Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polémiques d’une question toujours...

14
Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé- miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015), http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001 ARTICLE IN PRESS G Model ALTER-326; No. of Pages 14 ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect et également disponible sur www.em-consulte.com Article original Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polémiques d’une question toujours actuelle Disability, compassion and care: The prehistoric and controversial grounds of a long-standing issue David Doat a,,b,c a Département d’éthique et de philosophie, centre d’éthique médicale, université catholique de Lille, 60, boulevard Vauban, 59800 Lille, France b Centre d’études sciences et philosophie, université de Namur, Namur, Belgique c Réseau handicap(s) et sociétés, 75013 Paris, France i n f o a r t i c l e Historique de l’article : Rec ¸u le 16 evrier 2014 Accepté le 29 janvier 2015 Disponible sur Internet le xxx Mots clés : Préhistoire Paléopathologie Handicap Compassion Soin Critique r é s u m é Depuis un demi-siècle, un nombre croissant de travaux paléopa- thologiques prétendent fournir des indices empiriques en faveur de l’existence d’attitudes de soin et de compassion envers des per- sonnes handicapées au sein des sociétés préhistoriques. Mais cette prétention soulève d’importantes questions, non seulement au sein des disciplines de la préhistoire, mais aussi dans le champ des disa- bility studies toute interprétation compassionnelle du soin fait l’objet d’importantes critiques. Après avoir introduit à la paléopa- thologie et à deux études de cas qui font figure de référence dans la littérature, l’article présente, plus largement, les principaux enjeux des débats que l’interprétation des données paléopathologiques suscite dans la littérature de 1970 à nos jours. © 2015 Association ALTER. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Correspondance. Adresse e-mail : [email protected] http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001 1875-0672/© 2015 Association ALTER. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Transcript of Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polémiques d’une question toujours...

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

et également disponible sur www.em-consulte.com

Article original

Handicap, compassion et soin : les sourcespréhistoriques et polémiques d’une questiontoujours actuelle

Disability, compassion and care: The prehistoric andcontroversial grounds of a long-standing issue

David Doata,∗,b,c

a Département d’éthique et de philosophie, centre d’éthique médicale, université catholique de Lille, 60,boulevard Vauban, 59800 Lille, Franceb Centre d’études sciences et philosophie, université de Namur, Namur, Belgiquec Réseau handicap(s) et sociétés, 75013 Paris, France

i n f o a r t i c l e

Historique de l’article :Recu le 16 fevrier 2014Accepté le 29 janvier 2015Disponible sur Internet le xxx

Mots clés :PréhistoirePaléopathologieHandicapCompassionSoinCritique

r é s u m é

Depuis un demi-siècle, un nombre croissant de travaux paléopa-thologiques prétendent fournir des indices empiriques en faveurde l’existence d’attitudes de soin et de compassion envers des per-sonnes handicapées au sein des sociétés préhistoriques. Mais cetteprétention soulève d’importantes questions, non seulement au seindes disciplines de la préhistoire, mais aussi dans le champ des disa-bility studies où toute interprétation compassionnelle du soin faitl’objet d’importantes critiques. Après avoir introduit à la paléopa-thologie et à deux études de cas qui font figure de référence dans lalittérature, l’article présente, plus largement, les principaux enjeuxdes débats que l’interprétation des données paléopathologiquessuscite dans la littérature de 1970 à nos jours.

© 2015 Association ALTER. Publié par Elsevier Masson SAS.Tous droits réservés.

∗ Correspondance.Adresse e-mail : [email protected]

http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.0011875-0672/© 2015 Association ALTER. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

2 D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx

Keywords:PrehistoryPaleopathologyDisabilityCompassionCareCritique

a b s t r a c t

Over the end of the last century, an increasing number of paleopa-thological reports pretend to present clues in favor of the existenceof caring and “compassionate” behaviors toward disabled indivi-duals in prehistoric human societies. Despite the arguments putforward by paleopathologists, this claim raises important ques-tions, not only within the sciences of prehistory but also from thefield of the disability studies wherein the notion of “compassion”has been extensively criticized. After a short introduction to paleo-pathology and to two case studies considered as major references inthe scientific literature, this article outlines the main issues whichare at stake in the debate that originates in conflicting interpreta-tions with regard to empiric data in the paleopathological literaturefrom 1970 to nowadays.

© 2015 Association ALTER. Published by Elsevier Masson SAS.All rights reserved.

1. Introduction

L’objectif du présent article est de présenter une synthèse généalogique et critique des principauxdébats que la question de la prise en charge des handicaps dans la préhistoire génère depuis la secondemoitié du xxe siècle. La découverte sur des sites archéologiques de squelettes d’individus ayant survécuà leurs déficiences physiques conduit en effet, depuis les années 1970, des paléopathologues, desarchéologues et des anthropologues (Anderson, 2002 ; Dickel & Doran, 1989 ; Hawkey, 1998 ; Solecki,1971 ; Trinkaus & Shipman, 1992 ; Spikins, Rutherford, & Needham, 2010 ; Tilley & Oxenham, 2011 ;Trinkaus & Zimmerman, 1982 ; Vilos, 2011 ; etc.) à inférer l’existence d’attitudes de « compassion » etde « soin » au sein de communautés d’hominiens préhistoriques. Cependant, l’emploi dans ces travauxde ces notions soulève tout un débat dans la littérature dont l’évolution récente marque l’émergenced’un nouveau champ de recherche, la bio-archéologie du soin (Tilley & Oxenham, 2011), au carrefourdes sciences humaines, de la préhistoire, des disability studies et des care studies.

Depuis quand paléopathologues et archéologues infèrent-ils à partir de leur corpus l’existenced’attitudes de compassion et/ou de soin à l’égard d’individus infirmes dans la préhistoire ? Comments’y prennent-ils ? Leurs inférences sont-elles légitimes ou illégitimes ? Les notions de compassionet de soin se recouvrent-elles ? Mais que savons-nous seulement du handicap dans la préhistoire ?Une appréhension adéquate des « handicaps » dans la préhistoire est-elle possible aujourd’hui ? Peut-on parvenir à développer, sur base d’études de cas paléopathologiques, une méthode d’analysebio-archéologique du soin ? Quelles sont, relativement à ces questions, les principaux points de diver-gence qui ont donné naissance depuis quelques décennies à un débat sur ces questions au sein dessciences humaines de la préhistoire (paléopathologie, archéologie, anthropologie, etc.) ? Quelle en estl’évolution historique ?

Il existe dans la littérature anglo-saxonne quelques rares introductions à ce débat et aux décou-vertes paléopathologiques sous forme de courtes communications médiatiques ou scientifiques(Gould, 1988 ; Bower, 1994, 2002 ; Green, 2003 ; Hublin, 2009 ; Tilley, 2012). Certaines d’entre elles ontbénéficié ces dernières années d’un large retentissement dans la presse (Bower, 1994, 2002 ; Gorman,2012). Cependant, étant donné leur genre littéraire, de telles communications restent limitées quant àleur contenu et leur portée critique. Elles sont aussi pour la plupart dépassées aujourd’hui, au regard del’évolution rapide du débat. L’absence actuelle d’une introduction historiographique, critique et inter-disciplinaire de portée académique, plus complète et à jour, appelle donc la réalisation d’une étudeapprofondie à même d’exposer les principaux enjeux d’une question passionnante et d’en indiquerl’évolution historique des années 1970 à nos jours. C’est à cette tâche que nous consacrons cet article,qui analyse les débats ayant eu lieu à partir d’études de cas paléopathologiques sur la question desinterprétations du soin, de ses origines préhistoriques et de ses indices empiriques.

