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« L'ACCÈS AUX BIENS ET SERVICES ESSENTIELS » : UNE NOTION CENTRALE ET AMBIGÜE DU DÉVELOPPEMENT Marame Ndour et Bruno Boidin L'Harmattan | L'Homme et la société 2012/3 - n° 185-186 pages 223 à 248 ISSN 0018-4306 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2012-3-page-223.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Ndour Marame et Boidin Bruno, « « L'accès aux biens et services essentiels » : une notion centrale et ambigüe du développement », L'Homme et la société, 2012/3 n° 185-186, p. 223-248. DOI : 10.3917/lhs.185.0223 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan. © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 82.230.184.219 - 10/10/2013 13h31. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 82.230.184.219 - 10/10/2013 13h31. © L'Harmattan

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« L'ACCÈS AUX BIENS ET SERVICES ESSENTIELS » : UNE NOTIONCENTRALE ET AMBIGÜE DU DÉVELOPPEMENT Marame Ndour et Bruno Boidin L'Harmattan | L'Homme et la société 2012/3 - n° 185-186pages 223 à 248

ISSN 0018-4306

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2012-3-page-223.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Ndour Marame et Boidin Bruno, « « L'accès aux biens et services essentiels » : une notion centrale et ambigüe du

développement »,

L'Homme et la société, 2012/3 n° 185-186, p. 223-248. DOI : 10.3917/lhs.185.0223

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L’homme et la société, no 185-186, juillet-décembre 2012

« L’accès aux biens et services essentiels » : une notion centrale et ambigüe du développement

Marame NDOUR et Bruno BOIDIN

Vers la fin des années 1990, divers acteurs du développement ont re-cours sur un mode itératif à l’idée d’accès aux biens et services essentiels dans la formulation de leurs politiques, donnant à cette expression a priori relativement neutre une connotation nouvelle et forte dans le cadre inter-national de la lutte contre la pauvreté.

En effet, se sentant légitimes pour parler d’accès, des communautés épistémiques, des réseaux de défense de causes, des organisations interna-tionales, des groupes d’intérêt, des multinationales et des États ont entre-pris de mettre en circulation des expressions telles que « accès universel », « accès aux services essentiels », « libre accès aux savoirs ». Derrière ces expressions qui résonnent comme des revendications et des mots d’ordre se dessine une idée soudain présentée comme urgente : celle, désormais, de garantir aux plus pauvres l’accès à l’eau, à l’électricité, à l’éducation, à la santé, aux médicaments, à la connaissance…

Promouvoir l’accès aux biens et services essentiels ressemble fort à une forme d’injonction et de renouvellement de la nécessité d’agir dans le monde en développement. Cependant, comment expliquer le succès de cette thématique auprès d’acteurs aussi différents que les multinationales, les États et les ONG ? Que met chaque acteur derrière cette expression ? Comment la mobilise-t-il dans les différentes arènes locales et transna-tionales sur les modes discursifs et opérationnels ?

Notre objectif est, à travers l’analyse des différents usages, d’expliquer ce que produisent les discours en faveur de l’accès dans le champ du développement et de positionner cette notion au sein de la rhétorique du développement. Nous examinerons les éléments qui incitent à se rallier derrière ce paradigme (les efforts internationaux de relance des stratégies

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de développement depuis 2000 ; l’instrumentalisation du registre “ droits de l’homme et développement ”) et ceux qui en font un concept agissant (en particulier les concepts et notions de biens publics mondiaux, de ser-vices essentiels, de responsabilité sociale et de partenariat multiacteurs).

Nous tenterons de montrer en quoi cette projection tautologique force l’adhésion au nom de l’efficacité et comment certaines représentations idéologiques sont rendues obsolètes, légitimant de nouvelles pratiques. En effet, les oppositions traditionnelles entre acteurs ainsi que les frontières (public-privé notamment) sont, respectivement, de moins en moins réalis-tes et de plus en plus poreuses. Ceci nous conduira à questionner le para-digme dominant en matière de développement qui en résulte : le néces-saire ou l’inévitable partenariat entre les sphères publique et marchande. Dans cette configuration complexifiée, le développement s’apparente plus que jamais à un marché où chaque acteur — prescripteurs, courtiers et destinataires des politiques de développement — est censé trouver son compte.

La première section souligne l’ambiguïté de la notion d’accès aux biens et services essentiels par une analyse de ses fondements institutionnels et théoriques. La deuxième section examine les implications concrètes d’un tel paradigme par l’analyse des modalités d’accès promues par les acteurs internationaux dominant le champ du développement. Enfin, la troisième section esquisse une illustration de l’ambivalence de la notion d’accès dans le domaine de la santé et des répercussions au niveau de l’agenda politique et en matière d’action publique.

1. Les fondements ambigus de la notion d’accès aux biens et services essentiels

En 2000, les pays signataires de la Déclaration du Millénaire se disent « résolus à faire du droit au développement une réalité pour tous ». À cette occasion, l’Assemblée générale des Nations Unies inscrit dans l’agenda international la reconnaissance de principes fondamentaux pour l’accès aux biens et services essentiels et érige cette dernière comme priorité en matière de politique de développement. En marge de la déclaration, les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) sont édictés. Se-lon le Programme des NationsUnies pour le développement (PNUD), ces derniers constituent une « véritable association mondiale » et « ont surgi des compromis et mesures établis lors des grands sommets des années 90.

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En tant que réponse aux défis du développement et aux demandes de la société civile, les OMD visent à réduire la pauvreté… 1 ».

De manière concrète, il s’agit de réduire de moitié d’ici 2015 le nom-bre de personnes sans accès à une eau potable, à l’éducation, aux soins, à l’information et d’améliorer l’accès aux marchés pour les pays en dévelop-pement (PED). Présentée à la fois comme une rupture mais aussi l’abou-tissement d’un processus lancé durant les années 1990, cette nouvelle construction destinée à satisfaire les attentes déçues de la « société civile » a été, depuis lors, placée au centre des politiques d’aide et de dévelop-pement 2.

Remettre en question le bien-fondé de la notion d’accès aux biens et services essentiels semble vain et hors de propos. Le concept est connoté positivement et véhicule un principe qui force le consensus. En effet, com-ment ne pas adhérer à l’idée qu’une partie de la population mondiale — exclue et structurellement dominée — ait enfin accès à une certaine for-me de modernité ? 3

À ce nouveau cadre d’action s’ajoutent d’autres discours dans une dy-namique de légitimation réciproque. Cependant, des ambiguïtés apparais-sent tant sur le plan des objectifs poursuivis (l’accès à quoi ?) que de la démarche à mettre en œuvre pour les atteindre (l’accès comment ?).

1. http://content.undp.org/go/newsroom/2008/september/mdg-event-complete-

coverage.fr consulté en septembre 2010. 2. La conférence tenue du 20 au 22 septembre 2010 sur la réalisation des OMD con-

firme la priorité donnée aux questions d’accès et de réduction de la pauvreté, même si certaines voix discordantes se font entendre à propos de la pertinence de la priorité donnée aux besoins essentiels face aux enjeux de croissance économique.

3. Dès les années 1950, Perroux (1952) avait proposé de revenir aux finalités du déve-loppement c’est-à-dire à l’idée de développement pour l’Homme. Il montre les impasses d’une approche du développement qui serait basée sur la maximisation de la richesse par le marché, c’est-à-dire sur la seule demande solvable. Il propose une conception alterna-tive, dite des « coûts de l’Homme », qui peut se résumer en une question : que coûte la satisfaction des besoins réels de l’Homme ? En calculant ce coût, en vue d’orienter en conséquence les investissements prioritaires, on revient aux éléments fondamentaux du bien-être et on complète le critère de demande solvable par celui de demande insolvable, qui recouvre des besoins inexprimés sur un marché. À son tour Sen (2000) s’inscrit dans la tradition des besoins humains en proposant de l’associer aux capabilities qui fonderont l’approche du PNUD à travers ses rapports sur le développement humain.

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1. 1. L’accès à quoi ? Diversité des objectifs visés

Si l’objectif d’accès aux biens et services essentiels se diffuse large-ment dans les discours des acteurs du développement, il renvoie à des do-maines et des objectifs très variés voire discordants selon les institutions qui le promeuvent.

