Siger de Brabant et la notion d'operans intrinsecum

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Rev. Sc. ph. th. 97 (2013) 3-36 SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM : UN COUP DE MAÎTRE ? par J.-B. BRENET Université Paris I Panthéon-Sorbonne La notion d’operans intrinsecum est un concept-clef – sinon la signature – du De anima intellectiva de Siger de Brabant, qui lui permet de régler la question cruciale du rapport de l’intellect au corps 1 . Elle est sans doute au croisement de plusieurs histoires qui nourrissent chacune leurs difficultés propres : la conceptualisation pré-thomiste de l’âme- 1. Cet article reprend une intervention faite lors d’une journée d’études organisée avec A. de Libera (EPHE, Université de Genève) : Autour de Siger de Brabant, 21 janvier 2011, Institut d’Études Médiévales (Paris). Sur cette notion d’operans intrinsecum et son cadre théorique, voir notamment : C. BAZÁN, « Radical Aristotelianism in the Faculties of Arts. The case of Siger of Brabant », dans L. HONNEFELDER, R. WOOD, M. DREYER et alii (éd.), Albertus Magnus und die Anfänge der Aristoteles-Rezeption im lateinischen Mittelalter von Richardus Rufus bis zu Franciscus de Mayronis, Münster, Aschendorff, 2005, p. 585-629 ; F. VAN STEENBERGHEN, Maître Siger de Brabant, Louvain-Paris, Publications universitaires-Vander-Oyez, 1977, spéc. p. 364 sq ; A. PETAGINE, Aristotelismo difficile. L’intelletto umano nella prospettiva di Alberto Magno, Tommaso d’Aquino e Sigieri di Brabante, Milan, Vita e Pensiero, 2004, chap. 5 ; A. DE LIBERA, L’Unité de l’intellect. Commentaire du De unitate intellectus contra averroistas de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2004, passim ; J.-B. BRENET, Transferts du sujet. La noétique d’Averroès selon Jean de Jandun, Paris, Vrin, 2003, spéc. p. 59-84. Pour la bibliographie, voir O. WEIJERS, Le Travail intellectuel à la Faculté des arts de Paris : textes et maîtres (ca. 1200-1500), vol. 9, Turnhout, Brepols, 2012, p. 55-89 ; pour des éléments récents, voir D. CALMA, Études sur le premier siècle de l’averroïsme latin. Approches et textes inédits, Turnhout, Brepols, 2011 ; pour une présentation générale de Siger, voir F.-X. PUTALLAZ et R. IMBACH, Profession : philosophe. Siger de Brabant, Paris, Éd. du Cerf, 1997. Je remercie chaleureusement A. de Libera et C. Bazán pour leurs lectures précises, leurs remarques et conseils ; je porte la responsabilité de ce qui est écrit.

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Rev. Sc. ph. th. 97 (2013) 3-36

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM :

UN COUP DE MAÎTRE ?

par J.-B. BRENET Université Paris I Panthéon-Sorbonne

La notion d’operans intrinsecum est un concept-clef – sinon la signature – du De anima intellectiva de Siger de Brabant, qui lui permet de régler la question cruciale du rapport de l’intellect au corps

1. Elle est sans doute au croisement de plusieurs histoires qui nourrissent chacune leurs difficultés propres : la conceptualisation pré-thomiste de l’âme-

1. Cet article reprend une intervention faite lors d’une journée d’études organisée

avec A. de Libera (EPHE, Université de Genève) : Autour de Siger de Brabant, 21 janvier 2011, Institut d’Études Médiévales (Paris). Sur cette notion d’operans intrinsecum et son cadre théorique, voir notamment : C. BAZÁN, « Radical Aristotelianism in the Faculties of Arts. The case of Siger of Brabant », dans L. HONNEFELDER, R. WOOD, M. DREYER et alii (éd.), Albertus Magnus und die Anfänge der Aristoteles-Rezeption im lateinischen Mittelalter von Richardus Rufus bis zu Franciscus de Mayronis, Münster, Aschendorff, 2005, p. 585-629 ; F. VAN STEENBERGHEN, Maître Siger de Brabant, Louvain-Paris, Publications universitaires-Vander-Oyez, 1977, spéc. p. 364 sq ; A. PETAGINE, Aristotelismo difficile. L’intelletto umano nella prospettiva di Alberto Magno, Tommaso d’Aquino e Sigieri di Brabante, Milan, Vita e Pensiero, 2004, chap. 5 ; A. DE LIBERA, L’Unité de l’intellect. Commentaire du De unitate intellectus contra averroistas de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2004, passim ; J.-B. BRENET, Transferts du sujet. La noétique d’Averroès selon Jean de Jandun, Paris, Vrin, 2003, spéc. p. 59-84. Pour la bibliographie, voir O. WEIJERS, Le Travail intellectuel à la Faculté des arts de Paris : textes et maîtres (ca. 1200-1500), vol. 9, Turnhout, Brepols, 2012, p. 55-89 ; pour des éléments récents, voir D. CALMA, Études sur le premier siècle de l’averroïsme latin. Approches et textes inédits, Turnhout, Brepols, 2011 ; pour une présentation générale de Siger, voir F.-X. PUTALLAZ et R. IMBACH, Profession : philosophe. Siger de Brabant, Paris, Éd. du Cerf, 1997. Je remercie chaleureusement A. de Libera et C. Bazán pour leurs lectures précises, leurs remarques et conseils ; je porte la responsabilité de ce qui est écrit.

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substance 2, par exemple, ou la « présence » de Dieu à toutes choses

3, ou encore la définition aristotélicienne de la « nature » comme principe interne de mouvement et de repos

4. C’est une autre entrée, toutefois, qu’on prend ici pour étudier : celle de l’automotricité

5 et son application au ciel. Trois questions sont posées. Quelle idée Siger vient-il chercher dans l’analogie cosmologique ? À qui, le cas échéant, emprunte-t-il ? Enfin, quel est le sens historico-théorique de son geste ?

I. LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM DANS LE DE ANIMA INTELLECTIVA

L’operans intrinsecum apparaît dans le chapitre III du De anima intellectiva, qui demande si et dans quelle mesure l’âme intellective est la forme et la perfection du corps. Siger a d’abord rappelé deux options possibles : d’une part, (a) une réponse positive qui défend l’idée d’une actuation ontologique, c’est-à-dire, non seulement in operando, sous le rapport de l’opération, mais aussi sous le rapport de l’être, in essendo – actuation maximale qui ferait de l’intellect pour le corps, dit le maître, ce qu’est la figure pour la cire

6 ; d’autre part, au nom d’Aristote, (b) une

2. Voir J.-B. BRENET, « Averroïsme et conceptualisation pré-thomiste : la notion

d’opérant intrinsèque », à paraître. Sur les pré-thomistes, voir notamment C. BAZÁN, « Pluralisme de formes ou dualisme de substances ? La pensée pré-thomiste touchant la nature de l’âme », Revue Philosophique de Louvain 67 (1969), p. 30-73 ; « The Human Soul : Form and Substance ? Thomas Aquinas’ Critique of Eclectic Aristotelianism », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge 64 (1997), p. 95-126 ; M. BIENAK, The Soul-Body Problem at Paris, ca. 1200-1250 : Hugh of St-Cher and His Contemporaries, Leuven, Leuven University Press, 2010 ; M. LENZI, Anima, forma e sostanza : filosofia e teologia nel dibattito antropologico del XIII secolo, Spoleto, Fondazione Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 2011.

3. Nous l’évoquons en examinant la notion « averroïste » de « forme assistante » dans J.-B. BRENET, Les Possibilités de jonction. Averroès-Thomas Wylton, Berlin-Boston, de Gruyter, 2013 (sous presse).

4. Voir infra. 5. Sur cette question (complexe, et à plusieurs entrées) chez Aristote, voir notamment

S. WATERLOW, Nature, Change and Agency in Aristotle’s Physics. A Philosophical Study, Oxford, Clarendon Press, 1982 ; M. L. GILL et J. LENNOX (éd.), Self-Motion. From Aristotle to Newton, Princeton, PUP, 1994 ; B. MORISON, « Self-Motion in Physics VIII », dans A. LAKS et M. RASHED (éd.), Aristote et le mouvement des animaux. Dix études sur le De motu animalium, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 67-79 ; D. FURLEY, « Self-Movers », dans G. E. R. LLOYD et G. E. L. OWEN (éd.), Aristotle on Mind and the Senses, Proceedings of the Seventh Symposium Aristotelicum, Cambridge, CUP, 1978, p. 165-179 (repris dans D. FURLEY, Cosmic Problems : Essays on Greek and Roman Philosophy of Nature, Cambridge, CUP, 1989, p. 121-131 et dans M. L. GILL et J. LENNOX [éd.], Self-Motion…, p. 3-14).

6. SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, dans ID., Quaestiones in tertium De anima, De anima intellectiva, De aeternitate mundi, éd. B. C. Bazán, Louvain-Paris, Publications universitaires – Béatrice-Nauwelaerts (coll. « Philosophes médiévaux » 13), 1972, p. 77, 5 sq : « et videtur quod anima intellectiva sit actus corporis ut dans esse corpori, et ut figura cerae, ita ut sit ei unita in essendo, et non tantum in operando et in esse separata ». Suit une série d’arguments pour appuyer la thèse, jusqu’à la p. 78, 26.

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réponse soit négative, soit nuancée, consistant à poser que l’intellect serait au corps ce que le marin est au navire, à savoir une perfection séparée du corps in esse, mais unie à lui, malgré tout, sous le rapport de l’opération, in operando

7. Après la formulation de ces deux lectures, Siger apporte sa solution, qui entend prolonger la seconde option d’une perfectio corporis à la fois ontologiquement séparée et opérativement unie.

Comment raisonne-t-il ? Ses étapes se résument comme suit 8. Pour

savoir comment l’âme intellective se rapporte au corps, il faut savoir ce qu’elle est ; et pour savoir ce qu’elle est, si l’on adopte la méthode d’Aristote

9, il faut établir ce qu’elle fait. Or, ce qu’elle fait, en tant qu’âme intellective, c’est de penser, d’intelliger, et l’intelliger, dit Siger, est en quelque façon uni à la matière et en quelque façon séparé (quodammodo unitum materiae et quodammodo separatum)

10. S’il est en quelque façon séparé de la matière, c’est dans la mesure où l’intelliger ne s’effectue pas dans un organe corporel, comme la vision, par exemple, qui a lieu dans l’œil

11. L’idée est banale, admise et reprise par tous : c’est d’Aristote qu’elle vient. Mais il faut que cet intelliger, dans le même temps, soit en quelque façon uni à la matière, uni au corps. Siger ne dit pas tout de suite pourquoi il l’est, comment il l’est ; il postule cette unité relative. Et pourquoi faut-il poser comme un réquisit une sorte d’union entre l’intelliger et la matière ? Parce qu’il ne serait pas vrai, sans cela, de dire que homo ipse intelligit, que c’est l’homme lui-même qui pense

12. L’intelliger est donc un acte de penser, qui consiste à recevoir de l’universel et, dans cette mesure, il ne peut être organique, produit par et subjecté dans une matière ; mais cette saisie de l’universel est un acte de

7. Voir ibid., p. 78, 27-80, 66. Par exemple, ibid., p. 79, 38 sq : « Praeterea, innuit

Philosophus in secundo De anima quod intellectus, cum sit separabilis a corpore, non est actus corporis, aut si est actus corporis, quod est actus eius sicut nauta navis, hoc est, quod est perfectio corporis, in esse tamen suo a corpore separatus, licet in operando unitus, ut nauta navi. » Voir ARISTOTE, De l’âme, II, 1, 413a7-9.

8. Voir SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 80, 67 sq. 9. Voir ARISTOTE, De l’âme, I, 1, 402b10-16 ; II, 4, 415a16-22. 10. Voir SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 80, 68-69. 11. Voir ibid., p. 80, 71 sq : « intelligere etiam aliquo modo est separatum a materia,

cum non sit in organo corporeo, ut videre in oculo, ut dicit Philosophus ». 12. Voir ibid., p. 80, 69 sq : « nisi enim intelligere esset unitum aliquo modo ad

materiam, non esset verum dicere quod homo ipse intelligit ». Comme on le rappelle plus bas, c’est l’indice évident que Siger répond à Thomas d’Aquin. Notons que faire dépendre l’attribution de la pensée à l’homme du caractère psycho-somatique de l’intelliger ne va pas de soi : chez Thomas, par exemple, si l’homme pense, ce n’est pas dans la mesure où la pensée constitue un acte commun de l’âme et du corps, mais, plus radicalement, parce qu’elle est l’acte de l’intellect, puissance d’une âme forme du corps (voir J.-B. BRENET, « Thomas d’Aquin pense-t-il ? Retours sur hic homo intelligit », Rev. Sc. ph. th. 93/2 [2009], p. 229-250). Pour qui sépare ontologiquement l’intellect, il ne peut en être de même (voir ID., « Sujet, objet, pensée personnelle : l’Anonyme de Giele contre Thomas d’Aquin », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge 79 [2012], p. 49-69).

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l’homme, cet être composé d’âme et de corps, et, de cet autre point de vue, l’intelliger ne peut être absolument immatériel, c’est-à-dire absolument coupé de tout rapport à cette matière qu’est le corps de l’individu.

Toute l’affaire est alors d’en proposer une justification conceptuelle cohérente. Or, aux yeux de Siger, comme on sait, ni Albert le Grand ni Thomas d’Aquin, qu’il reconnaît certes comme philosophes de premier plan

13, n’ont pu le dire : le premier parce que, à tort, selon lui, il enracine la potentia intelligendi dans la même substance psychique que les potentiae vegetandi et sentiendi

14 ; et le second parce que, à tort (mais l’Aquinate n’aurait pas accepté la conclusion à laquelle le maître brabançon prétend l’acculer), en prônant une unité in essendo de l’intellect et du corps, il perd nécessairement la subsistance de l’intellect et en vient – suprême impossibilité – à matérialiser la pensée

15. Siger, par conséquent, propose autre chose. D’une part, il faut

défendre une séparation de l’intellect sous le rapport de l’être (in essendo), mais une union au corps sous le rapport de l’opération (in operando) ; d’autre part, en tenant compte de la gageure formulée par l’Aquinate (et qui, selon Siger, le voit échouer lui-même), cette union doit être telle qu’elle permette de vérifier l’idée que c’est bien l’homme qui intellige. Or, une notion permet de régler l’ensemble : celle, précisément, d’operans intrinsecum.

