La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion

22
elon le FMI, à la fin des années 1990, les deux tiers environ des dollars en circulation étaient détenus à l’extérieur des États-Unis, proportion qui atteint les trois quarts pour ce qui est de la seule masse des dollars émis entre 1989 et 1996 (Bergstein 1999). Cette proportion n’était que de la moitié dans les années 1980, et de moins d’un tiers dans les années 1970 (Cohen 1998 : 110). À ces chiffres, il faut ajouter que les dépôts en monnaies étrangères (pour l’essen- tiel des dollars) représentent, dans la même période, de 30 à 60 % de l’offre de monnaie nationale dans nombre des économies anciennement « socialistes » ainsi qu’en Amérique latine et en Turquie (Baliño et al. 1999 : 3). Durant les dernières décennies, le dollar s’est donc imposé de manière croissante au-delà des frontières des États-Unis, et tout particulièrement dans les pays dont les économies connais- sent des difficultés structurelles de développement. Ce phénomène de substitution d’une monnaie nationale par une monnaie étrangère a été qualifié de « dollari- sation ». Toutefois, cette notion renvoie à une représentation de la place et du rôle du dollar dans le monde qui, depuis l’abandon de sa convertibilité-or à taux fixe en 1972, a évolué au cours du temps. Trois modes de dollarisation À la fin des années 1970 et dans les années 1980, la notion de dollarisation renvoyait à un processus informel, plus ou moins souterrain, de substitution de monnaies : le dollar (ou une autre monnaie forte comme le mark allemand) remplaçait certaines monnaies nationales dans leur rôle de référentiel de mesure de la valeur monétaire des marchandises et des actifs (Salama 1989 et 2000). Face à une perte de confiance dans les monnaies nationales en Amérique latine, mais aussi plus largement dans le monde sous-développé, les populations confrontées à de fortes inflations, voire à des hyperinflations, ont commencé (tout au moins ceux parmi elles qui en avaient les moyens) à compter en dollars, puis à utiliser le dollar comme monnaie de réserve. La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion par Bruno Théret s Le cours de la recherche

Transcript of La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion

elon le FMI, à la fin des années 1990, lesdeux tiers environ des dollars en circulationétaient détenus à l’extérieur des États-Unis,

proportion qui atteint les trois quarts pour ce qui est de la seule masse des dollarsémis entre 1989 et 1996 (Bergstein 1999). Cette proportion n’était que de la moitiédans les années 1980, et de moins d’un tiers dans les années 1970 (Cohen 1998 : 110).À ces chiffres, il faut ajouter que les dépôts en monnaies étrangères (pour l’essen-tiel des dollars) représentent, dans la même période, de 30 à 60 % de l’offre demonnaie nationale dans nombre des économies anciennement « socialistes » ainsiqu’en Amérique latine et en Turquie (Baliño et al. 1999 : 3). Durant les dernièresdécennies, le dollar s’est donc imposé de manière croissante au-delà des frontièresdes États-Unis, et tout particulièrement dans les pays dont les économies connais-sent des difficultés structurelles de développement. Ce phénomène de substitutiond’une monnaie nationale par une monnaie étrangère a été qualifié de « dollari-sation ». Toutefois, cette notion renvoie à une représentation de la place et du rôledu dollar dans le monde qui, depuis l’abandon de sa convertibilité-or à taux fixeen 1972, a évolué au cours du temps.

Trois modes de dollarisation

À la fin des années 1970 et dans les années 1980, la notion de dollarisation renvoyaità un processus informel, plus ou moins souterrain, de substitution de monnaies : ledollar (ou une autre monnaie forte comme le mark allemand) remplaçait certainesmonnaies nationales dans leur rôle de référentiel de mesure de la valeur monétairedes marchandises et des actifs (Salama 1989 et 2000). Face à une perte de confiancedans les monnaies nationales en Amérique latine, mais aussi plus largement dans lemonde sous-développé, les populations confrontées à de fortes inflations, voire àdes hyperinflations, ont commencé (tout au moins ceux parmi elles qui en avaientles moyens) à compter en dollars, puis à utiliser le dollar comme monnaie de réserve.

La dollarisation :polysémie et enflure d’une notion

par Bruno Théret s

Le cours de la recherche

De la dollarisation informelle à la dollarisation officielle

Au cours de la première moitié des années 1990, ce processus de dollarisationde facto ou « passive » a cédé la place à des politiques officielles de dollarisation.Durant ces années, en effet, les États en proie à une forte instabilité économiqueet monétaire ont en quelque sorte « activé » la dollarisation pour en faire le cœurde leur politique. Le dollar comme moyen de paiement officiel a fait son apparitiondans des pays de taille significative alors que, jusque-là, la dollarisation officiellen’avait concerné que des petits pays aux statuts particuliers, très ouverts surl’extérieur, ne contrôlant pas les transferts de capitaux (voir tableau 1), et dont prèsde la moitié ont été considérés, en 2001, comme des « paradis fiscaux malhonnêtes »(unfair) par l’OCDE (Edwards et Magendzo 2002 : 6 ; Rojas Breu 2002 : 36-37).Seul le Panama était alors un pays « indépendant » de taille significative pleine-ment dollarisé, le Liberia, qui l’avait été depuis la fin de la Seconde Guerre mon-diale, ayant abandonné ce système au début des années 1980.

Tableau 1

Pays entièrement « dollarisés »1

Pays

Dans la période 1970-1998

Andorre

Kiribati (1980)

Liberia (dédollarisé dans les années 1980)

Liechtenstein

Iles Marshall (1987)

Micronésie (États fédérés de)

Monaco

Nauru

Palau (1995)

Panama

Saint Marin

Tuvalu

Vatican

À partir de 2000

El Salvador (2001)

Équateur (2000)

Montenegro (2000)

Timor-Oriental (2000)

Sources : Arès (2001), Cohen (2001), Edwards et Magendzo (2002).

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 63

Population

73 000

82 000

2 900 000

31 000

61 000

130 000

32 000

10 000

17 000

2 700 000

26 000

11 000

900

6 032 000

12 200 000

-

857 000

Monnaie

Franc français et peseta espagnole

Dollar australien

Dollar US

Franc suisse

Dollar US

Dollar US

Franc français

Dollar australien

Dollar US

Dollar US

Lire italienne

Dollar australien

Lire italienne

Dollar US

Dollar US

Deutsch Mark

Dollar US

Toutefois, au début des années 1990, la dollarisation officielle n’est encore envi-sagée que comme une politique d’urgence pour sortir d’une situation économiqueet monétaire pensée, par les élites nationales au pouvoir, comme inextricable et insou-tenable politiquement. En officialisant une dollarisation de fait et en cherchant àen tirer parti, il ne s’agit pas d’aliéner la souveraineté nationale, contrairement àce que pourrait laisser croire une analyse trop rapide. Il s’agit plutôt de trouver unmoyen de la préserver, et même parfois de l’affirmer.

Dans ce contexte, quatre types de stratégies peuvent être observés. Tout d’abord,certains pays se sont contentés d’ancrer de manière conjoncturelle leur monnaienationale sur le dollar, afin de la stabiliser et d’en rétablir la confiance (cas du pesomexicain et du real brésilien), confiance que le retour ultérieur à un régime de changeflottant, à la suite d’attaques spéculatives (1994-1995 au Mexique et 1998-1999 auBrésil), n’a pas entamée ; dans ces cas, la reconnaissance officielle de la dollarisationinformelle correspond en fait à une volonté de dédollariser. Dans d’autres, enrevanche, considérant comme décisive la perte de confiance dans la monnaie natio-nale, les États ont donné cours légal au « dollar » en réglant simultanément l’émis-sion de monnaie nationale sur le niveau de leurs réserves dans cette devise (cas del’Argentine et de la Bulgarie)2. Un troisième type de dollarisation officielle est liéà la décomposition de l’Union soviétique et de l’ex-Yougoslavie, de petits paysrécemment indépendants ancrant leur nouvelle monnaie nationale de façon rigidesur le dollar américain ou le mark allemand : c’est le cas notamment de l’Estonieet de la Lituanie, qui se « dollarisent » pour rompre avec le rouble russe en ré-instaurant une monnaie nationale inspirant confiance3. Enfin, Cuba, qui ne béné-ficie d’aucun soutien de la part des institutions financières internationales, a suivisa propre voie de dollarisation officielle, au lendemain de la crise économiquemajeure qui l’a affecté après l’effondrement du bloc soviétique et l’arrêt de l’aideque celui-ci lui apportait.

