderne de la subjectivité. Déjà en 1976, dans l’« Offertoire » de L’ Ange, Lardreau expliquait que la lecture de la littérature spirituelle qu’il partageait avec Jambet était « précisément ordonnée à ceci que, comme dit Lacan, Dieu ex-siste, ce qui signifie qu’il n’est pas 2. » L’ enjeu était le sui-vant : exploiter les conséquences de l’enseignement lacanien sur l’Un non-étant en philosophie autorisait une nouvelle position métaphysique, diamétralement opposée aux diffé-rentes formes de l’ontologie de la présence de provenance heideggérienne. Contrairement à une ontologie où l’être en tant qu’être est principe de tout étant (un et même Être par-tout en repos) et où, dans le voilement et le dévoilement de l’être par rapport à l’étant, le sujet s’éclipse, il s’agit de fonder une métaphysique où quelque chose s’excepte de l’unicité de l’être et où l’irruption événementielle d’une telle chose active une figure de la subjectivité : le sujet en tant qu’arrachement à l’être. Tout dépend donc du caractère singulièrement para-doxal de l’Un « qui n’est pas, mais qu’il y a ». C’est précisé-ment sur ce point que l’on rencontre, inévitablement, la phi-losophie d’Alain Badiou. Pour que l’événement et son sujet puissent advenir, Badiou explique qu’il faut, d’une part, que l’être ne soit pas un être mais un multiple de multiples et, d’autre part, que l’un soit l’opération de toute donation de l’être dans le monde. Forcer le monde pour qu’il compte un un de plus, voilà l’effet propre de l’événement, et ce qui fait des individus de véritables sujets. Ce résumé trop rapide du

2. Ch. Jambet et G. Lardreau, Ontologie de la révolution, t. 1, L’ Ange, Paris, Grasset, 1976, p. 11.

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projet monumental de Badiou fait suffisamment voir en quoi la voie lacanienne peut bifurquer vers une autre position spé-culative, qui est précisément celle de Jambet : celle d’un laca-nisme gauchiste, par différence avec le lacanisme « droit » représenté par Badiou 3.

Voici le point de bifurcation : « l’Un qui n’est pas » n’est pas simplement un énoncé négatif. Il affirme en même temps qu’il existe une figure de l’Un n’étant pas. C’est ainsi qu’il faut comprendre le « il y a ». Car si l’Un n’est pas, l’image d’un tel Un, d’un « Un qui n’est pas », a bel et bien un statut ontologique. De là Jambet peut déduire deux autres points de désaccord qui correspondent aux caractéristiques de la métaphysique que lui-même entend proposer en revenant aux Orientaux de l’islam. D’abord, il suffit d’attribuer à l’Un n’étant un statut ontologique pour que l’être cesse d’être hété-rogène et infini, comme c’est le cas chez Badiou. Deuxième-ment, l’événement et son sujet cessent d’être relatifs au monde sensible comme régime général de donation de l’être : là où la figure de l’Un n’est pas forclose comme n’étant, l’événement devient absolu, il a le pouvoir de suspendre notre monde 4. Ce « gauchisme spéculatif 5 », notons-le au passage, puise ses ressources dans une interprétation radicale de l’imagination kantienne, une imagination qui ne serait pas reproductrice, qui ne viserait pas à donner forme aux données sensibles, mais qui serait littéralement productrice (a priori) de l’image, indépendamment des sens. L’ image ainsi produite gagne en elle-même une certaine autonomie ontologique. De l’imagina-tion productrice de Kant, telle que la comprend le lacanisme gauchiste de Jambet, à l’« imagination créatrice » d’Ibn’Arabî, il n’y a qu’un pas à franchir 6.

3. Dans son compte rendu de L’ Être et l’Événement, Jambet récapitule les lignes de partage avec la philosophie d’événement de Badiou et dessine en creux les coordonnées de sa propre position : Ch. Jambet, « Alain Badiou : l’Être et l’Événement », Annuaire philo-sophique, n° 1, Paris, Éd. du Seuil, 1989.

4. Ibid., p. 149 et 182, note 3.5. Selon l’expression de Badiou (L’Être et l’Êvénement, Éd. du

Seuil, 1988, p. 232). Le trait caractéristique du « gauchisme spéculatif » est de croire aux ruptures absolues et aux commencements radicaux.