De quoi s’agit-il ? Siger n’est guère prolixe, mais ce qu’il entend par operans intrinsecum s’explique par son analyse de l’union opérative de l’intellect avec le corps. (a) Premièrement, cette union tient au fait que l’on ne pense pas sans images et que l’intellect, donc, a besoin du corps pour intelliger ; (b) deuxièmement, cette dépendance au corps est une dépendance objective et non subjective : le corps est requis comme pourvoyeur d’image, et non pas comme lieu du concept

16 ; (c) 13. Voir SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 81, 79-80. 14. Voir ibid., III, p. 83, 40 sq : « Supponit enim quod potentia vegetandi et <potentia>

sentiendi pertineant ad illam substantiam ad quam pertinet potentia intelligendi, quod non est verum secundum Philosophum et Themistium eius expositorem, et inferius inquiretur. »

15. Voir ibid., III, p. 84, 49 sq : « Thomas etiam intentum non arguit, sed solum quaerit eius ratio quomodo compositum materiale intelligeret, ut homo, si anima intellectiva in essendo sit separata a materia et corporeo. Iam autem hoc dicetur quando assignabitur qualiter anima intellectiva est unita corpori et qualiter ab eo est separata. Et iterum, apparet hominem ipsum non intelligere ex causa quam assignat : quia, si sic, non solum homo ipse intelligeret, sed pars materialis huius compositi, adeo quod intelligere esset in corpore et in organo, ut etiam prius dictum est. »

16. Nous avons tâché de montrer ailleurs que cette distinction était immédiatement thomasienne, et qu’elle dérivait d’Averroès ; voir J.-B. BRENET, « Corps-sujet, corps-objet. Notes sur Averroès et Thomas d’Aquin dans le De immortalitate animae de P. Pomponazzi », dans J. BIARD et Th. GONTIER (dir.), Pietro Pomponazzi entre traditions et innovations, Amsterdam/Philadelphia, Grüner, p. 11-28 ; ID., « Sujet, objet, pensée

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troisièmement, cette union est naturelle puisque c’est la nature même de l’intellect qui l’incline vers le corps, c’est-à-dire qui l’ordonne à la réception, via l’abstraction, de ses phantasmes

17. Sans rien détailler, c’est de cela que Siger s’autorise pour conférer à

l’intellect la fonction d’un opérant intrinsèque. L’expression, toutefois, revêt sans doute un sens précis, qu’elle tient de ce qui pourrait constituer l’un de ses champs d’application d’origine : la cosmologie. Siger y fait explicitement référence dans l’une de ses réponses pour défendre l’extension de la notion de « forme »

18. Contre une lecture naïvement localisante, l’idée serait que l’intellect est « intrinsèque » en tant qu’il opère l’intellection à la façon dont l’intelligence céleste, en tant qu’elle opère le mouvement de cyclophorie, est elle-même « intrinsèque ». Or, cette dernière n’est pas intrinsèque au corps céleste qu’elle meut parce qu’elle se trouverait en lui (en vertu d’une localisation par l’effet, où l’on dirait de la chose qu’elle se trouve en un sens là où elle agit) ; elle est intrinsèque au tout qu’elle forme avec lui, le ciel, en tant que, par nature, elle est destinée à le mouvoir d’une manière déterminée

19.

personnelle : l’Anonyme de Giele contre Thomas d’Aquin », art. cité ; nous en détaillons les sources rushdiennes dans Les Possibilités de jonction, op. cit.

17. Voir SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 84, 57 sq : « Dicendum est igitur aliter secundum intentionem Philosophi, quod anima intellectiva in essendo est a corpore separata, non ei unita ut figura cerae, sicut sonant plura verba Aristotelis et eius ratio ostendit. (a) Anima tamen intellectiva corpori est unita in operando, cum nihil intelligat sine corpore et phantasmate, in tantum quod sensibilia phantasmata non solum sunt necessaria ex principio accipienti intellectum et scientiam rerum, immo etiam iam habens scientiam considerare non potest sine quibusdam formis sensatis, retentis et imaginatis. Cuius signum est quod, laesa quadam parte corporis, ut organo imaginationis, homo prius sciens scientiam amittit, quod non contingeret nisi intellectus dependeret a corpore in intelligendo. Sunt igitur unum anima intellectiva et corpus in opere, quia in unum opus conveniunt ; (b) et cum intellectus dependeat ex corpore quia dependet ex phantasmate in intelligendo, non dependet ex eo sicut ex subiecto in quo sit intelligere, sed sicut ex obiecto, cum phantasmata sint intellectui sicut sensibilia sensui. (c) Et est attendendum quod, cum illa quae habent opus commune non qualitercumque se habentia illud exerceant, quod intellectus per naturam suam unitus est et applicatus corpori, natus intelligere ex eius phantasmatibus. »). Sur cette notion d’« inclination », voir J.-B. BRENET, Les Possibilités de jonction, op. cit. ; et M. LENZI, qui replace les positions pré-thomistes dans la longue durée : Anima, forma e sostanza : filosofia e teologia nel dibattito antropologico del XIII secolo, op. cit., passim.

18. Voir SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 86, 9 sq : « Unde et ipsa corpora caelestia dicuntur movere se propter hoc quod altera pars eorum movetur ab intrinseco movente. » La pertinence du rapprochement – par ailleurs courant dans la scolastique, héritière de la falsafa – se confirme si l’on songe à ses Quaestiones in physicam, II, 3 (voir ID., Écrits de logique, de morale et de physique, éd. B. C. Bazán et A. Zimmermann, Louvain-Paris, Publications universitaires – Béatrice-Nauwelaerts, 1974, p. 154-155). On y revient plus bas.

19. Voir J.-B. BRENET, Transferts du sujet…, p. 72-84 ; A. DE LIBERA, L’Unité de l’intellect…, p. 262 sq. Il faut donc bien entendre le passage cité supra : lorsque Siger affirme qu’on dit des « corps célestes » qu’ils se meuvent pour cette raison que « leur autre partie est mue par un moteur intrinsèque », « corps céleste » désigne le tout

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C’est probablement de cela qu’il s’agit : l’intellect humain, lui aussi, est destiné à produire du concept sur la base des phantasmes du corps humain qu’il requiert comme objet ; et dans cette mesure, il compose avec le corps un tout : l’homme. L’intellect, par conséquent, est opérant intrinsèque en tant qu’il est une « partie » de l’homme naturellement ordonnée à l’accomplissement d’une œuvre commune avec le corps, son corrélat.

Dans quelle mesure, toutefois, i. e. nonobstant la coupure ontologique, cela règle-t-il le problème de l’attribution individuelle de la pensée ? C’est l’autre souci de Siger, qui trouve une réponse explicite : cela tient au fait qu’en ce cas (en ce cas aussi, contrairement à ce que Thomas voudrait faire accroire) l’acte de la partie s’attribue au tout, c’est-à-dire, en l’occurrence, que l’acte de l’opérant intrinsèque s’attribue au tout qu’il compose avec ce à quoi il se rapporte au sein de ce tout. Quoique sans inhérence, l’union par nature que l’operans forme avec « son » corps y suffit. Il sera vrai de dire que l’homme pense, par conséquent, sous le rapport de sa partie qu’est l’intellect dont l’acte, en vérité, vaut pour le composé entier.

Tout est bien qui finit bien, en somme. Siger s’évite à ses yeux le double écueil du matérialisme et du dualisme strict : l’intellect n’est pas une forme matérielle, non plus qu’une substance ontologiquement séparée qui n’entrerait dans aucune forme de composition naturelle avec le corps : dans son rapport intellectuel au corps, il est un opérant intrinsèque qui fait advenir, en dépit de la coupure dans l’être, une unité sui generis : l’homme, lequel se voit attribuer par transfert métonymique l’opération de cet acteur du dedans qu’est pour lui l’anima intellectiva. L’operans intrinsecum apparaît de ce point de vue comme le concept majeur d’une troisième voie, fidèle à Aristote, qui parvient à articuler l’idée nécessaire de la séparation in esse à celle de l’intellect comme « partie » de l’âme, comme partie de l’homme, et même, conformément à la définition générale de l’âme donnée dans le De anima, fût-ce en un sens large et presque équivoque, à celle de l’intellect comme « forme » et « perfection », puisque, comme Siger le note à la fin de son raisonnement, « chez les philosophes » (apud philosophos), les moteurs intrinsèques, ou les opérants intrinsèques sont bien appelés « formes » et « perfections » de ce à quoi ils se rapportent.

Ce qui précède ne fut presque qu’une lecture du texte, dont ces deux passages du De anima intellectiva ramassent l’essentiel :

Ce qu’on a dit montre désormais clairement comment l’acte d’intelliger est attribué non seulement à l’intellect, mais aussi à l’homme. Cela, en

composé de l’intelligence motrice et de l’orbe proprement dite auquel, dans la phrase, renvoie « l’autre partie ».

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effet, n’est pas dû au fait que l’acte d’intelliger est dans le corps 20, ni au

fait que les phantasmes sont dans le corps 21, mais <tient à ceci que>,

lorsque l’homme intellige, cela se produit, en vérité, selon <cette> partie de lui qu’est l’intellect ; or

22 l’intellect, lorsqu’il intellige, est par sa nature <même> un opérant intrinsèque relativement au corps, et les opérations des opérants intrinsèques – qu’il s’agisse de mouvements, ou d’opérations sans mouvement – sont attribuées aux [êtres] composés de l’opérant intrinsèque et de ce relativement à quoi ce dernier opère ainsi intrinsèquement ; et bien plus, même : chez les philosophes, on dit des moteurs intrinsèques, ou des opérants de manière intrinsèque relativement à certaines choses, qu’ils sont leurs formes et leurs perfections.

[…]

C’est pourquoi il faut considérer que nous disons que c’est l’homme lui-même qui voit, alors pourtant que c’est seulement dans l’œil qu’est la vision et non dans les autres parties de l’homme, comme par exemple dans le pied ; et il n’est pas vrai de dire que le pied voit ; et si l’œil, en quoi seul est la vision, n’était pas uni aux autres parties, on ne pourrait attribuer la vision à ce tout fait de l’œil et des autres parties. C’est aussi de cette manière que l’homme intellige, bien que l’intellection soit seulement dans l’intellect et non dans le corps (ce pourquoi le corps n’intellige pas alors que le corps sent) : l’homme lui-même intellige selon <l’une de ses> parties, de même qu’il voit selon <l’une de ses> parties. Cependant, le mode d’union de la partie qui voit avec les autres parties du tout qui voit est autre que le mode d’union de la partie qui intellige avec les autres parties du tout qui intellige. <Cette> union est toutefois suffisante pour que ce qui est inhérent à une partie soit, par cette partie, attribuée au tout.

23

20. Ce qui serait, selon Siger, l’absurde conclusion de la position thomasienne. 21. Ce qui serait la thèse d’Averroès, selon Thomas d’Aquin, i. e. la doctrine des

« deux sujets » de l’espèce intelligible. 22. La traduction du « unde », et de la séquence qu’il commande (jusqu’au « immo

etiam ») n’est pas évidente. Notre traduction est une proposition. 23. SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 85, 76 sq (nous soulignons) : « Et

apparet iam ex dictis qualiter non solum intellectui, sed etiam homini attribuatur intelligere. Hoc enim non est quia intelligere est in corpore, nec qui phantasmata sunt in corpore, sed cum homo intelligat, hoc est verum secundum partem eius quae est intellectus. Unde quia intellectus in intelligendo est operans intrinsecum ad corpus per suam naturam, operationes autem intrinsecorum operantium, sive sint motus, sive sint operationes sine motu, attribuuntur compositis ex intrinseco operanti et eo ad quod sic intrinsece operatur, immo etiam apud philosophos intrinseci motores, vel intrinsece ad aliqua operantes, formae et perfectiones eorum appelantur. […] Unde considerandum quod hominem ipsum dicimus videre, cum tamen visio sit in solo oculo et non sit in aliis partibus hominis, ut in pede ; nec est verum dicere pedem videre ; et nisi oculus in qua solo est visio unionem haberet ad alias partes, non esset attribuere cuidam toti ex oculo et partibus aliis videre. Sic et homo intelligit, cum tamen intelligere sit in solo intellectu et non in corpore ; unde nec corpus intelligit quamquam corpus sentiat ; homo autem ipse

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Une chose est évidente : Siger, ici, livre une riposte pied à pied au De unitate intellectus de Thomas d’Aquin. Sans rouvrir le dossier

24, il nous faut en rappeler brièvement certaines pièces.

II. LA CONTESTATION DU DE UNITATE INTELLECTUS

Dans sa troisième partie, l’Aquinate, avant de la récuser, formule comme suit la position (possible) de certains « averroïstes »

25 qui, conscients des impasses de la noétique rushdienne, auraient tenté d’y remédier en frayant une autre voie

26 : a) l’intellect est uni au corps comme moteur ; b) l’homme individuel est le composé de cet intellect et de ce corps ; c) dans cette union par agrégation d’un moteur (l’intellect) et d’un mû (le corps), l’acte de la partie s’attribue au tout ; d) de même donc, que l’acte de l’œil (partie de l’homme) est attribué à l’homme (le tout composé de cet œil et du reste des organes), l’acte de l’intellect (partie motrice de l’homme) est attribué à l’homme (le tout composé de cette partie intellective motrice et de son mobile, le corps) : l’homme pense, ainsi, parce que (i) l’intellect pense, que (ii) cet intellect, à titre de moteur, est une partie de lui, et que (iii) l’acte de la partie est l’acte du tout ; e) enfin, pour l’établir, le confirmer, l’illustrer, on pourrait vouloir

intelligit secundum partem, sicut videt secundum partem. Modus tamen unionis partis videntis ad alias partes in toto vidente alius est quam modus unionis partis intelligentis ad alias partes in toto intelligente. Sufficiens tamen est unio ad hoc ut quod parti inest, per partem toti attribuatur. »

24. Voir avant tout l’ouvrage cité supra d’A. DE LIBERA, L’Unité de l’intellect. Commentaire du De unitate intellectus contra averroistas de Thomas d’Aquin.

25. Le terme, ici, n’apparaît pas, mais les averroista, ce sont eux. Et si c’est bien le cas, il est intéressant de noter qu’aux yeux de Thomas, ces épigones ne bégaient pas, mais tâchent – en vain, certes – de se démarquer.

26. Voir, en effet, THOMAS D’AQUIN, L’Unité de l’intellect contre les averroïstes, suivi des Textes contre Averroès antérieurs à 1270. Texte latin, traduction, introduction, bibliographie, chronologie, notes et index par A. DE LIBERA, dans ID., Contre Averroès, Paris, GF-Flammarion, 1994, § 66, p. 141 : « Comprenant que selon la voie d’Averroès, il était impossible de soutenir que cet homme-ci pense, certains se sont engagés dans une autre voie. Ils disent que l’intellect est uni au corps comme un moteur (intellectus unitur corpori ut motor). Donc, l’intellect appartient à cet homme-ci dans la mesure où l’intellect et le corps ont une unité qui est celle d’un moteur et d’un mû (in quantum ex corpore et intellectu fit unum ut ex mouente et moto, intellectus est pars huius hominis) ; c’est pourquoi l’opération de l’intellect est attribuée à cet homme-ci : au sens précis où l’opération de l’œil, qui est de voir, est aussi attribuée à l’homme (operatio intellectus attribuitur huic homini, sicut operatio oculi que est uidere attribuitur huic homini) » (nous reprenons ces textes plus bas). Pour les historiens, l’une des questions est de savoir qui vise Thomas, et quels textes, donc, soutiennent avant le De unitate intellectus ce que le § 66 reformule et dénonce. La seule référence aux Quaestiones in tertium de anima de Siger n’apporte pas une réponse satisfaisante. L’Aquinate serait-il l’inventeur de ce qu’on lui opposera ? C’est ce que suggère A. DE LIBERA, L’Unité de l’intellect…, p. 248 sq ; on lit notamment, p. 254 : « une fois de plus, donc, le De unitate définit pour les averroïstes la doctrine à soutenir… s’ils veulent être averroïstes ».