Mais, quel que soit le type de stratégie adoptée, l’enjeu de la dollarisation restele même. Il a trait à la nécessité de refonder la légitimité de la monnaie nationale,étant donné le peu de confiance que celle-ci inspire dans un contexte mondial oùl’ouverture commerciale et la libre circulation internationale des capitaux sontdevenues des dogmes politiques. Du point de vue de l’ingénierie institutionnelle,les réformes monétaires des pays qui s’installent durablement dans une dollarisationofficielle prendront alors deux formes principales : celle du currency board (caissed’émission)4, ou celle d’un bimonétarisme plus souple se bornant à autoriser la cir-culation des devises étrangères au même titre que celle de la monnaie nationale,et à instituer des changes fixes sans réduire le rôle de la banque centrale à celui d’unesimple caisse d’émission.

Dans l’ensemble de ces systèmes bimonétaires, la monnaie étrangère a cours légalet tend à être prédominante dans les dépôts bancaires, mais elle n’est pas utilisée pour

64 — Critique internationale n°19 - avril 2003

le paiement des impôts et des salaires ni pour les petites transactions. Ce maintiende l’unité de compte nationale pour les transactions « citoyennes » et la vie quotidiennepeut d’ailleurs expliquer le caractère réversible de ce type de dollarisation. La « repé-sification » récente de l’Argentine en est l’expression la plus éclatante, dans la mesureoù ce pays était encore présenté peu de temps avant la crise comme le meilleur can-didat à une dollarisation intégrale (Hanke et Schuler 1999 ; Eichengreen 2000)5.

Cela dit, même si les monnaies nationales continuent de circuler et que la dolla-risation n’est donc encore que partielle et relative, cette dernière gagne en impor-tance. Elle touche maintenant en effet des pays de taille nettement supérieure à cellede ceux déjà pleinement dollarisés (Rojas Breu 2002 : 36-37), certains d’entre eux,comme l’Argentine, le Cambodge6 et Cuba7, tenant en outre une place symboliqueimportante dans le système international des États (voir tableau 2).

Tableau 2

Pays partiellement « dollarisés »

Pays

Avant 1990

Currency boards

Brunei

Djibouti

Hong Kong

Pays bimonétaires

Bahamas

Bhutan

Cambodge

Haïti

Laos

Liberia

Palestine

Turquie*

À partir de 1990

Currency boards

Argentine

Bosnie

Bulgarie

Estonie

Lituanie

Pays bimonétaires

Cuba*

Guatemala

Kosovo

Tadjikistan

*Pays non considérés par Cohen. Sources : Cohen (2001).

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 65

Année

1967

1949

1983

1966

1974

1980

n.d.

n.d.

1982

1967

1983

1991

1998

1997

1992

1994

1993

2001

1999

1994

Monnaie étrangère avec cours légal

Dollar de Singapour

Dollar US

Dollar US

Dollar US

Roupie indienne

Dollar US

Dollar US

Dollar US

Dollar US

Shekel israélien et dinar jordanien

Dollar US

Dollar US

Deutsch Mark, puis euro

Deutsch Mark, puis euro

Deutsch Mark, puis euro

Dollar US, puis euro

Toute devise (principalement Dollar US)

Toute devise (principalement Dollar US)

Toute devise (principalement Euro)

Toute devise (principalement Dollar US)

De la dollarisation partielle à la pleine dollarisation

Ce n’est qu’à partir de 1999, dans la foulée d’une déclaration du président de laRépublique argentine, Carlos Menem, dans laquelle il annonce publiquementqu’il envisage une dollarisation intégrale du pays, que la dollarisation pleine et entièredevient un objet de débat et s’actualise dans plusieurs pays. La notion de dollari-sation prend alors un troisième sens : elle est désormais discutée et envisagéecomme une solution permanente, définitive, irréversible ; et c’est dans cette pers-pective qu’elle sera effectivement instaurée dans deux pays de quelque importancegéopolitique, à savoir l’Équateur et le Salvador (voir tableau 1). Il s’agit là d’unedollarisation pure, conçue comme un régime monétaire stable dans le cadre de l’inté-gration à une zone monétaire supranationale de facto ou de jure.

« From Seatle to Santiago, Let the Dollar Reign », tel peut être de ce fait le titresuggestif d’un article retentissant publié dans le Wall Street Journal en 1999 par unéconomiste de la Hoover Institution, Robert Barro, bien connu de la profession.Celui-ci y appelle le gouvernement des États-Unis à saisir l’opportunité offerte parle gouvernement argentin en répondant à sa demande d’une compensation des pertesde seigneuriage liées à la dollarisation intégrale8. Barro considère en effet qu’unetelle compensation de la part des États-Unis est nécessaire « pour promouvoir unezone dollar dans les Amériques en utilisant l’Argentine comme son premier client »(Barro 1999). Cette nouvelle conception de la dollarisation est certes le résultat dela succession des crises monétaires et financières qui ont rythmé la décennie 1990dans les pays « émergents » ou « en transition » (Dempere et Quenan 2000)9,puisque l’objectif avéré de la pleine dollarisation est d’éliminer tout risque dechange sans remettre en cause la libre circulation internationale du capital10. Maiselle est aussi directement liée au projet de Zone de libre-échange des Amériques(ZLEA), ce qui explique qu’elle soit discutée aux États-Unis mêmes, où Barron’est pas le seul à envisager de la rendre attractive en circonscrivant ses principauxinconvénients pour les pays dollarisés. C’est ainsi que plusieurs débats d’expertsseront organisés à Washington sur ce thème à la suite de la déclaration argentine,dont l’un en avril 1999 au Sénat, avec la participation d’Alan Greenspan (présidentdu Federal Reserve Board) et de Laurence Summers (secrétaire du Trésor), et unautre en juin de la même année au FMI (IMF 1999).

Ainsi, l’enjeu de la dollarisation « troisième manière » n’est plus uniquement lastabilisation des situations macro-économiques et monétaires des pays émergents,mais également la formation d’une zone monétaire dollar alternative à tout projetd’union monétaire de type coopératif, comme l’Union économique et monétaireou celui évoqué parfois pour le Mercosur. La dollarisation change alors d’échelleet de logique : d’échelle, car elle concerne désormais aussi des pays comme leCanada et le Mexique, déjà largement intégrés économiquement aux États-Unispar l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ; de logique, car elle est

66 — Critique internationale n°19 - avril 2003

dorénavant susceptible d’être activée par les États-Unis eux-mêmes, dans uneconfrontation avec l’Europe « euro-isée »11, et ne relève donc plus seulement del’ordre de la politique interne des pays se dollarisant.

Il est frappant de constater que ce changement de nature et de localisation del’intérêt porté à la dollarisation conduit à ce que les régimes de dollarisation offi-cielle, quoique partielle, du type currency board, disparaissent du paysage théoriqueet soient rejetés dans le champ de la dollarisation informelle12. Ainsi, dans une syn-thèse récente des travaux menés depuis 1996 par le FMI sur ce thème, il n’est faitréférence qu’à « deux formes de dollarisation : l’une volontaire et l’autre largementinvolontaire. Le premier type, appelé dollarisation complète ou de jure, se produitquand un pays adopte une monnaie étrangère, souvent le dollar US, comme sa seulemonnaie ayant cours légal. La forme involontaire, appelée dollarisation partielleou de facto, est moins sous le contrôle des autorités et se produit quand une monnaieétrangère circule en même temps qu’une monnaie nationale, avec des dépôts ban-caires et des emprunts possiblement libellés en monnaie étrangère. Dans la litté-rature économique, la plupart des chercheurs placent la dollarisation pleine etentière dans le champ des choix entre régimes de change, alors que la dollari-sation partielle est analysée comme le résultat de conditions macro-économiquesdésordonnées » (Berg 2002 : 1). Clairement, la dollarisation via un currency boardest ici considérée par omission comme relevant de l’informel, puisque seule ladollarisation totale est perçue comme une « dollarisation de jure »13.

Une seule solution, la dollarisation ?

Dans ce dernier mode d’existence de la dollarisation, où la logique impériale quia été à l’œuvre à l’origine au Panama refait surface, l’enjeu de la notion est à nou-veau déplacé. Le débat se nourrit maintenant de l’idée que le pays émetteur du « dollar » de référence est susceptible de s’emparer de la dollarisation officielle (maisencore informelle de son point de vue) de certains États afin de l’organiser à sespropres fins, en l’officialisant à son tour. Sur le plan théorique, la question n’estplus alors seulement de mesurer ce qui, des avantages ou des inconvénients de toutedollarisation, l’emporte au plan économique, et même politique, pour les payscandidats ; elle consiste, dans la perspective d’une confrontation dollar US/euro,à s’interroger sur ce que la création d’une zone dollar impliquerait pour les États-Unis, et sur les moyens que ceux-ci pourraient employer pour inciter certainspays clés à y adhérer s’ils le jugeaient favorable à leur intérêt.

Il est néanmoins difficile de séparer ces deux volets, dans la mesure où le « dolla-riseur » ne saurait faire abstraction des conditions dans lesquelles les « dollarisés »opèrent avec sa monnaie. Ceux-ci peuvent en effet menacer l’équilibre monétaired’ensemble de la zone et obliger le « dollariseur » à des interventions coûteuses.