6. Sur le rapprochement des deux imaginations, voir Ch. Jambet, La Logique des Orientaux, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 57-71.

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L’ Ange qui advient

En lisant le livre de Jambet, il semble que la démarche interne de la philosophie islamique puisse se résumer en deux mouvements : d’abord, en se différenciant des Grecs, elle fait converger les efforts de penseurs parfois très éloi-gnés les uns des autres sur un problème commun, qui se manifeste dans l’invention du concept de monde imaginal (‘âlam al-mithâl), intermédiaire entre les Intelligibles purs et le monde sensible ; le deuxième mouvement de la philo-sophie islamique consiste à suivre les conséquences de cette invention dans toutes les directions, aussi loin que possible. Le propre du monde imaginal, c’est que les Formes imagi-nales qui le constituent ne sont pas des simulacres, mais sont foncièrement réelles : ce sont, par excellence, les dona-tions divines ou, mieux, les Formes théophaniques 7. De son côté, l’âme ne sera à même d’apercevoir l’imaginal et les Formes théophaniques, qui sont en vérité la Face de Dieu, qu’après avoir parcouru par degrés, les uns après les autres, les niveaux cachés de l’être en direction de ce topos imaginal. À mesure que l’homme pénètre les sens cachés de l’être, son propre être se transforme. Tel est en effet le trait caractéris-tique de cette herméneutique élaborée par la philosophie et la gnose de l’islam : les modes de compréhension n’y sont ni plus ni moins que des modes de l’être 8.

Cette innovation herméneutique est la pièce maîtresse de ce que nous proposons d’appeler le projet métaphysique de Jambet. Projet métaphysique, puisque cette démarche longue et tortueuse, cette conversation minutieuse avec les Orientaux, apparaît finalement comme un effort jamais interrompu pour construire une théorie du sujet. S’il fallait décrire l’itinéraire d’une pensée, on n’aurait pas de mal à éta-blir que ce souci du sujet s’inscrivait déjà au cœur de l’enga-gement maoïste. La politique maoïste ne se distinguait-elle pas, précisément, en ce qu’elle se réclamait d’une « politique du sujet » ? Le vrai point de rupture entre les héritiers de cette tradition se manifeste lorsque certains commencent à

7. H. Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, Paris, Buchet / Chastel, 1979, p. 12.

8. Voir H. Corbin, Face de Dieu, face de l’homme, Paris, Flammarion, 1983, p. 41 et sq.

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douter que la politique soit réellement le lieu de la subjectiva-tion, autrement dit qu’une subjectivation soit nécessairement une subjectivation politique. Un trait commun les rassemble néanmoins : tous s’entendent sur le fait que ce lieu, qu’il soit ensuite cherché du côté de la psychanalyse, de la singularité du nom juif ou de la politique, ne saurait être la philosophie. Milner, Benny Lévy, Badiou partagent cette leçon lacanienne que la philosophie ne saurait constituer l’espace où le sujet aura lieu. Or, contrairement à l’antiphilosophie de Lacan ou au lacanisme philosophique de Badiou, Jambet soutient, avec un Sohravardî ou un Mollâ Sadrâ, que la philosophie n’est ni ce discours du Maître condamné, par définition, à manquer la subjectivité, ni simplement cet espace conceptuel qui se contenterait de « donner l’abri » aux procédures événe-mentielles et à leurs sujets : la philosophie, telle que la prati-quaient les philosophes de l’islam, était elle-même le site de l’événement, le lieu adéquat de la subjectivité. Encore faut-il revenir à ce que les Orientaux de l’islam entendent par la philosophie. Celle-ci n’est plus déterminée comme un ordre de savoir devenant à son sommet la connaissance de l’être en tant qu’être. L’ impératif de la philosophie selon les Orientaux est précisément « de ne pas écouter le savoir 9 ». Son vrai pari, celui qui la constitue en tant que telle, se fixe sur un impossible du savoir : contempler et connaître l’Un qui n’est pas. À travers la connaissance du tout de l’être, et par un arrachement final à l’être et à sa science, l’individu tourne sa face vers le réel du monde imaginal où il pourra contempler l’Un qui n’est pas, mais qui montre pourtant (et justement) sa Face. La philosophie islamique apparaît en ce sens comme un mode de pratique discursive, et plus précisément comme une « pratique de soi », au service d’une expérience singu-lière où l’âme ou le soi (le mot arabe est le même : nafs) se déprend de l’animal humain et de l’être des liaisons sociales pour satisfaire son désir originaire de se tenir en présence de l’Un. En procédant de la sorte, l’expérience philosophique devient « l’expérience de séparation avec ce qui n’est pas soi, pour ne dépendre que de soi » (p. 188).