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 11

choisir, outre le modèle de l’œil, un paradigme cosmologique : après avoir posé que l’homme pense par son intellect comme il voit par son œil, on dirait ainsi qu’il pense par son intellect comme le ciel, composé d’une intelligence séparée et d’une sphère, pense par son intelligence motrice.

À cela, que répond Thomas ? Que rien ne tient. a) Cette pseudo-unité par agrégation d’un moteur et d’un mû dont on prétend qu’elle vaut pour l’homme n’en fait pas un véritable étant

27 ; b) dans cette mesure, l’homme, comme tout, n’agit pas – car seul peut agir un véritable étant ; c) et l’acte de sa prétendue partie intellective (l’intellect-moteur) ne saurait s’attribuer au tout (l’homme), puisque c’est seulement dans un véritable étant (i. e. véritablement un, et non seulement d’une unité opératoire) que l’acte de la partie est l’acte du tout ; d) si donc l’intellect s’unit au corps comme moteur (ainsi que ces « averroïstes » l’imaginent), ce n’est pas le modèle de l’œil qu’on peut convoquer (puisque l’union de l’œil au reste du corps et de l’homme n’est pas motrice), mais celui du pilote et du navire ; e) or nul ne dira que la pensée du pilote, en tant qu’il est la partie motrice du tout qu’il forme avec le navire, constitue l’acte de ce tout : cette pensée (un acte immanent, et non une opération transitive) reste sienne, sans transfert ni extension ; f) et mobiliser un paradigme cosmologique, en prétendant que l’homme (composé de l’intellect-moteur et du corps) pense comme pense le ciel (composé de l’intelligence-motrice et de la sphère), est une assumptio difficilioris où l’on voudrait, dans un absurde renversement de méthode, rendre compte de l’obscur par du plus obscur encore

28.

27. Voir ce que THOMAS D’AQUIN écrit contre Platon, par exemple dans ses

Quaestiones disputatae de anima, éd. B.-C. Bazán, Roma-Paris, Commissio Leonina- Éd. du Cerf, 1996, q. 11, p. 98-99, 160-179 : « Posuit enim Plato quod anima unitur corpori ut motor tantum et non ut forma ; dicens eam esse in corpore sicut nauta in naui […] Set secundum hoc, cum ex motore et mobili non fiat unum simpliciter et per se, homo non esset unum simpliciter et per se, neque animal ; neque esset generatio aut corruptio simpliciter cum corpus accipit animam uel amittit. Vnde oportet dicere quod anima unitur corpori non solum ut motor, set ut forma ».

28. Voir THOMAS D’AQUIN, De unitate intellectus, éd. de Libera, § 68, p. 143 : « Ainsi donc si tu dis que Socrate n’est pas quelque chose d’un au sens absolu (unum quid simpliciter), mais quelque chose d’un par agrégation d’un moteur et d’un mû (unum quid aggregatione motoris et moti), il en résultera de nombreux inconvénients. Premièrement parce que, comme toute chose est indissolublement une et être, il s’ensuit que <s’il n’est qu’un agrégat> Socrate ne sera pas un être (non sit aliquid ens), qu’il n’appartiendra à aucune espèce ni à aucun genre et qu’en outre il sera incapable de toute action (non habeat aliquam actionem), puisque seul un être a une action (actio non est nisi entis). D’où, comme nous ne disons pas que la pensée du pilote (intelligere naute) soit la pensée du tout constitué par le pilote et par le navire, mais bien seulement celle du pilote, de même, la pensée <de Socrate> ne sera pas l’acte de Socrate, mais seulement l’acte de l’intellect utilisant le corps de Socrate : en effet, c’est seulement dans un tout qui est une <vraie> unité et un <vrai> être que l’action de la partie est aussi l’action du tout (in solo enim toto quod est aliquid unum et ens, actio partis est actio totius). Et si quelqu’un

12 JEAN-BAPTISTE BRENET

C’est sur cela, donc, que prétend renchérir la thèse de Siger qu’on a vue. Dans son principe, cette riposte est simple : elle consiste à valider avec Thomas l’idée que l’homme pense, et qu’il pense par sa partie (formelle), l’intellect, dont l’acte s’attribue au tout, mais à contester que le type d’unité in essendo entre l’intellect et le corps exigé par l’Aquinate constitue la condition nécessaire de cette attribution métonymique

29. Pour Siger, en effet, contrairement à ce qu’affirme le De unitate intellectus (qui dévalorise sans nuance l’union par agrégation du moteur et du mû), l’unité naturelle in operando qu’on trouve entre l’operans intrinsecum et son corps suffit à l’assurer tout autant

30. Comment apprécier cette réponse ? Quelle est, si l’on ose, sa

pertinence ? On peut en discuter sous des angles divers. Une chose frappe, d’abord, qui pourrait mettre sur une voie

31 : des points de ressemblance entre la position sigérienne et celle de penseurs pré-thomistes, comme Hugues de Saint-Cher ou Jean de la Rochelle

32. Hugues, par exemple, lorsqu’il tâche de saisir l’essence de l’âme (humaine) et d’établir ce qui la distingue de l’ange

33, fait immédiatement

s’exprime autrement, il s’exprime improprement. Et si tu rétorques que le type de <pensée que tu attribues à Socrate> est celui qui permet au ciel de penser par <la pensée de> son moteur (hoc modo celum intelligit per motorem suum), tu supposes le plus difficile <pour justifier le plus facile>, car le rôle de l’intellect humain est de nous servir d’intermédiaire pour arriver à la connaissance des intelects supérieurs et non l’inverse. » Voir THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae Ia, q. 76, a. 1, resp. ; éd. Léonine, Rome, 1889, p. 209 : « si vero Socrates est totum quod componitur ex unione intellectus ad reliqua quae sunt Socratis, et tamen intellectus non unitur aliis quae sunt Socratis nisi sicut motor ; sequitur quod Socrates non sit unum simpliciter, et per consequens nec ens simpliciter ; sic enim aliquid est ens, quomodo et unum. »

29. Il faudrait dire d’abord – mais nous y venons plus bas – que Siger conteste la grille thomasienne selon laquelle les averroïstes, ces déçus des « deux sujets » rushdiens, défendraient l’idée (platonicienne) que l’intellect est le moteur du corps : car l’operans « intrinsecum » n’est pas, croyons-nous, un motor « intrinsecus », ou ne se laisse pas tout bonnement rabattre sur le modèle dynamique de la motricité.

30. SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 87, 29 sq : « Sed ad hoc quod intelligere sit homini propria operatio, non oportet quod ipsius hominis compositi substantia a qua est intelligere uniatur alteri parti compositi ut figura cerae, sed sufficit quod modo praedicto. »

31. Nous le suggérions au départ, et cela, pour lui-même, fait l’objet d’un autre travail.

32. C. Bazán l’avait noté dans un article de 1975 (extrait de sa thèse : La Noétique de Siger de Brabant, Louvain, 1971 ; à paraître chez Vrin) : « La union entre el intelecto separado y los individuos segun Sigerio de Brabante », Patristica et Mediaevalia 1 (1975), p. 5-35, ici p. 19, n. 61. Mais son renvoi (JEAN DE LA ROCHELLE, Summa de anima, I, 50, p. 203 de l’édition Domenichelli, Prato, 1882 ; JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa, c. 17, 10, éd. Buytaert, New York-Louvain-Paderborn, The Franciscan Institute-E. Nauwelaert-F. Schöningh, 1955, p. 71-72), qui concerne plutôt la localisation de la substance immatérielle, n’est pas le nôtre.

33. Voir HUGUES DE SAINT-CHER, De anima, I, éd. M. Bienak (« Una questione disputata di Ugo di St.-Cher sull’anima. Edizione e studi dottrinale », Studia Antyczne i Mediewistyczne 37 [2004], p. 127-184 : « primo quid sit anima secundum diffinitionem et secundum essentiam et in quo differat ab angelo. »).

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 13

face à la définition de Némésius 34 : « l’âme est une substance

incorporelle régissant le corps » 35, laquelle paraît valoir aussi pour l’ange

et annuler entre eux, par conséquent, toute différence essentielle ; en réponse, il propose de disjoindre deux regimina corporis :

Ad primum ergo dico quod definitio Remigii convenit angelo, sed duplex est regimen corporis : intrinsecus quod attenditur secundum perfectionem et motum et sensum, aliud extrinsecus quod attenditur secundum motum solum. Primo modo anima est regitiva corporis, movet enim et perficit et sensificat illud. Secundo modo angelus : non enim angelus perfectio est corporis quod assumit, sed motor eius.

36

Si donc l’âme humaine, comme l’ange, « régit » un corps, leur mode de rection, leur régime, manifeste l’hétérogénéité de leurs quiddités : le regimen de l’ange, en effet, est « extrinsèque » (extrinsecus), et n’est rien qu’un rapport moteur (secundum motum solum) ; celui de l’âme rationnelle, en revanche, est « intrinsèque » (intrinsecus) et revient non seulement à « mouvoir » le corps, mais à le « parfaire » (perficere) et, littéralement, à le « sensifier » (sensificare). Retenons cela : que l’âme humaine, comme le veut la définition aristotélicienne dont on doit compléter – note Hugues – celle de Némésius

37, est une perfection intrinsèque pour son corps ; et ajoutons qu’elle le doit à l’aptitude naturelle qui la porte à s’unir à lui, tandis que l’ange est un esprit strictement non unibilis

38. On le retrouve, peu ou prou, chez Jean de la Rochelle. Si l’esprit

humain est un « moteur », dit Jean, c’est un moteur « naturel » (motor naturalis), i. e. incliné par nature au corps dont il est l’esprit

39, et, dans cette mesure, à la différence de l’ange capable d’assumer et de mouvoir un corps sans lien naturel, c’est « un moteur intrinsèque naturel et

34. « Remigius », dans le texte. 35. NÉMÉSIUS D’EMÈSE, De natura hominis. Traduction de Burgundio de Pise, éd.

G. Verbecke et J. R. Moncho, Leiden, Brill, 1975, chap. 2, 23-50. Voir l’argument chez Hugues : « Remigius sic diffinit : ‟Anima est substantia incorporea regens corpus” et videtur quod haec diffinitio conveniat angelo, nam angelus est substantia incorporea regens corpus, maxime <secundum eos> qui dicunt angelos corpora aeria vel aetherea. »

36. HUGUES DE SAINT-CHER, De anima, I, éd. M. Bienak, p. 168, 11-13. Nous soulignons.

37. Voir HUGUES DE SAINT-CHER, De anima, I, éd. M. Bienak, p. 156. 38. Voir ibid. : « sed anima est spiritus unibilis, angelus vero spiritus omino non

unibilis, unde angelus ita est substantia quod non perfectio, anima vero ita substantia quod perfectio alterius, scilicet corporis organici… ».

39. JEAN DE LA ROCHELLE, Summa de anima. Texte critique avec introduction, notes et tables par J. G. BOUGEROL, Paris, Vrin, 1995, I, 2, 7, p. 57-58, 12-18 : « angelus ad corpus assumptum unitur ut motor uoluntarius ; ideo quando uult ipsum deponit. Spiritus uero humanus ut motor naturalis, aut quadam necessitate naturali alligatur inclinacionis, et propter hoc se habet ad corpus ut rex uel rector, quadam necessitate amoris et gubernacionis regno alligatus, et propter hoc ei soli conuenit predicta diffinicio, scilicet ‘substantia incorporea regens corpus’ ». Nous soulignons.

14 JEAN-BAPTISTE BRENET

conjoint » (motor intrinseco naturali et coniuncto) 40. La naturalité de ce

rapport, du reste, doit être soulignée : elle explique que c’est le composé d’âme et de corps qui agit, et non pas seulement l’âme. Le corps, en effet, n’est pas un « instrument » pour l’esprit, c’est un « organe », et de cette organicité – qu’illustre ici la pupille dans l’acte de vision – dérive l’attribution de l’acte au tout qu’il intègre :

Dicendum est quod differencia est inter organum et instrumentum ; in hoc tamen conueniunt quod utrumque est illud quo artifex exercet suum opus ; instrumentum autem est separatum secundum esse ab artifice et coniunctum secundum operacionem, ut patet in dolabra et secante. Organum uero est coniunctum et quantum ad esse et quantum ad operacionem, ut pupilla uirtuti uisiue : pupilla enim organum est, uirtus autem uisiua quasi artifex per quod exercetur operacio, silicet uidere. Quando sic est operacio, non attribuitur organo, nec uirtuti, sed tercio quod ex hiis coniunctis efficitur.

41 On ne saurait dire, assurément, que c’est ce que réactive Siger – chez

qui, qu’il suffise de le rappeler, l’intellect est séparé in essendo 42. Reste

que plusieurs notions (l’intrinsécéité, la propension naturelle à l’union, l’opérativité du tout, etc.) sont là, fécondes, qu’un maître comme lui, porté d’un aristotélisme mieux assimilé, pouvait réinvestir et sans doute reconfigurer. C’est ce qu’on veut voir en suivant le fil de l’analogie cosmologique.

Comme on l’a rappelé, Siger, sans qu’il en dise trop (et peut-être sans qu’il aille trop loin), assume en partie cette référence aux cieux pour penser l’intellection humaine. C’est manifeste dans sa réponse au premier argument contestant, au nom de sa dimension formelle, la séparation in esse de l’intellect : tout ce qui agit, dit l’argument, agit en vertu de sa forme et non par quelque chose qui lui serait séparé dans l’être ; or, l’homme pense, et il le fait par son âme intellective ; donc, son âme intellective est sa forme et, dans cette mesure, elle ne saurait être séparée

43. La réponse de Siger, sans surprise (et dans l’esprit d’Averroès 40. Voir JEAN DE LA ROCHELLE, Tractatus de divisione multiplici potentiarum animae,

éd. P. Michaud-Quantin, Paris, Vrin, 1964, I, 8, p. 63, 356. 41. JEAN DE LA ROCHELLE, Summa de anima, I, 6, 40 (« De modo unionis »), p. 126-127,

85-94. 42. Le rapprochement est plus pertinent, en revanche, avec l’« averroïsme » d’un

Thomas Wylton qui défend, lui, que la séparation de l’intellect désigne son non-mélange et non l’indépendance de son être-substance ; voir J.-B. BRENET, Les Possibilités de jonction.

43. SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 77, 8 sq : « Omne quod agit et operatur agit per suam formam, et non agit aliquid per illud quod est ab eo in esse separatum. Nunc autem, non tantum anima intelligit, sed etiam ipse homo per animam intellectivam. Ergo anima intellectiva est hominis forma et perfectio, et non ab eo in esse separata. Praeterea, homo est homo per intellectum, quod non contingeret si intelleetus non esset hominis forma. »

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 15

lui-même 44, du reste, lequel, comme on sait, n’est plus cité), repose sur

l’extension de la notion de forme : « lorsqu’on dit, écrit le maître brabançon, qu’‟une chose agit par sa forme”, ‟forme” doit s’entendre au sens large, de sorte que l’opérant intrinsèque relativement à <sa> matière soit dit forme <lui aussi>. De là vient que les corps célestes eux-mêmes sont dits aussi se mouvoir pour cette raison que leur autre partie est mue par un moteur intrinsèque »

45. Cette dernière phrase paraît fonder un rapprochement entre l’intellection de l’homme, composé de l’intellect (à titre d’opérant intrinsèque) et du corps, et l’auto-motion du ciel, composé de l’intelligence (elle-même séparée dans l’être, mais par nature unie in operando) et de la sphère, comme si s’analysait de la même façon la vérité de ces deux propositions : « l’homme pense », d’un côté, et « le ciel se meut », de l’autre. Or, cela, qui donne à la cosmologie de cautionner la noétique humaine, suggère un scénario remarquable.