Ainsi, en 2000, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) estiment que 1/6e de la popu-lation mondiale n’a toujours pas accès à une eau potable et que les 2/5e demeurent sans accès aux services d’assainissement (WHO/UNICEF, 2000). Ces organisations soutiennent une stratégie internationale qui don-nerait la priorité aux services essentiels.

En 2001, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) entame à Doha un cycle de négociations dédié au développement. L’OMC entend « pour-suivre le processus de réforme et de libéralisation des politiques com-merciales, faisant ainsi en sorte que le système joue pleinement son rôle pour ce qui est de favoriser la reprise, la croissance et le développe-ment 4 ». Dans le texte, le mot accès apparaît dix fois : une seule fois pour évoquer l’accès aux médicaments et neuf fois pour l’accès aux marchés. Ces deux domaines relèvent pourtant d’enjeux et de registres extrême-ment différents.

Un an plus tard (en 2002), se tient la conférence internationale sur le financement du développement à Monterrey au Mexique. Les Nations Unies, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale édic-tent à cette occasion des principes de « sagesse économique et finan-cière 5 » censés contribuer à l’objectif global de réduire la pauvreté de 50 % d’ici 2015, conformément au calendrier des OMD. Le document résultant des délibérations — le Consensus de Monterrey — fait référence à l’accès au financement des petites et moyennes entreprises locales grâce à la mi-cro-finance, au crédit et à l’accès des PED aux marchés d’exportation et des capitaux. On se situe donc dans un registre principalement économi-que, à l’inverse des discours des agences onusiennes qui promeuvent l’ac-cès aux services essentiels au nom du développement humain et social.

Toujours en 2002, se tient le Sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg qui réunit des États, des organisations des Na-

4. OMC, « Déclaration ministérielle WT/MIN (01)/DEC/1 », Conférence ministérielle

de l’OMC, 4e session, Doha, 2001. 5. Jan KRISTIANSEN, « De Monterrey au G8 : Interview exclusive avec Michel Cam-

dessus », MFI Hebdo - Économie et développement, avril 2002. Source : http://www.rfi.fr/fichiers/MFI/EconomieDeveloppement/538.asp consulté en

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tions Unies, des organisations multilatérales et régionales, des ONG, des entreprises multinationales et des représentants de la « société civile », du monde scientifique et académique. Le rapport publié à l’issue de cette rencontre 6 — où est réaffirmé l’engagement à atteindre les OMD —, re-gorge d’expressions qui utilisent la notion d’accès tout en l’associant à divers adjectifs. Comme on peut le constater dans le tableau 1 ci-après, il

Tableau 1 : Domaines et usages de l’accès dans le rapport du Sommet de Johannesburg en 2002

Qualificatifs de l’accès

Domaines de l’accès Destinataires des politiques

Accès équitable Accès égal Accès élargi Accès universel Accès libre Accès peu coûteux Accès facile Accès durable Plein accès

L’alimentation Les ressources en eau ; l’eau potable L’assainissement L’énergie Les ressources productives et génétiques Le crédit Les terres ; le foncier Les soins de santé ; les services de santé La technologie médicale Les médicaments L’éducation L’information Les technologies ; le savoir-faire ; les techniques La justice (en matière d’environnement) Les services et institutions publics Les centres de décision (locaux et internationaux) Les ressources du Fonds mondial de lutte contre la tuberculose, le paludisme et le VIH/Sida Les marchés (d’exportation)

Les pays en développement Les (populations) pauvres Les marginalisés Les citadins Les pauvres en milieu rural Les communautés rurales et urbaines Les populations autochtones/indigènes et leurs collectivités Les enfants Les femmes Les étudiants, chercheurs, ingénieurs des PED Les consommateurs Les usagers

6. Nations Unies, A/CONF.199/20, « Rapport du Sommet mondial pour le développe-

mentdurable, Johannesburg (Afrique du Sud), 26 août-4 septembre 2002 », Nations Unies, New York, 2002. Disponible en ligne sur : http://www.agora21.org/johannesburg/rapports/onu-joburg.pdf consulté en octobre 2010.

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s’agit de « faire en sorte que les populations qui en sont privées aient ac-cès » à une gamme de biens et services essentiels 7 très divers.

Cette rhétorique de l’accès est reprise par des techniciens et spé-cialistes du développement (ingénieurs, agronomes, médecins, urbanistes, économistes, sociologues…) qui travaillent au sein d’ONG 8, d’agences de coopération technique 9 et internationale, de centres de recherche spécia-lisés dans le développement 10 et de fondations 11. Ces acteurs adoptent puis insèrent dans leur discours et parfois dans leurs actions le mot accès avec comme référence deux notions très évocatrices : celles de la modernité et de l’universalisme.

1. 2. L’accès comment ? L’ambiguïté des modalités d’accès

1. 2. 1. L’accès à travers la mise en effectivité des droits humains

Si la thématique de l’accès est nouvelle au regard des perceptions et des acteurs qui la mobilisent, on en retrouve le contenu dans des réfé-rences plus anciennes. Le « Pacte international relatif aux droits écono-miques, sociaux et culturels » de l’ONU adopté en 1966 contenait déjà l’idée de garantir aux populations la jouissance de certains services vitaux ou de base, indispensables à une vie digne et décente. Cette logique s’exprime en termes de droits (droit à la santé, à l’éducation, à l’eau, au

7. Ce sont des biens et services socialement utiles et auxquels, dans le concept mo-

derne de l’État, les citoyens ont droit, en dépit de leurs préférences et de leur capacité à les payer ou non.

8. Par exemple : le GRET, une ONG qui a développé une expertise dans le domaine de « l’accès aux services essentiels » pour les populations pauvres ; le WWF, une ONG de protection de la nature qui a lancé une campagne pour un « accès durable » ; OXFAM et Médecins sans Frontières (MSF) qui ont chacune lancé une campagne pour « l’accès aux médicaments ».

9. Comme la GTZ, l’agence allemande de coopération technique pour le développe-ment, très présente en Afrique et en Amérique latine.

10. Tels que : l’IRD (Institut de recherche pour le développement) qui travaille sur l’accès à l’eau potable, aux soins, aux ressources… ; le CIRAD, qui se définit comme « un institut français de recherche agronomique au service du développement des pays du Sud et de l’outre-mer français » et s’intéresse à l’accès à l’alimentation, aux intrants ali-mentaires (semences) et à l’eau.

11. Par exemple, la fondation philanthropique Bill et Melinda Gates qui, de manière récurrente dans ses rapports d’activité, décrit son action pour renforcer l’accès à l’in-formation (Internet, ordinateurs, livres, éducation supérieure…), à la technologie, aux mé-dicaments, vaccins et autres biens de santé. Cf. http://www.gatesfoundation.org/about/Pages/annual-reports.aspx (consulté en octobre 2010).

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travail, au logement et à une nourriture suffisante…) et d’obligations pour les États d’assurer le plein exercice de ces droits.

Ce principe est réaffirmé dans la « Déclaration sur le droit au dévelop-pement » de 1985, et dix ans plus tard, lors du « Sommet mondial de Copenhague pour le développement social » de 1995. Les engagements de Copenhague font référence, entre autres, aux droits de l’Homme et des peuples et au droit au développement, à « sa réalisation, à son exercice ».

Toutefois, pour fournir des biens et des services, la notion de droit n’est pas opératoire. Par exemple, le droit à l’eau ne précise pas le mode de gestion des services d’eau, ce dernier pouvant être public, privé ou mixte mais de préférence sous le contrôle effectif de l’État 12. Pour de nombreux acteurs institutionnels, aménager l’accès à l’eau et rendre ainsi ce droit effectif place l’intervention en développement dans un registre économique et gestionnaire et met en avant l’implication du secteur privé. Cette volonté de rendre opérationnels les droits économiques et sociaux fait écho à la montée en puissance des discours qui lient « droits humains et développement » 13. Cette posture pratique et pragmatique, sans tota-lement évacuer la dimension politique, focalise l’attention générale sur des modes de résolution produits par une expertise onusienne et privée (consultants internationaux, ONG, think tanks, entreprises).