Nous voici à nouveau au cœur de la scène philosophique française, avec la discussion entre Pierre Hadot et Michel

9. Ch. Jambet, La Grande Résurrection d’Alamût, op. cit., p. 384.

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Foucault sur le sens grec de la sagesse et du rapport à soi. Les enjeux de cette discussion permettent de mieux contex-tualiser l’angle d’attaque choisi par Jambet pour présenter la philosophie islamique, mais aussi de mieux percevoir les traits distinctifs du mode de subjectivation qu’il développe pour son compte en compagnie des Orientaux.

La philosophie grecque, comme le montre Pierre Hadot, était avant tout un certain « mode de vie ». Si la connaissance de l’univers ainsi que la connaissance de l’être occupent une place centrale dans cette philosophie, c’est parce qu’elles per-mettent au philosophe de mieux se placer dans une perspec-tive universelle 10. Ce point oppose les Grecs de Hadot aux Grecs de son lecteur, Michel Foucault : alors que pour le pre-mier la pratique de la philosophie vise à hausser le moi de l’individu à un point de vue universel, pour le second l’enjeu n’est rien d’autre que l’expérience singulière des formes de la liberté ressaisies dans le rapport à soi. La singularité d’une telle expérience est précisément ce qui fait d’un individu un sujet, et cela dans la mesure où, à partir des normes, des for-mations de tel ou tel discours, des structures de la culture, bref, à partir de la Loi toujours antérieure et donnée qui règle sa pratique et qui a pour fonction d’homogénéiser l’être, l’individu parvient à singulariser son être en se créant des espaces de liberté 11. Pour Michel Foucault, le sujet n’est pas un moi donné qui parviendrait à s’intégrer dans la trame du Tout comme une de ses parties quelconques, en rejoignant, comme aime dire Hadot, la « raison universelle 12 » : il se constitue précisément à travers la problématisation du moi.

Jambet part de l’idée selon laquelle la philosophie en terre d’islam, des péripatéticiens jusqu’aux théosophes et sages de l’école d’Ispahan, n’a jamais négligé le souci de soi (p. 118), quoique ce souci vise cette fois le retour à soi. Ce qui rapproche le « souci de soi » de l’homme grec et celui du sage oriental, c’est que chez l’un comme chez l’autre la

10. P. Hadot, « Réflexion sur la notion de “culture de soi” », dans Michel Foucault philosophe, Paris, Éd. du Seuil, 1989, p. 262.

11. M. Foucault, L’ Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 10.

12. P. Hadot, « Réflexion sur la notion de “culture de soi” », op. cit., p. 267.

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subjectivité ne trouve pas son principe dans le simple rejet du lien social, mais relève d’un rapport positif à soi 13. Cepen-dant, le point d’hérésie tient à ceci que, dans la subjectivité orientale, le rapport à soi est ordonné en outre à un autre rapport. Un rapport constitutif lie en effet le soi à Dieu, pour autant que Dieu se situe dans une position d’altérité radi-cale : cet autre rapport est donc un rapport à l’Autre. Pour un sage, un philosophe oriental ou un maître du soufisme, « c’est l’Autre qui est le principe de l’arrachement de l’âme à ses passions 14 ». D’où cette thèse cruciale de la subjectivité que retrace Jambet en traversant le corpus des philosophes de l’islam : le désir du sujet est le désir de l’Autre. Ce désir primordial de l’Autre est, comme le dit la parole divine, le désir d’« un trésor caché à se faire connaître et qui crée les créatures pour que celles-ci le connaissent ». Or, le seul qui soit à même de satisfaire parfaitement ce désir est l’Homme parfait. L’ Homme parfait n’est plus un homme, il est un Ange. Clarifions d’emblée ce point : dans le langage de Jambet, mais il en allait quasiment de même déjà dans le langage de Corbin, l’Ange ne signifie rien d’autre que le Sujet. Corbin et Jambet ont toujours insisté sur le fait que la continuité de la philosophie islamique, ce qui assure la filiation des Orien-taux, qu’ils soient de confession sunnite ou shî’ite, tient à la place centrale occupée dans leur discours par ce Sujet, qui relie secrètement les deux noms de l’Ange (chez Avicenne, Sohravardî ou les soufis) et de l’Imâm (chez les shî’ites).