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx 3

1.1. Positionnement et méthode

En tant qu’éthicien et philosophe des sciences, notre position sera celle de l’analyste externeinformé d’un débat existant entre paléopathologues, archéologues et anthropologues. Notre objectifest de présenter chronologiquement les principaux arguments pro-contra et les avancées substan-tielles qui ont ponctué ce débat de 1970 à nos jours. À cette fin, nous introduisons à l’une ou l’autreétudes de cas représentatives des divergences de vues qui polarisent la discussion. Notre intentionest de restituer au lecteur les propos que des chercheurs eux-mêmes, paléopathologues, archéo-logues et anthropologues engagés dans ce débat, tiennent au sujet de la « compassion », du « soin »et du « handicap » à partir d’études de cas paléopathologiques. À chaque fois, nous présenterons doncles interprétations et bases empiriques d’inférences de ces chercheurs. De fac on concomitante, nousrecourrons à l’outil philosophique de la distanciation critique, là où l’immédiateté du discours scien-tifique ne facilite pas l’explicitation des conditions de sa genèse. Par la confrontation des textes, leurcontextualisation historique et l’exercice de la discussion interdisciplinaire, nous souhaitons en effetmettre à jour les présupposés assumés ainsi que les préjugés implicites des parties prenantes dudébat scientifique. En reconstituant la généalogie de ce débat ainsi que ses avancées scientifiquesrécentes, nous soulignerons donc aussi la nature des conditions et croyances qu’il engage d’ordreépistémologique, méthodologique, conceptuelle, normative, socioculturelle et anthropologique.

1.2. Intérêt de l’étude

Un des intérêts majeurs du présent travail – indépendamment du fait qu’il contribue à la recon-naissance d’un sujet important et méconnu – est lié aux problèmes que soulève l’usage du conceptde « compassion » et sa confusion avec la notion de « soin » dans nombre de rapports scientifiqueset médiatiques des découvertes paléopathologiques de ces dernières décennies. Les concepts sonten effet employés dans la littérature pour qualifier la nature des comportements que des groupeshumains pourraient avoir développés envers leurs membres infirmes dans la préhistoire, sans pourautant que les notions soient rigoureusement définies et que les conditions méthodologiques de leurusage soient systématiquement explicitées. En même temps, la mise à jour des difficultés relatives àl’emploi de ces concepts et le besoin qui se fait sentir dans la littérature récente d’une clarification ter-minologique de ces notions, souligne l’influence croissante des disability studies et des care studies surune nouvelle génération de paléopathologues, d’archéologues et d’anthropologues (Dettwyler, 1991 ;Soughtwell-Wright, 2013 ; Tilley & Oxenham, 2011 ; Tilley & Cameron, 2014). L’effort investi par ceschercheurs dans l’élaboration d’un premier modèle bio-archéologique du soin (Tilley, 2013), traduitune conscience plus critique des biais que peut introduire dans l’interprétation du passé, la projectionimplicite d’une anthropologie moderne « valido-centrée » (ableist anthropology).

1.3. Plan de l’article

Concernant l’organisation de notre étude, nous introduisons dans une première section à la paléo-pathologie. Dans une deuxième section, nous présentons deux études de cas qui, dans la littératurepaléopathologique, constituent deux exemples emblématiques d’enquêtes scientifiques ayant conduitleurs auteurs à inférer, sur base des données ostéo-archéologiques et du diagnostic paléopathologique,l’existence d’une prise en charge directe d’une personne handicapée dans la préhistoire. Pour chacunede ces deux études, nous examinerons ce que les paléopathologues ou archéologues qui furent àl’origine de la découverte de squelettes d’individus marqués par un handicap, exprimèrent (nous rap-porterons et nous nous référerons à leurs propres expressions) au sujet de ces derniers et du groupeau sein duquel ils vivaient. Dans une troisième section, nous exposons les enjeux du débat épisté-mologique, conceptuel et sémantique que les conclusions de ces études ont suscité, en remontant àl’origine d’une polémique toujours bien vivante au sein de la littérature paléopathologique contempo-raine. Nous soulignerons en particulier la proximité de cette controverse avec le point de vue critiquedes disability studies et l’anthropologie des care studies. Après avoir introduit, dans une quatrième sec-tion, au développement tout à fait inédit d’un modèle bio-archéologique du soin (Tilley & Oxenham,

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

4 D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx

2011), nous conclurons cette étude en indiquant les prolongements possibles sur lesquels ouvre laquestion de l’apparition du soin dans la préhistoire d’un point de vue naturaliste et évolutionnaire.

2. L’émergence de la paléopathologie comme discipline scientifique

Du grec palaïos, « ancien », pathos, « souffrance » et logos, « discours », la « paléopathologie » fut fon-dée en 1913 par un médecin bactériologiste britannique d’origine francaise, Sir Marc Armand Ruffer(1859–1917), qui la définit la même année comme la « science des maladies dont on peut démontrerl’existence sur les restes humains et animaux des temps anciens. ». Olivier Dutour, paléopathologuefrancais contemporain, en propose quant à lui la définition suivante : « La paléopathologie est l’étudedes états pathologiques dans le passé, tirant ses sources de l’analyse de restes biologiques anciens[préhistoriques ou historiques], squelettiques ou momifiés, complétées d’informations de naturemédico-historiques » (Dutour, 2011, p. 24).

Si Johann Friedrich Esper (1732–1781), naturaliste allemand, et Georges Cuvier (1769–1832),paléontologue et anatomiste franc ais, n’attendirent pas l’invention de la paléopathologie pour établirau xviiie siècle et au début du xixe siècle l’existence de lésions pathologiques sur des ossements pré-historiques (Dutour, 2011), la genèse de la discipline se situe entre la première moitié du xixe siècleet la première guerre mondiale (Aufderheide & Rodriguez-Martin, 2006). À cette époque, quelquesmédecins et anthropologues font figures de pionniers. Marc Armand Ruffer (1859–1917), Roy LeeMoodie (1880–1934), Anatole-Félix Le Double (1843–1913), Jules Le Baron (1855–1902) et Léon Pales(1905–1988) établissent pour la première fois des diagnostics médicaux rigoureux à partir de tracesempiriques laissées par la pathologie sur des restes squelettiques découverts sur des sites archéo-logiques. Successivement consolidée par le renforcement de méthodes d’analyses et de techniquesissues des découvertes et applications techniques de la radiologie, de l’histologie, de la sérologie ouencore des méthodes d’analyses statistiques, une nouvelle génération de paléopathologues émer-gea ensuite dans la foulée de la seconde guerre mondiale. Néanmoins, ce n’est que dans les années1950–1970, quand la paléopathologie fut associée aux développements de la paléoépidémiologie1

qu’elle fut enfin reconnue comme une authentique discipline scientifique à part entière, qui devaitêtre prise en compte en tant que telle, avec ses hypothèses et ses objets, ses outils éprouvés de travailet ses méthodes d’enquête et d’évaluation propres.

Le premier manuel exhaustif de paléopathologie humaine, Identification of Pathological Conditionsin Human Skeletal Remains, fut publié en 1981 par Ortner et Putschar (1981). Il répertoriait et proposaitune description de l’ensemble (jusqu’à la date de sa parution) des manifestations anatomopatholo-giques du corpus ostéo-archéologique. À cette époque s’achevait la démonstration que les étudespaléopathologiques pouvaient être utilisées comme un outil puissant au service de la compréhensiondes conditions d’existence des populations passées. Depuis lors, les paléopathologues n’ont cessé decontribuer à la détermination d’un nombre croissant d’indicateurs physio- et biologiques clés, quipeuvent être relevés sur les tissus biologiques minéralisés (osseux et dentaires) ou non minérali-sés (par momification) et des lésions et autres anomalies identifiées. Ces indicateurs sont associésaux techniques développées en anthropologie biologique, notamment pour la détermination de l’âgeet du sexe d’un squelette, et à un éventail de méthodes d’analyses histomorphométriques, physico-chimiques, génétiques et de biologie moléculaire ou par imagerie médicale bi- ou tridimensionnelle(Coqueugniot et al., 2014). Ils permettent, outre l’établissement du diagnostic paléopathologique, de

1 La paléoépidémiologie peut être définie comme « la tentative de dénombrement des individus et de leurs manifestationspathologiques dans les séries archéologiques, dans le but de reconstruire la distribution spatiale, chronologique et sociale desmaladies et de l’état sanitaire des populations du passé, selon des modèles bioculturels. » (Waldron (1994). Counting the Dead: TheEpidemiology of Skeletal Populations. Chichester: Wiley & Sons, p. 11. Traduit en franc ais dans Dutour (2011). La paleopathologies.Peronnas (France): Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, p. 91). Pour un paléopathologue, la paléoépidé-miologie constitue une démarche qui permet de passer du diagnostic de restes squelettiques individuels à l’évaluation globaledes états de santé dans les populations anciennes. Nous situant au niveau de la discussion d’études de cas, nous n’effectueronsdans la présente étude aucun passage de ce type, généralisation ni comparaison entre cas particuliers ou groupes de popula-tions. À la différence de certaines inférences du soin exprimées par les paléopathologues qui furent précurseurs de la disciplinedans la seconde moitié du xxe siècle, la bio-archéologie du soin née ces dernières années circonscrit méthodologiquement laportée de ses inférences, comme nous l’indiquerons plus loin, au niveau de l’étude de cas.