En effet, réinvesti par des institutions en quête d’une nouvelle légiti-mité comme la Banque mondiale, le registre « droits de l’homme et dé-veloppement » est devenu cause commune, même pour les multinatio-nales. Pourtant, des années auparavant, les multinationales, par le biais de leurs États, ont combattu un projet ambitieux du Centre des Nations Unies sur les sociétés transnationales (UNCTC). Créé en 1974 avec pour man-dat d’examiner les répercussions politiques, économiques, sociales et juri-diques des sociétés transnationales, l’UNCTC élabore un projet de code en 1982 afin d’inciter ces dernières à respecter les droits et les libertés fondamentales là où elles exercent leurs activités. Faute de consensus, le

12. Conseil mondial de l’eau, « Le droit à l’eau du concept à la mise en œuvre », rap-

port présenté lors du Forum de l’Eau à Mexico, 2006, p. 14. 13. Parmi les nombreux rapports sur le sujet : « The Human Right to Water : Legal

and Policy Dimensions » (Banque mondiale, 2004) ; « Human Rights and Development : Towards Mutual Reinforcement » (Oxford University Press 2005) ; « The MDGs and Human Rights : A Consultation » (Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 2007) ; « Strengthening Engagement with the International Human Rights Ma-chinery A Practitioner’s Guide » (PNUD, 2008) ; « Claiming the Millennium Develop-ment Goals : A human rights approach » (Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 2008) ; « Development Policy Action Plan on Human Rights 2008 – 2010 » (Coopération allemande, BMZ, 2008).

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projet de code, vidé de sa substance, sera abandonné en 1992 et l’UNCTC fusionnée avec la CNUCED 14.

En 2000, les Nations Unies lancent le Global Compact, un instrument moins contraignant censé guider l’action des entreprises multinationales en les incitant à respecter des principes environnementaux, sociaux et éthi-ques. Le premier principe stipule que « les entreprises doivent promouvoir et respecter […] le droit international relatif aux droits de l’homme ».

Ces différentes tendances (intégration des firmes dans une logique de respect des principes éthiques et des droits humains, production croissante d’une expertise privée) vont converger pour donner aux acteurs privés une légitimité dans le champ du développement. La problématique de l’accès va alors s’imprégner des termes qui consacrent le rôle du secteur privé dans le développement : responsabilité sociale des entreprises, par-tenariats public-privé et gouvernance.

1. 2. 2. L’accès par les partenariats public-privé : une logique de renouvellement du marché du développement

Devant l’incapacité de certains États endettés et structurellement affai-blis de garantir l’offre de certains biens et services “ de base ”, la néces-sité d’approvisionner les populations exclues par le biais de mécanismes innovants s’impose de plus en plus. Face à une demande non solvable 15, l’offre doit désormais s’adapter. Dès lors, l’idée de solvabiliser les exclus en composant avec le marché, devenu incontournable, est présente dans les discours et imprègne les pratiques.

Par exemple, en 2006, la Conférence des Nations Unies sur le com-merce et le développement (CNUCED) tient une « réunion d’experts sur l’accès aux services essentiels » consacrée à la définition de nouvelles modalités de partenariat public/privé (PPP) pour permettre aux gouverne-ments des PED d’obtenir du secteur privé la fourniture de ces services « à un prix raisonnable ».

Deux termes clés, aujourd’hui largement diffusés dans le monde des affaires et dans celui de la coopération internationale, viennent appuyer cette vision des partenariats multi-acteurs vertueux : la notion de respon-sabilité sociale d’entreprise et celle de gouvernance.

14. Cf. http://unctc.unctad.org/aspx/index.aspx (consulté en octobre 2010) ; entretien

réalisé le 21 avril 2009 à Genève par Marame Ndour avec Pascale Brudon, ancienne consultante de l’UNCTC, spécialiste des politiques pharmaceutiques.

15. Cette demande non solvable représente les « besoins fondamentaux » des popula-tions.

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La notion de « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE) 16 est défi-nie par Capron et Quairel-Lanoizelée 17 comme « l’ensemble des discours et des actes concernant l’attention portée par les entreprises à l’égard de leurs impacts sur l’environnement et la société ». Deux grandes approches de la RSE peuvent alors être distinguées 18. L’approche anglo-saxonne en-visage la RSE comme un engagement volontaire, à partir de l’idée que l’on peut faire confiance au marché pour réguler ces démarches volon-taires ; l’approche latine interprète la RSE comme une obligation qui re-pose sur des réglementations publiques.

On trouve une filiation anglo-saxonne certaine dans les partenariats multi-acteurs préconisés par les institutions internationales. Elle se décline à travers les « parties prenantes » 19 de l’entreprise, terme consacré pour désigner « qui ou quoi compte vraiment pour l’entreprise ». Cette théorie des parties prenantes promue par Freeman 20 s’appuie sur une conception instrumentale de la RSE. Elle repose sur un argumentaire « gagnant-ga-gnant » (chaque acteur aurait ainsi intérêt à coopérer), conception devenue dominante pour appréhender les responsabilités des firmes en général.

Dans cette vision, la prise en compte des intérêts des parties prenantes de la firme obéit à une forme de rationalité économique. L’approche « ga-gnant-gagnant » demeure cependant un cadre normatif plus incantatoire que scientifiquement fondé. Elle jouit d’une faveur certaine dans le monde de l’entreprise mais, en dehors des monographies menées sur des cas pré-cis, ne s’appuie pas sur des vérifications empiriques larges. En outre, elle présente une vision non conflictuelle des relations entre les entreprises et leurs « parties prenantes », vision qui occulte une réalité imprégnée de rap-ports de force déséquilibrés.

16. Le terme de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) recouvre un phénomène

qui peut être défini d’un point de vue positif ou normatif : positif si l’on cherche à ana-lyser la façon dont les acteurs économiques appréhendent leur responsabilité vis-à-vis de l’environnement et de la société, normatif si l’on prescrit des actions ou des méthodes de RSE.

17. Michel CAPRON et Françoise QUAIREL-LANOIZELÉE, La responsabilité sociale d’en-treprise, Paris, 2007, p. 10.

18. Ibidem, p. 22. 19. Le terme « stakeholders » regroupe les parties prenantes internes (actionnaires, sa-

lariés, syndicats) et externes à l’entreprise (clients, fournisseurs, pouvoirs publics, associa-tions…)

20. R. Edward FREEMAN, Strategic Management : A Stakeholder Approach, Boston, 1984.

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L’argumentaire « gagnant-gagnant » est entré dans les discours des or-ganisations internationales dominantes, à travers l’idée d’une amélioration de la « gouvernance » fondée sur la participation de différents acteurs 21. Pourtant, l’intégration d’acteurs aux intérêts parfois conflictuels dans une logique plus coopérative fait encore l’objet de débats intenses et de réser-ves. Néanmoins, le nouvel agenda international du développement encou-rage l’essor des logiques coopératives entre les firmes et les acteurs non marchands. Pour les entreprises, ces logiques de compromis encore émer-gentes relèvent a priori de plusieurs motivations, parmi lesquelles le né-cessaire passage à un modèle économique plus coopératif face à la mon-tée en puissance des pressions sociétales, devenues un enjeu de pérennité à long terme.

2. Au-delà de la rhétorique : intérêts et instruments d’action publique

La multiplication des discours sur l’accès aux biens et services essen-tiels intervient dans un contexte où les Nations Unies ont façonné les OMD comme un cadre innovant de pilotage du développement et de la coopération internationale. Au sein de ce cadre, de nouveaux leviers et objectifs d’action publique qui font sens auprès de nombreux acteurs sont promus : ce sont les « biens publics mondiaux ». L’expression « accès aux biens publics mondiaux » est ainsi utilisée de façon parfois complémen-taire, parfois substituable, à celle « d’accès aux biens et services essen-tiels », malgré l’ambiguïté de la première notion. Ces objectifs vont de pair avec des instruments qui ne disposent pourtant pas d’une neutralité axiologique parfaite et sont au contraire, pour reprendre Le Galès et Las-coumes, « […] porteurs de valeurs, nourris d’une interprétation du social et de conceptions précises du mode de régulation envisagé 22 ». Cette pro-position nous permet d’analyser en quoi cette rhétorique fait de l’accès aux biens et services essentiels une notion agissante et d’expliquer en quoi les nouveaux instruments qui lui sont liés sont révélateurs de changement dans les politiques de développement. D’une part, ils participent d’un be-soin de légitimation d’une manière d’agir qui se veut nouvelle, d’autre part, ils autorisent une certaine rationalisation économique de l’interven-

21. World Bank, Managing development : the governance dimension, Washington,

1994 ; Kent BUSE and Amalia WAXMAN, « Public-private health partnerships : a strategy for WHO », Bulletin of the World Health Organization, vol. 79, 2001, n° 8, p. 748-754 ; United Nations Foundation and World Economic Forum, Public-private partnerships : meeting in the middle, 2004, p. 5.