Cependant, le fait que ce désir de devenir l’Ange connais-sant l’Autre ne soit finalement rien d’autre que le désir dif-féré de l’Autre lui-même nous conduit à une deuxième thèse majeure de la théorie orientale du sujet : si le devenir-Ange est fonction du désir de l’Autre comme dehors absolu, il se réalisera inévitablement sous la forme d’un arrachement. Encore faudrait-il savoir que nul – hormis l’Un lui-même – ne peut connaître cet Un comme il « n’est pas », c’est-à-dire dans son « unitude ». Notre philosophe oriental en déduit que si Dieu désire la connaissance de l’Ange, c’est parce que cet Ange n’est rien d’autre que Dieu lui-même. L’ Ange n’est pas

13. Ch. Jambet, « Constitution du sujet et pratique spirituelle », dans Michel Foucault philosophe, op. cit., p. 277.

14. Ibid., p. 284.

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l’autre de l’Autre. En vérité, le sujet que nous fait entrevoir Jambet chez les philosophes de l’islam est seulement un lieu où l’Autre se reconnaît 15. C’est pourquoi l’on peut dire que le devenir-Ange de l’homme est en dernier ressort quelque chose qui lui arrive. Toujours, l’Ange advient. La pratique de soi n’est qu’une préparation, longue et patiente, en vue de cet événement.

Dans cette perspective, le sujet se révèle Cogitor plu-tôt que Cogito : il est parce qu’il est pensé par l’Autre. Plus l’âme s’approche de son être angélique en connaissant les uns après les autres les degrés cachés de l’être, moins c’est lui qui pense : être réellement et pleinement, c’est ne plus penser, c’est devenir soi-même une pure pensée (de l’Autre). C’est pourquoi la connaissance intégrale des degrés de l’être ne saurait être désignée comme « discours du Maître », pour reprendre l’expression par laquelle Lacan identifiait la philo-sophie depuis ses origines grecques. Tout se passe comme si, en mettant la philosophie grecque à l’envers, les Orientaux de l’islam érigeaient leur philosophie en discours de l’Ana-lyste : un discours où le sujet aura lieu. Voilà qui explique, peut-être, que la philosophie islamique soit une « philo sophie introuvable » (p. 19).

Tout n’est pas politique : politique de l’Un

Évidemment, pour une telle philosophie à l’envers, comme le fait remarquer Jambet, il ne s’agit pas d’interpréter le monde, encore moins de le transformer : le seul souci du philosophe, c’est de se transformer (p. 124). La subjectivité dont rêve la philosophie islamique n’est pas l’expérience de la liberté dans le monde, mais au-delà du monde. Pour Jambet, cette liberté s’oppose avant tout, et radicalement, à la liberté que promet la politique à ses sujets. Au fond, solidaire en cela de l’évolution d’un Milner ou d’un Benny Lévy, Jambet ne tardera pas à considérer que la politique, non seulement est un non-lieu de la subjectivité, mais constitue sans doute l’obstacle essentiel. Une politique maoïste, qui se soutenait de la critique des différentes idéologies « de survie », se rend

15. La littérature ésotérique arabe et persane n’a cessé de comparer l’Homme parfait (l’Ange) au miroir où Dieu se contemple.

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compte en se radicalisant qu’au fond le maître-discours de la survie est la politique elle-même 16. Dès lors, la critique de la survie ne peut que devenir la critique de la « vision politique du monde 17 ». Dans le cas de Jambet, cette vision consiste en l’« illusion » selon laquelle l’histoire est là où l’on pourra réa-liser l’impossible 18. Or, on vient de le voir, l’impossible réel, l’Ange en tant qu’Impossible, ne devient possible qu’à condi-tion d’un arrachement à l’histoire. C’est pourquoi, il y a déjà plus de trente ans, Jambet opposait la « volonté de gnose » à la volonté de puissance 19. Encore une fois, là où la critique de la « vision politique du monde » se combine à l’antiphilo-sophie (Milner) ou même à une « allergie à toute conversion philosophique 20 » (Lévy), la singularité de Jambet est d’ériger la philosophie elle-même, et la conversion qu’elle implique, en une critique radicale de cette vision politique.