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx 5

mettre en évidence certains aspects des conditions de vie passées, relatifs aux habitudes alimentaires,aux événements existentiels ayant laissé des traces sur les squelettes, etc. Ils contribuent ainsi, grâceaux développements de la paléoépidémiologie, à la reconstruction du mode de vie des populationsanciennes.

3. Deux études de cas : Shanidar I et l’homme de Bac

Depuis les années 1970, le nombre des publications en anglais d’articles scientifiques de haut niveauqui, au-delà de l’établissement du diagnostic paléopathologique, identifient explicitement au niveaude l’étude de cas la possibilité que des comportements de compassion et/ou de soin aient existé àl’époque préhistorique, n’a fait que s’accroître et s’élève aujourd’hui à plus d’une quarantaine de tra-vaux (Tilley, 2013). Parmi les études de cas paléopathologiques sur base desquelles divers chercheursont inféré l’existence d’attitudes de prise en charge des handicaps, deux d’entre elles (Solecki, 1971 ;Tilley & Oxenham, 2011) sont régulièrement citées, faisant ainsi figure de références « symboliques »sur cette question au sein de la littérature.

3.1. Shanidar I (60000–45000)

En avril et mai 1957, alors que le travail archéologique de terrain de cette année-là – mené dansune caverne du nom de Shanidar en Iraq – touchait à sa fin, deux jeunes archéologues de l’universitéde Columbia, Ralph et Rose Solecki, découvrirent trois squelettes d’adultes néandertaliens. Au total,neuf squelettes seront sortis de terre, d’âges et de conservations variés. Parmi eux, Shanidar I, unhomme adulte de sexe masculin datant du Paléolithique Moyen est souvent cité dans la littératurepaléopathologique pour avoir constitué l’une des premières preuves de l’émergence de la compassiondans l’histoire de l’évolution humaine. Depuis sa découverte, de nombreux paléopathologues se sontpenchés sur son squelette, ont étudié et réétudié ses os, confirmant et affinant ainsi la première analyseétablie par Ralph Solecki (1971). Parmi ceux-ci, voici la description qu’en donnent Trinkaus et Shipman(1992, p. 340–1)2 :

Shanidar I, l’un des squelettes les mieux préservés, était un mâle, ayant atteint un âge situé entre30 et 45 ans au moment de sa mort. C’était un bel âge pour un homme préhistorique ; en effet,seuls quelques néandertaliens atteignaient un âge avancé dans la quarantaine, mais presqueaucun d’entre eux ne vivaient au-delà de 50 ans. Cependant, Shanidar I vécut une vie particuliè-rement difficile et brutale à l’aune de nos standards contemporains. L’étude attentive de ses osrévéla qu’un grand nombre de fractures s’étaient ressoudées au cours de sa vie3. Son crâne garde,sur le côté gauche, la marque d’un coup écrasant ayant entraîné le déplacement et la fracturede l’orbite de l’œil. Vraisemblablement borgne du côté gauche, Shanidar I dût aussi essuyer deson vivant, du côté droit du corps, un second coup d’une particulière violence qui endommageaà un tel point son bras droit que celui-ci s’atrophia et devint tout à fait inutile. Autres obser-vations : les os de l’omoplate, de la clavicule et du bras droit de Shanidar I sont beaucoup pluspetits et minces que ceux du côté gauche. La main et l’avant-bras droits sont manquants, non enraison de la dégradation du squelette [postmortem] mais parce qu’ils se sont desséchés ou ontété amputés [du vivant de Shanidar 1]. Le pied droit et la jambe inférieure droite (en dessousdu genou) de Shanidar I ont été également endommagés, probablement en même temps. Onobserve aussi une fracture ressoudée d’un des os de la voûte plantaire, liée au processus mor-bide hautement avancé d’une maladie dégénérative affectant différents os de la cheville et dugros orteil. À cause de cette pathologie, Shanidar I dût souffrir du pied gauche et sa mobilité dût

2 Traduit par nous. Toutes les traductions en franc ais des textes originaux anglais ont été réalisées par nous.3 Les fractures consolidées font l’objet d’un grand nombre de travaux en paléotraumatologie (étude paléopathologique des

divers traumatismes du squelette). Elles sont reconnaissables par la présence du « cal », qui est la marque visible du processusde cicatrisation et de consolidation de la fracture. En l’absence de cal, lorsque les paléopathologues ont à faire avec des fracturesayant entraîné la mort ou étant survenues peu de temps avant que l’individu ne décède, il est généralement difficile de distinguerles fracturations survenues postmortem des fractures antemortem.

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

6 D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx

être limitée. Le genou droit et différentes parties de la jambe gauche montrent également dessignes de déformations pathologiques. Celles-ci pourraient être la conséquence d’une mêmeblessure traumatique ou des lésions qui se sont développées des suites de la démarche boiteusede Shanidar I liée aux dégradations de sa jambe et de son pied droits.

À l’instar de Ralph Solecki (1971), Trinkaus et Shipman (1992) ne se limitèrent pas à une analysedescriptive issue de l’investigation paléopathologique menée à partir des ossements de Shanidar I. Ilstirèrent résolument de leurs données empiriques maintes fois confirmées, des conclusions quant à lanature des réactions sociales, des affects et des types de comportements qui durent être réalisés pourque Shanidar I puisse survivre :

Comme Ralph Solecki l’a souligné, quelqu’un d’aussi gravement blessé n’aurait pu survivre sansaide pour s’alimenter et assistance quotidienne. [Peu importe] que le bras droit de Shanidar I aitété intentionnellement ou accidentellement sectionné, ou qu’il se soit naturellement desséchéet atrophié, un manchot, partiellement aveugle et estropié ne pouvait participer aux activités dechasse ou de cueillette pour subvenir par lui-même à ses besoins vitaux. Qu’il survive pendantplusieurs années après son traumatisme (comme le montrent ses os ressoudés) est un véritabletestament en faveur de l’humanité (humanity) et de la compassion (compassion) de l’homme deNéandertal (Trinkaus & Shipman, 1992, p. 340–1).

Baptisé par Ralph Solecki (1971) et son équipe du surnom de « Nandy » lors d’un souper après unejournée de travail dans la grotte de Shanidar, Nandy en est ainsi venu à représenter, par rapport àl’émergence du sens moral et de la prise en charge des handicaps dans la tradition paléopathologique,ce que Lucy symbolise dans l’histoire et la littérature des découvertes paléoanthropologiques. Dansle cadre des représentations et projections anthropologiques du xxe siècle, Nandy offrait en particu-lier l’opportunité, bien évidemment séduisante, d’initier un changement de paradigme. Pour Solecki(1971), Trinkaus et Shipman (1992), le nombre croissant des preuves paléopathologiques témoignantde la survie d’individus infirmes dans des communautés préhistoriques était en effet, au-delà ducas paradigmatique de Nandy, une démonstration claire de l’émergence d’attitudes d’inclusion et dereconnaissance à l’époque préhistorique. La multiplication des études de cas en ce domaine devaitimposer une révision des préjugés, comme le soutinrent Trinkaus et Zimmerman (1982, p. 75) :

À l’époque de la préhistoire, le risque d’être blessé était très élevé pour les néandertaliens.Presque tous les squelettes de néandertaliens âgés que nous retrouvons régulièrement, plus oumoins bien conservés, portent des marques évidentes de traumatismes. Bien que ceci ne soit passurprenant, puisque les signes des traumatismes demeurent décelables bien longtemps aprèsla cicatrisation des blessures, ce taux est inhabituel. Cette haute fréquence suggère que la vie ausein des communautés de Néandertal était effectivement dure et dangereuse. Cependant, cesfaits impliquent aussi que ces communautés avaient atteint un niveau de développement socié-tal au sein duquel les individus infirmes étaient soignés et accompagnés par les autres membresdu groupe social. Tous les squelettes individuels retrouvés ont connu une guérison complètede leurs blessures, généralement sans infection (ou fort peu) observée. Plusieurs d’entre eux,en particulier Shanidar I et III, vécurent pendant de nombreuses années dans des conditionsde handicap très sévères qui ne leur ont probablement pas permis de contribuer activementà la survie de leur groupe local. Ces individus âgés doivent avoir collaboré d’une manière plusindirecte au bien-être de leur communauté d’appartenance ; ce n’est peut-être pas surprenantque beaucoup d’entre eux furent enterrés intentionnellement.