22. Patrick LE GALES et Pierre LASCOUMES (dir.), Gouverner par les instruments, Pa-ris, Presses universitaires de Sciences-Po, 2005, p. 3-4.

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tion auprès des plus pauvres. L’objectif annoncé est de rendre le déve-loppement « rentable » pour tous, selon le principe « gagnant-gagnant » évoqué supra.

2. 1. Accès et services essentiels : une compatibilité supposée entre intérêts économiques et objectifs sociaux

« Il est des droits qui se trouvent en amont de ces droits économiques et sociaux, et que nous appelons les droits d’accès aux services essentiels […] Pour que les opportunités se concrétisent, il faut garantir l’accès à ces services pour tous…

23 »

Ces propos furent tenus par le président de l’Institut de la Gestion Déléguée (IGD), un centre de réflexion qui élabore la position française sur le sujet des services essentiels. Ce groupe de réflexion est à l’origine de la « Déclaration de Johannesburg pour la garantie d’accès aux services essentiels » présentée par le Comité français pour le sommet mondial du développement durable de Johannesburg en 2002. À partir d’un instru-ment d’action publique et politique local (la charte des services publics locaux), les experts de l’IGD ont élaboré un outil de politique interna-tionale (la charte des services essentiels) semblable à un mode d’emploi à l’usage des acteurs privés désireux de mieux cibler le destinataire des po-litiques d’accès, « consommateur » ou « usager final » dans les PED. Cet instrument est promu et soutenu financièrement par l’Agence française de développement, des banques et des multinationales 24.

À l’international, l’activité diplomatique française a porté ses fruits 25 dans un contexte politique global favorable à l’accès et au partenariat pu-blic/privé. Mais de quel secteur privé est-il question dans les faits ? Il s’avère qu’il est souvent question du secteur privé du Nord 26, « …des multinationales de l’eau et de l’énergie, depuis les années 1990, parties ‘à l’assaut’ des grands marchés urbains des économies du Sud 27 ». Dans le domaine de l’eau, cette stratégie a bénéficié de l’appui de la Banque mon-diale qui, au début des années 1990, impose aux pays du Sud l’ouverture

23. Charte des services essentiels, IGD, janvier 2007. 24. Suez, Veolia, EDF (Électricité de France). 25. Soutenue par l’institut des Nations Unies pour la formation et la recherche

(UNITAR), la charte sert de base à l’adoption d’une résolution internationale (proposée par la France) en 2005 par ONU-Habitat : « l’Accès aux services essentiels pour tous dans le contexte des établissements humains durables ».

26. Dans le cas de la France, des entreprises comme le groupe Suez, Veolia, France Telecom et EDF (Électricité de France).

27. Sarah BOTTON, « L’accès à l’eau et à l’électricité dans les pays en développement - Comment penser la demande ?, Idées pour le débat, n° 9, IDDRI, 2006, p. 3.

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de ce secteur aux multinationales grâce à la participation active d’ONG, de think tanks, d’agences de coopération et de multinationales 28.

À Johannesburg, en 2002, on note la présence et l’engagement mar-qués du secteur privé (multinationales et ONG du Nord) qui s’engage à œuvrer pour le développement (durable) 29. Le rôle — par défaut bénéfi-que — des acteurs privés en matière de développement ainsi que le mo-dèle du PPP sont mis en avant. Pourtant, comme le rappellent Godart et Hommel 30, les PPP ont fait l’objet de nombreuses critiques :

« La thématique du partenariat public/privé a été largement un jeu de dupes. Les partenaires privés envisageaient de nouveaux débouchés rendus solvables grâce au financement public international, et ramenés à un risque normal par diverses mesures de garantie apportées par les institutions internationales. Les gouverne-ments misaient sur la capacité des partenaires privés à apporter les financements qui manquaient cruellement, outre l’apport de leurs compétences techniques et ges-tionnaires. »

Malgré ces critiques, ce modèle d’action collective pour le développe-ment s’impose et se voit renforcé par le concept de « biens publics mon-diaux » promu par le PNUD.

2. 2. Accès et biens publics mondiaux : une construction ambivalente

La notion de bien public 31 a d’abord été étudiée dans le cadre des na-tions. Elle désigne des biens avec une forte utilité sociale mais que le marché est peu enclin à produire du fait de leur manque de rentabilité. Il est alors admis que les pouvoirs publics doivent se charger de la pro-duction et de la distribution de ces biens collectifs. L’internationalisation

28. Michael GOLDMAN, « How “ Water for All ! ” policy became hegemonic : The power of the World Bank and its transnational policy networks », Geoforum, vol. 38, Issue 5, p. 786-800.

29. Étaient en particulier présentes les grandes ONG, Les Amis de la Terre, Green-peace, WWF et les entreprises Adidas, Lafarge, Michelin, Renault.

30. Olivier GODARD et Thierry HOMMEL, « Les multinationales, un enjeu stratégique pour l’environnement et le développement durable ? », Revue internationale et stratégi-que, n° 60, 2005, p. 101-112.

31. Les biens publics, théorisés dans une approche d’économie standard par Samuel-son en 1954, sont non-rivaux (leur consommation par une personne ne diminue pas leur utilité pour une autre personne) et non exclusifs (leur usage ne peut être réservé à certains, au détriment des autres, qu’à un coût très élevé). Ces deux propriétés font du bien public un bien spécifique qui nécessite une gestion particulière. En effet, la non-rivalité et la non-exclusion ne permettent pas aux producteurs de réaliser directement des profits. En outre, les biens publics constituent des cas particuliers d’externalités positives ou négatives en fonction des effets qu’ils génèrent pour la société (Paul A. SAMUELSON, « The Pure Theory of Public Expenditure », Review of Economics and Statistics, vol. 11, 1954, p. 387-389).

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de ce concept obéit à un besoin de régulation de la mondialisation. À par-tir de 1999, le PNUD produit un triptyque consacré aux biens publics mon-diaux 32 et définit ces derniers selon trois critères 33 :

- ils ne concernent pas seulement un groupe de pays (leurs effets dépassent par exemple les blocs commerciaux ou les pays de même niveau de richesse) ;

- leurs effets atteignent un large spectre de pays et de la population mondiale ;

- leurs effets concernent les générations futures (les auteurs ratta-chent ce point au concept de “ durabilité ”, en particulier dans l’esprit d’un impact intergénérationnel).

L’argumentaire des contributeurs de l’ouvrage du PNUD repose sur l’idée économique de la gestion des risques. La mondialisation constitue une opportunité mais également un facteur de risques multiples et systé-miques. Aussi, coopérer pour produire et financer des biens publics so-ciaux résulte de la volonté d’éliminer les « maux publics mondiaux » (ca-tastrophes écologiques, épidémies, crises financières…) pour rendre la co-opération internationale plus effective pour tous, riches comme pauvres. Par ailleurs, le terme bien public mondial permettrait de repenser la dyna-mique public/privé à une échelle globale.

Dans l’avant-propos du deuxième ouvrage, Mark Mallow Brown, alors administrateur du PNUD, explique l’importance de cette notion pour ré-soudre de nombreux « problèmes mondiaux pressants » :

« […] comment repenser et réorienter les processus d’élaboration des politi-ques publiques pour rattraper les nouvelles réalités d’aujourd’hui que sont l’inter-dépendance et la mondialisation. […] les paroles doivent être accompagnées d’ac-tes, et les actes nécessitent souvent des moyens financiers — notamment des incitations financières propres à rendre la coopération économique rentable pour tous. […] Le tollé que soulève la mondialisation pourrait être interprété comme un appel à une meilleure fourniture de biens publics mondiaux.

34 »

32. « Global Public Goods. International Cooperation in the 21st Century » (1999),

« Providing Global Public Goods. Managing Globalization » (2003), « The New Public Finance. Responding to Global Challenges » (2006).

33. Inge KAUL, Isabelle GRUNBERG and Marc STERN (eds.), Global Public Goods : International Cooperation in the 21st Century, New York, Oxford University Press, 1999, p. 36-38.