Si le monde imaginal constitue dans son livre une espèce de centre de gravité, le thème de la théologie politique est un spectre qui le hante du début à la fin sous la forme d’une discussion ininterrompue avec la conception qui en a été éla-borée dans l’Occident christianisé. On peut formuler le cœur de l’argument de Jambet de la manière suivante : l’onto-logie et les métaphysiques de l’islam, pour autant qu’elles ont conduit l’héritage grec dans une autre voie monothéiste, ne sauraient en aucun cas fournir les éléments théologiques d’un pouvoir politique. Si la théologie chrétienne a accompli une telle tâche en pensant le modèle de la gouvernementalité, c’est qu’elle a dès l’origine considéré la souveraineté divine et l’autorité gouvernementale sur les étants comme deux prin-cipes distincts. Or, à en croire Jambet, il n’en est rien pour les métaphysiques de l’islam. Jamais le gouvernement des

16. Voir J.-Cl. Milner, Pour une politique des êtres parlants, Lagrasse, Verdier, 2011, paragr. 11-12.

17. Voir J.-Cl. Milner, Les Noms indistincts, Paris, Éd. du Seuil, 1983, chap. viii, « La vision politique du monde ».

18. Ch. Jambet, « La critique de la conception politique du monde et la gnose », dans L’impact planétaire de la pensée occidentale rend-il possible un dialogue réel entre les civilisations ?, Paris, Berg International, 1979, p. 159-160.

19. Ibid., p. 176, note 3.20. B. Lévy, Être juif. Étude lévinassienne, Lagrasse, Verdier,

2003, p. 16.

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créatures n’aura quelque autonomie que ce soit par rapport au principe de la souveraineté universelle de Dieu (p. 234). La philosophie islamique, dans son ensemble, s’est toujours appliquée à penser la souveraineté divine dans l’élément de son unité absolue et surtout contre tout péril dualiste. D’une part, le règne de Dieu, « Seigneur des mondes », est son gouvernement même s’exerçant sur l’ensemble des créa-tures. D’autre part, ce règne comprend toute la hiérarchie des mondes : parmi eux figure le monde sensible, mais au même titre que tous les autres. Ces deux particularités font que, au lieu d’une théologie politique, Jambet préfère parler d’une « théologie de la souveraineté » en islam.

Dieu souverain est l’Un au sens où il instaure d’un coup et de façon immédiate le Tout, tout en se soustrayant lui-même de la série des étants. C’est qu’au lieu d’être, il s’avère l’acte d’être. Ainsi, sa souveraineté est d’être une exception : entre l’Un et le Tout, il y a une rupture absolue. Dès le pre-mier grand métaphysicien de l’islam, Kindî, « le souverain, Dieu, est celui qui décide en une situation qui est toujours exceptionnelle puisque l’exception, c’est Lui » (p. 260). Et un souverain dont la décision est aussi incompréhensible que son essence est naturellement ineffable (ibid.). Dans cette première élaboration de la théologie de la souveraineté, on comprend qu’il n’y ait aucune place pour telle ou telle repré-sentation de la souveraineté divine dans le monde. Quant à l’évolution ultérieure de la métaphysique de l’islam qui met l’angéologie et, à son étape ultime dans le shî’isme, l’imâmo-logie au centre de sa réflexion, il est bon de se rappeler ceci : l’Ange ou l’Imâm ne sont pas les représentants de Dieu, de sa souveraineté ; ils sont sa Face même se révélant à tra-vers un événement qui n’a rien à voir avec le monde et le sensible, autrement dit un événement fondamentalement ésotérique et, pour ainsi dire, antisocial. Que le pouvoir et le règne de l’Imâm ne se confondent jamais avec le pouvoir et la domination politiques, c’est le point sur lequel Jambet ne saurait trop insister. Pour cette raison même, nul ne peut prétendre représenter le pouvoir ésotérique de l’Imâm dans le monde. On pourrait dire en ce sens que la représentation, sous quelque aspect que ce soit, va à l’encontre du principe monothéiste qui travaille la métaphysique de l’islam. Si par ailleurs le gouvernement est identique à la souveraineté, c’est