3.2. L’homme de Bac (4000–3700)

Notre seconde étude de cas est bien plus récente et ne saurait – bien évidemment – faire l’objet d’unecomparaison termes à termes avec la précédente, étant donné les fossés chronologique, géographiqueet socioculturel qui les séparent. Elle concerne un homme adulte déterré en 2007 d’un cimetière duNéolithique (9000–3300) dans le Nord du Vietnam, qui souffrit au minimum d’une paraplégie, au maxi-mum d’une quadriplégie acquise très tôt dans l’enfance. Ayant vécu entre −4000 et −3700 ans environ,

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx 7

M9, tel qu’il est aujourd’hui communément appelé par les paléopathologues (Oxenham et al., 2009)qui furent à l’origine de sa découverte, constitue une des preuves et illustrations les plus anciennesde la survie d’un individu frappé de handicaps tellement sévères, qu’« une vie aussi longue eut étéévidemment impossible sans l’intervention quotidienne et durable d’aidants dévoués (dedicated) »(Oxenham et al., 2009, p. 107). La découverte de l’homme de Bac constitue, selon Tilley et Oxenham(2011, p. 39), « le témoignage le plus extrême [rapporté jusqu’à ce jour dans la littérature] de la survied’un individu préhistorique totalement [nous soulignons] infirme ».

M9 fut découvert dans un cimetière de Ninh Binh, une province du Nord du Vietnam à 100 kmdu sud de Hanoi. Les fouilles menées entre 1999 et 2007 permirent de mettre à jour les squelettesde 95 individus dont les restes étaient ensevelis sur trois couches de profondeur et constituaient lespremiers signes de présence humaine sur le site. Les preuves archéologiques suggèrent que la formed’organisation économique de ces premiers humains y fut celle de chasseurs-cueilleurs. L’un de cesindividus découverts, M9 précisément, un homme âgé de 20 à 30 ans, était un des trois seuls individusinhumés dans une position repliée (les autres squelettes ayant été retrouvés étendus et couchés sur ledos) ; l’inhumation était par ailleurs orientée nord-sud. Mis à part ces deux différences, ces individusrec urent un traitement mortuaire tout à fait similaire à celui des autres adultes.

Voici le diagnostic paléopathologique de M9 tel qu’il fut présenté scrupuleusement par Oxenhamet al. (2009, p. 111) :

La prise en considération de la description et des diagnostics dérivés pour M9 suggère qu’ilsouffrait d’un trouble congénital du développement ayant entraîné la fusion de ses vertèbrescervicales et, de fac on concomitante ou subséquente, d’une déficience neurologique sévère(vraisemblablement associée à une quadriparésie ou une quadriplégie). L’impact fonctionnel dela paralysie qui affectait M9 fut, au minimum, une immobilité complète des membres en des-sous de la taille et une limitation forte de la mobilité du haut du corps. D’autres complicationsdirectement liées à sa posture durent inclure non seulement une diminution des possibilités demouvements de la tête, mais aussi de sévères torticolis et une fonction masticatoire potentielle-ment limitée. En cette période du Néolithique tardif, et dans l’état de la culture de l’époque, cestraits caractéristiques de la situation de M9 durent le rendre totalement dépendant des autrespour tous les aspects de sa vie quotidienne.

En cohérence avec le diagnostic paléopathologique et les informations archéologiques collectéessur le site où M9 fut découvert, Tilley et Oxenham (2011, p. 39) furent amenés à la conclusion suivante :

L’avenir prévisible de M9, dans sa situation, avec un impact si important de ses déficiencessur ses capacités fonctionnelles et un éventail de complications innombrables de santé, auraitété une mort rapide, bien avant que la pathologie dont M9 fut affecté n’ait pu s’enregistrerdéfinitivement dans le squelette. Il n’est donc pas permis de douter que la survie avérée de M9,pendant plus de dix années de développement de sa pathologie, fut due aux soins qu’il rec ut.Ce fait permet de formuler certaines hypothèses (observations) au sujet des hommes de Bac entant que société et de M9 en tant que personne.

4. Les enjeux d’une controverse passionnante

Depuis la seconde moitié du xxe siècle, la découverte sur des sites archéologiques d’un nombrecroissant de squelettes ayant conservé trace de déficiences physiques, incite fréquemment archéo-logues et paléopathologues à considérer que la survie – paléopathologiquement démontrable – de cesindividus constitue une preuve en faveur de l’hypothèse du « soin » et de la « compassion » (Bower,1994 ; Hawkey, 1998 ; Solecki, 1971 ; Spikins et al., 2010 ; Trinkaus & Shipman, 1992) de nos ancêtrespréhistoriques. Cependant, paléopathologues passés et contemporains ne précisent pas en général parle biais d’une analyse terminologique et philosophique rigoureuse, ce qu’ils entendent précisémentpar les termes de « compassion » ou de « soin » quand ils les emploient. La compassion revêt alors pardéfaut dans la littérature paléopathologique, le sens qu’elle recouvre dans le langage commun, à savoirun sentiment de sympathie qui rend sensible aux souffrances, aux malheurs d’autrui et incite à agirdans le but de soulager ses maux. Quant au soin, il désigne souvent par identification, la traduction

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

8 D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx

comportementale d’un sentiment de compassion. Par distinction, il peut aussi indiquer dans certainstravaux récents – sur lesquels nous reviendrons plus loin – un type de comportement(s) complexe(s)constitué(s) de motivations et d’émotions diverses, visant à apporter protection, ressources et soutien àun ou des individu(s) dont la survie et l’épanouissement dépend(ent) temporairement ou durablementde l’aide recue par un (ou des) tiers.

En l’absence de bases terminologiques précises et de données d’observation directe d’attitudescompassionnelles ou de comportements préhistoriques de soin, une controverse4 ne pouvait que sur-gir dans les années 1990 en réaction aux premières inférences du soin effectuées à partir d’études decas paléopathologiques. La controverse (Bower, 2002) éclata précisément à la suite d’un article sulfu-reux de Katty Dettwyler, Can Paleopathology Provide Evidence for “Compassion” ?, publié en 1991 dansl’American Journal of Physical Anthropology. Dans cette étude parue antérieurement à l’excavation deM9, l’anthropologue et Professeure à l’université du Texas, formule trois critiques majeures et dénoncecinq préjugés qui allaient définitivement fragiliser l’aura dont Nandy bénéficiait jusqu’alors au sein dela littérature paléopathologique, et attirer l’attention des disability studies. L’article précéda en effet lapublication, en 1999, d’un numéro spécial de l’Archaeological Review from Cambridge, commenté parTom Shakespeare (1999) et intitulé Disability and Archaeology.