III. THOMAS D’AQUIN, SOURCE DE LA CRITIQUE SIGÉRIENNE ?

Il apparaît d’abord que c’est Thomas d’Aquin lui-même, paradoxalement, qui pouvait, pour certains aspects, en fournir l’idée à Siger

46. Qu’on songe à ces textes de la Somme de théologie : Ia, q. 70, a. 3, ad 4 et 5. L’article 3 demande si les luminaires du ciel sont animés (utrum luminaria caeli sint animata). Semblable à celle des Questions sur les créatures spirituelles (a. 6), la réponse de l’Aquinate est claire

47 : elle revient à conclure qu’on doit s’accorder sur le sens du mot « âme » lorsqu’on demande si les cieux sont « animés » : si l’on entend par là une âme semblable à l’âme végétative et sensitive des animaux ici-bas, la

44. Voir J.-B. BRENET, Les Possibilités de jonction. 45. SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 86, 7 sq : « Ad primum in

oppositum dicendum est quod cum dicitur : « aliquid agit per suam formam », extensive debet accipi forma, ut et intrinsecum operans ad materiam forma dicatur. Unde et ipsa corpora caelestia dicuntur movere se propter hoc quod altera pars eorum movetur ab intrinseco movente. »

46. Voir A. PETAGINE, Aristotelismo difficile…, p. 218 sq. L’auteur a raison de développer conjointement une référence à Albert le Grand, dont nous ne dirons rien ici ; il manque de précision, toutefois, dans l’analyse de la position qu’il prête à Thomas (p. 221) et dont il dit que Siger la relance : comme nous le montrons plus bas, en effet, on ne peut soutenir, en toute rigueur, que, chez l’Aquinate, « il cielo muove se stesso, proprio perché l’intelligenza va considerata principio intrinseco rispetto al corpo celeste, così che, in questo caso, l’azione dell’agente principale può essere attribuita in modo conveniente al composto » : l’action de l’agent principal n’est pas de se mouvoir ; voir infra. Sur Albert, voir notamment E. COCCIA, « Intellectus siue intelligentia. Alberto Magno, Averroè e la noetica degli arabi », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie 53 (2006) 1/2, p. 133-187.

47. Voir notre présentation dans THOMAS D’AQUIN, Les Créatures spirituelles, introduction, traduction et notes par J.-B. BRENET, Paris, Vrin, 2010, p. 31-36. Pour une juste analyse de l’évolution de Thomas sur l’animation des cieux, voir l’introduction de C. BAZÁN, dans THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de anima, op. cit., p. 19*-20*.

16 JEAN-BAPTISTE BRENET

réponse est négative : les corps célestes en sont dépourvus 48 ; si, en

revanche, on entend « âme » en un sens équivoque pour désigner une substance strictement spirituelle n’ayant au corps qu’un rapport moteur

49, la réponse est cette fois positive, et l’on pourrait dire, mais aequivoce, qu’un ciel est « animé » dans la seule mesure où, par contactum virtutis (puisqu’aucun rapport formel n’est requis), cette substance séparée le meut

50. C’est la thèse majeure ; mais le détail des objections est notable. Car

ceux qui défendent l’idée d’une âme céleste comprise comme une âme immanente disent au moins deux choses : premièrement (arg. 4)

51, si l’on suit Aristote, que le mouvement céleste est « naturel » ; deuxièmement, toujours selon Aristote, que ce qui est naturel procède d’un « principe

48. Le raisonnement de l’Aquinate est commandé, en effet, par ce principe : « materia

est propter formam ». Étant donné que les corps célestes sont incorruptibles et sans diversité organique, s’ils étaient animés, ils ne sauraient l’être par des âmes végétatives et sensitives. « Relinquitur ergo », conclut Thomas dans un premier temps, « quod de operationibus animae nulla potest competere animae caelesti nisi duae, intelligere et movere » (Ia, q. 70, a. 3 ; éd. Léonine, p. 180).

49. Ce ne peut être pour l’intelliger, en effet, que cette substance pourrait avoir besoin du corps céleste ; car une substance intellectuelle ne s’unit à un corps pour intelliger que si elle a besoin des données sensibles pour penser et que ce corps est en mesure de les lui fournir, ce qui, ici, n’est pas le cas ; voir ibid., p. 180 : « intellectualis […] operatio, cum non exerceatur per corpus, non indiget corpore nisi inquantum ei per sensus ministrantur phantasmata. Operationes autem sensitivae animae corporibus caelestibus non conveniunt, ut dictum est. Sic igitur propter operationem intellectualem anima caelesti corpori non uniretur. »

50. Voir ibid., p. 180 : « Relinquitur ergo quod propter solam motionem. Ad hoc autem quod moveat, non oportet quod uniatur ei ut forma ; sed per contactum virtutis, sicut motor unitur mobili. Unde Aristoteles, libro VIII Physic., postquam ostendit quod primum movens seipsum componitur ex duabus partibus, quarum una est movens et alia mota ; assignans quomodo hae duae partes uniantur, dicit quod per contactum vel duorum ad invicem, si utrumque sit corpus, vel unius ad alterum et non e converso, si unum sit corpus et aliud non corpus. – Platonici etiam animas corporibus uniri non ponebant nisi per contactum virtutis, sicut motor mobili. Et si per hoc quod Plato ponit corpora caelestia animata, nihil aliud datur intelligi, quam quod substantiae spirituales uniuntur corporibus caelestibus ut motores mobilibus. » L’idée que l’union de l’âme au corps se fasse chez Platon par contactum virtutis revient fréquemment ; voir THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 57 ; éd. Léonine, Rome, Typis Riccardi Garroni, 1918, p. 406 : « Plato igitur posuit, et eius sequaces, quod anima intellectualis non unitur corpori sicut forma materiae, sed solum sicut motor mobili, dicens animam esse in corpore sicut nautam in navi. Et sic unio animae et corporis non esset nisi per contactum virtutis, de quo supra dictum est ». Et l’on retrouve la condamnation majeure (ibid., chap. 56, p. 403-404) : « Sic igitur substantia intellectualis potest corpori uniri per contactum virtutis. Quae autem uniuntur secundum talem contactum, non sunt unum simpliciter. »

51. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 70, a. 3, arg. 4 ; éd. Léonine, p. 180 : « Praeterea, motus caeli et caelestium corporum sunt naturales, ut patet in I de Caelo. Motus autem naturalis est a principio intrinseco. Cum igitur principium motus caelestium corporum sit aliqua substantia apprehensiva, quae movetur sicut desiderans a desiderato, ut dicitur in XII Metaphys. ; videtur quod principium apprehendens sit principium intrinsecum corporibus caelestibus. Ergo sunt animata. »

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 17

intrinsèque », et que, par conséquent, le principe moteur du corps céleste, s’il se meut naturellement, doit lui être intrinsèque, c’est-à-dire être une âme à proprement parler. À cela, que répond Thomas ? Ce qu’il dit souvent

52. Le mouvement céleste est certes naturel, mais ce n’est pas en raison de son principe actif (lequel, puisque c’est un intellect, est séparé et non pas intrinsèque) ; s’il l’est, c’est donc au regard de son principe passif, à savoir : la nature du corps céleste, qui le destine à telle motion par cet intellect

53. Voilà pourtant sur quoi l’Aquinate revient dans sa réponse à

l’objection suivante. Que dit l’objection 5 (en faveur, toujours, d’une animation des cieux) ? L’argument est celui-ci : le ciel est le premier mobile ; or, dans le genre des mobiles, ce qui est premier c’est ce qui se meut soi-même ; donc, le ciel se meut lui-même ; or, seuls se meuvent eux-mêmes les êtres animés ; donc, les cieux sont animés

54. Dans sa réponse, Thomas affirme deux choses. Premièrement, il répète que si les cieux se meuvent, ce n’est pas parce qu’ils sont composés d’une forme et d’une matière, mais seulement en tant qu’ils se constituent d’un moteur et d’un mobile : ils ne se meuvent donc que sous l’effet moteur d’une Intelligence séparée qui rejoint le corps par contactum virtutis. Deuxièmement, dans ce composé moteur-mobile, Thomas, revenant sur la question de la naturalité, pose qu’on peut dire que son mouvement est naturel aussi au point de vue du principe actif, lequel, sans être immanent, peut bien être considéré comme un principium intrinsecum. Voici le texte :

Ad quintum dicendum quod caelum dicitur movere seipsum, inquantum componitur ex motore et mobili, non sicut ex forma et materia, sed secundum contactum virtutis, ut dictum est. – Et hoc etiam modo potest

52. Sa réponse s’inscrit dans le cadre de Phys. VIII, 4, où l’on cherche à savoir

comment peuvent être dites mues « par nature » des choses qui, certes mues elles-mêmes, ne sont pas mues d’elles-mêmes mais par autre chose. La réponse repose sur deux textes d’Aristote : (a) Phys. VIII, 4, 255b29-30 (traduction, présentation, notes, bibliographie et index par P. PELLEGRIN, Paris, GF-Flammarion, 2000, p. 404) : « que dans ces conditions aucune de ces choses ne se meuve d’elle-même, c’est évident, mais <chacune> possède un principe de mouvement, non pas pour mettre en mouvement ni pour agir, mais pour subir » ; (b) Du Ciel I, 2, 268b 14-16 (trad. C. Dalimier et P. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 75) : « nous soutenons que tous les corps naturels sont aussi des grandeurs muables en elles-mêmes selon le lieu. Car nous disons que la nature leur est principe de mouvement ».

53. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 70, a. 3, ad 4 ; éd. Léonine, p. 181 : « Ad quartum dicentum quod motus corporis caelestis est naturalis, non propter principium activum, sed propter principium passivum ; quia scilicet habet in sua natura aptitudinem ut tali motu ab intellectu moveatur. »

54. Ibid., arg. 5 ; éd. Léonine, p. 180 : « Praeterea, primum mobile est caelum. In genere autem mobilium, primum est movens se ipsum, ut probatur in VIII Physic. : quia quod est per se, prius est eo quod est per aliud. Sola autem animata movent seipsa, ut in eodem libro ostenditur. Ergo corpora caelestia sunt animata. »

18 JEAN-BAPTISTE BRENET

dici quod eius motor est principium intrinsecum : ut sic etiam motus caeli possit dici naturalis ex parte principii activi ; sicut motus voluntarius dicitur esse naturalis animali inquantum est animal, ut dicitur in VIII Physic.

55 Qu’on imagine Siger prenant connaissance d’un tel passage

56, et le chapitre III de son De anima intellectiva s’éclaire d’un nouveau jour. Non seulement parce qu’il trouve de quoi forger ou légitimer la sienne expression d’opérant intrinsèque qu’il place au centre de son analyse, mais parce que, outre la lettre des formules, il semble pouvoir dériver de Thomas lui-même certains des concepts dont il a besoin pour défendre, contre Thomas, une noétique alliant séparation in esse, unité in operando, et attributivité de l’acte.

Que peut-il lire, en effet ? Que le moteur de la sphère est un intellect ; qu’à ce titre, il est ontologiquement séparé ; mais que, malgré cela, il est uni au corps qu’il meut dans l’unité de ce mouvement auquel, par nature, l’un et l’autre sont ordonnés ; que cet intellect-moteur, ainsi, constitue la partie motrice d’un tout dont le corps fait l’autre partie ; que sous cet angle, il peut bien être appréhendé comme principe « intrinsèque » et que, pour finir, c’est bien ce composé, moteur et mobile, qui, opérant comme tel, se meut

57. En désignant ce moteur intellectuel comme « principe intrinsèque »,

puis en défendant ainsi l’auto-motricité céleste, Thomas, de fait, pourrait bien avoir manqué de prudence, si l’on pense au rapatriement (ou à l’internalisation) de l’intellect humain extrinsèque que, par analogie, cela

55. Ibid., ad 5 ; éd. Léonine, p. 181 : « On dit que le ciel se meut lui-même en tant

qu’il est composé d’un moteur et d’un mobile, et non à la manière d’une forme et d’une matière, mais bien, comme nous l’avons dit, selon un contact virtuel (contactum virtutis). – Et de cette manière on peut dire également que son moteur est un principe intrinsèque ; en sorte que le mouvement du ciel peut, lui aussi, être dit naturel quant au principe actif. Tout comme on dit que le mouvement volontaire est naturel pour l’animal en tant qu’il est animal, selon Aristote. »

56. De fait, c’est exactement la thèse qu’il défend dans ses Quaestiones In Metaphysicam, V, q. 13 (« utrum natura sit principium motus in eo in quo est per se et non secundum accidens ») ; éd. Dunphy, Louvain-la-Neuve, Institut supérieur de Philosophie, 1981, p. 269, 1-6 : « et cum dicitur quarto quod, si natura est principium intrinsecum, tunc motus caeli non est naturalis quia caelum movetur a principio separato, dicendum quod motus caeli naturalis est natura passivi principii, quia caelum sic natum est moveri, et hoc est intrinsecum ; est etiam naturalis natura moventis principii, quia ipsum semper est sic natum movere, et unitum est mobili in ratione moventis ».

57. Même si les textes de l’Aquinate sur l’animation des cieux sont délicats et ne permettent aucune conclusion immédiate, voir celui-ci (où, de fait, nous lisons des hypothèses) : Somme contre les Gentils, III, 23, n. 3, trad. V. Aubin, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 104 : « le corps du ciel est mû par autre chose. Soit donc cette autre chose est entièrement séparée de lui (omnino separatum ab eo), soit elle lui est unie (ei unitum), de sorte que l’on dise que le composé ciel-moteur (compositum ex caelo et movente) se meut lui-même (dicatur movere seipsum), dans la mesure où l’une de ses parties est motrice, et l’autre mue (inquantum una pars eius est movens et alia mota)… » (nous soulignons).

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 19

pouvait suggérer aux « averroïstes » ou confirmer chez eux. Cajetan, d’ailleurs, laconique mais perspicace, a tôt fait de pointer la menace quand il écrit dans son commentaire : « dans la réponse au cinquième argument, il y a une difficulté, <celle de savoir> comment on peut dire <du ciel> qu’il est mû du dedans (ab intrinseco) si <l’intellect> n’est uni <au corps céleste> que comme moteur. Et cette difficulté concerne aussi bien Aristote qu’Averroès et d’autres »

58. Comment, en effet, peut-on le dire ? Pourquoi se risquer à poser qu’un principe moteur, seulement moteur, se trouve uni de l’intérieur ? C’est pourtant ce que fait Thomas d’Aquin, ouvrant la voie à cette idée, cheval de Troie de l’averroïsme, qu’un tout puisse être constitué de deux parties diverses dans l’être suffisamment unies pour qu’une action de l’ensemble, via l’une des « parties », se fasse.

Siger n’est pas sot, et s’engouffre, sans doute, dans cette brèche apparente. N’est-ce toutefois qu’un opportunisme, qui tiendrait à la singularité de ce texte de la Somme ? Nullement. Le problème est plus large et révèle, devant Thomas, un artien non seulement habile, mais philosophiquement cohérent. Car ce n’est pas isolément la Ia, q. 70, a. 3, ad 5 de l’Aquinate qui est en jeu ; c’est une partie de sa cosmologie et de sa lecture, en Physique VIII, de la motricité.