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 67

La discussion sur la pleine dollarisation ne fait donc, dans une certaine mesure, queprolonger celle sur la dollarisation partielle menée dans un cadre institutionnel decurrency board. Mais s’y ajoute désormais une interrogation sur l’attitude que lesautorités monétaires émettrices des dollars ont intérêt à adopter vis-à-vis de ladollarisation.

La dollarisation intégrale : un régime monétaire optimal pour les pays émergents ?

La question de la viabilité d’un régime monétaire de pleine dollarisation est le plussouvent ramenée à l’établissement d’un bilan de ses coûts et avantages écono-miques pour le pays dollarisé, bilan reposant, on l’a déjà souligné, sur l’hypothèseque le contexte international de libéralisation financière n’est pas susceptible d’êtreremis en cause. Sont considérés comme des avantages trois éléments (Berg etBorensztein 2000a).

En premier lieu, la dollarisation permet d’éviter les crises tant monétaires quede la balance des paiements. Dès lors que la dollarisation est poussée à son terme,à savoir la disparition de la monnaie nationale, celle-ci ne peut plus à l’évidenceêtre menacée ni par une forte dévaluation, ni par une brusque sortie de capitauxanticipant, à tort ou à raison, une dévaluation. De la meilleure crédibilité de lamonnaie qui en résulte découle une baisse du taux d’intérêt (réduction du spreadentre le pays dollarisé et le pays dollariseur), baisse qui devrait à son tour rendrele crédit plus facile, conforter l’investissement et améliorer la croissance.

Le deuxième avantage de la dollarisation complète est qu’en annulant toutrisque de change, elle participe à la stabilisation des prix et réduit les coûts detransaction. D’où une meilleure intégration commerciale et financière tant avecle pays dollariseur qu’avec l’économie globale, intégration qui est, par ailleurs,considérée comme une condition nécessaire à une croissance soutenue et stable.

Le troisième avantage est que la dollarisation empêche tout financement infla-tionniste de l’État et de l’économie, ce qui accroît l’utilité de la monnaie danstoutes ses fonctions (unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur).Les institutions financières du pays s’en trouvent renforcées, ce qui crée un climatfavorable à l’investissement tant d’origine interne qu’international.

Outre ces trois arguments de type économique, un argument politique est éga-lement avancé dans le débat. La confiance retrouvée dans la monnaie à cours légalet la stabilité monétaire obtenue grâce à la dollarisation accroîtraient la légitimitédu régime politique. Il en résulterait un gain de stabilité politique favorable, en retour,au maintien de la confiance.

À ces avantages sont associés en contrepartie toute une série de coûts. Le premierd’entre eux a trait à la perte de seigneuriage que la dollarisation implique, puisquela puissance publique ne dispose plus de la capacité d’émettre de la monnaie. En casde dollarisation pure, cette perte est encore plus forte que dans le cas d’une caisse

68 — Critique internationale n°19 - avril 2003

d’émission dont les réserves peuvent être placées en titres rapportant intérêts. Un deuxième type de coûts est lié aux effets de la perte d’autonomie monétaire

lors de chocs ou de déséquilibres économiques d’origine interne ou externe. Eneffet, plus encore que dans un régime de caisse d’émission, la pleine dollarisationlie étroitement la masse monétaire et le crédit interne à l’état de la balance commer-ciale et au niveau du solde d’entrées-sorties de capitaux. La politique monétaire dupays émetteur de dollars est alors importée telle quelle par le pays dollarisé. Ainsi,compte tenu des différences de régimes de croissance et des décalages entre les cycleséconomiques des deux pays, la probabilité de chocs réels ou même nominaux surl’économie du pays dollarisé augmente, la politique monétaire menée dans le paysdollariseur pouvant elle-même être à l’origine de tels chocs. Le niveau de la pro-duction nationale devient de ce fait extrêmement sensible aux chocs externes et lerisque de déflation, déjà élevé dans un régime de caisse d’émission, est accru.

Un troisième coût de la dollarisation pure est qu’elle réduit à zéro la protectiondu système bancaire et financier que la présence d’un prêteur en dernier ressortinterne assure. Le risque de ruée sur les banques en cas de crise monétaire d’ori-gine cambiaire fait ainsi place à un risque de ruée lié à une perte de confiancedans la monnaie bancaire, associée à l’absence totale de prêteur en dernier ressort.Ce risque fragilise le système bancaire, réduit sa capacité à fournir du crédit, ce quirenforce le risque déflationniste.

Enfin, l’élimination du risque de dévaluation n’entraîne pas ipso facto celle durisque-pays, parfois aussi appelé « risque souverain ». Le risque de défaut de paie-ment des dettes croît, en effet, de ce que celles-ci sont maintenant intégralementlibellées en dollars. Ainsi, « la dollarisation n’élimine pas le risque de crises externes,car les investisseurs peuvent rapatrier leurs capitaux en raison de faiblesses dans laposition budgétaire d’un pays ou dans la sécurité de son système financier. Or, cettesorte de “crise de la dette” dont Panama a fait plusieurs fois l’expérience peut êtreaussi dommageable que toute autre » (Berg et Borenztein 2000b : 8).

Certains auteurs ajoutent à ces coûts économiques trois types de désavantagespolitiques (Cohen 2000 : 196-198) : la dollarisation entraîne la perte d’un symbolepolitique constitutif de l’identité nationale et participant du lien social et de lalégitimité de l’État, deux conditions du consensus social considéré par ailleurscomme nécessaire à la réussite de la dollarisation complète d’un pays (Eichengreen2000) ; elle entraîne également la perte de l’autonomie budgétaire et prive legouvernement du pays dollarisé de tout « revenu de dernier recours » lui permettantde faire face à d’éventuels problèmes politiques urgents, tels le financement d’uneguerre ou la réaction à des catastrophes naturelles ; elle conduit par là même à ladisparition de tout « moyen de se soustraire aux influences ou aux contraintesétrangères », et donc de tout « instrument fondamental d’une stratégie de déve-loppement national ».

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 69

Bref, la dollarisation complète d’un pays place celui-ci, la société dans sonensemble et pas seulement son économie, dans la dépendance des politiquesmenées par l’émetteur du dollar de référence. Le Panama en est un bon exemplepuisqu’il s’est retrouvé, à la fin des années 1980, « étranglé par une sévère pénuriede liquidité » provoquée pour des raisons politiques par les États-Unis (Cohen2000 : 102)14. Dit autrement, une pleine dollarisation correspond à la remise entredes mains étrangères du monopole légitime de la violence de la monnaie.

Si l’on en vient maintenant au bilan d’ensemble de ces divers coûts et bénéfices,ce qui frappe au premier chef est le contraste existant dans la littérature entre lecaractère indécis des bénéfices attendus et le fait que les coûts ne font de doute pourpersonne. En effet, les inconvénients tant économiques que politiques de la dolla-risation, cheval de bataille de ses adversaires, ne sont pas contestés par ses parti-sans, qui la soutiennent néanmoins à partir de trois positions : soit, en tant que thuri-féraires d’un libéralisme fondamentaliste prônant une défiance radicale vis-à-visde l’intervention économique publique, ils considèrent que les coûts de la dolla-risation sont en fait des avantages du point de vue de l’efficacité économique,puisque, associés à l’affaiblissement de la capacité d’intervention de l’État, ilsjouent en faveur du libre jeu du marché et donc d’une allocation optimale desressources ; soit, de façon plus raisonnable, les pro-dollarisation jugent les avan-tages de la dollarisation supérieurs à ses inconvénients ; soit encore ils appellent àprendre les mesures nécessaires pour donner au bilan le signe positif requis enexhortant la puissance « dollarisante » à compenser une partie des pertes subiespar les pays dollarisés, mettant alors en débat la question du partage des bénéficesdu seigneuriage, voire celle d’une prise en compte, par le pays émetteur de dollars,des intérêts des pays dollarisés en cas de chocs asymétriques (par exemple en leurpermettant de participer aux instances de régulation monétaire, ou via l’enga-gement du dollariseur à jouer le rôle de prêteur en dernier ressort également pourles dollarisés). C’est dans cette dernière perspective qu’une interrogation portantsur le bilan des coûts et bénéfices de la dollarisation peut prendre également corpsdans le pays émetteur de la devise clé.