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qu’ici l’un comme l’autre s’exercent sur un axe vertical, sans laisser la moindre place pour cette horizontalité que néces-site l’exercice de l’autorité gouvernementale dans le monde. De façon générale, un changement ne comptera guère s’il n’intervient pas sur cet axe vertical. Ainsi, à en croire Jambet, Sadrâ, le dernier grand philosophe du shî’isme, considère que « la seule politique qui vaille est celle de l’intensification croissante de l’acte d’exister, en chaque être, aussi humble qu’il soit, elle est intrinsèquement “révolution ontologique” (inqilâb al-wujûd) et non révolution politique » (p. 285).

La politique de l’Un s’avère être l’échec même de la poli-tique dans la mesure exacte où elle s’oppose à l’« horizon » du monde. L’ Un ne laisse pas que le Tout soit tout : l’Un est nécessaire à l’existence du Tout, non pas parce qu’il lui offre sa plénitude sans faille, mais parce que justement il y marque un creux, le point de butée où échoue la totalité du Tout. Or, qu’une certaine idée de la totalité soit requise pour que la politique se pratique par et parmi les mortels, c’est ce qu’il vérifie constamment : cette catégorie n’est nullement l’apanage des politiques totalitaires, elle concerne la politique tout court. En revanche, il suffit que l’Un se présente ou qu’il soit représenté comme être suprême (et souverain) pour que se produise l’illusion que le Tout est accessible d’ici-bas dans sa totalité. Dans ce cas, la politique de l’Un se trouve identi-fiée à une politique qui aspire à comprendre tout, une « poli-tique du Tout », si bien que l’Un lui-même se réduit à un « état » du Tout : il se métamorphose à proprement parler en un État. Nul n’a mieux compris que Jambet les fondements « rationnels » de l’État shî’ite, d’abord réalisé tant bien que mal par les ismaéliens d’Alamût avant de trouver dans l’Iran contemporain sa réalisation dans l’État de la République islamique. Fondements « rationnels » puisque, contraire-ment à ce qu’on voulait croire, élaborer une théorie de l’État à partir de la doctrine ésotérique de l’Imâmat, c’est moins théologiser les affaires d’ici-bas que séculariser la politique divine. Cette sécularisation consiste à rationnaliser, dans le cadre d’une politique du monde, l’autorité du prophète et de l’Imâm qui sont au vrai une autorité « supra-rationnelle et métapolitique » (p. 173). À l’issue de cette transformation, le Prophète, l’Imâm et son élu représentent l’autorité de Dieu dans le monde, dans une chaîne d’incarnations successives.

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Et Jambet voit juste lorsqu’il explique qu’à l’issue de ce ren-versement théologique, l’homme de Dieu se transforme en l’État comme « Dieu humain » (p. 235). Cet État total, gar-dons-nous de le mettre purement et simplement au compte de la domination de la philosophie – identifiée au discours de la raison – par l’islam littéraliste et irrationnel des juristes. La « théorie du Souverain juriste » (walâyat-e faqih), la construction théologico-politique la plus moderne fournis-sant le socle théorique d’un tel État, n’a cessé de se nour-rir de la philosophie islamique dont Jambet nous explique les itinéraires et les enjeux. À y regarder de plus près, bien plutôt que d’un littéralisme de la révélation coranique, l’État shî’ite, et dans la théorie et dans sa pratique, relève d’une certaine variante du platonisme que l’on pourrait appeler le « platonisme vulgaire » : un platonisme politique, dirait Jam-bet, opposé au platonisme métapolitique des « platoniciens de Perse ». Il faut rappeler, à cet égard, que si la qualité de juriste de Khomeiny, le principal inventeur de cette théorie, a souvent été contestée par ses contemporains, sa qualité de philosophe et de gnostique shî’ite, en revanche, est unanime-ment reconnue. S’il a été si vivement critiqué par d’autres juristes shî’ites, c’est précisément que la « théorie du Sou-verain juriste » impose à la jurisprudence et aux principes juridiques une interprétation philosophique et gnostique du shî’isme. Les théoriciens actuels de cet État shî’ite doivent faire face aux mêmes objections.