IV. LA MOTRICITÉ SELON THOMAS D’AQUIN : LECTURE DE PHYS. VIII, 4 ET 5

Pour la compréhension de l’operans intrinsecum et du transfert métonymique qu’il autorise (et plus largement : pour la querelle « averroïste »), la Physique offre plusieurs lieux-clés : Phys. IV, 3 (210a14 sq), par exemple, lorsqu’Aristote détaille en combien de manière on peut dire d’une chose qu’elle est « en » une autre, et que, illustrant l’un des cas, où l’« on parle du tout en fonction des parties », le Stagirite soutient qu’on peut affirmer de l’homme, pris comme tout, qu’il est savant parce que la partie rationnelle de son âme est savante

59 ; ou Phys. V, 1 (224a16 sq) – auquel Thomas d’Aquin se réfère, entre autres, dans sa Ia, q. 76, a. 1

60 –, lorsqu’Aristote décline les modalités du changement,

58. CAJETAN, In Sum. theol., Ia, q. 70, a. 3, ad 5 ; éd. Léonine, p. 181 : « in responsione

ad quintum, dubium est, quomodo potest dici moveri ab intrinseco, si unitur solum ut motor. Et est hoc dubium tam contra Aristotelem, quam Averroem et ceteros. »

59. Il écrit : « c’est en fonction de ces choses, qui sont des parties, du moins en tant qu’elles sont dans l’homme, que sont faites les appellations » (ARISTOTE, Physique, trad. Pellegrin, p. 212-213).

60. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 76, a. 1 ; éd. Léonine, p. 209 : « Attribuitur autem aliqua actio alicui tripliciter, ut patet per Philosophum, V Physic. : dicitur enim movere aliquid aut agere vel secundum se totum, sicut medicus sanat ; aut secundum partem, sicut homo videt per oculum ; aut per accidens, sicut dicitur quod album aedificat, quia accidit aedificatori esse album ». Et rappelons la position de

20 JEAN-BAPTISTE BRENET

expliquant que tout ce qui change ou meut, change ou meut (a) soit par accident, (b) soit quand quelque chose de lui, une partie, change ou meut (comme quand la main frappe et blesse, par exemple), (c) soit du fait qu’il se meut lui-même premièrement

61. C’est à ce texte-ci que répond le premier extrait de Phys. VIII, 4 que nous retenons.

Suivons-en le déroulement. En 254b7sq, Aristote commence par revenir sur les différentes manières de mouvoir et d’être mû, et propose une première distinction entre (A) les choses qui se meuvent ou sont mues « par accident » (κατἁ συμϐεϐηκός ; secundum accidens) (soit [a] du fait qu’elles appartiennent à des choses qui meuvent ou sont mues ; soit [b] du fait que c’est une de leur « partie », à proprement parler, qui meut ou est mue), et (B) celles qui meuvent ou sont mues « par elles-

Thomas : Socrate ne pense pas par accident, ni selon tout ce qu’il est : « reliquintur ergo quod intellectus quo Socrates intelligit, est aliqua pars Socratis ita quod intellectus aliquo modo corpori Socratis uniatur ». Voir ID., Sentencia libri De sensu et sensato, Roma-Paris, Commissio Leonina-Vrin, I, 17, p. 94, 109-123 : « Considerandum est quod, sicut Philosophus dicit in V Phisicorum [224a 21-24], tripliciter dicitur aliquid mouere aut moueri : uno modo per accidens, ut si dicamus musicum ambulare ; alio modo secundum partem, ut si dicamus hominem sanari quia oculus sanatur ; tercio modo primo et per se, quando aliquid mouetur aut mouet non quia una pars eius tantum mouetur aut mouet, set quia totum mouetur secundum quamlibet partem suam ; et similiter potest dici tripliciter aliquid sentiri : uno modo per accidens, sicut dulce uidetur ; alio modo secundum partem, ut si dicamus hominem uideri quia solum capud eius uidetur ; tercio modo primo et per se, scilicet non quia aliqua pars eius uideatur ». De même, voir ses Commentaria in octo libros Physicorum Aristotelis, V, l ; éd. Léonine, Romae, 1884, p. 228 : « Dicit ergo primo quod omne transmutans, idest transmutatum, tribus modis dicitur transmutari. Uno enim modo dicitur aliquid transmutari (1.1.) per accidens, sicut cum dicimus musicum ambulare, quoniam hic homo, cui accidit esse musicum, ambulat. (1.2) Alio modo dicitur aliquid transmutari simpliciter, quia aliqua pars eius mutatur, sicut omnia quae dicuntur mutari secundum partes. Et ponit exemplum in motu alterationis : dicitur enim sanari corpus animalis, quia sanatur oculus aut thorax, idest pectus, quae sunt partes totius corporis. (1.3) Tertio modo dicitur aliquid moveri, quod neque secundum accidens movetur, neque secundum partem, sed ex eo quod ipsum movetur primo et per se ; ut per hoc quod dicit primo, excludatur motus secundum partem ; per id quod dicit secundum se, excludatur motus per accidens. Hoc autem per se mobile variatur secundum diversas species motus ».

61. Voir ARISTOTE, Physique, V, 1, 224a21 sq ; trad. Pellegrin, p. 273 : « mais tout ce qui change change soit par accident, quand, par exemple, nous disons que le cultivé marche, parce que ce à quoi il appartient par accident d’être cultivé, c’est cela qui marche ; soit on dit simplement que <ce qui change> change du fait que quelque chose de lui change, par exemple tout ce qui est dit <changer> selon ses parties (en effet, <on dit que> le corps guérit parce que l’œil ou la poitrine guérit, et ce sont là des parties du corps en totalité) ; soit il existe quelque chose qui n’est mû ni par accident, ni du fait d’aucune de ses parties, mais par le fait de se mouvoir soi-même premièrement. Et c’est cela le mobile par soi, autre selon les différents mouvements, par exemple l’altérable, et dans l’altération le guérissable est différent du chauffable. Mais il en est de même en ce qui concerne le moteur. En effet, l’un meut par accident, un autre selon une partie du fait que l’une des choses parmi celles qui lui appartiennent <meut>, un autre <meut> par lui-même premièrement, par exemple d’un côté c’est le médecin qui gérit, de l’autre, c’est la main qui blesse. »

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 21

mêmes » (καθ’ αὑτἀ ; per se ipsa) 62. Ces dernières, à leur tour, sont

divisées en deux sous-groupes selon qu’elles meuvent ou sont mues (c) par leur propre action (ὑφ’ ἑαυτο ; a seipsis) ou (d) par l’action d’un autre (ὑπ’ ἄλλου ; ab alio), et Aristote ajoute – sans qu’on sache immédiatement si la nouvelle division vaut pour les deux sous-groupes

63, ou seulement pour le second – qu’on peut y distinguer des mouvements qui sont « par nature » et d’autres qui sont « contre-nature »

64. Comme exemple de ce qui est (B) mû soi-même (c) de soi-même par nature, Aristote donne l’animal. « Quod probat per hoc, commente Thomas,

quod moventur <i. e. animalia> a principio intrinseco : illa autem dicimus a natura moveri, quorum principium motus in ipsis est. Unde

62. ARISTOTE, Physique, VIII, 4, 254b7 sq ; trad. Pellegrin, p. 400 : « en fait, parmi les

choses qui meuvent et qui sont mues, les unes meuvent et sont mues par accident, les autres par elles-mêmes ; par accident, c’est par exemple toutes celles qui <meuvent ou sont mues> du fait qu’elles appartiennent à des choses qui meuvent ou sont mues et celles qui <meuvent ou sont mues> en partie ; le sont par elles-mêmes toutes celles qui ne le sont pas du fait qu’elles appartiennent à ce qui meut ou à ce qui est mû, ni du fait qu’une partie d’elles-mêmes meut ou est mue. » Pour le latin, la seule édition critique publiée est celle de la translatio vetus de Jacques de Venise, qu’il nous faut utiliser avec prudence, s’agissant de Thomas, tant que manque l’édition de la nova de Moerbeke (voir les remarques de R.-A. Gauthier dans sa préface à : Thomas d’Aquin, Sentencia libri De anima, Rome-Paris, Commission Léonine-Vrin, 1984, p. 205* sq) ; voir, donc, ARISTOTELES LATINUS, Physica, transl. vetus, éd. F. Bossier et J. Brams, Leiden-New York, Brill, 1990, p. 291, 4 sq : « Moventium igitur et eorum que moventur alia quidem secundum accidens movent et moventur alia autem per se, secundum accidens quidem ut quecumque et sunt in eo quod sunt in moventibus et his que moventur et que sunt secundum partem, alia autem per se ipsa, quecumque non sunt in eo quod sunt in moventi et <in eo> que moventur, nec quo pars aliqua ipsorum movet aut movetur. » L’Aquinate commente ainsi (éd. Léonine, p. 387) : « Primo ergo ponit tres divisiones moventium et mobilium. Quarum prima est, quod moventium et mobilium quaedam movent seu moventur per accidens, quaedam autem per se. Et accipit hic per accidens large, secundum quod comprehendit sub se etiam quod est secundum partem. Unde exponens quod dixerat per accidens, subdit quod per accidens moveri aut movere dicitur dupliciter. Primo quidem dicuntur movere per accidens, quaecumque movere dicuntur ex eo quod insunt aliquibus moventibus ; sicut cum dicitur musicum sanare, quia is cui inest musicum, sanat : et similiter dicuntur moveri per accidens, ex eo quod insunt iis quae moventur, vel sicut locatum in loco, prout dicimus hominem moveri quia navis movetur in qua est ; vel sicut accidens in subiecto, prout dicimus album moveri quia corpus movetur. Alio modo dicuntur aliqua movere vel moveri per accidens, quia movent aut moventur secundum partem ; sicut homo dicitur percutere aut percuti, quia manus percutitur aut percutit. Per se autem dicuntur moveri aut movere, per remotionem duorum praedictorum : quia scilicet nec dicuntur movere aut moveri ex eo quod sint in aliis quae movent aut moveantur ; neque ex eo quod aliqua pars ipsorum moveat aut moveatur. »

63. Même s’il semble, à lire 254b14-15, que non : « ce qui est soi-même mû de soi-même est mû par nature… » (trad. Pellegrin, p. 400).

64. Voir ARISTOTE, Physique, VIII, 4, 12 sq ; trad. Pellegrin, p. 400 : « Par ailleurs, parmi les choses <qui meuvent ou sont mues> par elle-mêmes, les unes le font d’elles-mêmes, les autres du fait de quelque chose d’autre, et les unes le font par nature, les autres par force et contre-nature » ; pour le latin, voir ARISTOTELES LATINUS, Physica, éd. cit., p. 291, 10 sq : « eorum autem que per se alia quidem a se ipso alia vero ab alio, et alia quidem natura alia autem violentia et extra naturam. »

22 JEAN-BAPTISTE BRENET

manifestum est quod motus animalis, quo movet seipsum, si comparetur ad totum animal, est naturalis : quia est ab anima, quae est natura et forma animalis.

65 Mais le texte d’Aristote se poursuit, et porte sur l’application à chacun

des groupes de ce principe général qui viendra conclure le chapitre : « le mû est mû par quelque chose ». Certains cas, de fait, sont évidents, d’autres pas. Les évidents, d’abord :

c’est principalement dans le cas des choses mues contre-nature qu’il est manifeste que le mû est mû par quelque chose, du fait qu’il est évident que, <dans ce cas>, il est mû par quelque chose d’autre. Après les choses mues contre-nature, c’est, parmi celles qui sont mues par nature, celles qui se meuvent elles-mêmes, comme les animaux, <que c’est le plus manifeste>. Car ce n’est pas de savoir si elles sont mues par quelque chose qui est obscur, mais comment il faut distinguer en elles le moteur et le mû. Il semble, en effet, que, comme dans les navires et dans les choses qui ne sont pas constituées par nature, il y a aussi chez les animaux distinction entre le moteur et le mû, et que c’est ainsi que le tout se meut lui-même.

66

L’exemple de l’animal dont l’automotricité suppose en lui une distinction moteur/mobile est doublement fondamental. À la fois parce qu’il convoque le paradigme du navire, dont Thomas d’Aquin juge qu’il fait écho à la métaphore célèbre – et notoirement problématique – de De anima II, 1, 413a8-9, et parce qu’il révèle la dualité intrinsèquement requise par tout automoteur

67. Cela, de fait, reparaît par contraste dans la suite du passage. Dans l’éventail des cas distingués, la difficulté

65. THOMAS D’AQUIN, In Phys., VIII, 7 ; éd Léonine, p. 387. 66. ARISTOTE, Physique, VIII, 4, 254b25 sq (trad. Pellegrin, p. 400 sq). Le latin donne

(ARISTOTELES LATINUS, Physica, éd. cit., p. 792, 5 sq) : « et maxime moveri a quodam quod movetur in his que extra naturam moventur est manifestum, propter id quod manifestum est ab alio moveri. Post ea autem que sunt extra naturam eorum que sunt secundum naturam ipsa a se ipsis sunt, ut animalia ; non enim est hoc manifestum, si ab aliquo moveatur, sed quomodo oportet accipere ipsius movens et quod movetur ; videtur enim sicut in navibus et non natura subsistentibus, sic et in animalibus esse divisum movens et quod movetur, et sic omne ipsum se ipsum movet. »

67. Voir l’intégralité du passage : THOMAS D’AQUIN, In Phys., VIII, 7 ; éd. Léonine, p. 388 : « Post ista vero quae moventur per violentiam, manifestum est quod id quod movetur ab alio movetur, in iis quae moventur secundum naturam a seipsis, sicut animalia dicuntur seipsa movere. In iis enim manifestum est quod aliquid ab alio movetur : sed dubium potest esse quomodo oporteat accipere in ipsis movens et quod movetur. Quantum enim ex primo aspectu apparet, et secundum quod multis videtur, sicut in navibus et in aliis artificialibus quae non sunt secundum naturam, diversum est quod movet ab eo quod movetur, sic et in animalibus : videtur enim quod hoc modo se habeat anima quae movet, ad corpus quod movetur, sicut nauta ad navim, ut dicitur in II de Anima. Et per hunc modum videtur quod totum animal seipsum moveat, inquantum una pars eius aliam movet. Utrum autem se habeat anima ad corpus sicut nauta ad navim, in libro de Anima inquirendum relinquit. Quod autem sic aliquid dicatur seipsum movere, inquantum una pars eius movet et alia movetur, in sequentibus ostendetur. »

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 23

principale que pointe Aristote concerne les choses mues elles-mêmes (B), mais (d) du fait de quelque chose d’autre (ab alio), et cela, pourtant, par nature. « Ce sont celles-ci », en effet, « qui pourraient faire difficulté concernant la question de savoir par quoi elles sont mues, par exemple les choses légères et les choses lourdes. »

68 En tout état de cause, ce qui est certain aux yeux d’Aristote est qu’elles ne se meuvent pas par elles-mêmes. Pour quatre raisons

69 : (i) l’automotion est « quelque chose de vital », donc de propre aux êtres animés ; (ii) elles devraient être capables de s’arrêter elles-mêmes ; (iii) elles ne seraient pas mues d’un seul mouvement ; enfin (iv) – et c’est ce qui nous intéresse –, en tant qu’elles sont continues, on ne trouve pas en elles la division moteur/mobile que suppose l’automotion. Dans le latin scolastique, l’argument lit (255a12sq) :

Amplius, quomodo contingit continuum aliquid ipsum seipsum movere (ἔτι πῶς ἐνδέχεται συνεχές τι καὶ συμφυὲς αὐτὸ ἑαυτὸ κινεῖν) ? Secundum enim quod unum et continuum non tactu, secundum hoc impassibile est (ᾗ γὰρ ἓν καὶ συνεχὲς μὴ ἁφῇ, ταύτῃ ἀπαθές) : sed secundum quod dividitur, sic hoc quidem aptum natum facere, illud vero pati. Neque ergo nullum horum ipsum seipsum movet (consita enim sunt), neque aliud continuum nullum, sed necesse est dividi movens in unoquoque ad id quod movetur (οὔτ' ἄρα τούτων οὐθὲν αὐτὸ ἑαυτὸ κινεῖ (συμφυῆ γάρ), οὔτ' ἄλλο συνεχὲς οὐδέν, ἀλλ' ἀνάγκη διῃρῆσθαι τὸ κινοῦν ἐν ἑκάστῳ πρὸς τὸ κινούμενον)…

70 Ce qui est homogène et continu ne saurait se mouvoir soi-même de

soi-même ; seul le peut un tout composé d’un moteur et d’un mobile dont le rapport, supposant une forme de division, se fera par « contact ». Thomas d’Aquin le glose ainsi, rappelant le paradigme de l’animal :

Quod autem nullum continuum seipsum moveat, sic probat. Quia movens ad motum se habet, sicut agens ad patiens : cum autem agens sit contrarium patienti, necesse est quod dividatur id quod est aptum natum agere, ab eo quod est aptum natum pati : secundum ergo quod aliqua sunt non contacta ad invicem, sed sunt omnino unum et continuum et

68. Sur ce point chez Alexandre d’Aphrodise, voir M. RASHED, Alexandre

d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres IV-VIII). Les scholies byzantines. Édition, traduction et commentaire, Berlin-Boston, de Gruyter, 2011, chap. 4 et 5 de l’introduction.