La première des critiques adressée par Dettwyler aux pères de Nandy – et à leurs pairs – est d’ordreépistémologique : si nous attachons notre attention, non plus aux diagnostics paléopathologiques maisaux types d’inférences réalisées par les paléopathologues et les archéologues qui se sont penchés surleurs découvertes pour essayer de les comprendre, il faut admettre que la nature exacte des soutiensdont Shanidar I bénéficia ne peut pas être déduite directement de l’analyse des squelettes. Ceux-cisont en effet des traces de faits bruts et non des preuves portant sur des émotions ou des faits institués(institutionnels) tels que des statuts, des comportements sociaux collectifs, des fonctions symboliquesou des normes sociales qui ne se fossilisent pas. La critique de Dettwyler (1991, p. 382) est dès lorssans ambiguïté :

Ceux qui prétendent que les traces [paléopathologiques et] archéologiques effectives del’existence de Shanidar I [. . .] constituent autant de preuves de l’intégrité morale [moral decency]et de la compassion de nos ancêtres font une hypothèse implicite non-critique. Il y a en effetun très large intervalle entre le fait d’avoir survécu et celui d’avoir été traité avec bienveillance(nicely).

La deuxième critique de Dettwyler est d’ordre conceptuelle. L’anthropologue sollicite le modèle socialdu handicap formé au sein des disability studies, faisant remarquer que, contrairement aux conceptionsmédicales qui prédominent dans la littérature paléopathologique, une « déficience » (impairment) ouune « incapacité » (disability) n’impliquent pas toujours un « handicap ». Celui-ci n’est en effet déter-miné, précise Dettwyler (1991, p. 381), qu’« en fonction des représentations et réactions [attitudes,préjugés] des membres du groupe social au sein duquel [un individu] évolue » avec ses propriétés cor-porelles. Selon ce modèle, tout « handicap » implique deux variables : l’une, individuelle, relève du faitbrut (paléopathologiquement diagnosticable) et l’autre, socioculturelle, renvoie à un champ de faitsinstitués par des croyances collectives variant fréquemment d’un groupe social à un autre. Dettwylerse réfère en particulier au corpus ethnographique pour illustrer cette variation au sein des sociétéshumaines. Pour de multiples motifs (sociaux, économiques, religieux, écologiques, etc.), les groupeshumains forment des croyances et adoptent, à travers l’histoire et les cultures, des attitudes diversessinon tout à fait opposées vis-à-vis de leurs membres infirmes. Une fois entendu que les faits insti-tués ne laissent aucune trace directe, déterminer qui était handicapé et qui ne l’était pas à l’époquepréhistorique est donc bien plus compliqué qu’il n’y paraît. Des données empiriques (paléopatho-logiques, archéologiques) peuvent garder trace des effets d’un traumatisme somatique, mais elles nepeuvent pas en elles-mêmes dévoiler les propriétés culturelles et sociales qui affectèrent plus ou moinspositivement ou non la qualité de vie d’un homo sapiens infirme.

4 Si la paléopathologie, comme discipline scientifique, se partage entre ses origines franc aises et anglo-saxonnes, la controversesoulevée par la question des inférences du soin dans la préhistoire est née en milieu anglo-saxon. La dialectique des argumentspro-contra du débat s’est développée, jusqu’à aujourd’hui, dans le cadre de publications en anglais.

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx 9

La troisième critique de Dettwyler, d’ordre sémantique, porte contre la rhétorique de la compas-sion prégnante dans la littérature des découvertes paléopathologiques de la seconde moitié du xxe

siècle. L’anthropologue démontre, là aussi, son intérêt pour les disability studies et la sensibilité deses auteur(e)s. Les études anglophones du handicap témoignent en effet d’une aversion marquéepour la notion de compassion, qui véhiculerait une représentation asymétrique et misérabiliste desrelations entre personnes valides et personnes handicapées (Goodley, 2010). Or, que des vies soientqualifiées de dépendantes, souffrantes et malheureuses, ou qu’elles soient systématiquement l’objetd’un comportement compassionnel (correspondant) parce qu’elles sont corporellement divergentes(d’une norme physiologique), n’a rien d’évident. Cette apparence d’évidence ne fait que masquer, enréalité, la continuité complexe des rapports réciproques d’interdépendance et de vulnérabilité qui setissent empiriquement entre les individus – qu’ils soient ou non infirmes. En recouvrant ces rapportssous un voile d’ignorance, la rhétorique de la compassion néglige les causes sociales de la souffranceet substitue au continuum des relations humaines – présentes et passées – une dualité de rapportsd’exclusion (des infirmes) ou de compassion (exercée à leur égard). Tout se passe comme si toute défi-cience impliquait de facto un type unique de situation individuelle (« précaire ») et de réaction sociale(« compassionnelle »).

Quels sont les préjugés implicites, se demande Dettwyler, qui formèrent la base d’inférence nonempirique (en l’absence de fait brut) de cette interprétation simpliste du rapport des sociétés à leursmembres infirmes ? Autrement dit, sur quelles hypothèses non critiques les pères de Nandy se sont-ilsappuyés pour asseoir une rhétorique de la compassion ? Dettwyler repère cinq préjugés que ses troiscritiques avaient pour vocation d’ébranler :

• un premier préjugé véhicule l’idée que toute survie avérée d’individus marqués par de multiples défi-ciences, est une indication directe de la compassion d’un entourage social. L’anthropologue répond àcette croyance en soulignant qu’elle suppose en fait une inférence épistémologiquement illégitime(voir supra) ;

• un deuxième préjugé partagé par les pères de Nandy consiste à croire qu’un individu atteint d’unedéficience était nécessairement, à l’époque préhistorique, improductif et à la charge de sa commu-nauté. À cette hypothèse, Dettwyler objecte le témoignage des données ethnographiques : celles-cidémontrent au contraire que des individus atteints de déficiences peuvent continuer de contribuersous diverses formes à la vie et à l’économie de leur groupe d’appartenance ;

• un troisième préjugé suppose que tout individu dont le squelette présente une trace de déficienceétait handicapé. Or, d’après le modèle social du handicap, toute déficience n’entraîne pas nécessai-rement un handicap ;

• le quatrième préjugé que Dettwyler démasque, consiste à soutenir qu’assister, prendre soin et rendrepossible la survie de personnes affectées par de lourdes déficiences est toujours ce qu’il y a de bon – decompassionnel – à réaliser, partout et en toutes circonstances. Mais ceci n’est vrai, objecte Dettwy-ler, qu’en fonction d’une certaine théorie morale. Sensible à l’éthique contextuelle que privilégientsouvent les anthropologues culturels en matière morale, Dettwyler soutient que l’exercice du bien,en fonction des circonstances, implique parfois de ne pas préserver, soigner ou maintenir en vie.En d’autres termes, les fins de l’action bonne (« compassionnelle ») sont en réalité conditionnées etdéterminées par des facteurs historiques, sociaux, culturels, écologiques profondément variablesqui ne permettent pas d’attribuer à l’acte compassionnel un contenu immuable ;

• le cinquième préjugé consiste enfin à penser que la grande majorité des membres d’une populationdonnée sont productifs, tout à fait performants et auto-suffisants la plupart du temps. Par consé-quent, la dépendance et la vulnérabilité constitueraient des propriétés qui ne caractériseraient engénéral que quelques catégories marginales d’individus : personnes âgées, malades ou handicapées.

L’objection qu’apporte Dettwyler à cette dernière « opinion » rejoint directement l’anthropologiedes théories du care, qui insistent au contraire comme Kittay (1999) ou Nussbaum (2006), sur la conti-nuité des relations de soin (parentales, éducatives, sociales, etc.) entre les humains, en raison d’unedépendance et d’une vulnérabilité anthropologiquement partagée. Elle recoupe également certainsaspects méconnus de l’anthopologie de Charles Darwin (Doat, 2014), réinterprétés et approfondis

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

10 D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx

notamment par John Bowlby (1982), ainsi que les conclusions que Tom Shakespeare (1999, p. 100–1)tire de sa lecture du numéro spécial de l’Archaeological Review from Cambridge, lorsqu’il écrit que« nous pourrions supposer (. . .) que les aléas de l’existence causaient de nombreuses déficiences dansles siècles passés [i.e., à l’époque préhistorique], de sorte que la difformité et l’incapacité étaient toutà fait courantes dans la vie quotidienne [de nos ancêtres] ».