34. Inge KAUL, Pedro CONCEIÇAO et al. (eds.), Providing Global Public Goods. Ma-naging Globalization, Oxford University Presse, New York, 2003.

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Aux paroles de ces « experts en gouvernance 35 », s’ajoutent celles de nombreux « consultants internationaux, principaux agents de la mondiali-sation, ce nouvel espace de pouvoir, d’après Dezalay (2004). En effet, beaucoup d’acteurs du monde politique, économique, financier et acadé-mique s’accordent sur l’importance et la pertinence des biens publics mondiaux 36.

Ces acteurs (re)connus au sein de l’espace politique international con-tribuent à renforcer ce concept malgré ses failles (cf. infra) et indirecte-ment à légitimer les modalités d’action publique qui en découlent, comme le PPP. Le concept circule dans les arènes internationales et fait peu l’ob-jet d’une sérieuse remise en question dans ces milieux 37 qui l’articulent avec les autres notions dominantes (RSE, PPP) pour en faire un substrat théorique de l’hypothèse « gagnant-gagnant » de plus en plus prégnante dans les politiques de développement 38.

Pourtant, cette approche n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes, en particulier liés à l’ambiguïté de la notion de bien public mondial. Si celle-ci repose pour partie sur des considérations de droits humains (cf. 1), elle trouve également ses fondements dans l’approche néoclassique en économie. Dans le contexte international, les bases théo-riques de ce type de biens ont été posées progressivement dans un cadre d’élargissement de l’approche standard (non-rivalité, non-exclusion) au

35. Yves DEZALAY, « Les courtiers de l’international. Héritiers cosmopolites, merce-naires de l’impérialisme et missionnaires de l’universel », Actes de la recherche en scien-ces sociales, n° 151-152, mars 2004, p. 6.

36. Diverses personnalités acclament cette approche : l’homme d’affaires et philan-thrope George Soros ; Irène Khan, alors secrétaire général d’Amnesty International ; l’an-cien ministre français des affaires étrangères Dominique de Villepin ; Christopher Patten, commissaire européen aux relations extérieures ; Jeffrey Sachs économiste à Columbia et conseiller spécial auprès de l’ONU pour les OMD ; Paul Samuelson, Prix Nobel d’éco-nomie et auteur d’une des premières définitions de la notion de bien public en 1954 ; deux autres prix Nobel d’économie Amartya Sen et Joseph Stiglitz ; Ernesto Zedillo, président du Mexique de 1994 à 2000, enseignant à Yale ; Koffi Annan; Seith Berkley à la tête d’un PPP mondial (International Aids Vaccine Initiative)…

37. Des chercheurs en sciences sociales se sont attachés néanmoins à le déconstruire, soulignant son imprécision et ses limites, voir notamment Marie-Claude SMOUTS, « Une notion molle pour des causes incertaines », in François CONSTANTIN (dir.), Les biens pu-blics mondiaux, un mythe légitimateur pour l’action collective ?, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 370-382.

38. L’argumentaire “ gagnant-gagnant ” est également porté par des agences de conseil qui y voient une opportunité économique nouvelle. Ainsi, en Europe, le marché du conseil en performance sociétale des entreprises, d’abord embryonnaire (à l’exemple, en France, de l’Agence de Rating Social et Environnemental créée en 1997), se développe par un processus économique classique de fusions (VIGEO, l’Agence européenne de notation de la RSE des entreprises, résulte d’un tel processus).

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champ des relations internationales. Ainsi, Kindleberger (1986) appré-hende les biens publics mondiaux comme « l’ensemble des biens acces-sibles à tous les États qui n’ont pas forcément un intérêt individuel à les produire 39 ». L’approche de Kindleberger, bien qu’étant présentée à l’épo-que de sa publication comme novatrice, demeure restreinte à une concep-tion standard qui limite les biens publics à des considérations techniques et à des enjeux d’intérêts stratégiques individuels (les individus étant ici remplacés par des nations).

La conception néoclassique des biens publics mondiaux pose en parti-culier deux ensembles de problèmes. Le premier tient au caractère hété-rogène du groupe des biens publics dans la réalité des relations interna-tionales. Selon l’approche néoclassique, la catégorie « bien public pur » est un idéal type qui justifie le recours à l’intervention publique. Mais elle ne dit pas comment assurer la régulation conjointe de différents biens publics intermédiaires (réglementation internationale par exemple) ayant une influence sur un bien public final (air, santé…). En particulier, les rapports de force et les divergences d’intérêts ou de visions entre les acteurs qui interviennent dans la fourniture de ces différents biens ne sont pas ou peu abordés. Rien ne garantit alors qu’une « gouvernance mon-diale » puisse voir le jour pour assurer l’accès aux biens publics mon-diaux.

La seconde catégorie de problèmes a trait aux conflits possibles entre l’approche économique standard et les considérations éthiques. Par exem-ple, pour une maladie grave qui touche une part importante des popu-lations à l’échelle mondiale, faut-il privilégier l’équité dans le traitement ou plutôt l’efficience entendue au sens de l’économie publique ? Si l’on privilégie l’équité, tout malade sera soigné mais avec un coût total élevé et des résultats faibles ou nuls pour les malades ayant atteint un stade avancé de la maladie ou étant en fin de vie. Si l’on recourt au principe d’efficience économique, alors on soignera d’abord les malades pour les-quels l’efficacité du traitement est la plus élevée par rapport à son coût, ce qui revient dans de nombreux cas à sacrifier les malades dont la pa-thologie engendre des coûts importants pour un résultat moindre. L’effi-cience économique fut ainsi préconisée par la Banque mondiale dans les années 1990 face à l’épidémie du HIV Sida. Le coût élevé des traitements disponibles à l’époque, comparé à leur efficacité médicale encore limitée, conduisit à privilégier la prévention au détriment des soins aux malades. Ce conflit entre l’approche d’économie publique et l’approche par les

39. Charles KINDLEBERGER, « International public goods without international govern-ment », American Economic Review, n° 76, n° 1, 1986.

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droits pose des problèmes éthiques redoutables. On peut alors s’interroger sur les limites du calcul économique dans le cas de la satisfaction des be-soins de base.

2. 3. Rationalisation et rentabilisation de l’intervention dans le champ du développement

La volonté manifeste d’inclure les exclus de la modernité trahit des in-térêts multiples : ceux des donateurs qui veulent davantage de résultats en matière d’aide ; ceux des entreprises multinationales assistées par leurs États dans la (con)quête d’un accès rentable au marché que représente la fourniture de biens et de services aux PED ; ceux des ONG qui veulent capter du financement ; ceux des organisations internationales en mal de solutions innovantes pouvant canaliser l’action collective internationale, telles que le PNUD et la Banque mondiale.

Dans son rapport 2008 intitulé « Les entreprises face aux défis de la pauvreté : des stratégies gagnantes », le PNUD incite les multinationales ainsi que les agences privées nationales à s’intéresser aux marchés dans les zones où résident les populations pauvres.

« […] le secteur privé, en fournissant des biens et des services aux consom-mateurs, génère plus de choix et d’opportunités pour les populations pauvres […] Entreprendre avec les populations pauvres peut s’avérer rentable, parfois même plus rentable que d’entreprendre avec les populations riches.

40 »

En référence au rapport 2004 « Libérer l’entrepreneuriat : mettre le monde des affaires au service des pauvres », Kemal Derviş, alors admi-nistrateur du PNUD, précise dans l’avant-propos qu’il s’agit de libérer le potentiel de l’entrepreneuriat en exhortant toute une série d’acteurs 41 à collaborer pour aider les entreprises à saisir les opportunités présentes. Ce rapport semble dédié aux entreprises (locales et multinationales) désireu-ses d’investir dans les pays pauvres et d’être « socialement responsables » sans trop de risques ni de pertes 42.

40. PNUD, « Les entreprises face aux défis de la pauvreté : des stratégies gagnantes », PNUD, New York, 2008, p. 5, p. 25.

Cf. http://www.undp.org/gimlaunch/french/docs/GIM_FR.pdf 41. Gouvernements, organisations à but non lucratif, prestataires de services publics,

institutions de micro-finance et autres organismes ayant déjà établi une relation de colla-boration avec les populations pauvres.