69. Voir ARISTOTE, Physique, VIII, 4, 255a5 sq. 70. Voir ARISTOTE, Physique, VIII, 4, 255a12 sq ; trad. Pellegrin, p. 402 : « de plus,

comment est-il possible que quelque chose de continu et d’une nature homogène se meuve soi-même ? En effet, dans la mesure où ce n’est pas par contact qu’il est un et continu, il est impassible ; mais c’est dans la mesure où il est divisé que naturellement une partie agit et une autre subit. Donc aucune de ces choses ne se meut elle-même (car elles sont d’une nature homogène), ni rien d’autre de continu, mais il est nécessaire qu’en chacune le moteur soit séparé du mû… ».

24 JEAN-BAPTISTE BRENET

quantitate et forma, secundum hoc non possunt pati ab invicem. Sic ergo sequitur quod nullum continuum moveat seipsum, sed necesse est quod movens dividatur ab eo quod movetur ; sicut apparet cum res inanimatae moventur ab animatis, ut lapis a manu. Unde et in animalibus quae movent seipsa, est magis quaedam colligatio partium, quam perfecta continuatio : sic enim una pars potest moveri ab alia, quod non invenitur in gravibus et levibus.

71 Que lit-on ? À nouveau, que ce qui se meut ne se meut qu’en tant que

tout formé de deux parties en contact ; ce qui est absolument un et continu (par la quantité et la forme) manque de la nécessaire division interne du moteur et du mû : ainsi, pour expliquer que l’animal se meut, il est nécessaire de postuler en lui, plutôt qu’une parfaite continuatio, une colligatio partium ; il faut le voir comme colligatio partium et non pas comme quelque chose d’omnino unum.

Le même principe, pour expliquer comment une chose peut se mouvoir elle-même, se retrouve plus bas. En Phys. VIII, 5, 258a18-25, Aristote, après le rejet de deux hypothèses (chacune des parties du mobile mouvrait l’autre ; puis certaines parties du moteur se mouvraient elles-mêmes) soutient ceci :

Necesse itaque ipsum se ipsum movens habere movens immobile autem, et quod movetur nichil autem movens ex necessitate ; contacta aut utraque ad invicem sunt aut altero alterum. Si igitur continuum est movens (quod enim movetur continuum necessarium est esse), manifestum est quia omne ipsum se ipsum movet non quo ipsius aliquid huiusmodi sit ut ipsum se ipsum aliquid sit movere, sed totum movet ipsum se ipsum, quod autem movetur et movens quo ipsius aliquid est movens et quod movetur.

72

C’est la même idée : un tout ne peut se mouvoir lui-même que si ses deux parties constitutives entretiennent une manière de « contact », et qu’on ne trouve pas en lui, par conséquent, une totale « continuité »

73.

71. Thomas d’Aquin, In Phys., VIII, 7 ; éd. Léonine, p. 389 (nous soulignons). 72. Voir ARISTOTELES LATINUS, Physica, éd. cit., p. 304, 8 sq ; voir ARISTOTE, Physique,

VIII, 5, 258a19 sq ; trad. Pellegrin, p. 414 : « Il est donc nécessaire que ce qui se meut soi-même possède un moteur non mû et un mû dont il n’est pas nécessaire qu’il meuve quelque chose, ces deux <composantes> se touchant soit toutes les deux soit l’une <touchant> l’autre. Si donc le moteur est continu (le mû, pour sa part, est nécessairement continu), elles se toucheront l’une l’autre. Il est donc évident que le tout se meut lui-même, non pas du fait que quelque chose de lui est tel qu’il soit susceptible de se mouvoir lui-même, mais il se meut lui-même comme une totalité, à la fois mû et moteur du fait que quelque chose de lui est moteur et quelque chose mû. »

73. Le continu est indivisé en acte ; même s’il est divisible en puissance, on ne peut, en ce cas, rendre raison du principe : « quidquid movetur ab alio movetur ». Sur cette notion de continu chez Thomas, plus complexe que ce qu’on retient ici, voir notamment THOMAS D’AQUIN, In Phys., V, 5 ; éd. Léonine, p. 245-246 ; I, 3, p. 12 ; III, 1, p. 102 ; Summa Theologiae, Ia, q. 85, art. 8 ; éd. Léonine, p. 345-346.

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 25

Thomas d’Aquin le paraphrase en distinguant le contact par contiguïté mutuelle entre un moteur et un mobile matériels, et l’asymétrie du contact « virtuel » (celle qui vaut pour le ciel) où le moteur immatériel touche son mobile sans être lui-même touché :

Aristoteles […] dicit quod duas partes moventis seipsum, quarum una est movens et alia mota, necesse est aliquo modo coniungi, ad hoc quod sint partes unius totius. Non autem per continuationem, quia supra dixit quod movens seipsum et motum non possunt continuari, sed necesse est ea dividi : unde relinquitur quod oportet has duas partes coniungi per contactum ; aut ita ut ambae partes contingant se invicem, si ambae partes habeant magnitudinem ; aut ita quod altera tantum pars contingatur ab alia, et non e converso, quod erit si movens non habet magnitudinem. Quod enim est incorporeum, potest quidem tangere corpus sua virtute movendo ipsum…

74 Ajoutons un dernier extrait, cette fois tiré du commentaire de

l’Aquinate à l’Éthique à Nicomaque. Thomas y distingue plusieurs sortes de tout selon les types d’unité qui les constituent. Premier exemple : la multitudo civilis. Si c’est un tout, ce n’est pas une réalité absolument une (simpliciter unum) dans la mesure où son unité n’est qu’« une unité d’ordre » (unitas ordinis), si bien qu’une partie peut avoir une opération qui ne sera pas celle de l’ensemble (comme dans l’armée, où le soldat peut agir sans engager tous les autres) – de même que le tout, à l’inverse, peut agir sans que cela, en propre, concerne les parties (comme la traction d’un navire à plusieurs)

75. Soit, mais il est une autre sorte de tout, dont l’unité peut reposer sur une compositio, une colligatio, voire la continuitas pure et simple. L’être qu’elle constitue, cette fois, sera absolument un (aliquid unum simpliciter)

76 et, dans cette mesure, l’opération de la partie sera toujours aussi celle du tout (nulla est operatio partis quae non sit totius), quoique de façon diverse : radicalement, dans le cas des continua, puisque les parties ne sont pas

74. THOMAS D’AQUIN, In Phys., VIII, 11 ; éd. Léonine, p. 405-406. 75. THOMAS D’AQUIN, Sententia Libri Ethicorum, I ; éd. Léonine, Romae, Ad Sanctae

Sabinae, 1969, p. 4, 78 sq : « Sciendum est autem, quod hoc totum, quod est civilis multitudo, vel domestica familia habet solam ordinis unitatem, secundum quam non est aliquid simpliciter unum ; et ideo pars huius totius potest habere operationem, quae non est operatio totius, sicut miles in exercitu habet operationem quae non est totius exercitus. Habet nihilominus et ipsum totum aliquam operationem, quae non est propria alicuius partium, sed totius, puta conflictus totius exercitus. Et tractus navis est operatio multitudinis trahentium navem. »

76. C’est pourquoi, pour Thomas d’Aquin, la colligatio partium ne saurait servir à définir le rapport entre la substance intelligente et le corps ; voir Summa contra Gentiles, II, chap. 56 ; éd. Léonine, p. 403 : « neque continuatione, neque compositione aut colligatione, ex substantia intellectuali et corpore unum fieri potest ». Et, plus bas, p. 403-404 : « sic igitur substantia intellectualis potest corpori uniri per contactum virtutis. Quae autem uniuntur secundum talem contactum, non sunt unum simpliciter. »

26 JEAN-BAPTISTE BRENET

divisées en acte (le mouvement du tout et de la « partie » est donc strictement identique) ; par transfert hiérarchique, dans celui des composita ou des colligata, en tant que l’opération de la partie est principaliter celle du tout.

77 Voilà, pris ensemble, qui pouvait inspirer Siger de Brabant. La Ia,

q. 70, a. 3, resp. et ad 5, discutant du ciel qui se meut, d’un mouvement qu’on peut dire « naturel » aussi ex parte principii activi, parle de l’intelligence séparée comme d’un principe intrinsèque au tout qu’elle forme avec le corps céleste. Certains commentaires de Phys. VIII 4 et 5, de leur côté, prenant l’animal comme paradigme de l’automoteur (mû [i] per seipsum, [ii] a seipso, [iii] natura), expliquent que la thèse aristotélicienne selon laquelle omne quod movetur, ab alio movetur, suppose, dans le cas de l’automoteur, quaedam colligatio partium plutôt que la perfecta continuatio des réalités absolument unes et continues. Enfin, les premières lignes du commentaire à l’Éthique à Nicomaque ont fait de cette colligatio partium

78 l’un des facteurs d’un type d’unité permettant qu’on dise de l’acte de la partie qu’il est, à titre premier, l’acte du tout. Pour qui veut bâtir, appliquée à l’intellect humain, la notion d’operans intrinsecum, tout cela s’offre comme une mine. Mais quel est exactement le geste sigérien ?

Avant de répondre, il faut éviter une erreur. Elle concerne Thomas, et consisterait à dire sans nuance que ce dernier est incohérent dès lors qu’il valide en cosmologie ce qu’il récuse en noétique. On pourrait vouloir objecter, en effet, qu’on dit du ciel (composé de l’intelligence et du corps) qu’il pense, alors que c’est la partie motrice, l’intelligence, qui

77. Voir THOMAS D’AQUIN, Sententia Libri Ethicorum, I ; éd. Léonine, p. 4, 88 sq : « est

autem aliud totum quod habet unitatem non solum ordine, sed compositione, aut colligatione, vel etiam continuitate, secundum quam unitatem est aliquid unum simpliciter ; et ideo nulla est operatio partis, quae non sit totius. In continuis enim idem est motus totius et partis ; et similiter in compositis, vel colligatis, operatio partis principaliter est totius ; et ideo oportet, quod ad eamdem scientiam pertineat consideratio talis totius et partis eius. Non autem ad eamdem scientiam pertinet considerare totum quod habet solam ordinis unitatem, et partes ipsius » (nous soulignons).

78. La notion de « colligatio » (« conflatio », « connascentia », traductions de σὑμφυσις) paraît ambiguë, et il faudra y revenir dans un autre cadre. Voir, par exemple, THOMAS D’AQUIN, In Metaph. V, 5 (sur 1014b 23-25) ; éd. Marietti, Turin, 1926, n. 814-815, p. 266-267 : « dicens ‟conflatio”, idest colligatio sive connascentia, ut alia litera habet, differt a tactu quia in tactu non est necessarium aliquid esse praeter tangentia, quod ea faciat unum. In colligatis autem sive coaptatis sive connatis vel adnatis oportet esse quid unum in ambobus quod ‟pro tactu”, idest loco tactus faciat ea simul ‟apta esse”, idest coaptata vel ligata sive simul nasci. Intelligendum est autem quod id, quod facit ea unum, facit esse unum secundum quantitatem et continuitatem, et non secundum qualitatem ; quia ligamentum non alterat ligata a suis dispositionibus » ; ID., In Metaph. XI, 13 (sur 1069a 10-15) ; éd. Marietti, n. 2411-2414, p. 679 – notons ceci (n. 2414) : « non sequitur, si tangit, quod sit continuum ; sicut non sequitur quod si aliqua sunt simul, quod sint unum. Sed in quibus non est contactus ‟non est nascentia”, idest naturalis conjunctio, quae est proprie continuorum. »

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 27

(proprement, ou prochainement) le fait 79 ; ou bien, passant de l’intelliger

au mouvement, on relèverait que l’Aquinate soutient (i) que l’homme pense ratione partis, parce que l’acte de l’intellect (au sens d’âme intellective) vaut pour le composé intellect-corps, et (ii) que cela n’est possible qu’en vertu de l’union formelle qui joint l’intellect au corps, alors que, d’un autre côté, il admet en cosmologie (i) que le ciel se meut, et qu’il se meut ratione partis, parce que l’acte de l’intelligence s’attribue au composé intelligence-corps céleste, bien que (ii) cette intelligence soit ontologiquement séparée du corps céleste et ne lui soit donc pas, à proprement parler, formellement unie.

Mais aucun de ces deux reproches ne tient. S’agissant de l’intelliger, on ne sache pas que Thomas attribue l’acte intellectuel de l’intelligence céleste au tout formé de cette intelligence et du corps céleste. Le théologien, de ce point de vue, est ferme, et ne prête pas au ciel ce qu’il dénonce pour l’homme. S’agissant du mouvement, ensuite, l’Aquinate ne soutient pas que le ciel, composé de l’intelligence (séparée) et du corps céleste, se meut ratione partis. En toute rigueur, en effet, s’il est exact que le ciel se meut en tant qu’il est composé d’un moteur et d’un mobile, ce n’est pas ratione partis, mais selon tout ce qu’il est, qu’il se meut. Rappelons la fin de ce passage du Stagirite (Phys. VIII, 5, 414a19 sq), auquel Thomas fidèlement se rapporte :

Si igitur continuum est movens (quod enim movetur continuum necessarium est esse), manifestum est quia omne ipsum se ipsum movet non quo ipsius aliquid huiusmodi sit ut ipsum se ipsum aliquid sit movere, sed totum movet ipsum se ipsum, quod autem movetur et movens quo ipsius aliquid est movens et quod movetur.