Cette reconnaissance unanime15 des coûts de la pleine dollarisation n’empêchecependant pas la controverse concernant ses bénéfices. Il n’y a que le caractère indé-cidable au niveau théorique de cette controverse qui fasse alors consensus. Ainsi,pour Berg et Borensztein, les deux principaux experts du FMI en matière de dolla-risation, la discussion théorique portant sur ses avantages est frustrante car elle nesaurait être conclusive, étant donné « la complexité de la question et l’état actuelde la connaissance la concernant » (Berg et Borensztein 2000b : 12). Cette indé-cidabilité serait incontournable notamment parce que « beaucoup des éléments lesplus cruciaux, telle la valeur à assigner au maintien d’une option de sortie et d’unprêteur en dernier ressort, sont virtuellement non quantifiables » (ibid.). De même,

70 — Critique internationale n°19 - avril 2003

pour Calvo, l’un des économistes les plus favorables à la dollarisation intégrale despays émergents16, « l’expérience de la dollarisation est si limitée et les données empi-riques si insuffisantes que tout jugement définitif au stade actuel serait téméraire »(IMF Survey, mai 2000 : 164). La littérature favorable à la pleine dollarisation nes’appuie en réalité que sur le cas panaméen, et cela en faisant largement abstrac-tion du fait que « le Panama doit son existence aux États-Unis […] et a toujoursconservé une relation privilégiée avec Washington » (Cohen 2000 : 101)17. Maisle même bilan d’indécidabilité au plan économique prévaut dans le camp adverse.Edwards et Magendzo (2002) y proposent néanmoins une étude empirique chiffréedes performances macro-économiques comparées des pays dollarisés et non dolla-risés qui dépasse la seule référence à l’exemple panaméen. De leur étude, lesauteurs tirent une conclusion nettement moins favorable : selon eux, si les pays dolla-risés connaissent un taux d’inflation significativement plus bas que les pays non dolla-risés, ils ont en revanche un taux de croissance inférieur et une stabilité macro-économique qui n’est pas significativement différente. Mais, bien que ces résultatsconvergent avec ceux portant sur les performances comparées des régimes dechange fixe et de change flexible (IMF 1997)18, les partisans de la dollarisation lescontestent au nom de l’insuffisance de la méthode de test empirique employée.Edwards et Magendzo ne les avancent eux-mêmes qu’avec précaution.

Une telle indécidabilité est une chose courante, pour ne pas dire généralisée, enéconomie. Elle n’empêche guère, cependant, ceux-là mêmes qui la reconnaissentde prendre, en tant qu’experts conseillers des princes, des positions tranchées pourou contre sur la base de raisonnements où les croyances doctrinaires l’emportentsur la raison scientifique. C’est notamment le cas de Calvo, qui n’hésite pas à« suggérer que les changes flexibles sont pure illusion et que les changes fixes, enparticulier la dollarisation complète, sont une véritable option pour certains pays,tout particulièrement en Amérique latine ». Pour lui, en effet, dès lors qu’il y a dolla-risation des dettes (i.e. que les dettes nationales sont libellées en monnaie étran-gère), tout pays, que son régime de change soit flottant ou fixe, devient vulnérableà une attaque spéculative sur sa monnaie ; la seule manière de l’éviter est la dolla-risation complète, qui transforme les dettes dollarisées en dettes internes (Calvoet Reinhart 1999). La dollarisation complète serait par ailleurs le meilleur régimemonétaire, et ses désavantages seraient largement surévalués (Swoboda etZettelmeyer 2000 : 406-407). Ainsi, pour Calvo, « les politiques monétaire et dechange sont des instruments que la plupart des marchés émergents seraient heureuxde perdre », dans la mesure où ils vivent de facto dans une hantise du flottement(« fear of floatting ») qui les conduit à mener des politiques monétaire et de changepro-cycliques, tout choc adverse conduisant à une politique monétaire restrictivede façon à prévenir un affaiblissement du taux de change. De même, pour cetauteur, la soumission à la politique de la Réserve fédérale qu’implique la dollarisation

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 71

intégrale préexisterait de facto à celle-ci, y compris dans les régimes de changesupposé flottant. Il n’y aurait donc pas d’autre issue que d’accepter que « The Fedis our Lord whether we like it or not »19. Enfin, la perte des droits de seigneuriagene serait pas dommageable, puisque deux pays impliqués dans une relation dedollarisation peuvent les partager ; quant à celle de la protection du prêteur en dernierressort, elle ne serait problématique que si cette fonction ne tenait qu’à la possi-bilité d’émettre de la monnaie. Or, pour Calvo, dans un régime de dollarisation avecpartage du seigneuriage, une large portion des réserves internationales devraientpouvoir rendre le même type de service.

À vrai dire, un adversaire de la dollarisation peut adhérer à une bonne partie decette argumentation. Car celle-ci, dès lors qu’on lève l’hypothèse d’irréversibilitéde la globalisation financière, peut tout autant conduire à légitimer un contrôle éta-tique des mouvements de capitaux. L’instabilité monétaire que la dollarisationdoit éliminer est en effet considérée comme étant liée à « l’impossible trinité d’untaux de change fixe, d’une libre mobilité du capital et d’une politique monétairedédiée à des objectifs internes » (Fischer 2001 : 4). Aussi, dès lors que la dollari-sation apparaît comme politiquement inacceptable pour la souveraineté nationale,ce triptyque implique que la stabilité monétaire passe par le contrôle des mouve-ments de capitaux20. Calvo en reconnaît d’ailleurs la possibilité et, en définitive,sa préférence pour la pleine dollarisation n’est fondée que sur l’idée que cette der-nière « peut offrir une solution de plus long terme et plus favorable au marché »(Calvo et Reinhart 1999 : 1)21.

Berg et Borensztein se montrent plus circonspects dans leurs prescriptions, carils accordent de l’importance aux contextes locaux et ne considèrent pas que la dolla-risation intégrale soit nécessairement le meilleur régime monétaire pour les paysémergents. Pour eux, seuls deux types de pays peuvent tirer profit d’une dollari-sation complète : d’une part, « les pays qui sont déjà hautement intégrés aux États-Unis en matière de commerce et de finance » ; d’autre part, « les économies demarché émergentes qui ne sont pas nécessairement proches, d’un point de vue éco-nomique, des États-Unis, mais qui sont exposées à des flux de capitaux volatils etutilisent déjà le dollar sur leurs marchés de biens et de capitaux » (Berg et Borensztein2000a : 5)22. La première catégorie inclut le Canada et le Mexique, mais pas « laplupart des pays latino-américains, qui ont une structure économique tout à faitdifférente de celle des États-Unis ». Ces derniers font a priori plutôt partie du secondgroupe. Toutefois, pour les deux experts du FMI, si la dollarisation intégrale peutreprésenter une solution profitable à ces pays, elle ne résout pas automatiquementleurs problèmes de stabilité macro-économique, et, tant que ceux-ci perdurent, lapleine dollarisation ne saurait constituer pour eux le meilleur régime23. Pour le FMI,en effet, la dollarisation doit être précédée et accompagnée d’autres réformes,l’essentiel étant alors le « séquençage des politiques ».

72 — Critique internationale n°19 - avril 2003

Cette idée est plus amplement développée par Barry Eichengreen (2000), quidistingue deux manières de considérer l’articulation temporelle entre dollarisationet réformes, chacune d’entre elles ayant « des implications très différentes sur lebilan actualisé qui peut être fait des coûts et avantages associés à la dollarisation ».Dans la première, la plus commune (et celle du FMI), « la dollarisation, pour bienfonctionner et engendrer plus de bénéfices que de coûts, doit attendre la réalisationde réformes complémentaires » : renforcement du système bancaire et de laposition budgétaire du gouvernement, allongement des termes de remboursementde la dette publique, négociation de lignes de crédit commercial ou intergouver-nemental, réforme du marché du travail et restructuration de l’économie avec, sipossible, négociation d’accords de libre-échange. Or, « comme ces réformes pren-nent du temps, la plupart des pays ne peuvent, de manière réaliste, s’attendre àpouvoir dollariser à un horizon court » (Eichengreen, 2000 : 1-2). L’autre vue sesitue à l’opposé : la dollarisation n’aurait pas besoin d’attendre la réalisation de cesréformes « parce que l’acte de dollariser produit par lui-même les changementsrequis pour faciliter l’opérationnalité du nouveau régime »24 (ibid.)

Eichengreen s’attache à démontrer en quoi cette deuxième conception (qui estnotamment celle de Calvo et qui a justifié la dollarisation de l’Équateur en janvier2000) est erronée. Pour lui, « ni la théorie, ni les faits ne suggèrent qu’une dolla-risation soit susceptible d’entraîner les trains de réformes nécessaires pour larendre viable » : la dollarisation ne fait que rendre irréversible un processus deréformes structurelles déjà engagées et « enfonce le dernier clou dans le cercueildes politiques insoutenables ». Eichengreen peut ainsi soutenir la pleine dollari-sation de l’Argentine proposée en 1999 et condamner le pari, à ses yeux hautementpérilleux, que représente la dollarisation de l’Équateur, survenue entre la pre-mière (décembre 1999) et la seconde version (février 2000) de son texte. Dans unpays comme l’Équateur qui dollarise « à chaud », sans réformes préalables, « dèslors que la soupape de sécurité qu’est la politique monétaire est bloquée, il n’y aque deux alternatives : ou bien un consensus se fait en faveur des réformes struc-turelles et le conflit sous-jacent qui a engendré la crise pourra être résolu ; oubien l’économie et la société exploseront politiquement et économiquement »(ibid. : 5). En revanche, la voie proposée pour l’Argentine lui semble la bonne, dansla mesure où « la longue série de réformes des politiques qui a été menée tout lelong d’une décennie permet en fin de parcours que la dollarisation enferme lepays dans le processus fondamental de réforme retenu, rendant ainsi virtuellementimpossible pour le gouvernement de revenir à ses vieilles et mauvaises manièresinflationnistes » (ibid. : 30-31).