42. Le parcours de K. Dervis est illustratif du rapprochement des institutions autour des notions et des discours consensuels. Dervis fait partie des experts qui ont plébiscité l’aménagement de nouvelles formes de compromis et façonné les politiques publiques correspondantes en matière de développement. Avant d’être au PNUD, Dervis a occupé des postes de responsabilité à la Banque mondiale durant 24 ans où il a œuvré à davantage

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En 2004, la Banque mondiale publie un rapport au titre évocateur : « Des services pour les pauvres ». Alors que, vingt ans plus tôt, des ex-perts de la Banque préconisaient l’ajustement structurel, l’austérité budgé-taire, l’utilité sociale de la privatisation du secteur public, d’autres experts estiment l’opposition public/privé dépassée et stérile et mettent en avant la nécessité de l’objectif d’efficacité pour chaque acteur concerné. Cela se traduit par le fait qu’en conditionnant l’octroi de ses prêts au degré d’ou-verture du secteur de l’eau, la Banque mondiale impose une stratégie in-ternationale de « l’accès à l’eau pour tous » fondée sur la privatisation de ce secteur au bénéfice de multinationales étrangères 43. Ce paradigme du développement « rentable pour tous », légitimé par la promotion de l’accès et financé par les acteurs les plus influents, réduit la place des approches alternatives comme nous allons le voir avec l’exemple de la santé et des médicaments.

3. La santé et les médicaments, une illustration de l’ambiguïté

La validation générale de la rhétorique de l’accès aux biens et services essentiels ne masque cependant pas l’hétérogénéité des contenus de ce concept. À travers l’analyse d’une proposition, « la santé comme bien pu-blic mondial » et du cas de l’accès aux médicaments, il s’agit de montrer que la rhétorique instituée est sujette à des interprétations concurrentes. Il se produit alors des conflits d’interprétation même si paradoxalement, à l’arrivée, certains instruments restent dominants au niveau de l’action pu-blique.

Suite au constat d’échec des politiques d’ajustement structurel, la Ban-que mondiale met l’accent sur la pertinence économique d’investir dans la santé pour garantir le développement 44. Ce constat amorce le passage d’une conception de la santé comme service public à celui de la santé

de coordination avec des institutions comme le FMI et l’OMC et le système onusien. Membre actif du Groupe de travail international sur les biens publics mondiaux, il a coopéré avec le Programme de gouvernance économique mondial et avec le Centre du développement mondial de Washington.

Source : http://www.undp.org/french/about/bio1.shtml consulté en octobre 2010. 43. Michael GOLDMAN, « How “ Water for All ! ” policy became hegemonic : The

power of the World Bank and its transnational policy networks », op. cit., p. 798-800. 44. Banque mondiale, « Investir dans la santé, Rapport sur le développement dans le

monde », Washington, 1993. D

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comme bien public 45. En 2001, Jeffrey Sachs — autre « expert en gou-vernance » — directeur des travaux sur les OMD et président de la Com-mission macroéconomie et santé de l’Organisation mondiale de la santé réaffirme l’intérêt économique d’investir dans la santé.

À la fois moteur et finalité du développement, il devient pertinent de placer la santé au cœur des politiques, toutefois, « la nature humaine du registre de la santé complexifie singulièrement la construction de la no-tion de bien public mondial. D’où la tentation de désigner plutôt une cible mieux identifiable, les maladies 46 ». Si la santé est assimilée à un bien public par le PNUD, c’est au regard de ses externalités positives et né-gatives. Dans cette optique, garantir la fourniture de ce bien public équi-vaut à assurer l’accès aux soins et aux médicaments. Toutefois, ni les soins de santé ni les médicaments n’obéissent à la définition économique d’un bien public. Les médicaments sont considérés comme des biens mar-chands régis par un accord international protégé par l’OMC 47.

Ce décalage entre le concept et ses composantes offre une opportunité à un nouveau groupe d’acteurs d’insérer la question de « l’accès aux mé-dicaments » dans les négociations internationales. Les revendications qui se font jour vers l’an 2000, dans un contexte marqué par la crise du VIH/ Sida, sont portées par des acteurs présents dans l’espace de la santé publi-que internationale (Médecins sans frontières, Act UP, Health Action Inter-national, Oxfam) et aussi tout un réseau d’acteurs qui militent en faveur de l’accès à la connaissance 48 et in fine aux médicaments.

Cette coalition d’acteurs propose une autre lecture de la réalité écono-mique et promeut une définition du bien médicament comme un bien pu-blic. Constituant un véritable réseau de défense de cause 49, elle mobilise les registres de l’accès et des droits de l’homme afin d’objectiver cette cause. En outre, mettant à profit un phénomène d’ouverture politique sur

45. Bruno BOIDIN, « La santé : approche par les biens publics mondiaux ou par les

droits humains ? », Mondes en Développement, vol. 33, n° 131, 2005, p. 29-44. 46. Sylvia CHIFFOLEAU, « Santé et inégalités nord-sud, la quête d’un bien public équi-

tablement mondial », in François CONSTANTIN (dir.), Les biens publics mondiaux, un mythe légitimateur pour l’action collective ?, op. cit., p. 248.

47. En 1994, à sa création, l’OMC inscrit les droits de propriété intellectuelle dans le droit commercial international à travers la signature de l’accord ADPIC.

48. Remettant en cause la légitimité de la propriété intellectuelle qui induit monopole et exclusion, cette coalition fait la promotion du savoir libre (de source ouverte ou open source).

49. Margaret E. KECK and Kathryn SIKKINK, Activists Beyond Borders. Advocacy Net-works in International Politics, Cornell University Press, 1998, p. 8.

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l’accès aux médicaments 50 elle réussit à ériger celle-ci en cause transna-tionale digne d’attention 51.

Cependant, la montée en puissance du principe d’accès aux médica-ments et aux soins fait l’objet d’interprétations variées voire contradic-toires de la notion d’accès et de celle de santé comme bien public mon-dial. Trois grandes tendances peuvent être distinguées.

3. 1. Interprétations sécuritaires

L’approche en termes de risques sanitaires tire sa légitimité des enjeux économiques, sociaux et environnementaux en présence et repose sur une perspective essentiellement sécuritaire qui réduit largement le problème à la protection d’une région contre les risques en provenance de l’extérieur. Loin d’être nouvelle, déjà identifiée et analysée par des anthropologues et des politistes 52, l’approche sécuritaire des relations internationales a connu une montée en puissance depuis une dizaine d’années. Elle doit être mise en parallèle avec l’apparition et le développement du concept de “ biens publics mondiaux ” et les externalités positives ou négatives qui lui sont associées. Au même titre que les programmes de vaccination sont gérés de façon transnationale au vu de leurs externalités positives au-delà des frontières, les épidémies doivent être traitées à l’échelle mondiale, afin de mieux partager les responsabilités entre les nations.

L’approche sécuritaire n’en constitue pas moins une conception réduc-trice des biens publics mondiaux et de l’accès aux services essentiels pri-vilégiant, de fait, la protection contre d’éventuels risques extérieurs. Plus généralement, l’accent mis sur une perspective sécuritaire explique le re-centrage, depuis plusieurs années, des programmes de santé mondiaux vers les maladies infectieuses. Ainsi, le programme de lutte contre la pauvreté de la Banque mondiale est basé dans ce domaine sur des maladies trans-missibles (sida, tuberculose et paludisme), concentrées dans les pays en développement, qui sont considérés comme la source principale de risque. La règle du “ maillon faible ” est privilégiée : les pays à risque élevé de-viennent une cible d’intervention pour éradiquer le problème à la source et protéger en retour les pays développés. L’Union européenne a beaucoup

50. Cette ouverture est bien illustrée par les conséquences du procès intenté en 1998 par 39 firmes pharmaceutiques contre le gouvernement sud-africain afin de contraindre celui-ci à annuler une disposition de sa loi sur les brevets jugée contraire à leurs intérêts et aux règles de l’OMC. Une campagne internationale de mobilisation en faveur des malades sud-africains aboutit au retrait de la plainte en 2001.