80

79. À cet égard, le propos de Thomas dans le § 68 du De unitate intellectus serait

caduc : « comme nous ne disons pas que la pensée du pilote soit la pensée du tout constitué par le pilote et par le navire, mais bien seulement celle du pilote, de même, la pensée <de Socrate> ne sera pas l’acte de Socrate, mais seulement l’acte de l’intellect utilisant le corps de Socrate. » Pour le pilote et le navire, c’est évident ; mais ce serait faux dans le cas paradigmatique du ciel, compris comme tout, qui penserait de la pensée de sa partie intelligente. Et en ajoutant : « et si tu dicas quod hoc modo celum intelligit per motorem suum, est assumptio difficilioris », Thomas aurait beau jeu de dénoncer une méthode que son propre système rendrait possible. Répétons-le : cela, selon nous, ne tient pas.

80. Voir ARISTOTELES LATINUS, Physica, éd. cit., p. 304, 13 sq ; voir ARISTOTE, Physique, VIII, 5, 258a19 sq ; trad. Pellegrin, p. 414 : « Il est donc nécessaire que ce qui se meut soi-même possède un moteur non mû et un mû dont il n’est pas nécessaire qu’il meuve quelque chose, ces deux <composantes> se touchant soit toutes les deux soit l’une <touchant> l’autre. Si donc le moteur est continu (le mû, pour sa part, est nécessairement continu), elles se toucheront l’une l’autre. Il est donc évident que le tout se meut lui-même, non pas du fait que quelque chose de lui est tel qu’il soit susceptible de se mouvoir lui-même, mais il se meut lui-même comme une totalité, à la fois mû et moteur du fait que quelque chose de lui est moteur et quelque chose mû. »

28 JEAN-BAPTISTE BRENET

Ce sont trois prédicats qui se disent du ciel : mouvoir, être mû, se mouvoir ; et si l’on peut affirmer du ciel qu’il meut (b), ou qu’il est mû (c) ratione partis (parce que l’une de ses parties meut, et que l’autre est mue), c’est de lui tout entier, en revanche, en tant qu’il rassemble mobile et moteur, qu’on prédiquera l’automotion (a). L’Aquinate le reformule justement :

[…] hoc quod est movere seipsum, (a) attribuitur ei <sc. toti composito> non propter hoc quod aliqua pars eius moveat seipsam, sed ipsum totum seipsum movet : sed hoc quod est movere (b) et moveri (c), attribuitur toti ratione partis.

81 Si ce qui précède est exact, la position qu’adopte Siger dans le De

anima intellectiva ne saurait être, contre Thomas, un retournement pur et simple de Thomas d’Aquin (c’est-à-dire une validation noétique, par simple transfert, de la cosmologie thomasienne)

82. Reste ce qu’on a vu : que, chez l’Aquinate, l’intelligence séparée est, malgré tout, principe intrinsèque d’un composé qui, sans union formelle, sans cette unité absolue dont le De unitate intellectus fait la condition exclusive de l’action

83, agit, en tant qu’il se meut ; que cette automotion, nécssairement, est analogue à celle de l’animal ; que, chez l’animal, pour l’expliquer, intervient une colligatio partium ; et que de cette colligatio, enfin, on lit qu’elle autorise un transfert métonymique de l’action

84. Cela suffit à Siger, qui exploite cette idée de transfert, de liaison de parties, d’action totale, que l’Aquinate réserve à l’être unum simpliciter, pour l’étendre au cas de l’unité naturelle d’un opérant intrinsèque avec son corps dont la cosmologie, chez Thomas lui-même, malgré qu’il en ait, atteste la réalité. Et s’il s’autorise à le faire, ce n’est pas en profitant seulement d’un flottement dans la cosmologie thomasienne, mais, avec

81. THOMAS D’AQUIN, In Phys., VIII, 12 ; éd. Léonine, p. 406. 82. Siger, du reste, ne paraît pas le chercher : ni parce qu’il prétendrait trouver

strictement chez Thomas, mais dans un autre champ, ce qu’il lui faut en noétique ; ni parce qu’il ferait sienne la présentation critique que l’Aquinate propose de l’averroïste dans le De unitate intellectus. C’est ce que fait, en revanche, l’Anonyme de Giele, quand il soutient – d’une thèse qui sera condamnée par E. Tempier en 1277 – que l’homme pense comme le ciel pense ; voir ANONYME DE GIELE, Quaestiones de anima, II, 4, dans Trois commentaires anonymes sur le traité de l’âme d’Aristote, éd. M. Giele, F. Van Steenberghen, B. Bazán, Louvain-Paris, Publications universitaires-Béatrice-Nauwelaerts, 1971, p. 76 sq.

83. THOMAS D’AQUIN, De unitate intellectus ; éd. de Libera, p. 143 : « en effet, c’est seulement dans un tout qui est une <vraie> unité et un <vrai> être que l’action de la partie est aussi l’action du tout. Et si quelqu’un s’exprime autrement, il s’exprime improprement » (« In solo enim toto quod est aliquid unum et ens, actio partis est actio totius ; et si quis aliter loquatur, improprie loquitur. »)

84. Répétons, comme on l’a vu, que cette colligatio est solidaire chez Thomas d’une unité ontologique absolue (simpliciter), ce qui précisément ne peut valoir, à ses yeux, pour le composé moteur-mobile. C’est pourquoi nous parlons de « geste » sigérien : l’operans intrinsecum est une production conceptuelle.

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 29

plus de malice, plus de philosophie, en débusquant chez l’Aquinate un troisième homme : Averroès.

V. SIGER, LECTEUR DE LA PHYSIQUE D’ARISTOTE, COMMENTÉE PAR AVERROÈS

La position définitive de Thomas d’Aquin sur la cyclophorie supralunaire, on l’a dit, fait du moteur céleste un intellect ontologiquement séparé, mais engagé au sein de son ciel dans un rapport d’exclusivité motrice déterminé avec son corps éthéré. Cette interprétation se lit dans les Questions sur les créatures spirituelles (q. 6), contemporaines de la Somme de Théologie : les cieux sont « animés », y explique Thomas, si l’on entend qu’ils sont les mobiles d’un intellect moteur ; ils sont « animés » parce qu’ils sont mus chacun par une substance intellectuelle et non parce qu’ils seraient informés d’une âme végétative et sensitive, comme peuvent l’être les corps inférieurs corruptibles

85. Or, s’il n’est pas fait mention d’Averroès 86, c’est du

Commentateur, et cela contre Avicenne 87, que Thomas tire sa thèse

88.

85. Voir THOMAS D’AQUIN, Les Créatures spirituelles, a. 6 ; éd. Brenet, p. 169 : « Que

les corps inférieurs, donc, soient animés à la manière dont les corps inférieurs ici-bas sont animés, il faut le nier. Mais il ne faut pas nier que les corps célestes soient animés si par ‟animation” on n’entend rien d’autre que l’union d’un moteur avec un mobile » (« sic igitur negandum est corpora celestia esse animata eo modo quo ista inferiora corpora animantur. Non est tamen negandum corpora celestia esse animata, si per animationem nichil aliud intelligatur quam unio motoris ad mobile »). Voir la thèse formulée dans la Somme de théologie, Ia, q. 70, a. 3 (éd. Léonine, p. 180) où il écrit qu’« entre ceux qui posent que les corps célestes sont animés, et ceux qui posent qu’ils sont inanimés, la différence est en réalité petite, voire nulle, et n’est qu’une affaire de mots » ; car, explique-t-il, les corps célestes ne sont pas « animés » à la manière des plantes et des animaux, mais « de façon équivoque » (aequivoce).

86. Au contraire, Thomas finit habilement sur son accord avec Augustin : « Et Augustin semble bien évoquer ces deux manières d’être animé au livre II de La Genèse au sens littéral chap. 18, n. 38 ; il dit en effet : ‟il est courant de se demander si ces luminaires du ciel sont seulement des corps brillants ou s’ils ont des esprits qui régissent chacun d’eux. Dans cette hypothèse, ces esprits vont-ils jusqu’à leur communiquer la vie, comme l’âme animale anime la chair ?” Mais bien qu’il laisse l’alternative dans le doute, comme le montre la suite, il faut dire d’après ce qui précède qu’ils ont des esprits qui les régissent, par lesquels, cependant, ils ne sont pas animés comme les animaux inférieurs le sont par leurs âmes. » (Les Créatures spirituelles, a. 6 ; éd. Brenet, p. 169-171).

87. Lequel, toutefois, n’est pas absolument condamné : c’est même lui que l’Aquinate, dans le De substantiis separatis, convoque pour contester l’idée aristotélicienne – selon Thomas – qu’il n’y aurait entre nous et Dieu que deux ordres de substances intellectuelles (les âmes célestes et leurs intelligences). Pour Thomas, en effet, Aristote, passé la cyclophorie, ne nous permet pas d’envisager les intermédiaires innombrables dont il a plu à Dieu de peupler la partie suprême de l’univers. Et si Dieu constitue la fin du premier mobile, il y a fin et fin, c’est-à-dire fin prochaine et fin lointaine. Or, rien ne nous oblige à penser que Dieu serait la fin prochaine du ciel suprême : il est plus probable, au contraire, à considérer la disproportion de son excellence, que tel ne soit pas le cas : Dieu ne saurait être l’âme de ce ciel (cela ne fait pas de doute), mais il est probable

30 JEAN-BAPTISTE BRENET

Dans son commentaire 36 du livre XII de la Métaphysique, le Cordouan note en effet qu’« il apparaît bien que ces corps sont animés et qu’ils n’ont des pouvoirs de l’âme que l’intellect et le pouvoir de désirer, qui meut localement »

89. Averroès, absent du corps principal de la solution thomasienne, figure d’ailleurs expressément dans les réponses aux objections, notamment ad 11. L’argument 11 se contentait d’affirmer que les cieux, selon le Commentateur, étaient animés. D’une référence précise au Grand Commentaire à la Métaphysique d’Averroès, Thomas répond à nouveau que c’est bien le cas, mais dans la mesure seulement où « des substances spirituelles leur sont unies comme moteurs, et non pas comme formes »

90, ces moteurs, certes « inclus » dans leurs corps

qu’il n’en soit pas non plus l’intelligence et que s’étagent entre lui et cette intelligence prochaine plusieurs ordres de substances immatérielles ordonnées les unes aux autres. Et cet étagement, qui échappe au naturaliste, se reproduit sans doute à tous les niveaux. Partant, c’est Avicenne que Thomas vient chercher comme caution ; un Avicenne conceptuellement séduisant par la transcendance qu’il reconnaît à la cause première, clairement distinguée de la fin immédiate du premier mouvement céleste. Voir THOMAS D’AQUIN, De Substantiis Separatis, chap. 2 ; éd. Léonine (vol. 40), Rome, 1967-1968, p. 45, 165 sq : « Est enim finis et proximus et remotus. Non est autem necessarium quod proximus finis supremi caeli sit suprema substantia immaterialis quae est summus deus ; sed magis probabile est ut inter primam immaterialem substantiam et corpus caeleste sint multi ordines immaterialium substantiarum, quarum inferior ordinetur ad superiorem sicut ad finem, et ad infimam earum ordinetur corpus caeleste sicut ad finem proximum : oportet enim unamquamque rem esse proportionatam quodam modo suo proximo fini. Unde propter distantiam maximam primae immaterialis substantiae ad substantiam corpoream quamcumque, non est probabile quod corporalis substantia ordinetur ad supremam substantiam sicut ad proximum finem ; unde etiam Avicenna posuit causam primam non est immediatum finem alicuius caelestium motuum sed quandam intelligentiam primam, et idem etiam potest dici de inferioribus motibus caelestium corporum. »

88. Thomas d’Aquin, toutefois, le critique sur plusieurs points (s’agissant, par exemple, de l’identité de la cause efficiente et de la cause finale dans les cieux ; voir Les Créatures spirituelles, a. 6, ad 10 ; éd. Brenet, p. 173-175), et, comme on l’a vu dans la note précédente, il refuse de fondre son angélologie dans la cosmologie aristotélico-averroïste : selon lui, ni Aristote ni Averroès ne permettent à un chrétien de dire combien il y a d’anges, quelle est leur virtus ou leur dispositio.

89. AVERROÈS, In XII Metaph., com. 36 ; éd. Venise, 1562, f. 318vH : « apparet bene haec corpora esse animata et quod non habent de virtutibus animae nisi intellectum et virtutem desyderatiuam, quae mouet in loco. »

90. THOMAS D’AQUIN, Les Créatures spirituelles, a. 6, ad 11 ; éd. Brenet, p. 175 : « Averroès dit que les corps célestes sont animés parce que des substances spirituelles leur sont unies comme moteurs, et non pas comme formes. C’est pourquoi il dit dans un commentaire du livre VII de la Métaphysique com. 31 que le pouvoir formateur de la semence n’agit que par la chaleur qui est dans la semence, non pas au sens où ce pouvoir est une forme inscrite en elle comme l’âme est dans la chaleur naturelle, mais au sens où il y est inclus comme l’âme est incluse dans les corps célestes » (« ad undecimum dicendum quod corpora celestia dicit esse animata, quia substantie spirituales uniuntur ei ut motores, et non ut forme ; unde super VII Methaphisice dicit quod uirtus formatiua seminis non agit nisi per calorem qui est in semine, non ita quod sit forma in eo sicut anima in calore naturali, set ita quod sit ibi inclusa, sicut anima est inclusa in corporibus celestibus. ») Voir AVERROÈS, In VII Metaph., com. 31 ; éd. Venise,

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 31

célestes, ne s’y trouvant pas, par conséquent, comme la forme proprement matérielle dans sa matière. Contre l’âme rigoureusement immanente d’Avicenne et la composition hylémorphique qu’elle impliquait, c’est bien d’Averroès que l’Aquinate tient sa lecture de l’« âme » céleste comme simple moteur intellectuel à la fois séparé et « dans » le corps mû

91, sans contradiction, de façon à rendre explicable l’automotricité naturelle des cieux

92. La mise en œuvre par Siger, dans le De anima intellectiva, en réponse

à Thomas, certainement, de la notion d’operans intrinsecum, doit donc s’apprécier à un double niveau au moins. Par rapport à sa possibilité chez Thomas lui-même, qui lui ouvre un espace en cosmologie pour concevoir la cyclophorie, et plus précisément l’automotricité du ciel ; puis, dans un second temps plus essentiel, par rapport à Averroès, qui forge ce que tous convoquent. À cet égard, répétons que le recours à l’operans intrinsecum n’est pas seulement stratégiquement habile (et suggestif pour ce que cela révèle de tension dans le système thomasien), mais conceptuellement sensé. On s’est maintes fois prononcé sur l’évolution de Siger, l’idée ayant longtemps dominé, comme on sait, que le maître, sous la brillante pression de l’Aquinate, n’avait pu faire autrement que de mitiger ses positions premières jusqu’à leur abandon : le De anima intellectiva, avec l’operans intrinsecum, aurait été pour l’ex-averroïste le début de la fin. Sous l’angle qu’on a choisi, pourtant, il paraît assez clair que tel n’est pas le cas.