De ce point de vue, notre croyance en une dichotomie existant entre personnes valides et per-sonnes invalides à l’époque préhistorique devrait être révisée, puisque cette dichotomie constitueplutôt, pour Shakespeare, une emphase moderne qui serait liée aux développements du champ de lasanté, du capitalisme industriel et de l’économie de marché au xixe siècle. Pour Dettwyler, c’est aussien raison de cette dichotomie moderne que s’est imposé, dans la littérature paléopathologique, le pré-jugé selon lequel une personne handicapée n’aurait pu survivre à l’époque préhistorique si elle n’avaitpas été prise en charge avec compassion – car dépendante, souffrante, vulnérable, non productive,etc. – par les membres de sa communauté. Mais substituons à cette dichotomie la prévalence des alté-rations pathologiques et physiologiques qui affectaient nos ancêtres (Sugiyama, 2004), et la situations’inverse. D’une part, la « validité » corporelle devient une propriété rare, dont ne bénéficient temporai-rement que quelques individus à l’époque préhistorique. D’autre part, les premiers groupes humainsne pouvaient être, par nécessité (et non seulement par compassion) de survie, que des communautésde soin primitives.

Au terme du parcours critique, s’ouvre ainsi la possibilité positive d’envisager une anthropolo-gie préhistorique non « valido-centrée » de la vulnérabilité et de l’interdépendance dont on retrouve,en contexte postmoderne, des formulations explicites au sein des théories du care. En se prémunis-sant en effet des préjugés projetés d’une anthropologie moderne de l’homme normal, indépendantet rationnel – dont les paléopathologues du xxe siècle sont restés tributaires – qui n’aurait pas besoinde care, apparaît par contraste la possibilité d’une autre anthropologie. Celle-ci reconnaît aux liensd’interdépendance et de vulnérabilité réciproque des individus, à leurs inachèvements singuliers etaux relations plurielles et réciproques de care que ces manques appellent, la condition primitive – ettoujours actuelle – de possibilité de toute socialité humaine.

5. Vers un modèle bio-archéologique du soin

En l’absence de base d’inférence légitime, pourquoi paléopathologues et archéologues de la pre-mière heure ont-ils fait « comme si », outrepassant néanmoins les limites de leur cadre épistémologiquede recherche ? Si de tels franchissements de frontières furent assumés, ce n’était, pour Dettwyler(1991), qu’en vertu d’une motivation éthique commandée par un point de vue étranger à nos ancêtrespréhistoriques. En d’autres mots, pour l’anthropologue texane, les interprétations des pères de Nandyauraient été influencées par une conception du « noble sauvage préhistorique », bref par une sortede résurgence d’une lecture rousseauiste des origines de l’humanité. Cette interprétation se seraitimposée dans une visée d’opposition au darwinisme social et aux lectures eugénistes de l’évolutionhumaine. C’est bien cette visée morale, portée par des chercheurs zélés, qui les aurait conduits à sur-estimer les limites de ce que l’on peut considérer comme de légitimes inductions au plan scientifique.

Pourtant, en dépit de sa force, la critique dettwylérienne ne mit pas fin aux inférences en faveurde l’accompagnement social des infirmités dans la préhistoire. Bien que la publication de son articleen 1991, Can Paleopathology Provide Evidence for “Compassion”?, eut un retentissement majeur dansles sciences humaines de l’évolution, elle n’eut pour conséquence que de renforcer la déterminationdes camps adverses. L’International Journal of Paleopathology, l’Anthropological Science, l’InternationalJournal of Osteoarchaeology ou encore l’American Journal of Physical Anthropology, constituent ainsiaujourd’hui quelques-unes des grandes revues dans lesquelles de nouvelles découvertes paléopatho-logiques sont régulièrement annoncées – relanc ant ainsi périodiquement la question du traitementdes handicaps dans la préhistoire.

Parmi les découvertes de ces dernières années, l’excavation de l’homme de Bac (2007) ainsi quela méthodologie mise en œuvre dans son rapport d’analyse diagnostique, constituent à cet égard undes témoignages parmi les plus instructifs, non seulement de l’influence des disability studies et de lacritique detwyllerienne sur la littérature paléopathologique, mais aussi de la volonté de ses auteursd’intégrer et dépasser leurs objections. Dans le compte rendu de leur découverte, Tilley et Oxenham

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx 11

(2011) répondent en effet aux critiques de Dettwyler en opposant, pour chacune d’entre elles, desavancées méthodologiques, conceptuelles et sémantiques substantielles :

Afin de prévenir toute critique épistémologique, l’article présente les linéaments d’un modèled’analyse bio-archéologique du soin devant permettre, au niveau de l’étude de cas, de mesurer le degréde légitimité des inférences testées. La méthode, récemment exposée dans l’International Journal ofPaleopathology, comprend 4 niveaux d’analyse :

• le niveau de l’analyse ostéologique, du diagnostic paléopathologique et de la documentation archéo-logique ;

• la détermination, en fonction du diagnostic établi et d’éléments de contexte, des conséquencesfonctionnelles du handicap et de la nécessité ou non du soin, si celle-ci peut être établie ;

• l’établissement du ou des types minima de soin(s) requis ;• l’interprétation (inévitablement spéculative mais fondée) sur base de l’ensemble des indices et

acquis accumulés aux niveaux antérieurs, des significations sociales, culturelles et identitaires plau-sibles impliquées dans le type de soin(s) mis en place5.

Pour éviter toute critique conceptuelle, Tilley et Oxenham reprochent à Dettwyler sa concep-tion exclusivement sociale et relativiste du handicap, liée à sa négligence, au plan fonctionnel, desconséquences physiologiques (solidement établies aujourd’hui au plan clinique) des traumatismeset pathologies qui peuvent affecter tout être humain (indépendamment de sa culture ou de son ins-cription dans le temps). Associant les ressources des modèles social et médical du handicap ainsique des dernières classifications de l’OMS (CIH et CIF) à l’édification de leur méthode d’analysebio-archéologique du soin, Tilley et Oxenham cherchent par ailleurs à prévenir les résultats de sonapplication au cas de M9 de toute généralisation abusive. Ils présentent leur recherche comme uneétude de cas qui s’appuie sur un diagnostic paléopathologique et sur des compléments d’informationsociohistoriques, culturels et archéologiques, dont l’interprétation proposée ne pourrait être en aucuncas légitimement étendue à d’autres contextes que celui dans lequel vécut M9.

Quant à la critique sémantique, Tilley et Oxenham entendent aussi l’éviter soigneusement, repro-chant là aussi à Dettwyler et aux premiers paléopathologues d’avoir entretenu une confusion entre lesnotions de compassion et de soin. Les deux termes, s’ils peuvent se recouvrir, ne renvoient en effet pasaux mêmes réalités : alors que la compassion constitue un état émotionnel et un mobile possible du soinparmi d’autres (intérêt rationnel, altruisme réciproque, proximité génétique ou attachement affectif,quête de reconnaissance, respect d’une norme collective, etc.), le soin désigne un comportement et,par extension, un ensemble complexe d’activités coordonnées visant à apporter protection, ressourceset soutien à un (ou des) individu(s) dont la survie et l’épanouissement dépendent temporairementou durablement de l’aide (thérapeutique, sociale, psychologique, etc.) rec ue d’un (ou plusieurs) tiers.Si, dans cette acception, l’intentionnalité du soin peut être éventuellement motivée par un sentimentde type compassionnel, bien d’autres affects et motivations peuvent être impliqués qui rendent touteidée du soin irréductible au seul champ sémantique de la compassion.

Selon Tilley (2013), c’est pour n’avoir pas distingué les concepts que les inférences des premierspaléopathologues s’exposèrent aux critiques radicales de Dettwyler. Loin de corriger les confusions,les accentuant même, celle-ci aurait a priori discrédité tout projet d’inférence du soin. Or, argumententTilley et Oxenham contre Dettwyler et sa postérité (Boyd, 1996 ; Millette, Cuozzo, & Sauther, 2009 ;DeGusta, 2003 ; Roberts, 2000 ; Tarlow, 2000), si la compassion en tant qu’émotion ne laisse effective-ment pas de trace empirique et ne peut être inférée directement du corpus paléopathologique, il esttoutefois possible, une fois les notions rigoureusement distinguées, de démontrer au niveau de l’étude

5 Il ne nous est pas possible de détailler, dans les limites de cet article, l’ensemble des éléments de contenu et de formeainsi que des arguments et justifications de ce modèle, tout à fait inédit, dans les sciences humaines de la préhistoire. Pour uneprésentation plus détaillée du modèle, voir Tilley et Cameron (2014). Introducing the Index of Care: A web-based applicationsupporting archaeological research into health-related care. Journal of International Paleopathology, 6, 5–9. L’étude de cas de M9constitue une bonne illustration de la mise en œuvre concrète de ce modèle : cf. Tilley et Oxenham (2011). Survival against theodds: Modeling the social implications of care provision to seriously disabled individuals. International Journal of Paleopathology,1(1), 35–42.