L’histoire a mis en défaut ces raisonnements d’économiste : l’Équateur n’a pas(encore) éclaté alors qu’une dollarisation intégrale y a été instituée sans aucunconsensus, en dépit d’une importante opposition populaire et dans le cadre d’une

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 73

forte instabilité politique (Pino Cheroni-Fernandez 2002) ; à l’inverse, l’Argentine,qui aurait dû logiquement dollariser, a choisi la repésification. En fait, c’est cepays qui a explosé économiquement et politiquement, non l’Équateur. Certes,Eichengreen ne s’est pas engagé sur le timing de la mise à feu de ce dernier pays,et son raisonnement fait abstraction de l’intervention des pompiers du FMI qui,bien que défavorables eux aussi, a priori, à la dollarisation de l’Équateur, l’ontnéanmoins accompagnée25. De plus, l’histoire n’est pas jouée. En effet, « les pers-pectives de stabilité politique en Équateur ne sont pas bonnes » et, selon l’AmericanEntreprise Institute, un think-tank conservateur, cet État pourrait bien devenir leprochain Venezuela, avec un nouveau président populiste « conduisant le pays auchaos » et faisant de lui « une pièce problématique dans le puzzle politique régionalde l’administration Bush » (Falcoff 2003 : 5).

Quoi qu’il en soit, à l’image de la mésaventure du mark au moment de la réuni-fication allemande, ces avatars d’un raisonnement mené en termes strictementéconomiques montrent que les dimensions politique et symbolique de la monnaiesont primordiales : l’Équateur a dollarisé alors qu’il n’aurait pas dû le faire d’un pointde vue économique, et l’Argentine n’a pas dollarisé alors qu’elle l’aurait dû, et pu,de ce même point de vue. Benjamin Cohen a donc raison de rappeler que toutemonnaie n’est pas seulement un objet économique mais également un objet poli-tique qui, parce qu’il « interpelle l’exercice même du pouvoir et la capacité d’unecommunauté nationale à exercer sa souveraineté sur ses propres affaires […]implique des notions de gains et de pertes qui échappent au domaine traditionnelde l’économie » (Cohen 2000 : 90).

Dans cette perspective plus large, si l’on se place au niveau de l’institutionmonétaire des sociétés, la dollarisation de l’Équateur n’est pas sans évoquer l’euro-isation de l’Union européenne. En effet, l’idée que l’institution d’une monnaie puissefaire advenir l’ensemble des réformes institutionnelles nécessaires à sa soutenabilitéest également sous-jacente au passage à l’euro. Ne s’agit-il pas aussi d’une monnaiemanquant d’assise dans une souveraineté politique au moment de son institution,et qui paraît instituée précisément pour faire advenir cette souveraineté à l’échellede l’Union européenne ? Dans les deux cas, on se trouve en présence d’un usagepolitique de la monnaie visant à créer, ou à restaurer, un ordre politique souverainet légitime au regard de la société. On pourrait en dire tout autant de l’usage dela dollarisation partielle par le régime castriste à Cuba.

Mais le rapprochement entre euro-isation et dollarisation peut être mobilisé au-delà de l’illustration des limites d’une démarche purement déductive lorsqu’ils’agit d’analyser des innovations dans le domaine politique. Le débat qui s’estesquissé en 1999 sur les coûts et les avantages de la dollarisation pour les pays dontles monnaies sont « dollarisées » le montre.

74 — Critique internationale n°19 - avril 2003

Dollarisation versus euro-isation ?

On a vu que la dollarisation ne renvoyait pas à la seule substitution du dollar amé-ricain à certaines monnaies nationales, mais concernait de manière plus généraletoute substitution de monnaie nationale par une monnaie étrangère. De ce pointde vue, l’euro-isation peut être considérée comme une dollarisation. Toutefois, sil’on tient compte des dimensions politique et symbolique de la monnaie, cetteassimilation perd de sa pertinence. D’un point de vue politique, la dollarisation appa-raît en effet comme intrinsèquement porteuse d’une relation de dépendance hiérar-chique, ce qui n’est pas le cas de l’euro-isation, qui est, elle, le produit d’unprocessus coopératif. Cette opposition, soulignée par Cohen (1998 et 2000), ressortclairement du débat qui a émergé aux États-Unis à la suite de la proposition de dolla-risation de l’Argentine par Menem en 1999, et qui s’est poursuivi depuis. Le casargentin a en effet mis en évidence le fait que la pleine dollarisation, dès lorsqu’elle est susceptible de toucher des pays de taille sensible sur l’échiquier mondial,implique une prise de position du pays émetteur de dollars quant aux engagementsqu’il est prêt à prendre pour rendre une telle dollarisation viable sur le long terme.Ainsi, aux États-Unis, la proposition argentine a provoqué une discussion sur lescoûts et les bénéfices de la dollarisation pour le pays qui « prête » sa monnaie.

Que nous montre ce débat ? D’abord, que les économistes et les policy-makersévaluent de manière positive le développement éventuel de la dollarisation, en y voyanttrois grands avantages pour les États-Unis : des gains de seigneuriage ; une réductiondes coûts de transaction et des risques de change pour les entreprises américaines,celles-ci bénéficiant d’une augmentation possible des échanges commerciaux etfinanciers ; un élargissement de l’influence américaine lié à la création et à l’extensiond’une zone monétaire dollar. Néanmoins, le consensus est loin de se faire surl’ampleur des coûts associés à la pleine dollarisation, et qui découlent de la respon-sabilité implicite que celle-ci suppose, pour les États-Unis, à l’égard de la situationmacro-économique et financière des pays dollarisés. Cette responsabilité n’impli-querait pas seulement des transferts de capitaux en cas de récession, mais aussi« l’acceptation de migrations de main-d’œuvre » (Bergstein 1999 : 5) ainsi que desajustements de la politique monétaire. Pour certains, les bénéfices attendus outre-passent ces coûts, qui ne seraient par ailleurs pas nouveaux, comme l’attestent lesaides apportées au Mexique en 1995 et au Brésil en 1999 (Rojas Breu 2002 : 9-10).Mais, pour les responsables de la Réserve fédérale et du Trésor, Alan Greenspan etLaurence Summers, les autorités monétaires américaines ne sauraient ni faire officede prêteur en dernier ressort pour les pays dollarisés, ni développer leur réseau desupervision financière, et encore moins modifier leur politique monétaire pourprendre en compte les intérêts et les objectifs des pays dollarisés (ibid. : 12-13).

Au total, malgré « la disparité des visions et intérêts des différents grandssecteurs économiques ainsi que l’existence de lignes idéologiques et de conceptions

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 75

stratégiques différentes sur le terrain de l’action politique » (Rojas Breu 2002 : 8-9),il ressort que c’est l’expression « d’acceptation passive qui décrit le mieux la poli-tique américaine actuelle à l’égard de la dollarisation » (Altig et Nosal 2002 : 2).Ce qui s’explique par le fait qu’une telle politique permet d’engranger des béné-fices sans avoir à en supporter les coûts. En outre, les bénéfices directs – ceux duseigneuriage – n’apparaissent pas vraiment dirimants, le bénéfice associé à uneextension de la dollarisation à toute l’Amérique latine étant chiffré à moins de0,8 % du PIB des États-Unis (Altig et Nosal 2002 : 5). Certes, il existe un lobbymilitant en faveur d’une dollarisation active, qui, sous la houlette du sénateurrépublicain Connie Mack, président du Joint Economic Committee du Sénat, adéposé au Congrès un projet de « Loi de stabilité monétaire internationale » pro-posant d’instituer un partage du seigneuriage, afin de stimuler les incitations à ladollarisation intégrale. Mais même ce projet ne prévoit pas de mécanisme auto-matique et laisse le Trésor libre de décider de l’opportunité d’un tel partage (Arès2001 : 45 ; Rojas Breu 2002).