Il est évident – il suffit de lire les questions 9 et 15 – que Siger, au strict point de vue rationnel, rencontrait déjà dans les Quaestiones in tertium de anima des difficultés pour justifier avec Aristote et Averroès le couplage de l’intellect avec le corps. S’il a tâché, tenant compte de

1562, f. 181rF : « sed universaliter non agit <ista virtus formativa> nisi per calorem, qui est in semine ; non ita quod sit forma in eis, sicut anima in calore naturali, sed ita quod sit inclusa in eis, sicut anima est inclusa in corporibus coelestibus ».

91. Voir THOMAS D’AQUIN, Les Créatures spirituelles, a. 6, ad 10 ; éd. Brenet, p. 175 : « Averroès pose deux moteurs, l’un conjoint, qu’il appelle âme, et l’autre séparé, qui meut à titre de fin » (« ponit Auerroes enim ibi duos motores, unum coniunctum, quem uocat animam, et aliud separatum, qui mouet ut finis. ») ; ibid., sol., p. 169 « Dans ces conditions, il y aura donc deux ordres de substances spirituelles. Certaines seront des moteurs de corps célestes et leur sont unies comme des moteurs à des mobiles. […] D’autres, en revanche, seront les fins de ces mouvements, et elles sont absolument séparées et non unies aux corps, alors que les autres sont unies aux corps célestes à la manière dont le moteur est uni au mobile » (« Sic igitur erit duplex ordo substantiarum spiritualium, quarum quedam erunt motores celestium corporum et uniuntur eis sicut motores mobilibus […]. Quedam uero erunt fines horum motuum, que sunt omnino abstracte et corporibus non unite, alie uero uniuntur corporibus celestibus per modum quo motor unitur mobili. »)

92. Les rapports à Averroès sont encore plus complexes, en vérité, traversés qu’ils sont de stratégies discursives distinctes : qu’on songe seulement à la Somme contre les Gentils, II, c. 70.

32 JEAN-BAPTISTE BRENET

l’attaque de Thomas, d’affiner sa réponse, ce fut dans la même ligne. Et affiner, pour lui, cela, entre autres, a signifié lire la Physique et les traités cosmologiques d’Aristote commentés par Averroès.

Ses Quaestiones naturales de Paris, dans lesquelles apparaît pour la première fois l’operans intrinsecum, sont contemporaines de ses questions sur la Physique, où l’on note la grande précision que Siger acquiert dans sa lecture, explicite, du Commentateur. Ce n’est pas pour rien. Il n’est qu’à lire ces deux textes. Celui-ci :

Praeterea, forma potest respicere materiam quae secundum se est non ens nec habens formam, sicut actus eius substantialis. Forma potest respicere habens formam sicut forma eius accidentalis. Forma etiam potest respicere habens formam ut motor intrinsecus illius, seu ut operans intrinsecum ad illud. Sed forma habens formam respicere non potest tamquam dans ei esse substantiale, ut consideranti apparet ex praedictis.

93 Puis l’autre :

Sciendum quod corpora caelestia moventur a substantia separata, quae unitur suo mobili inseparabiliter per naturam suam. In motoribus corporeis non invenitur hoc. Movet autem motor separatus sicut natus est movere et simul mobile moveri. Ideo aeternus est talis motus. Quod sit a substantia separata, coniuncta sicut motrice, dicit Averroes in De substantia orbis, dicens quod corpora caelestia moventur per movens separatum quod est in eis. Et sciendum quod talem substantiam inesse separatam arguit hoc, quod corpus caeleste est ingenerabile et incorruptibile, ergo non est compositum ex materia et forma.

94 L’operans intrinsecum vient (aussi) de là. Sous ce rapport, par

conséquent, le De anima intellectiva n’est rien que les Quaestiones in tertium de anima continuées par d’autres moyens : c’est le De anima, problématique laissé à lui seul, continué, rehaussé par la Physique, le De caelo et le De substantia orbis. C’est exactement ainsi, du reste, que Jean de Jandun voyait le texte de Siger

95, et sans doute avait-il raison : apud philosophos

96, c’est bien Aristote et Averroès. Et si c’est le cas, le maître Siger frappe juste. Non seulement en

repérant des tensions dans l’anti-averroïsme de Thomas, si redevable ;

93. SIGER DE BRABANT, Quaestiones naturales – Paris, q. I (« utrum forma speciei sit

composita ex partibus in re existentibus »), dans SIGER DE BRABANT, Écrits de logique, de morale et de physique, p. 116, 67 sq.

94. SIGER DE BRABANT, Quaestiones in physicam, II, 3 (« Quid sit principium agens in motu corporum caelestium »), ibid., p. 154, 6 sq.

95. Voir J.-B. BRENET, Transferts du sujet…, op. cit., p. 61. 96. SIGER DE BRABANT, De anima intellectiva, III, p. 85, 84 sq : « immo etiam apud

philosophos intrinseci motores, vel intrinsece ad aliqua operantes, formae et perfectiones eorum appelantur. »

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 33

mais conceptuellement, en travaillant l’analogie cosmologico-noétique dont on sait combien elle opère au centre de la psychologie qu’Averroès s’efforce de bâtir

97. Lire le Grand Commentaire au De anima, et d’autres textes d’Averroès – que les Latins n’avaient pas – directement portés sur les questions de l’âme humaine, confirmerait la justesse exégétique de cette notion d’operans intrinsecum, jadis apparue orpheline, inédite et bancale. La grande affaire d’Averroès fut de produire une notion de « forme » entre la forme strictement séparée et la forme matérielle

98 ; une « forme » lui permettant notamment, dans la relation au corps, de concevoir l’équivalent du couple acte/puissance, sans relever d’un rapport strictement hylémorphique. On trouve dans le Compendium sur l’âme l’une des formulations les plus nettes de cette visée :

par ces mêmes choses <les principes physiques> on pourra savoir au sujet <de l’âme> ce que l’on désire le plus ardemment en connaître, à savoir si elle peut ou non être séparée. Néanmoins, il doit être solidement établi, avant cet examen, de quelle manière peut exister, dans la matière, une forme séparée, si elle existe, et par quels lieux et méthodes on peut la connaître, si c’est le cas. Nous disons qu’il ne peut y avoir séparation, pour les êtres relatifs aux choses matérielles, que d’une manière telle que le mode de leur relation ne soit pas la relation de la forme à la matière, mais que leur jonction avec la matière ne soit pas une jonction selon sa substance : à la manière dont on dit de l’intellect agent qu’il est dans le sperme et la semence, et du moteur premier qu’il est dans la dernière sphère.

99 Dans son Grand Commentaire du De caelo, au reste, c’est bien ce

qu’Averroès découvre 100. Le Cordouan parle de la nature si particulière

du corps céleste, et, s’agissant de l’intelligence, motrice de sa sphère, il pointe son double aspect :

Et veritas est quod in hac natura est simile forme naturali et simile forme abstractive, assimilatur enim forme materiali quod ipsa dat huic corpori motum circularem quia est in corpore quod movetur per ipsam ; et assimilatur forme abstracte quia non dividitur per divisionem corporis in

97. Voir notamment l’introduction de M. GEOFFROY, dans AVERROÈS, La Béatitude de

l’âme, éditions, traductions annotées, études doctrinales et historiques d’un traité d’« Averroès », par M. GEOFFROY et C. STEEL, Paris, Vrin, 2001.

98. Voir J.-B. BRENET, Les Possibilités de jonction. 99. AVERROÈS, Talḫīṣ kitāb al-nafs li-Abī al-Walīd Ibn Rušd wa-arba‘ rasā’il, éd. F. al-

Ahwānī, le Caire, Maktabat al-Nahḍa al-Miṣriyya, 1950, p. 8, 14 sq. 100. Un texte cité à raison par M. Chossat comme source de l’operans intrinsecum (en

quoi, par ailleurs, il voyait un « échappatoire misérable ») ; voir M. CHOSSAT, « Thomas d’Aquin et Siger de Brabant », Revue de Philosophie 24 (1914), p. 553-575, ici p. 572.

34 JEAN-BAPTISTE BRENET

quo est, quapropter non habet subiectum neque contrarium, sicut declaratum est superius

101.

De son côté, l’intellect, quoique séparé, est humain en n’existant qu’avec le corps, dans les rapports chaque fois déterminés que les images individuelles viendront accidentellement concrétiser. « Forme » de l’homme, l’intellect immatériel n’est donc pas absolument séparé. S’il n’est pas « dans » le corps comme la forme matérielle est dans sa matière, il en est en quelque façon solidaire, jusqu’à faire singulièrement un avec lui 102. Le discours complet doit ainsi tenir ensemble « qu’il y a dans cette nature » qu’est l’intellect humain, comme dans l’intelligence céleste, « quelque chose de semblable à une forme naturelle et quelque chose de semblable à une forme séparée ». Qu’Averroès soit parvenu, dans le Grand Commentaire au De anima, à l’idée de l’intellect comme

101. AVERROÈS, Commentum magnum super libro De celo et mundo, II, c. 3 (284a13-

18), dans Averrois Cordubensis commentum magnum super libro De celo et mundo Aristotelis, ex recognitione Francis James Carmody †, in lucem edidit Rüdiger Arnzen, Editioni praefatus est Gerhard Endress, Leuven, Peeters, 2003, p. 274, 26 sq : « elle est semblable à la forme matérielle, en effet, du fait qu’elle donne à ce corps [son] mouvement circulaire [déterminé], parce qu’elle est dans le corps qui est mû par elle ; et elle est semblable à la forme séparée parce qu’elle n’est pas divisée par la division du corps dans lequel elle est, ce pourquoi elle n’a ni sujet ni contraire, ainsi qu’on l’a dit plus haut » (nous traduisons). Et dans le De substantia orbis, il affirme plusieurs fois cette même chose, qui se transpose au cas de l’intellect dans son rapport au corps de l’homme : « necesse fuit ut haec virtus […] sit anima, non admixta materiae, sed anima corporis aeterni, ita ut ista anima non sit abstracta a corpore, et cum hoc separata ab ipso […], et ut illa anima fit in eo ; nam omne motum ex se movetur per virtutem existentem in eo » (AVERROÈS, De Substantia Orbis, IV ; éd. Venise, 1562, vol. 9, f. 10F).

102. Averroès n’ignore pas que « si la matière et la forme étaient existantes en acte dans l’agrégat, alors le composé ne serait dit un qu’à la manière dont cela se dit des choses qui sont une par continguïté (secundum contactum) et par ligature (et ligamentum) » (Averrois Cordubensis commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, éd. F. S. Crawford, Cambridge [Mass.], The Medieval Academy of America, 1953, II, c. 7 [412b4-412b9], p. 138, 39 sq). Voici ce qu’il dit par ailleurs, prenant les cieux comme modèle, de l’unité qu’on peut et doit tout de même concevoir (nous traduisons) : « ce qui reçoit cette forme [« séparée »] et fait un avec elle (adunatum cum ea), c’est le corps céleste corporel, qu’accompagnent les dimensions corporelles et les autres accidents qu’on trouve en lui. La forme et ce qui est informé sont donc en lui numériquement identique, mais d’une manière plus défectueuse que ne l’est l’unité du récepteur et du reçu dans le cas de la forme séparée. Et la cause de cette unité entre cette forme et sa matière vient de ce qu’elle n’est pas attachée (non coheret) à sa matière par le biais des dimensions, comme pour les formes engendrables et corruptibles – ce pourquoi cette matière est dépourvue de puissance » (AVERROÈS, Commentum magnum super libro De celo et mundo, II, c. 3 (284a13-18) ; éd. Carmody et Arnzen p. 274, 31 sq : « Recipiens autem istam formam, et adunatum cum ea, est corpus celeste corporale ad quod sequuntur dimensiones corporales et alia accidentia que in eo inveniuntur ; et ideo forma et formatum sunt in eo idem numero sed secundum dispositionem magis diminutam quam sit adunatio recipientis et recepti in forma abstracta. Et causa istius adunationis inter istam formam et suam materiam est quia non coheret sue materie mediantibus dimensionibus, sicut forme generabiles et corruptibiles, quapropter hec materia caret potentia. »).

SIGER DE BRABANT ET LA NOTION D’OPERANS INTRINSECUM 35

« substance » ne change rien de fondamental à cette thèse : le « quatrième genre d’être » ne se laisse pas rabattre sur le modèle univoque de la substance première. Et s’il faut qu’il soit doté d’une consistance ontologique qui le distingue d’une simple préparation, l’intellect matériel des derniers écrits doit continuer de s’envisager dans le prolongement de la forme psychique du corps, son substrat, et plus exactement comme le point universel culminant d’une série ordonnée de formes individuelles dont, en dépit de son décrochage, il dépend, comme un sommet dépend de sa base.

L’operans intrinsecum appartient à cette histoire, se raccroche à elle, la prolonge. S’il faut travailler les variations, être sensible aux déplacements, aux événements conceptuels, c’est aussi, et d’abord peut-être, quelles que soient les aires géographiques, culturelles, religieuses, cette sorte d’intelligente continuité philosophique qu’il faut mesurer. Contre cette thèse, en somme : que l’histoire de l’averroïsme ne serait, à proprement parler « que l’histoire d’un vaste contresens »

103 (E. Renan).

103. E. RENAN, Averroès et l’averroïsme, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997, p. 298.

36 JEAN-BAPTISTE BRENET

RÉSUMÉ. — Siger de Brabant et la notion d’operans intrinsecum : un coup de maître ? Par J.-B. BRENET.

L’article porte sur la notion d’operans intrinsecum que Siger de Brabant, en riposte à Thomas d’Aquin, place au centre de son De anima intellectiva pour repenser le rapport de l’intellect au corps. Prenant comme modèle l’automotricité céleste, on montre deux choses : premièrement, que Siger trouve dans l’Aquinate les éléments de sa propre solution (sans qu’il s’agisse d’un pur et simple transfert d’une position thomasienne) ; deuxièmement, qu’il le fait avec pertinence en retrouvant dans Thomas d’Aquin l’une des sources muette, mais décisive, de sa cosmologie : Averroès. Loin d’être l’échappatoire misérable qu’on dénonçait jadis, ni même un premier pas vers la noétique de Thomas, l’« opérant intrinsèque » est le concept subtil et sensé d’un maître venu enrichir de physique averroïste son exégèse contestée du De anima.

MOTS-CLEFS : Siger de Brabant – Thomas d’Aquin – Averroès – intellect – corps – forme – moteur.

ABSTRACT. — Siger of Brabant and the notion of operans intresecum : a masterstroke ? By J.-B. BRENET.

The present article pertains to the notion of operans intrinsecum that Siger of Brabant, in response to Thomas Aquinas, places at the heart of his De anima intellectiva in order to reconsider the intellect's relationship to the body. Drawing upon the model of celestial auto-motricity, the author aims to show two things. First, Siger finds in the Aquinate the elements for his own solution (without simply transferring the thomasian position). Second, he does so pertinently by recovering in Thomas Aquinas one of the muted but decisive sources for his cosmology : Averroes. Far from being a miserable escape hence decried, or even a first step toward Thomasʼ noetic, the « intrinsic operant » is the subtle and sound concept of a master capably enriching his contested exegesis of the De anima with averroist physics.

KEYWORDS : Siger of Brabant – Thomas Aquinas – Averroes – intellect – body – form – motor.