À la lumière de ce constat, la thèse de Jambet apparaît plus clairement. Peut-être certains malentendus se dissiperont -ils du même coup. Il n’est pas question de montrer que l’islam, par principe, ne saurait avoir une théologie politique, ou qu’il est définitivement apolitique. Il est difficile de soutenir qu’un monothéisme comme l’islam, dans son effectivité historique et par son ambition universelle vis-à-vis des incrédules, ne se soutienne pas, de fait, d’une théologie politique 21. À cet égard,

21. Cette conviction universaliste, et la mission qui en dérive pour l’Église, constituent l’une des raisons essentielles du caractère éminemment politique de la théologie du christianisme. C’est du moins dans ce sens que tend l’argument de Carl Schmitt en faveur de la théologie politique comme phénomène historique. Voir Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, livre II.

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il n’y a rien qui distingue véritablement l’islam du judaïsme et du christianisme, si ce n’est que l’islam a impliqué dès sa naissance une politique étatique concrète. La « raison » mono-théiste ne peut faire l’économie du politique. Mais le point est justement que la philosophie et la sagesse engendrées au sein de l’islam ont dirigé le monothéisme dans une voie où la théo-logie politique et, plus généralement, la « vision politique du monde », s’évanouissaient au profit d’une théologie de la sou-veraineté qui devait préparer, sur le terrain du monothéisme, la genèse d’un nouveau type de subjectivité à partir d’une expérience vécue singulière (p. 399) : une subjectivité fondée sur la dualité constitutive de l’exotérique et de l’ésotérique. Or cette dualité ne se résume pas simplement à la distinction de la philosophie comme discours ésotérique, et la jurispru-dence comme discours exotérique. Tout discours qui, d’une manière ou d’une autre, entend rabattre les événements qui ont lieu dans la métahistoire du monde imaginal sur les évé-nements qui font l’histoire de notre monde sensible, autre-ment dit rationaliser le supra-rationnel et, partant, politiser le métapolitique, se place d’emblée au niveau qui est celui du discours exotérique, ou occidental. À rebours, tout discours qui tient fermement à cette dualité et à l’irréductibilité de l’ésotérique à l’exotérique se reconnaît en tant que discours oriental, en tant que philosophie proprement islamique. La dualité constitutive entre l’ésotérique et l’exotérique repro-duira d’ailleurs ce clivage au sein même de la philosophie orientale de l’islam, dès que l’on essaiera d’en donner une version « rationnelle » dans laquelle les événements du monde sensible seront pensés comme représentations du suprasensible. La sécularisation du discours oriental tient à cette réduction de l’ésotérique aux formes de la « raison dans l’histoire ». C’est dire que tout discours oriental est double-ment menacé, par un occident extérieur et par un autre qu’il recèle en son propre intérieur.

Faut-il en conclure que la philosophie a de bonnes rai-sons de céder sur son désir oriental ? Pour éviter le péril de la tyrannie de l’« un » intégral, pour conjurer le spectre de cette politique totale, n’a-t-elle d’autre recours que de renon-cer, comme l’a fait notamment la philosophie de l’Aufklärung, à l’Un comme condition de possibilité du sujet ? Devant une philosophie occidentale qui, depuis son origine, s’est

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contentée d’« apprendre à mourir » et n’a connu de sujet que celui du thanatos, Christian Jambet suggère de main-tenir ouverte la possibilité d’une philosophie où les mortels « apprennent à se conduire en immortels ». Devant le dis-cours de l’Analyste où « la Liberté réelle, c’est la Mort disper-sant tout Lien 22 », accident d’autant plus intraitable et impré-visible qu’indissociable du néant, le discours du philosophe, tel que l’esquisse Jambet avec ses Orientaux, pose avec force que la Liberté, c’est l’expérience de l’Immortalité arrachant le sujet à tout Lien. S’initier à sa philosophie, c’est se disposer à reconnaître que « la philosophie ne peut pas se passer du désir de l’immortalité 23 ».

Anoush Ganjipour

22. J.-Cl. Milner, Les Noms indistincts, op. cit., p. 89.23. Ch. Jambet, Discussion sur l’exposé d’Alain Badiou « Lacan et

Platon : le mathème est-il une idée ? », dans Lacan avec les philosophes, Paris, Albin Michel, 1991, p. 157.

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