51. Il s’agit d’un déterminant de la santé publique parmi bien d’autres. 52. Niagalé BAGAYOKO-PENONE et Bernard HOURS, États, ONG et production de nor-

mes sécuritaires dans les pays du Sud, Paris, L’Harmattan, 2006, 314 p. D

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insisté, dans son programme de lutte contre la pauvreté 2002-2006, sur les mêmes maladies infectieuses, tout comme l’USAID, dont l’intérêt pour le soutien des réformes des systèmes de santé s’est réduit, au profit du développement des systèmes de surveillance et d’information sur les maladies les plus courantes dans les pays en développement. La position du gouvernement américain sous le premier mandat de G. W Bush cons-titue une autre illustration marquante de la priorité donnée à la sécurité des pays riches. Tubiana et Severino 53 ont expliqué le choix exprimé très tôt par le président G. W. Bush de « privilégier la sécurité du territoire et la lutte contre le terrorisme à l’extérieur ». Dans une logique de bien pu-blic mondial, les États-Unis se positionnent alors comme des “ fournisseurs dominants ” (ils tentent d’imposer leurs normes de sécurité à l’extérieur), et développent une lutte contre les “ maillons faibles ” de la sécurité (le terrorisme, le risque de maladies infectieuses…)

Même si elles favorisent l’émergence d’initiatives innovantes dans le cadre de la lutte contre le sida, le paludisme, la tuberculose et d’autres maladies répandues dans les pays pauvres, ces approches de la santé vue sous l’angle du risque transnational posent problème. En effet, la levée des fonds pour les maladies infectieuses s’est accompagnée d’une réduction du poids de l’aide vers d’autres secteurs tout aussi importants pour les populations (infrastructures de base, éducation à la santé, nutrition…).

En fin de compte, si la médiatisation des maladies infectieuses et des risques mondiaux qu’elles engendrent est, d’une certaine façon, utile à la levée des fonds internationaux, les chiffres font apparaître le risque d’un effet de vases communicants, qui pourrait annihiler les efforts dans d’au-tres domaines du développement humain. L’approche sécuritaire tend à mettre en concurrence des actions qui, pour certaines d’entre elles, néces-sitent une approche transversale de la santé car les causes des maladies qu’elles traitent sont, dans une large mesure, complémentaires 54.

53. Laurence TUBIANA et Jean-Michel SEVERINO, « Biens publics globaux, gouver-

nance mondiale et aide publique au développement », in Conseil d’Analyse économique, Gouvernance mondiale, Rapport de synthèse, La Documentation française, 2002, p. 365.

54. Waddington illustrait ainsi les interrogations sur les effets réels de certaines ac-tions partenariales avec le cas de « l’Alliance globale sur les vaccins et la vaccination » (Global Alliance for Vaccine and Immunisation, GAVI). L’auteur craignait que les rares ressources humaines compétentes dans la vaccination traditionnelle (en particulier la rougeole, dont la couverture n’est pas très élevée) ne soient détournées vers des vaccins moins prioritaires. (Charles WADDINGTON, « Don’t be distracted from good routine immu-nization », GAVI Immunisation Focus, mars 2001).

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3. 2. Interprétations en termes de droits humains

Pour certains acteurs, la notion de santé comme bien public mondial recouvre avant toute autre interprétation l’impératif éthique des droits hu-mains. À titre d’exemple, en France, des acteurs de la « société civile » proposent un autre discours sur l’accès, aux médicaments notamment, à travers la création d’un cercle de réflexion sur les « Biens publics à l’échelle mondiale », en 1999, sous l’égide de Survie 55. Leur conception de l’accès n’obéit pas à la raison économique mais à une exigence morale et politique.

« La démarche “ Bien Public Mondial ” est l’expression d’un choix sociétal. Sous-tendue par la théorie néo-classique, elle risque de favoriser encore la dange-reuse dérive du monde dans une marchandisation incontrôlée. Appuyée sur le système des droits humains et écologiques universels, soutenue et réinventée par les mouvements citoyens, elle se situe au contraire sur des chemins nouveaux…

56 »

Ils considèrent les médicaments comme des biens publics développés grâce à une accumulation de connaissance qui, en amont, repose forte-ment sur la recherche publique 57.

Ainsi, accorder un monopole sur ces produits revient à privatiser la connaissance et à exclure ceux dont les moyens sont suffisants. Ces ac-teurs signalent que l’internationalisation de cette « logique de marchandi-sation de la connaissance » se heurte ainsi à des visées plus ouvertes, fondées sur la coopération et l’échange, bien plus que sur la concurrence et l’exclusivité 58.

En outre, selon Stiglitz, qui reconnaît volontiers les limites du système du brevet, définir la connaissance comme un bien public n’est pas contra-dictoire avec la logique économique 59. Avant lui, d’autres économistes ont décrit les failles de ce système de compromis entre l’intérêt privé et

55. L’association Survie milite en faveur d’une réforme de la politique de la France en

Afrique et pour un contrôle de son Aide publique au développement. Cf. http://survie.org/ 56. François LILLE, « Une vision écologico-humaniste », Hémisphères, n° 17, 2002. 57. Ils rejoignent ainsi le combat mené par Universities Allied for Essential Mede-

cines, mouvement né aux États-Unis en 2001 dont le mot d’ordre est : « Our Labs. Our Drugs. Our Responsibilities ». Ces étudiants-chercheurs proposent le modèle equitable access licensing qui consiste à ne céder le fruit de leurs recherches à des firmes privées, qu’à condition que celles-ci s’engagent à vendre au prix le plus bas possible dans les pays pauvres et à ne pas entraver la copie légale des futurs médicaments lorsque les brevets arrivent à expiration.

58. Cf. Florent LATRIVE, Du bon usage de la piraterie, Paris, Exils, 2004. 59. Joseph STIGLITZ, « Scrooge and intellectual property rights. A medical prize fund

could improve the financing of drug innovations », British Medical Journal, vol. 333, De-cember 2006, p. 1279-1280.

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public 60. Cela permet à des ONG de définir leur propre conception de l’accès à la connaissance :

« […] knowledge is essential for […] freedom, the exercise of political power, and economic, social and personal development. Knowledge goods […] can be shared. They do not have to be scarce. The rich and the poor can be more equal in knowledge goods than in many other areas.

61 »

Ces opposants au « tout-brevet » en appellent à un changement radical de l’économie de l’innovation et au renversement de cette « logique abstraite de la domination » internationalisée par les tenants du pouvoir 62. Cependant, malgré leur activisme au sein des instances internationales décisionnaires et leur succès dans la mise à l’agenda de l’accès aux mé-dicaments comme problème public, il leur est encore difficile d’imposer les instruments qu’ils définissent en faveur de l’accès (l’adoption d’un traité international sur la recherche et développement [R&D] biomédi-cale ; la mise en place de modèles open source et de systèmes de prix et de subventions en matière de recherche…).

3. 3. Interprétations en termes de quasi-marché 63 et de contrat gagnant-gagnant

Presque exclusivement confiée au secteur privé, la R&D pharmaceuti-que s’oriente vers des domaines à forte rentabilité financière, laissant de côté les maladies prévalentes dans les régions les plus pauvres. Pour re-

60. Entre autres : Jean TIROLE, Théorie de l’organisation industrielle, Tome 1, Econo-

mica, Paris, 1993 ; François LEVEQUE et Yann MENIERE, Économie de la propriété intel-lectuelle, Paris, La Découverte, 2003.

61. Knowledge Ecology International (antérieurement Consumer Project on Techno-logy) est une ONG internationale qui dénonce les impacts négatifs des droits de propriété intellectuelle sur l’accès aux savoirs, aux inventions médicales, aux biens culturels et à l’information. http://www.cptech.org/a2k/, consulté en octobre 2010.

62. Peter DRAHOS and John BRAITHWAITE, « Une hégémonie de la connaissance. Les enjeux des débats sur la propriété intellectuelle », Actes de la recherche en sciences so-ciales, n° 151-152, 2004, p. 69.

63. Ce concept renvoie au choix des États occidentaux à la fin des années 1980 de rompre avec certaines dimensions de l’État-providence, comme ce fut le cas de l’An-gleterre sous le mandat de Margaret Thatcher. Les décideurs politiques ont alors choisi de ne plus assurer la fourniture de certains services sociaux mais de financer des fournisseurs indépendants mis en concurrence sur des marchés internes ou quasi-marchés. Ainsi, de fournisseur, l’État est devenu acheteur de ces services. Cf. Howard GLENNERSTER et Ju-lian LE GRAND, « Le développement des quasi-marchés dans la protection sociale », in Revue française d’économie, vol. 10, n° 3, 1995, p. 111-135.