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

12 D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx

de cas que la survie de tel individu gravement infirme à l’époque préhistorique (par exemple M9)n’aurait pas été possible sans la mise en œuvre d’un ensemble coordonné de comportements de soinquotidiens. Une fois l’existence de comportements de soin méthodologiquement établie, celle-ci peut,dans un second temps, constituer une base robuste d’inférences plausibles au sujet de l’identité de lapersonne soignée (M9 en l’occurrence) et des ressources émotionnelles et motivationnelles (compas-sion, empathie, rôle social, valeur reconnue à l’individu, etc.) qui ont vraisemblablement permis à sacommunauté de l’accompagner pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, la communauté scientifique s’accorde pour reconnaître que M9 était dépendant defac on tellement évidente – étant donné sa quadriplégie et ses multiples complications – du soin phy-sique (cure) mais aussi de l’attention (care) de son entourage, qu’il n’aurait pas pu traverser lesnombreuses années qu’il a passées parmi les siens dans un environnement social et affectif négli-geant et défavorable. Cependant, si la méthode bio-archéologique du soin développée par Lorna Tilleyet appliquée au cas de M9 indique qu’il s’agit bien d’un nouveau « Nandy », quantité d’autres cas étudiésdans la littérature paléopathologique demeurent encore indécidables et appellent révision à l’aune decette nouvelle méthode (Tilley & Cameron, 2014). Parmi ces cas, un certain nombre d’entre eux reste-ront vraisemblablement à tout jamais indéchiffrables, faute d’informations minimales requises pourl’établissement d’inférences contrôlées suffisamment robustes.

6. Conclusion

Quel est, en définitive, l’enjeu du débat que nous venons de retracer ? Pourquoi la critique dettwy-lerienne du mythe que représentait Nandy au siècle dernier n’a-t-elle pas réduit à néant l’ambitionde paléopathologues et d’archéologues qui continuent, aujourd’hui, à l’instar de Tilley et Oxenham,à faire renaître Nandy sur des bases plus rigoureuses (mais aussi plus nuancées et modestes) quecelles que ses pères fondateurs lui avaient érigées ? Un autre éclairage sur les sources de motivationsqui animent la recherche des traces du soin (care) dans la préhistoire provient peut-être d’un intérêtcroissant ces dernières décennies, en bio-archéologie, pour nos origines animales.

En effet, depuis la fin du xxe siècle et ce début de troisième millénaire, les travaux en éthologie et enprimatologie s’intéressant aux rapports que les sociétés animales entretiennent avec leurs membresinfirmes se multiplient (Boesch & Boesch-Ackerman 2000 ; De Waal, 2009 ; Fashing & Nguyen, 2011 ;Stokes & Byrne, 2001). Ces travaux qui invitent à penser qu’avant d’être humainement complexifié,socialement construit et culturellement variable, le soin s’origine biologiquement dans certaines émo-tions animales (Spikins et al., 2010 ; Tarlow, 2000) et schèmes comportementaux (De Waal, 2009 ;Clavien, 2010 ; Hublin, 2009 ; Fábrega, 2011) non humains, attirent l’attention de paléopathologues,d’anthropologues et d’archéologues contemporains (DeGusta, 2003 ; Spikins et al., 2010 ; Turner,Fedigan, Matthews, & Nakamichi, 2014) dans une visée méthodologique et stratégique. De mêmeque les données de l’ethnologie constituent une base comparative classique invoquée pour la for-mulation d’hypothèses concernant les modes de vie des populations préhistoriques, la comparaisonentre comportements de soin humains et attitudes animales tend à constituer, sur base de la littéra-ture éthologique et primatologique, une source inédite de comparaisons et d’argumentations sur lesoin. Cependant, il est remarquable de constater que les rapprochements avec nos cousins primatesprofitent, jusqu’à aujourd’hui, aux deux pôles du débat dont nous avons retracé la dialectique dansnotre étude. Les comparaisons entre comportements humains et non humains permettent en effet soitde contester (Millette et al., 2009 ; DeGusta, 2003 ; Silk, 1992) soit d’affirmer la plausibilité que desattitudes de soin à l’égard de membres infirmes se soient effectivement développées (Hublin, 2009 ;Turner et al., 2014) dans des communautés humaines à l’époque préhistorique.

Que les recours aux comparaisons avec l’animal servent ainsi l’un et son contraire, souligne selonnous que les travaux actuels en biologie, en éthologie et en primatologie sur l’origine naturelle desémotions et des comportements de soin soulèvent bien plus de questions et d’incertitudes théoriquesqu’ils n’en résolvent aujourd’hui. La tolérance et l’entraide observées dans des communautés de pri-mates à l’égard de congénères infirmes, sont-elles légitimement comparables aux attitudes de soinobservées chez homo sapiens ? Le type de soin qu’exige l’accompagnement d’une personne (gravement)infirme est-il épistémologiquement réductible à une forme particulière d’altruisme biologique, com-portemental ou psychologique (Clavien, 2010) ? Si les comportements de soin à l’égard de congénères

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx 13

infirmes sont un produit de la sélection naturelle – et s’ils sont a fortiori avantageux pour l’espèce –,comment rendre naturellement compte de l’existence d’attitudes contraires, d’exclusion et de rejetsdes personnes handicapées au sein des sociétés humaines ? Quelle est la part de nature, de cultureet, au plan humain, d’engagement éthique (normatif) dans les comportements de soin (Doat, 2014) ?Comment articuler ces dimensions qui impliquent un dialogue toujours exigeant et difficile entresciences humaines, sciences naturelles et disciplines normatives (philosophie, éthique) ?

Faute de clarifier ces questions et d’en tirer les enjeux anthropologiques, épistémologiques etméthodologiques, le recours aux comparaisons avec l’animal s’expose fortement à l’influence, dansl’usage des données éthologiques, des biais anthropomorphiques et des engagements propres deschercheurs en bio-archéologie du soin. Gageons, cependant, qu’un certain nombre de ces enjeuxseront surmontés dans les décennies à venir par les parties prenantes du débat dont nous venonsde retracer quelques-uns des principaux méandres – et dont le dernier fruit est la proposition touterécente (Tilley & Oxenham, 2011 ; Tilley, 2013 ; Tilley & Cameron, 2014) d’un modèle inédit d’analysebio-archéologique du soin.

Plus largement, l’inflation ces dernières décennies du corpus paléopathologique et du nombre depublications identifiant, au niveau de l’étude de cas, des indices laissés au plan humain par l’émergencepréhistorique du soin dans la nature appelle, plus que jamais, la mise en œuvre d’une recherche inter-disciplinaire. Il reviendrait aux chercheurs engagés dans ce projet de clarifier les raisons et conditionsde possibilité plurielles (évolutionnaires, anthropologiques, sociales, culturelles, éthiques, etc.) dusoin comme action complexe. Les conflits d’interprétations auxquels la notion donne lieu en archéo-logie depuis quelques décennies, démontrent qu’il s’agit bien d’une question éminemment sensibleet actuelle.

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Remerciements

Nous tenons à remercier les relecteurs anonymes de ce travail pour leur évaluation de notre étude.Nos remerciements vont également à nos collègues du centre d’éthique médicale de l’université catho-lique de Lille, à David Bolt, du centre for cultural and disability studies de Liverpool Hope University, àCamille Doat, Nathanaël Doat et Cécile Mathieu, ainsi qu’aux jeunes chercheurs du Réseau Handicaps& Sociétés de l’École des Hautes Études en sciences sociales de Paris. Sans de nombreux échangesvivants, ce travail n’aurait pu aboutir. Cet article s’inscrit dans le cadre de recherches en éthique et enphilosophie qui ne seraient pas possibles sans le soutien de l’université catholique de Lille et de Lillemétropole communauté urbaine (LMCU).