Toutefois, s’ils ne sont pas, à court terme, décidés à appuyer activement lesprojets de dollarisation, les États-Unis s’intéressent de près à la manière dont ceux-ci sont mis en place et s’interrogent également sur leur développement possible àplus long terme. Pour eux, en effet, « la situation serait tout à fait différente si […]le Canada et le Mexique, par exemple, prenaient la décision de se dollariser »(Bergstein 1999 : 5) ; décision qui a effectivement été débattue dernièrement dansces pays, en relation avec l’initiative des Amériques (Arès 2001). Enfin, la dollari-sation est également envisagée par les autorités politiques américaines commeune arme possible dans une compétition avec l’euro, au cas où cette monnaiemenacerait l’hégémonie du dollar, pilier de la puissance américaine (Rojas Breu2002 : 13). Il en est résulté une double orientation de la part des élites améri-caines : d’un côté, « une douce insouciance, au plus une aide prudente pour les pluspetits pays qui souhaiteraient se dollariser afin de soutenir leur stabilité monétaireinterne ; [de l’autre] l’engagement de discussions approfondies, couvrant tous lesaspects, y compris institutionnels, d’un tel choix, si un nombre important de grandspays manifestaient l’intention de suivre cette voie » (Bergstein 2000 : 74).

Du côté des pays dollariseurs, le débat autour de la dollarisation a également portésur la différence d’attitude des autorités monétaires américaines et européennes faceà cette question. En effet, alors que la dollarisation du dollar américain fait l’objetd’une réponse favorable (quoique mêlant l’acceptation passive et l’encouragementactif), la « dollarisation » de l’euro fait au contraire l’objet d’une résistance activeau sein de l’Union européenne. Ainsi, « la Banque centrale européenne résiste acti-vement à l’euro-isation des pays qui désirent joindre l’union monétaire dans lefutur », toute euro-isation unilatérale menaçant, selon elle, de rendre plus diffi-cile la route menant à l’union monétaire (Altig et Nosal 2002 : 3 et 9).

76 — Critique internationale n°19 - avril 2003

Cette différence dans les attitudes face à la « dollarisation » s’explique par le statuttrès différent des deux monnaies concernées. Le dollar est une monnaie établie delongue date qui domine aujourd’hui le système monétaire international, alors quel’euro n’est encore qu’un « work-in-progress dont la crédibilité n’est pas encoreassurée » et qui ne fait que prétendre à un statut de devise clé en concurrence avecle dollar (ibid. : 10). Par ailleurs, l’attitude américaine montre que, pour tout pays,la dollarisation (au sens strict) ne saurait être que l’acceptation d’une place subor-donnée et dépendante dans un système hiérarchique, alors que l’euro-isation estd’abord le produit d’un accord coopératif en vertu duquel divers pays souverains par-tagent leur souveraineté monétaire, moyennant la négociation multilatérale derègles communes. La figure de l’empire fait ainsi face à celle de la fédération. Dansce contexte, la « dollarisation » de l’euro est contradictoire avec le processus mêmede sa légitimation. Car toute euro-isation unilatérale d’un pays par ailleurs poten-tiellement candidat à l’intégration dans l’Union apparaît comme allant à l’encontredu respect des règles communes instituées dans le Traité de l’Union ; elle peutalors « nuire à l’adoption des réformes de Maastricht qui ont été par ailleursimposées comme condition pour joindre l’union monétaire » (ibid. : 10).

Ce détour par l’Europe fait ressortir l’implicite impérial de la notion actuelle de(pleine) dollarisation. Il conduit aussi à penser que l’extension de la zone dollar àtout ou partie du continent américain, y compris à de grands pays, ne pourra se fairequ’au prix d’une nouvelle transformation de cette notion. Celle-ci, en effet, devraitperdre son caractère universel pour s’appliquer plus particulièrement à un processuspropre au dollar américain ; peut-être faudrait-il alors parler d’« euro-isation dudollar » plutôt que de dollarisation. Dans ce contexte, les États-Unis devraient eneffet accepter de partager non seulement les bénéfices du seigneuriage, mais aussil’autorité monétaire, des places étant ouvertes aux autres pays au sein des instancesde régulation monétaire de la nouvelle zone26. Un telle évolution, qui a été débattueau Canada et au Mexique, a également été esquissée aux États-Unis mêmes parBergstein lors de son avis au Sénat : « Le seul scénario plausible pour une largepolitique de dollarisation est une large intégration économique dans tout ou partiedes Amériques. L’Europe a créé l’euro comme point culminant de cinquante ansd’intégration économique du continent. L’ALENA existant, ou son évolution versl’accord de libre-échange des Amériques tel que lancé par le sommet de Miamide 1994, pourrait mener dans la même direction sur une période de temps d’unelongueur similaire. La dollarisation émergerait alors probablement à la fin du pro-cessus, comme en Europe, plutôt qu’à son commencement » (Bergstein 1999 : 5).

Mais les évolutions récentes de la conjoncture politique aux États-Unis, à la suitenotamment du choc du 11 septembre 2001, ont sorti (momentanément ?) del’ordre du jour la question de l’ALCA et d’une re-conceptualisation de la notionde dollarisation dans un sens plus coopératif et plus spécifique aux Amériques.

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 77

Cette transformation ultime de la notion suppose en outre que l’euro se mettevraiment à concurrencer le dollar dans ses « fonctions » de devise clé, ce qui, si l’onen croit Cohen (2003), ne semble pas être pour demain.

Trois remarques s’imposent en conclusion. Tout d’abord, la notion de dollari-sation est inextricablement économique et politique. Elle renvoie à des problèmesde légitimité de l’État et du régime politique ainsi que de crédibilité des poli-tiques économiques et budgétaires, tous problèmes dont la résolution conditionnela confiance interne et externe (sur les marchés financiers) qu’inspire une monnaienationale. La dollarisation n’est pas une notion économique, technique, que l’onpourrait élucider sans prendre en compte les contextes politiques ; c’est un conceptd’économie politique.

Par ailleurs, la notion de dollarisation, en dépit de l’évolution de sa signification,souffre simultanément d’une enflure et d’une limitation. Dans une perspectiveglobale, en effet, la dollarisation est d’une certaine manière l’arbre qui cache la forêt,ce qui expliquerait qu’on cherche à en gonfler l’importance en l’étendant abusi-vement à des territoires non indépendants, à des pratiques d’union monétaire detype coopératif et à d’autres monnaies que le dollar US proprement dit. En effet,en dépit des effets politico-symboliques importants qu’ont eus les expériences dedollarisation officielle, qu’elles soient partielles ou intégrales, celles-ci ne repré-sentent qu’une faible partie de l’ensemble des régimes de change. Le phénomènecontemporain massif, en la matière, n’est pas la dollarisation officielle : entre 1976et 1996, selon des données du FMI, les régimes monétaires ancrés de façon rigidesur le dollar sont passés de 42 à 15 cas, et la tendance générale, dans les paysémergents, serait plutôt celle du déclin des régimes de change fixe (passés de 86 à45 entre 1976 et 1996) par rapport aux régimes de change flexible (passés de 11 à52 sur la même période) (IMF 1997 : 780). Certes, durant les années 1990, latendance a plutôt été à la bipolarisation, avec des régimes de change fixe d’un côtéet de flottement indépendant de l’autre, aux dépens des régimes intermédiaires(change fixe-flottant dans une bande de fluctuation plus ou moins étroite et établieplus ou moins rigidement) (Fischer 2001). Cependant, l’accroissement du nombrede régimes de change fixe est en grande partie liée au passage à l’euro et, si l’onse limite aux seuls pays émergents, on constate qu’entre 1991 et 1999 les régimesfixes représentent moins de 10 % de l’ensemble des régimes de change, alors queceux à flottement complet en constituent près de 50 % (ibid., figure 2).

À l’opposé, un cas de dollarisation officielle, pourtant paradigmatique et clépour les États-Unis, est généralement mis de côté par les économistes, à savoir celuide Cuba. Ce cas montre que la notion de dollarisation, telle qu’elle se présente dansla littérature courante, est en fait liée étroitement à l’approche des régimes dechange du FMI. Cuba, en effet, est l’un des rares pays en développement qui n’a

78 — Critique internationale n°19 - avril 2003

pas accès aux financements internationaux et qui, pour cette raison, n’existe pas auregard de cette institution. C’est pourtant un pays officiellement dollarisé enpartie, où la dollarisation joue de façon centrale dans la stabilisation macro-économique et la récupération de la croissance économique (Marques-Pereira etThéret 2002). Certes, Cuba n’a pas une économie de marché au sens usuel, et lanotion de transition n’y fait pas non plus véritablement sens. Pourtant, le carac-tère paradoxal d’une dollarisation associée à une souveraineté nationale sour-cilleuse et posée en contre-position face aux velléités impériales des États-Unis necesse d’étonner. Il fait finalement ressortir l’importance théorique de la recherchesur le phénomène de dollarisation, par-delà la faiblesse, en termes quantitatifs,des pays à régimes de change véritablement ancrés sur le dollar. n

Bruno Théret est directeur de recherche au CNRS, Institut de recherche interdisciplinaire en socio-économie (Paris-Dauphine). Il est l’auteur de Protection sociale et fédéralisme : l’Europedans le miroir de l’Amérique du Nord, Presses interuniversitaires européennes, Peter Langet Presses de l’université de Montréal, 2002. E-mail : [email protected]