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médier à cette situation, certaines solutions 64 dessinées, sous la houlette des institutions internationales, par des pays du Nord et émergents, des ONG internationales et une poignée de fondations philanthropiques, con-sistent avant tout à « créer un marché » en fournissant des incitations aux firmes pharmaceutiques et en subventionnant l’achat de médicaments.

Face à l’urgence de l’action, ces solutions tendent à s’imposer aux ins-titutions et à minorer l’intérêt pour d’autres pistes préconisées par divers acteurs 65. Pour n’en citer que quelques-unes, ces pistes reposeraient sur la réintroduction d’une approche horizontale de la santé publique 66 ; le ren-forcement des systèmes de santé ; la formation du personnel médical et la lutte contre la fuite des cerveaux ; l’amélioration des politiques pharma-ceutiques nationales ; l’exploration des possibilités de produire les médi-caments au niveau local ou régional, de favoriser le recours aux flexi-bilités contenues dans l’accord ADPIC 67 de l’OMC pour importer des versions génériques.

Véhiculée par des acteurs dominants dans le champ du développe-ment, cette logique de quasi-marché s’impose et il est d’autant plus stra-tégique, pour les acteurs concernés, de s’y rallier qu’elle s’appuie sur un registre mobilisateur : la promotion des droits humains dans le cadre de la lutte contre la pauvreté.

Ainsi, en matière d’accès aux médicaments, le modèle PPP constitue un dispositif central de cette approche et satisfait un grand nombre d’in-térêts en présence y compris ceux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En 2001, le docteur Brundtland, alors directrice de l’OMS, s’ex-prime dans ces termes lors de la 54e Assemblée mondiale de la santé :

64. Comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme ou

UNITAID, des initiatives censées faciliter l’accès aux traitements en générant une de-mande stable de médicaments grâce à un financement prévisible et durable.

65. Hannah BROW, « Feature. Global Health, Great Expectations », British Medical Journal, 334, 2007, p. 874-876.

66. L’approche horizontale en matière d’organisation des systèmes de santé a pour but de rendre les structures sanitaires accessibles à un maximum de personnes et de fournir des solutions aux divers problèmes de santé. Inspirée par la déclaration d’Alma Ata en 1978 et par la stratégie des soins de santé primaires, cette approche est souvent opposée à l’approche verticale qui consiste à cibler et à financer une ou plusieurs maladie(s) spéci-fiques.

67. Cet accord controversé est souvent dénoncé parce qu’il surprotégerait les droits des détenteurs de brevets au détriment de la santé publique. Cf. Susan K. SELL, « TRIPS and the Access to Medicines Campaign », Wisconsin International Law Journal, vol. 20, n° 481, 2002, p. 481-522.

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« […] vivre en bonne santé est désormais l’un des buts centraux du dévelop-pement ; [or] le fossé entre nantis et démunis […] continue de se creuser. La dif-ficile tâche qui nous incombe est de combler ce fossé. Pour ce faire, nous pouvons améliorer l’accès : l’accès aux ressources, l’accès aux biens, l’accès à l’informa-tion et à la technologie, l’accès aux systèmes de santé… »

Sous son impulsion, l’organisation multiplie les partenariats avec les ONG, les firmes pharmaceutiques, les fondations privées et collabore au lancement de nombreuses initiatives.

Malgré la définition de principes directeurs et éthiques pour encadrer les PPP, cet engouement fait pourtant l’objet de critiques. Les stratégies de certaines firmes pharmaceutiques semblent à cet égard très ambigües. D’un côté, elles communiquent sur leurs démarches de « responsabilité sociale » et annoncent avoir pris conscience de la nécessité de passer à un « nouveau modèle économique » qui reposerait sur des objectifs non stric-tement économiques 68. De l’autre côté, elles continuent de développer des stratégies agressives (captation des connaissances) et défensives (protec-tion des brevets par des actions juridiques et de lobbying) 69.

Aujourd’hui, les PPP concentrent environ 70 % des projets de R&D pour les maladies négligées et sont plébiscités par l’un des plus impor-tants bailleurs privés en santé dans le monde : la fondation Bill & Melin-da Gates. Son fondateur, Bill Gates, entend faire bénéficier des bienfaits du capitalisme les exclus de la mondialisation en créant les conditions fa-vorables à l’entreprenariat privé :

« It’s about giving them a real incentive […] making it possible to earn a return while serving the people who have been left out. This can happen in two ways : companies can find these opportunities on their own, or governments and nonprofits can help create such opportunities where they presently don’t exist.

70 »

68. Elles se prêtent dans ce cadre aux évaluations externes visant à recenser les

« bonnes pratiques ». Par exemple, « Access to Medecine Index », un classement mondial proposé depuis 2008, rend compte des pratiques des multinationales pharmaceutiques en matière d’accès aux médicaments des pays pauvres.

69. Deux exemples sont éloquents. Le premier est celui de l’action de la Fédération internationale des fabricants de médicaments (IFPMA) vis-à-vis de l’OMS dans le cadre du rapport que cette organisation a produit en 2009 sur les démarches innovantes de fi-nancement de la recherche sur les maladies négligées. L’IFPMA s’étant procurée une ver-sion intermédiaire du rapport a exercé des pressions pour que l’OMS ôte de celui-ci les passages les plus critiques sur les conséquences des brevets. Un autre exemple est celui de la « Conférence internationale sur l’harmonisation des critères d’homologation des pro-duits pharmaceutiques » (ICH) qui est en réalité un club fermé d’agences et de firmes aux intérêts convergents. Constituée de façon non paritaire puisqu’elle exclut les malades, les soignants et les représentants des pays en développement, l’ICH joue pourtant un rôle croissant dans les autorisations de mise sur le marché.

70. Bill GATES, « Making Capitalism More Creative », Time Magazine, Jul. 31, 2008. D

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Ce plaidoyer illustre bien la logique économique qui entend faire du partenariat un scénario gagnant-gagnant en créant des conditions propices au déploiement du marché.

Conclusion

La rhétorique internationale du développement, symbolisée aujour-d’hui par l’essor de la notion d’accès aux besoins et services essentiels, tire paradoxalement sa force de son ambiguïté. À cet égard, le terme « ac-cès », tout comme celui de « bien public mondial », recouvre des appro-ches différentes 71 qui reflètent des rapports de pouvoir internationaux. Posée comme l’ultime espoir de développement, l’idée de rendre la glo-balisation plus humaine 72 grâce à une dose d’éthique et de responsabilité sociale, partagée par de nombreux acteurs du développement, domine. Légitimée par les objectifs d’accès aux services essentiels et aux biens publics mondiaux, cette volonté de cadrer et de rentabiliser la coopération internationale grâce au marché devient un gage d’efficacité et de crédibi-lité. Ce paradigme autorise la convergence des opérateurs du développe-ment autour de dispositifs d’action dits « innovants ». Présentés comme le symbole du renouvellement des politiques de développement, les ins-truments retenus (cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté, OMD, PPP…) par les décideurs et les bailleurs publics et privés ne présentent pourtant pas de ruptures majeures avec d’anciennes approches (ajuste-ment structurel, privatisations) dont les principes fondamentaux demeu-rent inchangés (intégration dans l’économie mondiale, libéralisation, ou-verture au marché…)

Malgré de nombreuses discussions autour de sa légitimité, ce modèle dominant et ses outils de négociation, développés par les « experts en gou-vernance », s’imposent, laissant peu d’espace à des approches alternati-ves. Mettant en avant l’échec des stratégies déployées par les « réformis-tes sociaux globaux » 73, ces experts et « agents de la mondialisation » entendent, en réponse à la critique qui leur est faite, produire et déployer des outils d’action collective efficaces. C’est dans le caractère inéluctable et légitime qu’elle donne à ses modes d’action dans l’espace international

71. Jean-Jacques GABAS et Philippe HUGON, « Les biens publics mondiaux et la co-

opération internationale », L’Économie politique, n° 12, 4e trimestre 2001. 72. Cf. Gilbert RIST, Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses

de Sciences Po, 3e édition, Paris, 2007. 73. Tels que l’Unicef et l’OMS. Cf. Bob DEACON, Michelle HULSE and Paul STUBBS,

Global Social Policy. International Organizations and the Future of Welfare, London, Sage Publications, 1997.

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que cette vision du développement s’auto-institue, « sur-légitimant » au passage des règles actuelles du jeu qui demeurent difficilement contes-tables.

Marame Ndour : Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CESSPS)

Bruno Boidin : Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE)

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