Références

Anderson, T. (2002). Healed trauma in an Early Bronze Age human skeleton from Buckinghamshire, England. InternationalJournal of Osteoarchaeology, 12, 220–225.

Aufderheide, A. C., & Rodriguez-Martin, C. (2006). The Cambridge encyclopedia of human paleopathology. New York: CambridgeUniversity Press.

Boesch, C., & Boesch-Ackerman, H. (2000). The chimpanzees of the Taï forest: Behavioural ecology and evolution. Oxford: OxfordUniversity Press.

Bower, B. (1994). Prehistoric pathology of compassion. Science News, 145, 250.Bower, B. (2002). Care-worn fossils: Bones reopen controversy about ancient assistance. Science News, 162, 328–330.Boyd, D. C. (1996). Skeletal correlates of human behaviour in the Americas. Journal of Archaeological Method and Theory, 3,

189–251.Clavien, C. (2010). Je t’aide. . . moi non plus : Biologique, comportemental ou psychologique : L’atruisme dans tous ses états. Paris:

Vuibert.Coqueugniot, H., Dutour, O., Arensburg, B., Duday, H., Vandermeersch, B., & Tillier, A.-M. (2014). Earliest cranio-encephalic

trauma from the Levantine Middle Palaeolithic: ED reappraisal of the Qafzeh 11 skull, consequences of pediatric braindamage on individual life condition and social care. PLoS ONE, 9(7), e102822.

DeGusta, D. (2003). Aubesier 11 is not evidence of Neanderthal conspecific care. Journal of Human Evolution, 45, 91–94.Dettwyler, K. A. (1991). Can paleopathology provide evidence for “compassion”? American Journal of Physical Anthropology,

84(4), 375–384.

Pour citer cet article : Doat, D. Handicap, compassion et soin : les sources préhistoriques et polé-miques d’une question toujours actuelle. ALTER, European Journal of Disability Research (2015),http://dx.doi.org/10.1016/j.alter.2015.01.001

ARTICLE IN PRESSG ModelALTER-326; No. of Pages 14

14 D. Doat / ALTER, European Journal of Disability Research xxx (2015) xxx–xxx

De Waal, F. (2009). The age of empathy: Nature’s lessons for a kinder society. New York: Harmony Books.Dickel, D. N., & Doran, G. H. (1989). Severe neural tube defect syndrome from the early archaic of Florida. American Journal of

Physical Anthropology, 80(3), 325–334.Doat, D. (2014). Evolution and Human Uniqueness: Prehistory, Disability and the unexpected anthropology of Charles Darwin.

In D. Bolt (Ed.), Changing Social Attitudes: Disability, Culture, Education (pp. 15–25). New York: Routledge.Dutour, O. (2011). La paléopathologie. Peronnas (France): Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques.Fábrega, H. (2011). Sickness and healing and the evolutionary foundations of mind and minding. Mens Sana Monographs, 9,

159–182.Fashing, P. J., & Nguyen, N. (2011). Behavior toward the dying, diseased, or disabled among animals and its relevance to

paleopathology. International Journal of Paleopathology, 1(3–4), 128–129.Green, T. (2003). The archaeology of compassion. The Humanist, 63, 30–34.Goodley, D. (2010). Disability studies: An interdisciplinary introduction. London: Sage.Gorman, J. (2012). Ancient bones that tell a story of compassion. The New York Times. Retrieved from. http://www.nytimes.com/

2012/12/18/science/ancient-bones-that-tell-a-story-of-compassion.html?pagewanted=all& r=0Gould, S. J. (1988). Honorable men and women. Natural History, 97(3), 16–20.Hawkey, D. E. (1998). Disability, compassion and the skeletal record: Using musculoskeletal stress markers (MSM) to construct

an osteobiography from Early New Mexico. International Journal of Osteoarchaeology, 8, 326–340.Hublin, J.-J. (2009). The prehistory of compassion. Proceedings of the National Academy of Sciences, 106(16), 6429–6430.Kittay, E. F. (1999). Love’s labor: Essays on women, equality, and dependency. New York: Routledge.Millette, J. B., Sauther, M. L., & Cuozzo, F. P. (2009). Behavioral responses to tooth loss in wild ring-tail lemurs (Lemur catta) at

the Beza Mahafaly Special Reserve, Madagascar. American Journal of Physical Anthropology, 140, 120–134.Nussbaum, M. C. (2006). Frontiers of justice: Disability, nationality, species membership. Cambridge, MA: Harvard University Press.Ortner, D. J., & Putschar, W. G. (1981). Identification of pathological conditions in human skeletal remains. Washington: Smithsonian

Institution Press.Oxenham, M. F., Tilley, L., Matsumura, H., Nguyen, L. C., Nguyen, K. T., Nguyen, K. D., et al. (2009). Paralysis and severe disability

requiring intensive care in Neolithic Asia. Anthropological Science, 117(2), 107–112.Roberts, C. A. (2000). Did they take sugar? The use of skeletal evidence in the study of disability in past populations. In J.

Hubert (Ed.), Madness, disability and social exclusion: The archaeology and anthropology of “difference” (pp. 46–59). New York:Routledge.

Silk, J. B. (1992). The origins of caregiving behavior. American Journal of Physical Anthropology, 87, 227–229.Shakespeare, T. (1999). Commentary: Observations on disability and archaeology. In N. Finlay (Ed.), Archaeological Review from

Cambridge: Disability and Archaeology (15(2)) (pp. 99–101).Solecki, R. S. (1971). Shanidar, the first flower people. New York: Knopf.Soughtwell-Wright, W. (2013). Past perspectives: What can archaeology offer disability studies? In M. Wappett, & K. Arndt

(Eds.), Emerging perspectives on disability (pp. 67–97). New York: Palgrave Macmillan.Spikins, P. A., Rutherford, H. E., & Needham, A. P. (2010). From hominity to humanity: Compassion from the earliest archaics to

modern humans, time and mind. The Journal of Archaeology, Consciousness and Culture, 3(3), 303–325.Stokes, E. J., & Byrne, R. W. (2001). Cognitive capacities for behavioural flexibility in wild chimpanzees (Pan troglodytes): The

effect of snare injuries on complex manual food processing. Animal cognition, 4, 11–28.Sugiyama, L. S. (2004). Illness, injury and disability among Shiwiar forager-horticulturalists: Implications of health-risk buffering

for the evolution of human life history. American Journal of Physical Anthropology, 123, 371–389.Tarlow, S. (2000). Emotion in archaeology. Current Anthropology, 41, 713–746.Tilley, L. (2012). The bioarchaeology of care. The SAA archaeological record (Society of American Archaeologists), 12(3), 39–41.Tilley, L. (2013). Towards a Bioarchaeology of Care: A contextualised approach for identifying and interpreting health-related care

provision in prehistory (Unpublished doctoral dissertation). Camberra: The Australian National University.Tilley, L., & Cameron, T. (2014). Introducing the Index of Care: A web-based application supporting archaeological research into

health-related care. Journal of International Paleopathology, 6, 5–9.Tilley, L., & Oxenham, M. F. (2011). Survival against the odds: Modeling the social implications of care provision to seriously

disabled individuals. International Journal of Paleopathology, 1(1), 35–42.Trinkaus, E., & Shipman, P. (1992). The Neanderthals: Changing the image of mankind. New York: Alfred A. Knopf.Trinkaus, E., & Zimmerman, M. R. (1982). Trauma among the Shanidar Neanderthals. American Journal of Physical Anthropology,

57, 61–76.Turner, S. E., Fedigan, L. M., Matthews, H. D., & Nakamichi, M. (2014). Social consequences of disability in a nonhuman primate.

Journal of Human Evolution, 68, 47–57.Vilos, J. D. (2011). Bioarchaeology of compassion: Exploring extreme cases of pathology in a Bronze Age skeletal population from Tell

Abraq (Thèse de doctorat). Las Vegas, USA: Université du Névada.