1. Comme on peut le constater sur ce tableau, on parle en fait, dans la littérature spécialisée, de pays « dollarisé » pour désignertout pays qui utilise une monnaie étrangère comme monnaie « nationale », que cette monnaie soit le dollar américain ou non.Il s’agit en fait de démultiplier le nombre de cas à des fins purement statistiques de façon à pouvoir tirer, à partir de corré-lations économétriques, des enseignements à portée générale sur les processus de substitution de monnaies étrangères fortesà des monnaies nationales faibles. La dimension souveraine de la monnaie est par ailleurs dépréciée et ramenée à un problèmeéconomique de seigneuriage, de telle sorte qu’on inclut également dans le corpus statistique des pays dollarisés des territoiresautonomes mais sans souveraineté, car dépendants d’autres États (comme Porto Rico, Guam, les îles Vierges, etc.).2. La Turquie, toujours en proie à une inflation très élevée, fait figure d’exception. Toutefois, selon le rapport du FMI citépar Bergstein (1999), les dépôts en dollars, légalisés fin 1983 pour empêcher la fuite des capitaux (Yildirim 1995 : 17),représenteraient en Turquie, en 1990-1995, 46 % de l’offre monétaire en monnaie nationale, soit un niveau proche de celuide l’Argentine officiellement dollarisée à la même époque. 3. Cela est bien montré pour le cas de la Lituanie par Blanc (2002).4. La caisse d’émission est un dispositif ancien mis en œuvre à l’origine dans les colonies britanniques et dont celle deHong Kong, réinstituée en 1983, est en quelque sorte le dernier témoin. Le fonctionnement de cet arrangement monétairequi institue une convertibilité intégrale de la monnaie nationale repose sur deux principes : l’ancrage de la monnaie nationaleà une devise clé selon une parité fixe ; la garantie de la parité à travers l’engagement exclusif des autorités monétaires de couvrirpassivement toute émission par des avoirs de réserve libellés dans la devise de référence (Ponsot 2002). L’émission demonnaie nationale, dans un tel régime, dépend donc des entrées de devises et de leur centralisation dans la caisse d’émission.

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 79

5. En Argentine, « presque tous les arguments mis en avant pour légitimer le régime [de currency board] auraient aussi bienjustifié une dollarisation intégrale. C’est probablement pourquoi cette dernière option a continué de hanter le débat poli-tique argentin dans toute la décennie. Et, en vérité, comparé au Plan real brésilien, le Board était une demi-mesure dont larationalité n’a jamais été totalement établie » (Sgard 2002b : 12). Une telle rationalité ne peut sans doute pas être recherchéeau plan économique, car elle relève à l’évidence du politique et du symbolique, l’élément clé étant que le currency board n’éli-mine pas la monnaie nationale comme le fait la dollarisation intégrale, considération qui, pour les gouvernements, compte« autant, voire beaucoup plus que les seules variables économiques » (Cohen 2000 : 101).6. On inclut ici le Cambodge (près de 11 millions d’habitants) car, dès 1995, ce pays se dollarise pleinement et connaît de factoun régime de currency board (Zamaroczy et Sa 2002).7. Cuba a un régime trimonétaire dans lequel, à côté du peso cubain déprécié qui fluctue sur un marché interne de changepar rapport au dollar, un quasi-currency board lie au dollar US un peso convertible au taux de un pour un (Marques-Pereiraet Théret 2002).8. Le seigneuriage est le gain des autorités monétaires associé à leur droit d’émettre la monnaie ayant cours légal. Dans unsystème de currency board, le seigneuriage provient du fait que la caisse d’émission peut placer ses réserves en prêts libellésen dollars et rapportant intérêts. Une controverse a d’ailleurs cours concernant le montant exact du seigneuriage perdu encas de passage d’un currency board à une pleine dollarisation (Schmitt-Grohé et Uribe 1999).9. Sur ces crises monétaires (cambiaires et bancaires) et leur nature profondément différente des crises hyperinflationnistesdes années 1980, voir Sgard (2002a).10. C’est l’hypothèse centrale explicitée notamment par Stanley Fisher, first deputy managing director du FMI : « En discutantles contrôles des capitaux, je poserai l’hypothèse que tous les pays, au cours de leur développement, désireront libéraliserleur compte de capital et intégrer les marchés financiers globaux. Cette vue est en partie fondée sur le fait que les économiesles plus avancées ont toutes ouvert leur compte de capital ; elle est aussi fondée sur l’idée (view) que les bénéfices potentielsde l’intégration dans les marchés financiers globaux – y compris les bénéfices obtenus en permettant la concurrence étrangèredans le secteur financier – l’emportent sur les coûts » (Fisher 2001 : 5).11. « Si les États-Unis refusent d’assumer le leadership pour créer une zone dollar, certains pays latino-américains peuventse sentir obligés d’adopter l’euro » (Falcoff 1999 : 3).12. Faut-il y voir la reconnaissance du caractère unilatéral des dollarisations des années 1990, qui ne sont de ce fait de jureque dans les pays qui les ont instituées et non dans les pays dont les monnaies servent de référents, ou faut-il y voir un effetde la crise monétaire de l’Argentine, pays présenté jusqu’en 1999-2000 à la fois comme un modèle institutionnel à suivreet comme le plus à même de tirer bénéfice d’une dollarisation pleine et entière (Eichengreen 2000) ?13. Voir également Falcoff (1999) et Hanke et Schuler (1999), ces derniers ayant été pourtant longtemps les colporteurs infa-tigables de la formule magique du currency board.14. « En mars 1988, les avoirs panaméens dans les banques des États-Unis ont été gelés et tous les règlements et transfertsen dollars vers le Panama ont été interdits dans le cadre d’une action résolue de l’administration Reagan visant à écarter Noriega(le dirigeant du pays) du pouvoir » (ibid.).15. Si l’on fait abstraction des positions purement idéologiques dans lesquelles la question de la souveraineté politique esttotalement évacuée. 16. En 1999, Calvo a proposé un projet de dollarisation pour l’Argentine et il a conseillé le gouvernement équatorien, quia dollarisé en janvier 2000 (Rojas Breu 2002 : 16). 17. La dollarisation du Panama est en effet survenue en même temps que sa fondation, en 1903, par séparation de laColombie, que les États-Unis ont « encouragée pour faciliter la construction du canal traversant l’isthme » ; et elle a étéentretenue par l’installation et le maintien jusqu’à très récemment d’une zone sous contrôle américain tout autour du canal.18. « La différence la plus grande dans la performance économique entre ces deux groupes de régimes de change concernentl’inflation. L’inflation, dans les régimes de change fixe, a été en général plus basse et moins volatile que dans les régimes dechange flexible, mais la différence s’est estompée dans les années 1990. Contrastant avec la différence marquée dans la perfor-mance relative à l’inflation, il n’y a pas de relation claire entre le type de régime de change et la croissance économique surl’ensemble des deux dernières décennies. Toutefois, dans les années 1990, le taux de croissance médian dans les pays à tauxde change flexible apparaît plus élevé que dans les pays à taux de change fixe, ce qui reflète en partie l’inclusion des économiesasiatiques en croissance rapide dans la catégorie des changes flexibles » (IMF 1997 : 86).19. On trouve dans la littérature spécialisée l’idée que la politique monétaire des États-Unis étant optimale, il ne serait pasdommageable pour les pays dollarisés de l’importer, bien au contraire.20. Solution utilisée par le Brésil, le Chili jusqu’à très récemment, la Colombie, la République tchèque et la Malaisie dansles années 1990. Notons par ailleurs que le « modèle chilien » de contrôle et de taxation des capitaux transnationaux est rare-

80 — Critique internationale n°19 - avril 2003

ment invoqué, sauf par Fischer (2001 : 5-6), qui ne s’y réfère alors, semble-t-il, que parce qu’il a fini par être abandonné etapparaît donc comme un simple modèle transitionnel.21. L’idée que la dollarisation pleine est meilleure à long terme que le contrôle des mouvements de capitaux repose surl’hypothèse de Fischer rappelée dans la note 10.22. Fred Bergstein, directeur de l’Institute for International Economics, un think-tank influent de Washington, considèrede son côté que « la dollarisation ne peut concerner que les pays qui sont dans trois situations ou dans une combinaison destrois : une petite économie ouverte qui, de toute façon, ne dispose pas d’une véritable autonomie pour sa politique dechange ; un pays absolument désireux d’effacer une période d’hyperinflation ; ou bien un pays dont l’économie est déjà trèsintégrée à celle des États-Unis. Tous les autres doivent continuer à chercher des systèmes alternatifs de taux de change plusadaptés à leur position […] » (Bergstein 2000 : 72).23. Car « la substitution d’actifs – et plus spécifiquement la substitution de monnaies –, plutôt que d’être un accompagnementnaturel de l’ouverture des marchés financiers et être, dans cette mesure, bienvenue […] peut aussi refléter l’absence de stabi-lité macro-économique et l’existence de distorsions sur les marchés financiers. Dans de telles circonstances, la dollarisationpeut rendre plus difficile la stabilisation et provoquer une volatilité additionnelle », elle doit en conséquence « être décou-ragée » (Baliño et al. 1999 : 5).24. Selon ce point de vue, « éliminer la possibilité d’un changement du taux de change entraînera les réformes nécessairesdu marché du travail, les syndicats reconnaissant l’absence de mécanismes alternatifs d’ajustement et la nécessité d’uneflexibilité accrue du marché du travail. La dollarisation renforcera le secteur financier en éliminant les disparités monétairesdans le système bancaire et en permettant à un nombre accru d’emprunteurs internes de financer des projets à long termeà partir d’une dette à long terme. La dollarisation améliorera l’équilibre budgétaire en ramenant les taux d’intérêt nationauxau niveau de ceux des États-Unis et en réduisant le service de la dette. En éliminant la taxe inflationniste du menu fiscal, ladollarisation renforcera la contrainte budgétaire de l’État. La dollarisation permettra à l’État d’allonger le terme de ses empruntsen éliminant le risque monétaire qui fait préférer aux investisseurs des échéances courtes. La dollarisation améliorera l’accèsde l’État à des lignes de crédit commercial, le dotant ainsi de ressources pour qu’il puisse fournir un minimum de servicesde prêteur en dernier ressort. Et la dollarisation conduira à la synchronisation des cycles des affaires en alignant les taux d’intérêtsur ceux prévalant aux États-Unis et en encourageant le développement des échanges entre les deux économies » (Eichengreen 2000 : 2-3).25. En outre, l’Équateur a jusqu’à maintenant bénéficié d’une conjoncture de hausse du cours du pétrole liée à l’embargosur l’Irak.26. Un peu comme l’a fait l’Allemagne avec le passage du mark à l’euro et la création du système européen de banques centrales.

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 81

ALTIG (David), NOSAL (eds), 2002. « “Dollarization” : What’s in it (or not) for the issuingcountry ? », contribution au séminaire Current Developments of Monetary and FinancialLaw, Washington DC, IMF, 7-17 mai.

ARÈS (Mathieu), 2001. « L’intégration monétaire des Amériques. Vers la dollarisation ducontinent ? », note de recherche, 3 (1), GRES - Chaire Téléglobe - Raoul-Dandurand,Montréal, Université du Québec à Montréal.

BALIÑO (Tomas), BENNETT (Adam), BORENSZTEIN (Eduardo), 1999. « Overview », Monetary Policy inDollarized Countries, Washington, IMF.

BARRO (Robert J.), 1999. « From Seattle to Santiago, let the dollar reign », Wall Street Journal,8 mars.

BERG (Andrew), 2002. « Dollarization », IMF Research Bulletin, 3 (1), pp. 1 et 5-7.

BERG (Andrew), BORENSZTEIN (Eduardo), 2000a. « The dollarization debate », Finance andDevelopment. A quaterly magazine of IMF, 37 (1), mars.

BERG (Andrew), BORENSZTEIN (Eduardo), 2000b. « Full dollarization. The pros and cons », EconomicIssues, 24, IMF, décembre.

BERGSTEIN (C. Fred), 1999. « Dollarization in emerging-market economies and its policyimplications for the United States », communication, Joint Hearing of the Subcomittee onEconomic Policy and the Subcomittee on International Trade and Finance Comittee onBanking. Housing and Urban Affairs United State Senate, Washington, Institute forInternational Economics, 22 avril (version française : « La dollarisation : principes etenjeux », L’Économie politique, n° 5, 2000, pp. 66-74).

BLANC (Jérôme), 2002. « La monnaie comme projet politique : restauration monétaire etcurrency board en Lituanie, 1988-1994 », contribution au séminaire Crises monétairesd’hier et d’aujourd’hui, MSH-IRIS, ronéo.

CALVO (Guillermo), REINHART (Carmen), 1999. « Capital flow reversals, the exchange rate debate,and dollarization », Finance and Development. A Quaterly Magazine of the IMF, 36 (3).

COHEN (Benjamin), 1998. Geography of Money, Ithaca, Cornell University Press.

COHEN (Benjamin), 2000. « Dollarisation : la dimension politique », L’Économie politique, n° 5,pp. 88-112.

COHEN (Benjamin), 2001. « Monetary governance in a world of regional currencies »,contribution au projet Globalization and Governance dirigé par Miles KAHLER et DavidLAKE, miméo.

COHEN (Benjamin), 2003. « Global currency rivalry : can the euro ever challenge the dollar ? »,Journal of Common Market Studies, Annual Lecture, 8e conférence internationale bi-annuelle de l’European Union Studies Association, Nashville (TN), 29 mars, miméo.

DEMPERE (Pierre), QUENAN (Carlos), 2000. « Les débats sur la dollarisation : un état des lieux », dansG. COUFFIGNAL (dir.), Amérique latine 2000, Paris, La Documentation française, pp. 65-93.

EDWARDS (Sebastian), MAGENDZO (I. Igal), 2002. « Dollarization and economic performance : whatdo we really know ? », Oesterreichische Nationalbank Working Paper, n° 65, Vienne,Oesterreichische Nationalbank, février.

82 — Critique internationale n°19 - avril 2003

Bibliographie

EICHENGREEN (Barry), 2000. « When to dollarize ? », Federal Reserve Bank of Dallas Conference onDollarization, 6-7 mars.

FALCOFF (Mark), 1999. « Dollarization for Argentina ? For Latin America ? », Latin AmericanOutlook, American Enterprise Institute, avril.

FALCOFF (Mark), 2003. « Ecuador. The next Venezuela ? », Latin American Outlook, AmericanEnterprise Institute, janvier.

FISCHER (Stanley), 2000. « Ecuador and the IMF », Speeches, Washington DC, IMF.

FISCHER (Stanley), 2001. « Exchange rate regimes : is the bipolar view correct ? », DistinguishedLecture on Economics in Government, Meetings of the American Economic Association,New Orleans, janvier, Speeches, Washington DC, IMF.

HANKE (Steve), SCHULER (Kurt), 1999. « A dollarization blueprint for Argentina », Friedberg’sCommodity and Currency Comments Experts’ Report, 1er février.

IMF, 1997. « Exchange rate arrangements and economic performance in developing countries »,World Economic Outlook, Washington DC, IMF, pp. 78-97.

IMF, 1999. « Dollarization : fad or future for Latin America ? », IMF Economic ForumProceedings, Washington DC, IMF, 24 juin.

MARQUES-PEREIRA (Jaime), Théret (Bruno), 2002. « La couleur du dollar. Enquête à La Havane »,Critique internationale, n° 17, octobre, pp. 81-103.

PINO CHERONI-FERNANDEZ (Joselyn), 2002. « Le soulèvement des Indiens d’Équateur contre ladollarisation de l’économie du pays », Les Cahiers du CICLas, n° 1, septembre, pp. 91-102.

PONSOT (Jean-François), 2002. « Ordre monétaire et intervention militaire britannique dans laguerre civile russe : retour sur le Currency Board d’Arkhangelsk », contribution auséminaire Crises monétaires d’hier et d’aujourd’hui, MSH-IRIS, ronéo.

ROJAS BREU (Mariana), 2002. « El debate en torno a la Dolarizacíon », document de travail n° 2,Buenos Aires, CESPA, FCE, Universidad de Buenos Aires, mai, miméo.

SALAMA (Pierre), 1989. La dollarisation, Paris, La Découverte.

SALAMA (Pierre), 2000. « Dollarisation : la dimension économique », L’Économie politique, n° 5,pp. 76-87.

SCHMITT-GROHÉ (Stéphanie), URIBE (Martin), 1999. « Dollarization and seignorage : how much is atstake ? », 9 juillet, miméo.

SGARD (Jérôme), 2002a. L’économie de la panique. Faire face aux crises financières, Paris,La Découverte.

SGARD (Jérôme), 2002b. « Hyperinflation and the re-integration of monetary functions :Argentina and Brazil, 1990-2002 », Paris, CEPII, miméo.

SWOBODA (Alexander), ZETTELMEYER (Jeromin), 2000. « Key issues in international monetary andfinancial reform : a personal record of the Conference », dans P. KENEN et A. SWOBODA (eds),Reforming the International Monetary and Financial System, Washington DC, IMF.

YILDIRIM (Zeyne), 1995. La dollarisation en Turquie, mémoire de DEA d’économie des institutions,Université Paris-X-Nanterre.

ZAMAROCZY (Mario de), SA (Sopanha), 2002. « Macroeconomic adjustment in a highly dollarizedeconomy : the case of Cambodia », IMF Working Paper, WP/02/92.

La dollarisation : polysémie et enflure d’une notion — 83